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La place des morts

Enjeux et rites
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Du même auteur

Le Mourant (avec Robert William Higgins et Jacques Ricot), Nantes, M-


Editer, 2006.
Violencesinvisibles,Bègles, Les Editions du Passant Ordinaire, 2004.
Le Deuil impossible,Paris, Eshel, 2001 (en collaboration avec Henri-Pierre
Jeudy).
Souffrances et violencesà l'adolescence,Paris, ESF, 2000 (avec Marie Choquet,
Catherine Blaya, Eric Debarbieux, Xavier Pommereau).
La Placedesmorts, Paris, Armand Colin, 1999.
La Pornographieet ses images,Paris, Armand Colin, 1997 ; 2èmeédition Press-
Pocket, collection Agora, 2001.
Le Corps extrême,Paris, L'Harmattan, 1991.
Une Sociologiedu tragique,Paris, Cerf, 1986.
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Patrick BAUDRY

La place des morts

Enjeux et rites

L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
FRANCE

L'Hanna Hongrie Espace L'Hannanon Kinshasa L'Hannanon Italia L'Hannanon Burkina Faso
Kônyvesbolt Fac..des Sc. Sociales,Pol. et Adm. ; Via Degli Artisri, 15 1200 logements villa 96
BP243, KIN XI 10124Torino 1282260
Kossuth L u. 14-16
1053 Budapest
Université de Kinshasa - RDC ITALIE Ouagadougou 12
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1ère édition, Armand Colin, 1999

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harmattan 1!aJ,wanadoo.fr

@ L'Harmattan, 2006
ISBN: 2-296-01257-4
EAN:9782296012578
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À MON PÈRE,
QUI AIMAIT TANT
These foolish things
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SOMMAIRE

INTRODUCTION 11
Idée de mort et rapport aux défunts 12
Quelle sociologie de la mort? 17

CHAPITRE 1 La ritualité funéraire 29


Mise en scène et mise en sens 29
États et passages 46
La construction de l'espace des morts 59

CHAPITRE 2 Des morts sans destin 81


Une logique de la disparition 81
Des cimetières ambigus 98
Une communication sans fin 109

CHAPITRE 3 Présences des défunts 123


Devant le cadavre 123
Parler au mort, parler du mort 143
Objets partis, objets qui restent 151

CHAPITRE 4 Les scènes du deuil 161


L'idée d'être mort 161
Le travail de l'oubli 173
La situation de l'invisible 181

CONCLUSION La place des vivants 197

Bibliographie 203
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« La mort, source de tous les mythes,


n'est présente qu'en autrui et seulement en lui,
elle me rappelle d'urgence à ma dernière essence,
à ma responsabilité. »

EMMANUEL LÉVINAS
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REMERCIEMENTS

Je remercie Jean Dumas, directeur de la Maison


des Sciences de l'homme d'AqtÙtaine, pour le
soutien qu'il a bien voulu accorder à cette
recherche.
Dans cet ouvrage j'ai repris des articles ou
extraits d'articles publiés dans le Bulletin de
l'Association Jusqu il la Mort Accompagner la Vie
n° 49, 1997, et n° 52, 1998, sous la direction
de René Shaerer et d'Yvonne Johannot; dans
La Lettre du Grape n° 26, 1996, sous la direc-
tion de Serge Lesourd et de Martine Menez;
dans la revue Frontières, volume 10, n° 2, 1998,
sous la direction de Luce des Aulniers; dans
Champs visuels, n° 7, 1997, sous la direction de
Marie-Jo Pierron; et dans Religiologiques, n° 12,
1995, sous la direction de Denis Jeffrey et
David Le Breton. Que ces revues et les respon-
sables de ces numéros trouvent ici l'expression
de ma sincère gratitude.
Je tiens à remercier également l'association
Fonction Soignante et Accompagnement, et
notamment Monique Faivre, Marie-Thérèse
Gatt, Claude de la Genardière, Danièle Leboul,
Isabelle Marin, et Robert-William Higgins. Ce
livre doit beaucoup aux échanges, aux discus-
sions et au dynamisme des rencontres aux-
quelles, avec eux, j'étais associé.
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Préface à la deuxième édition

Il est des livres auxquels un auteur tient davantage. La Place des


morts a été publié en 1999 par les éditions Armand Colin. Epuisé en
2004, il est aujourd'hui réédité par les éditions l'Harmattan dans une
collection fondée par Louis-Vincent Thomas, qu'il m'avait demandé
de co-diriger avec Jean-Marie Brohm. J'avais été heureux de la
publication de ce livre chez Armand Colin et je veux ici remercier
Jean-Christophe Tamisier d'avoir permis cette réédition en autorisant
que soit reproduite la mise en forme de la première édition. Mes
remerciements s'adressent aussi, bien sûr, à Denis Pryen à qui les
sciences humaines doivent beaucoup.

« La Place »... C'est-à-dire le lieu où les morts sont déposés et


reposent. L'endroit où on les situe. Mais aussi l'importance qu'on leur
accorde et surtout qu'ils ont. Les obsèques et les pratiques de
cimetières ne sont pas les seules occasions d'une confrontation
obligée. Etre mort ne relève pas seulement d'un état: il s'agit surtout
d'un statut.

La Place des morts, un ouvrage auquel je tiens donc fermement,


doit son existence à Louis-Vincent Thomas. On le comprend
aisément. Mais c'est aussi grâce aux discussions critiques que j'aurai
eues avec Philippe Ariès et aux travaux de Michel V ovelle que ce livre
a trouvé son argument. J'ai eu cette chance, il y a peu, de retrouver
Vovelle. Il m'a dit, après mon tour de parole dans une soutenance de
thèse, et lorsque nous prenions le temps d'une pause: « Nous
sommes d'accord.» Je lui ai dit la dette que j'avais envers lui. Le
jeune homme que j'ai été avait eu cette « audace» de mettre en cause
l'usage que l'on faisait volontiers de l'expression de « mort apprivoi-
sée ». V ovelle s'y était également attaqué, avec plus d'autorité que ne
le pouvait le jeune homme. Surtout, Vovelle situait le moment d'un
tournant essentiel: quand il ne s'agirait plus de se confronter collecti-
vement aux morts, mais de prétendre interroger individuellement la
mort. La sociologie « africaniste », dont Thomas m'aura donné la
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II

formation, me permettait de comprendre l'enjeu essentiel de ce


tournant ou plutôt de cette rupture. On éprouve ainsi que les
disciplines ne sont ni étanches ni seulement articulables. Quelque chose
de ce qui se travaille en chacune, oblige au travail de ce qui les situe hors d'elles.
Un travail, oui, et non pas seulement l'assurance toute convenable
d'une «pluri-disciplinarité ». L'idée naïve est qu'en additionnant on
trouvera davantage. Alors que la transversalité oblige plutôt à la
soustraction. Il faut retirer de l'assurance pour chercher un peu. S'il
suffisait de cumuler, le métier serait plus simple. Or il faut diviser,
extraire, travailler des extériorités, se porter jusqu'à l'endroit où l'on
ne sait plus. Et se trouver presque hors de soi. Du reste, devant la
question de la mort, comment pourrait-on prendre la pose?
Naguère ou autrefois, le rationalisme sociologiste laissait la mort
aux «métaphysiciens », aux «néo-romantiques », aux amateurs de
l'irrationnel ou du non-rationnel. Il aurait fallu être bizarre pour
s'intéresser au « thème maudit ». Aujourd'hui la rationalité marchande
la plus indigente veut s'emparer de l'événement et tracer des lignes de
conduites en réinventant des sociétés d'autrefois ou d'ailleurs qui
seraient conformes aux tendances les plus massives de la modernité.
Résister par la connaissance la plus ferme à ces mythologies
modernes, me semble nécessaire. Il faut rappeler, et les historiens le
font (comme les anthropologues ou les psychanalystes) que la mort
n'est pas qu'un événement sur lequel, en «progressant un peu », nous
pourrions avoir prise, mais qu'elle est cette dimension qui traverse
l'aventure collective. Il n'y a ici nulle complaisance morbide, nulle
connivence douteuse, mais le rappel que ce n'est jamais l'homme qui
est devant la mort, mais la culture qui s'interpose entre l'humanité de
l'homme et une dimension d'inconnu. Processions, cierges, chants,
cultes des morts, intercessions pour leurs âmes, soucis de sépultures,
fabrications de saints légendaires: tout cela ne s'organise pas
seulement en savoirs qu'on pourrait tenir entre parenthèses, mais
découvre les ambiguïtés de formes esthétiques et sociales, et le
dynamisme des imaginaires.
Ce n'est pas l'homme qui est devant la mort, comme si celle-ci
n'était qu'un horizon et comme si celui-là n'existait
qu'individuellement. C'est la culture qui se positionne devant une
question qui rebondit dans ses propres réponses. La mort est fin de
vie sans doute, mais aussi rapport au temps et rapport à l'autre. La
mort n'est pas le point qui termine la phrase de chacun, isolément des
autres phrases. Mais ce que le texte social inclut pour l'exclure, et
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III

exclut pour l'inclure. Il n'y a pas culturellement« d'attitudes devant la


mort », comme s'il devait s'agir de modèles, de réponses types. Mais
des bribes de parole qui se risquent devant la bouche béante de la
mort. On n'existe pas parce que l'on vit. Mais parce qu'on fait de la
vie autre chose qu'un fonctionnement biologique. Le rapport à l'autre,
la« société », ne sont pas des distractions avant qu'on en termine l'un
après l'autre. Mais ce qui met entre nous l'expérience de
l'incommunicable au cœur des formes mêmes de communication. A
la limite, l'on pourrait dire que la mort ne serait rien si elle n'était que
le bout de la trajectoire de chacun, comme si elle n'était rien d'autre
que la fin d'un «état de marche ». C'est parce que la mort habite
l'existence sans qu'on puisse l'assigner à un lieu et à un temps spécifi-
ques, c'est parce que le tourment du mourir existe dans le regard où
l'homme et l'homme se rencontrent, que l'un et l'autre adviennent à
l'humanité du monde. Leur relation n'est pas seulement
« individuelle ». Elle n'existe que par le fait d'une mise en rapport. On
est avec l'autre non pas seulement par convention ou amabilité, mais
parce que la culture positionne le sujet humain dans un montage que
la mort oblige.
Les obsèques ne sont donc pas que convenances et théâtralité.
Mais les occasions de positionner le monde humain devant ce qui est
insituable, et devant ce qui pourtant détermine, en tant que limite
humainement infranchissable, l'humanité du monde.
Ni la leçon classique de la sociologie (le deuil est l'obéissance à
des contraintes culturelles), ni le psychologisme (au travers de
coutumes diverses, le sujet trouve le bénéfice de compenser son
désarroi et sa culpabilité), ne peuvent conduire à comprendre le
devoir de sépulture qu'Antigone au risque de sa propre vie s'oblige à
imposer contre les lois de sa propre cité. On peut inlassablement
décrire les pratiques du deuil, les «expliquer» en montrant qu'elles
ressortissent à des impératifs sociaux, ou les « comprendre» en disant
que l'être désolé trouve au travers de coutumes les moyens d'affirmer
son attachement à l'être aimé et de nier symboliquement la perte qu'il
subit -, tout cela n'aide pas à savoir pourquoi Abraham veut acheter
la terre où son épouse doit être inhumée!. La mort ne se réduit pas au
décès d'une personne. Elle oblige la culture à façonner l'espace d'une

I Voir Benjamin Gross « Signification du devoir de sépulture dans la pensée juive», in


Antigone et le devoir de sépulture, sous la direction de Muriel Gilbert, Genève, Labor & Fides,
2005, pp. 84-95.
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IV

filiation 1. Quand des sociétés mettent en scène le « départ» du mort,


lorsqu'elles lui intiment l'ordre de partir, il peut sembler qu'elles
cherchent surtout à s'illusionner. Elles voudraient se donner un rôle
alors qu'elles n'en ont aucun. Elles s'imagineraient capable d'une
action, alors qu'elles sont surtout réduites à la passivité. En sachant
que les sociétés qui pratiquent, sous une forme que l'on peut dire
théâtrale, cette manière de congédier un mort qui est déjà parti, on
peut alors en conclure que l'affaire tient surtout à des « croyances »,
comme si ces sociétés qu'on appelait« primitives» ne pouvaient pas
accéder à la raison d'une mort biologique. En fait, il ne s'agit pas du
tout de s'illusionner sur un rôle qui serait en vérité secondaire. De
« croire» qu'on y est pour quelque chose, si le mort consent à
s'éloigner pour rejoindre le monde des ancêtres, alors qu'on y serait
très exactement pour rien. Ce qui se fait tient à l'institution même de
la vie sociale et concerne la production des liens sociaux. Obliger le
mort à partir, et peut-être à trouver lui-même sa place de défunt, tel
est l'enjeu de fond de la ritualité funéraire. Il ne suffit pas de parler de
« ré-assurance»: cette ritualité contribue de manière essentielle à
l'élaboration du rapport à la mort dans la relation à autrui2.
C'est la limite de la vie et de la mort qu'il s'agit toujours de
retracer, c'est la différenciation des vivants et des morts qu'il s'agit
toujours de ré-instituer. On n'expliquerait rien de ces manières de
faire en avançant qu'il s'agit de «croyances» : c'est d'une organisation
des liens sociaux qu'il est fondamentalement question. On ne
comprendrait pas son enjeu en expliquant que ces représentations
aident à composer avec la perte des êtres aimés. Il ne s'agit pas d'une
compensation illusoire qui permettrait de tourner la page. Ce
qu'énonce toute culture avec sa propre organisation fictionnelle, c'est
que la vie n'est vivante qu'à la condition de composer avec une
dimension de la mort qui rend à la mort elle-même son double
marquage dans l'existence: à la fois visible et presque palpable dans la
fragilité de la vie et invisible, radicalement inconnue, mais se tenant
comme l'ombre dans la lumière. Il ne s'agit pas d'une nuit qui
succèderait au jour. Mais de la nuit présente de manière invisible dans
le jour même, tel qu'il n'est plus seulement « le jour », la simple
évidence de la journée pendant qu'il ferait jour... La culture se
travaille dans l'élaboration d'un rapport à la mort: lui faisant place et

I V air Pierre Legendre L'Inestimable oo/et de la transmission, Paris, Fayard, 1985.


2 Voir Patrick Baudry Violences invisibles, Bègles, Editons du Passant, 2004.
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v
trouvant dans cette place la possibilité de la déplacer. Il s'agit non pas
d'intégrer la mort comme donnée naturelle, mais de faire de son
extériorité ce qui modifie et colore toute l'intériorité d'un monde qui
ne saurait être borné à lui-même. On ne saurait donc dire que la mort
est radicalement absente de la vie humaine. C'est par cette absence
absolue qu'elle est éminemment présente dans cette existence en
découvrant alors, à l'intérieur d'elle-même, une extériorité autrement
plus troublante qu'un simple dehors qui n'aurait aucune relation avec
le dedans du mondel.
Tout un ensemble de discours, notamment médiatisés, se sera
construit sur un mode nostalgique, comme si toujours nous courrions
davantage vers notre perte, comme si le vide (nécessairement
menaçant) nous éloignait d'une plénitude (évidemment heureuse).
Une certaine critique de la modernité aura également servi cette
tendance. L'idéalisation conservatrice d'une mort « apprivoisée» - les
analyses complexes que Louis-Vincent Thomas faisait des sociétés
« primitives» sont plus difficiles à entendrez - continue de prévaloir
comme si la familiarité avec la mort était un acquis historique. Or il
faut se demander au nom de quoi la parole devrait être facile, quelle
idéologie communicationnelle gouverne l'appétit de transparence et
conduit à escamoter l'indicible? La non-coïncidence du monde avec
lui-même se dit déjà dans l'échange commun et la parole ordinaire.
Parler n'est pas «communiquer », si l'on se fait de la communication
l'idée d'une interaction efficace et rentable. Heureusement nous
parlons pour ne «rien dire », ou plutôt pour dire l'entre-nous que la
parole porte dans le dit sans le dire.
L'embarras que nous connaissons ne provient pas d'une perte de
repères fondateurs, mais du retour d'un «désordre» que nous ne
mettons plus en mots. Cette difficulté d'élaboration peut se rapporter
à des changements de sociétés (place de la religion, devenir
démocratique, émergence de l'individu dans son rapport à sa propre
singularité). Mais il ne faut pas la considérer seulement comme un
déficit ou comme une incompétence. La modernité contemporaine
oblige à un inconfort. C'est ce trouble qu'il faut tenter de
comprendre, ce sont ces hésitations dont il faut dire les richesses
possibles, au lieu d'idéaliser une précision et une exactitude

I V air Claude ]aveau, Mourir, Bruxelles, Editions Les Eperonruers, 2000.


2 V air Louis-Vincent Thomas La Mort tifricaine, Paris, Payot, 1982.
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VI

d'invention1. Le symbolique n'a rien à voir avec un rangement


catégoriel qui tiendrait le social à la façon d'une glu. Il n'est pas une
réunion harmonieuse de signes préalablement disjoints. L'enjeu n'est
pas celui d'une plomberie qui saurait jointoyer la culture. Le
symbolique n'est pas l'autre nom d'une programmation
« rationnelle », mais une construction complexe, une fiction. Il n'est
pas un ordre qui s'oppose au désordre, mais une combinatoire qui
compose avec le désordonné, l'imprévu. Le symbolique, pour le dire
encore autrement, ne se situe pas en surplomb d'une aventure
singulière et collective qui, déterminée par la supériorité de son
instance, compterait alors peu. Il fait place aux mises en tensions qui
impliquent dans un récit qui peut comporter des trous et des trouées,
le rapport de chacun à lui-même et aux autres. Michel de Certeau
disait que « le raté ou l'échec de la raison est précisément le point
aveugle qui la fait accéder à une autre dimension, celle d'une pensée,qui
s'articule sur du différent comme son insaisissable nécessité ». Et il
précisait: " La symbolique est indissociable du ratage »2.
Que l'étude la plus rigoureuse, la plus appliquée, serve à la
compréhension de ce « ratage» , voilà ce qu'il faut défendre. Ou bien
nous ne servirions aucune cause ni à rien.

Patrick Baudry

1 Voir Patrick Baudry, Robert-William Higgins, Jacques Ricot Le Mourant, Nantes, M-Editer,
2006.
2 Michel de Certeau L'Invention du quotidien,Paris, UGE, 1980, p. 338.
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Introduction

QUELLE PLACE FAIT-ON AUX MORTS AUJOURD'HUI? Comment se


construit l'espace des morts dans la société contemporaine, et quelles
relations entretient-il avec l'espace des vivants? Quelle place ont les
morts, pour l'individu, dans son existence?
On aurait tort de penser que les morts ne sont des interlocuteurs
que dans les sociétés dites traditionnelles. Les relations entre morts et
vivants (mobilisant des imaginaires qui s'actualisent dans des gestes et
des paroles) ne sont pas particulières à des univers «exotiques»; elles
ne sont pas les apanages de sociétés «primitives» où dominerait une
pensée magico-religieuse. Ces relations qui peuvent s'exprimer peu
sont permanentes. Surtout elles sont essentielles en ce qu'elles sOUtien-
nent la construction obligatoire d'un rapport à la mort. Pour le dire
autrement, celui-ci s'édifie par les processus complexes et dynamiques
d'une mise en place des défunts. ranalyse de ces processus, qui s'inscri-
vent dans la vie quotidienne, a directement trait à la manœuvre d'une
culture fondamentale.
Les morts doivent toujours être sitUés en une place, et c'est ainsi
qu'ils obligent à l'élaboration culturelle d'un rapport à la finitUde.
Media et discours de spécialistes se penchent volontiers sur les attitudes
devant la mort dans la société d'aujourd'hui. Mais ce faisant, ils négli-
gent un niveau fondamental de pratiques et de représentations quoti-
diennes, des paroles ordinaires qui ne s'organisent pas en discours mais
sont présentes dans la vie de tous les jours et ont trait aux relations
complexes qui se nouent avec les défunts.
On aurait tort de penser que ces relations ne trouvent d'expres-
sion qu'à l'occasion des funérailles ou qu'elles ne peuvent s'étUdier que
dans l'espace des cimetières. Il faut analyser les rites funéraires et les
pratiques de ces lieux: cet ouvrage s'applique à en souligner les enjeux
fondamentaux, à en dire les évolutions récentes, à en montrer les
mutations en cours. Mais il convient de mettre également en valeur
d'autres supports, d'aUtres temporalités.
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ni La place des morts

Ce livre s'attache à étudier au plus près une culture quotidienne


dans les négociations auxquelles elle se trouve obligée avec les défunts.
À la fois ceux-ci doivent être congédiés et se trouver retenus dans une
mémoire transmise. Mais cette ambiguïté des morts, qui ne sont plus
même absents et qui à la fois demeurent, oblige surtout à la situation
fondatrice d'une limite entre vivants et défunts. La mise en place des
morts suppose un traitement symbolique, une institution des rapports
entre ceux qui sont partis et ceux qui restent. C'est dans la vie quoti-
dienne, dans le récit qui se compose entre les survivants, dans la
manipulation d'objets, que ces rapports s'organisent. Gestes et paroles
ordinaires témoignent, dans une apparente superficialité, d'une
culture fondamentale. Cet ouvrage porte sur les représentations d'une
limite qui conditionne elle-même la place des vivants et les rapports
des vivants entre eux. . .

Idée de mort et rapport aux défunts


Un étudiant africain qui assistait avec moi au séminaire d'anthropolo-
gie de la mort dirigé par Louis-Vincent Thomas dans le cadre de
l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, m'a dit un jour la
crainte qu'il avait eue dans les premières semaines de son arrivée en
France. C'étaient les relations que nous avions avec les morts qui
faisaient l'objet de son inquiétude. Il comprenait mal, me disait-il,
l'indifférence des passants devant les convois funéraires, le voisinage
des défunts dans nos villes et l'abandon où nous laissions ces morts
pourtant si proches. Il considérait qu'il y avait là une attitude faite
d'irrespect mais aussi et plus encore marquée d'inconscience. Nous ne
manquions pas seulement à ses yeux de convenances rituelles. Ce
n'était pas seulement le faible marquage de nos rapports aux morts qui
pouvait le choquer. Bien plus que d'être «scandalisé» par une tombée
en désuétude des théâtralités funéraires, il me disait avoir peur. Nous
n'étions pas conscients de notre désinvolture et des dangers qu'elle
nous faisait courir. Avec les morts, me disait-il, «vous ne faites pas
gaffe», Il lui semblait qu'on ne pouvait pas se comporter comme nous
le faisions avec les défunts sans courir de risque. Et le pire était que
nous semblions n'en avoir aucune idée.
Plus tard, j'ai parlé avec des étudiants français de cette remarque
qui m'avait été faite sur notre culture. Ils pouvaient demeurer dubitatifs
sur le sens d'une telle analyse et, surtout, ils pouvaient sourire de ce
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Introduction
113

qu'une telle crainte évoquait immanquablement d'une mentalité «tradi-


tionnelle}}. Était-il possible que cette mentalité ait pu réellement exis-
ter? Qu'il y ait eu des gens, dans d'autres sociétés, pour croire à l'ac-
tion des morts sur les vivants et à la menace d'une vengeance que les
défunts font peser sur des survivants trop indolents? N'était-ce pas une
reconstruction d'enseignant et la naïveté d'un savoir d'anthropologue
dont il fallait aussi rire? Quand des étudiants africains se trouvaient dans
la salle de cours, les étudiants français pouvaient alors prendre la mesure
d'une «réalité culturelle}}. Leurs camarades qu'ils pouvaient rencontrer
à la cafétéria se découvraient tout à coup comme les porteurs d'une alté-
rité. Lenseignement livresque et douteux trouvait un effet de vérité
inattendu et saisissant. On comprenait que «l'idée}}de morts agissants,
présents quoique absentés, avec lesquels il faut négocier des relations
prudentes, n'était certainement pas qu'une idée pour ceux qui en mani-
festaient l'évidence. Ce n'était pas pour eux qu'une «croyance}},comme
nous avons appris nous-mêmes à savoir que nous «croyons}} en des
choses, mais une réalité. Les étudiants français pouvaient découvrir avec
une certaine gêne que des gens pouvaient à ce point croire à ce qu'ils
croient, qu'ils en oublient qu'il ne s'agit que de croyances... Dans notre
culture les morts sont tautologiquement morts. En société négro-afri-
caine, rien n'est si simple. C'est parce que les morts sont morts, comme
l'on s'en doute aisément, que la relation qu'il faut nouer avec eux
devient précisément problématique. Nous avons appris à savoir que, du
moment qu'une personne est morte, elle n'est plus là. Tandis que dans
les sociétés dites traditionnelles, c'est précisément qu'elle ne soit plus là
qui oblige l'ici à un rapport qui ne saurait être que de «croyances}}
comme nous pouvons en parler avec condescendance, avec désinvolture
et finalement, pour ce qui concerne nos propres croyances, sur le mode
même de l'incroyance.
Pour nous qui ne possédons qu'un discours pauvre sur les morts,
et qui tentons peut-être de compenser ce quasi-mutisme en un
«intéressant}} ou «profond}} discours sur «la}} mort, la réalité d'une
relation aux défunts semble effritée. Qu'aurions-nous ici à croire?
Comment pourrait-on trouver le support même de croyances qui justi-
fieraient des pratiques? Nous savons que les gens décédés ne revien-
dront jamais, qu'ils n'ont plus rien à nous dire et que nous ne pouvons
plus leur demander affection, protection ou conseil. Notre deuil n'est
plus enchanté. Notre société marquée par le désenchantement ne peut
plus trouver de ressort dans quelques croyances, sans savoir dans le
même temps qu'on veut y croire ou qu'on tente d'y croire, et donc sans
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La place des morts


141

appauvrir dans le même temps la sève mythologique qu'il faut mobili-


ser pour que des pratiques se mettent en place et se maintiennent. Nos
pratiques peuvent sembler légères ou inconscientes. Mais c'est bien que
le poids des morts ne fait plus effet ou n'a plus d'impact, et que notre
conscience se fait brutale peut-être, ou plus simplement exacte. Même
chez le croyant, l'affirmation qui se veut rassurante, auprès de l'en-
deuillé, d'une destination heureuse du défunt s'énonce sous forme d'un
doute. Je veux dire que «Maintenant il est bien.» Je veux affirmer que
«Maintenant il est en paix.» Qu'il est «parti». Qu'il ou qu'elle a retrouvé
celle ou celui qu'il ou qu'elle aimait tant. Mais je prononce ces phrases,
et c'est aussi cela qu'on entend, à la manière de politesses obsolètes.
Certaines femmes peuvent encore trouver du plaisir à ce qu'un homme
leur présente «ses hommages». Mais l'on sent dans la pose de la voix,
comme dans l'attitude des mains, qu'on vient faire survivre un code de
civilité qui, en raison de sa survivance même, ne vit plus dans l'inter-
action théâtrale qui voudrait être sincère. On perçoit le théâtre jusque
dans la vie quotidienne. Dès lors comment croire au théâtre? Linstance
même de la croyance est lézardée. Mes yeux, quand je veux dire que
notre ami «est au ciel», disent à celle qui m'écoute et me remercie avec
émotion, que je ne sais pas ce qu'est ce ciel que j'invoque à la manière
d'une formule. Et c'est le vide de mon regard effondré qui vaut comme
partage d'une douleur. C'est la consternation devant une mort à quoi
je ne saurais donner sens, qui proteste de mon amitié plus que mes
paroles convenables et convenues. C'est l'effarement de ma voix qui me
fait pardonner pour ces mots si creux que je prononce. C'est l'aveu
duquel je viens la convoquer de notre commune incroyance et de notre
définitif désarroi qui sauve l'apparence des croyances que j'invoque.
C'est la souffrance de ces mots, qui disent en les prononçant que je ne
peux plus y croire, qui viennent dire ma sympathie réelle, parce qu'en
réalité muette.
Certains dénoncent la misère de nos ritUels, notre silence et nos
maladresses. Mais comment voudrait-on qu'il en puisse être autrement
puisque le ciel s'est vidé? À quoi bon exiger des preuves pratiques de
saines croyances si le socle institUtionnel et politique d'une société de
modernité suppose précisément l'effacement des constructions mytholo-
giques, et l'avènement d'une autonomie du social qui ne trouve plus
dans les dieux ou dans la Nature ses références ou ses déterminations
(Claude Lefort, 1986). C'est un discours «politiquement conservateur»
mais surtout sociologiquement absurde qui décrète l'obligation d'obéir à
des représentations ou qui commande de croire. On peut militer pour le
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Introduction
115

retour des vraies valeurs et en un sourire confesser qu'on est «vieille


France», mais c'est l'aveu même qu'on vient ainsi prononcer d'une
survivance qui se sait du passé, et déjà dépassée. Comment imaginer que
l'existence du monde pourrait se réguler en fonction d'images nettes
qu'il faudrait se produire à soi-même et qui auraient les vertus d'une
transcendance? Nos croyances se réservent à la rêverie; elles se protègent
sous l'excuse d'une naïveté qu'il faut maintenir. Aux yeux froncés de
l'étudiant négro-africain, qui s'inquiète du devenir des morts et qui
pressent son incidence sur le devenir des siens, succède le sourire nostal-
gique de qui affirme croire. Ce n'est pas seulement la confusion de ces
croyances qui mettent en péril l'instance de la croyance à laquelle on
veut référer. Ce n'est pas seulement ce singulier mélange des croyances
de gens qui croient en Dieu «mais» à la réincarnation qui nous met sur
la piste d'une faillite des certitudes. C'est bien ce sourire, semblable à
celui qui évoque les dimanches d'autrefois, les gâteaux de pâtisseries et le
couteau du rôti, qui trahit une nostalgie produite par un dépassement
de la société contemporaine. Nous sommes quelque peu ressemblants à
ces gens qui doivent se réveiller d'un rêve et qui tentent de maintenir le
temps du réveil l'idée de ce rêve. Et c'est cette idée, ce traitement sous
forme d'idée, de ce qui donc se trouve vidé de toute épaisseur, qui assure
plus sûrement qu'aucune contre-vérification l'irréalité même du monde
rêvé qui nous quitte. Autrefois l'on croyait. Nous sommes aujourd'hui
des gens qui savent que l'on tente de croire.
Et nous croyons savoir qu'aUtrefois des gens croyaient sans rien
en savoir. .. Mais est-ce si sûr?
Quand mon camarade africain me disait ses craintes, je pouvais
prendre la mesure de la distance qui partage des cultures. Je pouvais
«vérifier» dans l'affolement d'un regard, et dans un rire qui tentait de
dissiper une angoisse, l'enseignement d'un professeur. Louis-Vincent
Thomas ne nous mentait donc pas quand il parlait de la «présence des
défunts» en société africaine. Mais était-ce seulement «pour» ces
sociétés que les défunts devaient être étrangement présents?
On pourra toujours dire que ce que les sociétés dites tradition-
nelles mettent en scène sous forme de croyances demeure chez nous
sous forme d'émotions. Si leur expression n'est plus semblable, reste
que ce qui doit s'exprimer ne peut disparaître. Là-bas ou ailleurs une
société préside à la formulation des hantises et des espérances. Ici et
maintenant, c'est psychologiquement que l'individu doit négocier avec
ses doutes et ses tourments. Qu'il ne mette pas les mêmes mots sur des
sentiments semblables, qu'il ait perdu l'art de dire publiquement ce
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La place des morts


161

qui ne passe guère le seuil d'une voix intérieure et d'un ruminement


solitaire, ne contredit nullement, à l'évidence, la permanence d'une
inquiétude. La thérapie des rituels peut avoir perdu en efficacité. Mais
ce que doit traiter la psychothérapie de sociétés individualisées reste
fondamentalement du même ordre. Sans doute ne croyons-nous plus
aux morts, à leur «existence », ou sans doute avons-nous du mal à
croire vraiment que nous y croyons. Mais si ce n'est plus nous qui
nous dirigeons vers eux en leur parlant, en les convoquant dans nos
rapports sociaux, en craignant leur action ou en sollicitant leur
bienveillance, ils se rappellent immanquablement à nous. Si nous
pensons que nous ne pouvons plus leur parler parce que nous
n'aurions plus rien à leur dire et qu'ils se sont eux-mêmes définitive-
ment tus, reste qu'ils nous parlent encore silencieusement. Les morts
peuvent prendre la pose de gens que nous n'aurions plus à connaître.
Ou c'est nous qui pouvons penser qu'ils sont devenus tels parce qu'ils
n'auraient jamais pu connaître d'autres rôles que celui de n'en avoir
plus aucun. Mais tout se passe comme s'ils avaient encore à nous
connaître, comme si leur passivité même insistait dans nos vies...
Voudrait-on supprimer l'idée des morts, parce que nous ne saurions
pas quelle utilisation en faire, reste ce monde des morts qui demeure
dans notre monde. Ne traiter que sur un seul versant «psycholo-
gique », en fait sous forme d'une psychologisation du deuil toute
l'affaire des rapports aux défunts, se conçoit aisément. Un tel discours
ne peut que s'imposer tant il trouve ses appuis dans les preuves qu'il
produit lui-même. À forcer l'individu à se prendre pour un individu,
on ne lui fait raconter que des histoires individuelles et l'on justifie le
traitement individué qu'on veut faire de ses récits. Mais il n'y a pas
que dans les sociétés lointaines ou de jadis que le deuil est affaire de
groupe, de collectivité, et donc de culture. Si la culture anthropolo-
gique ne peut pas disparaître, on se doute que ce ne sont pas que les
individus d'une société pourtant en effet individualisée qui ont en
charge de «réguler» des sentiments intimes. Cette «intimité» est
encore une production sociale. Elle est encore un mode culturel d'une
relation aux morts dont il ne faut donc pas affirmer la suppression ou
l'appauvrissement. Ce sont des mutations qu'il faut tenter de
comprendre. Ce sont des indéterminations qu'il s'agit d'analyser.
Plutôt que d'opposer à la richesse mythologique d'un discours d'autre-
fois ou d'ailleurs, les misères d'une parole en morceaux, ce sont les
balbutiements de cette parole toujours têtue qu'il faut écouter. Ou
encore les résistances d'un silence toujours bruyant qu'il faut entendre.
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Introduction
117

C'est aussi une amitié souterraine retenue dans des gestes d'embarras
qu'il faut tenter de décrire: elle indique cette relation aux morts qui
porte des effets, fût-ce en creux, dans la place même que nous voulons
tenir dans nos vies et les mouvements qu'on veut y dessiner.

Quelle sociologie de la mort?


Dans les années 70 et au début des années 80, Louis-Vincent Thomas,
Philippe Ariès, Michel Vovelle, Jean Ziegler, Edgar Morin, Jean
Baudrillard, Jean-Didier Urbain et Pascal Hintermeyer publient des
ouvrages qui établissent un identique constat1. La mort devient un
sujet qui embarrasse ou que l'on fuit; le mourir essentiellement
médicalisé devient un phénomène technique qui met à distance les
proches et qui isole le malade; la simplification des ritesfunéraires (ou
leur escamotage), liée à la perte de vitesse des valeurs religieuses et au
développement d'un individualisme, provoque une tendance à l'aban-
don des cimetières et à l'oubli du défunt.
Ces ouvrages ont en commun de critiquer une société qui évacue
la mort, le mourant et le mort, ou qui ne sait plus leur accorder de
place, de rôle, ou de statut. La critique se fonde sur l'idée qu'une
société qui prétend effacer la mort non seulement s'engage dans une
voie absurde mais se nie elle-même. Car la mort (épreuve individuelle
et crise sociale), n'est pas seulement antagoniste de la vie: parce qu'elle
fait partie de l'existence humaine, c'est, en se détournant d'une telle
dimension, l'existence elle-même qu'une société altère ou aliène. En
apparence un système de valeurs se justifie de ne mettre en avant que
ce qui est utile et profitable, et de tenir à distance ce qui fait œuvre de
destruction. Mais comme Louis-Vincent Thomas l'a montré, la
société qui se veut radieuse et positive, n'est pas seulement «thanato-
phobe» : elle est aussi mortifère.
Ainsi les images de mort qui déferlent sur les écrans de cinéma et
de télévision indiquent-elles une dérégulation. Tout se passe comme si

Voir Louis- Vincenr Thomas, Anthropologie de la mort, Paris, Payot 1975, et Mort et pouvoir, Paris,
Payot, 1978; Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours,
Paris, Le Seuil, 1975, et L 'Homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1977; Michel V ovelle, Mourir
autrefôis, Paris, Gallimard, 1975, et La Mort et l'Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard,
1983; Jean Ziegler, Les Vivants et la mort, Paris, Le Seuil, 1975; Edgar Morin, L'Homme et la
mort, (1956), Paris, Le Seuil, 1975; Jean Baudrillard, L'Échange symbolique et la mort, Paris,
Gallimard, 1976; Jean-Didier Urbain, La Société de conservation, Paris, Payot, 1978; Pascal
Hinrermeyer, Politiques de la mort, Paris, Payor, 1981.
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La place des morts


181

un voyeurisme hautement ambigu (réconfortant et culpabilisant,


rassurant et traumatisant) venait en compensation d'une invisibilisa-
tion des signes sociaux de la mort, du mourir et du deuil; comme si la
mort «à la troisième personne» (comme le disait Vladimir Jankélévitch1)
pouvait prendre la place de la mort qui nous touche, nous menace et
nous bouleverse; ou encore comme si la mort naturelle et ordinaire
pouvait (ou devait) disparaître au profit d'une mort-spectacle dont la
consommation donnerait l'illusion que seule existe une mort extraor-
dinaire et accidentelle. À la question de la fin de vie qui marque la
communauté des hommes, une société substitue la consommation
solitaire de drames à la fois réels et irréels. C'est une «déréalisation» de
l'existence qui se produit. La mort, dont on cherche peUt-être le repère
dans ces mises en scène qui l'exposent et la dissimulent, n'est plus
qu'un événement: elle perd son statut de dimension tragique qui
oblige aux solidarités.
Car, plus que ce spectacle qui témoigne de l'impossibilité d'éva-
cuer la mort, c'est la fragilisation des liens sociaux, la montée de l'ano-
nymat et de l'isolement qui établissent l'impasse d'une société qui se
voudrait «vitaliste». Conséquence et finalement cause à la fois d'une
mort «interdite» (comme le disait Philippe Ariès), la diminution des
solidarités devant la mort, aUtour du mourant et autour du défunt,
met à mal l'élaboration de la souffrance et l'expression nécessaire du
deuil. Louis-Vincent Thomas opposait des sociétés «à accumulation
des hommes» (les sociétés négro-africaines) aux sociétés occidentales
«à accumulation des biens». La montée de l'individualisme associé à la
compétition et à la recherche du profit, la domination des valeurs de
consommation et de production, et l'hégémonie d'un~ Science et
d'une Technique donnant l'espoir fou d'une mort vaincue ou qui
pourrait se ravaler au rang de la maladie, étaient selon lui les sources
d'un déni de la mort. Faire comme si la mort n'existait pas ou surtoUt
comme si elle n'avait aucune importance, caractérise une société à la
fois en panne de sens et de solidarité. Bien plus que la peur ou que
l'angoisse de mort (qui sont universelles et que les sociétés tradition-
nelles mettent en scène en élaborant un rapport collectif à la mort et
aux défunts), c'est ce déni dans le réel qui marque la modernité. Il ne
s'agit plus d'un déni symbolique comme dans les sociétés tradition-
nelles. En s'affrontant à la finitude, ces sociétés agencent une transcen-

Vladimir Jankélévitch La Mort, Paris, Flammarion, 1977.


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Introduction
119

dance: elles mettent la mort à distance, et construisent dans cette


distanciation nécessaire toute l'humanité d'un rapport à l'impensable
qui fonde la communauté. Chez nous cette distanciation fait défaut et
ne restent plus que les possibilités d'une esquive ou d'une intégration
mortifère de la mort dans la vie: leur disjonction absurde ou leur
dangereuse confusion.
En faisant l'économie d'une socialisation de la mort, du mourir et
de l'espace des défunts, c'est la socialisation de l'existence elle-même
que l'on diminue. Technicité et professionnalisation de l'approche du
malade ou du mort diminuent l'efficacité des réseaux de sociabilité. Au
plan du sens, c'est l'élaboration des rapports sociaux qui se trouve aussi
bien menacée. Tandis que l'imaginaire se réfugie dans le scénario d'une
toUte-puissance narcissique, la construction symbolique semble enrayée
du fait même de la disjonction entre vie et mort. Disjonction qui n'a
pas seulement comme effet de cacher la mort comme on le dit, mais de
produire la confusion de la vie et de la mort, de la souffrance et de la
jouissance, du risque de mourir et de la «sensation» de vivreI. La mort
qui n'est plus située en une place envahit vite toute l'existence.
Ce discours d'un passé récent serait-il aujourd'hui dépassé?
Certains voudront dire que les choses ont changé, comme s'il suffisait
de l'affirmer pour que l'on sache ce qui se modifie et que l'on
connaisse les significations d'une mUtation. On dira que l'on parle
aujourd'hui plus facilement de la mort: revues, magazines, émissions
télévisées, parutions de librairies peuvent se consacrer bien plus qu'au-
paravant au thème «tabou». ToUtefois la pluralité des discours aux-
quels on assiste signale bien les ambiguïtés de ce qui se donne comme
«acceptation» de la mort par exemple. Ici l'on ne présente qu'une
perspective pacifiée de la finitude en faisant comme si la violence de la
mort pouvait être oubliée. Là la mort semble n'être «acceptée» que
parce qu'elle ne serait pas la mort: on veut y voir une «expérience» de
l'au-delà, l'occasion d'une communication avec les défunts. Un mysti-
cisme qui fait ventre de «sagesses orientales» et de recommandations
«psychologiques », donne lieu à un nouveau moralisme. Typique de la
société dans laquelle il se produit, il contribue à la reproduction de ses
valeurs bien plus qu'il ne s'y oppose: l'individualisme, la réduction de
la mort à la fin de vie et de la finitude à un problème qui relèverait de
la décision individuelle, marquent les débats sommaires (pour/contre)

Voir Parrick Baudry, Le Corps extrême, Paris, L'Harmarran, I 99 I.


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20 La place des morts


I

que la télévision organise. C'est dans l'optique d'une gestion « opti-


male» de la société que la modernité contemporaine entreprend le
plus souvent de faire place à la mort dans les discours et les débats,
mais à la condition qu'elle soit au fond adaptée à une logique gestion-
naire. D'autres discours, moins «rassurants» peut-être ou plus comple-
xes, ne trouvent pas leur place: on les détourne, on les minimise, on
les occulte. Les réflexions que des personnes impliquées dans des
mouvements associatifs produisent, sont traduites en termes de
«dévouement» ou de «générosité ». Et la science médicale peUt
invariablement reléguer la «philosophie» des soins palliatifs dans un
particularisme qui ne saurait remettre en question son fonctionne-
ment.
Sans doute faut-il prendre en compte la progression de l'accom-
pagnement des malades mourants et de leurs familles, et les progrès
réalisés dans le traitement de la douleur. Mais, outre le fait que le
nombre de lits de soins palliatifs demeure réduit, c'est la relégation de
ces soins dans une spécialité et leur marginalisation institutionnelle
qu'il faut souligner. Par ailleurs les discours qui s'en tiennent peuvent
être eux-mêmes ambigus et donner à penser que c'est essentiellement
d'un «contrôle» de la fin de vie qu'il s'agit. Sous cet aspect, des confu-
sions peuvent se produire dans le public entre soins palliatifs et eutha-
nasie, d'autant plus que les militants du droit à mourir peuvent
reprendre l'argument d'une douleur maîtrisée. Enfin, tandis que des
débats sont mis en scène, comment oublierait-on la pratique roUti-
nière d'une eUthanasie souterraine qui n'a pas l'allure exceptionnelle
que les media veulent donner aux «cas» qu'ils présentent?
On pourra dire encore qu'une nouvelle ritualisation funéraire
émerge: mobilisant les familles, impliquant les proches. La progres-
sion de l'incinération a suscité la mise en place de nouvelles manières
de faire. Au cérémonial rapide des années 70 se substitue une
recherche de ritualisation où l'on veut s'engager et par quoi l'on veUt
donner du sens à la mort de l'autre aussi bien qu'au rassemblement de
ses proches. Mais ces progressions peuvent elles aussi demeurer margi-
nales; et elles peuvent encore appartenir à une logique de gestion, de
canalisation des affects et de réduction des émotions. Encore une fois
la mort qui semble ici resurgir demeure sous contrôle d'un dispositif
pacificateur. Des professionnels peuvent vouloir produire des rites,
mais à la façon de procédés, comme si la ritualité qui relève de la
culture et qui manœuvre ses principes fondateurs, pouvait n'être
qu'une mise en scène utile et profitable. Par ailleurs, comme Jean-
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Introduction
121

Didier Urbain1 l'a bien montré, le cimetière demeure le lieu d'une


double négation: de lui-même en tant qu'espace des morts (cet espace
s'indifférenciant architecturalement et symboliquement dans le monde
urbain) et des défunts (en tant que porteurs d'une altérité radicale).
C'est leur «différence» que l'on admet, mais l'enracinement d'une
mémoire collective et l'élaboration qui s'y joue d'une transmission
intergénérationnelle, s'estompent. Le cimetière, que l'on visite
éventuellement à la manière d'un musée, témoigne d'un processus
large: la mort se traite comme une disparition, comme si l'événement
seulement individuel du trépas ne pouvait concerner une société. On
court-circuite ainsi toute la nécessité d'une «mise en récit», l'obligation
de représenter le non-représentable (et en tant que non représentable),
et donc d'un sens à la vie en commun. Le monde humain se borne à
lui-même, peut-on dire. Il occulte l'invisible qui le constitue et le
rapport à l'invisible par quoi l'humanité se fonde. De manière typique
les slogans publicitaires, qui vantent le «dépassement de soi», témoi-
gnent d'une idéologie diffuse, qui ne marque pas seulement l'indivi-
dualisme de nos sociétés, mais le refus de situer la mort comme limite.
Dans les années 70, le discours sociologique ou anthropologique
sur la mort, sur le mourir et sur les mourants, est critique et contesta-
taire. Edgar Morin, Philippe Ariès, Jean Ziegler, Michel Vovelle,
Louis-Vincent Thomas, Jean Baudrillard, ne se contentent pas de dire
que la mort est «devenue tabou» ou qu'elle n'est «plus acceptée». Si
l'on se tourne vers les sociétés d'ailleurs ou d'autrefois, ce n'est pas
pour y trouver les exemples d'un apprivoisement naturel qui aurait été
dissipé ou pour déplorer la naturalité aujourd'hui perdue d'une
relation à la mort. Ce qu'il s'agit de souligner c'est qu'une société qui
se détourne de la mort, c'est-à-dire qui ne s'affronte plus au refus de la
mort et qui ne trouve plus les moyens symboliques (mais le symbo-
lique n'est bien entendu pas qu'un ustensile) d'une mise en sens de
l'insensé en tant que tel, de la représentation de l'irreprésentable en
tant que tel, se renie elle-même. C'est, comme le disait Thomas, une
société thanatophobe et mortifère qui se développe, une mort «ensau-
vagée» (comme le disait Ariès), une société thanatocratique (Ziegler)
qui prolifèrent. La mort n'intéresse pas les sociologues, les historiens
ou les anthropologues parce qu'elle serait une «question originale» ou
un «révélateur efficace» des organisations sociales. Ce qu'il s'agit de

Jean-Didier Urbain, La Société de conservation, Paris, Payot, 1978, et L'Archipel des morts (1989),
Paris, Plon, 1998.
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La place des morts


221

questionner c'est le non-sens d'une vie sans la mort, telle que la


modernité prétend l'établir, et ce qui se révèle c'est une société
d'exploitation, de compétition, de rendement effréné où le déni de la
mort pousse logiquement aux maltraitements de l'homme et de la vie
en communI.
Aujourd'hui les discours savants sur la mort sont souvent devenus
réactionnaires. On veut être utile, aider, appareiller les sociabilités
défaillantes, soUtenir les individus carencés, gérer le désordre d'une
déritualisation massive et «re-faire» du rite comme si la ritualité
pouvait procéder d'une logique rationnelle et utilitaire. On rappelle les
propos des «pionniers» de l'anthropologie de la mort, mais en les
simplifiant, en se les appropriant sous la forme de constats de base à
partir desquels on veut affirmer que les choses ont changé, et que ces
savoirs sont finalement dépassés, ou dépassables par les recettes du
«bien vivre» la mort pour laquelle une sorte de bon sens suffirait de
science efficace. C'est sur la base même du déni de la mort que le
«dépassement» s'entrevoit: dans une logique d'individuation, dans une
perspective toute individuelle, dans l'optique d'un management des
émotions et des relations. C'est-à-dire au mépris des cultures que la
mort provoque, comme si l'acceptation de la mort pouvait ou devait
être une affaire intime, relevait surtout d'une décision individuelle,
d'un nécessaire, profitable et rentable contrôle de soi-même. Le
discours anthropologique ou historien était critique et dérangeant. Le
discours «spécialiste» est devenu conforme et arrangeant. La mort
était épistémologiquement «l'impossible objet» d'une recherche trans-
versale. Elle devient, dans le discours qui s'en approprie, l'expertise, le
vecteur opérationnel d'un marché2. Marché de la signification ration-
nelle, de la conduite efficace, marché aussi de la croyance apaisante et
d'un spiritualisme expérimental.
Au-delà des affirmations péremptoires et des généralisations
- notre société refuse la mort/elle l'accepte -, au-delà des réflexions
binaires et manichéennes ou des pseudo-histoires (<<Autrefoisla mort

Luce des Aulniers montre bien certe dimension cririque de l'anthropologie de Thomas, sans
laquelle certe anthropologie elle-même ne saurait être comprise: voir «Anthropologie de la mort,
vingt ans après », in Parlons de la mort et du deuil (sous la direction de Pierre Cornillot et Michel
Hanus), Paris, Frison-Roche, 1997, p. 95.
2 Luce des Aulniers l'écrit avec netteté: «Je ne voulais pas m'enligner sur le rayon des gourous de
l'investigation leste et souvent spectaculaire, lesquels, mine de rien, rapatrient pour eux le senti-
ment de compétence à parler de l'innommable.» ltinérances de la maladie grave, Paris,
L'Harmartan, 1997, p. 25.
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Introduction 123

était acceptée... ») où le sens complexe de cette «acceptation» n'est pas


analysé, il s'agit d'interroger, au travers de nombreux exemples, une
construction symbolique fondamentale. Ce n'est pas la stricte géogra-
phie du cimetière ou le seul déroulement des funérailles qui mettent
en présence des morts. Surtout, le défunt n'est pas seulement ce corps
sans vie dont il faut gérer le déplacement et la localisation matérielle.
Les corps décédés peuvent sans doute être les objets de rituels puis se
trouver conduits au cimetière. Mais outre les bricolages qui caractéri-
sent les rites funéraires eux-mêmes et les ambiguïtés du cimetière
contemporain (ces formes et ces lieux ne fournissent jamais tous les
ingrédients d'un cadrage nécessaire) -, ce sont des négociations cultu-
relles qui s'organisent avec les morts. Les morts posent toute la difficile
question d'une séparation, et parce qu'ils obligent à l'imagination de
l'invisible, ils contribuent à déterminer l'enracinement culturel de la
société des vivants.
La tradition sociologique est sans doute marquée par l'«apport»
d'utopismes, l'imagination de sociétés autres, à venir, programmables
ou mythiques1. Elle compose aussi avec des imaginaires qui n'ont pas
nécessairement vocation à prendre une forme sociale. Mais, surtoUt,
son propre dynamisme suppose la mise en cause des réalités données,
le refus des «vues », et la vision dans l'observable de dimensions
invisibles. Une utopie sans projet. Intérieure à la recherche.
Walter Benjamin disait que toute époque rêve la suivante. PeUt-
être faUt-il comprendre que la présence au monde ne se satisfait pas
d'elle-même. Et que le monde lui-même n'est pas borné à sa propre
coïncidence. Des écarts, des décalages, des interstices existent. Le désir
parcourt, traverse les sociétés.
Nul besoin pour vérifier ces affirmations péremptoires de trouver
dans l'histoire l'exemple de mouvements organisés, la trace de tensions
collectives, la marque de rébellions ou de révoltes orientées vers
d'aUtres sociétés ou d'autres formes de sociétés. Laltérité n'est pas
nécessairement pour demain, et son imagination ne prend pas
toujours la forme du projet, la cohérence du programme. C'est l'autre
de la société qui se trouve à l' œuvre dans les interactions quotidiennes,
dans le Dire2 (et non seulement dans le dit qui voudrait avoir force du
prédit) : dans l'échange parlé et le tourment qui la dynamise.

Voir Patrick Tacussel, Mythologie desfimnes sociales, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1995.

2 Voir Lucien Sfez, Critique de la communication, Paris, Le Seuil, 1982, p. 450.


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La place des morts


241

La non-coïncidence du monde avec lui-même se dit déjà dans


l'échange commun et la parole ordinaire. Parler n'est pas «communi-
quer», si l'on se fait de la communication l'idée d'une interaction
efficace et rentable. Heureusement nous parlons pour ne «rien dire »,
ou plutôt pour dire l'entre-nous que la parole porte dans le dit sans le
dire1. De même l'écriture n'est-elle jamais simple saisie du mainte-
nant, ni évasion vers l'après, mais présence par devers soi du non-
saisissable, tension non pas vers l'ailleurs situable, mais situation
«obscure» de l'ailleurs, du «non encore », dans la tension même. Les
mots peuvent sans doUte être trompeurs, véhicules d'opinion, de
fausseté et d'humeurs qui nuisent à l'exactitude. Mais ni la rhétorique
la plus boudée, ni la prétention du «bien écrit», ne peuvent dissiper
un travail dans l'écriture, où la non-coïncidence d'avec soi-même se
travaille et s'écrit.
Non seulement le «meilleur ailleurs» peut-il être infernal, machi-
nique, classificatoire, disciplinaire, totalitaire. Mais aussi il qualifie
négativement l'ici en le bornant à /'ici-même, en lui déniant ses
logiques de fuite, ses dispositions à la duplicité, à l'ubiquité, à l'entre
deux; ou encore en bornant la présence à la matérialité de l'être là. Il
s'agirait que la société coïncide parfaitement avec elle-même: l'inhu-
main... Lutopie, qui veut la réalisation du rêve, peut être de cauche-
mar et préalablement empêcher de rêver ici ou de rêver l'ici.
La sociologie ne se construit pas que du projet de réfléchir à des
problèmes sociaux, mais d'une mise en question de l'idée de société:
non pas seulement d'un commentaire de l'observable, mais d'une
problématisation radicale. Durkheim se demande comment les socié-
tés tiennent, Simmel comment les formes sociales se maintiennent...
Max Weber est sans doute le témoin d'une nostalgie que nous
connaissons toujours: à la perte des communautés d'autrefois, l'éloigne-
ment des sociétés différentes n'a-t-elle pas servi pour partie de substitu-
tion? Lanthropologie des sociétés dites traditionnelles qui obligerait à
des «détours» (Georges Balandier) n'a-t-elle pas encore trouvé sa source
dans le regret de formes sociales non pas seulement exotiques mais
intimes à l'humanité, et qui perdraient dans la modernité de leur sens
pour nous? Quand Jean Baudrillard, pour ne prendre qu'un seul
exemple, commence son ouvrage L'Échange symbolique et la mort
(1976), c'est en disant: «Il n'y a plus de» : «Il n'y a plus d'échange

Voir Emmanuel Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin 1986, p. 221; voir Maurice
Blanchot, LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 79 et 109.
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Introduction
125

symbolique...» La critique du «chez soi» s'est faite avec l'argument


d'autres sociétés, mais c'est aussi l'autre de nos propres sociétés qu'on
pouvait découvrir davantage. La dénonciation des ethnocides, la critique
des dominations blanches, obligeaient à la connaissance de cultures;
celle-ci pouvait servir à la critique de l'Occident; mais encore cette
critique pouvait conduire à l'analyse d'une humanité une. Les sociétés
d'ailleurs d'abord réduites à des mots, puis idéalisées, venaient servir
d'utopies insérées dans un regard analytique porté sur l'ici. L'autre
minimisé, réduit à son altérité exotique, puis exalté et réduit à sa diffé-
rence, aura pu entrer dans l'observation analytique du même...
L'analyse de l'altérité dans ce qui se donne comme mêmeté1.
D'une certaine façon on peut comprendre que l'Anthropologie de
la mort de Louis-Vincent Thomas - qu'on ne saurait confondre avec
un commentaire socio-économique de données funéraires - s'organise
à partir d'un refus de la modernité et d'une recherche qui déconstruit
la construction idéologique d'un monde: la «vie», la prospérité, le
progrès, la rationalité (occidentale), le surgissement moderne de l'indi-
vidu, sont les thématiques qu'une Anthropologie de la mort attaque
ou qu'elle met radicalement en question. Bien au-delà des explications
psychologisantes qui envahissent les conversations quotidiennes et qui
référeraient à la seule individualité du chercheur comme s'il était
possible de traiter séparément de l'individu et de la société, c'est bien
un esprit de l'utopie qui, pour partie, anime une recherche multiprise
et incessante. Et l'on peut comprendre que l'analyse thanatologique
combine la nostalgie de l'ailleurs, le refus de l'ici et la vision dans l'ici
de ce qui déborde l'ici-même.
Le regard utopique ne trouve pas nécessairement une organisa-
tion programmatique. Il se génère dans une disposition quasi viscérale,
mal répressible, à refuser. Cette disposition à la négation peut orienter
vers des objets précisément mal définissables - ne pas savoir de quoi
l'on parle étant peut-être le préalable de la recherche utopique - et qui
vont à rebours des visions positives de l'Histoire.
L'utopie est-elle ici de peu? Faut-il dire qu'à défaut de projet, elle
se replie dans les seules expressions de la révolte contenue ou du refus

François Laplanrine a bien cririqué ce qu'il appelle ,da consrrucrion d'une alrériré fanrasmarique» :
voir L'Anthropologie, Paris, Payor, 1995, p. 189, 190. Confondre esr sans doure douteux.
«Exalrer» la différence est égalemenr un mauvais procédé. En fait ce n'est nullement aplatir des
différences que de réfléchir à l'inrérieur d'une mise en rapport de cultures étrangères, ce qui fair
«l'uniformité fondamenrale du vécu humain», comme en parlait Georges Devereux (Femme et
mythe, Paris, Flammarion, 1982, p. 212).
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La place des morts


261

d'esthète, voire dans une mauvaise humeur qui serait à la portée de la


plus simpliste position? Question qui porte non pas seulement sur la
«qualité» d'un propos (comme s'il s'agissait d'attendre un Guide, le
Livre ou le Grand Identificateur), mais sur l'histoire entremêlée de
générations: les « derniers» porteurs d'une déconstruction de ce
monde, formeraient-ils une cohorte de gens a-critiques, soucieux
d'emploi et de service, de fonctionnement et d'insertion? Si la rêverie
utopique dans ses formes que l'on peur dire romantiques, appartient
ou semble appartenir au passé, l'avenir est-il celui de gestionnaires
«conceptuels» de la société telle que son marché paraît organisé?
Il Y a bien une ambiguïté dans l'actuel retour au «sérieux» de
sciences qui semblent finalement se méfier d'elles-mêmes. Une tendance
technicienne s'y fait jour dans le sens d'une adaptation aux contraintes
qu'une société impose à la pensée. Jacques Ellul disait bien que la ques-
tion maîtresse de notre société technicienne est «à quoi çà sert?». Mais
c'est aussi en l'absence de direction, dans le vide d'une programmation
de la société radieuse, que l'utopie peut prendre d'autres figures. Et que
le patient travail «pour rien» mise pour d'autres mondes qui ne sont
pas nécessairement lointains et qui ne doivent pas nécessairement se
produire pour arriverl.
Le regard utopique porté sur l'ici peut prendre forme d'une lutte
contre la misère. Elle peut aussi, et dans le même temps, porter à ce
qu'Ernst Bloch nomme «la question inconstructible, la question
absolue, le problème en soi du Nous »2. Ces deux mouvements,
externe et interne, sont liés: il s'agit, dit-il, de «l'utilisation du
concept utopique dans son principe». Bloch écrit «nous appelons ce
qui n'est pas, [...], nous bâtissons dans l'inconnu [...], nous nous
bâtissons dans l'inconnu [...] »3. Cette tension vers l'inconnu est mise
en relation par Ernst Bloch avec la non-coïncidence dont je parlais
plus haut4, avec «le fugace, l'obscur de chaque vécu»5. Il parle du
travail créateur «vers ce qui n'est pas encore» (p. 234) et de la
«latence, féconde dans le présent, du secret originel en soi» (p. 235).

Voir Jean Duvignaud, Le Don du rien, Paris, Stock, 1977, p. 300 : «L'expérience imaginaire de
l'homme est plus vaste que son comportemenr social.»
2 Ernst Bloch, L'Esprit de l'utopie, Paris, Gallimard, 1977, p. II.
3 Ibid.
4 Voir ibid, p. 15 et p. 229.
5 Ibid, p. 229 et p. 242.
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Introduction
127

Lintime et le collectif se lient. Bloch écrit: «penser notre souf-


france et notre désir nous fait pénétrer dans notre miroir intérieur»
(p. 332). Et il parle de la volonté d'accéder à notre visage (p. 333).
Bloch combine marxisme et religion: il dit que le royaume des cieux
n'est pas seulement souhaitable, mais nécessaire (p. 332). En quel sens?
Max Weber parlait de désenchantement du monde. Mais aussi il
pouvait dire que si les valeurs les plus sublimes de l'existence pouvaient
trouver un refuge «dans le royaume transcendant de la vie mystique»,
elles pouvaient aussi trouver ce refuge «dans la fraternité des relations
directes et réciproques entre individus isolés»l. En dialogue avec Tolstoï
qui dit que la science ne peut avoir de sens puisqu'elle ne peut
répondre aux questions: «Que devons-nous faire? Comment devons-
nous vivre? », Max Weber répond que la science moderne oblige à
poser une autre question: «en quel sens ne nous donne-t-elle "aucune"
, , 2
reponse.» ...
Ce livre veut raconter ce que disent et vivent des gens dans leurs
rapports aux défunts. Il veut montrer l'enjeu d'une telle mise en
rapport. Montrer les résistances qui existent à son écrasement. Dire la
menace que fait peser une gestion de la vie et de la mort qui confine la
culture à un simple décor ou à un environnement sans action. Il n'a
pas la prétention d'apporter les réponses, de dire comment il faut s'y
prendre. Il a plutôt l'intention de se tenir à distance des discours
d'experts. Et sans se soucier d'un réenchantement, de redire l'impor-
tance des gestes et de paroles quotidiennes, qui tiennent à la fois de
l'ordinaire et du fondamental.

Max Weber, Le Savant et le politique, Paris, Plon, 1959, p. 96.

2 Ibid., p. 76.
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La ritualité funéraire

« Rire quand on est mort? Mais on est loin.»

Henri MICHAUX

Mise en scène et mise en sens


À l'origine de ce livre, deux questions qui peuvent sembler absurdes:
Il Comment ceux qui ne sont plus peuvent-ils devenir morts? », et
«Qu'est-ce que les morts ont à faire?» Ne suffit-il pas d'être mort pour
l'être tout à fait et très suffisamment? N'est-on pas défunt d'emblée?
La mort n'est-elle pas la résolution même de tout espace ou de tout
espacement? Par ailleurs être mort ne nous délivre-t-il pas du souci de
faire quelque chose? À l'issue du mourir, la mort se fait d'un coup,
irréversiblement, et c'est bien le monde du travail, des activités et des
fonctions que l'on quitte. Mais je me doute que l'on comprend
jusqu'en leur apparente et réelle absurdité le bien-fondé de ces
questions. Non seulement, pour chacun, peut résonner comme en
écho le tourment d'une destinée: que peut signifier de se rendre
<<nullepart», d'aller s'absenter de la possibilité même de l'absence? Les
questions du devenir du mort et de la fonction du défunt, tout en
creusant l'abîme de la non-réponse, disent l'inimaginable de la mort :
on voudrait encore pouvoir se poser des questions qui ne se poseront
plus. On voudrait que l'affaire ne soit pas trop immédiate, qu'il y ait
encore quelque écart entre la mort et la mort, et pouvoir se demander
une fois mort pour de bon ce qu'il faudra faire «quand même» de
cette nouvelle condition. On voudrait en somme que la mort ne soit
pas exactement la mort et qu'il faille, dans un état de non-emploi, ne
pas se trouver définitivement et aussi bien par définition sans emploi.
Pour beaucoup de personnes l'idée existe d'une présence que l'on sait
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30 La place des morts


I

mal qualifier du défunt à ses propres funérailles. Jusqu'au moment de


l'enterrement ou jusqu'au moment de la cérémonie, on veut croire que
l'on est encore là, en un coin, capable d'assister à ses propres obsèques
et d'observer de l'extérieur le cercueil où l'on a été placé. Pour
beaucoup de gens aussi, et ceci fut longtemps régulé par des impératifs
de deuil, le mort ne s'absente pas tout de suite de la tombe. Il demeure
en ce lieu avant de partir définitivement. Aussi bien, mais ce n'est pas la
seule raison de cette «conversation» sans interlocuteur, vient-on parler
devant la tombe, non pas seulement comme l'on se mettrait à parler
tout seul devant un monument, dans la rue ou chez soi, mais parce que
l'on pense bien parler à ce mort qui se trouve là, ou qui, ayant été là,
indique le lieu où il peut, d'une manière qu'on ne s'explique pas,
entendre à défaut de répondre. Plus largement, dans nombre de socié-
tés que l'anthropologie sociale et culturelle étudie, ces questions ne sont
sans doute pas absurdes, puisque toute la culture funéraire qu'elles
mettent en scène consistent à leur donner des réponses. En fait il n'y a
pas qu'ailleurs, dans des sociétés «exotiques» que ces questions doivent
trouver réponses. C'est aussi en pleine modernité, ici même, que ces
questions demeurent, même si les réponses que nous échafaudons n'ont
plus la force de certitudes ou ne bénéficient plus d'une théâtralisation
qui en établissait la conséquence. On voit bien ici que l'anthropologie
ne saurait servir seulement de contrepoint en proposant je ne sais quel
modèle type de primitivité, telle qu'elle serait strictement opposable à
la société dans laquelle nous vivons. Mais que, s'il ne faut évidemment
pas tout confondre sous le prétexte d'un universalisme ethnologique,
c'est plutôt à dynamiser le regard que nous portons sur nos propres
manières de faire qu'elle peut s'employer. Ce n'est pas dire que nous
avons ainsi à découvrir notre «sauvagerie», notre «primitivité» ou selon
une logique inverse mais surtout symétrique notre «sagesse». Ce n'est
pas en termes d'une psychologie des peuples et finalement «de
l'homme» qu'il faut exactement raisonner. Mais en termes de soutène-
ment culturel, d'institUtion de la société.
On peut par commodité distinguer deux niveaux dans la culture
funéraire. Le premier est celui des croyances. Plus ou moins avouées.
Plus ou moins crues. Ici règne la diversité des récits qu'on fabrique et
la pluralité des gestes que la mythologie justifie. Il n'est pas besoin de
quitter un pays pour prendre la mesure de cette polyphonie narrative
et théâtrale. En France, aujourd'hui, d'une région à l'autre, parfois à
peu de kilomètres de distance, des impératifs et des obligations
demeurent qu'on néglige ailleurs absolument parce que ce sont
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La ritualité fùnéraire
131

d'autres règles qui s'observent. On peur ici souligner que la ritualité


funéraire vaut comme procédé identitaire et surtour qu'elle n'est
a priori jamais reniée en tant que telle: ce sont des différences que l'on
joue, des écarts par quoi l'on se montre, bien plus que des habitudes
que l'on refuse ou des coutumes qu'on abandonne. Pour le dire autre-
ment, la ritualité funéraire qui évolue, change, se transforme, se vit le
plus souvent comme une continuité en rapport d'une historicité, mais
aussi comme une spécificité en rapport d'une identité. Bien rares sont
ceux qui peuvent prétendre «s'en moquer absolument ». Bien rares
sont ceux qui n'ont pas l'idée qu'un modèle, le modèle de leurs
propres habitudes, se trouve «naturellement» bien fondé, tandis que la
coutume voisine, tout aussi «naturelle» à ceux qui la perpétuent,
paraît un localisme, un exotisme, l'effet d'une superstition... Premier
niveau des ritualités funéraires: celui de ces «superstitions». Il faut ici
comprendre, non pas qu'il s'agit de sottises qui exigeraient pour qu'on
les répète beaucoup, de naïveté, mais d'aménagements qui peuvent
moins valoir par leur contenu propre qu'en raison des relations qu'ils
impliquent. Ce qui est intéressant ici, c'est que le contenu peut être
réservé au cercle de «l'entre soi», bien moins en raison de secrets qu'il
ne faudrait pas éventer que parce que ce qui se partage à ce plan des
superstitions qui ne se vivent pas comme telles, c'est essentiellement
une confiance. Pour le dire brièvement ce n'est pas le ((primitif» ni le
((paysan» qui ont le monopole de ces arrangements narratifs et
gestuels: le cadre de la modernité high tech peut aussi faire partie d'un
((échantillon» d'enquête. La difficulté, avec les uns ou les autres,
n'étant pas tant d'obtenir de l'information que de gagner ce qui condi-
tionne la possibilité d'une parole: une confiance, un niveau de
confiance qui se jauge dans un regard, comme l'on peur guetter dans
l'œil de son interlocuteur à qui l'on raconte des péripéties le crédit
qu'il accorde au rôle que l'on s'y donne.
Le second niveau est tout différent tout en se mêlant au premier.
J'ai dit qu'il s'agit de superstitions qui ne se vivent pas comme telles.
Or cela, sans être faux absolument, est également inexact. On peur
fort bien savoir que ce à quoi l'on croit tient d'un arbitraire culturel,
que les fondements réels des manières de pensée sont introuvables,
que l' opérationalité des procédés auxquels on recourt sont indémon-
trables. Mais reste, et ici se sitUe le second niveau de la ritUalité
funéraire, la certitude d'une nécessité. Le premier niveau peur
renvoyer à l'extrême diversité des manières de faire et de penser de
tout un chacun. Chaque individualité psychique peut avoir sa propre
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La place des morts


321

part dans une théâtralité plus ou moins investie, et surtout maniée ou


manipulée selon des plans différents d'idéation, d'expériences émotives,
de réseaux relationnels, d'historicité... Mais le second niveau renvoie
lui à l'obligation culturelle elle-même, c'est-à-dire à ce qui oblige cultu-
rellement une société à se fonder. Il ne s'agit pas «que» d'imaginaires
comme on peut être prêt à penser que ce qui s'imagine est secondaire
en rapport d'une réalité ou d'un réeL.. Au premier niveau je crois ou
ne crois pas tout à fait à ce que je dis. Au second niveau il s'agit de
la nécessité de dire. Je dis quelque chose, en quoi je crois plus ou
moins, fortement ou faiblement, mais si je le dis, c'est parce qu'il y a
obligation de dire, de se situer dans le dire, c'est-à-dire dans la pers-
pective d'un récit et donc d'une temporalité (j'y reviendrai) en rapport
duquel les narrations peuvent se diversifier et susciter des positions
différentes.
Ici se situe l'une des caractéristiques de la ritualité funéraire et
plus généralement de tOUte ritualité. L'investissement qu'on y consent
ne tient pas de la fascination pure ou de l'embrigadement. Que des
mouvements totalitaires puissent utiliser la forme de la ritualité aux
fins d'une adhésion en commençant par faire marcher le corps pour
contraindre corporellement la croyance (Michel de Certeau, 1970) ne
signifie pas que la ritualité soit un pur embrigadement comme si les
mouvements totalitaires réussissaient à parfaire les potentialités de
cette ritualité, c'est-à-dire comme s'il n'y avait pas mieux, plus adéquat
à la logique même de la ritualité, qu'un rituel totalitaire. Récipro-
quement les libertés, que l'on peUt prendre en rapport d'un code
rituel, ne signifient pas directement un appauvrissement de la ritualité,
mais sa capacité de transformation. Ce qui est de fait remarquable
dans la ritualité, c'est la pluralité des positions qu'on peut y adopter, la
diversité des implications qu'on peut y vivre. Le cadre rituel n'est
jamais une fois pour toutes ce qui cadre définitivement les manières de
faire. Il y a toujours un écart entre le rôle rituel et soi-même. Et c'estpréci-
sément cet écart que ménage la ritualité, non pas du tout une croyance
de premier degré, une naïveté ou un fanatisme. Aussi bien ne peut-on
«faire du rite}}au sens où l'on produirait une forme de mise en scène
et de mise en sens qui exerceraient directement leur pouvoir sur les
individus. Non seulement ceux-ci contribuent à la ritualité elle-même
par l'investissement qu'ils y font, mais aussi ce que la forme rituelle
génère c'est, au-delà d'une dramatisation qu'on pourrait mettre en
recettes, toute la complexité d'un investissement distancié ou d'une
distanciation investie. Ce n'est pas l'existence et la préservation d'un
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La ritualité funéraire
\33

«quant à soi» qu'il faut seulement prendre en compte. L'essentiel


réside dans ce qui rend possible ce quant à soi lui-même: le vide. Un
raisonnement mécaniste suppose que la mise en scène produit la mise
en sens ou que toute la question du sens pourrait être résolue par la
seule prise en compte des gesticulations. Or la question du sens c'est
ce que théâtralise la mise en scène rituelle. Et cette théâtralité est ce
qui permet de se mettre en face du non-sens.
La question du sens ne nous situe pas dans le registre des signifi-
cations nombreuses et contradictoires qu'on pourrait inlassablement
énumérer. Il ne n'agit pas d'imaginaires au travers desquels il faudrait
diagnostiquer le refus de concevoir l'inconcevable. Il ne s'agit pas de
ces fictions, de ces histoires qu'on veut se raconter en faisant le mieux
possible d'y croire, sur la survie, la vie après la mort ou l'autre vie.
Dans ces histoires mêmes, dans ces fictions qui ne sont pas toutes
« magico-religieuses », faites de «croyances irrationnelles» et d'un
instinct «animal» de conservation qui se protégerait de la destruction,
il faut entendre la question posée à l'instance absolue de la non-
réponse, et dans cette mise en question de l'impensable, il faut situer
l'emplacement même de la culture humaine. Distancier la mort de la
mort et interroger la fonction du défunt fondent activement l'espace
même du langage et des représentations.
On pourrait dire que la ritualité funéraire est essentiellement une
affaire de gestualités et de mots mis autour. On processionne, on se
courbe, on joint les mains, on se tient par les bras, on s'embrasse.. ., et
«après» vient le mot, après vient la parole ou ce que l'on peut en
dire... À présenter les choses ainsi, il peut sembler qu'on accorde
beaucoup à la pratique. Il peut sembler que tout de la croyance trouve
sa source dans une expérience surtout corporelle de sentiments. Et l'on
n'est pas loin de la position d'Émile Durkheim telle que Claude Lévi-
Strauss l'a critiquée. On pourrait dire que la mort nous laissant totale-
ment démunis, nous trouvons alors le réconfort des gestes, qui
permettent en un temps secondaire de dire enfin quelque chose,
d'avoir tout de même, si ce n'est le dernier mot, la possibilité d'une
parole. On comprendrait ainsi tout le caractère précieux de formalités
physiques où réside la possibilité même de résister au mutisme total.
On comprendrait que l'on code, complique et raffine ces mouvements
qui constituent la seule parade, le seul moyen de faire quelque chose,
et grâce auxquels on peut dire quelques mots. Pour illustrer cela on
peut prendre l'exemple même de formulations qui servent de parade
et qui permettent d'aller dire quelque chose à quelqu'un à qui l'on ne
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La place des morts


341

sait absolument pas ce qu'il faudrait lui dire. Ainsi des personnes
apprécient l'usage des «sincères condoléances» : «ça ne veut pas dire
grand-chose, au fond, mais ça permet de parler », m'expliquait un
homme «toujours très embarrassé dans ces circonstances ». Et il
poursuivait: «après avoir dit ça, on peut dire autre chose, je dirais
même qu'on peut parler d'autre chose. C'est une entrée en matière,
c'est commode.» Tel est l'aspect «pratique» de la formule codée. En
retrait de ces mots que parfois l'on ne prononce pas même - un
regard, un mouvement de bouche valent pour leur prononciation - il Y
a précisément l'attitude, le bras que l'on prend, l'accolade, la main
qu'on vient effleurer... Il s'agirait là d'autant de supports pour
communiquer «sur» l'incommunicable, comme par-dessus le silence.
Mais à présenter les choses ainsi, on mise tout entièrement sur la mise
en scène, sur la théâtralité funéraire, comme si la ritualité n'était rien
d'autre qu'un arrangement gestuel sur lequel - comme l'on met de la
musique «sur» un film - se grefferaient, mais assez mal, des mots, des
paroles, du discours. En somme il faudrait décider que ce qui se dit
n'est - à la manière d'une mauvaise musique de film - qu'un commen-
taire des habitudes de comportements. Et l'on pourrait en venir à
décider que ces mots ne valent que pour donner un semblant de
profondeur à des automatismes biologiques. La culture, pour caricatu-
rer le propos, ne serait donc qu'un habillage second de réflexes
animaux. A la tradition du «cimetière des éléphants», se rajouterait un
mince bavardage sur ce qu'on fait de nos pieds et de nos bras. On
parlerait, mais de peu. Du moins seul le mouvement corporel serait à
l'origine de ces balbutiements, que des institutions mettent plus noble-
ment en forme, mais encore avec des ruses gestuelles, pour meubler
leur propre vide et masquer leur incompétence...
«Que voulez-vous qu'ils disent? », me disait une femme. «Ils
disent qu'il est au ciel, des sottises comme ça, mais on peut pas leur en
vouloir. Nous non plus on n'en sait rien. Et puis on ne veut surtout
rien savoir.» Le «ciel» serait un mot, bien entendu. Une manière
de dire, qui vaudrait essentiellement comme manière, comme poli-
tesse. D'abord parce qu'il faut bien dire quelque chose, cela ne se
ferait pas de ne rien dire, et aussi parce qu'il faut tant soit peu justifier
les courbettes. Le discours ne serait donc possible que parce que
les corps se sont mobilisés. Il ne vaudrait que comme «justification»
de ces mouvements. Mais aussi, il servirait à masquer la pauvreté
même des habitudes gestuelles. «C'est tellement idiot ce coup du
goupillon», m'a dit un homme en riant beaucoup. «Évidemment,
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La ritualité funéraire
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si on dit que c'est de l'eau bénite, ça donne de l'importance au coup
de poignet.» Et d'ajouter, pressentant une heureuse évolution:
«Il paraît que dans pas mal d'églises ils ont arrêté ça.» Puis désignant
du menton un clocher: «Par contre ici, encens et soutanes..., le
Moyen Âge. »
Pour une sociologie naïve, les morts ne comptent pas. Ils sont
inactifs, inopérants, d'emblée inexistants. Ce ne serait que les vivants
qui, par leurs propres croyances et leur obstination à vouloir se leurrer,
leur donneraient un rôle. Éventuellement on leur donnerait un rôle
terrifiant. Mais l'important serait de se fabriquer un mensonge car il
faudrait préférer un défunt qui menace à la situation absurde (inhu-
maine surtout) de la disparition. En fait toutes ces sottises, ces histoires
de revenants qu'on pourra expliquer en parlant de deuils mal réalisés,
serviraient à s'occuper l'esprit. L endeuillé voudrait vivre quelque chose
de la mort d'autrui. Et plutôt en ressentir de la peur ou en éprouver de
la culpabilité que de s'en trouver radicalement exclu. En donnant un
rôle au défunt, c'est le vivant qui se donne un rôle: en se positionnant
comme partenaire d'une relation qu'il veut continuer et en satisfaisant
un appétit qui, logiquement, détourne de la catégorie de l'inexistence.
Aussi bien faudrait-il s'occuper de ce que les vivants font, de leurs
pratiques et ainsi cerner la ritualité funéraire, quitte à réserver, mais
pour un folklorisme, une place à part aux paroles brouillonnes ou aux
discours organisés. Or l'essentiel - en raison de la coupure qui s'établit
comme naturellement entre pratiques et croyances, comme si l'on
pouvait se contenter de les relier par après en expliquant que les unes
légitiment les autres - passe à la trappe. Lessentiel, c'est-à-dire l'action
du mort, le rôle des morts. Sans doute pourrait-on penser qu'au fond
tout se passe «dans la tête des gens», qu'ils veulent y croire et qu'ils se
donnent les moyens de donner quelque vraisemblance à leurs fantai-
sies en s'obligeant à des pratiques, en s'activant corporellement pour se
convaincre que leurs idées ont une suite, et qu'il faut sans doute
qu'elles aient quelque caractère de vérité pour être ainsi suivies d'effets.
Ici donc les pratiques seraient secondaires en même temps qu'obliga-
toires : il faudrait au travers de procédures complexifiées et codées se
donner l'importance de gens qui croient et donner aux croyances
l'armature d'un dispositif. Ici le sociologue se découvrirait comme un
désenchanteur. Il étudierait les pratiques de cimetières comme autant
de tromperies. Et il pourrait expliquer, sans mal, la nécessité de ces
illusions: soit en se référant à une explication de facture psycholo-
gique (l'incapacité à admettre la mort) soit en se référant à une expli-
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La place des morts


361

cation d'ordre sociologique en parlant d'illusion «bien-fondée»


(É. Durkheim) : la ritualité qui se présente comme destinée au mort
tient son efficacité de la solidarisation qu'elle opère entre les survi-
vants, de la dynamisation qui s'y réalise des échanges et de l'intensifi-
cation du sentiment d'appartenance. En tête à tête avec l'altérité, mais
un tête-à-tête aménagé, mis en scène, c'est-à-dire mettant en scène
une altérité négociable, le groupe s'activerait surtout à sa propre
identité. Il ne pourrait pas d'ailleurs, étant donnée la séparation
absolue que réalise le décès entre les survivants et le défunt, travailler à
quoi que ce soit d'autre. Ou encore l'on pourrait dire que le registre
des croyances et que les pratiques qui s'y associent constituent un
détour au travers duquel la société se traite elle-même. La situation,
mais ici même bien entendu, d'une «autre scène», servirait à l'organi-
sation du groupe et à la thérapie culturelle de ses membres. Ainsi
pourrait-on sourire ou considérer comme d'un «Moyen Âge », les
coutumes qui se respectent à l'endroit des défunts et de leurs traces. Le
tronc placé autrefois dans les églises «pour les âmes du purgatoire»
illustre la logique d'un procédé: on complique la destinée des morts
en imaginant des transitions, pour se donner le rôle, fût-ce à distance
(mais évidemment hors même de toute distance), d'un accompagnant
qui paye pour sa propre culpabilité de n'avoir pas, par exemple,
accompagné celui qui n'est plus. Largent bien entendu ne va nulle-
ment au purgatoire mais demeure dans les caisses de l'Église. Et l'on
y dit des prières en contrepartie des rénovations que ces dons «pour
les morts» permettent d'envisager. Croyances et pratiques qui les
étayent, attitudes et discours qui les justifient, ne sortiraient jamais
du cercle des vivants qui, précisément, se réassurent, fortifient leur
propre monde, en donnant évenruellement mais pour une date
tardive, la plus tardive possible, le faux espoir à chacun d'un autre
monde. Par-devers lui-même, chacun saurait sans vouloir savoir qu'il
le sait, l'inanité des croyances, l'inexistence d'une existence dans
l'inexistant, l'absurdité totale d'une probabilité de vie dans la mort.
Mais, s'épaulant les uns les autres, faisant tenir à plusieurs le cadre de
l'illusion, le fabriquant de toutes pièces sous l'effet d'une énergie
collective, tous viendraient jouer à se convaincre de la probabilité
d'une autre existence. Et à force de se contraindre aux règles complexes
de ce jeu, la certitude d'une impossibilité pourrait être suffisamment
ébranlée pour que, comme dans une brèche, armée suffisamment du
refus de la mort, toute l'obsession d'une certirude irraisonnée
s'engouffre.
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La ritualité jùnéraire
137

Le métier de sociologue ou de psychologue supposerait au fond


une capacité à la condescendance ou au cynisme... À force d'agita-
tions, les gens en viendraient à se convaincre de la véracité de
croyances, laquelle véracité ne proviendrait que de l'effet de ces agita-
tions... Quand je demanderai: «Et maintenant, vous pensez qu'il est
où? », je pourrai enregistrer la réponse: «Eh bien au ciel», soit comme
une étape dans le processus du deuil - il est bien remarquable que la
question du deuil résonne tout de suite pour nous comme un
problème de «psy» - soit comme une illustration de folklorisme - il est
bien remarquable que les croyances se présentent d'emblée sous leur
face idéologique, aliénée, superstitieuse, attardée: sous la forme
adéquate à la représentation scientiste d'une «population» comme
équivalent d'un échantillon de zoologue. «Ils y croient», du moins le
disent-ils, et ils font des choses qui correspondent, du moins le
pensent-ils, à «leurs» croyances. Système parfait. Boucle impeccable. Il
n'y aurait qu'extérieurement que l'on pourrait détenir une position
scientifique: par exemple en mesurant les fréquences de génuflexion
dans leur corrélation avec les appartenances sociales. Nous n'étudie-
rions que des mammifères, dotés d'un imaginaire générant leur
déambulation ou qui serait le fruit, assez indigent, de ces mêmes
déambulations.
On l'aura sans doute compris: je ne cherche nullement à savoir
(comment le pourrais-je?) si ce sont les pratiques qui précèdent ou si
ce sont les croyances qui devancent. Plutôt faur-il souligner la circula-
rité du débat, son côté retors, sa pauvreté théorique. L essentiel n'est
pas de comprendre un fonctionnement pour aller ensuite, fort de cette
compréhension, plaquer dessus la «théorie» adéquate, justement et
miraculeusement adaptée au fonctionnement qu'elle a commencé de
postuler. La société n'est pas un fonctionnement. Elle a des enjeux. Et
ici, dans cette question de la place des morts, il s'agit bien de cela: de
l'enjeu de fond en quoi consiste un placement, un emplacement, une
mise en place, une mise à leur place des défunts. Je dis bien la place
«des» morts. Je traite bien de la question au pluriel. Non seulement
parce qu'il s'agit de se distancier du psychologisme ambiant qui
suppose qu'on régule «psychiquement» son défunt intime et tout
singulier. Mais parce que c'est au plan du collectif des morts, au
niveau de l'ensemble des défunts que l'affaire se joue..., ou ne joue
plus! Chacun ne vient pas réguler son deuil en puisant dans quelques
conventions sociales les supports d'une réassurance plus ou moins
efficace. C'est sans doute un individu qui vient se courber sur la
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La place des morts


381

tombe, qui dépose des fleurs, et non une société en son entier. Mais ce
qui se voit comme pratique individuelle ne trouve pas uniquement sa
source dans un ensemble de coutumes comme si celles-ci n'étaient
qu'un effet de société ou que des propositions de services culturelle-
ment acceptés. La vie sociale n'est pas une généralisation des pratiques
singulières, un statu quo évolutif qui se mettrait au point dans des
équilibres de tendances et en fonction des accords que passent des
personnes pour adopter de semblables manières de faire. La ritUalité
funéraire n'est pas seulement un «patron» des gestualités reconnues,
selon les conventions que passeraient silencieusement entre eux des
individus. On ne se met pas d'accord à plusieurs pour dire que l'on
processionne, que l'on donne à manger au mort, qu'on dépose une
fleur sur le cercueil ou qu'on écoute à ses côtés de la musique. C'est
cette vision, pauvre en symboles et en enjeux, qui semble aujourd'hui
se déployer. D'où le sentiment d'une vacuité car, comment miser sur
le sérieux d'une mise en scène, sur son timing impeccable et l'air grave
des participants pour s'assurer que le rituel a lieu?
N'est-ce pas à une ritualité de la ritualité qu'on a de plus en plus
affaire? On n'est plus «dans» le rite, mais dans un jeu ritualisé du rite.
Comme si la scène des funérailles prenait en rapport de nous de la
distance, comme si nous ne pouvions plus «directement» nous y
investir. Comme si ces gestes qui supposent des croyances avaient
perdu leur énergie symbolique et comme si ces croyances, qui engagent
des gestes, ne pouvaient plus s'entendre qu'au second degré. Finale-
ment la ritualité funéraire peut se sophistiquer sur le plan des mises en
scène mais tenir d'une mise en sens toute machinale. Un peu comme
la politesse ou la gentillesse peuvent devenir machinales, simple effet
de civilité, elle-même simple effet de la vie en commun, mais sans que
l'existence d'une communauté ne vienne s'y engager. Sans que l'inci-
dence de la parole douce n'intervienne dans le cours d'une communi-
cation pour laquelle la société elle-même ne serait plus qu'une idée.
De même que l'on peut «gérer» son image et ses relations, l'on peut
gérer la ritualité funéraire et ses obligations.
Ainsi peut-on avoir prise sur le rite mais parce que le rite n'a plus
prise sur l'événement. On cherche à insuffler un sens à la ritualité, on
veut lui donner une épaisseur, on trouve des symbolismes qui vont
servir à orienter les gestes et les pas. Et c'est bien cela qui est remar-
quable, outre la dévaluation du symbolique en symbolismes multiples,
interchangeables, à signification « humaine il, «universelle il, mais aussi
bien faible: que l'on surenchérisse dans la fabrication utilitaire d'une
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La ritualité fiméraire
139

ritUalité dont toute l'orientation serait de «gérer» la psychologie du


deuil. Ce faisant l'on creuse l'écart entre cette ritualité professionnelle
et la ritualité sociale. C'est, pour forcer le trait, au travers d'un rite
qu'on assiste au rite funéraire. Au travers d'un ensemble de conven-
tions qu'on fait de la présence «devant» une ritualité dans laquelle l'on
n'est plus. On n'assiste plus à la messe, par exemple, mais l'on assiste à
sa propre assistance.
La question que je pose du sens de la ritualité funéraire peut
sembler morale et par trop sérieuse. La remarque ironique de Jean
Baudrillard (1978), expliquant que les masses ne se sont jamais préoc-
cupées du sens mais qu'elles se sont toujours passionnées pour le
spectacle, ne devrait-elle pas court-circuiter ce questionnement? Ne
faudrait-il pas dire que, de n'importe quelle façon, l'on vient y trouver
son compte et que le décalage que je soulignais «entre rite et rite»
supposerait au fond l'idée naïve d'une vérité rituelle? C'est bien le
spectacle lui-même qui s'appauvrit. Non pas une authenticité de la
ritualité mais sajOnction même de représentation.
Ainsi, quand on croit bien faire en demandant aux familles de
s'impliquer, de prendre part, de jouer un rôle dans la ritualité
funéraire, peut-on venir augmenter ce décalage dont je parlais plus
haut? Sans doute tout le monde peut-il être content: tout se sera bien
passé. Mais la question demeure: «qu'est-ce qui se sera passé?» ou
plutôt l'on peut se demander où sera passée la cérémonie funéraire à
force d'avoir produit le cérémonial du cérémonial. Si c'est à la famille
de «faire sa cérémonie», comme ce sera à chacun par suite de «faire
son deuil» - l'idée simple étant que la famille faisant bien sa cérémo-
nie aidera chacun à mieux faire son deuil - où réside la ritUalité
funéraire si ce n'est en une position seconde et finalement recouverte
par son redoublement ritUalisé?
Imaginons des gens que l'on fait jouer aux cartes. On ne leur
donne pas les règles du jeu mais des règles qui permettent de venir
s'asseoir à la table, de tenir un paquet entre les mains d'un donneur,
de distribuer les cartes aux différents joueurs et de dire de temps en
temps quelque chose en abattant de temps à autre l'une de leurs
cartes. Vu de loin, il pourra bien sembler que ce sont des gens qui
jouent aux cartes. Et l'on pourra toujours expliquer que c'est pour
mieux «pouvoir» y jouer qu'on leur a donné la possibilité de bouger
eux-mêmes leur chaise, d'avoir choisi la couleur de la table, d'avoir
tourné dans l'ordre souhaité autour de cette table avant de s'y asseoir,
d'avoir choisi les mots qu'ils voulaient dire au moment de déposer la
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40 La place des morts


I

carte de leur choix. Mais à quoi finalement auront-ils joué, si ce n'est à


jouer qu'ils jouaient? Et donc à quoi?
Lhomme dont je rapportais plus haUt les propos, celui qui m'ex-
pliquait que les cierges et les soutanes sont du Moyen Âge, serait-il
exempté des croyances obsolètes et des pratiques dépassées qui leur sont
associées? Évidemment pas. Comment pourrait-il, comment pourrait-
on se soustraire à la nécessité de «faire et de dire quelque chose» et
donc à la justification, même mineure, même affaiblie, de ce qui se fait
et se dit? En fait, l'enjeu n'est pas celui seulement d'une obligation
conventionnelle et de ses variations en fonction de lieux, d'époques ou
de milieux sociaux. Mais celui d'un positionnement de soi dans un
espace-tempsqui permet le rapport au défùnt. Une dame m'a dit combien
elle avait été embarrassée, alors qu'elle faisait une «visite au défunt» de
ne pas trouver près du mort de» bénitier. Bénir le défunt, c'est comme
cela que ça commence, c'est comme cela que cela peUt commencer,
que l'on peut «faire la visite». Sinon, désemparée, se trouvant sans
emploi gestuel, la personne, eXpliquait-elle, ne sait pas «où se mettre».
Heureusement, quelqu'un de la famille est venu installer «le buis»!, et
les choses ont pu rentrer dans l'ordre. On peut comprendre cette
exigence comme l'équivalent d'une demande de serviette de table pour
avoir les moyens de «bien» manger. Et comprendre que l'oubli du
bénitier comme l'oubli d'une serviette de table tient d'une impolitesse,
d'un manque de savoir-vivre, d'une incapacité à «bien recevoir». Encore
une fois, il ne s'agit pas que d'un trait culturel au sens d'une simple
fantaisie coutumière. C'est sous forme d'une tradition, que l'on pourra
dire arbitraire, de l'organisation d'un espace et d'un espacement dont il
est question. Il ne s'agit pas seulement de manipuler un objet qui
garantirait la définition d'un cadre et qui assurerait à celui qui en
dispose de ne pas risquerde perdre la face. La ritualité sans doUte s'amé-
nage comme ce qui permet de faire bonne figure (Erving Goffman).
Elle évite, dans des situations troublées, l'incident qui compromettrait
la participation des acteurs.
La ritualité, peut-on dire, se protège en protégeant ceux qui s'y
trouvent engagés. Je sais où me placer, comment me tenir, quoi faire de
mes mains et quoi dire: toUt va bien, tout se déroule comme il faut,

Il s'agir là d'une situation «traditionnelle» que j'aurai rencontrée en milieu rout aussi parisien que
bordelais. Bernard Pichon y fair également mention dans son mémoire pour le Diplôme
Universiraire de Soins Palliatifs, «Le Corps du défunt», Universiré de Breragne Occidentale,
1998, p. 9.
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La ritualité funéraire
141

que cela se déroule pour que je ne me sente pas mal à l'aise, et pour
que mon malaise ne se communique pas à l'ensemble des participants.
La capacité de la ritUalité à résister à l'incident est remarquable, cette
capacité qu'ont les participants d'ignorer le dérapage momentané,
d'abstraire l'incident éventuel du déroulement de la cérémonie elle-
même. Il semble, par exemple, que le silence se prolonge anormale-
ment. Que l'un des participants n'a pas bien retenu son rôle et
compris le moment de son intervention. Ce qui en d'autres circons-
tances serait sanctionné par un rappel à l'ordre - «Qu'est-ce que vous
faites? C'est à vous!» - se reprend dans la mise en scène d'un appro-
fondissement du recueillement. Mais ce n'est pas seulement la volonté
de chacun de ne pas compromettre la ritualité du groupe qui explique
cette solidité et cette plasticité du cadre ritUel. Ce qui se préserve n'est
pas seulement une politesse, ou ce que cette politesse garantit, c'est-à-
dire un dispositif d'interactions, mais une distanciation d'avec le mort.
Ce qui est essentiellement en jeu c'est la construction d'un espace
entre les vivants et le défunt. C'est cet espace que la ritUalité sitUe, à
quoi elle oblige, et par quoi elle permet le positionnement des vivants
les uns par rapport aux autres et de tous par rapport au mort. La ritua-
lité ne fournit pas le moyen d'une relation avec le mort, comme on
veut le dire à partir d'une vision essentiellement gestionnaire des
affects. Elle met en scène la non-relation, en faisant de l'impossible
relation avec celui qui n'est plus, le support d'un rapport avec celui
qu'il faut sitUer autrement. La ritUalité funéraire est cette mise en
rapport, c'est-à-dire dans la reprise de l'événement de la mort, dans la
reprise de la disparition du vivant, qui n'est plus vivant, la construction
d'une place du côté des morts.
J'y insiste encore: l'affaire se joue au pluriel, où plutôt au plan
d'un collectif Il faut parler de la place des morts et non pas seulement
de la place du mort. La société ne pense son imaginaire que sociale-
ment. Elle ne peut imaginer sa continuation autrement que sous
forme d'une structuration également sociale. C'est le jour des morts
qui suit la Toussaint, et non pas le jour de «mon» mort, comme si
chacun avait le sien. Il ne peut y avoir de défunt qui se place pour le
sujet, que dans un ensemble, en fonction d'un espacement, qui
relèvent de dispositifs sociaux et, comme ce fut longtemps le cas,
sous forme de société, d'ensemble organisé, relevant du registre même
du collectif
Sans doute pourrait-on opposer la femme qui veut son bénitier à
l'homme qui ne veut plus de «moyen âge». D'un côté la traditiona-
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42[ La place des morts

liste, de l'autre le moderniste. Mais la conservation d'une ritualité,


c'est-à-dire d'un ensemble de règles complexes qui obligent des rôles,
fussent-ils minimes, ne relève pas d'un pur conservatisme. Sans doute
pourra-t-on identifier des tempéraments, des idéologies, des obéis-
sances qui témoignent d'une traditionalité tautologique ment liée au
«poids du passé». Mais la ritUalité funéraire n'est évidemment pas le
monopole des personnes «vieux jeu» ou «vieille France». Elle peut se
moderniser, se transformer par simplifications successives ou brico-
lages multiples, reste que cette ritUalité n'est pas seulement la conven-
tion variable dans le temps et l'espace des survivants, mais préalable-
ment la scène à quoi convoque le mort. Ce qui compte dans le rema-
niement des gestes ritUels, par abandon de telle habitude et l'appari-
tion de telle façon de faire, c'est toujours la construction d'un rapport
au défunt, telle que le mort y oblige. Ce qui revêt un caractère d'obli-
gation dans le rituel ce ne sont pas ses conventions propres qui sont
toujours malléables, ou ce n'est pas seulement son arbitraire qui de fait
vient s'imposer, mais la mUtation du décédé en défunt et donc la mise
du mort à sa place.
Roger Caillois le remarquait dans son texte Patagonie. La nature
procède d'une folie ravageuse, elle détruit. Et ce qui est propre à la
culture c'est bien l'insistance de l'homme à préserver l'aUtre homme
dans des sépultures étudiées. Au fond, ce qui apparaît devant la sauva-
gerie, c'est la faiblesse même des œuvres humaines et l'insistance de
ces œuvres, là même où les pierres ne résistent pas à «l'herbe de fer».
Caillois disait douter que «mérite le nom d'homme» celui qui n'aurait
pas eu «à remarquer l'absence du cadavre humain»l. Là même où la
nature se chargerait de tout, la société veut intervenir. Installer entre la
biologie de la putréfaction et elle-même des procédures transition-
nelles. Régler ce qui, pourrait-on dire, de tOUte façon s'accomplit.
Mais c'est cette régulation ou cette installation procédurière qui
constitUe la culture elle-même. Nous ne manquons pas de simplicité
pour laisser les cadavres là où ils sont. Il ne faudrait pas davantage de
courage pour laisser les corps décédés à leur natUrel pourrissement. Ce
n'est pas seulement le souci que nous avons du corps qui porte à exiger
que l'on masque ce qui dégoûte. Déjà le cadavre, le corps de celui qui
vient de mourir, provoque la nausée, comme le soulignait Georges
Bataille. Ce qui se manipule dans la manipulation du cadavre, ce n'est

Roger Caillois, Le Rocher de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1946, p. 111.


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La ritualité funéraire
143

pas seulement notre hantise de la décomposition, mais ce que le mort


porte comme véritable menace. Il est impossible qu'il reste là, même
s'il ne peut plus bouger, et même s'il va disparaître, se réduire à quel-
ques os et à un crâne. Dans nombre de sociétés traditionnelles l'on
tolère plus que nous ne le pouvons l'altération que produit la cadavéri-
sation. Mais dans ces sociétés aussi, la manipulation que nous n'ose-
rions pas imaginer du corps du défunt demeure réglée: elle reste une
réglementation du passage que le mort doit accomplir, et la ritualité
funéraire, quelles que soient ses formes outrancières, est cette mise en
scène qui doit venir en réponse de la scène cadavérique. Les normes de
l'hygiène peuvent se modifier. Les sentiments du dégoût peuvent
varier. Mais l'obligation que fait le mort de réguler sa transition
demeure et cette transition n'est pas seulement l'affaire d'un transport
physique et d'une dissimulation plus ou moins habile.
Le cadavre est bien ce qui reste sur les bras du criminel. Et le
voilà privé des ressources des Pompes funèbres. Il ne peut téléphoner
aux services compétents pour expliquer que, venant de tuer quelqu'un,
il faut venir le débarrasser au plus vite de ce qui en « reste ». Ce reste
c'est la personne du décédé, et la ritualité funéraire n'est pas, comme
l'on s'en doute, un moyen plus ou moins sophistiqué de débarras. La
sophistication des gestes, la complexité des mots ne sont pas d'inutiles
artifices. Lon ne saurait dire que leur seule utilité serait de donner
quelque élégance à un travail d'éboueur ou de fossoyeur. La ritualité
n'est pas ce «détour» dont, avec un peu de sens des réalités, nous
pourrions nous passer. Car ce qui se passe dans la ritualité c'est préci-
sément ce détour auquel la société se trouve obligée pour se poser
comme culture. On connaît, dans les films ou les romans policiers, la
place déterminante pour l'intrigue que tient le cadavre. Il faut cacher
le corps, le faire disparaître. Parfois, comme dans Les Diaboliques
(Henri-Georges Clouzot), par exemple, le tourment que donne le
cadavre à ses assassins provient de son incompréhensible disparition.
On le croyait dans la piscine de l'école. Mais quand celle-ci est vidée,
on découvre avec horreur - tandis qu'on craignait qu'il fût découvert -
qu'il n'y est plus. Cette situation rare montre assez que le cadavre rôde
du fait même d'une ritualité absente qui aurait contribué à le mettre
en une place. On voit ici, sans doute pour une raison précise qui tient
au suspense de l'histoire - en fait celui que l'on croit mort est toujours
vivant - que le cadavre de l'homme assassiné «bouge» dans l'imagi-
naire de celle qui pense l'avoir tué, et que la monstruosité peut venir
non pas de le savoir en un lieu, mais absenté de l'endroit où l'on
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La place des morts


441

pensait l'avoir dissimulé. Disons bien que le deuil pathologique n'est


pas strictement le problème d'une personne qui «débloque». Mais le
fait d'une ritUalité défaillante, insignifiante, asociale, déculturalisée.
Mais plus souvent, dans ces «séries noires», le cadavre «revient». On
croyait l'avoir bien enterré. Mais les pluies ont raviné le sol et une
main apparaît. Le corps en décomposition devient le support de l'en-
quête. Lexamen médico-légal permettra d'indiquer la cause du décès,
les circonstances du crime, et l'arme qui fut utilisée. Et il faut alors
connaître le mobile du meurtre pour trouver le coupable. Bref, on ne
se débarrasse pas d'un mort facilement. Et l'on peut dire qu'il est plus
aisé de se défaire d'un vivant, que de s'abstraire de l'orbite funèbre du
décédé. Le corps du défunt est toujours ce cas qui survient, cet
accident qui arrive, cette chute (casus en latin signifie chute) qui oblige
la culture à l'intervention.
Dans toutes les sociétés traditionnelles, cette intervention vient
réguler le monde des morts, et chaque ritUel funéraire constitue l'occa-
sion de renouveler l'opération de cette mise en ordre. Car les morts
font peur. L'on ne saurait plaisanter avec eux, agir comme s'ils
n'étaient pas là, sous prétexte qu'ils sont décédés. Précisément, le
décédé trouve une transformation ritUelle en accédant au statUt de
mort, mais c'est précisément pour se trouver logé en une place à partir
de laquelle se négocie un rapport qui implique les vivants. On
comprend aussi l'interdit du meurtre. Toute ritualité comprend cet
enjeu fondamental qui est de dire que cette mort n'estpas le résultat d'un
crime, que la mort de l'un d'entre nous n'estpas un meurtre. Il ne s'agit
pas seulement de s'interdire d'aller tUer les gens parce que cela serait
incivil. Il s'agit de n'aller pas fabriquer individuellement un mort dont la
collectivité ne pourrait réguler la mise en place.
On peut mesurer la distance qui sépare de cette culture tradition-
nelle, de sa logique et de ses impératifs, la possibilité moderne de
l'assassinat de masse et du crime contre l'humanité. Penserait-on que
la mise à mort de millions de personnes puisse faire courir un risque
majeur, mettre radicalement en péril l'histoire même des vivants?
Pense-t-on que des millions de gens tUés pourraient être ces décédés
sans statUt, hors de l'espace des morts, et que nous ne saurions vivre
tranquillement dans une sitUation inhumaine, en nous trouvant placés
nous-mêmes hors de l'institUtion des rites funéraires? Pour que l'abo-
mination des camps d'extermination advienne, ne fallait-il pas que les
morts eussent préalablement cessé de se trouver situés en une place, ou
que le souci de cette place collective se soit estompé pour qu'on s'auto-
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La ritualité fùnéraire
145

rise à l'innommable sans craindre de mettre en désordre le monde


même? On ne peut pas tuer dans quelques règles que ce soit. On tue
hors règle. Et tuer c'est dérégler le monde même, étant donnée la
culture qui fonde ce monde, dont l'enjeu de fond consiste à séparer
et articuler les vivants et les morts. On comprend ainsi la phrase
d'Emmanuel Lévinas : «l';âme n'est pas une exigence d'immortalité
mais une impossibilité d'assassiner». On comprend ainsi que la ques-
tion des croyances ne se limite pas à ces croyances mêmes. Mais que
l'enjeu réel de ces croyances c'est bien d'espacer les morts, de tenir à
distance les défunts et ce faisant de déterminer l'espace des vivants. On
comprend aussi que ce que disait Lévinas ne relève pas d'un moralisme
et que l'interdit du meurtre ne tient pas du registre de la convention.
On comprend encore ce qui caractérise la monstruosité d'une «bouche-
rie» nazie. Pierre Legendre a bien montré que le «passage à l'acte
hitlérien» tient dans le rabattement de la filiation à la «pure corpora-
lité» et il indique, en soulignant que le scientisme fut l'atoUt de la
suppression de la «ligature généalogique», l'incidence d'un tel écrase-
ment dans les conceptions occidentales de la corporéité1. Comment
croirait-on, en effet, que le corps de la personne décédée, s'entrevoit
«naturellement» : le regard qui se porte sur le corps (vivant ou mort)
n'est pas seulement relatif à la vue, mais il est construit culturellement.
Il faut bien se demander ce que devient cette construction culturelle
dans la scène cadavérique contemporaine: on comprend bien que la
gêne de la dame qui ne trouve pas son bénitier ne tient pas d'une
naiveté ou d'un folklorisme. Mais il faut aussi prendre en compte l'ex-
termination des morts. Le massacre est sans doUte celui des gens, des
vivants réduits à la catégorie de la «viande», c'est-à-dire non pas seule-
ment un assassinat en grand nombre grâce aux ressources de la divi-
sion scientifique du travail de la société industrielle (à considérer les
faits ainsi on pourrait alors prétendre que le camp nazi n'est qu'un
«excès» de la rationalité), mais la mise à mort de ce qui fonde symbo-
liquement l'humanité. Ce massacre est aussi celui des morts à qui l'on
supprime l'accès à la place de défunts. On a tué. On a aussi et surtout
fait disparaître. Jusqu'à faire disparaître les traces de la disparition. Ce
qui distingue la criminalité «pathologique» de la criminalité «ration-

Pierre Legendre, Le Crime du caporal Lortie, Paris, Fayard, 1989, p. 21 : «Exrerminer les Juifs,
c'esr prérendre ruer à rravers eux la Référence européenne dom procèdem les exégèses de la
ligarure en Occidem, c'esr-à-dire la consrrucrion même de la filiarion, dans sa version juive.»
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La place des morts


461

nelle», c'est bien que la seconde fait disparaître la «catégorie» du


défunt et déjà celle du décédé. C'est le «déni du cadavre» qui consti-
tue, à cet endroit-là, toute son aberration. Dans les romans policiers,
le criminel est encore hanté par le cadavre, tandis que la bureaucratie
monstrueuse veut supprimer jusqu'à l'idée même du cadavre. En extra-
ire le souci de la pensée humaine. C'est-à-dire faire de cette pensée,
ainsi soulagée, l'inhumanité même.

États et passages
La question de l'articulation entre espace des morts et des vivants n'est
pas qu'affaire de croyances. C'est-à-dire d'un imaginaire rassurant. Il ne
s'agit pas ici de savoir si ces croyances sont vraies ou fausses, ni de
conclure platement sur la nécessité de croire en une autre vie où se
situerait l'espace des morts. Il faut souligner que la fabrication de cet
espace, qui est sans doute le fait des vivants, tient sa nécessité de
fonder le rapport à la vie. Aujourd'hui, nous serions tentés de donner
des preuves à la réalité d'une communication avec les morts (j'y reviens
au chapitre suivant), et l'on peut penser que cet effort témoigne bien
de la permanence au travers de l'histoire de la fabrication d'un espace
des morts, en plus de marquer un «retour du religieux». Mais outre
le fait qu'il s'agit davantage de la progression d'un délire, il faut
comprendre que cette exigence de preuves et que cette volonté de
contact entre deux mondes, signifient tout au contraire la fragilisation
de la représentation symbolique qui s'organise dans l'institution cultu-
relle du rapport à la mort.
Le décédé n'estpas encore un défunt, et tout l'enjeu de la ritualité
funéraire consiste à faire place au défunt en ritualisant la séparation
avec le mort. La loi biologique confronte à un état: «Il est mort». La
règle rituelle rend possible le passage: la transition d'un statut à un
autre pour le défunt et la marque de la mutation qui s'accomplit pour
ceux qui restent. Cette «possibilité» relève en fait d'une obligation:
séparer les vivants des morts est ce qui permet aux sociétés de n'être
pas folles et l'on peut dire de la culture qu'elle tient sa raison de
s'opposer à la confusion des morts et des vivants.
Nous sommes riches pour actualiser les états, pour les dire, les
ritualiser ou les «solenniser». Mais nous sommes par contre pauvres
pour dire les passages, pour signifier les transitions. Ce faisant la ritua-
lité funéraire perd de son sens même puisqu'elle est essentiellement
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La ritualité fùnéraire
147

faite pour mettre en scène et en sens les mutations. Des mutations


s'effectUent objectivement, mais subjectivement elles ne prennent pas
forme. Subjectivement, c'est-à-dire non pas du point de vue d'un strict
psychisme individuel - je suis bien obligé de me rendre compte que ça
change, que cela ne sera plus pareil, que «l'instant» du décès introduit
à la perspective du «plus jamais» - mais au plan de la construction
sociale de la subjectivité.
De même peut-on dire que nous avons des ressources cérémo-
nielles en matière de «retenue» du mort. Mais nous sommes par contre
démunis pour composer avec la séparation qu'il s'agit de marquer
d'avec le défunt. Or la ritualité funéraire tient essentiellement son sens
(ou sa fonction même) de forcer cette séparation. Les trois temps qui
actualisent la séparation d'avec le mort, sont la mise en bière, la ferme-
ture du cercueil et l'inhumation ou la crémation. (En fait on ne peut
pas dire «ou la crémation », parce que la crémation pose précisément
à cet endroit de la séparation des questions spécifiques sur lesquelles
je reviendrai, alors qu'on tend à la présenter comme la simple possi-
bilité d'une alternative.) Or c'est à ces trois moments principaux que
la ritualité se tient en retrait. Qu'un fonctionnement opère comme il
doit bel et bien opérer, mais sans les ressources d'une sitUation symbo-
lique du défunt.
Louis-Vincent Thomas (1985) l'a montré: deux logiques princi-
pales caractérisent les rites funéraires, celle qui consiste à «retenir» le
mort parmi les vivants, et celle qui consiste à venir dire que l'on s'en
sépare. On «retient» le mort parmi les vivants, entre nous, au travers
des paroles qu'on lui adresse, de la sollicitUde qu'on lui témoigne, du
respect de sa personne dans les prudences qu'on observe aurour de son
corps. Dans la maison où le mort «repose », le silence est de rigueur.
J'érouffe le bruit de mes pas, je me garde de parler fort quand le mort
se situe dans l'espace de «sa» retenue. Sans doute est-il mort et nous
pouvons savoir qu'il n'entend plus, qu'aucun bruit ne peut plus déran-
ger ce sommeil qui n'est pas un sommeil. Rien ne saurait le faire
sursauter ou tressaillir. Le corps du mort est inerte. C'est par cette
inertie qu'il se montre comme mort. Il y a toutefois toujours un écart
qui s'opère entre ce savoir et l'usage que l'on fait de la «présence du
défunt» : un écart qui s'introduit entre la mort et le mort, c'est-à-dire
entre la mort biologique dont nous avons l'information et le mort
dont on ritualise la présence-absence. Lon voit ici encore une fois que
la ritUalité consiste précisément à tenir cet écart. La convention du
silence et de la réserve n'ont aucune utilité rationnelle. La mise au
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La place des morts


48\

ralenti des mouvements et des propos de ceux qui «survivent» n'est


pas utilitaire. Il n'y a pas de nécessité réelle à ouvrir lentement la porte,
puis à n'oser rentrer que de quelques pas dans la chambre. Ce sont ces
prudences qui «font» la ritualisation, c'est-à-dire qui permettent d'éta-
blir un cadre qui préserve lui-même de la menace du mort. Car la
«retenue» du décédé ne saurait être un pur déni de son décès. Le
retenir parmi les vivants ne se peut rituellement qu'à le placer déjà
hors des sphères d'interactions, à l'isoler déjà des formes communica-
tionnelles. Et il s'agit bien ce faisant, dans la ritualisation de cet écart,
d'établir de manière signifiante la réalité incroyable du décès lui-
même.
Le corps est là ou, si l'on préfère, il est ici. Oui. Dans cette pièce.
Allongé ici. En cette place où on l'a mis et dont il ne bougera plus
avant qu'on en décide. Sans doute. Mais toutes les personnes que j'ai
pu interroger sont venues me dire la même inquiétude: liée à la locali-
sation même d'un défunt dont la place demeure encore intermédiaire,
et qui continue de se «déplacer» dans les rêves, les hantises de ceux
qui n'arrivent plus à bien dormir. «Mon frère, j'en avais l'impression,
tournait dans ma chambre, je croyais pouvoir le voir. Évidemment je
dormais. C'était comme un cauchemar. Ou je pourrais dire que je
savais que je ne dormais pas et que c'était des craintes. Cela peut
paraître bête, mais je lui ai demandé de ne pas bouger comme ça.
Parce que je le savais dans sa chambre. Je crois aussi, on pourrait dire
aussi que je me suis dit de ne pas penser à tout ça. De ne pas le faire
venir comme ça. À un moment j'avais l'impression qu'il montait, qu'il
descendait, je ne sais plus. Et puis quand je me suis réveillée, je me
suis demandée si c'était bien vrai qu'il était mort. Si c'était bien vrai ce
cauchemar-là...» Des personnes ont le souci de ne pas paraître folles.
« N'allez pas croire que je crois à tous ces trucs qu'on raconte mainte-
nant», m'a-t-on dit. «Mais j'avais l'impression qu'il était là, je veux
dire là où il ne devait pas être, puisque je savais bien qu'il était
ailleurs.}}
On a beau savoir que la personne est morte - des gens sont venus
officiellement vous le dire, les «sauveteurs» ont dit qu'il n'y avait plus
rien à faire, les pompiers ont dit que c'était «fini », le commissaire de
police a constaté le décès - reste que pendant les premiers jours qui
suivent cette information on ne comprend pas, on n'intègre pas, le fait
du décès. Lidée de la mort de l'autre fait son chemin. On sait qu'il est
mort. Mais on ne le croit pas encore. On ne peut pas tout de suite le
croire, même si tout vous le fait savoir. Lintervention au sens fort du
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La ritualité funéraire
149

terme - il s'agit bien de venir entre la famille et le mort - des profes-


sionnels du funéraire, est ici capitale. La manipulation du catalogue qui
donne à choisir le cercueil, les suggestions pour rédiger l'annonce sont
autant de moments qui obligent à «réaliser». Une femme m'a dit: «Je
crois que c'est quand ils m'ont demandé le texte pour l'avis de décès,
c'est quand il a fallu dire les personnes qui annonçaient la mort, c'est
quand j'ai prononcé le nom de son petit-fils, que j'ai réalisé, que j'ai
commencé de réaliser vraiment. Je me suis rappelé que le petit (il a un
an), ne connaîtrait en fait jamais son grand-père.» Plusieurs personnes
disent «qu'après la cérémonie, même, on n'a pas encore compris». Il
faut s'habituer, dit-on, «avec les meubles et ce qui reste», et c'est
chaque instant qui peut relancer la douleur d'une séparation absolue.
On s'en protège donc. On s'en protège le plus possible. «Et puis c'est
dans un train que tout revient dans la figure. Tous les détails qu'on ne
peut pas oublier. Et toute la présence du mort qui continue de vous
tenailler.» «On m'a parlé d'un soutien aux défunts, non je veux dire
aux endeuillés» m'a dit une femme. Mais elle explique qu'elle ne voit
pas bien comment des personnes croient pouvoir faire ce «métier-là».
Comment cela peut-il être un métier? «Il paraît qu'on va mieux après,
mais moi je n'avais pas envie d'aller mieux, comme ils disent.» «Et puis
qu'on me conseille sur les souvenirs, ça me tue.» Qu'elle ait pu dire
«soutien aux défunts» peut sans doute s'interpréter comme la marque
d'un «déni». On pourra dire que cette femme refusait la mort. Et
donc, en arguant de la nocivité d'un refus, justifier l'aide accompa-
gnatrice, le soutien réconfortant. Or c'est précisément avec ce refùs
qu'elle souhaitait qu'on la laissât tranquille. «Dans ces moments-là on
a surtout besoin qu'on nous foute la paix», me disait un monsieur. «Il
y a la famille, les amis.» «Il y a notre silence», me disait une femme.
Une autre se faisait plus précise encore: «Aujourd'hui quand on a des
embêtements, il y a des gens qui viennent nous demander pourquoi
ça nous embête. Mais les embêtements nous suffisent. On n'a pas
besoin d'emmerdeurs.»
Ce qui est incroyable dans la mort, ce n'est pas la mort même,
dont nul ne sait rien, sauf qu'elle conclut l'existence. C'est l'onde de
choc qu'elle produit, le ravage qu'elle actualise. L'information du
décès, le constat scientifique de la fin ne suffit jamais à l'élaboration
nécessaire d'un rapport à la mort. Or ce rapport ne se construit pas sur la
base d'une acceptation du décès, mais sur la base inverse de son refus.
Louis-Vincent Thomas distinguait justement entre ce qu'il appelait un
déni «réel» et un déni «symbolique» de la mort. Et il montrait que les
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50 La place des marts


I

sociétés traditionnelles jouaient d'un «déni symbolique». Demander


aux gens, à nous-mêmes, d'accepter «réellement la mort », cela peut
ressortir à l'exhortation de virilité. Mais cela n'a culturellement aucun
sens, sauf celui d'abolir la culture même qui consiste à refuser la mort.
Mettre entre la fin et la mort l'espace des morts, est ce qui permet de
résister à la mort, de l'accepter mais secondairement sur la base essen-
tielle de son refus premier. C'est bien lorsque ce refus premier, mais
fondamental, ne s'accomplit plus culturellement, que la négociation
avec les morts est en péril.
La «retenue» du mort, dont parlait Thomas, n'est pas strictement
une inclusion du décédé, mais au contraire une forme de distanciation
d'avec le mort et d'avec l'œuvre de la mort elle-même. Ce qui se ritua-
lise ce n'est pas «la mort». Ou ce que la ritualité accomplit ce n'est pas
une acceptation de la mort, mais la négociation humaine, sensée, de
son refus: l'isolation du décédé dans le registre déjà impensable du
décès, l'installation de son corps dans le registre déjà impensable de
son exclusion propre.
De fait l'on craint les morts. Ils envahissent vite au lieu de se
tenir dans ce corps qu'on pourrait facilement situer. Le mort s'exclut.
Et c'est cette auto-exclusion qui est effrayante. Le pari vivant pour la
vie proteste de toute son énergie contre ce départ, contre cette absten-
tion, contre cette absence qui ne peut pas même prendre figure de
l'humanité de l'absence. Il y a bien quelque chose d'inhumain dans la
procédure du décès. Un consentement douteux à cette situation bruta-
lement posée hors des logiques mêmes de la situation humaine. Et
l'on peur se douter que ce retrait, dont on ne sait dire le sens, peut
procéder d'une volonté hostile. De fait les gens qui «voient» leur mort
«monter et descendre» ne sont pas des illuminés. Ils nt fournissent
pas la clientèle des gourous de la modernité qui prétendent
«intervenir» là où nul ne peut venir. Ils ne «voient» rien. D'ailleurs ils
le disent explicitement. Il n'y a pas de mort qui puisse s'agiter hors de
son habitacle. Le «déplacement» du mort est évidemment expressif
d'une impossibilité à situer immédiatement le mort. Mais c'est à ce
point précis qu'il faut congédier les charlatans qui prétendent s'y
connaître en migration des esprits et les charlatans qui croient s'y
connaître pour «faire le deuil», si ce n'est ôter le deuil, comme on
ôterait non un sort - l'affaire est subtile - mais un «point noir». Il
faut le dire nettement et tout simplement: ce qu'oublient ces «spécia-
listes» c'est que l'affaire du deuil - ce «travail» comme ils disent -
n'est jamais le problème d'un individu dans sa relation à un autre
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La ritualité fùnéraire
151

individu. La mise en rapport du défunt qu'oblige le rituel funéraire


suppose précisément la mise en scène d'un écart qui excède la commu-
lllCatlon.
On peut dire du mort qu'il incarne la disparition telle qu'elle
menace précisément le rapport à la mort qui fonde la culture
commune. Le travail culturel de ce rapport suppose bien la reprise de
l'événement de la disparition. Le décédé que je vois est un disparu. Et
la nausée qui s'éprouve devant le cadavre, comme en parlait Georges
Bataille, est bien liée à cet effondrement. Ce ne sont pas seulement
nos hantises devant le cadavre en tant que tel qui nous tiennent
éloignées du décédé. C'est déjà le fait du décès, l'absurdité de l'arrêt, la
brutalité de l'interruption qui nous menacent. Ou c'est la coïncidence
parfaite du décès dans le corps inerte qui nous est insupportable. Le
support culturel vient nous aider à répondre à la disparition par le
mouvement d'une mise à l'écart du mort. Le disparu est ce mort qui
ne s'est pas assez écarté, celui qui vient de décéder n'est pas encore
assez loin du monde des vivants. Le travail culturel doit précisément
s'en saisir pour l'écarter dans la mort.
ToUt se tient peUt-être: à partir du moment où la construction
de l'espace des morts ne se fait plus, c'est la mort qui ne fait plus sens
de limite. Et réciproquement, quand la mort ne fait plus sens de limite
(je reviendrai sur les significations précises de cette limite), l'espace des
morts ne se construit plus ou se construit mal. Du moins peUt-on
constater dans la société d'aujourd'hui que les deux phénomènes sont
contemporains: faible espacement des morts, faible qualification de la
mort comme limite.
On peUt constater des états, mais il faut des transitions pour les
situer dans un espace de significations. Létat du disparu ne suffit pas à
la ritualité funéraire. Ou plutôt l'on peUt dire que la ritualité funéraire
est une élaboration du rapport à la mort dans le traitement sous forme
de transition de l'état du disparu. Que le décédé ne soit plus là
n'empêche qu'il est encore là, et c'est cet entre-deux que la ritualité
doit travailler. Ce n'est pas un vivant qui a «décédé récemment» qu'il
faut entourer avec respect, mais un mort qu'il faut pouvoir congédier
en lui assignant une place. Le décédé menace. On craint son étrangeté
radicale avec laquelle la société ne sait pas négocier. On craint cette
figure de la disparition qui menace de rester absent: inerte et d'autant
plus incontrôlable. On s'accommode de l'inertie des objets, sans
doute. Mais le corps n'est pas un objet. En prenant la douteuse allure
d'un objet, la chose inerte du cadavre bouleverse les repères du récit et
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La place des morts


521

des échanges. Le mort doit être entouré de respect, s'accorde-t-on à


dire. Mais il faut surtout le «tenir en respect» : le mettre à distance, le
mettre dehors. La ritualité funéraire constitue une occasion essentielle
à la construction du dehors: dehors sans lequel le rapport au monde
ne fait lui-même plus sens. Il faut que le mort quitte l'histoire
humaine qu'il a lui-même désertée. Le rituel vient actualiser ce départ.
En positionnant la société humaine devant le dehors où elle dirige le
cadavre.
Les rites funéraires sont censés être «utiles» au défunt: on pourra
dire qu'ils sacralisent son existence, sacrifient à sa mémoire, établissent
sa mesure d'homme et signifient la perte qu'il inflige à ceux qui
restent. Ou l'on peut dire que ces témoignages de sollicitude dont il
bénéficie, que ces prévenances dont on l'entoure, servent surtout les
intérêts des survivants qui veulent s'acquitter au mieux de leur dette.
Mais les rituels funéraires ont surtout une part de violence: il s'agit
d'exiger de celui qui ne saurait rester là, de quitter les lieux et de le
congédier de la position même de l'absent. Celui qui décède présenti-
fie violemment la limite de la mort. Et il faut violemment lui intimer
l'ordre de passer de l'autre côté de cette limite au-delà de laquelle il n'y
a pas de vie humaine. Pour le dire autrement et avec plus de précision,
l'enjeu du rituel funéraire est de dire qu'il n'y a pas de vie humaine après
la mort. Qu'importent, sous cet aspect fondamental, les «croyances» :
les destinations qu'elles supposent, et les habitations autres qu'elles
supputent. :Lessentiel est bien l'altérité d'un espace des morts qui ne
saurait entrer en contact, se situer en jonction de l'espace des vivants.
Les espaces des morts et des vivants ne sont pas mitoyens.
On l'a dit pour la religion chrétienne: elle bavarde peu des
aménagements paradisiaques. Elle ne donne pas d'indication géogra-
phique de l'Éden, ni de mode d'emploi des usages du Whalala.
L'Église ne tient pas à disposition pour les intéressés quelques
dépliants touristiques qui décriraient les bonheurs célestes. Il n'y a pas
de «Tour opérator» ecclésial qui renseigne sur le confort des chambres.
Il n'y a pas de carte qui explique l'emplacement, qui précise les points
de vue ou les itinéraires de randonnée. Il n'y a pas de «Guide vert»
pour cette région-là. :LÉglise se contente de dire que le défunt «est du
côté de Dieu». Faible explication, maigre description. Et les Évangiles
recommandent aux morts d'enterrer les morts. Tout se passe comme si
les rituels nécessaires à la séparation ne devaient pas se laisser emballer
par on ne sait quelles croyances qui empêcheraient l'essentiel: la
séparation même. On voit ici que la croyance n'est pas simple réassu-
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La ritualité fùnéraire 3
IS

rance, colmatage de brèches, volonté maniaque de dénier la déchirure.


PlUtôt l'actualise-t-elle. Le Dieu chrétien ne patronne pas des hôtelle-
ries. La foi chrétienne ne parie pas pour des réanimations post-
mortem. La «Maison du père» ne connaît pas de descriptif, et la résur-
rection demeure du côté de l'énigme. On aura beaucoup dit que la
religion chrétienne manœuvrait les peurs, les produisait puis les
canalisait pour son propre profit. Mais les discours d'aujourd'hui
se montrent à l'inverse rétifs aux maniements de la survie. Le confes-
sionnal pouvait être ce lieu où l'aveu des fautes permettait de gagner
son ciel. De même l'acte de charité put se représenter comme
le moyen d'une assurance. Mais le discours contemporain se fait plus
silencieux. Sa position devient moins situable. Son sens se fait plus
ambigu. Des pratiquants peuvent «y perdre leur latin». Des gens se
plaignent de cette nouvelle Église qui bouleverse les repères de
naguère. Que le Christ ne soit pas vraiment né le 25 décembre peUt
inquiéter. «Vous nous enlevez tout», peuvent dire certains devant le
prêtre trop interprète des textes et aussi trop abscons. «Si la religion,
ce n'est plus que des métaphores, où va-t-on?» me disait un homme.
D'autres m'ont dit que la disparition du mystère était un préjudice
grave: «Maintenant on explique tout.» En somme il n'y aurait plus
de sacré...
Ici l'affaire est complexe. Il n'est pas indifférent de savoir que le
«corps du Christ» est d'abord l'ensemble des personnes vivantes
«réunies» par Dieu. C'est après le XIIesiècle que les clercs décident que
ce «corps du Christ» se concentre dans l'Eucharistie. AUtre indice :
longtemps nous aurons connu dans l'Occident chrétien la pratique de
l'extrême-onction. À quoi correspondait l'ondoiement pour les
nouveau-nés, de crainte qu'ils ne meurent avant le baptême et qu'ils
ne soient donc pas «sauvés». Aujourd'hui l'extrême-onction - traite-
ment, magique et usage à des fins de chantage de la «frontière» de la
mort - à disparu. La mort, dans le discours chrétien, se repositionne
comme une limite et le mourir tient d'un saut pour lequel aucun
passeport ou visa n'a d'usage. :LÉglise se détourne du mort et se méfie
de toutes les pratiques par quoi l'on s'attache au défunt, ou par quoi
l'on voudrait porter au mort un respect prolongé. C'est le silence qui
enrobe les endeuillés. Laffiiction est dans le rituel funéraire puis dans
la traversée du deuil, ce qui fait (au sens d'une technique) l'essentiel,
à savoir le «creusement» de la séparation, la production d'un lieu radi-
calement autre, inatteignable, hors de la communication. Ce qui fait
sens provient moins de paroles réconfortantes, de gestes rééquilibrants,
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La place des morts


541

que de ce faire lui-même en quoi la ritualité consiste pour l'essentiel


et au travers duquel il s'agit moins de «donner du sens» comme l'on
donnerait une destination au défunt que de maintenir l'exigence de
sens. C'est, pour le dire autrement, le rituel qui fait sens, qui fait le sens.
Or nous aurions aujourd'hui tendance à vouloir donner du sens à
tout, à faire s'équivaloir l'interprétation avec la manie du savoir, avec
la volonté têtue de donner à tout ce que nous faisons, une significa-
tion. Et c'est bien cet ordre de la signification qui tue le sens: il ne
peUt se maintenir qu'en s'adossant au bord de l'insensé, là où «de fait»
il n'y a rien à dire, là où l'on ne peut plus parler. Comme me le disait
Robert William Higgins, nous avons aujourd'hui une approche «intel-
lectuelle» des rituels. On veut savoir en quoi ça consiste, quelles en
sont les fonctions, comment ça marche. Et de plus en plus, comment
ça peut faire marcher les gens. Comment ça peut canaliser les
émotions, donner un réconfort, etc. De fait la liste est longue des
réponses que l'on peut donner pour «justifier» la ritualité. Cela
rassemble, cela permet de retrouver la famille élargie, cela régénère les
liens, active les solidarités et, comme l'on dit, cela «donne du sens» aux
malheurs qui s'éprouvent. Or il faut à l'inverse souligner qu'un rituel
n'a de densité culturelle que parce qu'il ne sert à rien. Parce qu'il n'est
pas Utilitaire. Parce qu'il se détourne précisément du souci du service
et de la signification.
Commencer de répondre à la question «à quoi sert un rite? »,
c'est déjà rentrer dans l'ordre d'une compréhension de type Utilitariste
de la ritualité, c'est déjà participer d'une logique gestionnaire qui est
précisément contraire à la ritualité «elle-même », c'est-à-dire ne se
rapportant qu'à elle-même pour s'effectuer et trouvant son effet dans
cette effectuation même.
Dans une optique utilitariste, l'essentiel tient en fait en peu de
mots: un rite sert à faire aller les gens bien (ou mieux). Lénumération
des bonnes raisons de pratiquer un rituel, de «faire un rite» trouve
ainsi une raison sans doute bienveillante mais assez indigente. Or on
ne fait pas un rite, à proprement parler. Parce qu'un rite est déjà un
faire. «Faire» un rite, c'est comme je le disais plus haut, dédoubler la
ritualité, et sous prétexte d'en mieux contrôler les effets sur les gens,
de produire une ritualité plus «adaptée », plus efficace, d'autres diront
encore plus «signifiante», c'est ôter au rite sa puissance. C'est cela qui
est remarquable dans l'évolution contemporaine des attitudes et dans
la professionnalisation des funérailles. On affine les procédures, on
met au point les techniques processionnelles, on régule les corps et
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La ritualité funéraire
155

leurs mouvements, on surinvestit sur la dynamique de groupe, on


réglemente les symbolismes (de l'eau pour dire que la vie continue,
une bougie pour éveiller l'espérance, etc.) et l'on bousille la ritualité à
la manière d'un peintre consciencieux qui voudrait parfaire le tableau:
en repassant sur les traits, en insistant sur les couleurs, en modifiant le
cadre pour mieux tout mettre «en valeur », le travailleur appliqué
transforme l'œuvre en «croûte»... À la manière du mélomane trop
érudit et bavard qui explique tout ce qu'on est censé entendre de la
musique (les phrasés, le legato...) on n'entend plus rien qu'un
commentaire. Le rituel devient commenté. «Vous faites cela parce que
cela sert à cela.» Et l'on ne sait plus bientôt si l'on assistait à des
obsèques ou à une «répétition funéraire».
Il arrive parfois que les gens n'obtempèrent pas, qu'ils ne suivent
pas les consignes, qu'ils ne comprennent pas ce qu'on veut qu'ils
fassent. Il fallait partir par la gauche, mais les gens s'en sont allés par la
droite, ou par la droite et la gauche, dans la plus grande «confusion».
Je me rappelle ce maître de cérémonie pestant contre ces personnes
désobéissantes, et répétant, excédé: «Ils m'ont foutu en l'air ma
cérémonie.» Je me souviens aussi de cet autre, rattrapant la veuve à la
sortie de l'Église et, lui montrant le cercueil du doigt, lui demandant
sur un ton de reproche: «Et le corps? Le corps on en fait quoi?» La
veuve n'aurait pas dû quitter la nef sans autorisation. Il était prévu
qu'elle marche derrière le cercueil. Elle aussi avait «tout gâché ». Le
cérémonial des obsèques devient tellement investi de procédures signi-
fiantes, on fait reposer sur la «bonne tenue» du rite, sur l'exactitude de
sa chorégraphie tant d'enjeux et de nécessités psychologiques, qu'il
devient à l'encontre de la ritualité funéraire l'essentiel des soucis. Qu'on
ne se méprenne pas bien sûr. Je ne suis pas en train de déverser je ne
sais quel fiel. Je ne viens pas dire du mal de gens qui font leur métier
et qui, comme l'on pourrait le dire des médecins, sont là quand on en
a besoin: ce qui suffit à justifier que l'on soit bien content qu'ils
soient là quand on en a besoin. La haine du croque-mort porte en elle
trop d'ambivalence pour constituer la base solide du jugement. Et il
ne s'agit ici ni de haïr ni de se moquer. C'est la logique sociale contem-
poraine qu'il s'agit de critiquer en la saisissant sous formes d'anecdotes
symptomatiques, telles qu'elles expriment le désarroi prégnant de nos
sociétés «devant» la mort. Il s'agit bien d'une logique qui introduit
dans le travail même des professionnels du funéraire des difficultés à la
mesure même des solutions qu'il «faudrait» qu'ils proposent. C'est ce
devoir de solutions et cette exigence de résolution qui est exorbitant.
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La place des morts


561

SOUScet angle, le propos rapporté plus haUt de la dame qui pouvait


dire «On a notre silence», prend bien toUt son poids. Il ne s'agit pas
d'exiger l'intimité, le huis clos, la privatisation du deuil. Mais de
dresser contre la mise en recette de la culture, la culture elle-même:
non pas toujours empressée, communicationnelle, efficace. Mais
souvent réservée, balbutiante, hasardée et silencieuse.
Ce que je disais plus haUt de l'Église catholique concerne l'une de
ses tendances. Sans doute. Demeure le potentat du salUt. Lassurance du
clergyman à détenir les clés du passage. À faire de la transition une
affaire de moyen, à territorialiser l'au-delà, à comprendre dans une
géographie (pourtant assez muette) la question paradisiaque. Il existe de
ces prêtres qui veulent persuader l'entourage endeuillé qu'il aurait tort
de trop penser à lui-même et de trop s'intéresser à sa propre peine. Pour
condamner l'égoïsme de gens qui ne pensent pas plus loin que le bout
de leur propre monde. Un assistant funéraire m'a raconté le trouble et
la gêne provoqués par le sermon musclé d'un prêtre qui répétait jusqu'à
s'époumoner devant une assistance dubitative: «Il est vivant!» On ne
voyait pas très bien, me disait-il avec humour, ce qu'on était venu faire
avec un cercueil devant quelqu'un d'aussi myope. Sans doute peut-on
se douter qu'il fallait «interpréter» les certitudes du prêtre. Mais il y a
des gens pour se trouver embarrassés par l'affirmation, fût-elle méta-
phorique, d'une autre vie, ou quand on leur maintient que le mort
qu'ils sont venus enterrer vivrait déjà ailleurs...
Je reviens sur la question du sacré. La sociologie moderne en fit
son cheval de bataille. La «tradition sociologique» (Robert Nisbet,
1984) s'est notamment constituée autour des discussions que la
question engendrait. Et l'imprégnation anthropologique de la sociolo-
gie trouve l'une de ses sources dans l'étude des mythes, des rituels, des
croyances magico-religieuses des sociétés «différentes». Pour la socio-
logie, il faut constater, me semble-t-il, une position paradoxale. Elle se
saisit, notamment dans le discours durkheimien, du sacré pour résister
à la rationalisation (Weber) du monde moderne toUt en cherchant à
l'expliquer (science oblige) sur le versant de ses effets sociaux. Le sacré
serait une «illusion bien fondée» en ce sens, qu'attribuant à des forces
invisibles, à des génies et finalement à des dieux, l'opération de la
société elle-même, cette société méconnaîtrait sa propre efficacité. Elle
l'imputerait à des actions divines tandis que la «magie» serait
d'essence collective. Leffervescence serait à la base même de pratiques
qui génèrent les croyances qui les légitiment. Ôtez le sacré et vous
trouverez le social. Ce n'est pas le ciel qui gouverne, mais l'ensemble
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La ritualité funéraire
157

des rapports sociaux qui est divin et qui divinise, par dieux interposés,
la société elle-même. Le sacré s'investit sociologiquement pour
montrer que le tout est supérieur à la somme des parties, pour établir
la structure sociétale, l'action d'un corps social. Il s'agit d'expliquer le
sacré (bien sûr on ne saurait y «croire» ou croire à ses croyances) mais
aussi bien de l'utiliser comme preuve du dépassement de l'individuel
par le social. On résiste à la logique d'un État qui individualise et
massifie, qui détruit les solidarités intermédiaires, et l'on montre que
le fait social est extérieur et contraignant en prenant la preuve d'un
sacré qui produit le «corps social» : l'illusion mais réelle (non pas
seulement «bien fondée» en fin de compte) du religieux comme
expérience et attestation du lien social.
Éventuellement l'on fait un pas de plus et un pas de trop: on
instrumentalise le «corps social» qui n'a jamais existé qu'au titre d'une
métaphore, comme objet d'un inlassable commentaire. Ici, l'usage du
paradoxe débouche sur la parfaite confusion. Le paradoxe de la socio-
logie scientifique tient à son tiraillement entre une position scientiste
et un propos romantique. Entre la thèse directoriale du Tout, de la
Société comme Totalité et le sentimentalisme de «l'être ensemble», du
«vouloir vivre ». La confusion consiste dans le mélange des deux
pôles: mélange qui génère un anarchisme fasciste ou un fascisme
libertaire. Synthèse redoutable du scientisme et de l'émotion. Il existe
des sociologies navrantes tant elles sont bornées par des exigences de
réalisme. Mais il existe des sociologies terrifiantes tant elles sont illimi-
tées : enregistrant n'importe quoi au profit d'un commentaire pour
lequel une érudition énumérative tient lieu de théorie, ou surtout
dont l'appétence théoricienne s'amorce par le souci de ranger tous les
phénomènes dans une insistance machinale à tout interpréter. On
retrouve ici le sacré, mais sous sa version mensongère, fabulatrice,
incapable d'arrêt et d'énigme. Tout s'explique, tout se déchiffre, du
quotidien jusqu'à l'accidentel. Et le tragique y devient une gugusserie,
au mieux une péripétie de la théorie toute-puissante. Laissons là ces
plaisanteries sans drôlerie. Revenons à la sociologie moderne «en sa
naIssance» .
S'intéresse-t-elle au sacré? C'est finalement pour en avoir raison,
c'est-à-dire en commençant d'en évacuer le contenu. Le pli sociologique
qui consiste à ne rien écouter de ce que disent les gens sous prétexte
d'entendre ce qu'ils ne savent pas qu'ils disent, a donc une longue
histoire. Linculture d'une sociologie en matière de religion (et l'on
admettra, je pense, que c'est tout de même assez ennuyeux) a de quoi
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La place des morts


581

laisser perplexe. Les gens sont expliqués. Ce faisant les croyances sont
rangées tautologiquement dans le registre des croyances. Il n'y aurait
pas à savoir l'enjeu d'un récit, la portée d'une exégèse. La sociologie
devrait se contenter, au nom de sa distance objectivante, à observer des
pratiques et à les lier à des logiques «sociales».
Ce que l'Église chrétienne met en place avec peine, luttant sans
beaucoup de moyens avec les sectes, avec les mysticismes nouveaux
dont certains commentateurs s'enchantent d'y voir le retour enchanté
du religieux, c'est le vide. Vide qui se vend mal, certes. Question
austère. Position hors de toute situation. Parole muette, au-delà de
tout silence qui pourrait encore ménager sa place au soliloque ressassé.
Le vide. Mais essentiel. Comme garantie d'un écart qui garantit la
culture même. La possibilité d'être d'une culture et non pas seule-
ment, comme s'il s'agissait d'une région visitable, «dans» une culture.
Par là même, il me semble qu'une tendance chrétienne renoue avec les
exigences du sacré dont l'anthropologie aura souvent trop fait l'inven-
taire sous le prétexte de respecter les cultures «différentes ». «Eux ils
croient en cela, et ainsi font-ils cela.» Sans doute. Mais le sacré des
sociétés dites traditionnelles n'a rien de la mentalité prélogique
(Thomas disait fortement qu'il n'y a pas de couche archaïque de la
pensée humaine) ou de la religion pré-religieuse. Les mythes, pour le
dire simplement et j'allais dire presque bêtement, nous aurions
presque appris que cela n'existe pas. Mais les mythes, les récits obscurs,
les énigmes, les légendes curieuses dont on est intarissable quand la
nuit vient, n'ont jamais rien eu de faux. Tous ces «racontars» ne
servaient pas seulement à dire quelque chose pour «faire lien» quand,
l'obscurité venant, l'on pourrait s'angoisser. Il ne s'agit pas de racon-
tars. À l'inverse: sous forme d'une parole qu'il ne faudrait pas glisser
plus qu'à l'oreille, il s'agit de la poésie - de la création - d'une mise en
silence essentielle. Il en va de ces mythes comme de ces histoires que
l'on raconte aux enfants avant qu'ils ne dorment. Non pas pour qu'ils
soient sages, pas trop énervés, rassurés avant qu'on éteigne et que la
chambre soit noire... Mais parce que les enfants dorment d'un
sommeil d'enfant et que le vide de l'histoire racontée instaure la
séparation d'avec ceux (leurs parents) avec lesquels ils ne sauraient
seulement vivre.
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La ritualité funéraire
159

La construction de l'espace des morts


Au regard de l'anthropologie, trois traits caractérisent principalement
la ritualité. D'abord, elle est toujours collective. Que le rituel s'organise
autour d'un individu (rituel de guérison), qu'il implique une classe
d'âge (rituel d'initiation) ou la société dans son ensemble (rituel de
fête ou de funérailles), il concerne toujours la collectivité et manœuvre
l'idée du collectif. Le ritUel actualise des expressions identitaires,
renforce les sentiments d'appartenance, régénère les solidarités. La
ritUalité contribue fortement à ce «ciment social)} dont parlait Émile
Durkheim pour souligner la fabrication qui s'opère du lien culturel
dans la mise en scène d'événements singuliers dont la théâtralisation
fait toucher à l'universel. Au travers du rituel, chacun n'est pas seule-
ment convoqué en tant qu'individu vivant dans une société: c'est bien
le sentiment d'appartenir à une société, d'être le représentant d'un
ensemble culturel, qui s'éprouve.
Deuxièmement le ritUel procède de l'obligation. Il ne suffit pas de
dire que la ritualité suppose la participation de tous: elle l'impose. En
société négro-africaine, le ritUel ne peut avoir lieu si tous les membres
de la communauté ne sont pas présents. La tenue de la cérémonie
implique la participation de chacun. Et l'on ne saurait se soustraire au
devoir d'être là. Le ferait-on que l'on viendrait s'accuser d'une faute, se
dénoncer soi-même, avouer qu'on est coupable d'un manquement à la
coutume ou d'une transgression d'interdit qui mettrait en péril le
déroulement du rituel lui-même. Par ailleurs cette participation est
active: il ne s'agit pas d'assister à une cérémonie comme l'on assiste-
rait à un spectacle. Si les différents engagements sont toujours hiérar-
chisés et si les accès à la mise en scène du rituel sont étagés en fonction
des rangs et des statuts des participants, tous les membres de la
communauté ont un rôle. S'il faut la présence de tous, c'est aussi bien
que chacun doit venir dire que le ritUel a lieu, que l'événement qu'il
s'agit de marquer se produit bel et bien et qu'un sens lui est conféré.
Ceci qui est fondamental-la ritualité n'est pas qu'une théâtralité mais
elle est bien une forme de discours que la société se tient à elle-même -
conduit à mettre en évidence une troisième caractéristique. La ritualité
procède toujours à l'élaboration d'un sens, elle constitue le moyen de
construction de significations, et, ce faisant, déborde du cadre d'une
stricte rationalité utilitaire.
Le ritUel a sans doute son utilité, mais il n'est pas seulement utile,
borné à l'effectuation de gestes nécessaires ou à la prononciation de
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60 La place des morts


I

paroles. Si ce n'est pas l'irrationnel qui trouve place au sein de la ritua-


lité, c'est bien le «non-rationnel» qui peut s'y exprimer et contribuer à
l'organisation même de la cérémonie. Essentiellement, l'on peut dire
que la ritualité manœuvre, outre des significations explicites, des sens
cachés et met en rapport la collectivité avec l'invisible. ToUt du rituel
ne réfère pas strictement à lui-même: il existe toujours une extériorité
au monde des hommes que la ritualité met en scène et provoque.
D'où la pluralité des .significations plus ou moins partagées par les
membres de la communaUté, les sens manifestes et latents qu'elle
comprend, jusqu'aux sens secrets qui sont réservés à un petit nombre.
Mais il faut encore souligner que le travail du sens en quoi la ritualité
consiste, se fait aussi bien en direction du non-sens ou de ce qui est
hors sens: de ce qui dépasse l'ordre du sensé et du pensable.
La ritualité n'est jamais seulement Utilitaire. Elle ouvre un espace
de compréhension, ouvert lui-même sur la perspective proprement
humaine de ce qui échappe à la possibilité de comprendre. Forme de
situation dans le monde, la ritualité construit une manière d'être qui,
en référence à des principes fondateurs et des interdits majeurs, vient
donner des raisons de vivre. La ritualité peUt sans doUte s'apparenter à
un psychodrame, ou à un sociodrame, mais elle n'est pas qu'un arran-
gement gestuel et verbal des relations entre les personnes. Parce qu'il
s'agit de traiter de ce qui échappe à la maîtrise des hommes et de faire
face à des événements que la société ne peUt pas contrôler, la ritualité
constitue une ftndation culturelle: elle contribue à instituer la vie en
commun, en obligeant à l'échange de biens et de signes autour de ce
qui n'estpas partageable. Sans doute est-elle une forme de communica-
tion, mais il faut surtoUt souligner que la logique de l'échange à quoi
elle soumet, porte aussi et surtout sur l'incommunicable. Ce qui ne
peut pas se formuler, se ritualise peut-on dire. Parce que l'on ne sait
pas ou parce que l'on ne peut s'exprimer avec des mots, alors on
recourt au rituel. Cela est sans doute vrai. TOUtefois la ritualité n'est
pas qu'une gesticulation de ce qui est difficilement formulable. Elle
met plus essentiellement en scène un rapport à l'indicible et contribue
à mettre en sens ce qui précisément échappe au registre de la significa-
tion. La non-rationalité qui caractérise les rituels doit se comprendre
ainsi: il ne s'agit pas seulement de la part «magico-religieuse» que la
ritualité comporte, du commerce qui s'invente avec les esprits, les êtres
invisibles, les forces surnaturelles, les génies ou les ancêtres. Ce que ces
personnages, ces idées et ces puissances aussi bien que les rôles qu'on
leur attribue signifient, tient à l'élaboration collective d'un sens: dans
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La ritualité funéraire
161

l'affrontement d'une cultUre à ce qui outrepasse ses capacités de


contrôle. C'est l'énigme de la vie, et non pas seulement son fonction-
nement réglable, que la ritualité expose et qu'elle situe dans la relation
entre les hommes, dans un dispositif d'échanges.
La ritualité n'est pas séparable des mythes qui soutiennent les
visions communes de l'existence et les raisons de vivre: le sens d'un
devoir de vivre, c'est-à-dire de transmettre. Mais le rituel n'est pas totale-
ment dépendant du texte mythique, il n'en constitue pas seulement un
recopiage pratique. Au travers du rituel, ce qui organise la vie en
commun, les références fondatrices de la vie ensemble viennent
prendre sens. Le rituel n'est pas qu'une application, mais une composi-
tion avec ce que le mythe indique aussi bien qu'avec ce qu'il ne dit pas.
Lon peut dire que l'on «sait faire» parce que l'on a «vu faire». Le
tout de main ne s'apprend guère dans les livres. Lacquisition de la
technique, ou du savoir-faire, supposent la proximité et la relation à
l'autre. Ainsi sait-on «monter une sauce» par exemple, parce qu'on a
vu l'usage que faisait un père ou une mère de la cuiller en bois, les
mouvements qu'il fallait opérer, les rattrapages qu'il fallait effectuer
par des cercles ou des zigzags, et la variation obligée des rythmes. Pour
continuer de donner des exemples de cuisine, chacun à différents
degrés peut «savoir» qu'il faut retourner la viande, ressentir l'urgence
de baisser ou d'augmenter le feu et «sentir» presque viscéralement que
la cuisson est prête. On peut cuisiner très mal en appliquant très
exactement la recette. Ne jamais réussir à obtenir des œufs brouillés
liquides, mais produire une sorte d'omelette en bouillie, parce qu'on
ne sait pas user du bain-marie, et «voir» quand il faut retirer ou
éloigner légèrement la casserole du feu en certains moments, furtifs,
mal prévisibles, qu'aucun livre ne peut exactement indiquer. Toutefois
ce savoir-faire ne s'épuise jamais en une stricte technicité. Ce sont bien
des principes qu'on met en œuvre. Au-delà de la recette précisément,
il existe un «savoir cuisiner» qui n'est pas hasardeux ni seulement tout
musculaire. Le «savoir cuisiner» ne dépasse pas seulement le savoir
dans le sens d'une technicité corporelle, mais aussi dans le sens d'une
théorisation qui, sans mise en œuvre de son sens profond, ne demeure
qu'à l'état de pure répétition, c'est-à-dire sans invention, d'une gestua-
lité qui alors pourrait être automatique.
Le rapport de la ritualité à la mythologie peut ainsi se comprendre.
Il ne s'agit pas que d'une mise en application d'un Texte principal et
définitif, mais d'une mise en œuvre de principes vivants, et qui ne vivent
quâ la condition de l'invention qui permet d'en faire usage. Aussi bien
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La place des morts


621

la ritualité n'est-elle pas qu'une théâtralité ou qu'un cadre d'interactions


prévisibles et qu'il suffirait de reproduire pour que l'efficacité en soit
assurée. Que la ritualité soit théâtrale ne fait aucun doute. Mais la mise
en scène dont il s'agit, comme au théâtre aussi bien, suppose une mise
en mouvement des rôles et du texte lui-même. On aura beaucoup dit
que la ritualité est répétitive, qu'elle est marquée par la répétition, par
le souci de récommencer, de refaire, de reprendre. Mais si l'on ne
peut pas produire du rite comme du métrage de dais noirs, c'est bien
parce que la ritualité suppose une implication aussi bien que la
manœuvre de représentations qui ne sont pas strictement à disposition
comme du tissu. Encore faut-il savoir s'affronter au-delà des lignes
rationalistes d'un savoir maîtrisé, à ce qui excède le savoir lui-même,
et où se creuse toute sa proftndeur. Je reviens ici sur ce que je voulais
énoncer plus haut: si la ritualité n'est pas qu'un «truc», une manipu-
lation ou un simulacre, si nous pouvons venir nous y impliquer, c'est
bien par l'impensable auquel elle convoque. C'est-à-dire l'inscription qui
s'y réalise d'une pensée symbolique qui ne saurait se résumer à l'arse-
nal des symbolismes mobilisables.
Ce qui se retient au stade d'un sens voulu et maîtrisé n'atteint
jamais le niveau proprement anthropologique d'un sens: il s'agira au
mieux de réglages, de conventions, d'habitudes supposées et de répéti-
tions convenables. Jamais n'émergera un sens au-delà de la significa-
tion voulue, prévisible et finalement sans densité. Ainsi, pour donner
un exemple, notre publicité moderne a-t-elle appris à manipuler des
symboles, à user de symbolismes. Mais elle n'atteint pas le niveau
d'une pensée symbolique qui concerne nos institutions profondes et
qui habite notre vie quotidienne. Nous pouvons la regarder avec indif-
férence, comme l'on peut manger avec indifférence de ce qui ne sert
qu'à manger, sans relever à proprement parler de la cuisine, c'est-à-dire
d'une émotion partagée: forcément autre chose que de secouer des
casseroles devant une gazinière, après qu'on y a mis quelque chose
à cuire.
On peut décrire la ritualité en disant qu'elle consiste à marquer
un événement, en contraignant l'histoire sociale, c'est-à-dire le déroule-
ment rapide de nos vies, à l'arrêt ou au ralentissement sur ce qui s'y
passe. Qu'elle oblige un rassemblement. Qu'elle associe toujours l'évé-
nement singulier à des dimensions culturelles qui impliquent la collecti-
vité. Qu'elle institue un échange (de mots, de gestes, d'attitudes...)
autour de l'événement qui s'y marque et s'y «remarque». Qu'elle
suppose l'élaboration d'un sens au-delà de la seule signification de l'évé-
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La ritualité fùnéraire
163

nement lui-même. Qu'elle fabrique aussi bien un rapport à lïnvisible


et qu'elle met en place l'inconnu entre nous. Elle révèle ainsi la part
d'inconnu qui constitue la relation qui nous lie, et qui constitue la
possibilité même du collectif, c'est-à-dire de la vie ensemble.
Deux autres mots dés doivent être cités pour présenter la ritua-
lité. D'abord, elle concerne essentiellement les passages, les transitions,
les transformations (que celles-ci soient conduites par la société ou
qu'elles soient, comme c'est plus souvent le cas, subies par elles). Ici
ce qu'il faut souligner c'est que la ritualité consiste toujours fonda-
mentalement en un travail des limites, et s'agissant de la ritualité funé-
raire en un travail de la limite fondamentale que la mort constitue
pour l'existence humaine. Par ailleurs la ritualité consiste en une élabo-
ration de l'angoissedevant la finitude, la temporalité, et les ruptures qui
marquent le temps socialisé. On peut ainsi comprendre qu'on ne
saurait «faire du rite» parce que cela serait commode ou parce que cela
serait à la mode. Le rituel manœuvre toujours les dimensions lourdes
d'une humanité qui trouve dans cette manœuvre même les possibili-
tés de son assise et de ses dynamismes.
On peut encore dire que la ritualité suppose que des rôles soient
joués. Que des objets signifiants soient manipulés. Que des symbo-
lismes soient mis en action. Et, comme je l'ai déjà dit, qu'une pensée
symbolique soit mise en scène. On peut encore dire que des références
fondatrices de la vie en commun sont rappelées et aussi bien prati-
quées. Dans sa relation au mythe, à la pensée humaine de la vie, le
rituel constitue sans doute une reproduction (mais toujours inventive)
des «modes d'emploi» de l'humanité elle-même. Il est aussi ce qui
«intervient» là où le discours mythique ne peut rien dire, rien prévoir,
rien savoir. Ainsi ces ritualités quotidiennes fournissent nos repères
ordinaires et pourtant essentiels.
Le rituel marque un lieu. L'on peut dire qu'il découpe un lieu
dans un espace, et qu'il différencie ce faisant un dedans et un dehors,
qu'il suppose la manipulation d'un seuil, qu'il instaure une limitation
et établit une limite. La ritualité qualifie aussi un temps, distingue une
temporalité, se caractérise par un rythme ou une rythmicité propre.
Tout rituel comprend un début, un pendant et une fin. Et l'on peut
dire que la ritualité fait vivre un temps spécifique comme détaché du
temps historique. À la fois, elle fait «plonger» dans une «durée
anthropologique », une temporalité fondamentale, qui fait vivre le
rituel comme s'il s'accomplissait «de tous temps», ou surtout comme
s'il nous situait au commencement même du temps. La ritualité a
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La place des morts


641

toujours trait à l'idée d'origine: c'est-à-dire essentiellement à l'arrivée


de l'homme, donc à l'idée d'un début, à l'arrivée de l'homme pour
l'homme. Des textes disent ces choses. Des habits spéciaux établissent
la transformation qui se fait d'une société en tête à tête avec elle-
même. Des chants, des gestes, des mouvements (processions, circu-
mambulations...) actualisent l'importance de ce qui arrive: la ritualité
théâtralise dans les dimensions de la vie collective l'importance de
l'événement commun.
On peut aussi bien différencier la ritualisation de la ritualité qui,
on l'aura sans doute compris, ne se manœuvre pas aisément (on
n'oblige pas n'importe qui à remarquer n'importe quoi).
Peut-être est-ce cela que nous cherchons aujourd'hui. J'entends par
ritualisation ce qui ne relève pas absolument du marquage d'un lieu.
Il n'y a pas de lieu spécifique pour la ritualisation : elle s'effectue sur
les lieux du travail quotidien. Par ailleurs la ritualisation ne pratique
pas de coupure temporelle: plutôt s'agit-il de placer un «entre-deux»
dans l'occupation ordinaire de la journée. De même ne s'agit-il pas de
manipuler des objets sacramentaux ou porteurs de symboles: ce sont
les objets mêmes de la vie quotidienne qui se trouvent «remarqués» et
à quoi l'on confie la portée d'une signification, «comme» au-delà
d'eux-mêmes. Il n'existe pas non plus de rôles nettement différenciés
(pas de changements d'habits par exemple, ou de «tenue» exception-
nelle). On se présente tel qu'on est dans son métier, dans son rôle
social quotidien. Mais la ritualisation existe pourtant bel et bien en ce
qu'il s'agit précisément de souligner l'importance du quotidien, la
gravité de ce qui est banal. En ce qu'il s'agit encore de venir marquer
sensiblement la perte, et de faire partage, fût-ce dans la maladresse
d'une émotion. La ritualité et la ritualisation, c'est-à-dire une ritualité
«seconde», enfouie dans la vie quotidienne, combinée à nos soucis
d'horaires et nos volontés de raconter, ont ceci en commun de faire
place à la séparation. De nous obliger et de nous aider à nous séparer
de ce qui nous quitte: un âge, un statut, une vie.
Tout de la ritualité (ou de la ritualisation) n'est pas adroit, juste-
ment organisé ou parfaitement ordonné. Et il faut s'interroger sur la
volonté que nous devrions avoir de ritualiser ce qui, déjà entre nous, se
ritualise, ce qui, maladroitement, humainement, nous tourne vers
l'énigme même de nos existences. La ritualité met en scène un para-
doxe particulier: celui de la singularité de toute vie que l'universel de
notre vie rend possible.
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La ritualité funéraire
165

Les rites funéraires sont universels: aucune société n'abandonne ses


morts sans précaUtion rituelle, et le refus de funérailles s'accompagne
lui-même de prudences ritualisées. Dans les sociétés dites tradition-
nelles, on se méfie ainsi d'abandonner un «mauvais mort» qui, non
seulement doit quitter le monde des vivants, mais à qui l'accès au
monde des ancêtres doit être interdit, sans observer les règles de
«contre-rites». Par ailleurs cette ritualité funéraire est fondamentalement
humaine: la sépultUre marque avec l'outil le passage de la nature à la
culture, et comme l'a montré Edgar Morin, elle exprime le souci des
morts et de la mortl. Celui qui «part» oblige le groupe à traverser une
crise que le rite a pour fonction de réguler. Une telle régulation joue
au niveau des affects, des pulsions de vie et de mort de la commu-
nauté. Elle engage aussi le sens que cette communauté donne à l'exis-
tence devant le non-sens de la mort. Devant l'inconnaissable et l'im-
pensable, la société ne fabrique pas seulement des significations
apaisantes ou des représentations qui euphémisent le choc d'une mort
dont on ne sait rien: c'est le soutènement symbolique de la vie sociale
qui se trouve provoqué. La société redit devant la mort ce qu'elle est
ou veUt être. Non seulement affirme-t-elle ses valeurs, mais ce sont les
dimensions humaines de l'existence qui traversent la ritualité funé-
raire: on gestualise ce qu'il n'est pas possible de mettre en mots, ou
l'on dit le rapport où l'on se trouve en commun de ne pouvoir dire
l'indicible. Le pourrissement du cadavre qui actualise la crise traversée
par la société établit la limite en deçà de laquelle se vit la vie humaine,
et la ritualité funéraire consiste à affirmer la détermination d'un monde
qui ne peut se connaître autrement que dans la relation à autrui et
dans la présence à l'autre comme humanité. Le cadavre sitUe la rupture
irréversible de cette présence. C'est le mort qui part, dit-on. Ce sont
surtout les survivants qui doivent s'absenter de celui qui, comme le
disait Vladimir Jankélévitch, n'est pas même absent. On comprend
donc que les rites funéraires sont aussi bien et surtout institutionnels :
en séparant la vie de la mort par la séparation du mort et des vivants,
ils permettent l'association du défunt à la communauté symbolique de
ceux qui lui survivent. En empêchant la folie - la confusion - la
ritualité qui oblige à accompagner le mort jusqu'à la limite depuis
laquelle se détermine la vie en commun, soutient la logique institU-
tionnelle de la transmission et garantit la permanence d'une chaîne

Edgar Morin, L 'Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1970, p. 31.


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La place des morts


661

intergénérationnelle. Quelles que soient les formes de leur mise en


scène, les rites funéraires relèvent toujours d'une obligation qui n'est pas
seulement conventionnelle. C'est une opération symbolique qui s'y
joue, dont la portée n'est pas limitable à leurs effets d'apaisement, ou
aux bénéfices de consolidations psychologiques qu'ils procurent. On ne
ritualise pas les funérailles parce qu'il faut bien faire quelque chose,
mais parce que faire quelque chose - ritualiser - est la seule réponse
humaine à la question sans réponse de la mort.
Contrairement à une idée reçue, la ritualité ne permet pas
d'«apprivoiser» la mort. À l'inverse elle met en scène le refùs culturel de
la mort, ou disons plutôt le refus, essentiel à la culture, d'intégrer la
mort. «Le rejet de la mort est une attitude universelle», écrivait Louis-
Vincent Thomas. Il n'y a pas de sociétés «primitives», de communau-
tés premières ou d'époques d'autrefois qui permettent d'établir une
«nature» des attitudes devant la mort, comme si cette nature devait
nécessairement porter à la compréhension d'un fait biologique auquel
les cultures n'apporteraient que le supplément imaginaire de significa-
tions compensatoires. La nécessité de mettre en sens l'insensé,
consiste, si ce n'est à s'opposer à une information biologique ou à un
constat médical, à reprendre ce qui s'établit de l'incommunication
dans un dispositif rituel par quoi la mort se définit comme ce qui ne
doit pas s'intégrer dans l'existence et comme ce qui, en tant qu'ininté-
grable, colore toute la dimension d'une existence humaine, ou donne
à l'existence toute sa dimension d'humanité. À l'encontre de l'idée
naïve ou douteuse, fausse en tout cas, d'une primitivité familière avec
la mort, Thomas insistait: «Si la mort n'était pas ressentie comme
terrifiante, on ne comprendrait pas pourquoi, dans la plupart des
ethnies, on n'en parle pas ou seulement en termes symboliques [...].
On ne comprendrait pas non plus pourquoi on s'emploie si souvent à
la conjurer par des noms protecteurs, des offrandes, des sacrifices, des
prières et des amulettes. On comprendrait encore moins le foisonne-
ment de croyances et de rites, qui, pour la rendre supportable, s'appli-
quent à l'apprivoiser, à la définir comme nécessaire et féconde.»1

Louis-Vincent Thomas, La Mort africaine, Paris, Payor, 1982, p. 109. Dans Anthropologie de la
mort, Paris, Payor, 1975, Thomas écrivair : «Divers préjugés doivent êrre dissipés. On a prérendu
que cerrains peuples manifesraient une vérirable familiariré à l'égard de la mort: il n'érair que de
voir le déconrracré avec lequel ils en parlent ou leur comportement à l'endroir des funérailles
(pagaIe, facéries, bagartes, repas planrureux, ivresses). Tel fur norre premier réflexe face à la mort
africaine: nous avons compris, longtemps après, qu'il n'en était rien et que ces masques graveleux,
grivois ou seulement insouciants, cachaient à la vérité des arritUdes ou des rites d'une rare
complexité et à grande portée symbolique» (p. 310).
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La ritualité fùnéraire
167

Cenjeu institutionnel des rites funéraires ne consiste donc pas seule-


ment à se débarrasser élégamment du cadavre ni à calmer la tristesse
des sutvivants. Il ne s'agit pas que d'une théâtralité compensatoire
autour d'une boîte ou que d'un émouvant adieu. Ou pour le dire
autrement, la culture d'une société ne se borne pas à la manœuvre de
quelques sentimentalismes. Essentiellement la ritualité funéraire
convoque le groupe devant la limite de la mort et, ce faisant, oblige au
rappel des interdits majeurs qui fondent l'humanité. Parce qu'on ritua-
lise la mort, on ne l'acceptepas davantage. Plutôt fait-on place au refus
de la mort, refus essentiel à la cultute et à partir duquel se construit un
rapport à la mort. Ce que l'on accepte, ce que l'on doit accepter, ce
n'est pas «la mort», dont on ne sait rien, mais ce rapport culturelle-
ment construit. Cobligation majeure de la ritualité funéraire consiste à
devoir se positionner devant la réalité du décès de telle sorte que le
rapport à la mort se travaille culturellement et rend possible cette
posmon.
Se positionner devant la réalité du décès, c'est-à-dire devant ce
qui est toujours incroyable et insupportable, c'est aussi bien empêcher
que la mort ne se confonde avec une disparition. Tel est l'enjeu insti-
tutionnel de la ritualité funéraire. Les camps de concentration et
d'extermination montrent ce qu'il advient d'inhumain dans une
désinstitutionalisation du rapport à la mort. Robert Antelme écrit:
«En rentrant de l'usine, on a croisé le cortège. Trois hommes: deux
pour porter le mort, la sentinelle. Un de plus, et ç' aurait été une
cérémonie. Les SS ne l'auraient pas permis. Il ne faut pas que le mort
puisse nous servir de signe. Il faut que nos mort disparaissent ici aussi,
où il n'y a pas de crématoire. »1
Cartiste Steve Paxton a réalisé un spectacle (Ash) dédié à son père.
Tandis qu'il danse, un texte qu'il a écrit est lu qui raconte les derniers
instants de vie du père, puis la décision de la crémation et la scène où
les cendres, mises dans un sac en jean bleu tenu lui-même par une
cordelette, sont dispersées depuis un avion dans des montagnes. C'est
au moment où ce sac tombe et disparaît à la vue de Steve Paxton, que
celui-ci dit: «C'est la dernière fois que j'ai vu papa. »2
Cette belle phrase a de quoi surprendre. Comment dire que l'on
voit une dernière fois une personne sans que le corps de cette personne

1 Robert Antelme, L'Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 97.


2 Steve PaxtOn, «La dernière fois que j'ai vu papa», Le Monde, 19/09/98, p. 34, trad. Denise
Luccioni.
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La place des morts


681

n'ait été vu? Voir quelqu'un n'est-ce pas le voir corporellement? En


voyant son sac à main, puis-je dire que je vois mon épouse? Mais aussi,
et c'est peut-être le plus étrange, comment pouvoir affirmer que c'est
la dernière fois? Si un objet peut se substituer au corps du défunt,
restent alors tous les autres objets qui lui ont appartenu ou qu'il a
voisinés. Les photographies de lui-même où se «revoit» son corps, les
choses qu'il manipulait, aussi bien que les innombrables choses qui s'as-
socient au souvenir du défunt (un air de musique, le nom d'une
rue...), par quoi il «resurgit» sans qu'on ait voulu (ou pu) provoquer
ce souvenu.
Sans doute l'objet dont il est question dans ce récit n'est-il pas de
ceux qui ont appartenu à proprement parler au défunt. Cette corde-
lette, ce sac, n'ont jamais été manipulés par lui. Il s'agit en fait d'un
objet contigu à la personne au point précis de la mort du corps et, à la
fois, à l'endroit où le cérémonial atteste que, depuis ce décès du corps,
la personne est partie. La «dernière fois» que j'ai «vu» peut ainsi se
comprendre comme la marque ou la remarque d'une toute dernière
proximité, déjà gagnée par le départ. Le rituel signifie ici la fin d'une
relation de vivant à «mort-vivant », c'est-à-dire à un mort encore
présent dans l'espace des vivants. Voir une dernière fois celui qu'on ne
voit déjà plus, c'est marquer le moment après lequel le défunt ne sera
plus vu, mais «revu». Plusieurs personnes que j'ai rencontrées racon-
tent le «mécanisme» semblable d'une situation du départ (à la fois
comme partance et séparation). Ainsi le corps du cercueil peut-il être
jusqu'à une certaine limite le corps de la personne. «C'est la dernière
fois que je l'ai vu(e)>>peut être dit à propos de circonstances où déjà il
n'était plus possible de voir à proprement parler la personne décédée.
Par exemple, on évoque le départ du domicile, le passage du corbillard
par l'allée du jardin pour dire, comme d'un voyageur que l'on sait à
l'intérieur d'un véhicule, «c'est la dernière fois qu'il était là», «c'est la
dernière fois qu'il était encore parmi nous », «c'est la dernière fois
qu'on l'a vu». Et l'après se désigne aussitôt comme tel: «Après c'était
la cérémonie et ce n'était plus pareil.» Bien entendu, tout le monde ne
règle pas le départ de la même façon, n'use pas des mêmes procédés,
de la même théâtralité. Mais ce qui se retrouve dans les récits, c'est
bien la dialectique du encore là/plus ici, et l'énonciation d'une
«dernière fois» qui vient s'arrimer sur une scène précise et intense. «Le
cercueil est passé par là, juste à côté de son atelier... C'est là que j'ai
dit: il s'en va. Le cercueil quand il est passé devant l'atelier qu'il aimait
tant, ça ru'a fait un coup. Je me suis dit: là il part. Après à l'Église,
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La ritualité fùnéraire
169

quand j'ai vu le cercueil, ce n'était plus pareil. Il était déjà parti chez
nous (sic)>>.
Souvent le départ se signifie dans un épisode de la temporalité
funéraire, mais ne se loge pas tout entier dans un moment précis. Le
«corps de la personne» part par transitions successives. Il reste encore
dans des épisodes enchaînés où il s'agit pourtant de séparation.
Lultime moment, préparé par d'autres moments derniers, reste celui
du cimetière, mais il peut lui-même consister en une sorte d'abandon
momentané. C'est bien tout le problème contemporain: qu'aucun
signe approbateur ne permette de se situer devant la séparation, que
si peu de culture ne vienne explicitement encourager le «départ»
entre deux mondes, et qu'il ne soit plus possible pour trouver le signe
d'un soutènement culturel que de se résigner à la mince possibilité de
la «croyance». Dans les sociétés di tes traditionnelles - c'est ce qu'elles
enseignent - les croyances n'ont pas de vertu en soi: le sacré n'est pas
une magie, il situe essentiellement une extériorité, et l'enjeu n'est pas de
croire mais au travers des croyances (de ce que nous percevons
comme des croyances) de faire place à ce dehors sans quoi le monde
même n'est plus habitable. Louis-Vincent Thomas disait, à la fois en
plaisanterie et sérieusement, que le curé en montre trop: il parle à
haute voix une langue que tout le monde comprend, il manipule avec
ostentation les instruments du culte et explique leur usage.
À l'opposé se situe le maître de cérémonie de ces sociétés secrètes
dont nul ne sait le secret, à commencer peut-être par celui qui y
initie. Ou ce Grand Sage, seul autorisé à parler aux dieux et à
prononcer le nom des ancêtres, mais ne les prononçant pas à haute
voix, et peut-être n'en sachant aucun 1.
Construire l'espace des morts, c'est construire un dehors où ils
doivent se tenir séparés. Et c'est aussi tenir la limite depuis laquelle ce
dehors se sépare. Il ne s'agit pas - on le voit bien - d'accepter la mort,
mais de faire barrage à la puissance captatrice du mort. Il s'agit d'ins-
taurer un dehors qui fasse obstacle à la béance de la mort. Il est
question de se défaire de l'absolu de la mort, de la toute-puissance
attractive de la mort en maintenant un vide entre les vivants et les
morts. Et ce vide, c'est ce que les rituels constituent, par-delà leur
aspect de bavardage ou d'agitations gestuelles. Le monologue
inaudible du Grand Prêtre africain qui vient mettre de l'ordre - on ne

Voir Remo Guidieri, La Route des morts, Paris, Le Seuil, 1980, p. 349.
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70 La place des morts


I

sait comment - dans ce qui ne peut être approché, le geste décisif mais
solitaire, à l'insu de tous, qu'il accomplit en direction d'un monde
sans communication, peuvent sembler ni plus ni moins relever de la
supercherie. Que dit-il, que fait-il si ce n'est rien? Mais prendre en
charge pour la communauté lïmpossible communication (ou l'impossible
de la communication), c'estfaire œuvre d'un écart essentiel. C'est aussi
faire don pour la communauté d'un rapatriement fondamental de
l'idée du mort dans l'existence des vivants. Manoeuvre périlleuse
quand on l'accomplit soi-même, tout isolément, et action que n'aide
guère une psychologie toUte relationnelle dont le ressort thérapeUtique
se tient dans l'affirmation de bon sens qu'en parler fait du bien. Parler
de quoi?
Dans le texte de Steve Paxton, ce péril est décrit en même temps
que l'affaire - jeter les cendre dans les montagnes au nord du Tucson
depuis un avion - s'accomplit dans une ritualité qui excède le
relationnel ou le compensatoire. Steve Paxton parlant du sac qui
contient les cendres et qu'il tient au bout d'une cordelette écrit: «Il
fallait qu'il tombe. Il ne restait plus beaucoup de temps pour l'épar-
piller. Il fallait qu'il tombe, même si je devais sortir et escalader l'aile
et me tenir des deux mains tandis que la porte battrait et cognerait
sur les articulations de mes doigts et si je devais tendre les jambes en
arrière et bourrer de coups de pied l'emprise du vide. Il fallait qu'il
tombe.» Il n'y réussit pas tout de suite. Jetant le sac une deuxième
fois, Paxton explique que la cordelette s'est prise sur une aspérité de
l'avion: «Le sac en jean bleu pendillait joyeusement derrière nous.»
Il dit que la «voix tremblante» d'un ami dominait «indistinctement
le flux» de ses oreilles. «Puis le petit sac dansant fit un bond vers le
haut et se défit», dit-il. Il écrit encore: «Il tomba, tomba, on aurait
dit une chose bleue immobile, le monde entier se dévidant sous elle,
il disparut de ma vue, sous l'aile.» Dans ce micro-rituel qui se
fabrique dans l'à-peu-près et avec les risques du raté, il s'agit bien de
se situer hors de la technique psychologiquement efficace d'une ritua-
lité qui ne sépare pas. L'enjeu n'est pas de voir une dernière fois
comme cela peut être tout rationnellement conseillé pour «réaliser»
le décès, comme si le fait du décès devait tenir d'une information
suffisante pour protéger au mieux d'un deuil toujours possiblement
pathologique. Il est question ici de situer la vision au-delà du visible
et de déplacer le lieu du corps incinéré en une place qui en tient lieu
autrement: telle que l'espacement s'effectue. Le «monde entier qui se
dévide» dit bien la catastrophe de la mort, en même temps que ce
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La ritualité funéraire
171

monde demeure présent: témoin de ce qui part. La voix tremblante,


qui domine indistinctement, exprime bien dans la permanence d'une
parole son affrontement au rien. Pas de communication technique,
pas de signification à ce qui se fait. Mais un faire (un rituel) qui
s'effectue dans la possibilité de n'en rien dire. L'enjeu capital - se
séparer, espacer, placer autrement - qui suppose la marque de la
dernière fois, peut alors autoriser, j'en fais l'hypothèse, une élàboration
personnelle et culturelle (personnelle parce que culturelle, inscrite
dans la culture fondamentale où nous sommes situés). Élaboration
patiente qui redonne au creux insondable de la perte le sens possible
d'un réconfort inconfortable. Tous les cas ne sont pas semblables, on
le sait. Mais celui qui est défunt (au sens que Samuel Beckett donne à
ce motl), celui qui se perçoit comme ayant fait sa vie, donne aux
survivants la possibilité d'un soutien: la possibilité d'aimer vivre.
Tout de suite, il faut corriger l'expression de cette dernière
phrase: nul n'a fait sa vie, justement. Et la ritualité funéraire consiste
essentiellement à poursuivre une vie interrompue. À manœuvrer le
sillage d'une existence jusqu'au point (peut-on l'atteindre?) où la mort
sépare le vivant de sa vie, où le décès prend forme d'un destin, où le
mort se met en place autrement dans la vie de ceux qui restent.
L'effort culturel tient à cela: placer les morts, mais non pas seule-
ment en une case. Les espacer. Et pour ce faire «réaliseril ce qui reste
d'une vie qui ne s'estpas vécue. C'est avec cela que les gens restent. Non
pas avec le deuil comme état. Ou problème de psychologie « person-
nelle il.
La nouvelle de Kenzaburo Oé, dont je parlerai bientôt, peut se
comprendre ainsi, et l'on peut à travers elle comprendre tout l'effort
culturel d'un emplacement des morts qui consiste à élaborer la «réali-
sation» de leur vie. Le retournement des morts tous les sept ans qui se
pratique à Madagascar, la nourriture qu'on leur porte sur la tombe ou
aux pieds d'un arbre, les invocations de leur nom ou les sacrifices
qu'on leur fait, tout ce lent et têtu travail culturel témoigne d'une
prolongation qui s'accorde dans le commerce intergénérationnel avec
les défunts et révèle l'enjeu de leur mise en place. De même que pour
nous autres modernes, ces occasions de reparler du défunt (questions
d'enfant, passage près d'un endroit qui évoque un passé, ressem-
blances furtives, dates d'anniversaires...) sont autant de manières de

Samuel Beckett, Proust, Paris, Minuit, 1990, p. 107.


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ni La place des morts

faire mourir le mort, et en le resituant chaque fois en cette place,


d'indiquer le soUtènement institutionnel qui s'y joue.
Précisons: ce n'est pas le rappel des faits et gestes du défunt qui
compte ici. Il ne s'agit pas de mémoire comptable qui récite tout ce
qu'elle sait de souvenirs enregistrés. À l'inverse, il s'agit de faire place à
ce que le mort n'estpas en train de vivre et n'apas vécu. Il ne s'agit pas de
faire parler pleinement le mort ou de faire place à la merveilleuse
plénitude du défunt, mais de travailler le creux que laisse le décès, de
venir dire ce qui n'a pas été dit, ce qui n'a jamais été présent dans les
souvenirs rapportés1.
On voit ici tout ce qu'a de délirant la volonté de « faire se souve-
nir» et la prétention effarante de qui prétend pouvoir, sous prétexte
d'aider à faire parler, supporter «en spécialiste» tout le flot des souve-
nirs décousus, jamais strictement ou entièrement présents dans la
narration qui s'en fait. On comprend aussi que laisser les gens en paix
avec leur deuil, n'est pas nécessairement les abandonner, faire preuve
d'égoïsme ou de je ne sais quel manque d'entraide. La distance où
l'on met l'endeuillé n'est pas la preuve d'une société qui refuse la
mort comme on le dit si platement, mais la marque d'un impouvoir,
d'une incapacité à supporter «tous les malheurs du monde», et en se
retirant dans l'embarras (regard qui tombe, main qui n'ose pas un
geste) à situer aussi bien l'expérience du deuil dans l'embarras de la
culture.
Dans une nouvelle de Kenzaburo Oé - Agwîî le monstre des
nuage? - un étudiant est employé pour s'occuper d'un homme, un
musicien qui a cessé de composer, dont le fils, un bébé qui n'a

Il s'agir aussi bien de faire «grandir>' le mort et ce faisant d'assurer mieux la place qu'il a à occuper.
Er ce faisant de réélaborer œ lien entre vivants qui se construit dans œur relation aux défunts. Voir
Denise Paulme, Les Gens du riz, Paris Plon, 1970, p. 176-177 qui parle des funérailles qui s'orga-
nisent pour une jeune fille qui n'a pas encore été initiée: «Les jeunes femmes exécutent en son
honneur les chants et les danses qui marquent la cérémonie d'initiation des filles. Ainsi la morte
artivera-t-elle chez les morts avec le statut social d'une adulte.» (c'est moi qui souligne). Et elle
ajoute: «Selon certains, si la jeune fille était fiancée et la date du mariage peu éloignée, le fiancé
doit passer une nuit auprès du cadavre: sans cette épreuve, il ne pourrait se marier car toutes celles
qu'il voudrait épouser mourraient avant les noces.» On voit bien ici qu'il ne s'agit pas de
«croyances» (qui plus est «primitives), mais bien d'organisation sociale, et d'une otganisation qui
nous concerne toujours.
2 La nouvelle est publiée dans un recueil de Kenzaburo Oè, Dites-nous comment survivre à notre
fOlie, Paris, Gallimard, 1982. Je remercie Robert William Higgins qui m'a encouragé à relire ce
texre.
3 Jean Allouch propose dans l'analyse approfondie qu'il fait de cette nouvelle de traduire «Agwî1»
par «Areu» : voir Érotique du deuil au tempsde la mort sèche,Paris, EPEL, 1997, p. 287 et sq.
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La ritualité jùnéraire
173

prononcé d'autre mot qu'«Agwîî», est mort3. Le musicien est persuadé


que cet enfant mort est là, présent, à «une centaine de mètres dans les
nuages », et que parfois il descend. Le musicien multiplie les sorties
dans Tokyo où il converse avec ce fils décédé, sent sa présence. Il
mourra, quelques heures après avoir été renversé par un camion,
tandis qu'il tentait de sauver Agwîî, qu'il croyait descendu sur la
chaussée. Nous sommes ici en plein dans la problématique de l'espace-
ment, du rapport à l'invisible, de la parole sur l'enfant mort et de la
mise en parole de la mort de l'enfant. La nouvelle n'aurait guère
d'intérêt s'il s'agissait d'un cas de deuil pathologique. Si l'étudiant ne
consentait qu'à faire semblant d'entrer dans le mensonge d'un père
devenu fou. Ou s'il s'agissait d'une histoire toute morale: l'étudiant ne
consentant à écouter les propos insensés d'un parent «mort de
chagrin» pour l'aider progressivement à «surmonter sa douleur », à
admettre la réalité du décès du bébé, à accepter sa mort. La nouvelle
ne traite pas de ce soin-là. Et elle ne dérive pas non plus dans une
logique mystique: il n'est pas question d'esprit avec lequel l'étudiant
parviendrait à entrer en communication. Le moment qui m'intéresse,
particulièrement poignant, est celui où l'étudiant vient au chevet du
musicien mourant et laisse échapper dans un cri dont il est le premier
surpris: «Mais j'allais y croire, moi, à Agwîî. »
Létudiant ne cherche pas à faire plaisir à celui qui va de toute
façon disparaître et qui emporterait avec sa mort propre un mensonge
et sa stupidité. Il ne tient pas des propos gentils à un esprit perturbé
qui va certes cesser de fonctionner. Il ne dit pas aimablement des
sottises au cerveau malade d'un moribond qui ne pourra bientôt plus
répéter une absurdité. Il n'est pas non plus devenu illuminé. Ce qui
s'opère en lui, c'est la reconnaissance d'un bricolage culturel, essentiel
pour vivre dans un rapport aux morts: rapport qui évite la disjonc-
tion folle des défunts hors de la vie et leur confusion toUt aussi déli-
rante. Ce que l'étudiant comprend, au creux de sa propre expérience
du monde, au sein de son propre rapport à la vie, ce n'est pas une
simple manière de dire, une manière de croire que les morts sont
encore là et qu'il faUt négocier avec un embarras. Il comprend, au
contact de ce père en deuil, que ce deuil singulier dit tOUte l'hésita-
tion commune d'un rapport aux défunts, auquel il se refusait tout en
y étant lui aussi (lui aussi, bien sûr, comme nous tous) affronté. En
somme, le deuil n'est pas seulement une sale période à traverser, un
travail à accomplir - on ne peut pas dire «en ce moment je travaille
mon deuil» (comme l'on pourrait «travailler» ses abdominaux). Le
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La place des morts


741

deuil renvoie chacun à l'expérience culturelle d'un rapport aux défunts,


à la difficile fabrication d'une place. Ce n'est pas une épreuve tout
individuelle, ni quand le problème se situerait «chez» l'autre, ce que
j'aurais à comprendre par humanité ou en raison d'un sens citoyen ou
civique. Mais ce qui me renvoie à la culture commune et à ses diffi-
cultés pour remanier sans cesse un rapport aux défunts. Celui-ci paraît
s'énoncer tout entièrement sous forme de croyances. Mais le manie-
ment dont il s'agit ne s'épuise pas tout entier dans ces croyances. S'il
faut prendre au sérieux la croyance, ce n'est pas parce qu'elle serait
vraie. Mais parce qu'elle supporte la vérité d'une présence des morts dont
toute l'existence est tissée. Le deuil, pour le dire autrement, n'est pas un
épisode qui se clôt plus ou moins bien. Plaie qui se cicatrise plus ou
moins lentement, qui se rouvre parfois: parce que, par exemple, un
nouveau deuil réactiverait un deuil ancien. Le deuil est bien plutôt
une intelligence humaine.
Aucune société ne peut faire l'économie d'un rapport à l'invi-
sible, d'un échange symbolique entre les vivants et les morts, et
l'on ne saurait s'étonner de la fortune des mysticismes de sectes
(jusque dans les milieux médicaux et paramédicaux) qui participent
d'une société de surexploitation, tout en étant capables de se poser
comme une échappatoire à son «matérialisme». Ce n'est pas exac-
tement le «vide» des religions traditionnelles que l'on vient ici
combler, une place que l'on prend parce qu'elle ne serait plus occu-
pée. C'est le rapport au vide que les cultures construisent, que l'on
déconstruit. C'est l'altérité qui ne se supporte plus institutionnelle-
ment et la confusion qu'on établit sous couvert d'une «acceptation»
de la mort, médiatisée par une communication «réelle» avec les
défunts, par exemple. Ou encore, c'est la souffrance qu'il faudrait
éradiquer, la violence de la mort qu'on veut court-circuiter avec
l'argument du contrôle de la douleur du mourant et du survivant,
avec l'argument du confort relationnel, comme si la souffrance et la
violence pouvaient se contrôler de cette façon décidée, comme si la
mort pouvait être réduite à la fin de vie. C'est comme si la souf-
france, et la violence qui lui est liée du mourir, ne tenaient pas
précisément à l'écart où l'autre se tient et au rapport institutionnel
qui fonde la relation de l'un avec l'autre. Limmédiatisation de la rela-
tion au mourant ou au mort ne répare évidemment rien. Mais elle
véhicule surtout une déritualisation, qui n'est pas seulement la perte
de quelques mouvements de bras ou de quelques chants, quelques
habitudes de courbettes, de précautions épistolaires ou de politesses
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La ritualité funéraire
175
vestimentaires, mais ce qui précisément oblige à l'écart, à la distance
entre soi et l'autre.
La ritualité funéraire est une construction de la transition: dans
l'imaginaire des survivants, le défunt continue de mourir. Elle est essen-
tiellement une construction du rapport au vide. I.:édification du Rien1
ne repose pas sur l'autoritarisme de quelques Églises intolérantes,
décaties et «dépassées» comme on voudrait le dire. Elle est une
manœuvre fondamentale de la culture dans l'affrontement où elle se
tient devant la limite de la mort.
I.:invisible, pour le dire autrement, n'est pas seulement la base de
chantage d'un cléricalisme qui vient manipuler les peurs et orienter
vers le ciel les bonnes conduites d'ici-bas. Mais ce qui est nécessaire à
la vie commune, qui n'a nul besoin de mysticismes et moins encore de
preuves de la «présence» des morts, pour que l'inachèvement (Maurice
Blanchot) qui marque l'humanité de l'existence s'y rappelle. Si la
ritualité funéraire est transitionnelle, comme toute ritualité, qu'elle
actualise et marque le passage, c'est que le défunt continue de mourir
dans l'imaginaire des survivants, comme je l'indiquais plus haut. Ce
qu'il faut comprendre, c'est qu'aucune société ne se résout à entendre
l'information du décès, ou ne se contente de cette information. Il faut,
pour que l'innommable s'intègre dans l'aventure humaine de la
nomination, que ce destin invisible de la mort se construise, que le
rien auquel la société se trouve affrontée au travers de la néantisation
de l'un de ses membres, prenne sens de ce qui donne la mesure, dans
un fondamental espacement, de son espace de vie. Il s'agit de donner
acte à la rupture autrement que sur un seul versant rationaliste pour
que l'inhumain de la mort se reprenne dans l'humanité d'un rapport à
la mort. Pour que la mort impensable puisse se dire, fût-ce silencieuse-
ment, dans la pensée humaine de ce qui ne peut pas se dire.
I.:espacement du cadavre révèle l'espacement de l'autre qui donne
à la vie humaine son étrangeté ou plutôt son caractère énigmatique. Si
la mort n'est pas seulement strictement la fin de vie, c'est qu'elle
habite la nuit et les jours de la vie commune. C'est que l'impensable
fin est déjà là dans le regard porté sur l'autre, dans une manière
humaine de considérer autrui et en le considérant, en sachant qu'il ne
saurait être limité à cette considération depuis laquelle pourtant je ne
puis que le voir: considération qui m'oblige à la vue de l'autre, qui

Je renvoie à Pierre Legendre, Dieu au miroir, Paris, Fayard, 1995, p. 73, 74.
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La place des morts


761

limite ma vue à cette vue, se sachant insuffisante. Linvisible n'est pas


seulement pour plus tard: quand il sera mort ou quand il ne me verra
plus, quand il ne pourra plus me voir. Les morts ne sont pas seule-
ment des gens qu'on ne voit plus. Ce que la ritualité funéraire met
humainement en scène c'est la limite du visible à quoi la vie humaine
elle-même ne se résume pas. Avec la mort, la vue se fait cécité. Le
mort devient non pas celui que l'on ne peut plus voir, mais celui que
l'on ne peut pas même plus voir. Un au-delà du visible et des limites
de la vision. Longtemps, on voudra mémoriser, stocker plutôt, l'image
de celui qui n'est plus là. Longtemps, on tentera de redonner forme à
l'absent, comme s'il n'était qu'absenté. Mais le long travail d'une
mémoire qui ne retient jamais tout, qui oublie, et qui trouve son
dynamisme dans l'obligation symbolique de la séparation (il ne s'agit
pas seulement de «perdre de vue»), se construit dans une ritualité qui
oblige à mettre en scène l'invisible.
Limage qui soutient l'existence d'autrui, qui pour autant ne
saurait se reléguer à «cette» image, se dérègle absolument. Le mort n'a
plus d'image. De même que le corps que devient la personne décédée
n'a plus de visage. Linvisible, c'est cela. Non pas des cercles mal
discernables que seul le «voyant» saurait manœuvrer autour de la tête
des gens, des auras, des fluides, des puissances mobilisables dont il
faudrait encore profiter, qu'il faudrait encore et toujours canaliser pour
augmenter son «potentiel ». L'invisible n'est pas la valeur qu'on
pourrait ajouter à son capital d'existence. Une prolongation du visible,
une territorialisation à venir des domaines de vie. Mais ce qui intro-
duit dans la vie l'imperfection de l'à-venir, l'incertitude du présentl.
Si la mort ne peut pas être une disparition, et si la ritualité funé-
raire vient empêcher une telle confusion ou un tel aplatissement, c'est
bien que la mort n'est pas seulement pour plus tard, ni seulement
«maintenant ». C'est sa non-situation qui oblige à la ritualisation.
Ritualisation qui permet de situer le mort hors de l'existence, tout en
rappelant ceux qui survivent à la communauté d'un rapport à la mort
qui marque l'humanité de l'existence. Pour le dire autrement, la mort
n'est pas le moment qu'il faudra passer, les uns après les autres, ou l'état
où l'on se trouve quand on a disparu. La ritualité funéraire oblige à

Emmanuel Lévinas écrit à propos du visage et de l'autre homme: «Présence qui, à tous ses
instants, est une retraite dans le CteUXde la mort avec une éventualité de non-tetour. L'altérité du
prochain, c'est ce creux du non-lieu où, visage, il s'absente déjà sans promettre de retour et de
résurrection.», Humanisme de l'autre homme, Montpelliet, Fata Motgana, 1972, p. 15.
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La ritualité funéraire
177

percevoir dans le décès plus qu'un événement individuel: une dimen-


sion commune qui empêche de se contenter de savoir qu'on ne le verra
plus ou de s'arranger avec l'idée que le décédé fait maintenant partie
des gens indisponibles pour la vision.
Si la ritualité funéraire peut se vivre comme l'occasion d'une
ultime relation, elle ne fournit jamais à strictement parler une ultime
relation. Plutôt s'agit-il du début d'une non-relation, dont on ne peut
jamais s'accommoder sans passer par la mise en forme culturelle
d'un rapport à l'invisible. La «présentification» du cadavre dont parlait
Louis-Vincent Thomas, n'est pas limitable à la présence d'un mort
dont chacun sait qu'il est encore ici tout en n'étant absolument plus là.
La communauté des vivants s'affronte à la mort par l'intermé-
diaire d'un mort qui n'est plus celui qu'on a connu. Et c'est donc une
rupture, un saut infranchissable (sauf à en mourir) devant quoi la
communauté des vivants se rassemble. Aujourd'hui rout semble devoir
se passer comme si la rupture devait être amoindrie, comme si le saut
n'était pas déjà accompli du défunt hors de la société des vivants, et
comme s'il fallait donner « réellement» raison à l'imaginaire des survi-
vants qui quittent lentement le défunt, qui voudraient le croire encore
parmi eux, alors que l'imaginaire de survie n'est pas cet imaginaire
délirant que l'on projette sur la douleur des gens pour essayer de les
conformer au réalisme d'une imagination réglable.
On peut distinguer différents niveaux de l'action ritualisante.
Celui d'une ritualité construite, véhiculant une logique mythique,
sans doute évolutive, mais avec laquelle on «bricole» peu. Une telle
ritualité traditionnelle (mais qui n'est pas figée), demeure. Mais le
problème est peut-être celui du décalage qui s'éprouve « dans» une
ritualité qui ne «prend» plus. Comment croire à ce que l'on sait
devoir faire croire? Comment participer de ce qu'on sait être une mise
en scène? Mise en scène de la mise en scène: l'action se dédouble
et perd de son intensité. Lobligation peut devenir purement conven-
tionnelle.
Autre niveau de l'action ritualisante : celui d'un bricolage par
association et intrication de ritualités traditionnelles qui s'y mélangent,
ou par production d'une mise en scène que l'on sait telle et à quoi se
confie une mise en sens que l'on sait nécessaire, sans que le sens en
question ne se fasse nécessairement explicite. Le faire l'emporte ici sur
la signification. Ou l'on peut dire que la signification se replie dans le
faire. Problème encore de la croyance. On se doute de l'obligation
d'une mise en scène sans percevoir ce qu'elle met en scène.
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La place des morts


781

Troisième niveau de l'action ritualisante : une ritualisation qui


prend appui sur les éléments d'une vie quotidienne et banale, sur son
décor et ses objets, et qui tente de construire une séquence interrela-
tionnelle porteuse d'une mise en commun. Il y a là une volonté
d'affirmation de l'interaction et du cadre où elle s'accomplit, en confé-
rant une importance reconnaissable à ce cadre à l'intérieur duquel le
lien tend à se sacraliser. Ici se négocie d'une manière minimale une
alternative au «rout » (d'une ritualité classique mais par laquelle on ne
se laisse plus convoquer) ou «rien» (d'une existence purement
fonctionnalisée et rout entière aplatie: sans reliefs mythologiques ni
rituels qui mettent en scène l'enjeu d'un sens énigmatique).
C'est à ces trois niveaux que peut se poser la question d'une mise
en scène de l'invisible, de ce qui manque peut-être à la ritualité conti-
nuée de notre modernité. Aujourd'hui l'expert en rituels vous bricole à
partir de la vie banale et des grands rituels du passé toutes sortes de
menus intermédiaires. Et l'on pourra dire que le service rendu est
appréciable puisqu'il s'agit de ritualiser coûte que coûte. Mais essen-
tiellement ce que la carte du prêt-à-rirualiser propose, c'est du
relationnel alors que la ritualité traite avec l'impossibilité de la
relation, ou c'est de la continuité alors qu'il s'agit de discontinuité. Ce
que finalement on appelle «rite », c'est des gens rassemblés avec le
défunt «dans un coin». Et c'est bien ce coin que la ritualité rationnelle
ou managériale ne sait pas traiter ou qu'elle abandonne: comme s'il
suffisait que le mort soit mort pour qu'il meure, alors que dans le
même temps on veut surtout retenir le défunt dans l'espace de convi-
vialité des survivants. On fabrique de la convivialité entre survivants,
de la réunion de vivants aurour du défunt comme «encore là», rout en
donnant à comprendre qu'il n'y est plus (ce que chacun sait, mais ce
que pour le savoir, il faut ritualiser).
Bref, à insister sur les valeurs réparatrices du rite, sur son utilité
équilibrante, sur son efficacité pour le travail «de» deuil, comme on
dit maintenant - expression typique: il s'agirait de travailler le deuil,
de piloter la douleur par des procédures d'expression, notamment de
canalisations lacrymales, alors qu'il s'agit du travail du deuil, c'est-à-dire
de ce qui s'accomplit par-devers soi d'un remaniement et d'une élabo-
ration, d'une mise en mots, en gestes et en silence) - on oublie qu'il
porte l'enjeu d'un espacement essentiel du mort. Si déritualisation il y
a, il ne faut pas vouloir l'observer concrètement ou n'en restreindre la
pertinence qu'à ce qui pourrait «scientifiquement» se vérifier. La déri-
tualisation n'est pas surtout des pratiques, pour lesquelles demeure
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La ritualité funéraire
179

toujours ce qu'il faut de routine et d'habitudes répétitives pour «faire


rite», mais d'un imaginaire collectif, dont l'obligation risque de ne
plus porter qu'au plan désolé d'une rumination solitaire. Comprendra-
t-on que la ritualité funéraire n'est pas seulement l'affaire des vivants
devant «la mort», mais qu'elle présentifie de manière complexe les morts
devant les vivants?
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Des morts sans destin

«Un cimetière ne nous attriste que parce qu'il est le seul


endroit où nous ne retrouvions pas nos morts"
François MAURIAC

Une logique de la disparition


Il n'y a pas de représentations de la mort, mais des représentations de
l'irreprésentable. La mort n'est pas de l'ordre du connaissable, mais de
l'impensable par excellence, et bien plus que «l'inconnue» ou qu'une
sorte d'inconnu qu'on pourrait situer (en tant que tel «au moins»), ce
qui oblige absolument un rapport à l'inconnu. Il ne s'agit pas seulement
de ce que nous ne savons pas, et dont on pourrait s'arranger en arguant
d'un non-savoir normal, d'un lieu non expérimentable mais qui ne
dérangerait pas le discours de l'expérimentation des lieux de la connais-
sance. Il ne s'agit pas que d'un coin obscur, que d'une nuit qui pourrait
s'isoler des jours, mais d'une obscurité qui se tient dans la lumière, d'une
nuit qui habite les jours, chaque jour. Nul besoin d'avoir fait l'épreuve
(l'expérience?) d'un deuil, d'une mort dans la famille, ou d'un danger
«réel», pour que ce non-savoir traverse tous les savoirs, et ne puisse se
tenir à distance tranquille, à la façon d'un territoire qu'il faudra bien
visiter un jour. La mort n'est pas un aUtre lieu, un aboutissement ou un
point. Elle n'est pas non plus ce qu'on ne sait pas et qu'on «verra plus
tard». En fait, il n'y a pas seulement «la mort» comme idée abstraite1
ou fait biologique, mais le rapport à la mort qui englobe à la fois l'évé-
nementialité du décès et la mort comme dimension de l'existence

Michel Vovelle montre bien comment s'est construite cette abstraction: voir La Mort et l'Occident
de 1300à nosjours, Paris, Gallimard, 1983, p. 119.
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La place des morts


821

humaine. Ces deux «aspects» sont liés. Si la mort c'est l'impensable,


c'est qu'elle excède toujours le rapport à la mort, et le rapport à la mort
se construit en raison même de cette «insituation» qui la caractérise1.
Limaginaire de la mort - cette forme d'un rapport toujours culturel à la
mort - ne se superpose donc pas à la vérité d'un processus. Il n'est pas
qu'une manière de se raconter des histoires pendant que la mort, la
vraie, ferait son œuvre. Cet imaginaire n'est pas un fourre-tout de
sornettes ou de croyances, de fantaisies, propres aux hommes qui
refusent d'être mortels ou qui veulent amadouer l'idée du trépas. Cet
imaginaire social est fondamental: il est une forme d'argumentation de
la différenciation entre vivants et morts et le mode de récit qui permet
les relations des vivants entre eux dans leurs rapports aux morts. Ce qu'il
faut dire c'est que nul n'est habilité pour en parler plus que d'autres (fût-
il thanatologue). Nul n'en sait davantage que le voisin (quand bien
même aurait-il beaucoup réfléchi sur ce non-savoir ou tenterait-il de s'en
faire le paradoxal spécialiste). Nous n'en savons rien. C'est cela. Il n'y a
pas «la mort» comme beau sujet, intéressante énigme, ou passionnant
défi, mais notre mort, notre rapport à la mort. Et tout ce qui, silencieu-
sement, s'en dit entre nous.
Dès lors, lorsqu'on nous recommande d'accepter la mort, en
croyant pouvoir montrer l'exemple de sociétés «primitives» ou médié-
vales2, que nous demande-t-on d'accepter, que sait-on de ce qu'il
faudrait accepter ou réaccepter, et que croit-on savoir du sens d'une
telle recommandation?
Lune des visions aujourd'hui dominantes de la mort consiste à la
borner à la fin de l'existence et à la concevoir comme le bout, la
terminaison d'une trajectoire de vie. On comprend qu'un::: telle repré-
sentation n'a rien d'erroné. Mais le problème tient à ceLe exactitude
même: que peut-on re-présenter quand tout un savoir tiendrait dans
la présentation devant soi de l'échéance, et éventuellement de la

Voir Vladimir Jankélévitch, La Mort, Paris, Flammarion, 1977, p. 221 et p. 272. Voir Emmanuel
Lévinas, Le Temps et l'autre, Paris, PUF, 1983, p. 59 : "La mort n'est jamais maintenant.» Louis-
Vincent Thomas écrivait: "La conscience de la mort est bien la condition même de la vie de la
conscience », Mort et pouvoir, Paris, Payot, 1978, p. 24.
2 Michel Vovelle a critiqué l'expression de «mort apprivoisée» que Philippe Ariès Utilisait: voir La
Mort en Occident, Paris, Gallimard, 1983. On peUt surtoUt critiquer l'usage qui s'en fait depuis la
modernité où l'on invente un rapport natUrel à la finitUde «autrefois» pour donner un air de
«nature» à des logiques sociales actUelles. Dans les travaux de Louis-Vincent Thomas, le '(vécu
traditionnel de la mort» est toujours présenté dans ses ambivalences, sous formes de parades ou de
conjurations, de rites protecteurs, et l'<<acceptation de la mort» ne se présente que comme condi-
tionnelle : voir Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975.
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Des morts sans destin


183

déchéance? Simultanément une curiosité s'éveille pour territorialiser


l'inconnu ou réaliser l'expérience empirique de l'impensable. Des succès
de librairie trouvent leur origine dans une explication mystique
du mystère. On écoute les voix des morts sur magnétophone, on visua-
lise les défunts sur ordinateur ou téléviseur. On entre en contact avec
son ange. La Science est parfois convoquée pour étayer des témoi-
gnages. Ou bien on lui demande de dire qu'elle ne peut rien en dire,
qu'elle ne peut pas prouver la fausseté des expériences, pour établir
«donc» leur vraisemblance et leur vérité probable. Le probable: ici le
refus de l'impossible et le souhait tautologique du souhaitable. Toute
la distanciation des Religions et leur silence sur le divin perdent de leur
prestige ou de leur éclat au profit de relations de proximité et de
narrations multiples. Au christianisme qui se contente de dire que le
défunt «est du côté de Dieu», s'oppose l'histoire répétée des expériences
de «Lumière». Au paradis qui ne se décrit pas, s'oppose l'«au-delà»
comme frontière qui peut se traverser et territoire qu'on visite.
Le discours mystique ou mysticisant n'enchante pas. Il veut réaliser
l'expérience concrète, toute empirique des religions comme si les reli-
gions devaient se prouver, ou comme si c'était les grandir que de leur
apporter du résultat. On les réalise; c'est-à-dire qu'on porte moins
atteinte à leur contenu - tous les contenus sont bons, toutes les reli-
gions disent une part de vrai, «donc» toutes les expériences sont
bonnes, dira-t-on - que l'on ne vient porter atteinte à ce qui est plus
obscurément en jeu dans le rapport à des connaissances ainsi réduites
à des contenus.
On pourra sans doute avancer que ce «réenchantement» consti-
tUe une réponse à l'exactitude appauvrissante d'une définition de la
mort comme fin, ou encore une manière de retrouver la mort dans une
société où le savoir scientifique, comme l'a dit Claudine Herzlich, l'a
perdue. Ces succès de librairie pourraient s'analyser comme des parades
à l'angoisse que la mort provoque toujours, et le signe d'un besoin de
croire auquel les sociétés les plus rationalisées n'échappent pas. Mais on
peut aussi montrer que le mysticisme moderne fonctionne avec le
savoir plat: qu'il en partage l'idéologie de fond et qu'il porte égale-
ment atteinte à ce qui, devant la mort, signifie l'humanité de la
culture: la situation essentielle de la mort comme limite, et ce qui
porte conséquence d'un rapport à l'Interdit.
Louis-Vincent Thomas disait de la société moderne qu'elle est
thanatophobe et mortifère. Dans une société où le rapport à la mort est
en faillite, ne reste que la mort dont on ne peut savoir quoi faire et qui
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La place des morts


841

envahit l'existence. À défaUt de distanciation, la mort se pose dans son


invisibilité obsédante, éventuellement dans une immédiateté délirante.
On pourra dire qu'il ne faut pas penser à la mort et profiter au mieux de
l'existence. Mais la non-élaboration de l'impensable, la fragilisation du
soUtènement social du deuil par exemple, provoque l'obsession d'une
mort menaçante et l'incapacité à organiser le travail de la mémoire dans
son intrication nécessaire avec l'oubli. On en arrive ainsi à prétendre que
la mort n'est rien, qu'il ne faut pas en avoir peur, que cela fait partie de
la vie, etc., et à produire une structuration panique de la relation à la
mort. Des thérapies peuvent même se mettre en place en arguant d'une
gestion dissipatrice des angoisses, mais en trouvant leur bien-fondé dans
l'avancée d'angoisse qu'elles produisent et qui les produisent.
Sans doute une «idéologie du bonheur» (Ariès, Thomas, Ziegler)
contribue-t-elle à l'éviction dans l'ordre d'un système de valeurs où domi-
nent la productivité et le rationalisme, de ce qui devient dès lors une
anti-valeur: la mort et ce qui la signale, l'échec, la panne... Mais c'est
aussi bien l'imagerie de la fin ou du passage, la visualisation de l'au-delà
(voir l'émission télévisée Mystères, par exemple) qui contribuent à l'en-
trée en crise de la représentation de l'irreprésentable. Tout se passe
comme si l'imagerie, le «vécu visuel» de la réalité ou plutôt le vécu de
la réalité comme visualisation, venait réaliser et donc annuler le travail
d'élaboration représentatif [inconnu ne pourrait se supporter qu'à la
condition d'être vu, visualisé, d'entrer dans l'ordre d'une mentalisation
positive en court-circuitant la souffrance et le rapport au réeP. Linvisible
doit s'objectiver pour que la croyance soit soutenue. Curieuse situation
où l'on vient vérifier que ce à quoi l'on ne croit plus existe bien, où ce
qui ne fait plus sens en tant que croyance dans l'existence se transpose
dans une imagerie qui certifie un contenu de la croyance et épuise à la
fois son enjeu. Il s'agit d'une croyance parodique qui donne l'illusoire
assurance du vrai au moment même où ce qui est vu apparaît comme
simple probabilité, hypothèse ou invraisemblance vraisemblable2. Parodie
de la croyance: en direction d'un «autre monde», vu depuis celui-ci, où
l'individu se situe difficilement. Situation totalement délirante au regard
d'un Négro-africain que celle où s'associent l'abandon que nous prati-

1 Voir Denis Vasse, Le Poids du réel, la souffrance, Paris, Le Seuil, 1983, p. 40.
2 Ce processus n'est pas particuliet au sujet abotdé ici. C'est un fonctionnement global qui affecte la
communication, ou même qui la caractérise de façon contemporaine. La relation au «mysrère» est
elle-même prise dans cette «fusion de l'image et du réel», caractéristique de l'intrication du vrai et
du faux de la «réalité en image» : voir Henri-Pierre Jeudy, L'Ironie de la communication, Bruxelles,
La Lettre Volée, 1996, p. 23, 24.
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Des morts sans destin


185

quons des défunts et la sollicitation que nous leur faisons au travers de


ces «croyances» ou de ces mysticismes qui établissent une «communica-
tion» sans échange, sans implication, sans responsabilité. À la fois on veut
prévoir, savoir, voir ce qu'il y a «après» et l'on ôte, si je puis dire, la mort
à la mort en en traitant comme d'une disparition. Le déni de Ut mort
nest pas le refus de Ut mort comme on le dit trop simplement, comme si l'on
pouvait simplement décider de l'accepter et ce jàisant être quitte de Ut ques-
tion du déni.
Ce qui est remarquable dans le traitement actuel du mourir et de
la mort, c'est l'ignorance de la souffrance qu'une telle pacification
implique. Ainsi cette acceptation simple, typique de nombre d'émis-
sions télévisées, où l'on évoque le cher disparu, où l'on passe des
images de ces exploits où on le voit «en pleine vie», et où on lui
adresse, main levée vers le plafond du stUdio, un au revoir chaleureux
en lui promettant qu'on ne l'oubliera pas. On imagine mal qu'une
personne en deuil puisse ainsi parler d'un défunt et, comme en
conclusion provisoire, lui faire un signe en agitant la main vers le
plafond de la salle à manger. Le souvenir que nous nous faisons d'un
mort tient d'une précision que l'exacte photographie déçoit et Marcel
Proust disait combien l'image de l'autre ne peut servir à résorber la
«contradiction si étrange de la survivance et du néant entrecroisés»,
comme si la photographie pouvait tout contenir de la présence ou de
l'absence d'un mort auquel on serait harmonieusement relié ou
duquel on serait presque indifféremment séparé1. Avec Samuel
Beckett2, on peut ici distinguer entre deux mémoires: la première est
volontaire où l'on tient le compte et l'ordre des souvenirs, où l'on
capitalise et gère des images; tandis que la seconde, involontaire3,
provoque non pas la satisfaction d'une comptabilité bien tenue, mais
l'émotion vive d'une existence humaine où la faculté d'une maîtrise
individuelle de soi trouve ses limites.
Si l'on pense que les morts sont simplement des gens qu'on ne
voit plus, il suffit alors de passer des images de leur vie pour se les
remettre en mémoire, et redonner à ces personnes absentes une

Voir Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Patis, Gallimard, La Pléiade, t. II, 1954,
p. 759 : «Je ne cherchais pas à tendre la souffrance plus douce, à l'embellir, à feindre que ma
gtand'mère ne fût qu'absente et momentanément invisible, en adressant à sa photographie [...J
des paroles et des prières comme à un êtte séparé de nous mais qui, resré individuel, nous connaît
et reste relié par une indissoluble harmonie.»
2 Samuel Beckett, Proust, Paris, Minuit, 1990, p. 40, 41 er p. 44, 45.
3 Voir Marcel Proust, ibid, p. 768.
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La place des morts


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présence qui nous convient. Mais les morts dérangent davantage que
les gens absents et dont la tête se dérobe à un contrôle oculaire. «Le
mort n'est donc même plus absent», écrivait Vladimir Jankélévitch1. Et
cette «inabsence» de celui qui n'est plus proche perturbe l'existence de
ceux qui restent au point que tout le tourment social du deuil consiste,
non pas seulement à se contenter de pratiquer une frontière entre
vivants et morts, à gérer l'existence différente de deux contingents, mais
à affronter le danger même d'une confusion qui oblige à situer la mort
comme limite. La relation au mort porte la nécessité d'un rapport à la
mort. C'est la construction de ce rapport qui ne s'effectue plus quand,
sous couvert d'admettre «la mort» et en croyant voisiner les défunts,
on réduit l'affrontement à la limite du décès à l'imagination moins
violente d'une frontière. Mais c'est aussi bien cette édulcoration qui fait
violence. Lexplication qui se veut apaisante, la facilité avec laquelle on
convertit les défunts en disparus que l'on pourrait selon notre gré
remobiliser dans des images, court-circuite un travail social et
psychique dont les rites funéraires favorisent l' élaboration2.
PeUt-on ainsi comprendre la «curiosité» actuelle pour une mort
que l'on se refuse à reconnaître dans son «insituation» ou comme
impensable, et qu'on veut traiter à la fois comme une pratique tOUte
réaliste? Les «conduites à risque» d'aujourd'hui ne témoignent-elles
pas du détraquement du rapport à la mort? Tout s'y passe comme si
l'on voulait «trouver» la mort qu'une société éclipse sous forme d'une
simple fin. La mort en rapport de laquelle chacun doit se situer, faute
d'une construction sociale de ce rapport, devient alors l'expérience
impérieuse qu'il faut tenter. De même on retrouve cette curiosité
confuse dans ces films où la mort se pratique comme l'occasion d'une
altération de la conscience ou comme l'exploration d'un continent
voisin, collé au nôtre, et dont la furtive visite serait tout à la fois
excitante et indifférente: comme si l'on pouvait faire du mourir une
forme d'occupation de l'existence. Cette «curiosité» qui se montre
dans l'approche de la frontière, peUt rappeler, quand bien même les
registres n'ont rien à voir, la recherche prétendument scientifique à
quoi s'adonnaient des médecins nazis du «moment» de la mort, dans
ces camps où il fallait faire disparaître les morts et où la mort devait
logiquement se gérer comme une disparition.

1 Vladimir Jankélévirch, La mort, op. cit., p. 247.


2 Voir Louis-Vincent Thomas, Rites de mort, Paris, Fayard, 1985; Jean-Pierre Mohen, Les Rites de
lau-delà, Paris, Odile Jacob, 1995.
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Des morts sans destin


187

Faute de la socialisation de la scène de mort, ne reste que le décès


dont l'épaisseur réelle se convertit, au titre de l'apprivoisement ou au
nom d'une empiricité, en «réalité». C'est peut-être contre ce réalisme
pacificateur et obsédant que se dressent des conduites dérangeantes qui
témoignent d'un détraquement mais aussi qui le dénoncent. Le formi-
dable héros, qui fait l'économie de la mort au lit et qui disparaît sans
cadavre, bénéficie des photographies sur papier glacé; tandis que le
«jeune con» suscite la déploration ou l'accusation de ceux qui veulent
politiquement trouver des solutions à la violence. Le premier contribue
au fonctionnement d'une fin qu'on pourrait admettre, mais parce
qu'elle n'aurait, en dépit de son allure dramatique, rien qui puisse
rappeler le tragique de la mort. Il conforte dans l'idée d'une disparition
individuelle, dont on pourrait s'accommoder, et qui ne dérangerait pas
la capacité d'un souvenir «perpétuel». Le second, par contre, rappelle
que la mort ne se tient pas en cette image d'une fin qu'il faudrait
souhaiter glorieuse à chacun, comme on peut souhaiter à ceux qui s'en
vont de faire un beau voyage. Il dit l'absurdité d'un réalisme qui mise
sur une acceptation individuelle et qui liquide l'institution d'un
rapport à la mort au travers duquel la mort ne se pose pas comme une
expérience ou l'entreprise d'une performance, mais comme énigme1.
En faisant de la mort un «problème» qui devrait logiquement
trouver des «solutions», ou surtout en en faisant une «chose natUrelle»2
qui ne devrait pas nous troubler, nous tentons d'oublier que la ques-
tion de la mort se vit ordinairement dans la relation complexe qui s'en-
tretient avec les morts. Et en croyant que la mort est seulement l'af-
faire de défunts (avec lesquels on devrait aujourd'hui pouvoir
communiquer), on veut oublier que le décès lui-même d'une personne
proche ne peut tenir de la simple information, d'un savoir qui serait
immédiatement disponible. Il faut du temps pour savoir que l'autre est
mort, et du temps aussi pour savoir qui est mort. Et ce temps ou cette
maturation lente est ce qui conduit celui qui reste à se trouver touché
par le décès d'autrui bien autrement que par une triste nouvelle. Un
an après le décès de sa grand-mère, Marcel Proust, comme le souligne

Maurice Blanchot: «Mourir ne se localise pas dans un événement, ni ne dure à la façon d'un
devenir temporel: mourir ne dure pas, ne se termine pas et, se prolongeant dans la mort, arrache
celle-ci à l'état de chose où elle voudrait se pacifier. C'est le mourir, l'erreur d'un mourir sans
achèvement, qui rend le mort suspect et la mort invérifiable, lui retirant par avance le bénéfice de
l'événement», Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 129.
2 Maurice Blanchot, op. cit., p. 143: «Mourir est une "loi de natUre" et pourtant nous ne mourons
pas natUrels.»
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La place des morts


881

Beckett1, «apprend» qu'elle est morte: «la brusque révélation de la


mort, avait, comme la foudre, creusé en moi, selon un graphique
surnaturel, inhumain, comme un double et mystérieux sillon2», écrit
Proust. Nous sommes évidemment bien loin de ce trouble avec l'ima-
gerie contemporaine des disparus, où l'on traite de la séparation
comme de la simple occasion d'une autre relation et où l'on traite de
la relation au mépris de la rupture qui s'introduit en nous.
Les enfants ont longtemps cette audace de poser des questions
«impossibles» et, ce faisant, d'aider lesparents dans leur position silen-
cieuse. Ce qui est problématique ce n'est pas la parole des enfants et le
silence des adultes mais le silence de ce silence ou plutôt son
obturation: que j'empêche l'aUtre de fi entendre me taire. Quand on
se demande ce qu'il faUt dire à un enfant, ce qui peUt s'insinuer c'est la
tentative de contrôle de la parole de l'autre. Non pas seulement
pouvoir donner réponse et éliminer la question de l'enfant, mais forcer
la formulation questionnante de la parole de l'enfant, la rendre
conforme à son annulation et, en face, s'assurer que la position de la
réponse puisse être, elle aussi et elle surtout, éliminée. Ce n'est pas qu'il
n'y ait pas de réponse, c'est la non-possibilité d'en répondre, de
répondre de cette non-réponse, qui fait violence à celui qui pose tant
de questions naïves et déplacées. À ces questions dérangeantes qu'un
seul regard peut dissuader, nous ne pouvons pas répondre en passant
une information. De même qu'on ne saurait répondre à la question
«d'où viennent les enfants?» en montrant des planches anatomiques ou
le film d'un examen prénatal, on ne peut répondre à la question «où
vont les morts?» en produisant le tracé plat d'un électroencéphalo-
gramme ou la photographie d'une tombe. Car ce qui s'interroge ne
tient pas que d'un processus explicable, mais porte sur l'implication de
celui qui ne peut pas seulement «savoir» ou se contenter de savoir qu'il
ne sait pas: c'est non pas seulement d'une péripétie cardiaque mais du
rapport au défunt et, du souvenir «involontaire» qui traverse celui qui
reste, qu'il s'agit. Lenfant peut poser beaucoup de questions en une
seule question. Il pose notamment toute la difficile question de la mort
du mort, de la séparation qui s'effectue et de l'altérité qui advient pour
celui qui vit et survit. Ce faisant il pose aussi bien la question sur lui-
même dans la proximité où il se trouve de celui qui affronte l'inhumain

1 Samuel Beckett Proust, op. cit., p. 53.

2 Ciré par Beckett, p. 54.


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Des morts sans destin


189

de la mort. Et c'est l'humanité de cette relation transmise devant la


limite de la mort qui en est l'enjeu. La possible re-présentation d'une
mort qui ne tienne ni du meurtre ni d'une disparition.
Jean Allauch semble vouloir ironiser sur l'expression: da question
de la mort» : «une formule aux douteuses allures philosophardes», dit-
iF. Pourtant il est bien dommage de se priver, même «sans regret», de
Lévinas, de Jankélévitch et de Blanchot. En outre il faut comprendre
que la question s'oppose au «problème», à l'idéologie de la mort comme
«problème de fin» qui pourrait ou devrait trouver des solutions. Et que
cette question ouvre à la culture même2 c'est-à-dire à la mise en scène
d'un rapport à la mort, ce que Jean Allauch dit aussi sans sembler se
préoccuper de dire avec qui il le dit. Or si nous voulons comprendre les
difficultés que nous rencontrons devant les morts, il faut bien prendre
en compte le déni qui s'opère de la question de la mort. Les deux
niveaux sont liés. Du moins peut-on risquer l'hypothèse qu'une mort
ravalée au rang d'une fin fragilise le rapport aux défùnts.
Lindividualisation de la mort et de la vie, la réduction de la vie à
l'existence du corps, la réduction de l'individu à un fonctionnement
corporel et la médicalisation de ce fonctionnement dans une écono-
mie de la mort «privée»3, sont peut-être les sources d'une tendance à
imposer un mourir «digne», «sans souffrance», où l'homme demeure-
rait idéalement maître de lui-même. Il s'agirait, pense+on, de n'avoir
plus peur de la mort. Or comme je l'ai déjà dit, c'est bien le refus de
cette peur, l'imagination d'une naturalité perdue du rapport à la
finitUde et l'espoir de retrouver les moyens d'un «apprivoisement» qui
sont symptomatiques du rapport que la modernité entretient avec la
mort et du déni qui s'y impose. Dans une société marquée par un
dispositif pacificateur4, ce déni consiste bien plus en une gestion de la
mort qu'en son refus. En sa territorialisation plus qu'en son efface-
ment. Faire de la mort une fin prévisible, aménageable, telle est la
logique fondamentale du déni moderne.
Pour le comprendre, il faut bien faire place à la «question de la
mort» et distinguer entre la «pensée» de la mort et la réflexion sur la

1 Jean Allauch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, op. cit., p. 288.
2 Paerick Baudry, «La mon provoque la culrure» in La Mort et moi et nous, (sous la direction de
Marc Augé), Paris, Texruel, 1995.
3 Jean Baudrillard écrie dans L'Échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard. 1976, p. 268, 269 :
«Le syseème de la propriéeé ese si absurde qu'il conduie les gens à revendiquer leur mon comme
leur bien propre -l'appropriarion privée de la more."
Voir Pauick Baudry, Une Sociologie du tragique, Paris, Cerf/Cujas, 1986.
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90 La place des morts


I

fin. La première rappelle à l'impouvoir (Lévinas), tandis que la


seconde conduit à imaginer un pouvoir sur la mort par une maîtrise
de la fin, et à confondre la question de la mort dans le problème de
cette fin. La mort «arrive» 1 et elle est bien de l'ordre de l'indécidable,
tandis que la fin pourrait être l'objet d'une décision. La mort situe la
communauté dans la perspective de l'altérité, tandis que la fin serait le
«terme» d'une identité. À l'événement autre s'oppose l'extinction du
même. La pensée de la mort ouvre sur la reconnaissance d'une
souffrance: cela qui échappe à l'emprise de la pacification. La mort
provoque l'expérience commune du désarroi et situe le corps comme
support d'une personne. Tandis que dans la perspective d'une mort
ravalée au rang d'une fin, c'est le confort d'un corps individuel réduit
à sa dimension organique que l'on imagine ou que l'on revendique. La
mort devient alors strictement le décès, la fin tout exacte d'un
individu et elle se réduit à un fait, au lieu d'être cet événement qui
concerne en propre une communauté. Il faut ici entendre «commu-
nauté» non pas comme l'expression de type nostalgique d'une sociali-
sation ancienne et comme ce qui devrait s'opposer à la «société»2,
mais comme culture fondamentale, comme ce qui allie et relie des
gens, c'est-à-dire comme l'expression d'un lien principal3.
La mort n'est plus alors ce qui provoque la culture. Elle n'est plus
cette limite qui détermine le rapport au monde, elle devient terminai-
son. Ainsi parle-t-on de malades «terminaux». Une technicité théra-
peutique et relationnelle l'emporte ainsi sur la ritualité. Au lieu d'un
arrêt, d'un rassemblement et de l'expérience commune d'une vulnéra-
bilité qui porte au plus grand silence, «l'humanisation du décès» (ce
consensus actuel) impose la gestion administrative d'une extinction
individuelle, et l'enregistrement finalement d'une disparition. Parler
de ritualité, ce n'est pas faire signe vers quelque cérémonial acadé-
mique ou véhiculer l'idéologie d'un formalisme rigide et éducateur,
mais signifier une forme de relations qui n'ont pas de vocation utili-

Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 261 : «Ma mort vient
d'un instant sur lequel, sous aucune forme, je ne peux exercer mon pouvoir. Je ne me heurte pas à
un obstacle que dans ce heurt du moins je rouche et qu'en surmontant, j'intègre dans ma vie et
dont je suspens l'altérité.»
2 Voir Robert Nisbet, La Tradition sociologique, Paris, PUF, 1974.
3 Il s'agit comme en parle Vicror W. Turner dans Le Phénomène rituel, Paris, PUF, 1990, p. 97 de
comitatus (c'est-à-dire d'un compagnonnage), et de communitas telle que les rites de passages la
mettent en scène. Et il souligne que la légitimation des positions structUrales d'une société n'est
pas seulement en cause. Il s'agit plutôt d'«un lien humain et générique sans lequel il n'y
aurait aucune société.» (p. 98.).
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Des morts sans destin


191

taire ni de but strictement rationnel, comme cela a déjà été dit. C'est
parler de ce qui est obligatoire et de ce qui a fondamentalement trait
au rapport à la mort d'une humanité. La mort n'est pas seulement un
événement pathétique, comme nous le savons. Le rituel accomplit
cette mise en société qui s'établit de manière nécessaire devant un
événement hautement perturbateur et violent. Cette mise en société
(encore une fois il ne s'agit pas d'opposer une communaUté «roman-
tique» à la société «rationnelle»), suppose la mise en récit. Lémotion
viscérale qui s'éprouve devant la mort, la nausée qui s'expérimente
devant le cadavre, ne sont pas réductibles à des sensibleries. Elles sont
les expressions non réprimables d'une tension qui trouve sa traduction
et la possibilité d'un échange dans la fabrication d'un sens. Souvent les
familles reviennent dans les services de l'hôpital après la mort d'un
parent. Il s'agit de revenir dire, de venir raconter, d'exiger au-delà du
décès dont on a l'information, la mise en récit d'une fin qui ne prend
sens qu'à l'intérieur d'une transition. Transition que les manières de
dire (éventuellement implicitement, et parfois presque tacitement) ont
pour vocation d'aménager.
Mais c'est bien une logique de la fin qui tend aujourd'hui à
dominer. Le prestige de l'accident en est l'illustration. À l'opposé
d'une mort qui provoque le rassemblement communautaire, la fin
rapide supprime le temps du mourir et convertit la mort elle-même en
disparition. On peUt distinguer entre deux types de disparition: l'un
par défaUt et l'aUtre par excès. Dans le premier cas se situe le dispositif
de la mort hospitalisée. Au lieu de lutter contre la marti, il s'agit d'en
neutraliser la portée. Au lieu de vaincre le décès - combat absurde et
économiquement coûteux - il s'agit d'en court-circuiter la mise en
sens. Une nouvelle «bonne mort» qui n'a strictement rien à voir avec
celle des sociétés dites traditionnelles prend forme: celle d'une dispari-
tion gérée, «maîtrisée». Disparition de «l'instant» de la mort, c'est-à-
dire de la scène de mort, dans son morcelage technique. Disparition
du malade mourant dans son assistance communicationnelle.
Disparition d'une parole dans l'interprétation savante. Disparition de
la violence du mourir dans l'imagerie d'une dignité: c'est le passage
du tragique de la mort à son contrôle humanisé.
La disparition par excès (liée à la première) trouve son expression
imagée et discursive dans les media et la légende de l'accident glorieux.

En 1956 aux États-Unis, un comité de chetcheurs avait été ctéé pour «J'abolition de la mort» :
voir Edgar Morin, L 'Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1970, p. 339.
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La place des morts


921

Ici il faut lire une presse quotidienne, des magazines à succès, des
revues à grand tirage, écouter les commentateuts de radio et suivre des
émissions télévisées. L'expression de la société hors limite1 ou d'une
ritualité détraquée2 n'est pas anecdotique mais symptomatique. Tout
cela ne concerne pas seulement quelques originaux, mais révèle le
rapport à la mort que la société contemporaine produit. Bien sûr la
mort accidentelle ne constitue pas a priori la forme d'un décès bien
maîtrisé. Mais ce qui peut plaire dans cette disparition, c'est précisé-
ment que la mort puisse disparaître: c'est l'abolition de la non-
maîtrise. Là où il pourrait s'agir d'un événement tragique provoquant
une communauté, ce qui est montré dans nos images tient plutôt d'une
manière de «bien mourir », c'est-à-dire de «mourir dans sa propre vie,
tourné vers elle et détourné de la mort», comme l'écrit Maurice
Blanchot3. Il s'agit d'une mort «agréable aux vivants» - comme
certains contes sont agréables aux parents - parce que débarrassée de la
souffrance, du rappel de ce qui ne vient pas de soi, et de son altérité.
C'est une mort en image, en conformité avec l'image de l'individu, qui
peut se montrer au ralenti. Réduite à la fin de vie, cette mort «sans la
mort», comme le dit Blanchot, consiste en une extermination douce de
l'existence du corps. Être et d'un seul coup n'être plus: soudainement
«désapparaître», telle est l'esthétique d'une «bonne finition». À l'aisthê-
sis du mourir, aux sentiments éprouvés en commun devant la scène de
mort, se substitue une esthétique de la disparition4.
Il faut tout de même que l'accident ne soit pas «idiot », ou bien le
héros en devient victime. L'accident «bête» ne couronne pas alors
dramatiquement une carrière, mais il l'interrompt de manière inaccep-
table. En somme il ne faut pas mourir dans un accident, mais par
accident. Ou bien, au lieu d'en finir «hors limite », c'est encore la
limite de la mort qui se rappelle. L'accident stupide «suspend» l'exis-
tence de la vedette, ainsi qu'on parle de «suspension» pour un sportif,
empêché dès lors d'accomplir de nouveaux exploits, et peut-être de

Cette expression est reprise du vocabulaire médiatique: ainsi parle-t-on de stages "hors limite»
dans la formation de cadres d'entreprises et, plus généralement, de pratiques sporrives ou para-
spottives "hors limite». Il s'agit d'une fantasmatique du dépassement de soi qui parcourr large-
ment la société contemporaine. Mais, d'une parr, il faut souligner son absurdité: il ny a pas de
pratique hors de la limite de la mort. D'aurre parr, il faut comprendre que ce qui s'affiche comme
"hors limite» relève en fait d'une problématique de l'extrême.
2 Voir Patrick Baudry, Le Corps extrême, Paris, L'Harmattan, 1991.
3 Maurice Blanchot, L Espace littéraire, Paris, Gallimard/Folio, 1988, p. 125.
4 Voir Paul Virilio, Esthétique de la disparition, Paris, Balland, 1980.
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Des morts sam destin


193

battre son propre record 1. À nouveau la mort reparaît en tant que


rupture au lieu de disparaître dans un glorieux aboutissement.
Le sport de haute compétition - les entraînements auxquels il
donne lieu, les images qu'on en montre, les discours qu'on en tient, les
représentations du corps et du rapport au temps qui s'en agencent -
est sans doute l'un des meilleurs révélateurs des fantasmes et des
hantises de la société contemporaine. I.:idéal sportif exprime jusqu'à la
caricature le souhait d'une forme machinique (au-delà de la santé
personnelle) qui ne connaîtrait la mort qu'à la fin. Hors histoire,
(exceptionnelle), hors contexte (il s'agit d'une déconnexion) et donc
hors limite, la fin constitue toujours une disparition regrettable. Mais
au lieu de susciter le scandale, la fin prématUrée fait seulement regret-
ter que sa victime n'ait pas pu continuer. Sans doute la mort est-elle
toujours interruption (et non pas seulement cessation). Mais il est
remarquable que la fin se représente comme un «aboutissement». Là
même où le sort porte un coup, où le destin peut sembler cruel, c'est
une suspension d'activité que l'on déplore. La mort n'est plus alors cet
événement inclassable dont parlait Vladimir Jankélévitch. Elle n'est
plus que le bout d'une existence raccourcie.
I.:idée (ou l'idéologie), qui s'impose ici, est qu'il faudrait maîtriser
ce «bout» de l'existence, être maître de soi jusqu'au bout. Tout se
passe comme si le décès devait donc se produire en fonction de l'exis-
tence, comme si la fin devait préserver l'image du vivant, comme si la
«conclusion », selon cette logique qui fait de la mort une terminaison,
devait correspondre à ce que l'individu avait voulu être «jusqu'au
bout ». Que ce «bout» manque et l'existence semble amputée: privée
du droit que chacun devrait avoir de terminer sa prestation suivant sa
propre trajectoire, d'épuiser son capital d'existence selon l'usage qu'il
en avait décidé. La fin de l'existence ne saurait être laissée au «hasard»
des maladies et des compétences médicales. I.:idée est d'en finir en
conformité avec une existence menée «jusqu'à son terme»2. I.:accident
hors limite constitUe un décès hors champ. On meurt en quelque
sorte après la fin du film, et c'est le film et sa fin que l'on peut repasser
indéfiniment sans que l'événement de la mort n'intervienne. On

Voir Jean-Marie Brahm, Sociologie politique du sport, Nancy, Presses Universitaires de Nancy,
1992, p. 144.
2 Voir Frédéric Baillette, "Mourir in extremis», Quel Corps?, na 38, 39, Une Galaxie anthropolo-
gique - Hommage à Louis- Vincent Thomas, 1990, republié dans Critique de la modernité sportive,
(textes rassemblés par Jean-Marie Brahm et Frédéric Baillette), Paris, Éditions de la Passion, 1995,
p. 321 et sq.
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La place des morts


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meurt en dehors des images, ou plutôt sans que la mort n'altère une
«dernière image» qui, telle qu'elle peut être revue indéfiniment, n'a
rien d'une dernière image. C'est une image de soi «en continuité» qui
constitUe le dernier élément d'une existence, sans que la mort n'y
porte une marque. Lindividu hors du commun est celui qui ne meurt
pas, mais qui en finit directement avec l'existence, sans passer par
l'étape du mourir. Le héros moderne ne s'expose en deçà d'une limite
fondatrice qui détermine l'existence commune, mais «au-delà ».
D'emblée, dans la jouissance d'un paradis qui n'est plus l'autre de ce
monde, mais qui se résorbe en une frontière franchissable : l'au-delà,
le hors limite. Ne devant compter que sur lui-même pour vaincre tous
les obstacles jusqu'à l'obstacle lui-même de l'existence - la technique
elle-même cette médiation devrait disparaître -, le prototype du hors
limite se situe typiquement dans des espaces sans loi (pleine mer,
haute montagne, désert). On assiste ainsi à l'émergence d'une esthé-
tique qui ne fait pas seulement de l'accident un mode de disparition
mais qui le fait disparaître lui-même. Il s'agit d'une finition sans reste.
Laccident n'est plus un défi au sens ou rejeté hors du sens commu-
nautaire. Il ne constitue plus une forme typique de mauvaise mort
comme dans les sociétés dites traditionnelles ou comme dans les socié-
tés médiévales. Il ne contient pas davantage une protestation, mais il
s'intègre à une logique sportive. La fin accidentelle ravalée au rang
d'un incident ne met pas en cause la course à la performance: elle fait
partie de son programme.
Pour Emmanuel Lévinas : «L:inconnu de la mort signifie que la
relation même avec la mort ne peut se faire dans la lumière; que le
sujet est en relation avec ce qui ne vient pas de lui» [.. .]. «La mort
annonce un événement dont le sujet n'est pas le maître; un événement
par rapport auquel le sujet n'est plus sujet. »1 La fin accidentelle ou
l'incident final se sépare absolument d'une telle éthique. Il s'agirait tout
simplement, rout exactement, de la fin d'un individu, ce que j'ai
proposé d'appeler la mort «d'un seul»2, ce qu'aucune culture tradition-
nelle n'accepte ou ne supporte. Ce qu'a priori, aussi bien, aucune
culture fondamentale ne rend possible puisqu'il s'agit de reprendre

Emmanuel Lévinas, Le Temps et l'autre, op. cit., p. 56 et p. 57.


2 Patrick Baudry, Le Corps extrême, op. cit., 1991, p. 183. Dans les sociétés négro-africaines, le
groupe doit prendre part à la mort qui lui échappe et il faut qu'il lui donne sens. Ou plutôt que de
donner du sens à la mort biologique, il faut surtout qu'il donne du sens à la place que doit prendre
le mort. Plus que la mort elle-même, c'est le non-sens de cette mort-là qui constitue une menace.
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Des morts sans destin


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l'événement individuel dans une mise en récit qui consiste à ne pas


abandonner le mort dans la catégorie de la disparition, mais de fabri-
quer sa place en tant que défunt.
Il est bien remarquable que l'accident et que la mort «par dispa-
rition» puisse renforcer l'image de la star, non pas décédée comme le
commun des mortels, mais «tUée» au sommet de sa gloire ou en
«pleine vie», morte en «pleine forme». Sa disparition prématurée, énig-
matique - il ne s'agit pas d'une énigmatique altérité; il n'est pas ques-
tion d'hétéronomie, mais d'autonomie au sens le plus plat - semble
conférer l'ampleur d'une destinée à son existence. Son histoire se
raconte à partir de l'événement dramatique et fabuleux de sa sortie de
route. Comme si, dans les tourments de sa jeunesse évidemment agitée
(si ce n'est depuis son enfance: on se souvient, dans un tout autre
registre, de ces combats obscurs que le petit Pierre Rivière menait à
coups de bâtons contre des laituesl), le héros avait eu le pressentiment
de la singularité de sa vie brève ou condensée. Lexemplarité de la vie
hors du commun serait certifiée par la «dignité» d'une mort sans
pareille. Des émissions de télévision ont ainsi retracé la magnifique
carrière de gens décédés «trop tôt», c'est-à-dire avant que la mort n'ar-
rive, ou dont, pour confirmation de leur rareté, on semble attendre
qu'ils se tuent. La voix grave du récitant - «Il sourit encore mais
déjà.. .» - se faisant l'écho de la prescience d'une fin exceptionnelle et
donc nécessairement «écrite», et le sentiment de déploration fascinée
donnant à supposer qu'un être d'exception ne pouvait se trouver
soumis à une «dégradation» évolutive et non maîtrisée, à la «vulgarité»
de la vieillesse et de la mort au lit.
Ce souci de l'image renvoie aussi à la volonté de mettre la mort
en images et de «voir» l'invisible, c'est-à-dire de réduire la mort à ce
qui pourrait en être vu. Il signifie aussi l'exigence d'une nouvelle
«sagesse» que l'on retrouve aussi dans la logique hospitalière: celle que
nous mourrions comme des images. Pourtant cette mort «héroïque» ne
garantit pas la haute teneur d'un éloge funèbre. À propos d'un motard,
décédé lors d'un Paris-Dakar, un journaliste a écrit: «On pourrait
presque dire qu'il est mort comme il a vécu: discrètement et conscien-
cieusement.» La mort - non pas la fin «consciencieuse» - deviendrait
indigne. Un nouveau «savoir mourir» commande une mort sans traces,
un mourir sans échange.

Yair Moi Pierre Rivière... (sous la direction de Michel Foucault), Paris, Gallimard/Julliard, 1973,
p. 261.
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La place des morts


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Comment toUt cela n'aurait pas d'incidences sur le rapport aux


défunts, sur la transmission qui se joue dans la scène de mort et dans
le tourment du deuil? Aucune société n'a jamais accepté que les gens
disparaissent sans intervention culturelle, c'est-à-dire sans qu'inter-
vienne culturelle ment la mise en place des morts. La disparition, si elle
n'est pas un jeu, relève de la torture psychique qu'on fait subir à des
familles en leur ôtant la possibilité d'accéder à la «réalité» du décès.
C'est le cas de l'Argentine, où l'on a pu «tuer la mort», ôter à une
société une dimension fondatrice et qui provoque sa mise en scène.
On se souvient des «Folles de la Place de Mai », exigeant qu'on leur
dise que leurs fils, que leurs maris ou que leurs compagnons sont
morts et non pas «disparus ». J'ai déjà parlé de la monstruosité nazie
qui consiste précisément à faire de la mort une disparition. Comment
ne s'étonnerait-on pas de la progression considérable dans le vocabu-
laire médiatique de ce mot? Le journal Le Monde, pour ne citer qu'un
exemple, connaît depuis quelques années une rubrique «disparition»
où il ne s'agit évidemment pas de gens qui auraient disparu, mais de
morts. Au journal télévisé, on nous apprend la disparition de telle
personnalité. Dans des prospectus du Crédit Lyonnais pour des
«contrats obsèques» on parle encore de disparition. Comment peut-
on se contenter d'entendre cela? Pourrait-on se contenter d'expliquer
qu'il s'agit de pudeur, de l'expression d'une politesse de respect, ou
d'un «refus de parler de la mort»? Il ne s'agit pas que de cela, mais
d'un ravalement du décès à la dés-existence, dans une société où le
monde des morts se fragilise et où le soutien de leur espacement perd
de son énergie.
Dans la vie quotidienne, ce n'est pas le mot «disparition» qu'on
emploie. On ne dit pas «mon frère a disparu l'an dernier», sauf s'il
s'agit de dire qu'il a disparu. On dira plus couramment qu'on a
«perdu» un parent. Mais l'on comprendra aisément qu'on ne l'a pas
perdu comme on aurait égaré une valise ou ses lunettes. En mettant
l'accent sur la perte, on dit, sans la nommer, la mort et le creux qu'elle
provoque. Dans Mars, Fritz Zorn qui décrit le «calme» d'une société
qui étouffe les émotions et les préséances d'un système qui aseptise,
écrit: «C'est le destin du bourgeois, un beau jour, de n'être simple-
ment "plus là". Mais pas moi. Je ne serai jamais "plus là", je serai
mort, et j'aurai su pourquoi. » Dans la société contemporaine, nous

Fritz Zorn, Mars, Paris, Gallimard, 1979, p. 244.


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Des morts sans destin


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sommes bien rendus à une situation absurde: devoir accepter la mort,


comme on nous le recommande, et à la fois assister au traitement de la
mort comme disparition. En somme il s'agit d'accepter non seulement
ce qui ne peur s'accepter (comment accepter et au nom de quoi
devrait-on accepter l'inconnu? Avec quoi en échange?), mais aussi
d'accepter ce qui est culturellement inacceptable.
Il existe la disparition en mer. Mais celle-ci trouve une réglementa-
tion, un aménagement. C'est autour du cercueil vide que l'on se
recueille. Ou encore, comme dans les sociétés dites traditionnelles
lorsque le défunt, mort au loin, ne peut être ramené dans son village,
autour d'un objet qui le symbolise. Locéan qui a pris le marin n'est pas
un espace informe mais un monde dans ce monde. Le cadavre manque
sans doute. Mais non pas nécessairement la «réalité» du décès. On sait
qu'on ne retrouvera pas le disparu. Mais ce n'est pas dire que l'on peut
croire qu'il est encore en vie. La mer ne prive pas absolument celui qui
s'y noie d'un destin funéraire. La noyade dans l'océan ne situe pas
nécessairement le disparu dans un état d'entre deux insupportable aux
survivants. Lhomme emporté par les flots ne se sépare pas radicalement
de celui qui se trouve «repris par Dieu ». Des forces qui associent le
merveilleux à l'effroyable, le fascinans au tremendum (dont parlait
Rudolph Otto) permettent de qualifier la tragédie et de lui donner du
sens. La poésie ne s'est-elle pas souvent saisie du thème de l'engloutisse-
ment en mêlant un sentiment d'angoisse au jeu d'une rêverie? Le senti-
ment amoureux peut s'exalter selon la logique d'un romantisme, qui
surestime ce qui excède la raison, en entremêlant à la situation thana-
tique une excitation érotique. On «connaît» de ces monstres marins
qui sont capables de séduction. La mauvaise mort qu'est la noyade dans
les sociétés africaines reçoit chez nous des significations ambiguës, liées
à l'ambiguïté même du monde marin. Mais il existe, en proximité de
ce «continent» dangereux, le risque d'une mort plus redoutable: celle
de l'enlisement dans les sables. Et Alain Corbin dit bien ce qui rend
alors cette mort plus mauvaise: «Lenlisement, mieux encore que la
noyade ou que la crémation, évoque la radicale disparition. »1Les socié-
tés construisent toujours un système évaluateur des décès et de leur
signification. S'il est variable, comme il va de soi, selon les cultures,
demeure le repère précis de ce qui se refuse: l'exacte suppression d'une

Alain Corbin, Le Territoire du vide, Paris, Flammarion, 1988, p. 279.


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La place des morts


981

vie sans possibilité pour la culture, selon ses codes, d'en assurer la
reprise symbolique.

Des cimetières ambigus


Mais comment ne pas comprendre l'expression de «disparu», l'emploi
du verbe «disparaître» ou l'euphémisme «disparition»? Il ne s'agit pas
d'euphémisation seulement mais d'une incapacité que ces usages
signalent de donner au mort un destin. Il est disparu (et non pas il a
disparu) signifie bien le désarroi ou l'embarras moderne. On le voit
aussi bien dans la situation socio-polique que ce désarroi contribue à
révéler, c'est-à-dire dans la mUtation de fond qui affecte le registre des
croyances.
J'y reviens encore pour préciser les choses. Longtemps dans
l'Occident chrétien croyances et pratiques sont solidaires. Les deux
registres se superposent, s'associent, se dynamisent. Les croyances
confortent les pratiques et les pratiques renforcent les croyances. Des
variantes peuvent exister, il va de soi, mais qui n'affectent pas le carac-
tère systémique d'un ensemble cohérent et opératoire. Aujourd'hui,
toUt change. Et d'aUtant plus silencieusement, sans grand tapage, sans
effet de nouveauté. Les croyances se délitent et les pratiques peuvent se
séparer d'elles. On peut dire que les pratiques s'autonomisent et fragili-
sent l'ensemble des croyances qu'elles ne viennent plus «systématique-
ment» renforcer ou cautionner.
Des faits objectifs permettent tout de même de situer un tour-
nant qui conduit à l'état d'indécision ou d'indétermination que nous
connaissons maintenant. On peut citer d'abord l'autorisation faite par
l'Église catholique de pratiquer la crémation depuis 1963; ensuite
l'absentéisme croissant des prêtres au cimetière. Puis, à la fin des
années 80, c'est à la professionnalisation des funérailles que l'on
assiste. Sans doute, le fait que des spécialistes en assurent le «règle-
ment», comme l'on dit dans la profession funéraire, n'est pas nouveau.
Mais ce qu'il faut souligner c'est la professionnalisation de l'ensemble
des obsèques. Les funérailles deviennent progressivement le produit
que gèrent totalement des entreprises. La logistique du transport du
corps, les procédures administratives, mais aussi la mise en scène
rituelle, l'assistance relationnelle et le soutien psychologique devien-
nent l'affaire d'un professionnalisme. En somme, l'institution qui
tenait l'essentiel si ce n'est la totalité du dispositif funéraire, se retire
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Des morts sans destin


199

progressivement et cède la place, dans une situation de concurrence, aux


compétences d'entreprises privées. Signalons aussi deux éléments impor-
tants (dont je reparlerai après) qui caractérisent la mutation des
pratiques: le développement de la crémation d'une part, et celui de la
thanatopraxie, ou de ce qu'on appelle plus officiellement les soins de
conservation. En résumé, privatisation professionnalisée des obsèques et
mutation des pratiques autour du corpsdu mort doivent être soulignées.
Venons au cimetière et tentons de décrire la scène. Me voici donc
au cimetière et plus précisément devant la tombe. Mais au fond devant
quoi? et où? Le cimetière devient de façon tautologique l'endroit où
sont mises les tombes. Mais que signifient-elles elles-mêmes? Le défunt
est-il là? Est-il encore là pour que je m'adresse à lui, pour que je lui
parle et que je «soigne sa tombe»? Le corps du mort n'est pas l'es-
sentiel, me dit-on. C'est son âme qui importe. Or elle serait partie. Et
donc la personne avec elle. Que faire donc devant cette tombe censée
contenir un corps, mais qui se résour à des restes, et qui de toute façon
ne contient plus l'âme en allée du défunt? S'agit-il de parler aux pierres
tombales? De marmonner devant des monticules? En Occident, c'est
bien une mise en scène du rapport aux défunts qui s'est construite mais
dans la plus stricte ambiguïté. Le mort n'est plus là, et le cimetière
serait pourtant le lieu d'une visite qu'il faudrait lui faire. On me
demande d'obéir aux conventions du respect des morts, mais en même
temps il faur croire qu'ils ne sont plus à l'endroit même où les conven-
tions fixent un absurde rendez-vous. Du corps au cercueil, du cercueil
à la tombe, de la tombe à la pierre tombale, la «présence» du mort se
déplace, et ce que l'on retient ne contient plus le décédé ni son souve-
nir. Jean-Didier Urbain l'a montré: cette lourde pierre qui vient en
lutte contre la purréfaction, cette pierre massive et lisse, est aussi une
porte lourdement refermée sur celui dont on entend qu'il n'aille pas
s'échapper de l'endroit où on l'enferme1. Mais comment s'échapperait-
il de l'endroit d'où il n'est plus? On le voit peur-être ici : ce ne sont
pas des croyances qui entrent seulement en faillite. C'est leur ambiguïté
de fond qui se tolère de plus en plus mal. Entre la personne qui a pu
me dire «les cimetières, c'est toute mon existence» et celle qui m'aura
lâché «on devrait donner un bon coup de bulldozer là-dessus », il y a
sans doure tout le spectre des attitUdes observables. Bien rares sont les
personnes qui ont des opinions arrêtées sur la question des cimetières.

Jean-Didier Urbain, La Société de conservation, Paris, Payot, 1978, p. 252 et sq.


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100 La place des morts


I

Ou plutôt, et ceci est important, si l'on sait (ou croit savoir) ce que
l'on veut pour soi-même, on peut se montrer tolérant à l'endroit d'opi-
nions tout opposées aux siennes, et l'on peut pour ses propres proches
accepter l'idée d'une manière de faire qui pourrait être toute divergente
de ses propres intentions. En bref il n'y a plus un corps de règles qui
s'impose, mais des usages variés issus de coutumes. Elles perdent de
leur unité non pas seulement au plan des pratiques observables mais
à celui des significations que ces coutumes désunies ne contrôlent plus.
C'est aussi à propos du devenir des tombes que l'on se montre dubi-
tatiE «S'en occuperont-ils?», «Maintenant qu'ils sont tous partis habi-
ter ailleurs... », «C'est pour la cérémonie, et après, pour qu'on mette
le cercueil quelque part..., mais dans vingt ans, qui viendra encore
là?» disent des personnes. On comprend que les vieux cimetières puis-
sent prendre une «patine» qui les protège en les rejetant dans un passé
de pratiques et de représentations, dans un monde d'autrefois qui
n'est donc plus celui d'aujourd'hui. Ces cimetières-là, vestiges de l'in-
humation près des églises par exemple, sont «beaux» dit-on. Ils sont
«apaisants». «Être mort comme cela, on voudrait bien, mais main-
tenant ce n'est plus pareil», me dit une dame. «Maintenant les cime-
tières c'est des dortoirs affreux, tous alignés en rang d'oignons.»
On dirait des orphelinats, non pas parce que des enfants seraient aban-
donnés, mais parce que ces morts n'ont aucun parent à rejoindre:
parce que le travail de la filiation du côté des morts, travail qui est essen-
tiel dans la ritualité funéraire traditionnelle, ne se fait plus ou se fait
mal.
On comprend qu'on puisse traiter à la façon de musées certains
cimetières où sont enterrés des gens célèbres et qui sont censés témoi-
gner, par leur architecture et leur paysage, d'un patrimoine. Il y aurait
là comme une singulière contradiction: il s'agissait de retenir les morts,
de les «conserver» pour venir leur rendre l'hommage qui leur est dû.
Mais ces lieux, pourtant sauvegardés, les font mourir une deuxième
fois: à la manière même de ces musées où l'on met en vitrine des
masques négro-africains qui ne sont vivants qu'à la condition d'être
portés. Sans visages qui les habitent, les masques meurent, et ils
meurent encore quand on les expose sous un éclairage censé les bien
montrer à des visiteurs qui n'y voient que des objets d'ethnologie.
«J'aime les cimetières, me dit une jeune fille, la mort ne me fait
pas peur.» Mais comprend-elle que des gens ont été enterrés là?
s'interroge-t-elle sur la place qu'ils y occupent? La fan d'un chanteur
est venue s'asseoir sur la rombe. «Je fais mon rituel », m'explique-t-elle
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Des morts sans destin


110 1

en débouchant une bouteille de Montbazillac. «En fait pour moi il


n'est pas mort, il est seulement de l'autre côté.» Je me demande s'il
faur lui demander de quel autre côté elle veur parler. «De l'autre côté
de cette pierre tombale?» Ma question est incongrue, elle témoigne
d'un esprit court. «Mais non: de l'autre côté quoi!» Je n'en saurai pas
davantage. On peut comprendre que les gens viennent auprès des
tombes, comme on s'approcherait de vitres qui permettraient d'être au
plus près en contact d'un paysage que ces vitres noires ne permet-
traient pourtant pas de voir. «De l'autre côté»..., le mysticisme n'est
pas loin bien sûr. Un gardien du cimetière fera circuler la jeune fille:
on ne boit pas devant les tombes, et on ne s'assied pas dessus. Quant à
moi, avec mon appareil photo, il faur que je circule aussi. Le gardien
nous croit ensemble. Et je comprends que j'ai aussi, même si je ne suis
pas vêtU de cuir noir, une allure douteuse. Je me demande ce que ce
gardien garde au juste. Protège-t-il ceux qui voudraient trop s'appro-
cher? D'eux-mêmes? Ou de qui? Cet homme gère surtour la propreté
des allées et les convenances gestUelles.
On m'avait dit que la nuit des inconvenances, justement, pou-
vaient être surprises. Avec une amie, nous avions décidé de nous lais-
ser enfermer et de camper entre les caveaux. Nous avons bien surpris
quelques scènes que le plein jour n'autorise pas. Nous avons entendu
quelques gloussements et quelques râles. Entrevu le rassemblement
d'un groupe obscur s'adonnant à quelque culte magique ou paranor-
mal. Certaines tombes sont répurées porter des forces, ou communi-
quer des messages. On pourrait auprès de certains mausolées deman-
der des nouvelles de l'au-delà. Ainsi trouve-t-on des fétiches, des objets
qui font office de talismans, des petits papiers roulés dans les pots de
fleurs. Ainsi communique-t-on avec des intercesseurs, à condition de
pratiquer quelques menus sacrifices: laisser un morceau de sa personne
(mèche de cheveux, rognures d'ongles) en gage de loyauté. Lusage
diurne des cimetières est plus austère. On mène une visite attentive des
noms et des familles regroupées. On calcule mentalement la durée de
vie des décédés. On observe les esthétiques mortuaires. On guette une
statUette ou une fresque qui mériterait qu'on la regarde et peur-être
qu'on la photographie. On passe surtout, en marchant de biais, la tête
en diagonale.
On peut comprendre que le cimetière-musée d'aujourd'hui puisse
aussi être un lieu de promenade. «C'est calme, ici.» On invoque les
beaux arbres. La joliesse des fleurs. La mousse qui vient sur certaines
pierres. Les autres visiteurs sont aussi les gages d'une sécurité. Avec les
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1021 La place des morts

personnes endeuillées et celles qui cherchent la tombe du poète, les


promeneurs qui n'ont pas le souci de se recueillir ni de retrouver le lieu
d'inhumation d'une célébrité, ont une tranquillité et une nonchalance
que l'on retrouve dans les jardins publics, mais sans le piaillement des
enfants et les regards trop prolongés des messieurs bizarres.
Cette affluence, que signifie-t-elle? En d'autres sociétés, elle ne se
rencontre que certains jours, mais quand il est question d'un culte à
rendre aux morts, et non point de se promener entre les tombes ou
devant le crématorium. Les autres jours, le cimetière ne connaît pas de
visiteurs. Le touriste qui veut faire son enquête est vite considéré
comme un intrus. Ici, en Crète, les tombes sur lesquelles sont posées
des grappes de raisin, ou qui portent des petits présentoirs où sont
enfermés un peu de nourriture et une bouteille de vin, ne forment pas
un espace «public». On ne vient pas n'importe comment dans ces lieux
où sont les morts. On n'intervient pas à la légère, sous prétexte de
promenade ou de curiosité pour l'exotisme, dans un endroit qui n'est
ni vide ni abandonné, quand bien même il semble loin du village et où,
sous le soleil de plomb, nul habitant n'y marche. À moins d'être sourd
à l'impératif que font sentir des cultures qui ne sauraient prendre des
libertés avec les défunts, on comprendra la silencieuse réprobation de
ceux qui vous auront aperçus de loin, comme si elles se communi-
quaient aux oliviers et aux tombeaux: eux aussi vous commandent, par
une sorte d'hostilité ou de brouillage dans l'air qui grésille, de ne pas
vous attarder là où vous ne deviez pas entrer. Lendroit n'est ni agréable
ni paisible. Fort d'une énergie dense, il est empli d'enjeux organisation-
nels qui n'ont pas besoin de mises en pratiques, ou qui ne sont pas
soumis à des pratiques, pour demeurer présents et impérieux, même si
ceux qui les maintiennent ne sont pas là.
Dans les sociétés négro-africaines, le cimetière n'est pas la règle et
le lieu d'inhumation n'est pas ce qui compte le plus. Ce n'est pas à
l'endroit où les cadavres sont enterrés que se trouvent les morts.
Précisément il a fallu qu'ils partent avant qu'on enterre leur corps.
Plutôt faut-il se méfier de ce corps qui reste. La ritualité, comme
Louis-Vincent Thomas l'a bien montré, consiste bien moins à hono-
rer le corps du mort, qu'à séparer le défùnt de ce corps où il ne doit plus
être. C'est bien dire que le corps ne saurait situer toUt le lieu d'un
culte. C'est l'esprit, présent dans une mémoire collective, dans une
organisation généalogique et dans des scènes de la vie quotidienne, qui
demeure. Mais il ne peUt demeurer qu'à la condition d'une déshuma-
nisation préalable. Lesprit doit quitter le corps et cette vie. Et s'il le
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Des morts sans destin 1103

faut, on aidera l'esprit éventuellement récalcitrant à s'en aller, à aban-


donner un corps qui ne saurait focaliser toUtes les attentions post-
humes, qui ne saurait équivaloir au défunt lui-même dans le respect
qu'on témoignerait, par tombe interposée, à ce corps sans vie. On se
méfie du corps et l'on maltraitera, parce qu'il s'agit bel et bien de se
protéger, celui d'un mauvais mort. Capable de n'être pas parti, et ne
devant pas rejoindre le monde des ancêtres, le corps du sorcier consti-
tue le cas typique d'un danger redoutable: celui du mort errant. Ainsi,
lui brise-t-on les os des jambes. On lui crève les yeux. On enterre à la
sauvette le cadavre. Puis l'on court en tout sens pour brouiller les
pistes, tout en tirant des coups de fusil. Il s'agit que le mort empoi-
sonneur ne retrouve pas le chemin du village. On ne plaisante pas avec
les cadavres de ceux qui doivent mourir pour toujours. Et l'on ne plai-
sante pas davantage avec le corps de ceux qu'il faut aider à quitter ce
monde. On pourra momentanément tolérer les caprices d'un mort
qui veut, avant que de partir, revoir un lieu qu'il affectionnait (un
porte-parole, j'y reviens plus loin, explique les exigences du mort).
Mais il faudra bien qu'il s'en aille. Et si les reports du départ se font
trop nombreux, il faudra finalement intimer sèchement au mort l'ordre
de prendre congé.
En rapport de ces sociétés dites traditionnelles, la différence des
attitudes ne tient pas qu'à des croyances, c'est-à-dire à des contenus. Ce
qui sépare deux mondes culturels, c'est le régime de ces croyances. C'est
leur statut. C'est nous qui «croyons». C'est nous qui pouvons croire qu'il
suffit de croire. Nous qui pouvons avoir ce sentiment d'une croyance
suffisante, suffisamment étayée par des pratiques. Mais quand ces
croyances se fragilisent et que les pratiques s'en séparent, on voit bien
que l'organisation toUt entière de la place des morts se trouve altérée. En
société négro-africaine, où nous croyons que les gens croient aussi, (mais
à d'autres choses veut-on dire savamment), la situation est en fait tout à
fait différente. On pourrait dire, pour forcer le trait, que ces sociétésne
«croient» justement en rien. Et que l'essentiel n'est pas un imaginaire des
représentations mais bien une organisation des places des vivants et des
morts. Ce n'est pas le contenu de croyances qu'il faut seulement prendre
en compte. Mais leurs enjeux. En société négro-africaine, c'est au plan
symbolique, et dans un climat qui peut relever pour nous de la plus
totale absurdité, que l'affaire se joue. Tandis que chez nous, l'imaginaire
rapiécé et déjà lui-même contradictoire, ne se trouve pas soutenu par un
tel impératif. N'ayant pas de réglementation sociale, ne relevant pas
sérieusement d'une obligation culturelle, relevant d'un bricolage indivi-
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1041 La place des morts

duel après avoir été le monopole d'une institution qui y gérait surtoUt sa
propre domination, les «croyances» peuvent en effet n'être que des
croyances: des flottements, des opinions, des impressions comme en
matière de mode vestimentaire. Le «chic» peut chez nous indéfiniment
se redéfinir, mais c'est surtout qu'il est indéfini. Des pratiques peuvent
contredire les «croyances ». Celles-ci peuvent aussi contredire les
pratiques qu'on observe. Lessentiel est surtoUt que l'indétermination qui
nous caractérisetient à la dérégulation d'un rapport symbolique à la mort.
e est depuis la situation de monopole d'un christianisme occidental, que
rien n'a de sens du côté de la mort, qu'on croit fabriquer la grande
question de la mort, mais au titre minimaliste et inconséquent d'un
événement individuel. La gigantesque question «philosophique» se
résout ainsi dans des manières de tombe, dans des monologues de
confessionnal, dans des génuflexions ou des signes de croix qui valent
moins que les gris-gris protecteurs de sociétés prétendument sauvages.
Jean Baudrillard l'a bien dit: «Notre mort à nous, c'est quelqu'un
qui fout le camp»l. À partir d'une situation aussi faible, que peut-on
faire si ce n'est tenter de gérer des croyances incroyables avec des
pratiques forcément mal adéquates? J'oserai dire ceci: nous avons
réussi à tout produire de ce qui nous a, logiquement, et à présent logis-
tiquement, séparés d'une mise en rapport avec les défunts. Nous avons
inventé la mort comme événement à gérer individuellement, le souci
de la tombe à choisir de façon personnelle, la cérémonie à orchestrer
entre soi, tout cela en dehors de l'impératif cultUrel d'une séparation
d'avec les morts et du remaniement symbolique qu'oblige cette sépa-
ration. Lenjeu de fond c'est l'institUtion culturelle devant la limite de
la mort. Jacques Derrida parle d'une .frontière (il insiste avec ce mot2),
alors qu'il s'agit définitivement d'une limite. La mort n'a jamais été une
«frontière» pour d'autres cultures, et elle ne peUt jamais l'être pour
aucune culture fondamentale, donc pour nous aussi.
Ce qu'il faUt donc prendre en compte ce n'est pas seulement le
délitement des croyances et des pratiques, ou leur remaniement, mais
d'une part l'effondrement d'un sOUtènement symbolique et d'autre part
la résistancequi s'opère dans une culture au quotidien à la disparition de
la mort comme limite ou au traitement de la mort comme disparition.

1 Jean Baudrillard, L'Échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 251.


2 Voir Jacques Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996. Voir l'analyse critique de Jean-Marie Brohm
«Ontologie de la morr», in Prétentaine «Anthropologie de l'ailleurs - présence de Louis-Vincent
Thomas», IRSA, Montpellier, na 7/8, octobre 1997, p. 209-224. J'y reviens à la fin de ce chapitre.
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Des morts sans destin 1105

Le «désordre» actuel des manières de faire et de penser n'est pas en effet


le simple reflet d'une société qui voudrait s'édifier sans la mort, sans la
question de la mort et donc sans les réponses qui constitUent la culture
comme telle. Ce désordre, ou ce qui se perçoit ainsi, participe également
d'une culture de fond qui résiste avec ses contradictions ou ses hésita-
tions à l'éviction de la question de la mort. Ces résistances sont à trouver
précisément du côté des rites et du désarroi qui s'y manifeste, dans ce
désarroi et dans les rapports aux défunts qui perdurent, qui se prolon-
gent dans les gestes et les paroles ordinaires que la professionnalisation
ou que la technicisation d'une société qui se voudrait sans dehors
n'atteignent pas. En somme l'indétermination d'aujourd'hui tient à la
fois d'une faillite de l'échange symbolique et des mutations qui affectent
le régime du croire. Il ne suffirait certainement pas de conclure que cette
indétermination fait la preuve de l'érosion des rituels. On n'expliquerait
rien de cette. érosion puis, en projetant systématiquement l'image du
vide sur ce qui se pratique et se croit aujourd'hui, on négligerait le
travail culturel qui résiste à l'écrasement de toute fonction symbolique.
Si le dispositif religieux de la modernité perd en efficacité, c'est
bien, comme Marcel Gauchet le montre, parce que le christianisme est
déjà cette religion qui fait sortir de la religion 1. Et parce que le proces-
sus s'intensifie d'une altération de la croyance dans un monde socio-
politique profondément transformé. Comment ne prendrait-on pas en
compte le «tournant de l'égalité» non pas dans l'influence directe qui
s'y serait jouée sur les rites funéraires, mais au plan du soutènement
religieux qui en tenait le dispositif? La religion n'est plus structurante.
Elle ne détermine plus le lien entre les personnes et les groupes et elle
n'organise plus la vie politique. Lauto-production du social et l'indi-
vidualisation2 du positionnement en société conduisent, avec le déficit
des prêtres sur le terrain et la prise en charge des obsèques, notamment
au cimetière, par des professionnels du funéraire -, à gérer un capital
d'existence jusqu'à la fin de vie (sans intervention de la «question de

Marcel Gaucher, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 133. Voir Hannah
Arendr, Condition de l'homme moderne, (1%1), Paris, Presses Pocket, 1988, p. 361, 362.
Marcel Gauchet dit bien que ,d'authenticité de l'inquiétude prend le pas sut la fermeté de la
conviction» et que ce n'est plus le Livre qui s'impose avant toute recherche, mais une demande
individuelle. «Son objet, dit Gauchet, n'est pas le vrai, mais le sens et, pour être tout à fait précis,
non pas l'objectivité du vrai, mais la nécessité objective du sens pour une subjectivité. », La
Religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 1998, p. 108. Précisons encore que ce qui fait l'inté-
rêt de l'analyse de Marcel Gauchet c'est de montrer que si les croyances ne marchent plus ou
marchent «en sens inverse» au plan religieux, ce sont aussi les références de la laïcité qui «se
trouvent frappées de décroyance» (p. 30).
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1061 La place des morts

la mort») et à ne plus savoir construire une «relation» au mort, sauf


en la bricolant comme l'on peut, à défaut de l'institUtion d'un rapport
aux défunts. En société traditionnelle, chacun n'a pas à gérer son deuil,
son mort, la mémoire de son parent décédé. Cela n'a pas de sens, ou
le sens qu'il s'agit d'actualiser au travers des rites n'est pas de cet
ordre: sentimental, individuel, intime. Le sens est celui d'une organi-
sation globale, et d'une garantie de la vie des vivants dans leur oppo-
sition négociée avec les défunts.
Toutefois, si dans ces mouvements de la modernité, c'est bien
d'un processus de démocratisation qu'il s'agit, de quoi faudrait-il donc
se plaindre? Au nom de quoi faudrait-il invoquer un merveilleux passé
qui tenait bien la société des vivants et qui bouclait ses relations avec le
monde des morts? Faut-il regarder la situation contemporaine, où l'on
dit que l'on «croit croire»1, comme une perte de vitesse des croyances,
comme la marque irréversible d'une atténuation des investissements et
donc - la pratique ne venant plus ou se désadaptant du code qui
devait les régir - d'une faillite définitive de la mise en rapport des
vivants et des morts? Je ne me contenterai pas ici, on l'a compris, de
parler de «remaniement» (avec quoi? de quoi?) ou de simple «évolu-
tion ». On se doute que les choses évoluent toujours... Ce qui me
paraît important, c'est toUt à la fois de souligner la mise en péril d'une
société où la question de la mort serait sans incidence - ce que signi-
fiait Louis-Vincent Thomas quand il parlait de «déni de la mort» - et
de montrer l'impossibilité d'une totale mise à la trappe du rapport
culturelle ment construit aux défunts. Sans doute peut-on montrer que
le sOUtènement social fait défaut aujourd'hui où précisément l'instance
de l'individu prévaut. Mais l'on peut aussi dire que les bricolages ou
que les remaniements qui s'inventent du côté d'une psychologisation
managériale des rites funéraires, actualisent plutôt une désubjectiva-
tion massive en minimisant ce qui perdure par nécessité d'une culture
de fond. Première thèse: le social perd de sa vigueur, et corollaire-
ment, l'ère de l'individu advient. Deuxième thèse (la mienne) : le
social, le culturel sont toujours là évidemment. Ils ne sont plus régulés
par des organismes aUtoritaires qui devaient objectivement régler le
sens collectif; et c'est tant mieux. Mais cette disparition d'un autorita-
risme ecclésial ne fait nullement profiter une sphère individuelle.

Voir Gianni Varrimo, Espérer croire, Paris, Le Seuil, 1998. Le titre de l'ouvrage n'a pas été fidèle-
ment traduit: il ne s'agit pas dans le titre italien d'«espérep, croire (problématique plate) mais de
faire place à toute la question complexe d'un «croire croire».
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Des morts sans destin 1107

Plutôt aide-t-elle, par son reflux, au développement d'une prise en


charge spécialisée de cette sphère: au mépris toUt à la fois (c'est du
moins là le danger) de l'individu, géré machiniquement au plan de ses
affects, et du culturel, traité comme simple toile de fond de l'individu-
client.
I.:ambiguïté du cimetière moderne fait toucher du doigt l'érosion
d'un dispositif religieux. «I.:Église», pourrait-on dire, ne peut plus trop
s'y montrer, par l'intermédiaire de ses représentants (et ce n'est pas
qu'un problème d'effectifs). Dans certaines paroisses, ce sont des
«civils», membres d'un groupe (<<prièreset espérance», «soutien aux
endeuillés», etc.) qui vont au cimetière pour pallier (<<avecles moyens
du bord») la totale disparition du religieux. Mais le fait est là : le garant
d'une parole qui mettait pour l'Occident chrétien les mondes des
vivants et des morts en articulation, ne vient plus la prononcer. Le
discours religieux lui-même peut prendre ainsi, dans un état de confu-
sion des langues et des positionnements, un tour «psy» quand la
personne en deuil veUt obtenir dans une église quelques orientations.
«On confond tout, le psychologue me dit de lire la Bible ("ça
soutient"), le curé me conseille de prendre des tranquillisants, et le
médecin d'aller dans des groupes où on peUt parler de tout ça... », me
disait une femme.
Pour le dire autrement, l'ambiguïté du cimetière telle qu'elle
apparaît à présent, nous fait toucher du doigt que le rangement des
corps décédés ne suffit pas, et que des croyances articulées sur une
pratique ambiguë en son principe ne suffisent pas davantage à s'en
arranger. Or c'est bien à cette rationalisation insensée, hors du soUtène-
ment religieux, qu'il faudrait se résigner. La cérémonie s'organiserait
essentiellement pour les vivantsl, ou comme on croit plus important de
le dire, pour les vivants dans leurs relations au défunt. Mais si la ritua-
lité funéraire ne s'accomplit qu'en direction des vivants en y incluant
un mort traité encore (jusqu'à la tombe) «comme de son vivant», où
sont les obsèques? N'est-ce pas d'ailleurs en tant que vivant que la
prévoyance des funérailles s'organise? Telle est la tendance depuis la fin
des années 80 : il faudrait que chacun s'occupe de prévoir son propre
enterrement ou sa propre crémation. Comme c'est à chacun de gérer
son plan d'épargne logement. C'est au vivant de s'organiser pour gérer

Tobie Nathan le dit bien: "Pour les Africains, l'idée qu'un ritUel funéraire pourrait aider les
vivants est une absurdité totale. Tout ce qu'on fait est destiné à initier le mort à sa vie de mort» in
Ruth Scheps La Fabrique de la mort, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 58.
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1081 La place des morts

sa mort. Et non plus aux survivants de se trouver devant la limite que le


mort leur opposeabsolument. Mais, j'y reviendrai aux chapitres suivants,
on ne se laisse pas ainsi manœuvrer de gestions de cérémonies en
gestions des deuils. Et si les rituels ne sont pas là où on les court-
circuite, il faut bien regarder «ailleurs », dans la vie quotidienne, ce qui
perdure d'un rapport indéconstructible aux défunts.
L'enjeu est celui du deuil dans la vie sociale et sa liaison avec la
question de la filiation. On est habitué à penser que mourront ceux qui
nous précèdent. Et que le deuil est celui des parents. Plus scandaleux,
plus difficile serait assurément le deuil de l'enfant. La perte de celui qui
nous suit contreviendrait à l'ordre des choses, à la chronologie du
mourir. Mais ces raisonnements traitent toujours du décès comme d'un
événement strictement individuel et ne permettent pas de comprendre
ce qui fait culturellement réponse à la question de la mort, à la construc-
tion d'un rapport à la mort danslpar la médiation des relations aux
défunts. Or celle-ci s'organise notamment dans une mise en scène des
rapports intergénérationnels, selon lesquels le mort est «enfant de »,
c'est-à-dire peut être lié à la vie des vivants non point par son rôle
ancestral mais par la position de fils qui assure la transmission. Ce que
j'essaye de dire, c'est qu'il faut avoir desparents pour mourirl : non pas
pour décéder, pour que cessent les «fonctions vitales », mais pour
devenir défunt, s'inscrire dans les remaniements de ceux qui survivent.
Il ne s'agit évidemment pas d'une mémoire comptable de tous les
disparus, mais du souvenir articulé à la capacité d'oubli, tel qu'ils
permettent de se séparer des morts tout en construisant une place qui
est essentielle à toute culture, ou en quoi toute culture consiste essentielle-
ment en construisant leur espacement.
Les difficultés que notre société connaît avec l'enfance proviennent
peur-être pour partie de cela: que l'échange devienne difficile autour de
la mort, dans sa reprise fictionnelle2 sous forme du monde des morts,
dans des «croyances» que nous prenons pour des croyances, c'est-à-dire
pour nous autres modernes, des sottises. Dans l'enfance, dont il faudrait
gérer tour à la fois les contours, les difficultés et les ennuis qu'elle nous

Louis-Vincent Thomas a bien montré. pour les cultures africaines, l'importance d'une nombreuse
progénitUte qui, après la mort d'un parent, sacrifiera à sa mémoire et empêchera le défunt d'êrre
«mort pour toujours». Mais l'importance de la descendance se combine à l'enjeu capital de
l'ascendance.
2 La «fiction» doit s'entendre ici au sens où Pierre Legendre en parle: non pas des «racontars »,
mais une manière de raconter qui est aussi et dans le même temps une manière de fonder la vie.
Voir Dieu au miroir, Paris, Fayard, 1994, p. 41, 42.
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Des morts sans destin 1109

crée, il y a cet effondrement qu'on ne veut pas nommer, comme si


l'enfance était exactement le lieu des problèmes qu'on a avec elle. C'est
l'effondrement, non pas des héritages, des patrimoines, des mémoires
mais de ce que transmet l'enfance, comme s'il fallait court-circuiter plus
encore que du côté des vieux, le rapport aux morts qui s'y joue. À peine
produit-on un gadget aujourd'hui qu'on le met sous cloche et qu'on
l'expose au nom d'une nécessaire muséalisation de tout pour ne rien
oublier.

Une communication sans fin


Vivants et morts peuvent être déconnectés quand la mort est une
disparition. Ils peuvent être mal séparés, vaguement confondus, quand
l'ambiguïté du cimetière signe l'absence d'un destin post-mortem et
empêche l'élaboration de remaniements. Vivants et morts peuvent
encore se trouver en situation de transition, de «communication». Ni
disjonction ni confusion impossible, mais «globalisation». Les morts
«et» les vivants n'auraient pas à connaître de rapports complexes, avec
ce que cela oblige d'une distanciation, mais des relations sous forme
d'immédiatetés communicationnelles, de transparences enfin réalisées.
Les morts seraient là, disponibles pour nous entendre pour peu qu'on
ait la voix suffisamment efficiente pour leur parler et leur demander
qu'ils nous parlent encore.
S'agit-il d'un retour des morts? Évidemment pas. Les morts ne
pourraient faire «retour» en tam que tels. Or ce que nous propose le
mysticisme libéral et médiatique, c'est des morts encore vivants. Non
pas des morts-vivants. Mais des morts non morts, seulement passés de
l'aUtre côté de la «frontière» et disponibles pour venir «vers nous» et
nous laissant venir «vers eux».
Il ne s'agit nullement d'un retour du religieux mais bien de la
progression d'un délire. On utilise les méthodes techno-scientifiques
les plus sophistiquées ou les plus traditionnelles pour convoquer ces
défunts toujours «ici». Télévision, ordinateur, magnétophone, tout est
bon pour enregistrer la voix des décédés, pour voir leur corps (c'est le
corps surtoUt que l'on maintient) et sentir leur présence. Il n'est nulle-
ment ici question d'un sentiment tragique, de l'idée de rupture, mais
d'une merveilleuse continuité: les yeux illuminés des témoins de la
grande aventure signalent une croyance vérifiée, eXpérimentée, corpo-
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110 La place des morts


I

rellement exprimée. Parfois le merveilleux s'entremêle à la frayeur. Un


«prêtre» (il s'agit en fait de monsieur Machin, soi-disant lecteur des
textes bouddhiques) assure qu'il a enregistré la voix des morts. Mais
pour certains, dit-il, «c'est clair: ils sont en enfer. On entend sur les
bandes le crépitement des flammes ». Marcel Gauchet a raison bien
sûr. Tout ce qui s'énonce comme rupture avec ladite modernité, tout
le prétendu retour aux sagesses «tibétaines» ou d'autres lieux, participe
fortement des valeurs mêmes de la modernité1. Marie-Jeanne Ferreux
l'avait déjà montré avec précision dans sa thèse sur le New Age2.
Le New Age profite, en fait, de la nostalgie légendaire d'un âge
d'or, mais aussi des incertitUdes qui affectent la modernité, et qui justi-
fieraient la «régénération» de la société. Éventuellement c'est un
homme déifié que l'on attend ou dont on attend qu'il rétablisse un
ordre «primordial». Mais sur le modèle d'une sacralisation du héros des
origines, en se calquant sur le type d'un pouvoir charismatique, c'est
cette société qu'on veut transformer en «l'améliorant». Il y a moins
«retour aux origines» d'une société merveilleuse que manipulation de
l'idée d'origine dans le projet d'une transformation de soi en tant
qu'acteur de la mutation du monde. Ce n'est pas une autre société qu'il
s'agit de faire advenir à partir de techniques de relaxation, d'hygiène de
vie ou de communication avec les «autres mondes », mais cette société
même qu'il s'agit paradoxalement de reproduire pour la changer.
Des images de l'aUtre monde viennent servir de preuve et à la fois
d'expérience. Elles sont censées mettre sur la piste de dimensions
cachées et aussi bien, par leur pouvoir de «présentification », placer les
dimensions mystérieuses d'un «autre monde» dans ce monde même.
L'au-delà ne réfère pas à un univers autre, mais plutôt consiste en une
expérience de ce monde-ci. Marie-Jeanne Ferreux le montre admirable-
ment: la.frontière entre des mondes devient interne à la société elle-même.
Et «l'image» vaUt comme support de la croyance: «Voir c'est croire.»
Toute la question ici posée est celle d'une croyance qui veut s'établir
matériellement, d'un sacré qui veut se fonder scientifiquement, ou
encore d'une constitUtion politique du monde qui veUt s'établir physi-
quement. Il y a là toute la question aussi bien d'un rapport à l'Utopie et
d'un rapport de la société à elle-même par le truchement d'autres
mondes qui ne seraient finalement que les mises en images de ce même

1 Marcel Gaucher, op. cit., p. 29.


2 Marie-Jeanne Ferreux, Sociologie des imaginaires et pratiques du New Age - Ritualités et mythologies
contemporaines, Thèse de Nouveau Régime, Université Michel de Montaigne, Bordeaux III, 517 p.
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Des morts sans destin [Ill

monde. Marie-Jeanne Ferreux retrouve ici les interrogations et les


analyses de Lucien Sfez qui aura montré la logique d'un «tautisme»
dans une analyse de la modernité politique: dans les rapports aux
logiques communicationnelles d'une société technicienne.
C'est bien dans la droite ligne d'une société marquée par le déni
de la mort que le New Age vient dire que la mort n'existe pas. D'où,
sur fond de cette logique de déni, les apparences d'un «réenchante-
ment» ou d'un «ré-apprivoisement» qui ne saurait beaucoup
convaincre le sociologue pour peu qu'il consente à travailler sérieuse-
ment sur cette question.
Ici, soyons ferme. Les sociologues hésitent souvent à dire ce qu'il
faut «en penser». Craindraient-ils d'être idéologues ou entrepreneurs
de morale? On peut pourtant se demander ce que serait une sociologie
de l'armée qui énoncerait qu'on ne peut pas scientifiquement être
contre le nazisme sous peine d'abandonner la neutralité qui garantit la
science. En d'autres termes l'on peut se demander ce que vaut un
commentaire des faits qui n'aurait d'autres idées que celles que ces
faits eux-mêmes véhiculent.
Évidemment les sectes sont minoritaires. Évidemment le New
Age ne concerne «objectivement» que quelques menus groupes, sans
relations objectives entre eux. Mais c'est tout le devenir de la moder-
nité qu'on peut justement interroger à la lumière d'un New Age
diffus, non point comme sectarisme ou comme foire à la croyance
exotique, mais bien comme le révélateur d'une organisation sociale
qui produit un enchantement proprement dés enchanteur, et des
croyances qui activent le processus de la «décroyance ». Les mots
d'enchantement ou de désenchantement ne doivent pas toutefois trop
faire illusion ou, disons mieux, qu'ils peuvent nous fourvoyer. Encore
une fois, le regard porté sur les sociétés dites traditionnelles peut être
d'un grand secours. Il n'y a aucun enchantement dans ces sociétés.
Partant, la nostalgie d'un sacré perdu est proprement infondée. Ou
plutôt, elle est la production même d'une société qui produit déjà de
la croyance «décroyante». Le New Age - encore une fois non pas sous
ses formes seulement observables, mais comme Marie-Jeanne Ferreux
le saisit, c'est-à-dire comme mentalité - n'est pas le dernier feu «spiri-
tuel» d'une société qui s'éloigne du religieux: c'est l'idéologie même
d'une société de rentabilité et de performance. Il témoigne, non pas
d'une résistance de la spiritualité dans une société «matérialiste», mais
de ce qu'est la spiritualité dans la société moderne: un fonctionne-
ment psycho-corporel thérapeutique, désymbolisé, sans métaphore.
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1121 La place des morts

C'est à la fois l'instance du récit qui disparaît et la possibilité


même du moi qui est compromise. En apparence, c'est l'inverse qui
paraît vrai. Il semble bien que le mysticisme contemporain veuille
renouer avec le récit, tous les récits, avec le souci de raconter une
histoire, et que l'individu s'y trouve intimement convoqué. Or, l'inti-
mité est précisément la base de chantage de l'idéologie managériale,
spiritualiste et libérale. rindividu n'est pas invité à se positionner, à
prendre place dans un débat, à négocier avec une identité et à faire
partage d'un rapport à l'altérité. Il est, dans l'idéologie du bien-être et
de la performance, le réceptacle d'ondes, le conducteur de fluides, le
répétiteur d'un dogme qui annule la possibilité du moi au profit d'une
confusion dans une masse qui donne l'illusion de l'entente et de
l'échange. rindividu est invité, non pas à négocier avec le même et
l'autre, mais absorbé dans une logique de l'identique, comme si cela
avait valeur d'identité, et comme si le groupe «fusionne!» où l'on s'aban-
donne pour se «trouver» avait valeur de société. En guise de récit, ce
qui se répète c'est une mémoire parodique de savoirs prétendument
archiïques, primordiaux, dont l'intimité même de l'individu, pour peu
qu'il consente à quelques exercices de respiration, fournirait l'accès.
C'est une mémoire qu'on invoque: c'est d'une histoire que l'on se
détourne. Telle est la tendance typique de la ritualité managériale : faire
marcher de la mémoire, de la mémorisation, sous prétexte d'origine et
de passé prestigieux, mais pour mieux forclore le rapport complexe à
l'histoire, à la narration et au récit qui suppose, à l'inverse du dogme,
la position d'un je, la possibilité de prendre la parole et non pas de vivre
«en sensations» suggérées le code de cette vie. C'est donc aussi bien de
la vie même que l'on se détourne. C'est elle que l'on voudrait contrô-
ler, d'elle que l'on se méfie, en même temps qu'en croit atteindre à la
vraie vie ou à la vie supérieure.
Lapproche qui se veut dominante des rites, le réglage psycho-
professionnel qui s'intensifie aujourd'hui, participe, comme je l'ai déjà
dit, de ce dédoublement, c'est-à-dire de cette approche intellectualisée
qui se veut profitable des rituels. Elle produit non pas du rite, mais
une scission entre soi et l'acteur de ce rite: se voyant y assister, se
sentant y participer, ressentant sa présence par le rôle qu'on lui
fabrique et avec quoi on voudrait le confondre. Il y a là toute une
pression typique qui consiste à obliger (sous prétexte de les autoriser,
de les «libérer») des émotions. Des émotions «vraies». Mais cette
pression même - dires ce que vous ressentez vraiment, c'est pour vous
que le rite funéraire a lieu, le mort vous aime toujours, trouvez-le au
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Des morts sans destin 1113

fond de votre cœur, vous pouvez encore l'entendre et le voir -, distan-


cie de la distance en quoi réside l'édification d'un rapport à la mort.
Distance ou distanciation qui permet aussi le travail culturel fonda-
mental - si les cultures ne veulent pas devenir folles - de l'emplace-
ment des morts. Ici plus d'espacement des défunts, plus de construc-
tion d'une place des morts. Mais le pari délirant d'une continuité
totale, d'une transparence parfaite, d'une a-mortalité expérimentable
(non pas d'une immortalité, qui suppose encore que l'on meure),
«vérifiable» par canaux, ondes, et corps astral interposés. Lenjeu
humain de l'émotion, qui est d'obliger au récit, se trouve détourné. Il
s'agit d'émotion sensationnelle, hors récit. Typiquement, le spiritua-
lisme contemporain se veUt scientifique: engagé dans l'exigence de
preuve et gouverné par le souci de l'expérimentation. Ce scientisme
global qui menace les sciences humaines elles-mêmes n'a-t-il pas fort à
voir avec la compossibilité de discours sérieux et délirants, et la
cohérence de fond d'une totalité pratique qui produit une société sans
limite, sans dehors, sans altérité, sans ailleurs.
Lhistoire des attitudes devant la mort, le mourir et les morts, ne
peut être résumée à celle de sentiments qui se seraient modifiés progres-
sivement suivant l'enchaînement d'un processus linéaire. Ce sont des
ruptures dans l'ordre socio-politique qui sont en cause. Devant la mort,
l'espace public, la vie sociale se sont transformés et c'est aussi la situa-
tion de la question de la mort (non pas seulement la perception de la
mort) qui se trouve changée. La question posée par l'homme des socié-
tés archaïques est «Pourquoi est-il mort?» La question que pose
l'homme des sociétés modernes est «De quoi est-il mort?»1 Celle qui
se pose dans la nouvelle modernité n'est plus seulement «De quoi est-
il mort?», mais aussi «En quoi est-il mort? (et donc aussi «En quoi est-
il vivant? »).
La mort a pu être passage (métamorphose et non pas seulement
transition) et il s'agissait d'élucider les «causes supérieures» du décès
pour assurer, en connaissance de ces causes, le devenir post-mortem du
mort. La mort a pu devenir fin et il s'agissait d'en savoir la causalité
organique pour certifier de décès. Elle demeure fin de l'existence sans
doute mais, et cela est nouveau, elle tend à se mêler à celle-ci: au

Voir Louis-Vincent Thomas, La Mort africaine, Paris, Payot, 1982, p. 182 et sq., et La Mort,
Paris, PUF, coll. «Que sais-je?", 1998, p. 44. La ptatique traditionnelle de «l'intetrogatoire du
cadavre" est ici capitale. Voir les nombreuses pages qu'y consacre Louis-Vincent Thomas, et
Denise Paulme Les Gens du riz, Paris, Plon, 1970, p. 169 etsq.
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114\ La place des morts

mystère du passage succède le trouble d'une indifférenciation. En


somme le «moment» de la mort a pu éclater «en une série d'étapes dont
on ne sait plus laquelle est celle de la "vraie" mort», mais aussi le proces-
sus du mourir a pu s'étendre en deçà et par-delà une frontière obscure,
difficile à tracer. La perception auditive de celui qui était déclaré clini-
q uement mort, l'usage aux fins de greffes d'organes de «cadavres
chauds» sont des illustrations parmi d'autres de la confusion de la vie et
de la mort, de leur indétermination nouvelle, ou encore de la situation
qui apparaît d'états dits de «ni mort ni vie»2. Jean-Claude Beaune écrit:
«En fait, l'individu ainsi médicalisé n'est plus l'individu humain
ordinaire, tel est le véritable problème que cette "science" met au jour.» Il
ajoute: «La frontière entre la vie et la mort n'a jamais eu, mieux qu'au-
jourd'hui, sa pleine fonction critique et la sauvegarde de cette frontière
pourrait être en droit la condition de la conservation d'une connaissance
de l'homme qui ne réduise pas celui-ci à de purs artifices ou à un
ensemble de déterminations "naturelles" mais sinistres. »3
De l'homme au vivant, de l'étude du corps à celle d'un processus,
il semble bien que nombre de repères classiques soient perdus. Si dans
les sociétés dites traditionnelles, l'idée de mort, la notion abstraite de
la mort, comptait moins, comme je l'ai déjà dit, que les relations aux
morts, c'est bien cette obsession désocialisée et désocialisante qui s'est
imposée chez nous. Dans les sociétés dites traditionnelles, ce qui
importe ce sont les relations des morts et des vivants entre eux dans
leurs rapports aux esprits, aux ancêtres, donc au monde du sacré - le
sacré, répétons-le, n'étant pas une fantaisie collective, mais un élément
d'organisation de ce monde-ci. Tandis que, chez nous, la représentation
de la mort comme abstraction trouve une détermination concrète
dans l'existence individuelle et dans l'existence de «mon» corps. Ainsi
peur se préciser le passage d'une limite située extérieurement au monde
des hommes et permettant l'articulation des vivants et des morts, à une
limite située bien moins entre deux mondes qu'à l'intérieur de celui-ci et
provoquant l'opposition de la vie et de la mort. Lon assiste aujourd'hui
au passage de cette limite (ne séparant plus et n'articulant plus deux

Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident, Paris, Le Seuil, 1975, p. 69.
2 Sur les interactions entre culture populaire et régulation médicale de la «définition» de la mort,
voir Claudio Milanesi, Mort apparente, mort imparfaite, Paris, Payot, 1989. Voir aussi David Le
Breton La Chair à vif, Paris, Métailié, 1993, p. 271 : «Un sondage de la Sofrès pour la Fondation
Vincent Guéry, effectué en 1991, montre qu'une fraction de 40 % des personnes interrogées
considère que la mort cérébrale n'est pas la "vraie" mort.»
3 Jean-Claude Beaune, Les Spectres mécaniques, Paris, Champ Vallon, 1988, p. 208.
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Des morts sans destin 1115

mondes) à une frontière franchissable. Le mort-vivant ou le vivant-mort


ne sont plus seulement les expressions d'une imagination débridée
(chargée d'érotisme macabre ou exprimant dans le registre de l'épou-
vante la pathologie du deuil) mais des problèmes posés aux comités
d'éthique. I.:indétermination du rapport au mort, l'ambiguïté du cime-
tière se révèlent ici encore jusque dans l'art funéraire. Si la pierre
tombale «enferme» le mort, comme déjà dit, c'est bien dans la logique
d'une «frontière» interne à ce monde, la mise à mal de la limite de la
mort que l'art funéraire expose. Car les «portes» s'entrouvrent aussi 1.
Ou ce sont les stèles qui contredisent l'enfermement. Ou plutôt qui
expriment la contradiction mal soutenable de morts «encore ici »,
tandis qu'ils ne seraient plus là, et qu'ils doivent n'être plus là. Une
main de pierre, par exemple, s'échappe du tombeau et se tend vers le
visiteur. Un bras sort de la stèle et fait un signe d'invite. Un visage
apparaît de profil dans la porte entrebâillée, et exprime l'entremêle-
ment du chagrin et de l'espérance. Ou plus radicalement les masques
s'y superposent de la déréliction et de la jouissance2. Il ne s'agit plus de
«la» mort, telle que l'âge classique en a connu la représentation. Ou
du moins il ne s'agit plus seulement de l'homme «devant la mort» : la
mort-processus se confond avec le processus de l'existence et c'est le
mort plus que la mort qui devient l'objet ou le sujet d'inquiétudes et
de «recherches». Mais il faut bien comprendre que cette fascination
pour les morts est à la mesure même de la difficulté contemporaine à
fabriquer l'espacement des défunts. Or c'est bien la construction de
cet écart qui, dans la ritualité funéraire, est essentielle.
À la fin d'un rituel coréen, le porte-parole du groupe s'adresse au
mort. Il lui explique que la cérémonie est terminée. Il lui rappelle tout
ce qui a été fait en son honneur. On l'a chanté et pleuré, on a rappelé
les hauts faits de son existence, on a fait sa louange. Les danses ont eu
lieu ainsi que les sacrifices. À présent, le porte-parole lui dit que tout
est prêt pour son voyage: on lui a donné de l'argent et préparé de la
nourriture: il faut qu'il s'en aille. Mais le mort ne le veut pas. Pour lui
parler, le porte-parole utilise un bâtonnet qu'il applique sur le corps
du décédé. Et ce bâtonnet lui saute littéralement d'entre les mains,
comme si le mort usait de son énergie de mort pour refuser d'entendre
ce qui lui est dit. Que faire? Va+on encore chanter? Va-t-on encore

Voir Jean-Didier Urbain, La Société de conservation, op. cit., p. 256. Voir également L'Archipel des
morts, op. cit., p. 180.

2 Voir André Chabot, Érotique du cimetière, Paris, Henri Veyrier, 1989.


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1161 La place des morts

procéder à quelques danses et quelques sacrifices? Le maître de céré-


monie peur en décider. Mais vient le moment où le mort doit partir.
Et cette fois le porte-parole applique fermement son bâtonnet sur son
corps. Éventuellement pour l'aider à s'en aller, on tirera quelques
coups de fusil. Non pour effrayer le mort. Mais pour l'aider à partir, à
s'en aller et trouver sa place de défunt.
Bien sûr on pourra expliquer que c'est le porte-parole lui-même
qui fait sauter d'entre ses doigts le fameux bâtonnet. On expliquera
que cet ustensile ne sert, pour quelque communication que ce soit, et
que le mort est bien incapable dans l'état où il se trouve de quelque
action ou réaction. Évidemment. Il faut alors comprendre que cette
mise en scène constitUe une habileté. C'est le mort qui s'en va, ou
plutôt qui est déjà parti, pourrions-nous dire. Mais la société se donne
le beau rôle de lui commander son départ. Ce sont les survivants qui
ne veulent pas que le mort les quitte. Au travers de cette mise en
scène, la sitUation s'inverse et les survivants se mettent en position
d'exiger du mort qu'il s'en aille. Ils exigent de lui ce qui s'est déjà
réalisé, de donner l'ordre de ce qui s'est déjà produit. On voit ici sans
doute la fonction de réassurance que comporte la ritUalité funéraire.
On trouve ici l'illustration de la «reprise» de l'événement que consti-
tUe le ritUel funéraire. On voit bien ici que la société ne se contente
jamais d'enregistrer une information et l'on voit aussi l'intervention
dont elle se veut l'auteur pour faire face à ce qui pourtant lui échappe.
On se donne un rôle d'acteur là même où l'on subit une sitUation. On
fait mine de décider ce qui précisément échappe au contrôle de la
communauré. On joue à vouloir quand à l'inverse la capacité de
maîtrise est en faillite.
Mais l'on comprend bien l'enjeu et la force de cette «illusion».
Ce qu'il s'agit de commander ce n'est pas seulement un départ, «déjà»
effectUé, mais la nécessaire séparation d'avec celui qui n'est plus et qui
se trouve pourtant encore là. Il s'agit de produire la mise en scène à
l'intérieur de laquelle un commandement fondamental doit être collecti-
vement entendu: qui oblige à la séparation comme condition d'un
réaménagement des rapports à celui qui n'est plus, et comme condi-
tion aussi bien du réaménagement des rapports des vivants entre eux
dans leur relation au défunt. En somme il ne s'agit pas seulement de
l'illusionner sur un rôle de toute façon secondaire. De «croire» qu'on
y est pour quelque chose, quand très exactement l'on n'y est pour rien
et il ne s'agit pas seulement de croire que l'on y croit. De s'arrimer à
une illusion que l'on saurait par ailleurs illusoire pour faire face au
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Des morts sans destin 1117

chagrin et au sentiment de déréliction. Il n'est pas seulement question


de se donner quelque chose à faire pour éviter de se trouver mis en
face de son propre effondrement. Ce qui se fait tient à l'institution
même de la vie sociale et concerne la production des liens sociaux.
Faire partir le mort en lui demandant éventuellement de trouver lui-
même sa place de défunt, l'obliger à ce qu'il se sépare de nous, tel est
bien l'enjeu de la ritUalité funéraire. Elle ne consiste pas qu'en une
réassurance communaUtaire, mais contribue à l'élaboration du rapport
à la mort dans la relation à autrui.
ToUt se tient ou tout s'enchaîne. Le « décédé»que produit la mort
biologique, devient un mort que prend en charge la ritUalité. Et l'enjeu
de ce traitement est de construire aUtrement la place que le mort
occupait dans l'espace des vivants: en tant que défùnt. Lon peut dire
que la «retenue» du mort prépare sa séparation, qui, elle-même, condi-
tionne le remaniement des rapports entre vivants et les relations de
ceux-ci en rapport de la place autre du défunt. On l'a déjà vu au
chapitre précédent dans ces sitUations de funérailles chez les Kissi,
étUdiées par Denise Paulme. C'est le devenir même des vivants ou
plUtôt le devenir de leurs liens qui est en jeu. C'est la possibilité par
exemple, pour le futur fiancé de se marier avec une autre femme que
sa future fiancée défunte, que les funérailles règlent. Dans la nouvelle
de Kenzaburo Oé, les promenades que le compositeur fait dans Tokyo
servent à faire vivre au bébé mort ce qu'il n'a pas pu connaître et ce
qui est en manque pour qu'il accède au statut de défunt. Oé le fait
dire par la bouche de l'un des personnages de la nouvelle: «Si ce
monde existe (celui «d'après la mort»), les âmes des morts y sont sans
nul doUte pour l'éternité, avec tous les souvenirs qui étaient les leurs à
la dernière seconde de leur existence. Mais l'âme d'un bébé qui ne
connaît rien à rien, quelle peut bien être sa sitUation à elle?» Et plus
loin: «Si, dans toUtes sortes d'endroits à travers Tokyo, il appelle son
fantôme, s'il le fait descendre sur terre, vous ne croyez pas que c'est
pour lui créer toujours de nouveaux souvenirs? »1 Dans les prome-
nades que l'on fait faire au défunt en société négro-africaine, il ne faut
pas seulement comprendre que l'on feint de satisfaire les caprices d'un
mort qui ne voudrait pas partir toUt de suite, et cela comme s'il n'était
pas déjà en allé. Mais qu'il s'agit d'aider le défunt à s'en aller avec ce
qu'il lui faUt de cette vie pour quitter ce monde et rejoindre un autre

Kenzaburo Oè, Dites-nous comment survivre à notre jOlie, op. cit., p. 164.
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1181 La place des morts

monde qui constitue le nécessaireailleurs de celui-ci. Nécessaire en effet


pour que le mort parte, pour que la mort n'envahisse pas la vie, pour
que la vie et la mort ne soient ni confondues ni seulement séparées,
purement disjointes, mais articulées: pour que le dynamisme de la
vie puisse englober le dynamisme même de la mort. Le mort, qui
prend sa place de défunt, fait aussi bien place aux vivants. Nous
connaissons cette réalité sous forme d'un sentiment d'inquiétude
quand, devant le décès d'un aîné, on songe que l'on se trouve
à présent en première ligne des «départs» ou que l'on se rapproche de
cette «première ligne ». C'est bien que la conception cumulative des
jours et donc linéaire de l'existence tend à s'imposer à nous, tandis
que dans les sociétés négro-africaines l'idée de cycle prévaut. Non pas
seulement une « idée », mais bien la pratique d'une cyclicité de l'exis-
tence qui caractérise la vie même et donne sens aux places que nous y
tenons.
Lévénement de la mort ne se traite pas comme une malheureuse
disparition, mais bien comme un traumatisme qui touche à la fois la
personne et la société et, aussi bien, les survivants et le mort. Ainsi
peut-on comprendre ce qu'écrit Henri Michaux sous forme de
«fiction» dans Au Pays de la Magie: « Il est des morts embarrassés,
malades. Il en est qui deviennent fous. Ici entrent en scène les
Psychiatrespour morts. Leur tâche est d'orienter les malheureux, de les
guérir des troubles que la mort leur apporta.» Et Michaux ajoure:
«Cette profession demande beaucoup de délicatesse. »1De même faut-
il beaucoup de délicatesse culturelle pour que le vivant se sépare du
mort et qu'il entre dans la possibilité de remanier un rapport modifié.
Remaniement qui ne le concerne pas lui seulement en son for
intérieur. Mais qui touche à la place qu'il a à occuper autrement lui-
même, dans sa relation aux autres générations.
On se situe ici à la croisée de la personne et de la culture, au croise-
ment du psychique et du social, et l'on pourrait dire au lieu même de
ce qui « fait culture» pour le sujet. La ritualité funéraire, quelles que
soient ses formes de mises en scène, constitue fondamentalement une
« défense culturelle» au sens où Georges Devereux employait cette
expression2. Ce travail culturel que constitue le deuil - à la fois épreuve

1 Henri Michaux, Au Pays de la Magie, Paris, Gallimard, 1967, p. 146.


2 Voir Georges Devereux, Essais d'ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1973, p. 8 : «Un srress
esr atypique si la cuIrure ne dispose d'aucune défense préérablie, "produite en série", susceptible
d'en atténuer ou d'en amortir le choc...
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Des morts sam destin 1119

et soutien, affliction et «intelligence» de vie, comme je l'ai déjà dit -


est d'autant plus complexe et comprend d'autant plus d'enjeux sociaux
en société négro-africaine que la personne qui meurt est bien une
personne et non pas seulement un «individu». Une personne plurielle1,
qui comprend toujours de l'autre (visible et invisible), en elle-même.
Plusieurs représentations du corps, plusieurs âmes, plusieurs esprits, et
plusieurs rapports aux morts et aux ancêtres... Le nom, le souffle, le
double construisent aussi une personnalité complexe et cohérente qui
prend sens dans les réseaux de participations, de correspondances et
d'oppositions où elle est située. Toutefois, nous autres modernes,
sommes-nous si sûrs de notre stricte individualité?
Ce qu'il faut encore ajouter, pour préciser ce qui a été dit plus
haut à propos du «dynamisme» de la mort, c'est que la conception
que les sociétés traditionnelles en construisent n'a rien de la sinistre
fin ou de la dérisoire «finition» dont j'ai parlé plus haut, ni rien non
plus de la grandiloquence de la «grande question» philosophique
que, bien entendu, seule «la» philosophie saurait justement aborder.
On peut se demander avec quel aveuglement Jacques Derrida, qui
pouvait oser dire à Cerisy qu'Ariès et Thomas étaient des «crétins»,
peut écrire que «Thomas veut résoudre le problème de la mort, ni
plus ni moins », et parler au sujet d'une anthropologie de «niaiseries
de prédication comparatiste»2. On peut aussi s'interroger sur le sens
qu'il faudrait donner au reproche que fait Derrida à Ariès et Thomas
de ne s'être pas demandé ce que la mort «est»3, et sur le sens de son
contenu. Non seulement il est doUteux que des chercheurs qui
auront si longuement travaillé sur cette question ne se soient pas
- parce qu'ils étaient historien ou anthropologue, c'est-à-dire sans
capacité de penser finalement?! - posé la moindre question à son
propos: aussi bien sur le sens du travail qu'ils accomplissaient. La
partition que fait Derrida entre philosophie et sciences humaines est
évidemment navrante par sa prétention et l'obscurantisme positiviste
reconduit qui s'y profilent. Mais le contenu du reproche - ne pas
s'être posé la question «Qu'est ce que la mort?» -, relève bien d'une

Voir Louis-Vincent Thomas «Le pluralisme cohérent de la notion de personne en Afrique noire
rraditionnelle», in La Notion de personne en Afrique Noire, Colloque International du CNRS,
n° 544, Paris, 1971, republié dans Prétentaine «Anthropologie de l'ailleurs - Présence de Louis-
Vincent Thomas», IRSA, Montpellier, n° 7/8, octobte 1997, p. 111-136.
2 Jacques Derrida Apories, op. cit., p. 106, 107.
3 Ibid., p. 54.
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120 La place des morts


I

positionl et non pas du tout d'une profondeur ou d'une vérité depuis


laquelle pourraient se juger des travaux dont il faudrait d'emblée
décider de l'infériorité. Il s'agit en fait d'attitude éthique, comme le dit
bien Jean-Marie Brohm : «ou on indexe la vie sur la mort, ou la mort
sur la vie (et la survie) [...]; l'inachèvement sur l'achèvement ultime
(le rien), ou l'achèvement provisoire sur l'inachèvement éternel (le
quelque chose toujours-à-advenir qui déborde la mort). »2
L'anthropologie de la mort de Thomas est profondément
vitaliste. Et les sociétés africaines dont il parle aussi bien. Tel n'est pas
le cas de nombre de discours sur la mort qui prolifèrent aujourd'hui et
qui nous enjoignant pour notre bien d'accepter la mort, nous
engagent vers des voies sinistres. Tel n'est pas le caractère émergent de
nombre d'études qui croient braver le «tabou social». Tel n'est pas le
cas, dirais-je encore, d'une thanatologie officialisée et médiatisée qui
veut s'approprier les travaux de Louis-Vincent Thomas en un bref
rappel élogieux, pour mieux s'en débarrasser.
Précisons: si Thomas peut écrire, sans aucune naïveté nostalgique
(en témoignent les citations que j'ai déjà faites d'Anthropologie de la mort
et de La Mort africaine), que les sociétés dites traditionnelles trouvent
une «résolution des problèmes de la mort», c'est évidemment compa-
rativement qu'il faut le comprendre. Donc, ce qu'il s'agit de
comprendre, c'est une vision de l'existence et de la vie où la mort n'est
pas ce qu'elle devient dans un monde occidental: la frontière à passer
chacun l'un après l'autre. La résolution en question ne signifie nulle-
ment que Thomas croit que «ça va s'arranger», comme le pense
Derrida. Il s'agit d'attaquer la logique socio-politique du déni de la mort
(non pas une sentimentalité comme je l'ai déjà dit, mais un dispositif
structurel) auquel Derrida ne semble pas avoir compris grand-chose: il
croit qu'il s'agit d'une affirmation «imprudente»3. Or nous ne sommes
nullement sortis du refus de la limite que signifie ce déni, et la fragili-
sation du rapport aux défunts ne saurait beaucoup nous y aider.

Voir Emmanuel Lévinas, Totalité et infini (1971), Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 37 :
"L'ontologie comme philosophie première, esr une philosophie de la puissance. Elle ahourit à
l'État et à la non-violence de la totalité, sans se ptémunir contre la violence dont cette non-
violence vit et qui apparaît dans la tyrannie de l'État. La vérité qui devrait réconcilier les
personnes, existe ici anonymement. L'universalité se présente comme impersonnelle et il y a là une
autte inhumanité.»
2 Jean-Marie Brahm, "Ontologie de la mort», lococit., p. 219.
3 Disons-le une fois encore: le déni de la mort ne concerne pas des attitUdes strictement obser-
vables, mais une logique structurelle, une construction occidentale dominante ou à tour le moins
hégémonique.
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Des morts sans destin 1121

En parlant d'une anthropologie vitaliste j'ai bien sûr conscience


de paraître naïf. Moi aussi je croirais peut-être que ça va s'arranger...
Moi aussi, comme celui à qui je dois ma formation et que je cherche-
rais ici à défendre avec un zèle peut-être ambigu, je serais candide.
Car, que valent les rites des «primitifs », que pèsent conceptuellement
ces cultures en face du Dasein et son être pour la «fin»? Eh bien ils
valent exactement de leçonspour nous protéger de notrefolie. La question
principale n'est pas de savoir ce qu'est la mort, mais ce que nous
faisons des morts, et aussi bien ce qu'ils font de nous. C'est au travers
de la ritualisation du rapport aux défunts, que la mort fait sens, ou ne
fait pas sens. Les spiritualismes d'illuminés qui se rencontrent aujour-
d'hui témoignent bien de la faillite qui menace la construction de
l'espace des morts. On voudrait encore voir ceux qui ne sont plus,
communiquer avec eux. Il ne s'agit pas seulement de deuils patholo-
giques, mais de l'affaiblissement de «défenses culturelles ». Au lieu
d'articuler symboliquement le monde des morts avec notre monde,
nous serions rendus à l'obligation, faute d'autres moyens, d'aller vers
eux pour qu'ils nous aident à demeurer ici. Sous couleur d'une accepta-
tion de la mort et d'une peur du trépas qui serait enfin «maîtrisée»
(toujours la même chanson), c'est un engagement sinistre vers la fin de
l'existence qui se produit. On veut mordre sur le territoire de la mort,
mais c'est la mort qui envahit l'existence, faute de régulations signi-
fiantes qui distancient les défunts et les laissent être à leur place. Ou je
dirais que l'on harcèle les morts faute de savoir en quelle place se tenir
soi-même. On parle beaucoup de «Lumière» pour dire le savoir qu'on
aurait, ou qu'on devrait avoir, sur les choses énigmatiques, sur l'invi-
sible qu'il faudrait éclairer, sur l'opaque qu'il faudrait rendre transpa-
rent. Mais est-ce, pour un sociologue, user mal des connaissances des
philosophes que de rappeler ce qu'écrit Jean-Luc Marion sur un trop
de lumière: «Écrasée de lumière, la chose s'obscurcit d'autant. Non
qu'elle disparaisse à la vue - mais parce que aucun monde ne
l'accueille, et parce qu'elle n'en ménage aucun. »1 Devant cette
manipulation d'un entre-deux mondes qui refuserait de se savoir en
tant que tel, devant la volonté de produire, de réaliser concrètement
un seul et même monde où vivants et morts seraient co-présents,
comment ne pas rappeler cette mise en garde: «Rien ne menace tant
l'homme que de ne pas savoir en quel retrait il lui revient de demeu-

Jean-Luc Marion, [Idole et la distance (1977), Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 57, 58.
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1221 La place des morts

rer.»! Voilà ce que peut signifier le vitalisme au sens où je l'entends.


Non pas une positivisation sotte de la «vie», mais une prudence qui
ne serait pas animée du seul souci de la sécurité. Une prudence qui,
bien au contraire, fait accueillir l'autre, l'autre défunt, et l'altérité que
dessine le visage de tout homme. Le lien qui s'y oblige.
e est avec les sociétés dites traditionnelles qu'il faut donc conti-
nuer de comprendre ce qui résiste aujourd'hui dans nos sociétés au
dispositif du déni de la mort. Il s'agit d'aller voir du côté des gens,
c'est-à-dire de nous-mêmes. On ne quitte pas ici le parti pris d'une
critique. On la poursuit au contraire.

Ibid, p. !56. Jean-Luc Marion parle aussi de <d'indicible de la distance" (p. !75).
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Présences des défunts

«Je n'ai pas envie d'avoir des souvenirs. Je préfère les


rêves.
"
Henri-Pierre JEUDY

Devant le cadavre
Quand on meurt, on devient un corps. Décédé, l'individu perd une
partie de sa qualité de personne. Parlant de lui, on le désigne comme
corps de lui-même, corps de la personne défunte, personne que le
corps résume et absorbe en tant que morte parce que décédée. Toute-
fois aucune société ne se résout à gérer seulement «du» corps. La
ritualisation funéraire oblige à la reprise dans l'ordre de la signification
ce qui manifeste par excellence «1'ourre-signifiance» (Jean-Thierry
Maertens, 1979) : le cadavre. Et c'est aussi bien cette métamorphose
qui provoque la mise en sens, l'élaboration culturelle. Inconnaissable
et impensable, la mort contraint au «rapport à la mort», c'est-à-dire à
la société de ceux qui vivent ensemble et à la culture qui la fonde.
Mais aujourd'hui que devient ce travail de l'imaginaire quand une
technique entend produire un corps «présentable» (plus que «présenti-
fiable », pour reprendre le mot de Louis-Vincent Thomas), et qui
véhiculerait non pas le signe de la personne, mais cette personne même
en tant que portée par une image? Que signifie cette mise en image?
On peut montrer qu'elle n'opère pas seulement un déni de la
mort, mais qu'elle court-circuite, en prétendant la mettre en œuvre,
l'image même du corps de ce défunt qui devient l'image d'une image
vivante. Image du mort au mieux, mais qui prétend ne rien dire du
mort sans image, de la mort qui n'a pas d'image.
Il s'agit donc aussi d'interroger l'image du corps dans l'existence,
qui ne saurait être cette image du cadavre après thanatopraxie. Lon
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1241 La place des morts

pourra opérer ainsi un retour sur cette image technique du défunt en


montrant qu'un travail qui se veUt de «restitution» ne peut effacer le
travail de la mort ni supprimer le cadavre: ce qui constitue l'obliga-
tion d'une mémoire qui compose avec l'oubli. La thanatopraxie n'est
pas la version modernisée des toilettes funéraires du passé. Elle veut
agir sur le corps et plus précisément sur le visage du défunt. Il s'agirait
de restaurer un visage et de donner ainsi aux endeuillés une «image»
de leur mort. Mais ce n'est jamais cette image qui peut soutenir la
représentation du mort. Un mort toujours sans visage, et dont l'image
suppose le remaniement d'une image du corps vivant, autrement
configurée, dont l'altérité conditionne la possibilité du souvenir.
Quand je serai mort, je serai un corps. Après la préparation thana-
topraxique, l'assistant funéraire demandera à la famille si elle veut voir
«Monsieur Baudry». Mais le thanatopracteur, lui, ne m'aura jamais vu.
On dira que «je» suis dans la chambre ou le salon. Mais les profession-
nels auront travaillé sur un corps. Ils l'auront mesuré d'un coup d'œil
(grand, petit, gros, mince) et décidé en conséquence de la taille du
cercueil. On aura dit qu'«il» est lourd, non pas que «je» suis lourd. Un
corps mort pèse une tonne. Et sans le savoir-faire des professionnels, un
cadavre est quasi inhabillable. Il faut avoir tenté de soulever un ami
décédé pour le savoir. Et pour savoir que le corps cadavérique prend un
poids de mort par lequel, avec son immobilité, sa bouche ouverte et ses
yeux qui ne regardent plus, il n'est plus le corps de celui avec qui l'on
aimait tant parler. Létrangeté soudaine de la mort pourrait presque se
mesurer à ce lieu d'une vie dissoUte et à la fois insoulevable, à ce non-
lieu brutalement présent, qui oblige à l'absencede soi devant l'autre. C'est
en effet le survivant qui s'absente d'une relation: j'ai déjà plusieurs fois
cité cette remarque de Vladimir Jankélévitch qui soulignait que le mort
lui-même n'est jamais seulement «absent». C'est dans cette confronta-
tion à l'autre-là et à la fois disparu de son propre corps que s'amorce le
travail difficile d'une mémoire, d'un travail complexe de l'image de
l'autre. Une image que ne saurait «fixer» la photographie, une image qui
ne saurait se produire par les artifices d'une imagerie. Car il s'agit d'une
représentation - on pourrait dire d'une «fabrication» culturelle -, en
rapport de laquelle le réalisme technique ou la traduction qui se veut
«réelle» sont toujours plus qu'une tromperie ou qu'une falsification: un
incorrigible «à côté» (comme l'on peUt dire de quelqu'un qu'il est «à
côté», décalé de lui-même et non pas seulement trompeur).
Telle est pourtant la naïveté de la thanatopraxie: restituer au
corps «défiguré» par la mort son visage et son image, ou de manière
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Présences des défimts 1125

peut-être plus frustre encore, quant à sa logique technicienne et


ses faibles arguments de vente, rendre au mort son image en lui
rendant son visage...
La thanatopraxie? Beaucoup de gens ne savent pas en fait de quoi
il s'agit. Ou ce qui est remarquable, c'est que le sachant, ils puissent
résister à savoir ce qu'ils savent: résistant ainsi à une «exactitude», et
se contentant aisément de renseignements flous, d'idées vagues ou
d'informations fausses. Par précaUtion, pudeur ou professionnalisme
aussi bien, on ne leur explique généralement pas en quoi cela consiste.
Ils n'entendent pas non plus tout de ce qui leur est dit, quand on leur
répond précisément à la question qu'ils ont posée. C'est en fait que la
question posée appelle une autre réponse que la réponse exacte: s'agis-
sant du corps du défunt, la famille parle de la personne aimée
et n'accepte d'entendre ce qui est dit d'une technique du corps que
pour autant que l'emprise technicienne sur le défunt ne vient pas
déposséder d'une image à laquelle le savoir-faire du professionnel ne
saurait avoir accès.
Un décès au domicile ou à l'hôpital. Il faut appeler ceux qui
savent ce qu'il faUt faire. Les papiers, les déclarations et l'organisation
de la cérémonie. On choisira le cercueil, on rédigera le texte de
l'annonce dans le journal. Lassistant funéraire parlera aussi de «soins
de conservation ». On explique qu'il s'agit de conserver la personne
(on ne dit pas le «corps») de la meilleure façon jusqu'au moment de
la cérémonie (on ne dit pas la mise en bière). Éventuellement l'on
parlera d'une piqûre, sans préciser le contenu de l'injection. La
famille peut croire qu'on injectera du formol. Il faut toutefois ne pas
trop insister sur cette piqûre qui vient agresser non pas le corps du
mort mais la personne défunte elle-même. Répétons-le, pendant le
temps qui précède les obsèques, durant ce temps où sachant que
l'autre est mort l'on a encore à s'habituer à cet incroyable savoir, c'est
encore lui ou elle qui est là, qui est regardé. L« opération post-
mortem» du corps agit précisément à l'endroit le plus crisique ou le
plus critique. Le corps du mort, qui n'est pas jamais seulement ce
corps inanimé, est le lieu où se confondent les temps d'un «encore
ici» et d'un «plus jamais là». Aussi bien les gens ne voient-ils jamais
seulement ce qu'ils voient: ils regardent dans ce qu'ils voient celui qui
regardait encore et celui qu'ils ne verront plus: celui qu'il faudra
reVOIrautrement.
Le thanatopracteur restera plus d'une heure à travailler sur le
corps. Le plus souvent, il aura fermé la porte de la chambre à clé, pour
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1261 La place des morts

n'être pas dérangé. En bas ou à côté, la famille attend, jugeant le


temps long, s'inquiétant de ce qu'il est «en train de lui faire» et du
besoin de fermer une porte pour une «toilette». Pendant ce temps, le
thanatopracteur vide le corps de son sang. C'est avec le sang du mort
dans sa lourde valise qu'il repart après les remerciements de la famille.
Il aura aussi placé des adhésifs sous les paupières pour que les yeux ne
se rouvrent plus. Il aura cousu la bouche de l'intérieur. Il aura soigné
les ongles et les joues, passé un onguent sur la tête et les mains.
Seul avec le mort, le thanatopracteur parle souvent à voix basse.
On peut être situé du côté de la technique la plus moderne sans pour
autant abandonner les prudences d'anciens ritUels ou de coutumes
d'autrefois. Si l'on n'a pas connu le mort, reste que ce mort doit,
comme tous ceux qui lui ressemblent, être amadoué, rassuré. Le
thanatopracteur chuchotera à mon corps ce qu'il me fait. Il ne lui
expliquera pas tout. Il répétera surtout que «toUt va bien mainte-
nant», et que «tout va bien se passer». Puis la famille, ma famille,
viendra «me» voir. Elle trouvera peut-être que j'ai un air reposé. On
observera peut-être ce fin sourire qui me vient d'une bouche légère-
ment étirée. On verra cette couleur cireuse et presque bronzée que
j'aurai prise. Mes cheveux peignés. Mes mains posées sur la poitrine.
Un chapelet entre les doigts si j'étais chrétien. Mais que verra-t-on?
Les gens re-voient toujours «leur» mort. Parfois ils félicitent
l'ouvrage: «Oui, c'est bien lui.» Mais ce qu'ils voient n'est pas «lui»,
ni ce corps retravaillé, reconfiguré, remis en position de défunt
moderne. Parce que les yeux des survivants commencent déjà de voir ce
qu'ils ne verront plus. Parce que la technique la plus sophistiquée
n'empêche pas le brouillon d'un souvenir qui s'amorce, et dont
l'inexactitUde est plus forte que le «rendu» le plus professionnel. Il n'y
a pas là qu'une esquive, qu'un refus de la réalité, mais bien un travail
culturel: une capacité humaine à entrer dans le deuil, à aménager une
place autre au défunt que celle qu'il occupait de son vivant. Pour le
dire vite, la ritualité transitionnelle des funérailles et leurs préparatifs,
comportent l'enjeu d'un déplacement des vivants vers le mort jusqu'au
point limite d'une séparation essentielle depuis laquelle c'est le mort
qui se replace dans la société des vivants, à la fois en tant que défunt et
autre que mort. C'est le mort, mort à sa vie, qui se replace dans la vie
des vivants en tant qu'il tenait une place dans cette vie. Lentrée dans
le deuil que conditionne la ritualité funéraire suppose donc fonda-
mentalement que le mort meure à cette vie. «Tuer le mort», comme le
disent les Mossi ou «se défaire de la mort du mort», comme le disent
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Présences des défunts 1127

les Minai, signifie bien l'enjeu institutionnel d'un sociodrame par


lequel la société se prorège et la culture se perpétue.
Laffrontement au cadavre est toujours ritualisé et la mise en
scène du corps du défunt, aussi bien que celle du regard qu'on vient
porter sur lui, supposent le maniement de techniques. La toilette
funéraire est universelle. Si simplifiée qu'elle puisse être, elle s'accom-
plit selon des normes précises et comprend toujours plusieurs sens. Il
s'agit de favoriser le passage du défunt dans l'autre monde, d'aménager
son départ et donc de préparer ceux qui lui survivent à le quitter.
Labandon des morts suppose toujours une ritualité précautionneuse.
Le mort ne se concentre pas en un corps inerte: il ne se résume pas à
un cadavre-objet qu'il serait possible de manipuler sans souci. Support
essentiel du rituel autour duquel tout s'accomplit, ce corps est
toujours la personne défunte elle-même qui s'y «survit» (comme le
disait Louis-Vincent Thomas).
En somme, il n'y a pas d'un côté des croyances en un «esprit»
qu'il faudrait se concilier, et de l'autre côté des pratiques gestionnaires
de l'encombrant cadavre. La ritu alité traditionnelle relie intimement
l'esprit au corps pour conduire à leur déliaison. Lenjeu des techniques
est bien de réguler plus qu'un passage du mort vers l'autre monde
(auquel on pourrait ne pas croire), le passage de la communauté elle-
même qui doit traverser une crise: celle de la séparation de la vie et de
la mort, du mort et des vivants.
Dans des séquences de la ritualité funéraire où l'on parle au mort,
qui est censé répondre, où on lui donne à manger, où l'on obéit à ses
derniers caprices, le corps du défunt n'est jamais quelque chose mais
toujours quelqu'un: celui-là même qui, tout en n'étant plus, est
encore là. Et c'est ce quelqu'un qu'il s'agit corporellement d'accompa-
gner vers son départ, pour qu'il se sépare de la vie des vivants. La
société humaine assure ainsi culturellement sa propre séparation
d'avec ce qui la nie.
La crise que vient réguler le rituel est aussi bien celle d'une
ambiguïté menaçante. Laffaire encore une fois ne se situe pas au seul
plan des croyances, comme on peUt le dire avec une sotte condescen-
dance. Elle n'est pas seulement sentimentale ou émotive. Elle est institu-
tionnelle. C'est l'institution des rapports sociaux qui s'y joue. Ce dont il
s'agit essentiellement c'est de la manœuvre d'une différenciation.

Voir Louis- Vincenr Thomas, "Leçon pour l'Occidenr : rirualiré du chagrin et du deuil en A&ique
noire», Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie, n° 10, 1988, p. 14.
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128\ La place des morts

Que devient-elle quand une technique veut rapprocher le mort de


ceux qui lui survivent, et permettre de le montrer «comme» de son
vivant? Où se trouve ici la frontière du «comme si», et quels espaces
imaginaires vient-elle partager? Si celui qui meurt, car le mort continue
de mourir dans lïmaginaire des survivants, ressemble à ce qu'il pouvait
être avant qu'il ne soit mort, c'est-à-dire qu'il ne commence de mourir
au regard des vivants, qui peut-il donc être? Qui peut-il être pour ceux
qui restent, pour ceux qui ont à rester dans leur absence à celui qui
n'est donc «pas même absent», comme cela a déjà été dit? Encore une
fois, quelle image se construit chez nous, qui porte atteinte à l'atteinte
de lïmage du mort: laquelle n'est jamais celle du vivant continué, mais
celle qui se travaille à partir d'une interruption? Et précisément de l'in-
terruption du regard. Qu'il faille fermer la porte pour fermer définiti-
vement des yeux, cela signifie quoi? Nombre de personnes avec qui j'ai
pu avoir des entretiens m'auront raconté ce moment où «on lui a
fermé les yeux». On m'aura dit souvent, qu'il avait fallu des refermer
encore». Quand ce geste se professionnalise, de quoi s'agirait-il de
priver un espace privé? Que veut-on protéger? Limage du mort, dira-
t-on professionnellement, pour qu'elle ne heurte pas les survivants.
Mais, dans la ritualité des sociétés négro-africaines, c'est tout à l'inverse,
les survivants qui s'entendent pour se protéger du mort, et cette protec-
tion est fondamentale. Si les «soins de conservation» sont en considé-
rable progression depuis les années 80, restent des habitudes «tradi-
tionnelles» de toilette funéraire réalisées par les familles. Le soin mis à
coiffer le mort, à choisir les vêtements qu'il portera, la relation qu'on
lui établit avec ce monde-ci par le truchement d'un objet qu'on lui
donne et qu'il doit emporter, sont autant d'occasions d'un rapport au
mort qui, certes peut effrayer beaucoup de nos contemporains, mais
qui se vit aussi bien souvent sur le mode d'une obligation et d'une
implication essentielle. Poser la main sur l'épaule, embrasser une
dernière fois, toucher les doigts ou la joue, autant de gestes qui signent
le «départ» du mort. Ladieu qu'on lui fait - souvent on parle au
défunt (<<danssa tête») - signifie le rapport social jusqu'à la mort,
jusque-là, jusqu'à ce moment où le mort doit entrer dans la mort,
passer la limite après laquelle il n'y a plus de communication possible.
Dans les sociétés dites «traditionnelles », la personne que le cadavre
demeure, ne se survit que dans le cadre d'une ritualité, comme on l'aura
bien compris, c'est-à-dire dans le cadre d'une théâtralité, d'un «comme
si». Mais le plus important est que cette «survivance» momentanée et
régulée s'oriente vers la déshumanisation de l'esprit du défunt. À ce sujet,
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Présences des défunts [129

les travaux de Louis-Vincent Thomas sont tout aussi essentiels que fort
clairs. Ils vont tout à la fois à l'encontre des prénotions sur des sociétés
«traditionnelles» (idéalisées ou simplifiées) que l'on peut, malgré soi
colporter, et des préjugés qu'on peut avoir quand on lit Thomas en le
lisant mal ou en ne comprenant pas ce qu'il dit.
La mort qui arrive à l'humanité provoque en retour, que celle-ci
établisse une limite, qu'elle institue une séparation d'avec ceùx qui ne
sont plus. Cette limite qui différencie absolument est aussi bien ce qui
concentre le rappel d'un interdit majeur. Il s'agit d'empêcher la confu-
sion, donc la folie. I..:affaireest ici d'une simplicité intraitable: quand on
croit que le mort s'est seulement absenté, qu'il va revenir tout à l'heure,
qu'on le conserve dans la conservation de ses objets, de ses vêtements et
de sa chambre, comme le fait pour son fils Françoise Rosay dans le film
de Julien Duvivier Carnet de bal, on est dans la folie, dans l'irrespect de la
séparation des morts et des vivants.
Limite fondatrice de l'espace humain - les morts sont inhu-
mains -, la mort n'est pas une frontière qui permettrait des allers et
retours. La croyance en l'au-delà qu'on accorde volontiers aux sociétés
«primitives» n'est nullement réductible aux naïvetés qu'une condes-
cendance (ou qu'une inculture) occidentale est capable de projeter.
Essentiellement l'affairen'est pas individuelle mais collective. Répétons-
le : dans des sociétés où l'idée de mort peut compter moins que les
relations aux défunts, c'est bien les rapports institutionnels aux morts
qu'il s'agit d'établir en ce qu'ils constituent lesformes de médiations des
rapports des vivants entre eux. La croyance aux ancêtres ou en la réin-
carnation, pour ne prendre que ces deux exemples, ne sont pas les
procédures d'une réassurance sentimentale. Le «psychique» n'est pas ici
ce qu'il peut devenir chez nous: le lieu d'un contrôle de soi et de
maîtrise des affects, un mécanisme que l'on pourrait commander et qui
favoriserait une régulation. Quand on parle aujourd'hui de travail «de»
deuil, c'est sur un versant essentiellement individuel ou individualisé et,
typiquement, l'expression vient signifier une action consciente que l'in-
dividu pourrait ou devrait avoir sur lui-même. Tandis qu'il s'agit de
l'expérience du deuiP, de ce que le deuil «travaille» dans le sujet, dont

Henri-Pierre Jeudy, Conte de la mère morte, Bruxelles, La Lettre volée, 1997, p. 51: «Le travail du
deuil est une supercherie. On n'apprend pas à s'habitUer à la mort d'un être cher. Il n'y a pas
d'économie de la douleur. Je ne sais même pas si je souffre de la mort de ma mère. Mes senri-
menrs ne m'appartiennenr pas, ils s'imposent, le temps ne les change pas, ils dépendenr des images
qui surgissent et non des souvenirs que j'enrretiens.»
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130 La place des morts


I

l'individualité ne se sépare pas d'une existence sociale. Les croyances


des sociétés traditionnelles témoignent d'un imaginaire qui n'est pas
que de rêverie, mais qui organise l'existence sociale, au travers duquel
cette existence se représente et se constitue. Il n'y a donc pas de
disjonction entre des croyances «fantaisistes» et des pratiques qui
ne trouveraient de significations qu'à partir des fantaisies dont on
pourrait croire qu'elles les justifient. Non seulement le système des
croyances est un système de pratiques, mais l'illusion «bien fondée» du
religieux ne relève pas de la plaisanterie: il s'agit d'une forme de
subjectivation et de production du culturel. On comprend ainsi que
la question des rituels n'est pas celle seulement de routines, d'habitudes
coutUmières ou d'automatismes secondaires, mais celle de cadres média-
teurs qui institUent la relation de l'un avec l'autre en fournissant la
dimension tierce qui inaugure des rapports à la fois signifiants et
proprement SOCIaux.
Si l'on accepte ces affirmations ou ces postulats, comment
confondrait-on la thanatopraxie moderne avec la toilette funéraire
traditionnelle? Comment se contenterait-on de mettre sur le même
plan ces pratiques comme si seule une «évolution» pouvait expliquer
une modernisation des procédés? Ou encore comment se contente-
rait-on d'une explication techniciste, en considérant que la thana-
topraxie succède logiquement aux anciens procédés en améliorant leur
efficacité et leur performance? La toilette funéraire «traditionnelle»
ne témoigne pas essentiellement du souci qu'on aurait d'une esthé-
tique du mort, elle n'a pas seulement pour vocation de faire la preuve
d'une sollicitude. Elle consiste aussi et surtout à préparer le mort pour
son départ. Tandis que les soins dits de «conservation» sont destinés,
tout à l'inverse, à retenir à l'endroit du corps mort une image du
VIvant.
La thanatopraxie témoigne d'un souci «jusqu'au-boutiste» de
l'image corporelle. À la différence des sociétés traditionnelles, notre
société veut voir le mort, comme si l'altérité du défunt pouvait et
devait être diminuée, comme si le visible aussi bien devait gommer
l'invisible qu'il contient toujours. On ne veut pas s'affronter à la limite
de la mort, mais «en adoucir l'expérience», en situant le mort du côté
des vivants. Ce risque que les sociétés traditionnelles peuvent prendre
dans des cadres rituels, devient chez nous une volonté manœuvrée par
la bonne intention.
Telle est l'évolution des rituels funéraires actUels: moins orientés
vers la pratique institutionnelle d'une séparation des vivants et des
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Présences des défimts 1131

morts que marqués par une direction managériale des vivants entre
eux dans la «proximité» du défunt. Sans doute les rituels funéraires
ont-ils pour fonction d'affirmer la vie devant la mort, mais quand ils
ne sont plus dictés que par cette seule préoccupation «relationnelle »,
qu'en est-il de l'affrontement à ce qui excède précisément la logique
des relations? C'est jusqu'au bout d'une apparence de vivant que le
groupe des survivants est aujourd'hui convoqué, mais dans la disrup-
tion de toute événementialité de la mort. Une femme me dit: «Tout
s'est passé très vite. Trois jours. C'est une semaine après que j'ai
commencé à comprendre. Des amis me téléphonaient pour me dire
que la cérémonie était très bien. Et ça me rendait folle.»
Des propos de professionnels du funéraire peuvent être à ce sujet
révélateurs. «Nous on vend de la vie.» «Il tàut arrêter avec la mort. Le
croque-mort c'est terminé.» «Le cadavre, c'est fini. On a les moyens
d'empêcher ça aux familles.» «On ne peut plus imposer ça aux gens:
le corps avec la bouche de travers...» «Moi-même, quand je serai
mort, j'aimerais pas qu'on me voie n'importe comment. »
Reste pourtant une image du corps qui n'est pas seulement
l'image visible de l'autre ou de soi, c'est-à-dire l'apparence concrète,
toute corporelle ou physique que nous renverrait le miroir, ou dont
l'autre pourrait s'assurer dans notre regard. Ce que contient l'image du
corps, ce n'est pas seulement le corps, mais toujours ce à quoi le corps
renvoie sans le montrer. Quand donc on applique une «image du
corps» au cadavre, on vient figer sous forme d'une information de la
présence de l'autre, ce à quoi l'autre, par son image précisément, ne se
résume jamais. Ce qui fait qu'en dépit d'une bonne intention, on
réalise encore l'étrangeté même du mort. Ce qui fait que nul ne peut
s'y tromper devant un corps thanatopraxié.
Limage du corps renvoie, sans le montrer, à l'altérité de soi pour
soi-même, et à la possibilité à partir de soi d'être avec les autres. Cela
ne relève pas d'un procédé, d'une technique qui pourrait en produire
l'effet et en contrôler l'impact. De même, l'image du corps n'est pas
une production individuelle mais une fabrication institutionnelle qui
suppose la société, l'institution des échanges sociaux. Or le mort ne
peut accéder à la possibilité de l'échange social qu'à être destitué de
l'image qu'il n'a plus: le rituel funéraire consistant à le séparer de
l'humanité du visage (Emmanuel Lévinas). Limage imaginaire, que le
défunt peut acquérir dans l'aventure du deuil, n'est jamais cette image
«dernière », mais depuis ce qui fait symboliquement sens d'une
dernière image, l'«image» d'un vivant qui n'est plus. Et dont on ne
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1321 La place des morts

peut pas croire qu'il n'est plus pour la seule «raison» qu'il ne serait
plus visible. Les morts ne sont jamais seulement des gens qu'on ne voit
plus.
Devant le cadavre, les gens ne voient pas strictement un corps. Ils
ne cherchent pas à fixer le mieux possible dans leur mémoire la
dernière vue de l'être aimé. On le voit sans le voir. On le regarde au-
delà de ce que l'on voit. Dans un état d'indétermination ou d'hésita-
tion par quoi l'on se laisse porter, ou du moins qu'on ne cherche pas à
dissiper comme s'il fallait se garantir de ne pas commettre d'erreur
oculaire et de profiter du temps qu'il est encore là pour bien mémori-
ser son allure. Les «soins de conservation »1veulent soulager la famille
d'un «contact» avec le corps du mort, mais les gens ne se laissent pas
priver d'un moment où il s'agit de cesser toute relation. Ces soins
voudraient produire une représentation convenable du défunt. Des
remaniements sont déjà à l'œuvre. Le dynamisme de l'image de l'autre
reprend toujours l'arrêt de cette représentation, en la remobilisant
dans un imaginaire pour lequel la limite de la mort ne saurait sefixer
concrètement, et moins encore physiquement.
La thanatopraxie a beau faire, reste pourtant le cadavre. Que la
«toilette» la plus opératoire ne peut pas travestir absolument. Le mort
ne peut pas être «finalement» celui avec qui se conserve jusqu'au bout
le contact, comme s'il fallait se préserver de ce qui ne se résume pas
au bout de l'existence, la mort même. On peUt ainsi comprendre que
la critique de la thanatopraxie comme falsification surestime un pouvoir
technicien, et méconnaît le travail d'une mémoire qui n'est jamais le
stockage des images de gens décédés. Comment donc prétendrait-on
mettre en image l'image même du corps du défunt, sans rien dire d'un
mort sans image et de la mort qui n'a pas d'image? L'image que
fabrique le thanatopracteur n'est, comme je l'ai déjà dit, ni une
«dernière image» à proprement parler, ni une image du mort «comme»
de son vivant. On ne peut nullement s'y tromper. Si la famille dit
«C'est bien lui », elle ne saurait évidemment penser que le thanato-
practeur a véritablement «restauré» ou «réanimé» l'image du mort. Un
travail qui se veUt de «restitution» ou de «restauration» ne peUt effa-
cer le travail de la mort ni supprimer le cadavre, c'est-à-dire l'obliga-
tion d'une mémoire qui compose avec l'oubli. Le décès, qui n'est

Thomas disait de l'expression qu'elle n'a guère de sens, puisque ces soins n'ont aucunement les
moyens de «conserver» la personne, au plus s'agit-il de suspendre provisoirement le processus de
la thanaromorphose.
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Présences des défunts


1133

jamais une cessation mais une interruption, ouvre la «mémoire invo-


lontaire» à l'humanité du temps.
Dans Rites de mort, Louis-Vincent Thomas souligne à plusieurs
reprises que le cadavre n'est pas «rien» : «le corps mort n'est pas le
cadavre-objet, mais la personne qui se survit»l. Tel est bien le
problème, pourrait-on dire. Que l'on ne se résigne pas à traiter le
corps du disparu comme un objet dont, comme toUt aUtre objet, l'on
pourrait se débarrasser sans précaution. C'est bien toUte la construc-
tion imaginaire des sépultures qui peut sembler une absurdité, toUt ce
souci des morts et de la mort qui peut sembler ridicule, l' obsession2
funéraire qui veUt encore voir la personne dans le cadavre ou plutôt
en lieu et place de celui-ci, qui peut paraître incongrue. Mais si les
ornements et les mises en scène paraissent de peu d'importance et fina-
lement n'être rien, c'est en fait une culture, les formes de l'échange
parlé qui s'élaborent dans l'affrontement à cette limite que le mort
signifie. Thomas l'écrit: «les pierres tombales, les divers objets funé-
raires ne sont sans doute rien. Mais ce rien s'apparente au tout de
l'homme.»3 La mort n'est pas qu'un révélateur culturel au sens où elle
contrasterait avec la vie et qu'elle fournirait un moyen original d'étu-
dier son envers. Si l'anthropo-thanatologie peut se justifier de consi-
dérer la mort comme un analyseur, c'est bien qu'elle détermine - plus
qu'elle ne s'oppose seulement à la vie - le rapport au monde, à l'autre
et à la temporalité4.
C'est «devant» la mort que se sitUe la société. C'est aussi et c'est
surtout devant le cadavre que des gens s'assemblent, adoptent des
attitudes particulières, parlent ou se taisent de façon singulière, et que,
rassemblés par un événement qui n'est pas qu'une information, ils
«fOnt» société. Lidée de mort habite sans doute la conscience de celui
qui sait qu'il va mourir. La réalité du cadavre comme celle des gens en
deuil provoquent plus que des conventions ou l'observance d'un code

1 Louis-Vincent Thomas, Rites de mort, Paris, Fayard, 1985, p. 26, 119, 120.
2 Louis-Vincent Thomas écrir : "Mais avant tout, la toilette traditionnelle est vécue comme la
manifestation obligée des égards dus à la personne qu'on s' obsrine à reconnaître dans le cadavre. »,
in Rites de mort, op. cit., p. 148.
3 Louis-Vincent Thomas, Le Cadavre, Bruxelles, Complexe, 1980, p. 97.
4 Emmanuel Lévinas écrit "Ce n'est pas du néant de la mort dont précisément nous ne savons rien
que l'analyse doit partir, mais d'une situation où quelque chose d'absolument inconnaissable
apparaît; absolument inconnaissable, c'est-à-dire étranger à toute lumière, rendant impossible
toute assomption de possibilité, mais où nous-mêmes sommes saisis.», Le temps et l'autre (1947),
Paris, PUF, 1983, p. 58.
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La place des morts


1341

de politesse. L'idée de mort n'est pas seulement ce qui permet d'en


rejeter l'avènement à la fin de l'existence. Cette idée présente en la vie
indique la présence de la mort dans la vie. Mais c'est bien avec le
cadavre - ce mot qu'on répugne à employer - que l'idée d'une mort
«créatrice de forme» (Georg Simmel), et donc qu'on ne saurait
reléguer à la conclusion ou à la terminaison d'une trajectoire d'exis-
tence, s'élabore.
Robert Jaulin dans La Mort Sara exprime bien la différence entre
«bonne mort» et «mauvaise mort» : entre la mort collectivement
réglée et la mort biologique individuelle. Ou encore entre la mort
comme non-sens absolu qui provoque à la mise en sens de la société et
la perte de l'autre. Il est faux de dire que seule nous reste la mauvaise
mort, comme si ladite mauvaise mort n'était qu'une affaire de refus ou
d'interdiction et comme si la bonne mort signifiait l'acceptation de la
fin de vie. Ce n'est jamais cette opposition sommaire, simpliste,
qu'aura pratiqué Louis-Vincent Thomas. Ce qui est en jeu fondamen-
talement c'est l'articulation de la vie et de la mort: articulation mise en
scène dans les sociétés négro-africaines, articulation silencieuse ou
honteuse, interdite dans les sociétés de la modernité contemporaine.
L'interdiction ne frappe pas la mort en sa réalité première ou primaire :
matérielle, concrète, biologique. Elle concerne le détour par le symbo-
lique : bien plus gravement qu'un refus de l'échéance, l'élaboration
culturelle devant la mort, ou plutôt devant «l'outre-signifiance de la
mort» comme le dit bien Jean-Thierry Maertensl. Ce qui caractérise
notre culture contemporaine ce n'est pas de refuser la mort comme
bout de l'existence. Bien au contraire c'est cela notre vision moderne,
notre «définition» de la mort en son exactitUde la plus rationaliste et
la plus pauvre au plan symbolique. La mort comme terminaison,
comme conclusion d'une trajectoire existentielle, c'est cela notre
évidence, et les discours qui croient braver le tabou social au nom
d'une réacceptation de la mort terminale, sans réfléchir à ce que peut
signifier la «dernière mort », ne font qu' œuvrer dans le sens de cet
appauvrissement, de ce déficit ou de cette faillite de l'imaginaire.
On peut croire audacieux d'accepter la mort comme fin de vie.
Mais l'enjeu culturel fondamental est de comprendre que la mort se
situe dans la vie. C'est dire que l'idée de mort ne peut se fabriquer qu'à
partir du refus de la mort comme fin, et de la construction culturelle

Jean-Thierry Maertens, LeJeu du mort, Paris, Aubier, 1979, p. 125.


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Présences des défunts


1135

de ce refus, qui suppose de convertir l'innommable ou le non-repré-


sentable en mouvement, en dynamisme qui porte jusque dans le
dynamisme de la vie même, le sens de la relation à celui qui va mourir
ou qui est mort.
On peut croire que la pensée de la mort dans la vie relève de la
morbidité, parce qu'il faudrait n'y penser qu'à la fin, c'est-à-dire n'y pas
penser du tout pour que la vie soit pleinement «valorisée>,. Robert
Jaulin écrit bien à propos de la pensée Sara: «Cette morbidité n'est pas
obsession du nombre d'années de vie à parcourir jusqu'à la mort, mais
plutôt préoccupation de savoir quelle mort est en la vie. La mort n'est
pas l'aboutissement de la vie, son éternité extrinsèque, elle est tout à la
fois son existentialité intrinsèque et sa dynamique structurale. »1
Compter le temps qui reste, voilà le calcul absurde et proprement
morbide. :Lattitude angoissée dont il faudrait croire qu'elle est profonde,
sans détour, «virile». Est-ce à cette attitude «d'être-pour-Ia mort» que
veulent dresser les ligues pour la mort «plus humaine»? La mort n'est
jamais humaine. Et l'humanité ne se conquiert culturellement que de
s'en séparer, que d'installer la distance et la dynamique d'un échange
symbolique entre vivants et morts, pour fonder l'espace quotidien,
ordinaire, où la société s'institue «entre nous». Nos solutions peut-être
maladroites ont toujours rapport avec cette «fabrication» et ne relèvent
pas d'un quelconque courageux réalisme. Fabrication qui suppose le
recours aujourd'hui appauvri d'un imaginaire de la mort, c'est-à-dire de
la répercussion sensible d'un dispositif symbolique. Louis-Vincent
Thomas le disait avec lucidité: «Le thanatopracteur veut, c'est vrai,
sauvegarder l'intégrité apparente du corps et donner l'illusion de la vie.
Mais le comme si n'est-il pas la règle du jeu de toute conduite symbo-
lique et singulièrement de la relation qui va se nouer autour du mort?
Le raffinement de ces artifices est la rançon de notre civilisation: il
montre que, faute d'imagination et forts de nos techniques, nous
sommes devenus bêtement exigeants sur le comme si.»2
C'est bien cet espace sensible que crée l'imaginaire des morts et
que fonde l'institution de l'idée de mort: la distanciation de la dispari-
tion. Devant le cadavre, il s'agit bien de décider d'une conduite à tenir:
en face de celui qui est là et qui n'est plus, dans la douleur d'une
relation de face à face qui ne peut plus se maintenir. Le mort met au
défi, par son absente présence, de conserver vivante l'idée de mort. Il

1 Robert Jaulin, La Mort Sara, Paris, Plon, 1971, p. 414.

2 Louis-Vincem Thomas, Rites de mort, op. cit., p. 158.


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1361 La place des morts

semble qu'il condense toute la mort, et c'est cela qui est effrayant, qui
rend le mort dangereux pour lui-même, et dangereux pour aUtrui. C'est
pour cela qu'il faUt «se défaire de la mort du mort». Le mort est
obscène parce qu'innommable, parce qu'il fait vaciller les capacités
culturelles de la nomination et de l'institution de la vie. D'où la néces-
sité d'une ritualité qui n'est pas empreinte que d'amabilité convenue.
Un travail culturel se doit d'aménager la transition -la ritualité a entre
autres fonctions celle de situer un passage transitionnel - et d'assurer la
séparation nécessaire (contre la folie de l'indifférenciation) avec celui
qui n'est plus; d'aménager le placement éloigné d'un proche qui n'est
plus dans la proximité, et qui n'est plus le prochain. Il faut agir avec et
contre ce «reste» où se confond la personne, avec ce corps qu'est devenue
soudainement la personne morte. En mourant, on devient un corps. Et
c'est ce devenir marqué d'ambiguïté qu'il faut rituellement régler. Les
précautions à l'endroit du défunt, le respect qu'on lui doit (et qui
prépare sa «tenue en respect», car il s'agit bien qu'il ne revienne plus),
l'importance du cadavre comme support de la cérémonie (aUtour de
qui et de quoi, tout s'organise), trouvent là leur raison. Il n'est pas seule-
ment question de sollicitude ou de prévenance, ou encore d'une
méfiance. Mais du devoir de s'affronter à l'inquiétante étrangeté de la
personne inanimée, et, dans cet affrontement, de la nécessité de se
détacher de l'innommable de la mort que le défunt retient dans un
corps soudainement encombrant.
Le cadavre répugne. Ce en quoi il est sacré, et aussi bien maudit.
Georges Bataille disait: «Un cadavre n'est pas rien, mais cet objet, ce
cadavre est marqué dès l'abord du signe rien. Pour nous qui survivons,
ce cadavre, dont la prudence prochaine nous menace, ne répond lui-
même à aucune attente semblable à celle que nous avions du vivant de
cet homme étendu, mais à une crainte: ainsi cet objet est-il moins que
rien, pire que rien. »1 Le cadavre est cette présentation de la limite, et la
ritualité consiste en la possibilité d'une re-présentation de l'insuppor-
table. À la fois intégration de l'énigme de la mort et installation de la
mort dans cette énigme depuis laquelle l'insouciance, l'amitié, la
solidarité «simple» peuvent s'organiser: la vie des gens, la nôtre. Les
sociétés dites traditionnelles sont porteuses d'une leçon paradoxale:
on n'accepte jamais la mort sans la refuser. Sans déni symbolique,
comme disait Louis-Vincent Thomas. C'est notre acceptation de la

Georges Bataille, LÉrotisme (1957), Paris, UGE, 1965, p. 63, 64.


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Présences des défunts 1137

mort comme fin de vie qui relève du déni: placer la mort au bout de
l'existence pour que toute l'existence ne soit pas concernée par cette
mort finale et, idéalement, hors de l'existence. Tandis que l'aménage-
ment ritualisé de la mort dans la vie, la construction d'une mort
initiatique - la pensée d'une temporalité non linéaire, mais reprise
dans l'ordre d'une transmission intergénérationnelle - signifie la
nécessaire mise en place d'une distanciation. Cette distanciation qui
s'éprouve dans la nausée irrépressible devant le corps abandonné, dont
parlait Georges Bataille. Il s'agit aussi bien de refuser l'idée d'un mort
inerte et qui n'aurait aucune action sur le monde des vivants. Ce qui
s'éprouve devant le cadavre, ce n'est pas seulement la tristesse d'une
existence achevée. C'est l'inquiétude d'une situation trouble dont les
récits sur les «morts-vivants» disent bien la prégnance. Louis-Vincent
Thomas écrivait: «L'agressivité du mort est représentée par son
impureté présente, dangereusement contagieuse, mais aussi par le mal
qu'il pourrait faire s'il ne consentait pas à quitter le monde des
vivants. »1 ressentiel d'une construction culturelle devant la mort, et
d'abord devant le cadavre, se situe là : dans la nécessité de congédier le
«disparu». Ce n'est pas une «croyance» ou une peur instinctive qui
motivent cette mise à distance mais bel et bien la nécessité de situer en
face de l'inconnu l'espace et le temps vivant d'une humanité.
Rudolph Otto écrit: «Les réactions "naturelles" du sentiment en
face d'un cadavre ne sont manifestement que de deux ordres: d'une
part, c'est le dégoût devant la corruption, la puantise, le répugnant;
c'est, d'autre part, la peur de la mort, la crainte en tant que sentiment
de ce qui menace et entrave notre volonté de vivre.» À la même page,
Rudolph Otto, refusant d'accroire la «théorie animiste », précise:
«Même la peur des morts et ensuite le culte des morts sont des "insti-
tutions". »2Les rites funéraires sont bien des rites institutionnels.
Comment ne pas comprendre que «la mort» n'existe pas, sauf
dans cette fragile et définitive étrangeté de celui ou de celle qui
«soudain », toujours soudainement, décède? À propos d'une mort
brutale, au bour d'une phrase, Hervé Bazin écrit: «Abandonné, le
corps se tassa dans le faureuil, le menton se décrocha et, sous des
paupières qui ne cillaient plus, des yeux de verre fixèrent le plafond.
[. . .]. Ma mère s'était absentée d'elle. Sa robe restait vraie, comme ses
chaussures où s'enfonçaient des chevilles nettes, comme son alliance

Louis-Vincent Thomas, La Mort afticaine, Paris, Payot, 1982, p. 231.


2 Rudolph Otto, Le Sacré (J949), Paris, Payût & Rivages, 1995, p. 169.
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La place des morts


1381

d'or blanc, inaltérable. On a en de tels moments des réflexions


absurdes: ces chevilles, cette alliance, voilà ce qu'avait connu mon
père »1. Dans un autre registre, celui d'une mort attendue, Louis-
Ferdinand Céline décrit le moment du mourir, puis l'étrangeté
furieuse, l'allure étrangère prise par le mort, tout à coup distancié de
l'homme de connaissance qui ne le reconnaît plus: «Il courait son
cœur après son sang, épuisé, là bas, minuscule déjà, tout à la fin des
artères, à trembler au bout des doigts. La pâleur lui est montée du cou
et lui a pris toute la figure [...]. Il est parti d'un coup, comme s'il avait
pris son élan, en se resserrant sur nous deux, des deux bras. Et puis il
est revenu là, devant nous, presque tour de suite, crispé, déjà en train
de prendre tout son poids de mort [...]. Dans la chambre ça faisait
comme un étranger à présent Robinson, qui viendrait d'un pays atroce
et qu'on n'oserait plus lui parler. »2 Il peur sembler absurde de dire que
la mort n'existe pas et très empiriste de dire qu'elle ne se «manifeste»
que sous la forme du cadavre. Mon propos est de souligner non pas ce
qui dans la réalité du décès s'annoncerait d'une vérité, mais l'horreur
du cadavre du fait de sa contiguïté même avec la «vie», avec la vie
sociale, la société du monde à quoi, en existant, l'on participe. Que
le cadavre soit absent lors des funérailles ne prive pas seulement d'une
ultime relation, comme on peut aujourd'hui le dire volontiers, et le
problème n'est pas seulement celui d'une preuve qui manquerait
pour se convaincre de la réalité d'une mort toujours incroyable. Il
s'agit bien davantage de la difficulté à venir se séparer de celui qui n'est
plus, qui est «parti» comme on dit, c'est-à-dire de la difficulté à entrer
dans le deuil. Que le défunt soit «disparu» ne suffit pas (et peur être
insupportable). Encore faut-il que les survivants puissent, eux aussi,
partir. Pourquoi jouer au mort (bien plus qu'à la mort), pourquoi ces
jeux enfantins, mais nullement infantiles, de la célébration de
funérailles, si ce n'est qu'il s'agit «d'apprivoiser», non pas «la mort»,
mais l'idée de mort? Non pas d'aller apprivoiser quoi que ce soit, mais
d'installer entre soi et la mort une distance fragile et vivante qui n'a
d'autre sens que celui de porter tout le sens d'une humanité construite
devant l'inhumanité de la mort. Le corps du mort contient toute la
mort en lui, en sa matérialité de corps, en cette pesanteur immobile
qui gêne celui qui peur encore le regarder: regard porté sur l'infirme

Hervé Bazin, L'École des pères, Paris, Le Seuil, 1991, p. 175.


2 Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit (1952), Paris, Gallimard/Folio, 1979, p. 623,
624.
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Présences des défùnts


1139

qui n'y voit plus de ses yeux frxes, grand ouverts. Regard mal négo-
ciable devant l'autre toUt à coup tout entier corps, comme jamais
durant l'existence le corps ne prend cette place, ce poids. Et comme
jamais, durant notre vie, l'on peut entendre dire de nous que notre
corps est là.
I.:homme en deuil peut sembler «lui aussi» cet être maladif que
l'on ne fréquente que sur ses gardes, parce que l'on se sent gêné de
sentir sur sa vie semblable l'ombre du décès, la marque d'une mort qui
rappelle toutes ces morts qu'il faUt supporter et auxquelles se mêle
l'existence. Il semble qu'il soit habité de la vie du mort, de cette
existence hautement ambiguë et dont il faut régler le statUt.
Que dire aussi du mort? Le récit balbUtié à plusieurs voix hésite
dans l'interprétation à donner à une existence. Comme si la mort où le
décédé se trouve pris, condensait cette existence entière et qu'il y eut
une manière de vol, d'irrespect ou de violation à recouvrir cette
existence de l'histoire qu'il faudrait en raconter et du sens à lui donner.
Il ne s'agit pas que d'une pudibonderie qui se marquerait dans la diffr-
culté à choisir un vocabulaire, mais du silence du mort, qui emporte
avec ses mots l'énigme d'une vie, de toUte vie devant laquelle les mots
servent à l'invention. Il faudra du temps pour qu'une interprétation
s'élabore silencieusement, dans la retenue des mots, dans l'acte encore
vivant de se taire, en proximité lointaine de la voix qui s'est tue, et qui
pouvait nous répondre. «Nous ne comprenons l'absence ou la mort
d'un ami qu'au moment où nous attendons de lui une réponse et où
nous éprouvons qu'il n'yen aura plus; aussi évitons-nous d'abord
d'interroger pour n'avoir pas à percevoir ce silence; nous nous détour-
nons des régions de notre vie où nous pourrions rencontrer ce néant,
mais c'est dire que nous les devinons. », disait Maurice Merleau-Pontyl.
Jean Duvignaud écrit: «Ce que nous appelons la culture d'un
peuple, n'est-ce pas en partie l'effort que ce dernier tente pour réinté-
grer dans sa propre vie commune et pour en conjurer les effets
destructeurs, la matérialité du cadavre, les os, délivré de ce qui repré-
sente pourtant la vie, la chair? »2 N'est-ce pas toujours, dans ces
pratiques que l'on peUt soupçonner de morbidité, le travail imaginant
d'une société qui s'affirme, et la puissance d'une vie capable de
reprendre la mort dans le jeu de ses élaborations symboliques, qui s'y

I Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945), Paris, Gallimard, 1989, p. 96.


2 Jean Duvignaud, Le Langage perdu, Paris, PUF, 1973, p. 275. Voir également Jean Duvignaud Le
Don du rien, Paris, Stock, 1977, p. 109, Ill, 112.
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140 La place des morts


I

déploie? Ce travail s'opère toujours sur le cadavre, non point comme


objet, mais non point pour autant comme personne: comme chose,
chose sacrée1. À la fois la puissance symbolique s'exerce dans le manie-
ment de la chose cadavérique2, et dans la relégation de la personne au
cadavre, c'est-à-dire à la chose, par quoi l'oubli devient possible, au lieu
du collage de la mémoire au traumatisme de la rupture. La culture,
peut-on dire, s'établit dans cette capacité de redoubler la rupture,
d'actualiser rituellement la séparation avec le corps qui n'est plus.
On peut alors se demander ce que signifie, au plan d'une relation
au sacré, la récente évolution de rites mortuaires où tout se passe
comme si c'était tout à l'inverse la personne qu'il fallait retenir dans la
chose du cadavre, et comme si de ce fait la séparation devenait plus
difficile. On ne peut sans doute isoler une telle évolution de l'impor-
tance prise aujourd'hui par le corps en tant que propriété de la
personne. Lesthétique mortuaire contemporaine parie pour l'impor-
tance de ce corps décédé et qui vaudrait comme support des derniers
échanges, ou d'une ultime relation. Les rites de mort qui sont aujour-
d'hui les plus réinvestis sont ceux de la «retenue» du défunt, et non
ceux de la séparation. On veut faire de la cérémonie un acte commu-
nicationnel, en minimisant la rupture qui s'introduit du fait même de
la mort. Curieuse situation: nous n'osons plus dire où le mort
pourrait se trouver, nous ne lui donnons plus de destination, mais
nous voulons encore lui parler, nous adresser à lui une «dernière fois ».
Pour le dire autrement, l'on peut constater la perte de vitesse des
messes pour les défunts, tandis que la thanatopraxie et que l'exposi-
tion du corps (plus que du cadavre) dans le funérarium progressent.
Louis-Vincent Thomas le disait bien: «On perçoit ainsi un
déplacement sensible du sacré vers le corps du défunt [...]. À la purifi-
cation d'autrefois s'est substitué le prétexte de l'hygiène qui n'est peut-
être que l'équivalent rationalisé du numineux; au respect et au salut
du cadavre-sujet, la préservation du cadavre-objet; à la déférence
familiale, l'anonymat rassurant; à l'acceptation d'une certaine mort, le
déni de la mort.» «Et pourtant, ajoutait Louis-Vincent Thomas, ce
cadavre ainsi bricolé produit à sa manière une certaine sacralité, laïque

Je renvoie à Jean-Pierre Baud, L'Affàire de la main volée, Paris, Le Seuil, 1993, p. 30, 34, 108.
2 Jean-Thierry Maertens, Dans la peau des autres, Paris, Aubier-Monraigne, 1978, p. 124 : "La mort
est non-sens mais la société n'a de cesse que de la réduire à ses signifiances par les vêœmenrs donr
elle entoure le cadavre, cette victoire du signifianr sur la mort corroboranr on ne peut mieux le
discours qui la produit.»
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Présences des défunts 1141

cette fois, cadavre embelli, dont il faut se libérer mais que l'on doit
aussi honorer. »1
Une telle évolution n'est peut-être que la traduction d'un
malheut humain que la technique ne peut rendre tout entier artificiel.
C'est le désarroi d'une humanité qui s'avoue peut-être surtout dans
cette idée naïve d'un mort «maîtrisé». Et le désarroi d'une incapacité à
répondre au désarroi qu'il faut peut-être étudier dans le visage de ceux
qui viennent aujourd'hui devant le cadavre. Le cadavre, c'est la «coupe
du temps ». Non pas l'achèvement. Mais, pour les survivants, la
ponctuation d'un inachèvement qui commence. Le trépas dit bien que
la mort ne se fait pas d'un coup ou qu'elle n'est pas réductible au coup
mortel. Et l'on sait que le coup de la mort se reprend dans la lente
mémorisation d'un décès qui ne se borne jamais à son événement
propre. On comprend que l'entourage puisse se déclarer «effaré». Que
les gens disent qu'ils n'ont pas «compris». Que ce qu'ils ont vu
s'embrouille dans des souvenirs qu'il fallait précisément reprendre
pour que des images reviennent. Non pas des images, ou des représen-
tations informatives justement. Mais des images d'eux-mêmes s'affai-
rant autour du mort, s'inquiétant de son destin, du maniement que
lui font des professionnels, et des relations avec l'entourage qui vient
en visite. «Les images sont brouillées, me dit une femme, et à la fois,
des mois plus tard on revoit des choses avec une précision halluci-
nante.» C'est d'abord trop précis pour être supportable, pourrait-on
dire. Mais l'imprécision que l'on invente, le refus d'entendre tout, de
comprendre la totalité des informations, consiste aussi à faire être le
mort dans sa mort et à participer à cet incroyable départ, que
pourtant, dans le jeu même de cette imprécision, l'on précipite. Car le
mort, à qui l'on prête des compétences agressives, est bien aussi celui
qu'il faut placer ailleurs, qu'il faut congédier, pour que le remaniement
de l'inachèvement amorcé puisse s'élaborer.
On retrouve ici l'ambivalence forte, dynamique, qui marque sans
cesse les attitudes funéraires: retenir pour se séparer, admettre et
refuser, y être et s'absenter, honorer et distancier, reconnaître et ne
plus voir, répéter et inventer... Les thanatopracteurs disent bien l'état
de confusion où ils trouvent les gens. Parfois des conflits familiaux
latents et qui s'actualisent avec le décès d'un parent renforcent le

Louis-Vincent Thomas, «Le sacré er la mort», Traité d'anthropologie du sacré, Oulien Riès, dir.),
Paris, Louvain-la-Neuve, Oesclée Gedit, 1992, p. 220, 221. Voir également Louis-Vincent
Thomas, Le Cadavre, op. cit., p. 139, et La Mort en question, Paris, L'Harmattan, 1991, p. 83, 84.
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1421 La place des morts

climat de désordre où ils rencontrent les familles. Les gens ont leur
idée ou une absence d'idée, et c'est cette idée ou cette hésitation qu'ils
«mettent» sur le «visage» du mort. À défaut de savoir, de «croire»,
c'est précisément le désarroi qui sert de guide aveugle et efficace.
Quand on veut donc produire des professionnels compétents que l'on
protège si peu de la violence de la mort, et de la violence des familles
devant leur mort, à quel résultat «net» voudrait-on qu'ils aboutissent?
Une dame me dit: «C'est un peu comme quand on revient de chez le
coiffeur. On dit que c'est très bien, bien sûr. Mais dans la salle de
bains, je me recoiffe toujours, et puis je me coupe encore les cheveux :
des mèches qu'ils ont laissées.» Les gens y vont toujours de leur arran-
gement. Soit en en rajoUtant au programme, soit en réinvestissant ce
programme du mort apprêté pour réaménager le lien qui s'y dissoUt et
qui se forme aUtrement. Le lien social, quoi qu'on y fasse, n'est pas le
résultat d'une technique relationnelle. Et le «bien» qu'on veut aux
familles se réintègre encore dans l'histoire d'un lien dont ils sont les
seuls metteurs en scène. Dans l'obscurité même d'une mort à quoi ils
donnent davantage d'écho que ceux qui voudraient les en «protéger».
On remercie pour le service. Mais presque dans l'indifférence pour ce
que ce «service» rend. Le rendu peUt être efficace. Reste l'imprécision,
plus précieuse à la vie continuée que le théâtre grandiloquent ou
«proche» des sentiments, acculé à «l'intimité» où l'on voudrait que les
gens se réduisent. Ainsi, comme je l'ai déjà dit, vit-on la ritualité
apprêtée en décalage, en faisant l'effort d'y trouver les possibilités d'une
distance nécessaire, et que le management relationnel ne «comprend»
pas. Ainsi fait-on, comme en cachette, un rituel entre soi, pour
«doubler» une ritualité funéraire qui n'intègre pas ce qui s'y joue
quand elle voudrait en gérer tous les ingrédients1. Peut-être faudrait-il
des maîtres de cérémonies africains pour donner acte à toutes ces
ambivalences, tandis que ces sentiments clairs vers quoi on veut
diriger les perceptions, les diriger, les canaliser, ou les amoindrir, a peu
à voir avec les enjeux mêmes d'un affrontement au cadavre. Voilà
pourquoi je résiste à l'idée, tellement dans l'air du temps, de « nouveaux
rituels» il s'agit moins de nouveaux rituels que de ritualisations «glissées»
"
dans les interstices d'une temporalité fùnéraire, et surtout de la continua-
tion d'une ritualité fondamentale.

Voir Yolaine Rouault, «Les doubles funérailles», Bordeaux, Maison des Sciences de L'Homme
d'Aquitaine, 1999.
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Présences des défùnts 1143

Parler au mort, parler du mort


Bien entendu l'on ne saurait prouver l'existence réelle des morts. Ce
qu'il faut comprendre c'est que les morts existent pour nous et que cette
existence conditionne l'entre-nous. La ritualité funéraire, en tant que
«défense culturelle », associe une temporalité sociale et une temporalité
psychique. Longtemps le deuil fut réglé dans le temps ou supposait un
règlement de la durée. À défaut de ces repères qui ne font plus sens
dans la culture contemporaine (les grands deuils, les demi-deuils, les
impératifs vestimentaires, les restrictions sociales, les devoirs et les
droits.. .), reste la reprise entre soi et entre nous d'un événement qu'il
s'agit toujours de ritualiser en donnant à la disparition le sens d'un
départ: il faut tout à la fois que le mort s'en aille et que, séparé en tant
que défunt, il prenne place autrement dans l'espace des vivants.
Emmanuel Lévinas l'a bien dit: «l'angoisse de la mort est préci-
sément dans cette impossibilité de cesser, dans l'ambiguïté d'un temps
qui manque et d'un temps mystérieux qui reste encore. Mort qui par
conséquent ne se réduit pas à la fin d'un être. »1 La ritualité funéraire,
qui n'est pas réductible à la cérémonie des obsèques, consiste en un
traitement du temps du mort. C'est le mourir qui se reprend dans un
récit. On raconte les derniers instants. On fait «dire au mort» la durée
et la brutalité d'un mourir, on reprend dans l'expérience du temps
commun ce qui précisément échappe, par une temporalité autre, à
l'histoire vécue avec lui. Mais on fait encore et aussi vivre au mort une
temporalité indéfinissable au plan de la logique, un temps d'après qui
ne peut se conjuguer qu'en rapport d'un temps interrompu et d'une
temporalité poursuivie autrement. Les deux exigences s'entremêlent
contradictoirement. Les contradictions s'associent. Le mort figure ce
temps du mourir qui ne prend jamais sens dans le maintenant, ou
dans l'idée d'une fin. Et ce sont les vivants qui sont en charge de faire
vivre au mort ce temps d'outre-temps, qui ménage une temporalité
extérieure tout à lafois intriquée à la durée humaine.
Les sociétés «traditionnelles» ne «croient» en rien, comme je l'ai
déjà dit. Il ne s'agit pas de croyances, mais de figurations, de représen-
tations, de mises en scène où l'on reprend l'événement du décès - au
sens étymologique le «décédé» est celui qui s'est écarté -, c'est-à-dire de
l'écart dans un espacement des morts, nécessaireà l'organisation de ce

Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 49. À la même page: «Le
mourir est angoisse, parce que l'être en mourant ne se termine pas tout en se terminant.»
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1441 La place des morts

monde même. Le tout se jouant dans la combinaison de contradictions


multiples qui ne signent pas seulement les ambivalences psycholo-
giques des survivants, mais la complexité d'une construction. On
retient et l'on fait partir, on isole et l'on inclut, on se lamente et l'on se
réjouit, on dissocie et l'on associe... Aujourd'hui, chez nous, .la part
instituée de la ritUalité funéraire se perpétue. Si elle se lézarde, c'est elle
-que, professionnellement, l'on veut colmater. Mais c'est l'institUtion du
social dont cette ritUalité porte l'enjeu qui se trouve mise en péril. Tout
se passant comme si, bientôt, nous devions nous résigner à la fin, à
l'idée d'une fin, d'une cessation et d'une disparition. Le mort ne serait
plus exactement mort. Mais plutôt «non-vivant », selon une logique
binaire, platement oppositionnelle et dépourvue des ressources d'une
logique dynamique capable de faire place aux «contradictions». Ainsi le
«départ» du mort (non pas tant un voyage qu'une différenciation)
devient-il difficile. Ainsi ne sait-on plus ce qu'on vient faire devant la
tombe, et ce que l'on peut dire devant le cadavre retenu dans une
apparence de corporéité. La crispation contemporaine sur le corps du
défunt, que l'on peut dans le temps qui suit, conduire au crématorium,
témoigne d'une retenue du mort dans sa vie, dans cette vie, mais sans
capacité de se poser devant l'altérité du mort. Finalement, l'ambiguïté
domine et conduit au désarroi le plus désolé. Ou la sitUation qui
s'impose porte à la folie: c'est d'un vivant qu'il faudrait se séparer.
Procédure impossible. À la fin il n'y aurait plus ni morts ni vivants,
mais des gens encore ici et des gens nulle part. La vie deviendrait autre
chose que cette vie: une affaire de virtualité, une confusion morose et
«sans esprit» étalée sur toute l'existence. Moins qu'une pitrerie: une
absurdité sinistre. La question qu'il faut alors poser est la suivante:
comment une culture fondamentale parvient-elle à négocier autrement
cet écart nécessaire, cette construction de l'ailleurs, et son articulation à
ce monde? Pour y répondre c'est du côté de la culture quotidienne des
gestes, des phrases et des silences qu'il faut se tourner. En comprenant
que des résistances s'y jouent, que des inventions se perpétuent. Je dirai
ceci: on se retient en deçà du mot même de la «mort». Non pas par
prudence, refus, oubli de la mort et des morts. Plutôt parce que l'on ne
sait plus, à partir de son énonciation, ce qui pourrait se dire entre nous.
Rien bien sûr: mais c'est ce rien qu'on hésite à placer dans les solidari-
tés humaines. On croit qu'il faudrait donner au «lien social» des
arguments. Et aussi parce que l'on refuse la prise en charge de la signifi-
cation du mot par l'instrumentalisation «adéquate» qui vient lui ôter
tout sens. Ainsi peut-on «préférer» le monologue intérieur, cette voix
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Présences des défunts 1145

intérieure dont parlait Maurice Merleau-Ponty, aux bavardages savants,


aux discours d'experts, aux explications verbeuses qui oublient qu'il
faut commencer par se taire pour accueillir l'homme en deuil, c'est-à-dire
pour une part qui ne saurait être régionale, d'accidents ou d'incidents,
l'humanité même de l'autre homme.
Lenjeu de ce questionnement est clair: il s'agit de refuser la procé-
dure actuelle qui consiste à projeter l'image du vide sur les attitudes
funéraires; projection qui constitue le préalable pseudo-savant à l'aUto-
risation que l'on se donne alors de combler les manques, de sUturer les
interstices, de produire, comme une marchandise, de la société
«parfaite». Il s'agit non pas du tout de déplorer ces vides mais de leur
donner acte. Il s'agit de refuser cette société du «trop-plein» dont
Henri-Pierre Jeudy a parlé (1991). La force des sociétés dites tradition-
nelles ne tient pas à leurs connaissances des choses de l'au-delà, ni à
leur illusion de s'y connaître, mais à leur possibilité de sy reconnaître.
Non à leurs discours, mais aux trous de ces paroles posées, liturgiques
et graves qui installent ce qui est hors sens dans la trame même de leur
récit. Ce qui est «fabuleux », ce n'est pas leurs explications ou leurs
gestions des affaires funèbres. Mais leur capacité de positionner l'ingé-
rable dans l'organisation même de leur société. Non pas les directions
qu'elles sauraient agencer (ici les vivants, là les morts), mais la puissance
signifiante, par-delà le sens et à la fois dans l'exigence d'un sens
échangé, d'une parole et d'une gestualité silencieuses qui préservent
lëcart qu'il faut écarter. Le dynamisme ne tient pas ici à une opérationa-
lité, ou à une efficacité. À l'inverse il procède d'une imperfection à
laquelle on fait place, parce qu'elle constitue l'accueil du «négatif», qui
permet d'accepter non pas la mort mais la vie. «Je le vois bien, les gens
n'osent pas venir me dire quelque chose, parce qu'ils ont peur de ne pas
savoir quoi dire. Mais c'est justement çà qui pourrait me rendre un peu
heureuse. Qu'ils me le disent qu'ils ne savent pas quoi dire.» Et cette
femme dit encore: «Nous autres aussi, quand on est en deuil, on n'en
sait rien: comment il faudrait aborder les gens. Mais maintenant qu'il
est parti, je n'ai pas envie qu'on n'en parle plus.»
Toutefois la mise en parole du mort ne se produit pas nécessaire-
ment sous forme d'une conversation qui porterait très exclusivement sur
lui, et l'on ne laisse pas n'importe qui accéder aux mots qui s'échangent
autour d'une évocation. Souvent on parle des morts toUt en parlant
d'autre chose, et parfois sans préciser qu'ils sont morts. «Mon père est à
Guéthary», me dit une femme. Il ne s'agit pas d'un entretien sur le
souvenir des défunts. Mais d'une conversation sur l'enfance et les
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1461 La place des morts

émotions du pays basque. «C'est beau, ajoUte-t-elle, il y est bien.» La


phrase aurait pu être tournée différemment: «Mon père qui est mort est
enterré dans un cimetière à Guéthary.» Mais ce n'est pas sous cette
forme informative que l'on se parle nécessairement des morts. Il ne
s'agit pas d'une pudibonderie, d'un refus de parler de «la» mort. Ce qui
est au contraire remarquable, c'est que la parole sur les morts se mêle à
l'affirmation de la vie, à l'émotion de la vie qui passe, à l'expérience d'un
partage. Ce que demande la femme qui refuse qu'on ne parle plus de
son mari, ce n'est pas qu'on vienne tenir des propos sur le mort à la
manière des conversations que l'on peUt avoir sur un film. Il ne s'agit
pas de commenter, de remettre en mémoire. Mais de faire être ce que
l'on est devenu - une veuve - dans l'histoire d'un entourage qui n'aurait
pas à aborder un sujet particulier, ni à prendre un ton précautionneux.
Mêler le souvenir du mort au plaisir d'être là, poursuivre le récit aUtre-
ment, continuer de parler, sans devenir les uns pour les autres les spécia-
listes d'une écoute appliquée, toute en pose et professionnalisme
affecté... Ce que l'on «a à se dire» ne s'énonce pas sous forme du cours
magistral, ou de l'annonce des nouvelles comme au journal télévisé. De
même le sentiment amoureux ne trouve-t-il pas une traduction parolière
toute informative. Avant que de dire «Je t'aime» à l'autre, on le lui a
déjà beaucoup dit, sans le lui avoir dit de façon explicite. Il ne saurait
s'agir de communication efficace avec calcul du débit des mots pronon-
cés, surveillances de l'inclinaison du tronc et mesure des mouvements de
doigts ou des battements de cils.
Pour le dire ici très vite, mais tout ce livre le dit sans cesse, l'inté-
rêt que j'ai pour l'anthropologie de la mort ne vient nullement d'une
volonté de déranger mon monde ou d'aller faire l'intéressant en me
saisissant d'un objet impossible et redoutable. Mais dl l'écho que
porte dans ma propre subjectivité1 le sens de cette anthropologie. À la
fois il s'agit de critiquer une «définition» de l'existence et sa gestion, et
de retrouver le sens d'une vie où la mort (une dimension, non pas
seulement un événement) se situe dans la possibilité même de vivre.
La mort dans la vie... Non pas au sens d'une morbidité ou selon un
penchant tout doloriste. Mais à l'inverse, parce que le temps qui
humanise l'existence découvre alors à la vie un caractère infiniment
précieux qui «déborde la mort»2.

Voir Edgar Morin, L 'Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1970, p. 13.


2 L'expression esr d'Emmanuel Lévinas (La Mort et le temps, Paris, Le livre de Poche, 1992, p. 119).
On comprend ici l'imporrance de l'enseignement et de l'œuvre de Louis-Vincent Thomas et la
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Présences des défùnts 1147

Dans les sociétés dites traditionnelles on ne vient pas parler des


morts à tout boUt de champ 1,sous prétexte de ne pas les oublier. Et c'est
bien la marque d'un pli qui se veut professionnel que de supposer, si ce
n'est d'imposer, un devoir de souffrance, comme dans le registre de la
vie sexuelle peut s'imposer un devoir de jouissance. La souffrance préci-
sément ne se soumet pas à la vérification spectaculaire, à la performance
lacrymale. Elle se tient dans la perpétuation du goût de vivre, de vivre
encore, et de faire des moments partagés l'occasion incessante, imprévi-
sible, d'une parole sur les morts. Celle-ci vient bien moins d'une volonté
d'en parler que du rappel que ces morts nous font de nous-mêmes dans le
rapport silencieux qu'on entretient avec eux. La vie veut la vie et c'est
tout. Et, devant la mort du mort, il s'agit d'exiger une autre vie.
Essentiellement pour que cette autre vie n'envahisse pas cette vie. Donc
que cette aUtre vie prenne sens. On peUt dire encore que l'enjeu de fond
de la ritualité funéraire est celui d'une entraide: il s'agit que les vivants
aident les morts, et réciproquement. Mais toujours dans l'affirmation
d'un écart qui ménage la possibilité d'une histoire continuée. Le
pourrissement du corps provoque toujours une angoisse. Mais ce n'est
pas cette vérité qui obsède et qui détient le monopole de toutes nos
obsessions. Limaginaire de la mort du mort le suppose plUtôt délivré,
«en paix», «paix à ses cendres» dit-on même si le cadavre ne fut pas
incinéré. C'est une image du mort bien plus qu'une représentation
«véridique» qui permet de parler de celui que l'on «re-voit », qu'on
invoque subtilement au tournant d'une phrase ou à qui l'on demande
encore une approbation. Ce que l'on invente sans cesse c'est une solida-
rité des vivants et des morts. Il ne s'agit pas là de strict «réconfort»,
d'illusion. C'est une fabrication de l'altérité qui s'agence2.
Peu de temps après le décès, il est bien difficile de ne plus parler à
celui qui est «parti ». Ainsi continue-t-on parfois de lui adresser la

lecture que j'ai faite de Bloch, Lévinas, Blanchot, Jankélévitch, Ricœur. Il s'agit bien d'une
attitUde éthique, d'un positionnement épistémologique (comme le tappelle Jean-Marie Brohm
dans «Ontologie de la mort», Prétentaine, loco cit., p. 219), ainsi que route recherche suppose la
construction de cette position de fond.
Voir Louis-Vincent Thomas, La Mort africaine, Paris, Payot, 1982, p. 90. Voir Remo Guidieri,
La Route des morts, Paris, Le Seuil, 1980, p. 349.
2 François Wahl écrit: «L'Autre, on peut en créer, et c'est la fonction du ritUel. Entretenir le
Symbolique, le ressourcer, le repeupler, faire advenir du Symbolique: projet qui n'est pas indiffé-
rent au sujet puisqu'il faut le réaliser pour que le monde et la société continuent.» (souligné dans le
texte), in «Les ancêtres ça ne se représente pas», in L Ïnterdit de la représentation, textes rassemblés
par Adélie et Jean-Jacques Rassial, Paris, Le Seuil, 1984, p. 53. Ce texte constitue une reprise
analytique de ]'ouvrage de Remo Guidieri, La Route des morts, op. cit.
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1481 La place des morts

parole. On part faire les courses et en refermant la porte de la maison


vide, on lance encore un «Je reviens.» Ou l'on se poste devant la
photographie du défunt et l'on se met à lui dire ce qu'on a «sur le
cœur». «C'est bien beau d'être mort, mais maintenant?», me dit une
femme. Il faut que le mort participe aux difficultés quotidiennes, qu'il
donne son avis, qu'il s'implique encore. Parfois le mort fut un vivant
plein de discrétion. Mais c'est après son départ qu'il a commencé de
prendre une place envahissante dans cette vie. Les morts ne sont pas
toujours «souvenus» avec sagesse et respect. On se demande ce qu'ils
feraient. On leur demande une orientation. Un acquiescement. On
leur reproche aussi de s'être trop bien retranchés de tout. Les morts ne
sont pas des squelettes qui nous obligeraient aux repentances, mais
toujours des gens, et parfois trop présents.
Les reproches peuvent être multiples. Ils sont surtout contradic-
toires. Le défunt n'est pas assez «disparu». Ou il est trop «en allé». Au
funérarium, on se laisse parfois aller à parler au mort sur un ton
cassant. Les conflits familiaux trouvent aussi par mort interposé l'occa-
sion d'une expression1. L'émotion ne suppose pas comme par défini-
tion la beauté des sentiments ou la joliesse des tournures grammati-
cales. On accuse, on admoneste. Encore une fois ce n'est pas la seule
ambivalence des survivants qui est en cause, mais la construction d'un
itinéraire du mort que l'on pratique, qu'on évalue, qu'on suspend, que
l'on poursuit. On le comprend bien ici: «Il est mort» n'a pas trait à la
fin, et le deuil n'est donc pas seulement l'affaire d'une lente accepta-
tion de la séparation définitive. Il n'y a précisément pas de séparation
toute définitive, ou de définition toute séparative. «11est mort» peut
et doit s'entendre aussi comme l'on dit de quelqu'un «11 est artisan»
ou «11est musicien». Ce n'estpas une terminaison qui s'énonce mais c'est
un statut auquel on réfère. On comprend qu'il soit alors possible de
parler aux morts. Non pas comme si l'on ne savait pas qu'ils ne sont
plus là, mais parce qu'on le sait, et qu'il faut continuer de parler à des
gens qui, en rapport de cette vie, ont encore une action: un statut
particulier par lequel ils se représentent à nous.
Parler aux morts: parfois un automatisme auquel on se surprend.
Parfois un apaisement que l'on recherche. «Je lui parle souvent», m'ont
dit des gens. «En voiture, quand je roule seule, je lui fais la conversa-
tion. » Il y a là sous des formes de monologues intenses, une manière de

Voir Louis-Vincent Thomas, Le Cadavre, Bruxelles, Complexe, 1980, p. 139.


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Présences des défunts 1149

négociation infime, plus qu'intime, et essentielle. Cette représentation


statutaire du mort peut, par sa densité, parasiter l'histoire qui se
poursuit avec le défunt. C'est contre cette représentation insistante que
l'on reconstruit, au hasard de la vie quotidienne, des images du défunt.
La représentation du mort peut paralyser une histoire. Tandis que les
images, qui se recomposent sans cesse, actualisent un devenir fonda-
mental. Inversement, c'est à une représentation aussi qu'on essaye de se
tenir, parce que la valse des images va trop vite, et qu'il est pénible
d'avoir un mort qui multiplie les apparences. On ne parle pas toujours
bien sûr. «Parce que ça peur faire un peu bête», «Si quelqu'un nous
entendait...» On peur vouloir s'en défendre: «Je n'allais pas commen-
cer à devenir cinglée.» Mais le mort est pressenti. On devine son
sourire, la remarque qu'il aurait faite, son étonnement. On lit un texte
«avec ses yeux» en se demandant ce qu'il aurait compris et comment il
aurait réagi. Ou encore, on ne devine aucune présence. C'est dans un
geste qu'on accomplit, que le mort se rappelle. Ces mains sur le volant,
cette attitude pour écourer les invités, cette façon de déplier la serviette
au restaurant... Autant d'histoires gestuelles qui se racontent encore
dans les poses et les mouvements de la vie continuée. Un rire, une
toux, un tic : sans cesse le mort peut se manifester à celui qui préten-
drait ne plus vouloir rien en connaître.
Sans doure ne pratique-t-on plus l'interrogatoire du cadavre1 où
l'on demande au mort pourquoi il est décédé et comment il compte
prendre congé. Mais demeurent les ressorts principaux de cette mise en
scène par quoi l'on exige des explications, où des accusations sont
lancées et qui permet aussi de faire face à l'impossibilité de
comprendre. Il ne s'agit pas seulement de bien quitter les défunts ou de
réussir le mieux possible la dernière «interaction» avec eux. Il s'agit
aussi, dans ces paroles qu'on leur adresse, dans ces reproches aussi
qu'on les entend nous faire, de leur fabriquer une place par quoi leurs
pouvoirs seront limités. On s'inquiète souvent, tout en prétendant dans
le même temps que «c'est idiot », de morts qui pourraient à présent
«tour voir». Qui pourraient lire chaque pensée. Qui devineraient tour
ce qu'on parvenait à leur dissimuler quand ils étaient vivants. Ils ne
seraient pas seulement capables de lire nos lettres. Mais de lire celles
qu'on a songé à écrire et qu'on n'a pas même rédigées. Ainsi peut-on,

Marc Augé, Pouvoirs de vie, pouvoirs de morts, Paris, Flammarion, 1977, p. 19 : «Si la morr,
comme la naissance ou la maladie, fait l'objet, dans les sociétés lignagères, d'enquêtes et d'interro-
gations aussi minutieuses, c'est que l'organisation de la vie en dépend.»
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150 La place des morts


I

d'un geste, commander au mort de ne pas trop se faire insistant, et


d'être pour un moment au moins un peu discret. Retourner la photo
où l'autre, imperturbablement, vous scrute, en est un moyen.
Parce que ces attitUdes nous éloignent d'un rationalisme expéri-
mental, faudrait-il se laisser convaincre qu'il y a là les survivances de
«pensées magiques»? Non bien sûr. Ou si on le prétendait qu'aurait-
on expliqué? Cette machine qui tombe en panne - justement celle
qu'il avait déjà plusieurs fois réparée et à laquelle il tenait, ou encore
qu'il voulait remplacer depuis longtemps -, ne vient-elle pas encore
installer la mort dans la maison ou poursuivre l'œuvre du mort? : « Ça
finira quand? », peUt-on s'exclamer devant l'engin défaillant. N'est-ce
pas le mort qui s'ingénie à mettre de son désordre dans nos murs? Ou
c'est le «foutoir» qu'il a laissé en partant qui agace. Le mort n'est pas
seulement ce grand esprit ou ce sage qu'il faUt honorer. C'est aussi un
traître dangereux, capable de contaminer l'espace des vivants et de ne
plus nous laisser en paix. Aussi bien ne faUt-il pas chercher impuné-
ment son contact. La parole des morts n'est pas toujours bénéfique.
Chez les Dogon, cette parole se compare au vent: un «vent tour-
billonnant» qui peut rendre malade, qui assèche, et qui « peut aller
jusqu'à provoquer la mort»l. Mais c'est précisément son danger qui la
sitUe en rapport avec le monde des vivants. Geneviève Calame-Griaule
écrit: « Le mort et sa parole "ont soif"; pour se désaltérer, ils risquent
de "boire" l'eau et le sang, c'est-à-dire la vie, des humains.» Cette
parole qui demeure incommunicable, suscite un culte. « Le culte de "la
parole des morts" a donc pour fonction de les "faire revivre" en.
rétablissant, ou tentant de rétablir avec eux le dialogue interrompu.»
Mais il ne s'agit pas d'une simple communication, ou d'un strict
contact. Tout en rapprochant le monde des morts, on travaille à la
distance qu'il s'agit de prendre d'eux. Geneviève Calame-Griaule le
précise: « Pour éviter que le poids des morts ne tire la société en
arrière, les vivants abreuvent leur "parole", et l'orientent vers la résur-
rection.» On retrouve ici la dynamique des contradictions à laquelle
les sociétés dites traditionnelles donnent acte. Un monde ne va pas
sans l'aUtre. D'où les conciliations qu'il faut réaliser entre des univers
possiblement conflictuels, et les distances «tensionnelles» qu'il faut
mettre en scène pour que ni l'oubli ni le souvenir (ni la disparition ni
l'invasion) ne dominent. Aurions-nous oublié ces prudences néces-

Geneviève Calame-Griaule, Ethnologie et langage (1965), Paris, InstitUt d'Ethnologie, 1987, p. 87,
88.
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Présences des défùnts 1151

saires? N'avons-nous pas plutôt conservé, même si les micro-rituels


qu'on accomplit peuvent sembler «injustifiés », le sens de cette organi-
sation complexe?
Faut-il ajouter que la nuit n'est pas le seul moment où les morts
peuvent se manifester, rappeler leur départ et protester contre leur
isolement? Parce que la culture humaine est interprétante, parce qu'on
se demande non pas seulement ce qui est dit mais ce que cela veut
dire1, c'est sans cesse, dans la lumière du jour, dans la multiplicité des
éclairages, que les morts posent question ou que nous leur posons
question. Quant au plein jour, il est nombre de cultures pour s'en
méfier beaucoup et soupçonner que les morts s'y promènent. Midi est
cette «heure favorable aux morts», comme l'écrit Roger Caillois. C'est
à cette heure que celui dont «le corps n'a pas reçu les honneurs
funèbres» peur se manifester, et que son destin post-mortem peut
éventuellement se régler2. Parler aux morts, pour leur demander de se
rapprocher ou de s'éloigner (ou les deux à la fois), ce n'est pas délirer
dans son coin. Mais construire cette place des morts dont il faur
revenir régulièrement manœuvrer la distance.

Objets partis, objets qui restent


Une dame demande: «Peut-on mettre quelque chose dedans?» L'em-
ployé des pompes funèbres a l'habitude et répond avec politesse que
cela est possible. Bien des objets s'en vont avec le mort. Placés le long
du corps, à ses pieds, ou dans ses mains, un objet qu'il affectionnait
doit partir avec lui. Il faut enterrer le mort mais aussi faire partir un
objet de son existence. Parce qu'il ne pourrait pas s'en séparer, dit-on.
Parce qu'aussi cet objet qui resterait ici, témoignerait trop de son
départ tour en retenant dans la maison celui qui n'est plus là, et qui ne
doit plus être là. «Je ne pourrais pas voir», «Je ne supporterais pas»,
«Je ne veux plus que ça reste», dit-on pour expliquer qu'on s'est séparé
d'un objet du mort... Pour des enfants, c'est souvent l'ours ou la
poupée qui doivent partir. Parfois des jouets. Un assistant funéraire
m'a raconté le soin d'une famille à placer le train électrique dans le
cercueil: «la locomotive et les wagons». «Pas les rails, j'ai dit que ça
n'irait pas! Ça me semblait un vrai désordre là-dedans. Maintenant je

1 Voir Lucien Sfez, Critique de la communication, Paris, Le Seuil, 1992, p. 449.


2 Roger Caillois, Les Démons de midi, Montpellier, Fata Morgana, 1991, p. 32, 35.
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1521 La place des morts

me demande pourquoi j'ai refusé. Je crois que j'ai eu raison, mais ces
gens avaient leur idée. Le père a mis les rails de côté. J'ai pensé qu'il
allait un jour les mettre à la poubelle. Alors je lui ai proposé de les lui
prendre. Il a accepté », m'expliqua-t-il.
Il y a les objets que l'on confie au mort. Qui lui sont destinés. Il y a
ceux aussi que l'on peut parfois donner aux professionnels du funéraire.
Pour qu'ils les emportent et parce qu'il faUt se séparer, dignement aussi,
des objets. On ne veut pas savoir ce qu'il adviendra des choses ainsi
«confiées». :Lessentiel est qu'elles partent avec ceux qui font partir les
gens. Dont c'est le métier. Parfois l'objet symbolise l'identité du mort,
marque l'existence qu'il a vécue et se trouve éventuellement supposer
«accompagner» le défunt. Mort, il ne saurait être privé de ce qu'il affec-
tionnait ou de ce qu'il avait «toujours ». Ainsi, une femme invitée à
«voir» son mari après la «toilette», s'exclame-t-elle: «Ses lunettes! Il faUt
lui mettre ses lunettes.» Et elle explique, mais sans souci de donner des
arguments: «Illes gardait toujours.» Le ton est impératif et exclut
d'emblée toute contradiction. Je l'ai déjà dit: le corps qui est vu n'est
jamais seulement un corps. Il prend aussi, dans les heures qui suivent le
décès, l'étrange épaisseur de «ce corps» comme excédent, qu'il faut parer
et qu'il faUt transformer en corps ritualisé. :Lidentité du vivant se
préserve dans la manipulation précautionneuse du cadavre. On conserve
au corps décédé la présence d'une personne. Mais il y a bel et bien
toujours un «départ» complexe entre la personne et son corps. C'est
dans le repli d'une personne conservée qu'on peut s'exposer au risque
nécessaire de produire un corps, c'est-à-dire de produire un écart
dynamique où l'on joue d'ambiguïtés. À la fois la personne n'est absolu-
ment plus elle-même et l'actualisation de «ce corps» que manipule la
ritUalité permet de situer le décès. Un décès devant lequel l'imaginaire
funéraire conserve au corps ritualisé l'identité de la personne défunte.
Cette ritualité contradictoire, si savante d'oppositions, ménage un entre-
deux dynamique. Dans l'entre-deux se place le «corps de la personne»,
ni la personne ni ce corps, mais ce qui témoigne d'une identité altérée:
le reste d'une vie en toute proximité de l'inhumanité du cadavre.
Si l'on dit «le corps» et non pas le «cadavre », ce n'est pas par
pudeur, convenance, refus d'affronter «la mort». Mais parce qu'il s'agit
de refuser l'inhumain. Sans soute s'agit-il de dénier la terrible équation
mourir = pourrirl, mais c'est aussi que le cadavre n'est pas toUt le

Voir Louis-Vincent Thomas, Le Cadavre, op. cit., p. 9.


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Présences des défunts


1153

destin du mort. Louis-Vincent Thomas le disait bien: «Aucune culture


ne peUt intégrer le non-sens de la mort. »1 Ainsi le corps du mort se
dissocie-t-il de la personne morte. C'est un travail de désubjectivation
qui s'opère. L'attention portée au corps de la personne défunte ne
consiste pas à retenir le non-vivant dans son corps, mais à faire le départ
entre ce corps excédentaire dont la chosification s'accentue et le défunt qui
doit partir. Qu'importe ici que l'on «croit» ou pas. L'obligation fonda-
mentale réside dans une différenciation entre le mort et le défunt.
Différenciation que l'on manœuvre par la ritualisation du corps du
décédé.
On ne peut pas dire devant le parent ou l'ami décédé: «Voyez ce
qu'il en reste.» On ne peut se dire devant la dépouille du mort:
«Finalement ce n'était que cela.» Parce que le corps n'est pas un
équipement. Il n'est pas la panoplie d'un personnage qui s'en serait
évadé, et qui resterait inerte à la manière d'un accoutrement. Le corps
immobile du décédé n'est la combinaison d'une mascarade qui aurait
donc cessé au moment de son abandon. Mourir, ce n'est pas quitter
son corps comme l'on quitte un vêtement. Ce n'est donc pas le
costume qui reste, comme un objet dont on ne saurait quoi faire. Le
corps est une chose, une chose sacrée2, à la fois qui provoque la
répugnance et qui oriente vers le sublime. C'est à l'immortalité qu'ac-
cède le mort. C'est en tout cas vers les morts qu'il «se dirige». C'est en
direction des morts, non pas de «la mort», que le décédé se trouve
tourné. C'est vers les ancêtres, les autres morts, le monde des morts
qu'il s'agit de le conduire, cela dans les sociétés dites traditionnelles
comme dans nos sociétés. L'affaire n'est pas ici toute biologique. Elle
est généalogique3. Le mort n'est pas quelqu'un dont le service est
terminé. Mais le vivant accédant à un autre statut. Tourné vers l'alté-
rité absolue du monde des morts, et devant y prendre place si ceux-ci le
veulent bien. Nous ne raisonnons plus exactement dans ces termes.
Bien sûr. La ritualité Funéraire ne vient pas explicitement demander
aux ancêtres de prendre un défunt. Mais si la mort n'est pas exacte-
ment un terme, si culturellement il s'agit toujours de construire une
destinée post-mortem, c'est bien que le monde des morts doit accueillir
celui qui ne saurait partir <<nullepart», c'est en ce sens que je disais
plus haUt qu'il faut des parents pour mourir, c'est-à-dire encore une

Ibid.. p. 144.

2 Voir Jean-Pierre Baud, L'Affaire de la main volée, Paris, Gallimard, p. 31.

3 Voir Pierre Legendre, LInestimable Objet de la transmission, Paris, Fayard, 1985, p. 49, et p. 201.
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1541 La place des morts

fois un dehors, collectivement construit, pour que la logique culturelle


de la filiation s'institue, se reproduise. La ritualité funéraire consiste ici
pour l'essentiel en une répétition de l'enjeu du culturel: refuser la
confusion et la disjonction des morts et des vivants. Protéger ce faisant
la survie du groupe, du collectif, de l'humanité. Quand le mort dispa-
raît ou lorsqu'on le retient excessivement - comme dans le cas margi-
nal mais symptomatique de la cryogénisation : le mort est placé dans
une capsule remplie d'azote liquide dans l'attente non pas de la résur-
rection mais de sa réanimation, c'est-à-dire placé dans la perspective
du retour au même dans le déni de son altération et non dans la
perspective du tout autre - c'est bien au lien social même que l'on
porte atteinte. Que le mort ne soit plus qu'un «patient» comme les
responsables des sociétés de cryogénisation le disent - et sans doute lui
faudra-t-il beaucoup de «patience» pour attendre non pas la fin des
siècles des siècles mais que la Science puisse le guérir de son décès -
bloque sans doute ce qu'on appelle le travail du deuil. Ce deuil n'est
pas exclusivement une affaire intime, individuelle ou intra-psychique.
Si c'est bien la société qui règle le deuil - on peUt se poser la question
de savoir pourquoi? Pourquoi ne laisse-t -elle pas tout un chacun à la
gestion de sa tristesse et au processus «d'acceptation» de la «réalité»,
pourquoi se donne-t-elle la peine d'intervenir ici? - c'est bien que la
question de la mort concerne en propre le collectif et la culture qui le
soutient. Celle-ci n'est pas sentimentale - croire qu'il vivra une autre
vie, que la mort n'est pas tout à fait la fin de tout - mais principale: il
s'agit devant le mort de venir savoir la séparation qui nous constitue
d'avec nous-mêmes et que la mort réalise. La «réalité du décès» n'est
pas strictement ou platement la conscience de la fin, l'acceptation de
la terminaison. Mais pour le vivant ce qui ouvre à la connaissance de
«soi comme un autre» pour reprendre ici le titre d'un ouvrage de Paul
Ricœur (1990). Lenjeu décisif et de taille est celui d'une altérité reçue
en ce monde, non pas de l'imagination réconfortante d'un ailleurs où
ça continuerait «pareil». Lailleurs ici même oblige à comprendre que
le monde n'est pas borné à sa propre coïncidence de même que l'indi-
vidu n'est pas strictement rivé à lui-même.
Que vaut l'objet que l'on donne au mort dans une telle perspec-
tive? Notons qu'il ne s'agit pas seulement de lui donner quelque
chose, mais de venir signifier que le mort prend aussi cet objet.
Pour le dire vite, l'objet donné et pris contribue à configurer le
corps du défunt, de même que toute relation objectale avec le mort
consiste non pas à s'illusionner sur une possible continuation de la
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Présences des défunts 1155

relation, mais à l'inverse à situer le rapport au mort dans l'impossibi-


lité même de la relation avec lui. Donner son train électrique à
l'enfant mort, ou lui demander de «l'emporter», ne suppose pas qu'il
va continuer d'y jouer. C'est installer la rupture dans la construction
même d'une destinée qui ne saurait se déterminer. Labsurdité de ces
gestes - pourquoi vouloir qu'un mort continue de porter des lunettes,
qu'un enfant dépose dans le cercueil un dessin que le défunt ne verra
jamais - est à la mesure même de la distanciation qui s'opère du mort
avec les vivants et des vivants entre eux dans l'épreuve de ce qu'ils ne
peuvent partager.
Les objets disent encore l'histoire du défunt en tant que tel. C'est
lui sans qu'il s'agissede lui - on le sait - qui se préserve, c'est-à-dire
moins une identité qu'une altérité. C'est lui tel qu'il n'est plus lui-
même que l'on veut vivre devant cette loupe du grand-père, ce bonsaï
artificiel du grand frère, ce tableau qu'un père avait peint depuis la
fenêtre d'un immeuble que l'on n'habite plus. On ne collectionne pas
ainsi des souvenirs. A l'inverse on fait place à l'histoire. Non pas à la
mémoire. Mais au dynamisme que les défunts déterminent dans nos
existences. C'est cette place que l'on «réserve», comme on emploie ce
terme en cuisine. Place réservée, altérité située, ailleurs positionné
dans l'ici même qui transforme du même coup le sentiment du
présent et le repérage du lieu. Le monde peut devenir habitable,
encore une fois, parce qu'il n'est pas seulement le monde de nos
propres présences...
Autre niveau des objets donc, celui d'une familiarité, tels qu'on les
trouve dans l'intérieur domestique. Est-ce le mort qu'on domestique,
qu'on «apprivoise»? Évidemment pas. La société n'est pas naïve ou
idiote. Limitée au réel de la mort ou illusionnée par des imaginaires
«compensatoires». On ne compense précisément rien. On accuse plutôt
cette définitive séparation d'avec ceux qui nous ont laissé des objets ou
qu'on a bien voulu recevoird'eux: «au-delà» de toute relation, de toute
communication. Lau-delà des croyances autoritaires peur rentrer en
crise. Quelle importance? Ce qui est proprement déterminant c'est
bien davantage l'en deça d'une habitation. I..:enjeuprofond est le silence
où se réserve la manipulation qu'on fait des choses de ce monde, en
proximité de ceux qui ne sont plus proches et qui pourtant conduisent
notre proximité avec ce monde. C'est au travers de «leurs» objets que
nous parvenons à nous orienter ici. Un ami m'a expliqué que son
bureau était anciennement l'appartement de sa mère. Il m'a montré les
étagères, la table, l'espace, le «lieu». Il faut s'y habituer, m'a-t-il dit.
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La place des molTs


1561

Bien sûr. Non pas parce qu'il faut s'habituer à se mouvoir dans l'es-
pace restreint d'un caveau. Mais parce que le monde de nos existences
suppose toujours la reprise d'une transmission involontaire. Il ne s'agit
pas de s'habituer à la disparition de la personne des mètres carrés où
elle a vécu. Si ce n'était que cela! Mais de faire de ces intérieurs où
nous essayons d'être les lieux mêmes d'une présence différente, impré-
gnée dans les tissus, marqué dans les sols, dessinéesur nos visages... On
aura beau faire: ce ne sont pas les morts qui nous ressemblent mais
moi ou toi qui devons leur ressembler. Surtout ce sont eux qui
commencent par déformer les traits où l'on voudrait tenir notre propre
exactitude.
On aura beaucoup dit de sottises: qu'on oublie les morts, que les
rituels funéraires n'existent plus, que le deuil disparaît. On aura cru
que dire ces choses-là convenait à un esprit critique. On aura
confondu ces absurdités avec la problématique complexe du déni de la
mort. On aura fait répéter que nous avons oublié la mort et les morts,
tandis que la culture fondamentale que l'on constitue résiste perpétuelle-
ment à la logique marchande, à l'entreprise libérale du déni réel, du
déni de la mort dans le réel. Dans nos «milieux», tout à l'inverse, les
morts (plus que «la mort») sont là et insistent. Au travers d'objets
inUtiles le plus souvent, nous insistons avec eux. Gérard Macé l'a bien
dit: «Comme une idée reçue, nous répétons à la première occasion
que les morts n'ont plus de présence parmi nous, depuis que nous
avons relégué les cimetières à la sortie des villages, et qu'en ville nous
ne les fréquentons plus que le jour des enterrements. Mais il suffit
d'entrer dans une pièce où sont accrochés des souvenirs de famille,
d'ouvrir le journal ou de passer devant une salle de cinéma où l'on
redonne un vieux film, pour voir des morts qui tâchent un instant
d'attirer notre attention, des actrices qui sont entrées dans le grand
sommeil sans avoir à se démaquiller. »1 Les objets, les photographies
(dont je reparlerai) composent un univers des morts, logé dans
l'espace de la maison. Ils sont exposés, ou discrètement placés à l'inté-
rieur d'un ensemble de signes qui témoignent d'une histoire conti-
nuée, plus que de souvenirs strictement conservés. Après le décès il a
fallu «s'y mettre », «trier» ce qu'on devait garder. «Jeter le reste ».
Certains objets ont été donnés. Des bibelots, des livres, des vêtements.
Ce qui est retenu dans l'espace familial ne bénéficie pas nécessaire-

Gérard Macé, La Mémoire aime chasser dans le noir, Paris, Gallimard, 1993, p. 25.
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Présences des défunts 1157

ment de la vitrine, et ne vaut pas comme autel commémoratif Lobjet


qui demeure dans l'espace des pratiques peut être contourné ou
occuper une place limite, presque en lisière de l'ordinaire ou de l'habi-
table. Lobjet encore là - la pipe - tient de ces éléments confondus
dans le décor et à la fois isolés par leur inUtilité nouvelle. Tout du
mort en somme ne part avec le cercueil. Le rituel funéraire ne nous
débarrasse pas (à la façon des encombrants) des choses que le défunt
investissait dans des objets. De même qu'on ne se débarrassera pas de
villes, d'événements, de visages multiples qui continueront de raconter
l'histoire du mort. Mais ces objets sont davantage les éléments d'une
rêverie que les instruments d'une mémoire qui voudrait retenir le
défunt comme l'on retient une leçon. On «accommode », on recom-
pose l'univers familial selon des ruses multiples qui permettent de
continuer de voir et à la fois de confondre dans l'espace vivant ce qui
affirme la mort du parent en allé. Car les objets gardés, et parfois
regardés, sont aussi chargés de ce dont il faUt se séparer poUt qu'ils
aident à notre survie. L'insistance du mort est encore là dans ces
éléments de l'univers familier et il faut que cette «présence» poursuivie
ne soit pas envahissante. D'où la capacité des esquives, les rangements
qui permettent d'invisibiliser ce que l'on garde du mort, «1'enterre-
ment visuel» dans l'espace optique de ce qu'on ne pourrait pas conti-
nuer de «voir» et que pourtant l'on n'a pas jeté ou donné.
Des objets peuvent ainsi être manipulés avec grand soin. Il ne
s'agirait pas qu'on vienne à les casser, sans doute. Mais ce vase, cette
coupelle, dont on oublie savamment la fêlure ou les rayures, ce que
l'on jetterait « sans autre forme de procès» si cela ne provenait pas d'un
mort, ces livres écornés, à la reliure fragile, et qu'il ne faUt plus ouvrir
parce qu'on les abîmerait - tout cela est aussi chargé d'une possible
inimitié. Lobjet n'est pas définitivement identique à lui-même. Et l'on
peUt un jour «finir par en avoir assez». Sa permanence têtue, ce regard
qu'il jette en surplomb depuis l'étagère ou la commode, cette marque
silencieuse qu'il impose dans l'espace sonore peut finir par ne plus
composer avec le monde habitable. Du moins peUt-on décider,
comme de tourner une page, que l'on ne veUt plus se laisser associer à
sa permanence muette, à son silence «de mort».
La méfiance qu'inspire l'objet du mort peUt se lire dans la
manipulation précautionneuse qu'on en fait. C'est un ustensile certes,
mais c'est aussi, comme l'on dit, un souvenir que l'on protège par des
gestes adoucis et respectueux. C'est donc aussi à une relation qu'on se
garde de porter atteinte, c'est-à-dire à l'élaboration d'un rapport qui
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1581 La place des morts

ne saurait être accessible sous forme d'une communication directe et


toure transparente.
«Se lier aux objets, ou mieux encore, les utiliser ou les porter, c'est
davantage que marquer une proximité affective, c'est en réalité faire
revivre un peu du mort en soi. Lobjet confère une forme sensible au
souvenir», écrit Jean-Hugues Deschauxl. Mais ces usages n'ont jamais
de signification définitivement claire, ou unique. Dans ces usages ce
sont toujours des ambivalences, des «aller-retour» qu'il faut
comprendre, une négociation qui s'établit, des remaniements qui
évoluent. Aussi quand Déchaux écrit que «Lobjet est une façon de nier
la mort, de faire comme si le mort était encore là, comme déposé dans
l' objet»2, il confond, me semble-t-il, le rapport à la mort et le rapport
aux morts. En faisant de la permanence (mais toujours complexe) du
second ce qui permettrait de décider du sens du premier. On ne «nie»
pas la mort, en voyant le mort se poursuivre dans l'objet que l'on
conserve, et éventuellement qu'on urilise. On construit de manière
toujours mobile un rapport à la mort qui ne saurait être simple, qui ne
saurait suivre le trajet d'une évolution «psychologique» au travers d'un
monde des morts qui se présentifie jusque dans la vie ordinaire et qui
vient donner à cette vie toute la profondeur de l'infra-ordinaire. Bien
sûr les gens «nient» la mort, mais comme je l'ai déjà dit après Louis-
Vincent Thomas, parce qu'il s'agit de la refuser pour vivre, ou parce que
vivre suppose qu'on ne «l'accepte» pas. Rien n'est monovalent, simple-
ment transmis, directement légué, immédiatement «compris». Et c'est
dans ce refus que se négocie l'écart essentiel qui maintient la possibilité
de se situer dans la perspective humaine du rapport à la mort.
D'une part, les objets ne sont jamais en eux-mêmes de simples
témoins bienveillants, les marques amicales d'une relation heureuse. En
proximité du défunt, ils sont toujours également dangereux. D'autre
part, la transmission n'est pas strictement objective. Elle convoque une
subjectivation fondamentale qui s'élabore «au contact» de ce qui ne peur
entrer dans aucune relation avec nous, dans ce qui relève de la limite de
la mort comme ce qui tour à la fois nous est inaccessible et détermine la
situation de la place des vivants. Dans l'espace ordinaire, dans le monde

I Jean-Hugues Deschaux, Le Souvenir des morts, Paris, PUF, 1997, p. 184.


2 Ibid, p. 183. A propos des arritudes négro-africaines, Thomas écrivait: «Plus souvent, les actes
qui symbolisent la ruptUre font appel à des représentations assez complexes qui affirment la mort
en même temps qu'elles la nient.", La Mortafticaine, Paris, Payot, 1982, p. 171. On comprend
ici que les «arritudes" ne sont jamais d'un seul tenant.
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Présences des défunts 1159

domestique, se rejoue le théâtre essentiel d'une mise en rapport avec le


dehors, avec ce qui ressortit aussi bien au registre fondateur de l'Interdit.
L'objet - casserole, bijou, stylo, vieux cahier, cartable, collection de
timbres, parapluie... -, ne vient pas seulement activer de la mémoire,
rassurer ou compenser. Mais distancier. Et à la fois situer dans l'ici-même
la division qui rappelle la mort comme impensable. C'est à cette condi-
tion dont nous savons depuis la vie ordinaire mettre en scène la représenta-
tion, que nous sommes protégés de la folie, que nous sommes protégés
de la confusion. On conçoit, bien entendu, que la «détention» des
objets du mort, comme stricte équivalence du défunt retenu dans ces
objets, relève par contre d'un total dérèglement. Ici il ne s'agit pas de
«mémoriser» seulement (tandis que la manipulation de l'objet du défunt
ne répond jamais au seul souci de mémorisation), mais de faire comme
si le mort n'était pas mort. Non pas comme si la mort n'existait pas mais
comme si le mort pouvait «vivre mort» dans la maison, et manipuler
«lui-même» les objets qu'on «lui» conserve. Fondamentalement ce qui
se refuse dans cette situation limite, ce n'est pas la mort mais l'apparte-
nance du défunt au monde des morts, c'est-à-dire l'existence de ce
monde comme radicalement étranger au monde des vivants. Ce qu'on
refuse, pour le dire autrement, c'est le rattachement du mort à la lignée
généalogique du monde humain. Ce que l'on veut produire dans un état
de confusion, c'est un mort sansparents à rejoindre, sans Figure inattei-
gnable dont il a, en tant que défunt, la responsabilité de signifier la
dimension dans la vie humaine.
Je préfere donc l'interprétation de Bernard Pichon, moins psy-
chologiste, moins rationnelle, moins liée à la mesure d'un parcours,
comme si les «spécialistes» devaient en savoir toute l'étendue et les
péripéties quand il écrit qu'il s'agirait bien moins «d'acceptation» de la
mort de celui qu'on aime, que «d'intégration» : «les endeuillées ont
transformé les rapports précédemment établis, les liens qui les ratta-
chaient à leurs époux, en se préservant d'un oubli qui induirait chez
elles le sentiment d'être à l'origine d'une nouvelle mort. »1 Le seul
doUte que j'émettrai en rapport de cette interprétation - car il s'agit
toujours d'interprétation plus ou moins intelligente, les chiffres eux-
mêmes, quoi qu'y puisse faire la prétendue «vraie» sociologie, ne nous
permettent pas d'autres possibilités - étant que «1'oubli» lui-même
peut être une intelligence du souvenir, la condition même de lnistoire

Bernard Pichon, Le Corps du défùnt, Diplôme d'Université en Soins Palliatifs, Université de


Bretagne Occidentale, 1998, p. 34.
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160 La place des morts


I

continuée avec le défunt, tandis que la conservation des restes, comme


équivalents de l'autre disparu, refuse cet oubli et bloque l'histoire
généalogique. Elle refuse l'écart, la soumission au vide qu'impose le
dehors du monde des morts, l'impératif même de la filiation qui ne
saurait être une affaire individuelle ou relever de la «condition
moderne» de l'individualisation.
Les objets du mort sont aussi chargés d'agressivité. C'est la violence
de la mort qu'ils conduisent ou reconduisent et qu'il faut encore refuser
ou orienter ailleurs que dans l'intimité de sa propre existence. Il faut s'en
défaire. Et s'en défaisant ou les défaisant, il faut les «donner à la violence
du mort». Car le don lui-même n'est jamais un strict calcul ni une
forme d'amabilité. «Donner c'est perdre. Bousiller. Sans idée de retour
ou de restitution. Sans image économique. », dit Jean Duvignaud 1. Une
telle «brutalité» suppose bien qu'on privilégie la vie au lieu d'une
relation doloriste ou «grave» à la finitude. Les sociétés dites tradition-
nelles ne font pas autrement. Lactualisation de la perte, la figuration de
la rupture, l'installation de la division, l'aménagement de l'écart essentiel
entre morts et vivants, entre le monde humain et l'absolu de l'immorta-
lité -, cela suppose de détruire des objets, et parfois tous les objets du
mort. Tous les objets ustensilaires au travers desquels il se situerait
encore ici tandis qu'il doit être là-bas. Ailleurs.
Louis-Vincent Thomas disait bien que l'objet détruit peut valoir
comme substitut du mort, que la destruction des biens du défunt
«met l'accent sur l'inutilité de ces objets, signifiant au mort qu'il n'a
plus rien à faire parmi les vivants»2. Oserions-nous encore, sauf à la
sauvette, nous débarrasser collectivement de ce qui ne doit plus être
ici? N'a-t-on pas plutôt appris des gestes de prudence, des attitudes de
respect, par quoi l'on s'applique à se souvenir des morts? Appa-
remment oui. Mais les scènes du deuil ne sont pas tout entièrement
calmes ou réservées aux monologues intimistes. Dans le rapport qui
s'élabore aux mondes des morts, les ambivalences demeurent toujours.
Si ce ne sont pas, sauf par des gestes «malencontreux», des objets que
nous brisons, c'est à ce qu'ils signifient que l'on s'attaque encore. Ils ne
sont pas gardés comme des conservatoires, parce que le monde habité
ne saurait être le très grand cimetière de l'humanité décédée. On les
conserve, mais parce qu'ils aident à oublier. De même, l'on veut bien
les voir encore, mais parce qu'ils donnent accès à l'invisible.

1 Jean Duvignaud, Le Don du rien, Paris, Srock, 1977, p. 213.


2 Louis-Vincent Thomas, La Mort africaine, Paris, Payot, 1982, p. 170.
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Les scènes du deuil

«Ainsi, nous ne nous maintenons au monde que parce


que nous consentons d'avance à mourir»
Edmond JABÈS

L'idée d'être mort


Les deuils ne sont pas de ces épisodes qui ponctuent tristement nos
existences continuées. Ils sont des ruptures qui modifient tout le
regard porté sur l'existence: elle n'est pas elle-même sa propre conti-
nuation jusqu'à terminaison d'elle-même, mais un rapport au monde
qui suppose la mobilité des remaniements. La place des morts résonne
dans la possibilité entraperçue d'être mort. Elle contribue au travail de
l'oubli. Elle maintient la situation essentielle de l'invisible.
I.:idée d'être mort n'est pas par nécessité morbide. Il faudrait dire
plutôt que c'est la morbidité qui s'impose par nécessité. Je ne veux pas
mourir, certes. Nous souhaitons que cela se passe un jour ou l'autre, et
surtout l'autre. Lidée de mourir angoisse, paralyse le sentiment d'exister,
annihile la grandeur et l'aimable banalité des heures et des semaines.
I.:existence se découvre comme une agitation de peu, pour peu. Ne pas
penser à la mort, ne penser qu'à la vie, voilà ce qui nous garantit un sage
bonheur, ou une confortable illusion. La mort ne se produisant qu'à la fin
de la vie, nous avons donc le temps jusque-là de n'y pas penser... Sans
doute. Mais nous y pensons régulièrement, nous y pensons en pensant
que nous n'avons rien à en penser. Nous y pensons «en creux». I.:idée
d'être mort est aussi ce qui conditionne le rapport même à l'existence.
Supporterait-on l'a-mortalité? Pourrait-on tolérerun monde sanssortie?
Quand on dit que les gens ne pensent pas à la mort ou ne veulent
pas y penser, que prétend-on dire? Qu'il faudrait qu'ils y pensent.
Mais cela voudrait dire quoi? Une publicité des Pompes Funèbres
Générales dit: «S'il a choisi d'organiser ses obsèques, ce n'est pas
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La place des morts


1621

parce qu'il y pense déjà, c'est surtout parce que ça fait déjà une chose
de moins à penser.» Sans doute. Mais on y pense toujours encore et
c'est ce «encore», comme pour le désir, qui détermine la vie socialisée.
En ce sens que ce «encore» place la mort pour plus tard, et que dans
cet espacement se tient la vie humaine. Ce n'est jamais à chacun de
prévoir son décès et d'en préserver autrui. Il faut une forme politique
douteuse pour que ma mort n'affecte jamais l'autre, pour que l'on
puisse mourir isolément, hors de toute société qui n'aurait pas à inter-
venir. C'est entre nous que «la mort se pense». Bien moins sous forme
de discours brillants, de démonstrations oratoires qu'ordinairement :
dans cette capacité que nous avons de n'en rien dire, et tout en n'en
disant rien d'en parler sans cesse à partir de nous-mêmes, avec les
objets qu'on manipule, dans les histoires que l'on raconte entre nous.
Emmanuel Lévinas écrit: «La conscience de la mort est la
conscience de l'ajournement perpétuel de la mort, dans l'ignorance
essentielle de sa date. »1 C'est bien cela: nous ne sommes pas des condam-
nés à mort. À la fois, l'idée d'être mort habite nos jours, conduit les
regards échangés, constitue l'échange même de ces regards humains
que l'on porte sur des hommes qui ne sauraient être des objets péris-
sables. On ne pense pas à la mort. Comment y penserait-on? À quoi
penserait-on? On ne se laisse pas pour autant priver de ce que
l'inconnu de la mort implique dans nos yeux. Si l'on ne pense pas à la
mort - on pense bien plus aux morts - c'est la mort qui se pense dans
la vie même. On retrouve ici ce que je disais plus haut. Loin d'être une
fin, une exacte terminaison, la mort qui n'existepas est aussi bien cette
dimension de la vie commune qui détermine la communauté de cette
vie. J'ai déjà rappelé l'enseignement de Georg Simmel qui parlait de la
mort comme «créatrice de forme»2. Max Scheler, insistait lui aussi sur
cette présence de la mort dans la vie, et il en montrait la dynamique.
On voudrait nous dresser à l'acceptation de notre fin, cela (paradoxale-
ment d'apparence) dans la droite ligne du déni de la mort. Mais nous
ne voulons pas finir, et c'est parce que la mort se refuse comme fin
qu'elle peut prendre place dans la durée vécue de notre vie. Ce talent,
cette capacité que nous avons de parler des morts comme s'ils étaient
encore là, de leur faire place dans notre vie quotidienne, cette capacité
de transformer l'inconnaissable en relations au sens aussi bien d'une
histoire indéfiniment continuée, cet entêtement à vivre donc, garantit

1 Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 178.


2 Georg Simmel, La Tragédie de la culture, Paris, Rivages, 1988, p. 167 er sq.
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Les scènes du deuil 1163

toute l'humanité d'un monde qui permet d'exister dans la perspective


d'une mort tout à la fois refusée et placée en chaque instant de nos
échanges. Car la mort, toujours pour après, n'est jamais exactement
pour après. D'où l'embarras que l'on ressent devant le deuil d'autrui.
Réveillant nos deuils sans doute mais réveillant surtout ce qu'ils signi-
fient: l'habitation de la mort comme intelligence de la vie, et non pas
comme conclusion austère. L'endeuillé vient nous rappeler à ce
tréfonds du silence qui porte notre parole, qui permet que l'on dise
encore quelque chose. C'est ce caractère précieux de l'existence rare, si
brève, si étrange à nos propres corps, qui provoque notre embarras.
Moins un embarras en fait qu'une réserve. Pourquoi faudrait-il savoir
quoi dire à celui qui devient veuf ou orphelin, quand toute l'intelli-
gence de la mort nous vient de partager notre incapacité à savoir ce
dont il s'agit? Tout en même temps, ce chagrin, cet effondrement nous
transpercent littéralement et nous font toucher du doigt non pas
exactement nos faiblesses, notre limitation, nos impuissances, mais la
.fragilité d'une vie qui ne se soutient que de l'autre qui va mourir... Cidée
d'être mort ne relève pas d'un savoir intime, personnel, d'une connais-
sance toute portative avec laquelle il ne faudrait pas embêter les
proches. Cette idée qui taraude l'être qui vit est précisément ce qui le
met en relation avec autrui. Non point alors une relation directe, une
communication transparente. Que saurais-je, moi, de la mort de ce
monsieur ou de cette dame? Et c'est la singularité universelle de ce
destin qui me présentifie cette personne comme le témoin même de
ma propre vie. Lui aussi ne sait rien sur cette part de moi-même qui
m'est absolument étrangère. Qu'en dirions-nous? Rien bien sûr. Mais
c'est ce rien qui qualifie la densité de nos propos «pour rien». À propos
de la certitude de la mort, Max Scheler écrivait: «Cette certitude n'est
pas fondée d'abord dans l'observation et le souvenir comparatif des
différentes phases de la vie, à quoi s'ajouterait cette anticipation artifi-
cielle d'une fin "vraisemblable"; elle est déjà présente en chaque "phase
de vie", si limitée qu'elle soit, et dans la structure que celle-ci offre à
l'expérience. »1

Max Scheler, Mort et survie, Paris, Aubier, 1952, p. 18. Scheler poursuit: "Assurément, l'homme
n'a pas besoin de s'être formé un "concept" particulier de la mort. De plus, ce "savoir" ne concer-
nent nullement les phénomènes psychiques et corporels, qui précèdent la mort, ni les diverses
façons dont elle peut se réaliser, ni enfin ses causes et ses effets. Mais si, de toutes ces connaissances
que, en fait, l'expérience seule peut communiquer, on isole nettement "l'idée et l'essence" de la
mort même, on trouvera que cette idée appartient aux éléments comtitutifi de notre conscience, et,
qui plus est, de toute conscience vitale.» (les mots en italiques sont soulignés dans le texte).
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1641 La place des morts

Être mort. .. Un rêve effrayant, réconfortant, absurde, incommen-


surable. Qui. Mais l'on peut aussi projeter «les choses» : vouloir être
mort pour ne pas être traversé par le mourir. Demande individuelle
«d'euthanasie », imagination de toUte-puissance. Délire de «tout-
puissant», emporté par la toute-puissance de ses propres richesses et de
ses pouvoirs. Ici il s'agirait moins d'être mort que d'être disparu. Non
point en ayant été traversé par le mourir, mais pour se situer immédia-
tement ailleurs et aussi bien intact. Préservé du contact qui étiole, de
l'humanité qui «use », de l'existence elle-même qui fait mourir. Cette
quête de la disparition pour ne pas vivre et «ensuite» ne pas mourir, est
aussi ce qui peUt faire mourir. Le cas d'Howard Hughes, tel que Paul
Virilio l'analyse, l'illustre bien. Dans la toute-puissance de la logique de
la disparition, le corps - cette visibilisation têtue - se met en retrait.
:Lexistence corporelle se met en retraite: on ne communique plus, on
s'abstient, on s'abstrait. À force de ne plus manger que des produits qui
ne porteraient pas d'altérité contaminante, et de s'entourer d'une
protection qui cerne l'existence réduite à ses prudences, on meurt
comme Howard Hughes: multimilliardaire, omnipotent et clochardisé.
À la manière d'un potentat réduit à son grabat. À la manière d'un corps
qui refuserait d'en être un, de n'être qu'un corps parmi d'autres. À force
de croire qu'un corps puisse avoir tant d'étrangeté pour soi-même qu'il
ne contiendrait pas la personne «omnipotente» qui voudrait paradoxa-
lement en exercer le contrôle. Qu encore à force de confondre la
personne et le corps, dans la hantise de n'être que ce corps, cette
«peau de chagrin» qui s'use et que le monde abîme.
Il s'agit aussi bien ici de mourir sans autre, de ne pas exister
comme individu qui meurt dans le regard d'aUtrui. Vouloir endosser
soi-même le travail du trépas, on voit ce que cela donne: on meurt
dans son coin, cerné de «gardes du corps» avec qui l'on parIe par
interphone et qui vous passent vos derniers repas par une trappe,
comme une bête piégée, enfermée dans sa corporéité malade à force
que l'esprit délirant l'ait désertée comme s'il pouvait lui au moins ne
pas s'y compromettre. C'est la vie même qui devient une déchéance,
une abomination, un malheur monstrueux, inhumain. Howard
Hughes croit pouvoir consulter le catalogue des femmes qu'il pourrait
commander, comme on décide au restaurant des parfums de glace que
l'on veut pour le dessert. D'un bout de doigt, il presse aussi sur une
télécommande, pour faire réapparaître dans sa cage fermée au monde
dangereux, les images qui lui plaisent et qui lui serviraient de fenêtres
maîtrisées. Il projette toujours les mêmes films. De même qu'il mange
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Les scènes du deuil 1165

toujours le même plat. Il meurt dans les pires conditions, si tant est
que le mourir ait des conditions. La mort «qui égalise» (Jean Ziegler)
devient ici ce qui exclut. Linhumain se situe déjà dans les conditions
du mourir. Le refus de l'espace partagé - il fallait tout posséder
(v9itures, journaux, avions, femmes), tout rendre à l'identique (il
fallait que la chambre d'hôtel soit partout la même), et le temps nié1 -
ne protège pas d'une temporalité qui reprend celui qui meurt à
l'endroit de sa propre déréliction. Finalement, le puissant capitaliste
meurt dans des conditions proprement ordurières comme nulle insti-
tution moderne n'oserait en gérer le programme. Paul Virilio a bien
sûr raison de nous soumettre ce cas comme symptôme de la moder-
nité. N'est-ce pas à cette décision de tout régler du mourir et de l'idée
d'être mort qu'il faudrait être dressé? N'est-ce pas cette torsion de
l'idée d'être mort comme pure réalisation individuelle, comme projet
de gestion finale, comme terminaison finalisée que l'on voudrait
imposer? N'est-ce pas le destin de l'homme qui aurait pleinement
réussi sa «carrière»? N'est-ce pas à cette fin que conduit la logique de
la performance «jusqu'au bout»? Pouvoir «s'écraser» de la vie comme
l'on «écrase» un document dans un ordinateur. Non point mourir. Et
si peu disparaître. Mais se nullifier jusqu'au bout de sa maîtrise imagi-
née. Mourir comme un malheureux. Pire que les malheureux. Dans
un palace et à la façon d'un rat de laboratoire. Mettre l'inhumain de la
mort dans sa propre vie, c'est peut-être cela qui est proprement
épouvantable. Comment pourrait-on envier ces existences «réussies »,
ces «fortunes », ces «pouvoirs»? Agoniser dans le luxe? « Parce que je le
vaux bien », comme le disent des images de publicité?
On le comprend: la scène de mort est déjà ce qui situe en
relation avec la communauté des morts. Ce n'est pas seulement un
individu qui va partir. C'est à travers ce qui lui arrive, ce monde des
morts qui se rappelle à nous dans sa contiguïté impensable en même
temps qu'incontournable. Paul-Louis Landsberg disait bien: «Garder
la communauté avec le mort, c'est préserver de la destruction notre
propre existence dont cette communauté fait partie intégrante. »2

Paul Virilio, Esthétique de la disparition, Paris, Balland, 1980, p. 28 : «Hughes se refusait absolu-
ment à porter une montre, tout en se déclarant Maître du Temps [...]. [...] posséder la puissance,
gagner au jeu du monde, c'est créet la dichotomie entre les repères de son temps personnel et ceux
du temps astronomique afin de se rendre maitre de ce qui arrive, de tenter de rejoindre immédia-
tement ce qui vient. Milliardaire dénué de tout, Hughes s'applique seulement à truquer la vitesse
de sa destinée, à faire de son mode de vie un mode de vitesse.»
2 Paul-Louis Landsberg, Essais sur l'expérience de la mort, Paris, Le Seuil, 1951, p. 44.
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166( La place des morts

On ne s'associe pas aux morts parce qu'on imaginerait être comme


eux. C'est plutôt à eux que l'on demande d'être comme nous, pour
découvrir en nous cette vulnérabilité, cette extrême fragilité par quoi
l'on pressent, au-delà du mourir incroyable, le vide de la mort. Ce
creux dans l'être qui ne peut se satisfaire de le savoir, qui ne peut se
contenter de savoir que le vide l'emplira un jour tour entier.
Quand Charles Baudelaire s'adresse à quelqu'un pour lui parler
de La Servante au grand cœur1, à qui il faudra bien «porter quelques
fleurs », il commence de la décrire comme un être «qui dort son
sommeil sous une humble pelouse». Mais bien vite, c'est le dessous de
la terre qui s'explore, le cadavre2 qui peur venir dans la chambre du
narrateur (<< Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse? », se
demande-t-il), et le monde des morts, la souffrance d'une durée sans
autre repère que l'abandon sinistre où les morts sont logés, qui s'énon-
cent et qui bouleversent la logique d'un trop simple respect.
Baudelaire rompt avec la politique pacificatrice3 de morts bien
enterrés, dignement inhumés et qui devraient obéir au culte du souve-
nir qu'on leur fait, au respect qu'on prétend leur témoigner. Le cordon
sanitaire que le cimetière moderne veut constituer entre vivants et
morts devient le lieu même d'un retour non négocié. Ou cet endroit
dont le poète souligne l'immonde fragilité. La Raison planificatrice
voulait produire une distance hygiénique, mais l'imaginaire qui nous
hante de morts qui continuent de mourir, la fascination qui s'éprouve
pour une mort-état qui serait rien moins que certaine et la présence de
défunts dans l'existence, l'emportent sur les stratégies de «séparation ».
On peut comprendre que Baudelaire use du scandale de la pour-
riture pour contester un monde qui se veut propre, qu'il ose présenti-
fier la putréfaction dans une société qui désodorise les rues et les
hommes. On peur encore comprendre que les cadres conventionnels
d'un deuil apprêté, géré selon les normes d'une société de production,
doivent être attaqués. Et que la folie d'un imaginaire des morts osant
les confondre dans l'espace des vivants, vaut mieux que la maladie
mentale normalisée, qui oblige à une séparation déclarée, mais impos-
sible et surtout inhumaine. On peut aussi dire que cette limitation

1 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1975, p. 100.


2 "Le cadavre représente l'impureté par excellence; siège de la mort, il signifie l'intrusion de
"l'autre" dans son sens le plus extrême puisqu'il est la négation de la vie. », écrivait Louis-Vincent
Thomas, La Mort africaine, Paris, Payot, 1982, p. 232.
3 Voir Pascal Hinrermeyer, Politiques de la mort, Paris, Payot, 1981, p. 118.
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Les scènes du deuil 1167

entre les mondes des vivants et des morts que la Raison veUt imposer
constitue aussi bien l'échec d'une construction symbolique de la limite de
la mort. Le deuil normalisé, conventionnel, «comme il faut», auquel
on veut soumettre le survivant dont la tâche respectUeuse devient d'al-
l~r fleurir les tombes, expose à la mélancolie, à l'envahissement de
l'existence par des défunts «conservés », momifiés dans leur cercueil de
pierre, immortalisés sous des stèles, coincés sous des croix et des panon-
ceaux, mais qui, faUte d'une destination qu'on ne sait plus leur donner,
insistent à demeurer sous les figures les plus sinistres. Le mort qui n'a
pas l'âme en allée, reprend un corps souffrant, inquiet et peureux. La
décomposition de ce corps qu'on a voulu enfouir et localiser, perdre
et situer, devient le mode même d'une existence qui fait retour. À l'en-
contre de ses intentions classificatrices - ici les vivants, là les morts -,
la société «raisonnable» produit la déraison des revenants et la souf-
france qui proteste d'un deuil qu'on ne veUt plus faire, qu'on ne peUt
plus faire sous ces conditions de mémorisation des restes et de muséa-
lisation des gens.
La société «rationnelle» est bien celle qui croit pouvoir opérer
dans le «réel» - installer les cimetières loin et leur donner l'allure de
villes vues de loin1 - ce qui relève toujours d'une construction symbo-
lique, c'est-à-dire d'une fabrication humaine. La généalogie n'est jamais
seulement une affaire de stockage des corps usés à qui l'on donnerait
des signes de reconnaissance pour qu'ils soient rangés dans des
«documents d'architecture civile». Il faut donc au délire de l'homme
en désarroi qui imagine des morts trouvant «les vivants bien ingrats à
dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps» et qui «sentent
s'écouler les neiges de l'hiver» «sans qu'amis ni famille remplacent les
lambeaux qui pendent à leur grille» -, il faut à cette imagination débri-
dée, insane et malheureuse, tout le soin d'une négociation. Les morts
mis à l'écart, rangés dans des placards horizontaux, se rappellent à
nous. Il s'agir plutôt de rappeler cette part de nous-mêmes dont l'enfer-
mement (impossible) des morts voudrait nous priver.
On pourra dire que Baudelaire est le témoin d'une société qui ne
sait plus «régler» les relations des vivants avec les défunts, qu'il est le
signe et la victime d'une société pathogène, ou qu'il est lui-même
l'excessif qui refuse de se raisonner, le poète détraqué qui prend un
plaisir pervers à subvertir le respect des défunts et la limite «ration-

Voir Michel Ragon, L'Espace de la mort, Paris, Albin Michel, 1981.


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1681 La place des morts

nelle» de la mort. Cette Servante au grand cœur dont Baudelaire


imagine qu'il pourrait la trouver «tapie en coin» de sa chambre
«voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse », est la Figure
humaine d'une exigeance. On ne demande pas de faire son deuil
convenablement et d'être aidé dans ce devoir «civil». On réclame que
le soutènement symbolique qui articule des vivants et les morts ne
s'effondre pas au nom d'un bon placement des défunts et d'un espace-
ment respectueux des vivants. La relation «confuse» qui se fait avec «la
servante au grand cœur» peur certes paraître morbide. Mais la confu-
sion insensée des vivants et des morts vaut mieux que la production
hors sens de leur juxtaposition. Mieux vaut l'humanité de l'embarras
que le débarras inhumain et impossible. La pratique complexe d'un
deuil qui ne sait pas se faire, vaut mieux que la recette expéditive qui
veut orienter «l'ordre» des investissements, comme si ceux-ci pouvaient
être programmables.
Pour le dire vite, les brouillards d'une ritualisation qui se cherche
sont préférables aux ritualités que gère une société prétendument ration-
nelle. Car ces rituels ne ritualisent que le respect de conventions
externes, que les expériences rationalisables de ce qui s'éprouve toujours
autrement. La prise en charge de ce qui nous est pénible n'atteint pas la
souffrance: elle ne se laisse pas «exprimer» (comme on devrait exprimer
le jus d'un citron). On peut même résister à cette prise en charge quand
on entrevoit sa prétention à gérer aussi la souffrance, à vouloir la situer
ou à la préciser pour qu'elle se «libère», c'est-à-dire quand on devine
qu'il s'agirait de la forclore. S'agirait-il finalement de protéger l'individu
de ses implications sociales? Et, réciproquement, de protéger le «social»
des manifestations intempestives des individus? Il faudrait- être raison-
nable mais l'on entrevoit que cette raison même est malade. Il faudrait
se contenter d'une ritualité par quoi l'on est venu nous dire que les
morts sont morts et qu'il faut s'en séparer, «quitte» à revenir sur les lieux
de l'inhumation, si l'on veut les respecter et montrer aussi bien qu'on
sait se tenir avec ses défunts, qu'on entretient bien leur souvenir. Mais
l'on demande aux morts de revenir parce que leur présence délirée est
nécessaire à la construction de notre rapport à l'existence. Parce qu'il ne
suffit jamais de vivre, et paree qu'il fàut aux vivants le soutien des morts
pour supporter l'inconnu de la mort, donc pour préserver hors du savoir,
de la gestion, du rangement, la question même de la mort.
La mort de l'un d'entre nous n'est pas qu'une information désas-
treuse. Si elle peut être le point d'arrivée, le terme et la terminaison
d'une existence, reste à la charge de l'imaginaire des morts de ne pas se
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Les scènes du deuil 1169

satisfaire de cette donnée de base; de ne pas abandonner toute la ques-


tion du désastre au point d'arrêt du tombeau 1; de ne pas comprendre
que le parcours s'est exactement achevé là et que l'individu décédé a
trouvé ici sa dernière butée. Comment pourrait-on tranquillement se
dire, en parlant d'une vie, qu'elle s'est finalement conclue sous cette
dalle? Comment pourrait-on s'adresser à quelqu'un en lui demandant
dans quelle fosse un parent mort a fini sa trajectoire? Comment aussi
bien pouvoir se dire qu'il est «dedans»? Sans doUte la tombe vient-elle
situer un lieu d'inhumation, et ce qui fut inhumé est bien un mort.
Mais le mort ne condense jamais tout de la question de la mort. C'est
aussi la relance perpétuelle de cette question, même informulée, qui
«replace» le défunt dans la parole des vivants, comme condition même
de cette parole sur les morts.
On pourra dire que le silence qui s'observe près des tombes signi-
fie plus qu'un embarras: une résistance têtue par quoi se montre
notre refus de «toUt en savoir». À l'approche de l'information muette
et tangible du décès, la vie se protège: on retient ses mots comme l'on
retiendrait son souffle. On ne veut rien dire, parce qu'il ne faut pas
dire ce que l'on sait et que l'on ne veut pas savoir. Un geste d'ami-
tié ose seulement s'esquisser: une main venant près d'une épaule,
quelques doigts près d'un bras. Quand on s'en retourne, les pas restent
encore silencieux. Plus loin, nous pourrons nous redire des choses.
Plus loin, ce qu'on ne pouvait se dire entre soi et à peine à soi-même,
peUt revenir dans les mots échangés. Nous ne nous mettons pas à
discourir sur l'expérience de notre silence, à pérorer sur l'information
respectueusement tue. Après le silence, le commentaire ne vient pas.
Nous parlons encore «d'autre chose».
Faut-il parler d'inconscience ou de malhonnêteté? Pourquoi
faudrait il interpréter comme fuite ou comme esquive ce qui fuit et ce
qui, en s'esquivant toujours, maintient la possibilité de la parole?
Pourquoi faudrait-il être au clair avec la nuit, comme s'il fallait la
ranger sous des mots et des descriptions, comme s'il fallait oublier
qu'elle habite tous les jours et que cette habitation diffuse, bien plus
qu'une nomination qui devrait la cerner, constitue la dimension
d'humanité de notre vie avec les morts?

Maurice Blanchot, L'Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 85 : «Nous senrons qu'il ne
saurait y avoir expérience du désastre, l'enrendrions-nous comme expérience-limite. C'est là l'un
de ses traits: il destitUe toure expérience, il lui retire l'autorité, il veille seulemenr quand la nuit
veille et ne surveille. »
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170 La place des morts


I

Ils sont allés «sur la tombe ». À quelques centaines de mètres de la


maison. Sur le chemin du retour, la mère se tait, suivie de près par ses
deux fils. Son mari se tient en retrait. Il marche derrière eux, souriant
vaguement vers le talus. Sait-il qu'il pourrait être à la place de ce
grand-père que ses fils sont venus «visiter»? Pense-t-il à sa propre mort
dans le regard que porteront ses enfants sur sa tombe]? Au cimetière
une sorte d'enveloppe tenait le groupe, chacun venant discrètement
montrer une solidarité et vivant tout à la fois la solitude d'un recueille-
ment. À proximité de la pierre tombale, le silence s'imposait à défaut
de paroles qu'il aurait fallu dire et qu'on ne pouvait prononcer. Tout se
passait comme si le silence de la mort traversait les membres de la
famille en les isolant les uns des autres et en les liant dans la sitUation
d'une isolation commune. À distance du cimetière, le bruit des
échanges revient. Les paroles peuvent à nouveau circuler. «Vous êtes
allés là bas? », demande la grand-mère sans attendre de réponse.
Spatialement proche de la maison, la tombe se trouve remise à
distance dans la pudeur des attitUdes et la prudence des mots. Tant de
mots ne se prononcent pas. Mais comment ne pas comprendre qu'ils
sont en creux de toutes ces phrases dites pour parler d'autre chose?
Plus tard je demanderai à la grand-mère la «raison» de cet enterre-
ment si proche. «C'est là qu'il voulait être», me dira-t-elle. Puis elle
ajoUtera: «C'est là qu'on a pensé que c'était le mieux.» En fait y
aurait-il du sens à vouloir connaître l'origine d'une décision? Le lieu
de la tombe s'insère dans l'histoire complexe d'une relation. Lendroit
«où il voulait être» est aussi le lieu où l'on vient souvent: «c'est une
maison de vacances». «Sa maison au fond», me dit-on. On comprend
qu'il est difficile entre tOUtes ces explications qui n'expliquent pas
grand-chose de savoir ce que signifient «exactement» des attitudes.
Devant cette «promenade» qui emprunte à la procession mais
pourtant sans en être une, devant ces silences davantage faits de souve-
nirs que les paroles ne permettraient de les «reconstitUer », nous
pouvons décider que les gens de la modernité sont décidément embar-
rassés, qu'ils ne savent plus dire quoi que ce soit de la mort et des
morts, ni quoi s'en dire. Mais une telle dévaluation du silence est
propre à l'idéologie d'une société «communicationnelle» qui veut

La tombe, dans les entretiens que j'ai réalisés, est souvent entrevue non pas comme un lieu, mais
comme ce que les autres verront encore de soi. Venir sur «sa tombe», c'est encore venir voir
quelque chose du défunt. Et l'on peut avoir, comme d'un dernier texte qu'on écrirait et qu'on ne
pourrait plus retoucher, le souci de cerre tombe comme de ce qui reste de soi et qui est encore soi.
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Les scènes du deuil 1171

combler les vides, suturer les interstices, colmater toutes les brèches, et
produire une société «réelle », totale, parfaitement «intégrée ». Or la
dimension de la mort s'oppose à cet idéal doUteux d'un monde où
toUt serait lisible, visible, compréhensible, et dans lequel pour tout
événement nous aurions le réflexe juste et la réponse appropriée.
Surtout, cette dénonciation du silence passe à côté de l'enjeu de fond
des attitudes funéraires: l'espacement des morts et la mise en scène
d'un écart entre soi et soi-même. Entre la société et elle-même. La
société serait totale si elle n'était que d'un bloc: pure homogénéité,
exacte coïncidence. Mais la dimension de la mort apporte cette
«imperfection» essentielle à la vie humaine, dont la culture est en
charge de négocier l'interprétation.
Jean-Hugues Déchaux a bien entendu raison quand il écrit:
«Laffiliation eschatologique apparaît ici dans toute sa simplicité: le
souvenir des aïeux permet de se rattacher à un ordre du monde, celui
de la permanence de la vie dont témoigne intimement la succession des
générations familiales. En même temps, il confère l'énergie nécessaire à
la conduite de sa propre vie et relève donc de l'affiliation identitaire.» 1
Mais l'affiliation n'est pas la filiation. Cette dernière n'est pas simple
affaire de souvenirs et de liens perpétués ou commémorés. Il faut des
manques et des vides dans la chaîne intergénérationnelle pour que le
rapport ait à s'instituer: rapport qui n'est pas une relation de «lignes»
directes, ni faite de transmissions objectives. Lancêtre n'est pas seule-
ment quelqu'un qui a existé, ou un procréateur antécédent. C'est
surtout une fabrication qui maintient dans cette vie la possibilité d'un
rapport au monde. Pour le dire autrement, l'ancêtre est une fiction au
sens que Pierre Legendre fait à ce mot. Lenjeu est «de mettre en scène
l'humanité périssable en tant que telle, de fàire sociétéavec ce qui est déjà
mort, avec les morts»2. Legendre le dit bien, la transmission testamen-
taire n'est pas strictement une affaire de contenu, mais consiste en une
obligation - l'acte de transmettre -, qui situe une place dans l'espèce en
inscrivant le sujet humain dans une suite générationnelle, c'est-à-dire
dans une répétition, dans une reproduction, qui procèdent d'un
montage symbolique3. Les morts, ce ne sont pas seulement les gens

Jean-Hugues Déchaux, Le Souvenir des morts, Paris, PUF, 1997, p. 281.


2 Pierre Legendre, L Inestimable Objet de f4 transmission, Paris, Fayard, 1985, p. 49. «Si le totem
figure l'ancêtre, cela veUt dire le principe même de l'ancêtre. Nous sommes donc en présence
d'une notion structurale que toute société travaille pour en donner, en Occident comme ailleurs,
au travers des variantes historiques, sa propre version. »
3 Voir ibid., p. 50.
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La place des morts


1721

qu'on a connus. Il ne s'agit pas pour chacun de fabriquer une mémoire


de «ses» morts. Il n'y a pas «mes» morts, «tes» morts et «ses» morts.
Mais nos morts. Ce qui est ici en jeu c'est la possibilité de succéder, et le
devoir de succéder pour se situer humainement au monde. Je ne peux
dire «avant moi il n'y avait rien» ni «après moi, le déluge». En amont
de ma propre origine biologique il n'y a pas seulement des gens qui se
sont «reproduits ». Mais pour chacun une situation d'enfant qui
s'impose, et par quoi l'on se trouve séparé de la roUte-puissance du
Début qui échappe à la prise des hommes. La Figure ancestrale n'est
donc pas quelqu'un. C'est une représentation de ce qui nous distancie
du Pouvoir pur, et qui nous relie par la médiation de cette distanciation
fondatrice. François Wahl, dans l'étUde qu'il fait des ritUels funéraires
analysés par Rémo Guidieri, écrit bien: «Figure exemplaire de ce à
quoi nous sommes destinés: tenir au Nom qui nous a toujours déjà
échappé, entretenir la chaîne que nous ne savons pas maîtriser. Et d'autant
moins qu'elle est seule à pouvoir nous représenter. »1
Les morts nous mettent en présence d'une Figure à la fois «repré-
sentée» et hors de la représentation. Il ne s'agit pas de ce qu'on peut se
représenter, comme l'on dit qu'on a une idée de quelque chose, ou au
sens d'une image possédée qui permettrait de cerner l'inaccessible et
de contrôler une altérité. Les représentations qu'on en a sont toujours
«décevantes », inexactes, imparfaites. Elles ne tiennent jamais lieu d'un
savoir. Elles ne comblent pas l'énigme de la mort, elles ne permettent
pas de supprimer l'écart que les morts imposent dans nos vies: la
division qui nous marque. C'est bien encore une fois dans le silence2,
plus que dans une logorrhée thanatologique, que les morts sont
présents. Présents dans cette «absence» qui nous vient à nous-mêmes
dans l'idée à laquelle l'on n'échappe pas d'être mort. Idée dont tout à
la fois nous n'avons rien à faire, idée «inutile», qui ne peut se suppri-
mer, qu'on ne peut mettre dans un coin isolé en attendant de savoir
l'usage que l'on pourrait en avoir3.

François Wahl, «Les ancêrres, ça ne se représente pas», in L'interdit de la représentation (sous la


direction d'Adélie et Jean-Jacques Rassial), Paris, Le Seuil, 1984, p. 55.
2 Voir David Le Breton, Du silence, Paris, Métailié, 1997, p. 256 et sq.
3 Gérard Macé : «Sous le ciel voûté des rêves, l'homme en proie au cauchemar, quel que soit le
motif de son angoisse, revit la peur d'être enterré vif, et d'avoir à chercher le sommeil à côté de
son propre cadavre. », La Mémoire aime chasser dans le noir, Paris, Gallimard, 1993, p. 79.
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Les scènes du deuil


1173

Le travail de l'oubli
Je l'ai plusieurs fois dit sans prendre le temps de m'en expliquer: la
mémoire compose avec l'oubli. Qu'est ce que cela veut dire? Et qu'est-ce
que l'oubli ici? Non pas une dénégation ou un refoulement, bien au
contraire. Non pas le contraire de la mémorisation, puisqu'il s'agit de
dire qu'il y a de la mémoire avec l'oubli. Oublier ici c'est à la fois espacer
et manipuler de la trace. Loubli n'est ni strictement ce dont je ne me
souviens pas ni ce qui empêche de se souvenir. Mais ce qui met en face
de l'incapacité du «rappel» et de l'indisponibilité de l'autre pour moi-
même. Espacer: non pas seulement mettre à distance, mais insérer dans
une distanciation, dans l'humanité de la distance. Manipuler de la trace:
non pas s'obnubiler sur des preuves mais faire place à l'effacement. Un
effacement qui, plus qu'une preuve d'enquête, manœuvre le pli mobile
du souvenir: un souvenir non pas borné à l'effectivité d'un événement
mais relié à lëtrangeté de sapropre histoire. En somme la trace n'équivaut
nullement à une stricte matérialité, à la collection d'objets conservés
pour «ne pas oublier». Lhistoire qui nous relie au monde des morts ne
provient pas d'une enquête de type policier. On ne cherche pas les
indices d'une affaire ténébreuse qu'il faudrait porter à la lumière. On
peut se demander aussi ce que valent l'enregistrement sonore et photo-
graphique du mort comme gages de «traces », au sens d'un capital
possédé sur le défunt. Que valent les «mnémothèques du futur» 1
présentées naïvement comme les institutions à venir d'une mort
«réacceptée », replacée dans nos murs? Leffort qu'on voudrait faire pour
que les gens se souviennent de leurs morts et que des cultes, éventuelle-
ment «laïques» (le seraient-ils vraiment, ou ne s'agirait-il pas de
produire la mauvaise copie de rituels «archaïques» compris sur le mode
de la recette relationnelle?), se mettent en place, a de quoi laisser dubita-
tif. Dans quel sens veut donc aller ce forcing? Que s'agit-il de forcer si ce
n'est, d'une part, une mémoire et, d'autre part, un oubli, en cherchant à
produire la première et à résorber le second, c'est-à-dire en commençant
par délier l'un de l'autre2?

À l'instar de la bibliothèque et sur le mode du coffre qu'on peut avoir dans un banque, la
«mnémothèque» serait ce lieu ouvert au public où l'on pourrait placer ce qu'on veut conserver des
défunts et ainsi venir retrouver <deurs traces».
2 Dominique Jacques-Jouvenot, Choix du successeur et trammission patrimoniale, Paris, L'Harmattan,
1997, p. 54 et sq., montre bien l'intrication de la mémoire et de l'oubli dans l'étUde concrète
qu'elle fait du métier d'éléveur et dans l'analyse qu'elle propose de la transmission d'un savoir-faire.
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1741 La place des morts

Quand on parle de cimetières «virtuels», sans doute ne faut-il pas


projeter des futurs merveilleux ou infernaux. Cette technologie,
comme tant d'autres, n'a pas le pouvoir de produire des attitudes, de
générer par elle-même des comportements. Si l'aspect pratique - pas
besoin de se rendre au cimetière, de se déplacer, on reste chez soi en
«mettant» le cimetière sur l'ordinateur - ne doit pas être sous-estimé
(des rites familiaux peuvent peut-être s'inventer), ce n'est jamais stricte-
ment un caractère pratique qui peut déterminer un rapport aux morts.
Mais surtout, ce que la télétechnologie de communication ne peut
a priori atteindre c'est ce rapport, précisément, qui suppose non pas
une compétence informationnelle mais une disposition narrative.
Devant l'écran, en cliquant sur des touches je peux déposer des fleurs
sur la tombe, rédiger un texte destiné au mort ou aux membres de sa
famille. Je peux encore me recueillir, prier, pleurer... Lordinateur ne
court-circuite pas nécessairement l'émotion de son utilisateur, borné
qu'il serait, à bien user des menus déroulants et manipuler la «souris».
Mais l'on comprend que cette mise en scène de la mémoire (je peux
faire apparaître une photo du mort, réentendre sa voix enregistrée) n'a
a priori rien à voir avec la construction d'un rapport aux morts.
Construction non ustensilaire mais énigmatique, et qui ne tient pas à
des éléments conservés, tenus dans une boîte de dialogue, ou retenus
dans le logiciel qui les stocke, mais émanant de la vie elle-même. On ne
décide pas de se souvenir ou d'oublier. Le souvenir nous vient comme
l'oubli s'empare de nous. Loubli - loin de détourner des morts ou de
répondre à notre besoin de n'être plus affrontés à eux - provient de
l'existence qui se trame entre nous, bien plus que de défaillances qui,
comme telles, seraient surtout individuelles.
La mémoire suppose une juste chronologie, un logement de
l'événement dans le cadre où il est censé faire sens. Lhistoire - l'his-
toire à quoi nous entraîne la mémoire involontaire - s'arrange au
contraire de chevauchements et d'inversions chronologiques. Ce n'est
pas l'événement isolé qui doit posséder une signification, mais la
logique narrative qui trouve cet événement.
Ce n'est pas l'événement qu'on mémorise qui re-situe le mort.
C'est dans la vie vécue, sa survenue depuis une exigence narrative, qui
lui donne son sens. En somme je ne passe pas des «diapositives à
souvenir» dans mon cerveau. Je ne décide pas maintenant de me
souvenir, comme l'on peut tenter un «effort de mémoire». C'est en
liaison avec l'existence même que le mort revient, dans une logique
narrative intergénérationnelle, et qui vient donner sens à ce dont je me
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Les scènes du deuil 1175

souviens. Lui, elle, à tel âge, à tel endroit, en telle circonstance: voilà
l'événement, tel qu'il prend sens dans le récit de notre vie, dans la
relation avec le mort et dans la relation des vivants entre eux. Il ne
s'agit pas d'un événement qui se produit «dans» une mémoire, mais
d'un événement qui se produit dans une tension narrative, une inter-
prétation incessante, une situation de soi dans un monde où ni soi ni
le monde ne sont bornés à eux-mêmes.
On retrouve ici l'idée sur laquelle j'ai déjà plusieurs fois voulu
insister: le dehors, l'ailleurs de ce monde, ne sont pas des productions
volontaristes qui s'expliqueraient pas le souci d'une réassurance. Il
s'agit de ce que génère le rapport même à ce monde. S'il devait s'agir
de réassurance, il faut moins comprendre que la demande est celle de
se survivre, que celle de faire place à l'idée de mort. Les morts dont on
se souvient dans l'existence ne sont pas les sinistres rappels de notre
finitude qu'il faudrait fuir ou accepter. Plutôt aident-ils à faire place à
la mort comme dimension commune et à comprendre de façon non
dépressive l'idée de mort comme ce qui permet de vivre chaque jour.
La construction de la place des morts ne se fait pas comme dans un
après-coup. Ce n'est pas après qu'on s'est rendu compte que la vie
passe vite et que la terminaison peut à tout moment survenir que l'on
fabrique à la hâte un imaginaire de la survie. Il ne s'agit pas de survie.
Cette construction est liée à la place même des vivants et à la nécessité
pour le sujet de mettre en place l'altérité qui le situe. Il ne s'agit pas de
dire: je suis en vie parce que je ne suis pas mort - les morts ne nous
servent pas à vérifier notre fonctionnement vital - mais de dire qu'on
est en vie parce que, depuis cette place de vivants, l'on peut rejoindre
les morts. Sous cet angle les funérailles ne sont jamais des manières
- les manières les plus convenables possibles - d'en finir avec celui qui
n'est déjà plus là. Lenjeu de fond n'est pas de fabriquer de la frontière
mais de réinstitutionnaliser sans cesse de la limite: non pas de séparer
strictement la mort de la vie, mais d'installer à l'endroit même où le
mort nous quitte la mort dans la vie, l'idée de mort dans l'expérience
sensible de l'existence. Loubli ne relève pas ici d'une incapacité indivi-
duelle mais d'un travail culturel: il s'agit de placer les morts dans cette
existence et depuis cette existence. De les placer, non seulement en
tant que gens d'hier ou d'autrefois dont les traces pourraient se conser-
ver mais en tant que «passé» qui n'a pas nécessairement existé et qui
oblige à raconter au présent; ou plutôt en tant qu'ils figurent un au-
delà du «passé» réel ou imaginaire. Ce qui relève de l'inaccessible
pourtant situé entre nous.
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1761 La place des morts

C'est en raison d'une logique utilitaire que l'on veut découper des
territoires, attribuer des concessions aux morts, leur concéder un
morceau de lieu et que l'on insiste sur les preuves de leur existence.
Travail de stockage et de rangement. Travail de mémoire ordonnatrice
des décédés, qui vient à l'encontre de l'histoire, ou qui se distancie de
l'histoire. On range, on trie, on aligne les tombes, comme on classerait
méticuleusement les objets d'une culture étrangère dont on ne connaî-
trait pas l'usage et à propos de quoi l'on ne saurait quoi raconter. Le
rangement «scientifique» des morts est peut-être d'autant plus accen-
tué que le récit s'appauvrit, qu'on ne raconte plus le monde des
morts... On insiste sur les preuves de leur existence passée en forçant
à la commémoration de défunts muséalisés, fixés dans des formes,
«arrêtés» dans des représentations.
Espère+on ainsi les tenir sous contrôle? A-t-on ainsi l'intention
de les définir? De «cerner» l'espace des morts et de s'affranchir de la
question de la mort? Reste que les morts ne se laissent pas ainsi locali-
ser, de même que les scènes du deuil ne peuvent non plus obéir à la
programmation émotionnelle ou à la planification urbaine. La ville
elle-même n'est pas ce territoire que la maîtrise peut employer, que la
domination peut gérer, ou dont la volonté managériale peut s'emparer
totalement. Il y a bien «l'ombre» de la ville dont Alain Mons a parlé1;
ou la «secondarisation» des espaces dont Pierre Sansot2 a montré
qu'elle relativise leur organisation primaire ou première, et qui permet
d'habiter un sol. Il ne s'agit pas là d'une contre-stratégie, mais
d'usages, de tactiques, d'art de faire qui tiennent à d'invention du
quotidien» (Michel de Certeau, 1980). Bien sûr nous pourrions dire
que la ville aseptisée génère son envers, ou que le quartier louche fait
pendant au rangement trop apprêté, monovalent et unaire du quartier
résidentiel. Mais ce n'est pas cette idée plate d'équilibre (finalement)
qui prévaut dans les analyses de Mons et de Sansot. Ce sont les idées
de paradoxes et d'intrication3. Dans un article sur les seriai killers,

Alain Mons, L'Ombre de la ville, Paris, Éditions de la Villette, 1994, p. 75: «La ville commence
quand on ne la voit plus, elle excède de toutes parts les limites de sa saisie (intellectUelle, percep-
tive, visuelle). La réalité spatiale déborde largement l'approche phorographique, et visuelle en
général: c'esr l'invisible qui donne à voir.»
2 Pierre Sansot, Hélène Srrohl, Claude Verdillon, L'Espace et son double, Paris, Champ Urbain,
1978, p. 13I.
3 Alain Mons, op. cit., p. 124: «Les traces imagiques sont constituées de dédoublement, redouble-
ment pulvérisant route idée de littéraliré pure de la phorographie du réel. La trace est porteuse de
rension, de déséquilibre, de paradoxe.»
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Les scènes du deuil [177

Mons se garde bien de faire endosser au monstre «post-moderne» la


fonction d'activer je ne sais quelle «part d'ombre» qu'on pourrait
localiser ou dont quelques personnages auraient à porter le stigmate.
C'est à travers le personnage de films récents, la «ville symptômale»1
qu'il vient révéler. Le tueur fou n'est pas l'auteur d'un désordre équili-
brant. Ni la Figure des hantises et des bouffées sécuritaires. Mais la
manière qu'une société a de situer ce qui la trouble, ce qui fait loucher
le monde exact et invivable, ce qui fait revenir à la puissance énigma-
tique du quotidien, tout en actualisant le détraquement contemporain
du rapport aux morts.
Chez Baudelaire, La Servante au grand cœur peut être cette Figure
de l'horreur (humaine) ressortie de sa boîte et venant demander des
comptes à la société qui veUt imposer un respect raisonnable pour les
gens inhumés. Ici, l'horrible ne vaut pas nécessairement comme
provocation, ou il ne s'agit pas de s'arrêter à cette révolte de la passion.
Pas de complaisance ni d'inquiétude par quoi l'on témoignerait de la
fragilisation de la limite entre vivants et morts, ainsi que le personnage
d'un Dracula soulevant son couvercle vient en signaler l'indistinction.
Mais un retour au quotidien comme espace-temps de l'histoire
ordinaire, «infra-ordinaire» comme disait Georges Pérec, où s'articu-
lent vivants et morts.
On tient souvent des propos lapidaires: il n'y aurait plus de rituel
funéraire. Les cimetières existent encore mais disparaîtraient dans les
usages.Or comment le prétendre puisque jusqu'à aujourd'hui toUt décès
donne lieu à des obsèques, si simplifiées puissent-elles être, et que 75 %
des Français continuent de se rendre au cimetière à la Toussaint. Est-
ce cette mesure (ou d'autres que l'on peUt faire) qui permet de toUt
mesurer d'un rapport aux défunts? Les gens qui ne vont jamais au cime-
tière sont-ils ceux qui incarnent le «refus de la mort» ou manquent-ils
de «croyances» pour aller en un lieu où les pratiques qu'on y a seraient
elles-mêmes peu propices aux imaginaires «compensateurs»? C'est cet
ordre de questions qui gouverne beaucoup les lectures que l'on fait des
attitudes, ou c'est cette logique du commentaire des «faits» qui s'impose
souvent. Or, «les morts sont partout dans la vie», comme me disait une
femme. Cette «présence» des défunts dans les incessants remaniements
des rapports qui se font avec eux, ne signifie nullement qu'on se trouve
alors envahi par la mort, ou qu'on cède à de funestes pathologies.

Alain Mons, «La ville symprômale» in Corps, Art et Société, Paris, L'Harmattan, 1998, (textes
présentés par Lydie Pearl), p. 244.
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La place des morts


1781

Pourtant, c'est cette «présence» que la volonté thérapeutique veut mettre


en procès. De parfaits simulacres de funérailles et de deuils, voilà qui
garantirait la santé. Il faudrait bien faire son rite, sa visite au défunt puis
son deuil - il faudrait prévoir ses obsèques, et poutquoi pas aussi un
«budget-fleurs» décennal, une vidéo testamentaire et un CD commé-
moratif -, pour que la mort soit «réacceptée». Formidable confusion qui
s'autorise de la science ou de la compétence «relationnelle» pour asse-
ner ses vérités et qui, pour la réformer ou l'améliorer, s'attaque aux
ambivalences d'une culture fondamentale, c'est-à-dire à ses dynamismes.
Dans le film Le Grand Chemin (Jean-Loup Hubert), un petit
garçon de la ville découvre la campagne et les «immédiatetés» qui s'y
pratiquent: il apprend comment l'on ôte sa peau au lapin mort que
l'on va manger, comment font les grandes personnes quand elles
veulent s'aimer physiquement, et comment l'on fait pipi, debout
devant un mur, quand on va devenir un homme... Une petite fille
l'initie à ses propres découvertes et joue avec son innocence. Ils aiment
les choses funéraires (comme dans Jeux interdits de René Clément), et
la proximité du cimetière dont les adultes, sauf quelques vieilles dames,
ne font plus grand-chose... Le petit garçon est en fait hébergé pour
quelques jours par un couple déchiré par la mort d'un enfant mort-né,
et pour qui la maison était préparée. Sa chambre était déjà faite. Cette
pièce «interdite» qu'on ne verra qu'à la fin du film est celle où sont
entreposés tous les objets, tous les jouets, d'un enfant qui ne les utili-
sera jamais. Leur immobilité dans une pièce où nulle vie ne doit
pénétrer sert à résister au décès de celui autour de qui la vie conjugale
s'est désorganisée et mal réorganisée. Le mari qui aide à fabriquer des
cercueils, qui ne fréquente pas l'église mais beaucoup les bistrots ou
plus simplement la bouteille, résiste le plus à ce petit garçon. On peut
se méfier de cet adulte à la démarche parfois hésitante et souvent saoul,
et qui voudrait sous le douteux prétexte d'apprendre la «vie» à un petit
homme, lui montrer ce qui n'est pas de son âge. Lépouse n'est-elle pas
plus raisonnable, qui s'occupe du sommeil, du confort de l'enfant et
qui prend soin de son linge? Un jour, mis au défi d'être courageux
l'enfant se lance au sommet de l'église du village et manque de s'écraser
au sol. Il a failli mourir lui aussi. Entre-temps, le mari emporté par la
colère et le vin a forcé la porte de la chambre protégée et cassé les jouets
de celui qui n'en fera jamais usage. À la fin du film, après avoir remis
l'enfant sauvé entre les bras de sa mère et vécu le désordre d'une
chambre inhabitée, l'homme et la femme se regardent différemment. Il
pleut enfin dans le bel été. Avec l'envie de revivre et de se reprendre
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Les scènes du deuil


1179

dans les bras. :Lémotion est bien à son comble dans l'aveu silencieux
que chacun fait à l'autre d'un vide insoutenable - elle dans ses range-
ments, lui dans ses boissons - et dans cette place que tient l'enfant parti
pour les réunir enfin, autrement...
On peut ici revenir à la nouvelle de Kenzaburo Oé dont j'ai déjà
parlé. :Létudiant qui a dû s'occuper du musicien qui voulait voir son
enfant mort à une «centaine de mètres dans les nuages», aura payé leprix
de l'intelligencedu deuil. La nouvelle se termine et s'amorce ainsi. À la
fin de son histoire il raconte qu'un groupe d'enfants lui a lancé un
caillou à la tête et qu'il a perdu à peu près la vue de l'un de ses yeux.
C'est en ce moment qu'il aura compris l'incompréhensible: la hauteur
dans le ciel des enfants morts, le deuil qui marque l'existenceet qui situe
le regardque l'on a sur elle. C'est son œil droit qui fut blessé, et sur lequel,
dit-il au début du récit, il porte un bandeau de pirate. Qu'importe peut-
être ici cette piraterie. Ce qui compte le plus, c'est le trouble de la vision.
Il ne voit plus bien ou «clair», mais autrement. Et sans qu'il s'agisse de
délire mystique il fait place à l'altérité de ce monde dans ce monde même.
Le narrateur explique: «Quand je veux regarder notre monde avec mes
deux yeux, c'est deux mondes que j'aperçois, exactement superposés: l'un
lumineux et clair, remarquablement net; l'autre, indécis et légèrement
sombre, un peu au-dessus du premier.»1
Voudrions-nous cloisonner, juxtaposer des mondes? Voudrions-
nous isoler la mort et les morts dans des espaces clos (un cimetière, une
chambre) qu'il faudrait soumettre à la logique du rangement et en
décidant de leur fermeture? Ce n'est pas ainsi que la vie peut s'organi-
ser. C'est ainsi plutôt qu'elle se désorganise, que la confusion s'établit.
Ce n'est qu'à la condition d'une articulation des mondes des vivants et
des morts, que l'existence est tenable. Pourquoi? Non pas en raison de
conventions de respect qu'il faudrait s'imposer devant les défunts, non
pas pour des raisons coutumières variables selon les cultures. Qu'aurait-
on expliqué en avançant ces maigres arguments d'un devoir social ou
d'une contrainte sociale intériorisée? Le «prix qu'il faut payer», pour
comprendre qu'il n'y a pas les vivants d'un côté et les morts de l'autre,
ne doit pas s'entendre selon une logique toute sacrificielle. Il faudrait
comprendre alors que le sacrifice est ce qui rend sacré. Il est ce qui
installe de la distance, telle qu'elle rend ce monde vivable. Le «prix à
payer» c'est celui de l'existence vivante, celui de l'inscription dans

Kenzaburo Oè, Dites-nous comment survivre à notre filie, Paris, Gallimard, 1982, p. 137.
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180 La place des morts


I

l'échange social: cela qui suppose une subjectivité qui fait place à l'in-
visible, c'est-à-dire la subjectivité même, telle qu'elle n'est jamais réduc-
tible à une présence, à une identité. Et telle qu'elle se constitUe dans la
perpective de la «responsabilité pour autrui» (Emmanuel Lévinas) qui
dépasse la décision d'aider. Humainement, je ne peux pas regarderl'autre
sans savoir qu'il va mourir. Il ne s'agit ici ni d'un savoir savant, intel-
lectUel, ni d'un savoir condescendant ou hautain. Ni encore d'un savoir
qui m'obligerait à plaindre l'autre, à prendre en charge sa souffrance et
son angoisse. Il ne s'agit pas d'un savoir angoissé, mais d'un partage de
l'indicible, d'une communauté de sitUation qui n'autorise ni l'abstrac-
tion ni la fusion, ni l'attitude qui consiste à ignorer la présence d'au-
trui, ni celle qui consiste à user de la présence visible de l'autre comme
de ce qui permettrait de l'y réduire. C'est aussi - ce prix à payer - l'af-
faire de la transmission, le devoir de se sitUer dans l'acte de transmettre
comme seule possibilité d'être et de participer à l'aventure humaine.
Un homme m'a dit qu'il ne voudrait pas mourir «comme à la
ville». On y meurt vite, m'a-t-il expliqué. Il en était convaincu: à la
ville, on meurt sans avoir le temps de «dire des choses». Non pas
nécessairement de «grands secrets». Mais une «certaine vérité», m'a-
t-il dit. Quelle vérité, si ce ne sont pas des secrets de famille qu'il faut
faire savoir en dernière minute, si ce ne sont pas des révélations qu'il
faut faire, et si peu des conseils qu'il faut donner ou une morale dont
on voudrait encore faire la leçon? Tout «simplement» peut-être la
vérité d'un rapport à la mort que nul ne contrôle, mais qui impose la
sitUation commune d'une succession. Au-delà des démonstrations
objectives, réalistes, «visibles». «À la ville», on meurt vite, on se
retrouve dans la «caisse» et «bientôt plus personne ne vient vous voir».
Tandis que si l'on a le temps pour voir encore les «siens», «forcément
les choses sont différentes». Peut-être a-t-on le temps d'installer la
temporalité non représentable de la mort entre soi et soi, entre soi et
les autres, et de comprendre alors que la vie humaine ne se résume pas
individuellement à une trajectoire fonctionnelle. La mort provoque la
culture, oblige au lien, si l'on veut vivre socialement et si l'on veut que
la mort ne soit pas cet examen final que chacun de nous aurait à passer
l'un après l'autre. C'est ainsi si l'on veut que les vies soient liées, et si
l'on veut que ces liens multiples se racontent: obligeant la tempora-
lité dans l'expérience du monde, plaçant chaque homme devant l'alté-
rité d'autrui et la sienne propre, la mort est aussi ce qui provoque au
récit, à l'intrication des temporalités humaines et des volontés d'inter-
préter. Paul Ricœur (1985) aura bien montré la combinaison qui
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Les scènes du deuil 1181

s'opère du temps et du récit. La mort - hors temps et hors récit - est


ce dont s'emparent les cultures, non pas pour l'accepter, mais se dres-
ser devant ce qui menace l'histoire et le lien: la culture même.
Raconter ce n'est pas rendre compte, renseigner. Informer. C'est
relier des êtres et des choses, des événements et des situations, et
trouver dans la banalité des jours la dimension d'une invisibilité
précieuse. Une nuit, si l'on veut, mais qui se loge dans la lumière et qui
lui ôte sa crudité. Paradoxalement, grâce aux jeux des médiations cultu-
relles, la mort qui anéantit devient la dimension qui humanise. Les
morts invisibles sont évidemment pour beaucoup dans cette pratique
souvent discrète d'un «autre monde» vécu dans ce monde même.

La situation de l'invisible

Patrick Williams a raconté le rapport que les Manouches ont avec les
défunts, cette manière particulière de ne pas parler de la mort, mais de
la parler de manière incessante dans des règles de vie, dans la manipu-
lation ou la rétention d'objets, et dans les précaUtions qui se prennent
dans des situations qui présentifient les morts plus que les commémo-
rations ou les souvenirs n'en sont capables1. C'est bien cela qui peut
surprendre: qu'une culture qui paraît se détourner de la mort se
trouve tellement imprégnée par les morts. Qu'un monde qui semble
n'accorder aucun temps ni aucun espace pour ceux qui ne sont plus,
fassent en réalité tant de place à ceux dont il ne faut pas parler. On
refuse de prêter un objet. Lon court aussi le risque d'être incompris.
La vraie raison de ce refus ne sera jamais dite. On ne dira pas que cet
objet vient d'un mort et qu'il n'est plus de ceux que l'on peUt donner
ou prêter. On refuse quelque chose et l'on ne dira pas ce qui motive ce
refus. Les objets des morts, les situations qui les rappellent, passent
silencieusement dans les relations que les vivants ont entre eux, et
transforment ces relations en rapports. Les morts, dont on ne dit rien,
installent le «rien» entre chacun et tous. Ces morts qui semblent
oubliés deviennent les médiateurs d'un monde qui oppose ses codes,
sa logique à l'autre monde, mais pour mieux installer cet aUtre monde
dans ce monde même. Ce que montre Patrick Williams, c'est que les

Voir Patrick Williams, Nous, on n'en parle pas - Les vivants et les morts chez les Manouches, Patis,
Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1993.
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1821 La place des morts

morts dont nul ne parle, sont en raison de ce silence, partout dans la


vie sociale, partout médiateurs des règles sociales. Il s'agit moins ici de
respecter des tombeaux, de craindre des impératifs sociaux, de se plier
à «1'expression obligatoire de sentiments », que de faire place en creux
aux défunts, de vivre en creux la place qu'ils ont dans les gestes conti-
nuées et les mots dont on s'abstient.
Cette leçon forte d'ethnologie - Williams ne nous présente jamais
une culture toute «exotique» - a de quoi nous toucher. Quel regard
nous font comprendre les choses que nous croyons voir? Quel savoir
nous fait décider du vide des cultures ou de leur plénitude? Ici c'est le
vide, ou ce qui apparaît comme tel, une extrême réserve, une totale
pudibonderie et un abandon comme on pourrait le penser, qui vaut
d'accès à la densité d'un rapport au monde. Une densité (il ne s'agit pas
de plénitude) qui n'a de sens que de ménager un écart, à l'intérieur de
la société même pour ceux qui ne sont plus, dont on ne parle pas, et
qui, parce qu'ils ne sont plus et parce qu'on n'en parle pas, sont inten-
sément présents dans les «cadres d'interactions», dans les logiques de
vie, et jusque dans la vie de ces logiques. Ce sont des gens qui prévalent
sur leurs codes, bien plus que des codes ne s'imposeraient à eux, selon
des coutumes «sauvages », ou des bizarreries comportementales que
seule une connaissance scientifique pourrait éclairer: soit pour en dire
la «raison », soit pour en dire les mécanismes.
Ce sont ceux qui sont le moins affectés par le décès qui sont les
plus bavards, qui racontent le mieux, et qui montrent davantage leur
peine. Aux femmes et aux hommes, les plus proches du défunt, il
revient d'adopter des postures qui peuvent sembler déconcertantes. Ils
n'en parleraient pas ou plus. Mais c'est par ce silence imposé devant
les défunts que ceux-ci deviennent les plus présents dans la culture
quotidienne. Et qu'ils donnent à cette culture même toute la profon-
deur de sa quotidienneté. Tous les objets de la vie banale peuvent être
marqués par les morts, et c'est parce que l'on n'en sait rien, parce que
rien ne s'en dit, que les morts sont finalement partout. Ils ne sont pas
strictement «mémorisés», souvenus avec le souci d'une exactitude, mais
inscrits dans une histoire, participants d'une histoire qui ne saurait se
continuer sans eux, ou qu'on ne saurait continuer sans qu'ils soient
autrement là : jusqu'à l'extrêmisation de leur disparition telle qu'elle ne
saurait précisément en être Une. Ici, peut-on dire, la disparition est
affaire de sacré. Affaire de mystère entre soi, ou d'intrigue, et c'est en
ftignant de se résigner à la disparition que l'on compose les solidarités. Sans
doute pourra-t-on expliquer que ces prudences sont motivées par une
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Les scènes du deuil 1183

crainte des morts: il ne faut pas prononcer leur nom, ni évoquer leur
mémoire, parce qu'on se méfie de morts qu'on appellerait ou qui
voudraient revenir pour rectifier le récit qu'on voudrait faire de leur
existence. En somme on peut comprendre que c'est en vertu de
croyances magiques qu'un système d'attitudes s'impose. On peut
reprendre ainsi ce que les Manouches disent: qu'il faut laisser les
morts en paix. Mais quel serait l'intérêt de cette explication'? À quoi
nous servirait-il de reprendre un «argument»? Ce qu'il faut bien davan-
tage prendre en compte c'est la puissance d'un paradoxe. La subtilité
d'une culture. Et ce que dit cette culture des ruses d'une culture fonda-
mentale. Les Manouches peuvent refuser de manger d'un plat, de boire
de la bière parce qu'ils rendent ainsi hommage à des morts. Mais ils
ne le diront pas. Ils n'en expliqueront rien. Et c'est en vertu de ce
silence toujours continué, que les morts sont placés à la fois hors de
la société et dans cette société. Les morts... : il ne s'agit pas de gens
décédés dont il faudrait respectueusement se souvenir, mais d'une
société liée à cette société, d'un monde présent à ce monde et dont la
présence ne se respecte qu'à la comprendre dans les écarts qui s'imposent
entre soi et soi, entre soi et autrui. Le silence ne fait pas ici «pendant»
à l'idéologie de la «communication». Il ne s'agit pas de se taire au lieu
de parler, mais, beaucoup plus subtilement, de se taire et de se parler
silencieusement en se taisant.
Autre exemple, aUtre situation: les pêcheurs de corail, les
«corailleurs» comme ils s'appellent. Ce sont des gens qui plongent
loin au fond des mers et qui prennent des risques. Mais ils ne veulent
pas «exactement» en savoir la mesure: à la fois le risque est su et il est
tu. Le métier, marginal, expose à la vie difficile, aux chances de la
fortune - trouver du corail rapporte beaucoup - et aux dangers de
l'infortune (on peut mourir). La plongée peut mal tourner. En bas on
peut se sentir trop bien (c'est l'effet de la «narcose»), et si bien que
l'on ne voudrait plus remonter. Quand les poumons brûlent et
demandent de l'air, il peut être trop tard. On n'aura pas le temps de
refaire surface. Ou l'on reviendra à la hauteur des hommes qui respi-
rent mais sans respecter ces paliers qui imposent des attentes, des
immobilités auxquelles celui qui veut revivre à l'air libre ne peut pas
consentir. On remonte des profondeurs mais trop vite. Beaucoup ont
frôlé la catastrophe. Certains sont morts.
Les corailleurs composent une société. Ils font un monde à part.
Ils ont leurs secrets. Leurs codes et leurs techniques. Ils ont aussi le
code de leurs souvenirs, et les techniques de leur propre silence.
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1841 La place des morts

Gilles Raveneau, à qui je dois mes connaissances sur ce métier et


sur ces hommes, a su décrire et comprendre une sociabilité particulière
qui associe les morts aux vivants, tandis que ceux-ci donnent l'impres-
sion de vivre sans les morts, dans la plus stricte dénégation de leurs traces
et de leur mémoire. Cette façon de n'en pas parler peUt sans doute
s'expliquer: en ne rappelant pas un accident survenu à un ami ou à un
ancien, on s'interdit de penser aux dangers que l'on court. On refuse de
savoir les risques pris en taisant les catastrophes survenues. Bien sûr.
Mais l'affaire est bien plus subtile. Raveneau montre bien qu'il s'agit ici
d'une forme de sociabilité et non pas d'une prudence psychologique ou
d'une dénégation têtUe. Car c'est en ne parlant pas des morts, surtout en
en parlant jamais sur le mode du commentaire, en ne prenant jamais le
ton de celui qui voudrait raconter un événement édifiant, que les morts
sont les plus retenus dans les pratiques des vivants et jusque dans les
enjeux de leur propre existence. Aimer le métier, le connaître. Mais aussi
en connaître la limite indépassable, sauf à mourir, et la loi symbolique à
laquelle chacun est soumis. Raveneau l'écrit: «Les morts comme les
vivants font partie intégrante du groupe. Plus que tout, ils montrent,
sous une forme invisible, la limite et la loi. »1
Ce qui est ici intéressant, c'est donc encore une fois la manière de
taire ou de ne pas dire, comme mode même d'expression d'un rapport
aux défunts, comme mode de respect sensible, mode qui permet de
faire sens dans le rapport au monde des corailleurs. On parle peu des
morts, plutôt parle-t-on de sites et de paysages. On donne le nom
d'un mort à un lieu. De même, pendant les premiers mois qui suivent
le décès, on ne le fréquente plus. «Le mort médiatise ainsi les rapports
entre les vivants; il les solidarise. Il révèle la communauté à elle-
même», dit Raveneau2.
Les morts n'ont pas exactement la propriété de l'invisible. Et
celui-ci n'est pas un territoire. C'est une dimension qui modifie la
présence à soi-même et le regard porté sur autrui. C'est en fait l'huma-
nité de cette dimension, que la culture négocie au travers de la place
qu'ellefait aux défunts. En bref, nous ne sommes pas ici en présence de
je ne sais quelle pensée magique. Linvisible ne relève pas d'un truc ou
d'une supercherie. Il ne s'agit pas d'illusion mais bel et bien d'une
forme «d'institution imaginaire de la société» (Cornélius Castoriadis).

Gilles Raveneau, Le Silence, la mer, le corail et le vertige, Paris, Ministère de la Culture, Mission du
Patrimoine Ethnologique, 1997, p. 215.
2 Ibid., p. 216.
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Les scènes du deuil 1185

Dans les sociétés négro-africaines les exemples sont nombreux


que l'on pourrait donner de règles de silence, de réserves, d'absten-
tions, d'interdits qui contribuent à faire place aux morts et à témoi-
gner du souci que l'on a de ces «autres partenaires ». Les défunts ne
composent seulement un monde étranger avec lequel l'on pourrait
entrer en contact. Ils sont surtout les médiateurs d'un rapport sensible
à ce monde. Ils constituent surtout les instances de médiation qui
permettent une interprétation de l'existence et une situation de soi
dans un monde d'échanges. Les morts ne sont pas strictement des
gens qui ne sont plus. Ils sont des personnes qui s'en vont, et dont le
départ oriente la société vers l'altérité qui la construit et qu'elle
construit à travers eux. Ils s'en vont jusqu'en un point, jusqu'à une
limite où la vie humaine cesse mais qui, par son altérité radicale, sitUe
le monde des vivants dans sa présence à lui-même. On a souvent cette
idée que le mort doit entamer un voyage, qu'il va marcher, et qu'il lui
faudra accomplir un parcours dont la représentation ménage toujours
sa place à l'irreprésemable. En quelque sorte le mort part sur le
chemin qu'aurait dessiné un artiste, mais qui ne serait pas achevé dans
le tableau. Et c'est ainsi, par ce silence que les morts commencent
d'imposer aux vivants, par le non-savoir auquel les morts obligent, que
l'invisible se situe dans les manipulations d'objets, dans les mots
échangés ou les silences partagés.
Au Mexique, la fête de la Toussaint donne lieu à la préparation de
plats spécifiques: une «anticuisine», dit Marie-Noëlle Chamoux. Parce
que le mort «va cheminer» on place dans le cercueil des petites galettes
de mais. Quatorze en tout. Les sept premières sont faites de mais. Les
autres sont faites de cendres. «À mi-chemin, il mangera les petites
galettes de mais comme un vivant; mais quand il sera arrivé à Mictlan, il
mangera celles en cendres parce que telle est la nourriture des Morts»J.
Il y a là une construction de la transition, une articulation des morts et
des vivants (par ce biais fondamental de la nourriture sur lequel Louis-
Vincent Thomas a souvent insisté) en même temps qûune séparation
s'opère. Surtout, ce qui vaut d'être souligné, c'est la pratique qui se fait
d'une sitUation de l'invisible, à la fois comme destination certaine - il
faut que les morts partent et donc qu'ils aillent quelque part - et hors
d'atteinte pour la description ou la saisie conceptuelle. La mort n'est pas

Marie-Noëlle Chamoux, «La cuisine de la Toussainr chez les Aztèques de la Sierra de Puebla»,
Internationale de 1lmaginaire, «Cultures, nourriture», Paris, Babel, Maison des Cultures du
Monde, Acres Sud, n° 7, p. 97.
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1861 La place des morts

strictement l'ailleurs. Les morts ne sont pas les «composants» d'un autre
monde. La mort est beaucoup plus fondamentalement une «coupure»
entre deux mondes, visible et invisible1. Et les morts sont ces gens qui
s'en sont allés: non pas exactement quelque part, en un endroit que l'on
pourrait ou que l'on devrait situer, mais «vers ce dehors» qui situe de
l'invisible dans ce monde même.
Sommes-nous si différents de ces Manouches, de ces corailleurs
ou de ces sociétés africaines qui valorisent le silence (ou les cris, mais il
s'agit toujours de ce que Louis-Vincent Thomas appelait des «langages
décomposés»?) ou qui, sans le valoriser, installe le silence dans les
rapports sociaux comme cette façon de se confronter au rien et d'y
faire place? Les gens que j'ai rencontrés (et que j'aurai sans doute trop
peu cités dans cet ouvrage), ne m'ont jamais tenu des discours. Il
fallait non pas seulement enregistrer des propos, puis vérifier la
véracité des dires en traquant les reconstructions, les rationalisations
après coup par la manipulation de quelques indices. Il fallait aussi, et
cela demande une capacité d'écoute (non pas seulement la perfor-
mance d'une bande magnétique) entendre les creux de la parole, les
réserves, les bruissements d'un silence qui fait habiter les morts en ce
monde tout en les espaçant de ce monde même. Un raisonnement
douteux suppose que si nous n'avons pas les mots pour dire les choses,
c'est que nous voulons les tenir cachées. Tandis que c'est ce silence
- ce rien installé dans le regard et les gestes - qui au contraire les
expose. Selon une logique simpliste on croit pouvoir déclarer que
l'inévitable embarras est le signe tout évident d'une incapacité et donc
d'un «refus de la mort ». Or je l'ai déjà dit, ce n'est pas ce refus
premier qui caractérise le «déni de la mort» dont parlait Thomas, mais
le refus de ce refus. Quand donc on fait dire à Thomas que la mort est
refusée, et qu'on veut lui opposer les rites funéraires qui persistent, on
commet - outre une malhonnêteté intellectuelle - une erreur de fond
sur les enjeux de la ritualité funéraire. Question: Thomas était-il à ce
point aveugle pour ne pas voir que les obsèques avaient toujours lieu
dans les années 70 et 80? Croyait-il que la mort avait proprement
disparu de l'espace des vivants? S'était-il persuadé que l'on n'enterrait
plus et que les gens n'éprouvaient plus aucune peine à la mort de l'un
de leurs proches? C'est pourtant en tendance ce que vient lui faire dire
une sociologie qui se croit empiriste et qui, forte de postUlats mal

Voir Dominique Zahan, La Viande et la graine, Paris, Présence Africaine, 1969, p. 101.
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Les scènes du deuil 1187

interrogés quant aux «devoirs» de solidarité et quant à leur formes


d'expression, oppose au savoir tout «théorique» ou toUt «métaphy-
sique» ou encore et surtoUt «moraliste» prêté à un anthropologue, des
données sur les pratiques de deuil et de fréquentations des cimetières.
Le pire peut-être étant que ces données manipulées avec je ne sais quel
bon sens scientifique font passer à côté des enjeux qui sont à l' œuvre
dans des ambiguïtés, dans des ambivalences, dans des contradictions
multiples qui donnent à la ritualité funéraire toUte sa profondeur,
toute son humanité. Voudrait-on que les gens parlent de leurs défunts
comme des différentes voitUres qu'ils ont possédées, comme des lieux
de vacances qu'ils ont fréquentés ou comme des bonnes boUteilles
qu'ils ont bues? C'est cela - ce discours de commentaire, cette pose,
cette affectation de savoirs - qui est propre au déni de la mort. C'est
bien cette attitUde distanciée, mais sans implication d'une distancia-
tion humaine devant l'inhumain, cette capacité que nous aurions de
réserver notre tombe comme on réserve une table au restaurant, avec
le même détachement et la même efficacité, la même performance
communicationnelle, que Philippe Ariès décrivait comme attitude
typique de la «mort interdite». Ce qui relativise le dispositif du déni
de la mort - cette logique sociale qui porte à faire comme si elle
n'avait aucune importance -, ce sont les gens eux-mêmes, tels qu'ils se
tiennent silencieux, tels qu'ils placent par le silence qui les prend et
qu'ils «observent», l'invisible dans ce monde même, refusant ainsi qu'il
ne soit pas habité par une dimension autre qui en transfOrme alors tous les
usages.
Ici et aujourd'hui on retrouve, comme cela ne saurait étonner, ce
qui relève d'autres cultures, c'est-à-dire d'autres expressions culturelles d'une
culture anthropologique de base. FaUt-il ici rappeler que la formulation
«sociétés traditionnelles» est mauvaise? Et cela doublement: elle fige
comme Georges Balandier l'a bien dit, les sociétés «différentes» dans
une traditionalité qui ne tient pas compte de leur historicité; elle les
isole dans un exotisme qui n'a scientifiquement aucun sens; mais aussi
elle sous-entend que la «modernité» (expression dont Castoriadis disait
bien la pauvreté conceptUelle), n'aurait plus aucune relation avec ces
autres sociétés et donc que l'humanité aurait pu bifurquer, en Occident
(notion également totalement vague), en dehors de ce qui constitue
pour l'homme l'habitation de ce monde.
Dans la pratique qu'ont les gens de leur espace domestique et
relationnel, on retrouve ces contournements d'objets, ces évitements de
conversation ou ces manières de taire la raison pour laquelle on refuse de
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1881 La place des morts

donner suite à une demande: prêter un objet, le donner à manipuler à


celui qui voudrait l'examiner de plus près ou raconter tel épisode de son
existence. De même, retrouve-t-on dans l'usage des photographies, ces
manières d'écarter de l'ordre des souvenirs «la» photographie qui fait le
plus sens de la mort de l'autre et de sa perte dans sa propre vie. Ce n'est
pas une collection d'images que l'on possède et que l'on peut tenir à
l'instant voulu sous des yeux vérificateurs. C'est une photographie qu'on
trouve un jour, une photo qui tombe d'un tiroir, qui se glisse hors d'un
album ou qui sort d'une enveloppe qui devient cette photographie (dont
on ne savait plus l'existence) et qui surprend celui qui la «retrouve».
Cela a beaucoup été dit: on écrit des choses pour s'en débarrasser
(Nietzsche). Pareillement, « on photographie des choses pour se les
chasser de l'esprit», a dit Kafka1. Limage photographiée ne tient pas
son sens d'elle-même mais de l'usage qui s'en fait dans l'aventure
d'une «signifiance» que le scientisme sémiologique ne parvient pas à
dire. Roland Barthes dans La Chambre claire est obligé de rompre avec
la pose du commentateur savant des signes. Il raconte comment il
trouve une photo de sa mère quand elle était enfant, une « image
juste», dit-il, qui accomplit une «utopie»2. Il dit qu'il la cherchait.
Plus souvent la trouve-t-on. Par un curieux détour qu'on ne saurait
expliquer: on n'était pas en train de chercher une «vraie» photogra-
phie. C'est elle, par la distance même qu'elle impose avec le souvenir
qu'on croyait posséder et contrôler, qui bouleverse la séparation qu'on
croyait assurer entre soi et les morts, et qui place un autre monde dans
ce monde même, c'est-à-dire qui fait signe d'une altérité intriguante,
bien plus qu'elle ne serait le signe commode d'une altérité maîtrisée,
ou d'une «vérité» supérieure à «l'identité» comme veut le dire Barthes
qui demeure toujours prisonnier du beau langage et du souci de bien
dire les choses. On ne peut pas «bien dire» ce qui précisément se dit
toujours autrement. Proust, bien entendu - mais « son excessive
exigence théorique» (comme il disait lui-même) ne l'enchaînait pas à
la démonstration d'une intelligence de mécanismes - aura bien
montré cette altérité du souvenir dont la photographie, fût-elle
«involontairement» trouvée, n'est pas l'ingrédient décisif.

Cité pat Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Éditions de l'Étoile/Gallimard/Le Seuil, 1980,
p. 88. «Il est impossible de soUtenir que le sens est simplement ce qui tésulte de la combinaison
des signes », disait bien Cornélius Castoriadis, L Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil,
1975, p. 193.
2 Voir ibid., p. 109, 110.
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Les scènes du deuil 1189

Qu'apporte l'image au texte sans mots du souvenir? Vient-elle tuer


la part d'oubli qui dynamise la mémoire? Vient-elle à la façon d'un
renseignement immobiliser l'aventure d'un rapport aux défunts? Les
images ne sont pas toute~ figées. Même si la photographie montre une
image immobile, elle demeure incertaine, et provoque par l'incertitude
qu'elle comprend à l'interprétation qui les «reprend». Sans doute ces
yeux qui regardent et que je vois, que je ne peux pas, en fait, exactement
regarder ou plutôt dont l'exact regard que je porte sur eux, n'est possible
qu'à partir de la photographie, cette scrutation rendue possible par
l'immobilisme irréel du regard de l'autre -, ces yeux nont pas pour eux
la situation humaine d'un échange, qui se dérobe toujours à la lumière
(Emmanuel Lévinas), cette dimension du secret jusque dans l'exposition
de la présence nue1. Pourtant ils ne fonctionnent pas comme stricte
information d'un visage et comme une incrustation de la manière de
regarder. La photographie du mort possède toujours une ambiguïté.
Bien sûr l'on pourra dire que cette photo n'est jamais lui ou elle. Mais ce
«lui» ou cette «elle» en quoi consiste pourtant la photographie tenue ou
retenue entre mes mains, vaut surtoUt en propension de ses échappe-
ments. Retenir l'image du défunt, c'est toujours la recomposer, et la
fixation du visage du mort demeure mobile depuis le regard intrigué qui
se porte sur lui. Le «je me souviens» suppose une posture interprétative.
Ce n'est pas lui comme chose inerte qui pourrait être souvenu. Le «je
me souviens» vient dire, jusque dans la fidélité ou la loyauté dont on
veut protester, un «je le réinvente». Vous le pensiez disparu, mais je vous
le remontre. En tant que mort. Et ce nest pas seulement cette photogra-
phie qui me permet de vous le remontrer. Le mort, je vous l'offre aussi
dans mes yeux.
Immanquablement la photo fige. Elle arrête une expression: «Ne
bougez plus.» La tête vue n'est jamais strictement identique à la
personne visible. Plutôt engage-t-elle sur la piste autrement plus trou-
blante d'une ressemblance. Mais la photographie est aussi toujours
«revue» : reprise dans une mémoire dynamique qui invente et associe.
Laffirmation «c'est lui» ne doit donc pas être prise au pied de la
lettre. On ne s'illusionne pas sur la maîtrise qu'on aurait d'une trace,
sur la preuve qu'on détiendrait d'une existence et du contrôle qu'on
pourrait exercer de son souvenir. Il ne s'agit pas d'une fierté naïve, telle
celle qui permettrait d'affirmer: «voici ce que j'en conserve, cette

Voir Patrick Baudry, La Pornographie et ses images, Paris, Armand Colin, 1997.
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190 La place des morts

illustration précise et portable, bien rangée dans mon portefeuille qui


peut ainsi prendre forme d'un petit tombeau mobile et commode». Le
prurit de la photographie peut sans doute s'analyser comme une manie
de la trace maîtrisée, tenue à disposition, oubliable à merci en même
temps que disponible pour la manipulation compensatrice. Mais cet
apparent repli sur la photographie peut aussi se comprendre comme
une «dérive».
À partir d'une technique simple, dont on peut disposer sans diffi-
culté, on s'oriente vers le jeu des souvenirs ambigus. À partir d'une
netteté que l'on sait fausse, et qui ne vaut que comme support, l'ima-
ginaire du défunt s'oriente vers des combinaisons de sens que le
portrait technique ne peut jamais «arrêter». La photographie ne se
prend pas comme le résultat d'une description ou comme preuve d'une
inscription - plutôt peut-on s'étonner de la «retrouver» photographi-
quement étrangèreau souvenir qu'on voulait en posséder - mais comme
la matérialité qui reste d'une absence incernable. À défaut de destina-
tion post-mortem, sans soutènement symbolique qui oriente un imagi-
naire des morts, on recompose à partir d'un objet pauvre et limité,
toute la limite qui permet la distanciation. C'est-à-dire ce qui permet de
savoir qu'il est mort et que j'en suis séparé. Sans doute cette limite
fondamentale ne se trouve-t-elle pas à proprement parler tracée. Mais
il faut comprendre - et c'est cela l'essentiel - que la trace photogra-
phique joue comme trace inverse. À prendre au pied de la lettre sa
possession ou sa manipulation, on peut croire que les gens s'en conten-
tent. Que la «photo-souvenir» leur suffit et donc conclure que l'ima-
ginaire des morts s'aplatit. Qu'il s'appauvrit en se rabattant au rang
d'une exactitude sans épaisseur. On peut croire ainsi à la naïveté d'une
mémoire qui s'illusionnerait sur ses preuves ou sur ses «appuis». Mais
la photographie est l'élément d'une combinatoire complexe, et la
«simplicité» de son usage proteste plutôt contre la simplification d'un
rapport aux défunts. En fait c'est l'incapacité même d'une photogra-
phie à prouver quoi que soit, qui installe une distance là où la dispa-
rition menace de l'anéantir. La photographie du mort n'estpas une appa-
rition maintenue. Elle lutte contre la disparition par effet implicite de
distanciation. Henri-Pierre Jeudy l'aura bien montré: la représentation
est toujours reprise dans l'aventure de l'image, l'immobilisme repris dans
la mobilité d'une aventure du regardl. La souveraineté de la vie est hors

Voir Henri-Pierre Jeudy, Le Corps comme objet d'art, Paris, Armand Colin, 1998, p. 39.
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Les scènes du deuil 1191

représentation. Elle «s'image» et s'imagine, et rend le récit mobile,


imprévisible, intriqué à la vie même. Aussi bien les «photos» ne sont
jamais de simples traces du «réel» (hypothèse pauvre et malheureuse).
Mais les bases d'un remaniement perpétuel, les fondations ordinaires
d'un monde en mouvement.
Les objets peuvent être Utilisés ainsi comme mise en creux de
l'absence préservée, ignorée et «réservée» à la fois, au sens de ce qui se
retire du monde et de ce qui maintient dans ce monde la dimension
indicible d'une altérité essentielle.
Qu'en est-il de la crémation et de ses incidences au plan de l'articu-
lation des vivants et des morts? On pourrait dire, en arguant de la perte
des grands récits et de la perte de vitesse des valeurs religieuses, que cette
articulation est en panne. Qu'elle fait faillite au lieu même de sa situation
possible. Au cimetière le mort qui «repose» n'occupe plus un «tombeau-
lit». La métaphore du sommeil (comme du voyage) reste dans les
manières de dire, mais ne trouve plus de sOUtènements symboliques pour
que des pratiques attestent de la «véracité» des croyances, c'est-à-dire de
leur nécessité. Le sol de la croyance - qui ne se suffit jamais à elle-même
pour s'énoncer et être crue - se dérobe. Déjà le cimetière moderne
constituait davantage le lieu d'une juxtaposition ambiguë des vivants et
des morts, bien plus que l'espace de leur articulation. Retenu «là», le
mort de la modernité perd sa destination symbolisée, et le culte du
souvenir qui se met en place (puis qui s'effrite ou qui se fragilise) ne
trouve plus auprès du tombeau le lieu symbolique d'un ailleurs devenu
forclos. Plutôt que de regretter le cimetière «d'autrefois», qui est récent et
qui aménageait mal la relation aux défunts, sauf à s'entrevoir comme la
continuation de ce que ce cimetière moderne n'était pourtant plus - l'on
peUt faire l'hypothèse d'un remaniement intérieur, silencieux, d'un autre
paysage du monde des morts, à quoi la crémation, pour que ce monde
vienne à se raconter, ne s'opposerait plus.
La question qui se pose, toute simple mais décisive, est celle-ci:
que fait-on de l'urne? On le sait: dans plus de 60 % des cas, elle est
remise aux familles. Mais ces familles, qu'en font-elles? Ici il ne suffit pas
d'observer des pratiques, il faut encore tenter de comprendre la signifi-
cation qu'on veUt leur donner. Pour le sociologue, l'enjeu compliqué est
de trouver du sens dans des significations hautement contradictoires,
paradoxales, ou «plus simplement» confuses. En effet, ce qui apparaît
bien c'est l'indécision encore une fois, l'indétermination des usages et
leur relative déconnexion en rapport de règles que pourtant l'on
invoque. Essentiellement, l'on pourrait dire ceci: l'on ne sait pas quoi
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La place des morts


1921

faire de cette urne, et l'on s'en débrouille comme l'on peut. Il arrive
qu'on la rapporte à l'agence de pompes funèbres en expliquant «qu'on
n'en peut plus». Un service s'est proposé: celui d'une location d'urne
pendant six mois. Au terme de ce «délai» - voudrait-il correspondre à
quelque rythme psychique? - on la rerourne et on l'inhume, on en
disperse les cendres sur le «jardin du souvenir», ou encore l'on pratique
une immersion. Il arrive que l'urne demeure au domicile. On la place
dans la chambre à coucher, dans le salon. Elle est parfois déplacée: en
fonction des époques de vie familiale, par exemple. Il arrive qu'on
s'accommode de cette présence qui témoigne d'une absence, qu'on parle
«avec» cette urne, comme d'autres (ou les mêmes) disent qu'ils parlent
«avec la photo ». On peut s'étonner de ce gardiennage, qui voudrait
n'être pas morbide, ou dont le caractère funèbre est opposé aux usages
d'un cimetière dont on dénonce la morbidité. Une femme dit: «l':urne
de ma belle-mère est dans notre chambre à coucher. Cela ne me gêne
pas du tout. De temps en temps, comme cela, je pense à elle. »
Que faut-il comprendre d'une séparation qui se négocie sans,
semble-t-il, s'accomplir tout à fait, sous ce prétexte que «le mettre là-
bas», ce serait «vraiment l'abandonner»? Parfois, l'urne conservée est
vide. La «tombe» resterait donc au domicile. Les cendres, elles, ont été
dispersés par la famille et les proches, selon un rituel réalisé «comme
l'on souhaitait», et sans présence «des professionnels» ou «des autori-
tés». Le mort deviendrait ici <<notre»mort. Non pas celui qui part ou
qui rejoint un monde des morts ou un autre monde. Mais celui dont on
est venu se séparer, tout en revenant avec sa tombe «entre les mains».
Dans les périodes de mutation, comment voudrait-on tenir un
propos définitif? Savoir exactement ce que signifie ce qu'on observe?
Définir des attitudes ou les mettre en catégories. On le pressent:
l'indétermination ou l'indécision qui caractérisent des pratiques sont
porteuses d'autres manières de faire et de penser, en même temps que
la faillite (mais faudrait-il s'en plaindre?) d'ordres sociaux convention-
nels s'y fait sentir. S'agit-il pour autant de la faillite d'un ordre symbo-
lique, c'est-à-dire d'une culture anthropologique de base, qui se prête
en fait mal aux changements: devant l'étroitesse des questions, l'appa-
rente variété des réponses ne saurait en effet dissimuler que les possibi-
lités même de répondre sont limitées. Bien au-delà de ce qu'une
anthropologie universaliste veut relever ou de ce que, devant des
descriptions de facture identique, des savoirs veulent livrer sous forme
de tableaux mouvants et tout éclectiques - la question qui demeure est
celle-ci: comment fait-on place au défunt en le mettant à sa place?
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Les scènes du deuiL 1193

Lincinération, ou comme on veut le dire aujourd'hui la créma-


tion l, connaît une progression considérable dans les pratiques funéraires
françaises. Dans les années 50 et 60 il s'agissait d'une technique margi-
nale (0,5%). LÉglise catholique, on le sait, n'a autorisé cette forme de
.«gestion» du cadavre qu'en 1963, et l'incinération (comme l'on disait)
pouvait prendre le sens non seulement du refus de la sépulture chré-
tienne mais du christianisme et de la croyance en Dieu. Les réticences
étaient fortes à cette disparition du corps qui contrevenait au souci d'une
conservation du déjùnt. Lincinération pouvait en effet s'entrevoir comme
une attaque du mort lui-même, comme un mauvais traitement non
seulement de sa dépouille mais aussi de sa mémoire. On pouvait aussi
invoquer les fours crématoires nazis ou rappeler les bûchers du Moyen
Âge pour associer l'incinération à la barbarie ou à la mauvaise mort.
Les arguments favorables à la crémation pouvaient aussi desservir ses
progrès. On usait d'arguments rationalistes (le gain de place), hygié-
nistes (la suppression de la putréfaction) ou encore «écologistes» (le
retour à la «Terre») et éventuellement «spiritUalistes» (le retour au
«Grand Tout»), qui ne pouvaient guère séduire ou convaincre que des
«militants» ou que des personnes déjà acquises à la mentalité sous-
jacente qui présidait au jeu des attitudes devant la mort et aussi bien
devant la vie de groupes «minoritaires». Les crématistes pouvaient avoir
leurs associations, leur journal (La Flamme), leurs réunions, mais bien
à la manière de ces minorités contestataires dont les efforts identitaires
peuvent contribuer à les marginaliser ou à les minimiser. On pouvait
aussi penser que la crémation était plus onéreuse que l'inhumation.
Surtout on pouvait reprocher à la crémation sa sécheresse rituelle, sa
pauvreté cérémonielle. ToUt se passant comme si la technique brutale
de la disparition du corps ne se trouvait nullement compensée et
supportée par quelque symbolique. Le «bouche à oreille» n'était pas
favorable au développement de la crémation: on pouvait dire comme
la cérémonie à laquelle on avait dû assister avait été pénible. Et l'on
pouvait expliquer la leçon qu'on tirait d'une scène insupportable: on

Il y aurait une étUde concrète à mener sur l'usage de ces mots, le remplacement de l'un par l'autre
et le sens de cette imposition dans le vocabulaire des professionnels du funéraire qui veulent et
doivent dire «crémation». Tour se passe comme si on donnait à ce mot le pouvoir de légitimer
une pratique en différenciant l'incinération qui concerne, dit-on, les animaux et les détritUs, de la
crémation réservée aux hommes. Tourefois on ne dit pas «crémer», mais bien incinérer un corps.
L'arbitraire de cette appellation, mais aussi les contradictions ou les ambivalences qu'elle porte
jusque dans les usages de la langue, mériteraient également des analyses.
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1941 La place des morts

ne voudrait jamais «ça» pour soi-même ni pour ses proches. «Faire


vivre» à l'entourage un tel moment pouvait s'entrevoir comme une
manière d'agressivité, ou au moins comme une façon toute indivi-
duelle de se soustraire aux usages en imposant une sorte de rite.
«contre-nature», ou un «contre-rIte».
Même si la crémation ne constitue pas, loin de là, le mode aujour-
d'hui dominant de traitement des corps décédés, il apparaît bien, quanti-
tativement mais aussi qualitativement, que des mutations se sont opérées
et sont en cours. La proportion des décès qui donne lieu à la crémation
(près de 14 %) peut être minoritaire mais elle n'est plus marginale. Et
surtout l'image de la crémation s'est considérablement modifiée. Quand
des professionnels du funéraire prévoient que la crémation pourrait
atteindre les 50 % dans les années 2030, c'est en se fondant sur la
montée rapide de cette pratique dans les dernières années, sur sa vitesse
d'évolution, mais aussi sur les déclarations d'intentions recueillies au
travers d'enquêtes. Les pratiques peuvent connaître un retard sur celles-ci
comme c'est souvent le cas. Reste que la proportion des personnes qui se
disent favorables à la crémation augmente tandis que la proportion de
celles qui s'y opposent tend à diminuer. La tendance nette à la diminu-
tion non seulement des opposants mais aussi et surtout des oppositions,
constitue peut-être l'une des sources principales des mutations en cours.
Non seulement peut-on penser que le groupe de ceux que l'on peUt dire
«non favorables mais non opposants» peut constituer une «réserve
populationnelle» qui, à terme, viendra augmenter considérablement la
«population crématiste », mais l'on peut discerner dans des attitudes
marquées par l'indécision et l'ambiguïté une modification profonde de
l'organisation des croyances qui sont mobilisées dans les Funérailles et
qui touchent aussi bien aux pratiques funéraires elles-mé mes. Ce qui
semble se dessiner lentement c'est la représentation d'une crémation qui n'exi-
gerait plus pour qu'on l'adopte que l'on soit à proprement parler crématiste.
Si dans les années 50 et 60 la crémation pouvait se lier à la position
militante, au choix volontariste et aussi bien au refus des pratiques
chrétiennes, il n'en est plus de même aujourd'hui. Non seulement parce
que l'Église catholique aUtorise cette pratique (quand elle n'est pas
portée par l'intention de s'opposer à ses directives), mais aussi parce que
la crémation s'entrevoit comme une possibilité, c'est-à-dire parce qu'elle
entre dans la conception d'une alternative et qu'elle ne se trouve plus
associée à des motivations de dissidence. Choisir la crémation aujour-
d'hui ne signifie plus, ou signifie bien moins qu'autrefois qu'on soit le
témoin ou le faire-valoir d'un ordre particulier de représentations, qu'on
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Les scènes du deuil 1195

s'allie à des pratiquants singularisés ou qu'on se relie à une idéologie qui


devrait s'expliciter, se justifier et trouver sa légitimité. Plus simplement
qu'un choix d'idées et qu'une appartenance à un groupe, la crémation
relève davantage aujourd'hui d'une option possible et de la logique d'une
possibilité d'option dégagée de son socle représentatif proprement
crématiste. Une telle transformation relève du mouvement d'individuali-
sation du rapport à la mort, relevé par les historiens et les sociologues.
Mais aussi cette tendance renvoie à la fragilisation des imaginaires de
l'au-delà, au désinvestissement progressif de l'articulation symbolique des
vivants et des morts, ou à son remaniement.
Ce n'est pas parce que l'on incinère les morts qu'on les fait dispa-
raître. Restent l'urne, les cendres et tout le soin qu'il faut avoir d'une
négociation. Et restent de toute façon, quel que soit le procédé qu'on
utilise pour se séparer de leurs corps, les morts eux-mêmes. Il pourrait
bien ne pas y avoir de lieux pour les morts. Restent les morts: dans
nos lieux. Et la nécessité d'aménager une place à ceux qu'on ne peut
traiter comme s'ils étaient «disparus », et qui ne doivent pas nous
envahir - nous ne saurions vivre exactement «avec» eux, «ensemble» 1.
Dans les sociétés dites traditionnelles l'invisible est une dimen-
sion forte de l'expérience du monde, ce qui structure le rapport à
l'existence. Ce n'est pas un endroit ailleurs, qu'on n'arriverait pas à
voir, mais ce qui est là, placé dans les choses et les êtres, dans les
relations qui s'actualisent et qui ne sauraient signifier seulement leur
simple actualité. Quant à nous, aurions-nous supprimé l'invisible? On
aurait vite fait de croire que l'on peut très bien s'en passer. Ou bien
nos stratégies deviennent celles de gens réalistes qui voudraient aller y
voir, c'est-à-dire de gens qui n'arrivent plus à comprendre l'invisible
dans ce monde même. Des gens qui croient que l'invisible est quelque
part et que l'on peut y aller!
On aurait tort de penser que la crémation constitue une modalité
fonctionnelle de gestion des corps morts par quoi on les ferait propre-
ment disparaître. On aurait tort en somme de juger que la crémation
permet de se débarrasser des morts, de les oublier radicalement, de
supprimer leurs traces. Plutôt faut-il tenter de comprendre les incerti-
tudes nouvelles qui caractérisent un rapport qui se perpétue aux
défunts. La question n'est pas seulement celle des pratiques que l'on a
avec les cendres. Celle des traces toutes matérielles que la crémation,

Voir Jean-Didier Urbain, L 'Archipel des morts, Paris, Payot, 1998, p. 310.
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1961 La place des morts

soulignons-le, ne peur donc pas supprimer. Mais celle de ces autres


traces, ineffaçables, dans le cas de la crémation comme dans celui de
l'inhumation, de morts symboliquement situés à la charnière de l'invi-
sible. Ce qui est ineffaçable c'estla trace de l'effacement de la trace. On ne
peut pas vivre sans les morts. Lon ne peut pas non plus vivre avec eux.
Toute la question est celle d'une distanciation à construire. À manier
et remanier. Laventure même de la culture. Une affaire de distance.
Qui fonde la culture elle-même.
Jean-Luc Marion écrit: «Il ne s'agit pas d'admettre la distance
malgré l'impensable, mais de recueillir précieusement l'impensable,
comme le signe et le sceau de l'origine démesurée de la distance qui nous
donne mesure. »1 Les morts obligent à penser de manière paradoxale. On
ne peur ni les retenir ni s'en séparer. La place des défunts ne relève pas
de croyances, de certitudes. Il s'agit davantage d'une question qui suppose
bien moins un «savoir» qu'une posture et une confiance. La mort
menace évidemment l'existence. C'est une folie que de vouloir «l'inté-
grer». Mais les morts sont ces partenaires continués avec qui, tout à la
fois, nous refusons la disparition et lui donnons le sens d'une dimension
d'invisibilité qui supporte la capacité que nous avons de vivre.

Jean-Luc Marion, L'Idole et la distance, Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 194.


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Conclusion

La place des vivants

«Il n'est donc pas excessif ou ptésomptUeux d'estimet que


l'anthropologie ne setait, à la limite, qu'une anthropo-
thanatologie honteuse. »
Louis-Vincent THOMAS

J'AI VOULUDÉDICACERCE LIVREà mon père qui ne le lira jamais. On


comprend sans doute que j'ai l'ambition de marquer un lien, en faisant
mention du jazz: These foolish things, «Ces choses folles» et quoti-
diennes, ces «riens» ou «presque riens» de la vie ordinaire et fantas-
tique que chantait de manière poignante Billie Holiday, ou qu'interpré-
taient de manière si simple d'apparence Stan Getz ou Chet Baker. Avec
mon père j'ai vu Ella Fitzgerald, Ray Charles, Oscar Peterson. On ne
m'enlèvera jamais ces choses. Ces choses folles. Ce goût insensé de
vivre. Ces bonheurs passés et inaltérables. La transpiration terrible que
m'a donné Ray Charles quand il chantait devant moi «Come rain or
come shine». Nous aimions The Duke et Stachmo.
André Hodeir, dans un magnifique article consacré à Louis
Armstrong, écrit: «J'imagine qu'un musicien des temps futurs se
souviendra, sans l'avoir jamais entendue, de la musique de Louis
'W
"c Armstrong, tout comme Armstrong s'est peut-être souvenu de la
"
Q
~)
musique d'un balafoniste africain qu'avait écouté son arrière-grand-
Q)

'Q)

.~ père.»1 La mémoire des mots, des gestes, des sourires, n'est pas un
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stockage d'informations. C'est, comme on le sait, une production
c
'"
o
cQ) active, dynamique, qui entremêle le souvenir à l'oubli. La question du
ï5.
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rapport à la mort est celle d'une place qu'il s'agit de négocier pour soi
o
.!:
'6 dans une chaîne intergénérationnelle en y faisant l'épreuve d'un
0.
.3 manque. Les morts avec qui l'on ne peut plus communiquer ne sont
i
~ pas des disparus. Ils ne disparaissent pas d'une «relation» (un lien et
u
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'"
~ André Hodeir, «Louis Armstrong - Noblesse oblige», Télérama, hors-série, juin 1994, p. 10.
19
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1981 La place des morts

un récit) qui permet de se situer sans eux et avec eux, placé parmi les
vivants, ayant à charge de succéder sans pouvoir individuellement
décider de «l'acte de transmettre». Lune de mes filles m'a déjà dit
qu'elle n'aimait pas le jazz...
Des gens disent qu'ils ont «été morts» puis qu'ils sont «revenus».
Plutôt que de hausser trop vite les épaules, il vaut mieux tenter de
comprendre à qui ils parlent et ce qu'ils disent. On sait sans doute que
la mort est la mort et que nul n'en revient. On sait aussi que la culture
humaine - c'est ce que j'ai voulu. rappeler dans ce livre - fait mourir
les morts en les congédiant: donner à manger aux morts ne signifie
pas qu'on les associe à des vivants, mais bel et bien qu'on veuille
aménager leur départ. Il s'agit bien qu'ils partent et qu'ils se différen-
cient absolument de ceux qui restent. Mais voilà: des gens disent
qu'ils sont «revenus». En quel sens? Parfois parce que l'on a rencontré
des parents défunts qui ont dit que l'heure n'était pas venue et qu'il
fallait encore rester auprès des siens pour s'occuper d'eux. On voit ici
que la question de la place des morts est aussi bien celle de la place des
vivants. Que les questions de la paternité, de la filiation et de l'enfance
s'y trouvent intriquées. Des questions politiques, marquées par l'indé-
termination dans la société d'aujourd'hui où l'invisible serait ou bien
une inutilité ou bien ce qu'il faudrait parvenir à «voir». Escamoter
l'invisible ou le produire technologiquement, c'est-à-dire s'en débar-
rasser tout aussi bien au prétexte d'en réaliser l'investigation - telles
sont les tendances de la société d'aujourd'hui. D'une certaine façon
l'engouement de librairie pour les expériences de mort imminente, les
manipulations que font du témoignage des gens des auteurs qui se
veulent à succès, entremêlant le goût du sensationnel, la légitimation
«scientifique» et l'émotion commune, correspondent à cette exploita-
tion de l'au-delà dont j'ai déjà parlé. Georges Balandier, ne se laissant
pas prendre à la thèse commode d'un «retour du sacré», écrit qu'il
«faut plutôt y voir les effets de l'individualisation, de la contrainte à
produire du sens pour soi, de la distance prise face aux puissances
symboliques unitaires et instituées ». Et Balandier ajoute: «Avec
outrance, on dira qu'il s'agit alors d'une forme de libéralisme sauvage,
étendu au domaine des symboles et de l'imaginaire [...] »1. D'une
autre manière, c'est ce témoignage ambigu qu'il faut préserver dans
son ambiguïté: dans l'incapacité d'en dire le fin mot, c'est-à-dire non

Georges Balandier, Le Dédale, Paris, Fayard, 1994, p. 29.


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Conclusion
1199

pas seulement de ne pas savoir ce qu'il faudrait en dire. Mais comme


hésitation qui porte à l'endroit même d'une construction fondamen-
tale: tâchant de la vérifier, de l'éluder, et la posant encore comme
question dans une société qui voudrait réduire au fonctionnement ce
qui ne s'y réduit pas. La question que posent «en creux» ces témoi-
gnages est celle de la transmission intergénérationnelle : ce qui contri-
bue à poser la question de l'énigme de la mort, et déjà cela, à poser la
mort comme énigme, et non pas du tout comme territoire,
merveilleuse expérience, ou sacré individuel.
Les questions relatives au sacré ne concernent pas le jeu des
«croyances», mais touchent au montage de la relation de l'un avec
l'autre. La disparition de la scène de mort - le traitement de la mort
comme disparition - met à mal l'élaboration du rapport à la mort dans
la relation à autrui, en quoi consiste la culture. Donc, ce ne sont pas
seulement des coutumes funéraires - l'anthropologie de la mort ne
saurait être exclusivement thanatique - qu'il s'agit mais de l'institution
de la vie.
La mort et le mourir sont des sujets «métaphysiques»1 aux yeux
du positivisme étriqué. De telles préoccupations ne seraient pas
«scientifiques », et le sociologue qui participe à ces débats peut être
soupçonné de céder à un mauvais penchant «philosophique» ou plus
trivialement sentimental. Mais l'on voit bien d'une part qu'un taux de
mortalité dit bien peu de choses du rapport à la mort, et d'autre part
que ce sujet prétendument abstrait touche de près les institutions
sociales - l'hôpital notamment - et concerne l'institUtion même de
l'existence sociale2.
La mort c'est l'inhumain. L'humanité se constitue en rapport de
cela qui est innommable et qui relève toujours de l'Interdit. La culture
'iii
-c
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::J n'est pas «apprivoisement» de la mort comme cela se prétend à partir
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de lectures simplifiées d'un Moyen Âge où, dit-on, l'on n'avait pas
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.[5 peur de la mort. Une culture consiste en l'élaboration, depuis la
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.0.
o Jean Duvignaud a bien dit à propos de la socio-anthropologie de la mort: «Et cela est déjà fonda-
u
o mental, que la sociologie et l'anthropologie, aptès des années de divagations docttinales, tetrou-
Ci
..c
Q. vent le terrain qui rapproche l'une de l'autre de la métaphysique dom le posirivisme a fait, comme
j de la mort, un monstre à fuir ou un totem à respecrer, », «L'os er la chair ou l'anrhropologie du
i "rien" », in l'Autre et l'ailleurs. Hommage à Roger Bastide (textes présentés par Jean Poirier er
u~ François Raveau), Paris, Berger-Levraulr, 1976, p. 142.
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<:
2 Claude Javeau écrir: «Replacer la mort au centre de toute configurarion sociale, c'est permetrre de
:1 ressaisir le sens et la manière dom le sens est produit dans cetre société ou morceau de société», in
~
@ Mourir, Bruxelles, Les Éperonniers, 1988, p. 38, 39.
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200 La place des morts


I

relation de l'un avec l'autre, d'un écart. Écart qui se manœuvre dans la
construction de la place des morts. Écart aussi dans lequell' aventure
humaine se met en récit.
Assez bizarrement, pourrait-on dire, la notion de rituel revient
sur le devant de la scène, et l'intérêt pour la ritualité acquiert une
légitimité qu'il ne possédait pas il y a dix ans. Ce que j'écrivais sur la
ritualité du mourir pouvait susciter une condescendante surdité. La
critique que je faisais d'une humanisation du décès opposée à la socia-
lisation du mourir semblait «idéologique» et pouvait être mise en
sourdine. Mais il est symptomatique que ce regain d'intérêt corres-
ponde à une visée organisationnelle du social: organiser les gens
perturbés supposerait qu'on les ritualise. J'essayais de poser la question
du rite. On s'en saisit aujourd'hui comme solution. Comme procédé.
Or le rite a fondamentalement trait à l'Interdit. Il s'agit d'un rapport
au travers duquel la mort se met à distance, tout en même temps que
dans l'humanité de cette distanciation, c'est le visage de l'autre
homme (Emmanuel Lévinas) qu'il s'agit de préserver dans l'anonymat.
Ce que repère le nazisme c'est le danger du visage. D'où l'appel des
noms dans les camps, l'appellation singulière des véhicules physiques
pour les exterminer de l'anonymat commun, c'est-à-dire de la société
humaine1. Le rite est aussi bien ce qui met en scène une relation qui
ne saurait être un simple contact. De même que la société n'est pas
une énumération des «présents». Dans la relation à l'autre, se joue
déjà l'élaboration d'un rapport à ce que nous ne savons pas, le sachant
ensemble, sans savoir le dire, sans dire pour le savoir. C'est donc aussi
dans la vie quotidienne, qui n'attend pas la ritualité pour connaître
une profondeur, que la place des morts se joue entre nous. S'il y a la
mort comme fin de vie, il y a aussi et dans le même temps la mort
dans la vie. La distance qui se prend avec la mort n'est pas une simple
dénégation, un oubli. Elle se «retrouve» dans l'échange quotidien.
Celui à qui je parle va mourir, et c'est ce qu'il me dit sans rien en dire,
en se taisant, en gardant cela «pour lui», mais d'une manière telle que
ce quant à soi n'est pas une réserve, un secret, mais la condition même
de mon regard sur lui.

Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 56 : «Que signifie le "nom propre"
ici? Non pas le droit à être là en personne; au contraire l'obligation effrayante par laquelle est tiré
sur la place publique, dans le froid, ['épuisement du dehors et sans rien qui puisse assurer un
refuge, ce qui voudrait se préserver à titre du malheur privé.»
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Conclusion [201

Analysant ee que devient le regard dans la société de post-moder-


nité, Alain Gauthier écrit: «Nous sommes passés du visible au visuel,
de l'extériorisation à l'exhibition publique (et non de l'invisible au
visible). Bien plus, nous. sommes passés de l'exhibition à l'exhorbita-
tion, à savoir à une inflation visuelle systématique opérée au détriment
de toute attraction lisible, de toute foree attribuée à l'objet ou à l'évé-
nement. »1 Les morts - plus que «la» mort - permettent-ils de résister
à cette destitution du regard de l'homme vers l'autre homme?
À l'effondrement d'une société qui ne nous «regarderait» plus, mais
où nous serions projetés dans une imagerie «hors récit» et dont nous
serions nous-mêmes les conducteurs, comme l'on parle de conduction
électrique? Une parfaite passivité qui donnerait acte aux devenirs les
plus monstrueux. .. Edgar Morin dit bien: «La mort opère une brèche
irrationalisable dans la vie, et sa bouche d'ombre constitue un aspect
radical de la complexité vivante. »2 On n'a pas encore réussi à mettre
au point du vivant sans mort. Et dans la déréalisation contemporaine
de notre rapport au monde, la construction, même discrète, du
rapport aux défunts résiste à la production d'une société sans altérité.

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1 Alain Gauthier, Du visible au visuel, Paris, PUF, 1996, p. 75.
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2 Edgar Morin, La Méthode, r. II, Paris, Le Seuil, 1980, p. 398.
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