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In memoriam de Marc Jimenez, par

Hugues HENRI.

Marc Jimenez, philosophe et germaniste, était


professeur émérite à l'Université Paris 1-Panthéon-
Sorbonne. Connu pour ces travaux sur Theodor
Adorno, l'École de Francfort et la philosophie
allemande contemporaine, il a publié de nombreux
ouvrages sur l'art et l’esthétique. Marc Jimenez, né le
1er octobre 1943 est mort le 30 juillet 2023.

Je rends cet hommage à Marc Jimenez pour plusieurs raisons: j’ai


rencontré cet homme charmant, il y a assez longtemps pour l’apprécier et être
certain de son humanisme et de sa très forte personnalité intellectuelle. Je l’ai
apprécié tout autant, pour son immense culture artistique, esthétique et
philosophique. Enfin, je l’ai apprécié pour ses qualités humaines et sa sociabilité
en tant qu’ami.

Il fut membre de mon jury de thèse de 3e cycle, en tant que professeur


émérite, il m’a félicité pour mes recherches sur les femmes artistes brésiliennes
qu’il connaissait très bien et pour lesquelles nous étions d’accord pour les faire
reconnaître au niveau international. Avant et après nous nous sommes souvent
côtoyés lors de colloques du CEREAP, en Martinique et en Guadeloupe,
organisés par Domininique Berthet, mon collègue et ami, lui-même ancien élève
en esthétique de Jimenez.

L’agilité et la curiosité intellectuelle de Marc Jimenez étaient étonnantes et


sa culture philosophique encyclopédique lui permettait de convoquer aussi bien
Hegel, Marx, qu’Adorno et Benjamin, sans étalage outrancier mais toujours à
propos, dans les interactions qu’il établissait avec l’esthétique d’hier et
d’aujourd’hui. Sa connaissance esthétique de l’art contemporain international, lui
permettait d’être en prise directe avec la création artistique actuelle, au niveau
international.

Marc Jimenez, germanophile et européen convaincu a été le traducteur


fidèle de Walter Benjamin, 1982/1940, tête de file de l’Ecole de Francfort, école de
philosophie allemande, qui compta parmi les courants de pensée les plus
importants du XXe siècle. Jimenez est considéré comme celui qui a le mieux
« vulgarisé » ce courant de pensée philosophique allemand.
L’École de Francfort (en allemand: Frankfurter Schule) est le nom donné, à
partir des années 1950, à un groupe d'intellectuels allemands réunis autour de
l’Institut de recherche sociale fondé à Francfort en 1923, et par extension à un
courant de pensée issu de celui-ci, souvent considéré comme fondateur ou
paradigmatique de la philosophie sociale ou de la théorie critique. Il retient en effet
du marxisme et de l'idéal d'émancipation des philosophes des Lumières l'idée
principale que la philosophie doit être utilisée comme critique sociale du
capitalisme et non comme justification et légitimation de l'ordre existant, critique
qui doit servir à faire avancer la transformation.
Parmi ses premiers membres, on compte Max Horkheimer (1895-1973),
qui fut le directeur de l'Institut à partir de 1930, son collègue Theodor W. Adorno
(1903-1969), avec qui il écrira après-guerre La dialectique de la raison, qui porte
une critique de la société de consommation, Erich Fromm(1900-1980), considéré
comme l'un des fondateurs du freudo-marxisme et qui mêla psychanalyse et
sociologie quantitative, Walter Benjamin (1892-1940), écartelé entre ses
influences messianiques hébraïques et un marxisme inspiré de Lukacs
(1895-1971), ou encore le juriste, davantage social-démocrate, Franz Neumann
(1900-1954). Dans son projet général des années 1930, qui voit la montée en
force des fascismes, l'Institut de recherche sociale s'emploie à favoriser la
collaboration interdisciplinaire, et à mêler philosophie et sciences sociales dans
une optique critique, qui se veut détachée tant du « marxisme orthodoxe »,
incarné par le léninisme, l' URSS et la 3e Internationale, que du « marxisme
révisionniste », c'est-à-dire social-démocrate, de Bernstein (1850-1932).
Marc Jimenez Marc Jimenez fut professeur à l’université Paris 1 Panthéon-
sorbonne où, après avoir co-animé au milieu les années 1990 le séminaire
d’Olivier Revault d’Allonnes, il enseigna l’esthétique à l’UFR d’arts plastiques et
sciences de l’art. Il y fut aussi responsable de la formation doctorale et dirigea le
Centre de Recherche en Esthétique. Depuis 1999, il assura le séminaire Interface
à la Sorbonne avec Richard Conte.
Membre de la société française d’esthétique et du comité de la rédaction
de la Revue d’esthétique, il fut également directeur de la « Collection
d’Esthétique » aux éditions Klincksieck. Il participa à de nombreux colloques en
France et à l’étranger et collabora régulièrement à des revues d’art. Son activité
de traducteur et d'exégète de la philosophie allemande contemporaine représenta
une part importante de sa production.
Citons quelques ouvrages de Jimenez, parmi beaucoup d’autres :
Marc Jimenez, Bioart - neuro esthétique.

De plus en plus d'artistes utilisent les nouvelles technologies à des fins


esthétiques et artistiques. Des termes et des expressions tels bioart, biotech,
biofacts, art transgénique, biogénétique, art in vitro, etc., désignent ainsi des
créations hybrides mi-artistiques, mi-scientifiques. Ces « oeuvres »,
volontairement provocantes, dérangent et transgressent les jugements et
catégories établies.
Marc Jimenez, Fragments d’un discours esthétique, Entretiens avec Dominique
Berthet.

Les entretiens de Dominique Berthet avec Marc Jimenez qui composent ce


volume ont paru initialement dans la revue Recherches en Esthétique entre 1999
et 2014, publiée par le Centre d'Études et de Recherches en Esthétique et en Arts
plastiques (CEREAP).

Marc Jimenez, Theodor Wiesengrund Adorno, Théorie esthétique

Au siècle dernier, Theodor Adorno (1903-1969) s'impose comme l'un des rares
penseurs à oser prendre parti en faveur de l'art moderne et des avant-gardes.

Marc Jimenez, August Wilhelm Schlegel, La Doctrine de l’art, Conférences sur les
belles lettres de l’art.

La doctrine de l'art –« Kunstlehre »– de Schlegel (extraite de ses conférences


berlinoises) se veut une synthèse de la théorie, de la critique et de l'histoire de
l'art. Elle repose à la fois sur l'art des Anciens –et sur ses théoriciens.

Marc Jimenez, Arts et pouvoir.

Ce thème renvoie à une question traditionnelle, « historique » certes, mais aussi


toujours actuelle qui concerne les rapports multiples et complexes entre l'autorité
politique, administrative, économique et la création artistique.

Marc Jimenez, L’Esthétique contemporaine.

Pour que le débat sur l'art actuel paraisse moins confus ou réservé aux seuls
initiés, il est nécessaire d'exposer les enjeux artistiques nés avec le XXe siècle.

Marc Jimenez : Crise de l’art ou consensus culturel ?

Crise de l'art ou consensus culturel ? Aujourd'hui, l'important n'est plus, semble-t-


il, que la critique esthétique ait encore à dire sur Josef Beuys mais que le Centre
Pompidou puisse faire croire qu'il dit tout de lui.

Marc Jimenez, Adorno et la modernité. Vers une esthétique contemporaine.

Elaborée dès le début des années 20, riche de l'expérience de l'art moderne et
des avant-gardes, la Théorie esthétique de T.W. Adorno représente un moment
décisif dans l'histoire.

Marc Jimenez, Peter Bürger, Prose de la modernité.

« S'il est vrai que la pensée philosophique est bloquée parce qu'elle est incapable
de penser la catastrophe qui l'obsède, il est temps de découvrir l'autre médium qui
permet de voir clair en nous-mêmes ».

Citations de Marc Jimenez, dans La querelle de l’art contemporain:

« Plutôt que de saisir le réel, ils ont choisi d'investir la réalité de manière
provocante, incongrue et pour certains choquante. Et ces démarches qui visent,
avec plus ou moins de succès, à prendre place dans le réel, à faire irruption dans
l'espace public et dans la société, constituent l'un des tournants majeurs de la
création artistique lors de son passage de l'art moderne à l'art contemporain. »

« Est dit "contemporain" un type d'art qu'on ne peut assimiler totalement à aucun
des mouvements et courants antérieurs à la modernité, ou aux avant-gardes de la
fin des années 60, par exemple à l'art conceptuel, au pop art, au land art, ou au
body art, etc..
L'art qui s'impose, dans les années 80, sous le qualificatif de "contemporain",
tente de se définir sans référence explicite au passé. Il n'y parvient
qu'imparfaitement. »

« En revanche, appliquer à l'art moderne le diagnostic établi au début du XIXe


siècle par Hegel à propos de l'art romantique, et qui prédit la dissolution de l'art
dans la philosophie et la théorie de l'art, n'est pas complétement absurde.
Cela signifie que l'art continue de vivre sous des formes jusque-là inédites.
Et l'idée d'une fin de l'art à l'époque contemporaine, une fin qui ne serait ni sa
mort réelle ni sa disparition, mais plutôt sa dispersion sous la forme plus éthérée
d'expériences esthétiques multiples, est effectivement au cœur de nombreuses
problématiques actuelles. »

Jean-Marc Lachaud, Questions de communication 2005/2: Marc Jimenez, La


querelle de l’art contemporain

« Y-a-t-il encore des critères d’appréciation esthétique ? ». En posant dès


la première page de son essai cette décisive question, Marc Jimenez, philosophe
et germaniste connu pour ses travaux sur l’histoire de l’esthétique, sur l’esthétique
adornienne et sur la critique, indique clairement qu’il refuse de se laisser aller à un
quelconque désenchantement, qui assurément nourri le ressentiment éprouvé par
certains nostalgiques du grand art (et qui fut, comme le rappelle cet ouvrage, à
l’origine du très décevant, parce que peu argumenté, débat sur l’art contemporain
qui occupa la scène médiatique française il y a quelques années). L’auteur prend
au contraire le pari (réussi) d’aborder franchement l’« indéfinition de l’art » et
d’esquisser en pointillés une théorie critique acérée des œuvres d’art singulières
de notre époque, construites sans références normatives et sans modèles
dogmatiques par des artistes (Maurizio Cattelan, Wim Delvoye, Natacha Merritt,
Zhu Yu, pour ne citer que quelques noms) qui activent volontiers de multiples
stratégies, provocantes ou dérisoires, déroutantes ou triviales, morbides ou
ludiques.
Au-delà, les remarques de Marc Jimenez sur le « déclin de la critique
moderniste » (pour l’auteur, les hypothèses divergentes soutenues par Clement
Greenberg et par Theodor W. Adorno sont inadéquates pour rendre compte de la
production artistique alors que triomphe le récit postmoderne), sur
l’« assoupissement » d’une critique d’art « démissionnaire » et, de fait,
consensuelle, sur la « gestion institutionnelle et économique de la création
artistique » imposée par la logique du « tout culturel », sur la (supposée) crise de
l’art contemporain (en discutant sans complaisance les diagnostics établis par
Jean Baudrillard et par Nathalie Heinich), sur la situation de l’art à l’époque de la
globalisation néo-libérale, sur les risques d’absorption de la création artistique
« dans le divertissement, le tourisme, la mode et la communication »… sont non
seulement incisives, mais encore indispensables pour appréhender sans a priori
les productions inclassables de notre monde incertain et, surtout, cerner les
enjeux de leur (problématique) réception.
Alors que beaucoup sont désormais prompts à faire le procès de
l’esthétique (plus précisément celui de l’héritage esthétique lié à la tradition
philosophique de la vieille Europe), Marc Jimenez écrit avec force qu’il
« appartient à la réflexion esthétique et philosophique de s’interroger
véritablement sur les enjeux esthétique, éthique et politique de l’art actuel ».

Analysant minutieusement les diverses propositions de la philosophie


analytique de l’art (les propos d’Arthur Danto sur la « transfiguration » du banal,
ceux de George Dickie sur le rôle de l’institution, le pragmatisme de Nelson
Goodman privilégiant la question « Quand y-a-t-il art ? »), il en décline, sans
rejeter l’« apport » de ses hypothèses théoriques forgées principalement dans le
contexte nord-américain, les « insuffisances et les limites ». Citant Richard
Shusterman, il souligne avec justesse que les approches d’origine anglo-saxonne
négligent aisément le « contexte social de l’art ».

L’auteur insiste également sur le fait que ces parti pris sont essentiellement
utilisés en France, dans les années 90, comme des « théories de substitution ».
Les thèses développées par Jean-Marie Schaeffer, par Gérard Genette et par
Yves Michaud contre ce qu’ils nomment la « théorie spéculative de l’art » lui
paraissent ainsi valoriser une approche descriptive et non évaluative des œuvres,
ce qui « entraîne la disqualification de notions telles que le jugement, les critères,
l’évaluation, le partage de l’expérience esthétique »). Pour Marc Jimenez, au
contraire, la problématique du jugement esthétique (et donc des critères),
autrement dit la question de la dimension évaluative de l’art, ne sont pas
devenues obsolètes. Face aux chantres du pluralisme (« L’assimilation du
pluralisme culturel à la démocratie libérale est acceptée tel un postulat », note-t-il),
voire du « relativisme absolu », l’auteur persiste à penser, en évoquant la
pertinence du positionnement défendu par Rainer Rochlitz (par exemple, dans
Subversion et subvention. Art contemporain et argumentation esthétique, Paris,
Gallimard, 1994 et dans L’art au banc d’essai. Esthétique et critique, Paris,
Gallimard, 1998), que la « nécessité d’une argumentation esthétique » reste
d’actualité.

Marc Jimenez ne peut être accusé de naïveté quant à la situation de l’art


en ce début du siècle. En 2001, il écrivait en effet qu’aucune « œuvre d’art ne
détient aujourd’hui le pouvoir de faire scandale vis-à-vis d’une réalité économico-
politique surpuissante toujours en mesure de convertir l’art en culturel … ou en
dollars », que le « principe de “performativité” actuel est parvenu à annihiler
l’utopie – cette subversion du réel – que toute œuvre pourtant recèle en secret »
(« Fausses querelles, vraies questions », in : Manière de voir, 57, « La culture, les
élites et le peuple », mai-juin 2001, p. 50). Dans La querelle de l’art contemporain
(Paris, Gallimard, 2001), et notamment, dans un passionnant chapitre intitulé
« Art, société et politique », il reconnaît par ailleurs que l’art, dorénavant, parce
qu’interférant avec le quotidien, est certes « de moins en moins identifiable en tant
que tel » ; mais il précise aussitôt, avec conviction, que la cohérence et la
pertinence des œuvres produites, hétérogènes et hybrides, inaccoutumées,
parfois radicales, souvent saugrenues, méritent d’être rigoureusement
approchées et sans préjugés discutées.

Pour Marc Jimenez, ces productions insolites continuent, en


expérimentant des formes hétéroclites, d’exprimer « de façon inhabituelle le
monde, la société, l’environnement dans lequel nous vivons » (sont, notamment,
citées les étonnantes productions de Ghada Amer, de Ernest Breleur, de Eduardo
Kac, de Teresa Margolles, de Alain Séchas, de Santiago Sierra…). En ce sens,
poursuit-il, elles possèdent toujours la force de nous troubler, nous incitant à
appréhender différemment la complexité, et peut-être les contradictions, qui
caractérisent le monde réel à l’ère de la globalisation capitaliste. En faisant preuve
de disponibilité et de curiosité face à leur singularité déroutante, séduisante ou
repoussante, légère ou oppressante, l’urgence, pour l’auteur, est de construire les
bases (qui resteront évidemment fragiles et aléatoires) d’une authentique
esthétique des arts contemporains.

Il est donc nécessaire, martèle-t-il, de renouer « avec l’interprétation, le


commentaire et la critique ». N’est-ce pas, en effet, une telle position qui seule
peut permettre de démontrer que l’art de notre époque, restant « en mesure de
surprendre, d’irriter, de séduire, d’enthousiasmer, de provoquer, de choquer,
d’ennuyer », est « rebelle au formatage culturel, médiatique et consumériste de la
« société du spectacle » », que les œuvres qu’il nous propose en ce début de
XXIe siècle, se déployant au cœur du monde administré (au sein des espaces
préservés qui leur sont réservés ou « hors les murs »), possèdent encore –
malgré tout ! – le pouvoir de nous faire vivre d’émancipatrices expériences de
l’« écart » ?

Auf wiedersehen, mein lieber Freund

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