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Baudry, Patrick (1999)
Baudry, Patrick (1999)
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Enjeux et rites
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Du même auteur
Patrick BAUDRY
Enjeux et rites
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À MON PÈRE,
QUI AIMAIT TANT
These foolish things
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SOMMAIRE
INTRODUCTION 11
Idée de mort et rapport aux défunts 12
Quelle sociologie de la mort? 17
Bibliographie 203
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EMMANUEL LÉVINAS
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REMERCIEMENTS
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III
IV
v
trouvant dans cette place la possibilité de la déplacer. Il s'agit non pas
d'intégrer la mort comme donnée naturelle, mais de faire de son
extériorité ce qui modifie et colore toute l'intériorité d'un monde qui
ne saurait être borné à lui-même. On ne saurait donc dire que la mort
est radicalement absente de la vie humaine. C'est par cette absence
absolue qu'elle est éminemment présente dans cette existence en
découvrant alors, à l'intérieur d'elle-même, une extériorité autrement
plus troublante qu'un simple dehors qui n'aurait aucune relation avec
le dedans du mondel.
Tout un ensemble de discours, notamment médiatisés, se sera
construit sur un mode nostalgique, comme si toujours nous courrions
davantage vers notre perte, comme si le vide (nécessairement
menaçant) nous éloignait d'une plénitude (évidemment heureuse).
Une certaine critique de la modernité aura également servi cette
tendance. L'idéalisation conservatrice d'une mort « apprivoisée» - les
analyses complexes que Louis-Vincent Thomas faisait des sociétés
« primitives» sont plus difficiles à entendrez - continue de prévaloir
comme si la familiarité avec la mort était un acquis historique. Or il
faut se demander au nom de quoi la parole devrait être facile, quelle
idéologie communicationnelle gouverne l'appétit de transparence et
conduit à escamoter l'indicible? La non-coïncidence du monde avec
lui-même se dit déjà dans l'échange commun et la parole ordinaire.
Parler n'est pas «communiquer », si l'on se fait de la communication
l'idée d'une interaction efficace et rentable. Heureusement nous
parlons pour ne «rien dire », ou plutôt pour dire l'entre-nous que la
parole porte dans le dit sans le dire.
L'embarras que nous connaissons ne provient pas d'une perte de
repères fondateurs, mais du retour d'un «désordre» que nous ne
mettons plus en mots. Cette difficulté d'élaboration peut se rapporter
à des changements de sociétés (place de la religion, devenir
démocratique, émergence de l'individu dans son rapport à sa propre
singularité). Mais il ne faut pas la considérer seulement comme un
déficit ou comme une incompétence. La modernité contemporaine
oblige à un inconfort. C'est ce trouble qu'il faut tenter de
comprendre, ce sont ces hésitations dont il faut dire les richesses
possibles, au lieu d'idéaliser une précision et une exactitude
VI
Patrick Baudry
1 Voir Patrick Baudry, Robert-William Higgins, Jacques Ricot Le Mourant, Nantes, M-Editer,
2006.
2 Michel de Certeau L'Invention du quotidien,Paris, UGE, 1980, p. 338.
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C'est aussi une amitié souterraine retenue dans des gestes d'embarras
qu'il faut tenter de décrire: elle indique cette relation aux morts qui
porte des effets, fût-ce en creux, dans la place même que nous voulons
tenir dans nos vies et les mouvements qu'on veut y dessiner.
Voir Louis- Vincenr Thomas, Anthropologie de la mort, Paris, Payot 1975, et Mort et pouvoir, Paris,
Payot, 1978; Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours,
Paris, Le Seuil, 1975, et L 'Homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1977; Michel V ovelle, Mourir
autrefôis, Paris, Gallimard, 1975, et La Mort et l'Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard,
1983; Jean Ziegler, Les Vivants et la mort, Paris, Le Seuil, 1975; Edgar Morin, L'Homme et la
mort, (1956), Paris, Le Seuil, 1975; Jean Baudrillard, L'Échange symbolique et la mort, Paris,
Gallimard, 1976; Jean-Didier Urbain, La Société de conservation, Paris, Payot, 1978; Pascal
Hinrermeyer, Politiques de la mort, Paris, Payor, 1981.
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Jean-Didier Urbain, La Société de conservation, Paris, Payot, 1978, et L'Archipel des morts (1989),
Paris, Plon, 1998.
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Luce des Aulniers montre bien certe dimension cririque de l'anthropologie de Thomas, sans
laquelle certe anthropologie elle-même ne saurait être comprise: voir «Anthropologie de la mort,
vingt ans après », in Parlons de la mort et du deuil (sous la direction de Pierre Cornillot et Michel
Hanus), Paris, Frison-Roche, 1997, p. 95.
2 Luce des Aulniers l'écrit avec netteté: «Je ne voulais pas m'enligner sur le rayon des gourous de
l'investigation leste et souvent spectaculaire, lesquels, mine de rien, rapatrient pour eux le senti-
ment de compétence à parler de l'innommable.» ltinérances de la maladie grave, Paris,
L'Harmartan, 1997, p. 25.
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Voir Emmanuel Lévinas, De Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin 1986, p. 221; voir Maurice
Blanchot, LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 79 et 109.
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François Laplanrine a bien cririqué ce qu'il appelle ,da consrrucrion d'une alrériré fanrasmarique» :
voir L'Anthropologie, Paris, Payor, 1995, p. 189, 190. Confondre esr sans doure douteux.
«Exalrer» la différence est égalemenr un mauvais procédé. En fait ce n'est nullement aplatir des
différences que de réfléchir à l'inrérieur d'une mise en rapport de cultures étrangères, ce qui fair
«l'uniformité fondamenrale du vécu humain», comme en parlait Georges Devereux (Femme et
mythe, Paris, Flammarion, 1982, p. 212).
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Voir Jean Duvignaud, Le Don du rien, Paris, Stock, 1977, p. 300 : «L'expérience imaginaire de
l'homme est plus vaste que son comportemenr social.»
2 Ernst Bloch, L'Esprit de l'utopie, Paris, Gallimard, 1977, p. II.
3 Ibid.
4 Voir ibid, p. 15 et p. 229.
5 Ibid, p. 229 et p. 242.
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2 Ibid., p. 76.
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La ritualité funéraire
Henri MICHAUX
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sait absolument pas ce qu'il faudrait lui dire. Ainsi des personnes
apprécient l'usage des «sincères condoléances» : «ça ne veut pas dire
grand-chose, au fond, mais ça permet de parler », m'expliquait un
homme «toujours très embarrassé dans ces circonstances ». Et il
poursuivait: «après avoir dit ça, on peut dire autre chose, je dirais
même qu'on peut parler d'autre chose. C'est une entrée en matière,
c'est commode.» Tel est l'aspect «pratique» de la formule codée. En
retrait de ces mots que parfois l'on ne prononce pas même - un
regard, un mouvement de bouche valent pour leur prononciation - il Y
a précisément l'attitude, le bras que l'on prend, l'accolade, la main
qu'on vient effleurer... Il s'agirait là d'autant de supports pour
communiquer «sur» l'incommunicable, comme par-dessus le silence.
Mais à présenter les choses ainsi, on mise tout entièrement sur la mise
en scène, sur la théâtralité funéraire, comme si la ritualité n'était rien
d'autre qu'un arrangement gestuel sur lequel - comme l'on met de la
musique «sur» un film - se grefferaient, mais assez mal, des mots, des
paroles, du discours. En somme il faudrait décider que ce qui se dit
n'est - à la manière d'une mauvaise musique de film - qu'un commen-
taire des habitudes de comportements. Et l'on pourrait en venir à
décider que ces mots ne valent que pour donner un semblant de
profondeur à des automatismes biologiques. La culture, pour caricatu-
rer le propos, ne serait donc qu'un habillage second de réflexes
animaux. A la tradition du «cimetière des éléphants», se rajouterait un
mince bavardage sur ce qu'on fait de nos pieds et de nos bras. On
parlerait, mais de peu. Du moins seul le mouvement corporel serait à
l'origine de ces balbutiements, que des institutions mettent plus noble-
ment en forme, mais encore avec des ruses gestuelles, pour meubler
leur propre vide et masquer leur incompétence...
«Que voulez-vous qu'ils disent? », me disait une femme. «Ils
disent qu'il est au ciel, des sottises comme ça, mais on peut pas leur en
vouloir. Nous non plus on n'en sait rien. Et puis on ne veut surtout
rien savoir.» Le «ciel» serait un mot, bien entendu. Une manière
de dire, qui vaudrait essentiellement comme manière, comme poli-
tesse. D'abord parce qu'il faut bien dire quelque chose, cela ne se
ferait pas de ne rien dire, et aussi parce qu'il faut tant soit peu justifier
les courbettes. Le discours ne serait donc possible que parce que
les corps se sont mobilisés. Il ne vaudrait que comme «justification»
de ces mouvements. Mais aussi, il servirait à masquer la pauvreté
même des habitudes gestuelles. «C'est tellement idiot ce coup du
goupillon», m'a dit un homme en riant beaucoup. «Évidemment,
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si on dit que c'est de l'eau bénite, ça donne de l'importance au coup
de poignet.» Et d'ajouter, pressentant une heureuse évolution:
«Il paraît que dans pas mal d'églises ils ont arrêté ça.» Puis désignant
du menton un clocher: «Par contre ici, encens et soutanes..., le
Moyen Âge. »
Pour une sociologie naïve, les morts ne comptent pas. Ils sont
inactifs, inopérants, d'emblée inexistants. Ce ne serait que les vivants
qui, par leurs propres croyances et leur obstination à vouloir se leurrer,
leur donneraient un rôle. Éventuellement on leur donnerait un rôle
terrifiant. Mais l'important serait de se fabriquer un mensonge car il
faudrait préférer un défunt qui menace à la situation absurde (inhu-
maine surtout) de la disparition. En fait toutes ces sottises, ces histoires
de revenants qu'on pourra expliquer en parlant de deuils mal réalisés,
serviraient à s'occuper l'esprit. L endeuillé voudrait vivre quelque chose
de la mort d'autrui. Et plutôt en ressentir de la peur ou en éprouver de
la culpabilité que de s'en trouver radicalement exclu. En donnant un
rôle au défunt, c'est le vivant qui se donne un rôle: en se positionnant
comme partenaire d'une relation qu'il veut continuer et en satisfaisant
un appétit qui, logiquement, détourne de la catégorie de l'inexistence.
Aussi bien faudrait-il s'occuper de ce que les vivants font, de leurs
pratiques et ainsi cerner la ritualité funéraire, quitte à réserver, mais
pour un folklorisme, une place à part aux paroles brouillonnes ou aux
discours organisés. Or l'essentiel - en raison de la coupure qui s'établit
comme naturellement entre pratiques et croyances, comme si l'on
pouvait se contenter de les relier par après en expliquant que les unes
légitiment les autres - passe à la trappe. Lessentiel, c'est-à-dire l'action
du mort, le rôle des morts. Sans doute pourrait-on penser qu'au fond
tout se passe «dans la tête des gens», qu'ils veulent y croire et qu'ils se
donnent les moyens de donner quelque vraisemblance à leurs fantai-
sies en s'obligeant à des pratiques, en s'activant corporellement pour se
convaincre que leurs idées ont une suite, et qu'il faut sans doute
qu'elles aient quelque caractère de vérité pour être ainsi suivies d'effets.
Ici donc les pratiques seraient secondaires en même temps qu'obliga-
toires : il faudrait au travers de procédures complexifiées et codées se
donner l'importance de gens qui croient et donner aux croyances
l'armature d'un dispositif. Ici le sociologue se découvrirait comme un
désenchanteur. Il étudierait les pratiques de cimetières comme autant
de tromperies. Et il pourrait expliquer, sans mal, la nécessité de ces
illusions: soit en se référant à une explication de facture psycholo-
gique (l'incapacité à admettre la mort) soit en se référant à une expli-
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tombe, qui dépose des fleurs, et non une société en son entier. Mais ce
qui se voit comme pratique individuelle ne trouve pas uniquement sa
source dans un ensemble de coutumes comme si celles-ci n'étaient
qu'un effet de société ou que des propositions de services culturelle-
ment acceptés. La vie sociale n'est pas une généralisation des pratiques
singulières, un statu quo évolutif qui se mettrait au point dans des
équilibres de tendances et en fonction des accords que passent des
personnes pour adopter de semblables manières de faire. La ritUalité
funéraire n'est pas seulement un «patron» des gestualités reconnues,
selon les conventions que passeraient silencieusement entre eux des
individus. On ne se met pas d'accord à plusieurs pour dire que l'on
processionne, que l'on donne à manger au mort, qu'on dépose une
fleur sur le cercueil ou qu'on écoute à ses côtés de la musique. C'est
cette vision, pauvre en symboles et en enjeux, qui semble aujourd'hui
se déployer. D'où le sentiment d'une vacuité car, comment miser sur
le sérieux d'une mise en scène, sur son timing impeccable et l'air grave
des participants pour s'assurer que le rituel a lieu?
N'est-ce pas à une ritualité de la ritualité qu'on a de plus en plus
affaire? On n'est plus «dans» le rite, mais dans un jeu ritualisé du rite.
Comme si la scène des funérailles prenait en rapport de nous de la
distance, comme si nous ne pouvions plus «directement» nous y
investir. Comme si ces gestes qui supposent des croyances avaient
perdu leur énergie symbolique et comme si ces croyances, qui engagent
des gestes, ne pouvaient plus s'entendre qu'au second degré. Finale-
ment la ritualité funéraire peut se sophistiquer sur le plan des mises en
scène mais tenir d'une mise en sens toute machinale. Un peu comme
la politesse ou la gentillesse peuvent devenir machinales, simple effet
de civilité, elle-même simple effet de la vie en commun, mais sans que
l'existence d'une communauté ne vienne s'y engager. Sans que l'inci-
dence de la parole douce n'intervienne dans le cours d'une communi-
cation pour laquelle la société elle-même ne serait plus qu'une idée.
De même que l'on peut «gérer» son image et ses relations, l'on peut
gérer la ritualité funéraire et ses obligations.
Ainsi peut-on avoir prise sur le rite mais parce que le rite n'a plus
prise sur l'événement. On cherche à insuffler un sens à la ritualité, on
veut lui donner une épaisseur, on trouve des symbolismes qui vont
servir à orienter les gestes et les pas. Et c'est bien cela qui est remar-
quable, outre la dévaluation du symbolique en symbolismes multiples,
interchangeables, à signification « humaine il, «universelle il, mais aussi
bien faible: que l'on surenchérisse dans la fabrication utilitaire d'une
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Il s'agir là d'une situation «traditionnelle» que j'aurai rencontrée en milieu rout aussi parisien que
bordelais. Bernard Pichon y fair également mention dans son mémoire pour le Diplôme
Universiraire de Soins Palliatifs, «Le Corps du défunt», Universiré de Breragne Occidentale,
1998, p. 9.
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que cela se déroule pour que je ne me sente pas mal à l'aise, et pour
que mon malaise ne se communique pas à l'ensemble des participants.
La capacité de la ritUalité à résister à l'incident est remarquable, cette
capacité qu'ont les participants d'ignorer le dérapage momentané,
d'abstraire l'incident éventuel du déroulement de la cérémonie elle-
même. Il semble, par exemple, que le silence se prolonge anormale-
ment. Que l'un des participants n'a pas bien retenu son rôle et
compris le moment de son intervention. Ce qui en d'autres circons-
tances serait sanctionné par un rappel à l'ordre - «Qu'est-ce que vous
faites? C'est à vous!» - se reprend dans la mise en scène d'un appro-
fondissement du recueillement. Mais ce n'est pas seulement la volonté
de chacun de ne pas compromettre la ritualité du groupe qui explique
cette solidité et cette plasticité du cadre ritUel. Ce qui se préserve n'est
pas seulement une politesse, ou ce que cette politesse garantit, c'est-à-
dire un dispositif d'interactions, mais une distanciation d'avec le mort.
Ce qui est essentiellement en jeu c'est la construction d'un espace
entre les vivants et le défunt. C'est cet espace que la ritUalité sitUe, à
quoi elle oblige, et par quoi elle permet le positionnement des vivants
les uns par rapport aux autres et de tous par rapport au mort. La ritua-
lité ne fournit pas le moyen d'une relation avec le mort, comme on
veut le dire à partir d'une vision essentiellement gestionnaire des
affects. Elle met en scène la non-relation, en faisant de l'impossible
relation avec celui qui n'est plus, le support d'un rapport avec celui
qu'il faut sitUer autrement. La ritUalité funéraire est cette mise en
rapport, c'est-à-dire dans la reprise de l'événement de la mort, dans la
reprise de la disparition du vivant, qui n'est plus vivant, la construction
d'une place du côté des morts.
J'y insiste encore: l'affaire se joue au pluriel, où plutôt au plan
d'un collectif Il faut parler de la place des morts et non pas seulement
de la place du mort. La société ne pense son imaginaire que sociale-
ment. Elle ne peut imaginer sa continuation autrement que sous
forme d'une structuration également sociale. C'est le jour des morts
qui suit la Toussaint, et non pas le jour de «mon» mort, comme si
chacun avait le sien. Il ne peut y avoir de défunt qui se place pour le
sujet, que dans un ensemble, en fonction d'un espacement, qui
relèvent de dispositifs sociaux et, comme ce fut longtemps le cas,
sous forme de société, d'ensemble organisé, relevant du registre même
du collectif
Sans doute pourrait-on opposer la femme qui veut son bénitier à
l'homme qui ne veut plus de «moyen âge». D'un côté la traditiona-
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Pierre Legendre, Le Crime du caporal Lortie, Paris, Fayard, 1989, p. 21 : «Exrerminer les Juifs,
c'esr prérendre ruer à rravers eux la Référence européenne dom procèdem les exégèses de la
ligarure en Occidem, c'esr-à-dire la consrrucrion même de la filiarion, dans sa version juive.»
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États et passages
La question de l'articulation entre espace des morts et des vivants n'est
pas qu'affaire de croyances. C'est-à-dire d'un imaginaire rassurant. Il ne
s'agit pas ici de savoir si ces croyances sont vraies ou fausses, ni de
conclure platement sur la nécessité de croire en une autre vie où se
situerait l'espace des morts. Il faut souligner que la fabrication de cet
espace, qui est sans doute le fait des vivants, tient sa nécessité de
fonder le rapport à la vie. Aujourd'hui, nous serions tentés de donner
des preuves à la réalité d'une communication avec les morts (j'y reviens
au chapitre suivant), et l'on peut penser que cet effort témoigne bien
de la permanence au travers de l'histoire de la fabrication d'un espace
des morts, en plus de marquer un «retour du religieux». Mais outre
le fait qu'il s'agit davantage de la progression d'un délire, il faut
comprendre que cette exigence de preuves et que cette volonté de
contact entre deux mondes, signifient tout au contraire la fragilisation
de la représentation symbolique qui s'organise dans l'institution cultu-
relle du rapport à la mort.
Le décédé n'estpas encore un défunt, et tout l'enjeu de la ritualité
funéraire consiste à faire place au défunt en ritualisant la séparation
avec le mort. La loi biologique confronte à un état: «Il est mort». La
règle rituelle rend possible le passage: la transition d'un statut à un
autre pour le défunt et la marque de la mutation qui s'accomplit pour
ceux qui restent. Cette «possibilité» relève en fait d'une obligation:
séparer les vivants des morts est ce qui permet aux sociétés de n'être
pas folles et l'on peut dire de la culture qu'elle tient sa raison de
s'opposer à la confusion des morts et des vivants.
Nous sommes riches pour actualiser les états, pour les dire, les
ritualiser ou les «solenniser». Mais nous sommes par contre pauvres
pour dire les passages, pour signifier les transitions. Ce faisant la ritua-
lité funéraire perd de son sens même puisqu'elle est essentiellement
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IS
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des rapports sociaux qui est divin et qui divinise, par dieux interposés,
la société elle-même. Le sacré s'investit sociologiquement pour
montrer que le tout est supérieur à la somme des parties, pour établir
la structure sociétale, l'action d'un corps social. Il s'agit d'expliquer le
sacré (bien sûr on ne saurait y «croire» ou croire à ses croyances) mais
aussi bien de l'utiliser comme preuve du dépassement de l'individuel
par le social. On résiste à la logique d'un État qui individualise et
massifie, qui détruit les solidarités intermédiaires, et l'on montre que
le fait social est extérieur et contraignant en prenant la preuve d'un
sacré qui produit le «corps social» : l'illusion mais réelle (non pas
seulement «bien fondée» en fin de compte) du religieux comme
expérience et attestation du lien social.
Éventuellement l'on fait un pas de plus et un pas de trop: on
instrumentalise le «corps social» qui n'a jamais existé qu'au titre d'une
métaphore, comme objet d'un inlassable commentaire. Ici, l'usage du
paradoxe débouche sur la parfaite confusion. Le paradoxe de la socio-
logie scientifique tient à son tiraillement entre une position scientiste
et un propos romantique. Entre la thèse directoriale du Tout, de la
Société comme Totalité et le sentimentalisme de «l'être ensemble», du
«vouloir vivre ». La confusion consiste dans le mélange des deux
pôles: mélange qui génère un anarchisme fasciste ou un fascisme
libertaire. Synthèse redoutable du scientisme et de l'émotion. Il existe
des sociologies navrantes tant elles sont bornées par des exigences de
réalisme. Mais il existe des sociologies terrifiantes tant elles sont illimi-
tées : enregistrant n'importe quoi au profit d'un commentaire pour
lequel une érudition énumérative tient lieu de théorie, ou surtout
dont l'appétence théoricienne s'amorce par le souci de ranger tous les
phénomènes dans une insistance machinale à tout interpréter. On
retrouve ici le sacré, mais sous sa version mensongère, fabulatrice,
incapable d'arrêt et d'énigme. Tout s'explique, tout se déchiffre, du
quotidien jusqu'à l'accidentel. Et le tragique y devient une gugusserie,
au mieux une péripétie de la théorie toute-puissante. Laissons là ces
plaisanteries sans drôlerie. Revenons à la sociologie moderne «en sa
naIssance» .
S'intéresse-t-elle au sacré? C'est finalement pour en avoir raison,
c'est-à-dire en commençant d'en évacuer le contenu. Le pli sociologique
qui consiste à ne rien écouter de ce que disent les gens sous prétexte
d'entendre ce qu'ils ne savent pas qu'ils disent, a donc une longue
histoire. Linculture d'une sociologie en matière de religion (et l'on
admettra, je pense, que c'est tout de même assez ennuyeux) a de quoi
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laisser perplexe. Les gens sont expliqués. Ce faisant les croyances sont
rangées tautologiquement dans le registre des croyances. Il n'y aurait
pas à savoir l'enjeu d'un récit, la portée d'une exégèse. La sociologie
devrait se contenter, au nom de sa distance objectivante, à observer des
pratiques et à les lier à des logiques «sociales».
Ce que l'Église chrétienne met en place avec peine, luttant sans
beaucoup de moyens avec les sectes, avec les mysticismes nouveaux
dont certains commentateurs s'enchantent d'y voir le retour enchanté
du religieux, c'est le vide. Vide qui se vend mal, certes. Question
austère. Position hors de toute situation. Parole muette, au-delà de
tout silence qui pourrait encore ménager sa place au soliloque ressassé.
Le vide. Mais essentiel. Comme garantie d'un écart qui garantit la
culture même. La possibilité d'être d'une culture et non pas seule-
ment, comme s'il s'agissait d'une région visitable, «dans» une culture.
Par là même, il me semble qu'une tendance chrétienne renoue avec les
exigences du sacré dont l'anthropologie aura souvent trop fait l'inven-
taire sous le prétexte de respecter les cultures «différentes ». «Eux ils
croient en cela, et ainsi font-ils cela.» Sans doute. Mais le sacré des
sociétés dites traditionnelles n'a rien de la mentalité prélogique
(Thomas disait fortement qu'il n'y a pas de couche archaïque de la
pensée humaine) ou de la religion pré-religieuse. Les mythes, pour le
dire simplement et j'allais dire presque bêtement, nous aurions
presque appris que cela n'existe pas. Mais les mythes, les récits obscurs,
les énigmes, les légendes curieuses dont on est intarissable quand la
nuit vient, n'ont jamais rien eu de faux. Tous ces «racontars» ne
servaient pas seulement à dire quelque chose pour «faire lien» quand,
l'obscurité venant, l'on pourrait s'angoisser. Il ne s'agit pas de racon-
tars. À l'inverse: sous forme d'une parole qu'il ne faudrait pas glisser
plus qu'à l'oreille, il s'agit de la poésie - de la création - d'une mise en
silence essentielle. Il en va de ces mythes comme de ces histoires que
l'on raconte aux enfants avant qu'ils ne dorment. Non pas pour qu'ils
soient sages, pas trop énervés, rassurés avant qu'on éteigne et que la
chambre soit noire... Mais parce que les enfants dorment d'un
sommeil d'enfant et que le vide de l'histoire racontée instaure la
séparation d'avec ceux (leurs parents) avec lesquels ils ne sauraient
seulement vivre.
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Louis-Vincent Thomas, La Mort africaine, Paris, Payor, 1982, p. 109. Dans Anthropologie de la
mort, Paris, Payor, 1975, Thomas écrivair : «Divers préjugés doivent êrre dissipés. On a prérendu
que cerrains peuples manifesraient une vérirable familiariré à l'égard de la mort: il n'érair que de
voir le déconrracré avec lequel ils en parlent ou leur comportement à l'endroir des funérailles
(pagaIe, facéries, bagartes, repas planrureux, ivresses). Tel fur norre premier réflexe face à la mort
africaine: nous avons compris, longtemps après, qu'il n'en était rien et que ces masques graveleux,
grivois ou seulement insouciants, cachaient à la vérité des arritUdes ou des rites d'une rare
complexité et à grande portée symbolique» (p. 310).
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quand j'ai vu le cercueil, ce n'était plus pareil. Il était déjà parti chez
nous (sic)>>.
Souvent le départ se signifie dans un épisode de la temporalité
funéraire, mais ne se loge pas tout entier dans un moment précis. Le
«corps de la personne» part par transitions successives. Il reste encore
dans des épisodes enchaînés où il s'agit pourtant de séparation.
Lultime moment, préparé par d'autres moments derniers, reste celui
du cimetière, mais il peut lui-même consister en une sorte d'abandon
momentané. C'est bien tout le problème contemporain: qu'aucun
signe approbateur ne permette de se situer devant la séparation, que
si peu de culture ne vienne explicitement encourager le «départ»
entre deux mondes, et qu'il ne soit plus possible pour trouver le signe
d'un soutènement culturel que de se résigner à la mince possibilité de
la «croyance». Dans les sociétés di tes traditionnelles - c'est ce qu'elles
enseignent - les croyances n'ont pas de vertu en soi: le sacré n'est pas
une magie, il situe essentiellement une extériorité, et l'enjeu n'est pas de
croire mais au travers des croyances (de ce que nous percevons
comme des croyances) de faire place à ce dehors sans quoi le monde
même n'est plus habitable. Louis-Vincent Thomas disait, à la fois en
plaisanterie et sérieusement, que le curé en montre trop: il parle à
haute voix une langue que tout le monde comprend, il manipule avec
ostentation les instruments du culte et explique leur usage.
À l'opposé se situe le maître de cérémonie de ces sociétés secrètes
dont nul ne sait le secret, à commencer peut-être par celui qui y
initie. Ou ce Grand Sage, seul autorisé à parler aux dieux et à
prononcer le nom des ancêtres, mais ne les prononçant pas à haute
voix, et peut-être n'en sachant aucun 1.
Construire l'espace des morts, c'est construire un dehors où ils
doivent se tenir séparés. Et c'est aussi tenir la limite depuis laquelle ce
dehors se sépare. Il ne s'agit pas - on le voit bien - d'accepter la mort,
mais de faire barrage à la puissance captatrice du mort. Il s'agit d'ins-
taurer un dehors qui fasse obstacle à la béance de la mort. Il est
question de se défaire de l'absolu de la mort, de la toute-puissance
attractive de la mort en maintenant un vide entre les vivants et les
morts. Et ce vide, c'est ce que les rituels constituent, par-delà leur
aspect de bavardage ou d'agitations gestuelles. Le monologue
inaudible du Grand Prêtre africain qui vient mettre de l'ordre - on ne
Voir Remo Guidieri, La Route des morts, Paris, Le Seuil, 1980, p. 349.
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sait comment - dans ce qui ne peut être approché, le geste décisif mais
solitaire, à l'insu de tous, qu'il accomplit en direction d'un monde
sans communication, peuvent sembler ni plus ni moins relever de la
supercherie. Que dit-il, que fait-il si ce n'est rien? Mais prendre en
charge pour la communauté lïmpossible communication (ou l'impossible
de la communication), c'estfaire œuvre d'un écart essentiel. C'est aussi
faire don pour la communauté d'un rapatriement fondamental de
l'idée du mort dans l'existence des vivants. Manoeuvre périlleuse
quand on l'accomplit soi-même, tout isolément, et action que n'aide
guère une psychologie toUte relationnelle dont le ressort thérapeUtique
se tient dans l'affirmation de bon sens qu'en parler fait du bien. Parler
de quoi?
Dans le texte de Steve Paxton, ce péril est décrit en même temps
que l'affaire - jeter les cendre dans les montagnes au nord du Tucson
depuis un avion - s'accomplit dans une ritualité qui excède le
relationnel ou le compensatoire. Steve Paxton parlant du sac qui
contient les cendres et qu'il tient au bout d'une cordelette écrit: «Il
fallait qu'il tombe. Il ne restait plus beaucoup de temps pour l'épar-
piller. Il fallait qu'il tombe, même si je devais sortir et escalader l'aile
et me tenir des deux mains tandis que la porte battrait et cognerait
sur les articulations de mes doigts et si je devais tendre les jambes en
arrière et bourrer de coups de pied l'emprise du vide. Il fallait qu'il
tombe.» Il n'y réussit pas tout de suite. Jetant le sac une deuxième
fois, Paxton explique que la cordelette s'est prise sur une aspérité de
l'avion: «Le sac en jean bleu pendillait joyeusement derrière nous.»
Il dit que la «voix tremblante» d'un ami dominait «indistinctement
le flux» de ses oreilles. «Puis le petit sac dansant fit un bond vers le
haut et se défit», dit-il. Il écrit encore: «Il tomba, tomba, on aurait
dit une chose bleue immobile, le monde entier se dévidant sous elle,
il disparut de ma vue, sous l'aile.» Dans ce micro-rituel qui se
fabrique dans l'à-peu-près et avec les risques du raté, il s'agit bien de
se situer hors de la technique psychologiquement efficace d'une ritua-
lité qui ne sépare pas. L'enjeu n'est pas de voir une dernière fois
comme cela peut être tout rationnellement conseillé pour «réaliser»
le décès, comme si le fait du décès devait tenir d'une information
suffisante pour protéger au mieux d'un deuil toujours possiblement
pathologique. Il est question ici de situer la vision au-delà du visible
et de déplacer le lieu du corps incinéré en une place qui en tient lieu
autrement: telle que l'espacement s'effectue. Le «monde entier qui se
dévide» dit bien la catastrophe de la mort, en même temps que ce
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Il s'agir aussi bien de faire «grandir>' le mort et ce faisant d'assurer mieux la place qu'il a à occuper.
Er ce faisant de réélaborer œ lien entre vivants qui se construit dans œur relation aux défunts. Voir
Denise Paulme, Les Gens du riz, Paris Plon, 1970, p. 176-177 qui parle des funérailles qui s'orga-
nisent pour une jeune fille qui n'a pas encore été initiée: «Les jeunes femmes exécutent en son
honneur les chants et les danses qui marquent la cérémonie d'initiation des filles. Ainsi la morte
artivera-t-elle chez les morts avec le statut social d'une adulte.» (c'est moi qui souligne). Et elle
ajoute: «Selon certains, si la jeune fille était fiancée et la date du mariage peu éloignée, le fiancé
doit passer une nuit auprès du cadavre: sans cette épreuve, il ne pourrait se marier car toutes celles
qu'il voudrait épouser mourraient avant les noces.» On voit bien ici qu'il ne s'agit pas de
«croyances» (qui plus est «primitives), mais bien d'organisation sociale, et d'une otganisation qui
nous concerne toujours.
2 La nouvelle est publiée dans un recueil de Kenzaburo Oè, Dites-nous comment survivre à notre
fOlie, Paris, Gallimard, 1982. Je remercie Robert William Higgins qui m'a encouragé à relire ce
texre.
3 Jean Allouch propose dans l'analyse approfondie qu'il fait de cette nouvelle de traduire «Agwî1»
par «Areu» : voir Érotique du deuil au tempsde la mort sèche,Paris, EPEL, 1997, p. 287 et sq.
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vestimentaires, mais ce qui précisément oblige à l'écart, à la distance
entre soi et l'autre.
La ritualité funéraire est une construction de la transition: dans
l'imaginaire des survivants, le défunt continue de mourir. Elle est essen-
tiellement une construction du rapport au vide. I.:édification du Rien1
ne repose pas sur l'autoritarisme de quelques Églises intolérantes,
décaties et «dépassées» comme on voudrait le dire. Elle est une
manœuvre fondamentale de la culture dans l'affrontement où elle se
tient devant la limite de la mort.
I.:invisible, pour le dire autrement, n'est pas seulement la base de
chantage d'un cléricalisme qui vient manipuler les peurs et orienter
vers le ciel les bonnes conduites d'ici-bas. Mais ce qui est nécessaire à
la vie commune, qui n'a nul besoin de mysticismes et moins encore de
preuves de la «présence» des morts, pour que l'inachèvement (Maurice
Blanchot) qui marque l'humanité de l'existence s'y rappelle. Si la
ritualité funéraire est transitionnelle, comme toute ritualité, qu'elle
actualise et marque le passage, c'est que le défunt continue de mourir
dans l'imaginaire des survivants, comme je l'indiquais plus haut. Ce
qu'il faut comprendre, c'est qu'aucune société ne se résout à entendre
l'information du décès, ou ne se contente de cette information. Il faut,
pour que l'innommable s'intègre dans l'aventure humaine de la
nomination, que ce destin invisible de la mort se construise, que le
rien auquel la société se trouve affrontée au travers de la néantisation
de l'un de ses membres, prenne sens de ce qui donne la mesure, dans
un fondamental espacement, de son espace de vie. Il s'agit de donner
acte à la rupture autrement que sur un seul versant rationaliste pour
que l'inhumain de la mort se reprenne dans l'humanité d'un rapport à
la mort. Pour que la mort impensable puisse se dire, fût-ce silencieuse-
ment, dans la pensée humaine de ce qui ne peut pas se dire.
I.:espacement du cadavre révèle l'espacement de l'autre qui donne
à la vie humaine son étrangeté ou plutôt son caractère énigmatique. Si
la mort n'est pas seulement strictement la fin de vie, c'est qu'elle
habite la nuit et les jours de la vie commune. C'est que l'impensable
fin est déjà là dans le regard porté sur l'autre, dans une manière
humaine de considérer autrui et en le considérant, en sachant qu'il ne
saurait être limité à cette considération depuis laquelle pourtant je ne
puis que le voir: considération qui m'oblige à la vue de l'autre, qui
Je renvoie à Pierre Legendre, Dieu au miroir, Paris, Fayard, 1995, p. 73, 74.
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Emmanuel Lévinas écrit à propos du visage et de l'autre homme: «Présence qui, à tous ses
instants, est une retraite dans le CteUXde la mort avec une éventualité de non-tetour. L'altérité du
prochain, c'est ce creux du non-lieu où, visage, il s'absente déjà sans promettre de retour et de
résurrection.», Humanisme de l'autre homme, Montpelliet, Fata Motgana, 1972, p. 15.
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Michel Vovelle montre bien comment s'est construite cette abstraction: voir La Mort et l'Occident
de 1300à nosjours, Paris, Gallimard, 1983, p. 119.
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Voir Vladimir Jankélévitch, La Mort, Paris, Flammarion, 1977, p. 221 et p. 272. Voir Emmanuel
Lévinas, Le Temps et l'autre, Paris, PUF, 1983, p. 59 : "La mort n'est jamais maintenant.» Louis-
Vincent Thomas écrivait: "La conscience de la mort est bien la condition même de la vie de la
conscience », Mort et pouvoir, Paris, Payot, 1978, p. 24.
2 Michel Vovelle a critiqué l'expression de «mort apprivoisée» que Philippe Ariès Utilisait: voir La
Mort en Occident, Paris, Gallimard, 1983. On peUt surtoUt critiquer l'usage qui s'en fait depuis la
modernité où l'on invente un rapport natUrel à la finitUde «autrefois» pour donner un air de
«nature» à des logiques sociales actUelles. Dans les travaux de Louis-Vincent Thomas, le '(vécu
traditionnel de la mort» est toujours présenté dans ses ambivalences, sous formes de parades ou de
conjurations, de rites protecteurs, et l'<<acceptation de la mort» ne se présente que comme condi-
tionnelle : voir Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975.
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1 Voir Denis Vasse, Le Poids du réel, la souffrance, Paris, Le Seuil, 1983, p. 40.
2 Ce processus n'est pas particuliet au sujet abotdé ici. C'est un fonctionnement global qui affecte la
communication, ou même qui la caractérise de façon contemporaine. La relation au «mysrère» est
elle-même prise dans cette «fusion de l'image et du réel», caractéristique de l'intrication du vrai et
du faux de la «réalité en image» : voir Henri-Pierre Jeudy, L'Ironie de la communication, Bruxelles,
La Lettre Volée, 1996, p. 23, 24.
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Voir Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Patis, Gallimard, La Pléiade, t. II, 1954,
p. 759 : «Je ne cherchais pas à tendre la souffrance plus douce, à l'embellir, à feindre que ma
gtand'mère ne fût qu'absente et momentanément invisible, en adressant à sa photographie [...J
des paroles et des prières comme à un êtte séparé de nous mais qui, resré individuel, nous connaît
et reste relié par une indissoluble harmonie.»
2 Samuel Beckett, Proust, Paris, Minuit, 1990, p. 40, 41 er p. 44, 45.
3 Voir Marcel Proust, ibid, p. 768.
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présence qui nous convient. Mais les morts dérangent davantage que
les gens absents et dont la tête se dérobe à un contrôle oculaire. «Le
mort n'est donc même plus absent», écrivait Vladimir Jankélévitch1. Et
cette «inabsence» de celui qui n'est plus proche perturbe l'existence de
ceux qui restent au point que tout le tourment social du deuil consiste,
non pas seulement à se contenter de pratiquer une frontière entre
vivants et morts, à gérer l'existence différente de deux contingents, mais
à affronter le danger même d'une confusion qui oblige à situer la mort
comme limite. La relation au mort porte la nécessité d'un rapport à la
mort. C'est la construction de ce rapport qui ne s'effectue plus quand,
sous couvert d'admettre «la mort» et en croyant voisiner les défunts,
on réduit l'affrontement à la limite du décès à l'imagination moins
violente d'une frontière. Mais c'est aussi bien cette édulcoration qui fait
violence. Lexplication qui se veut apaisante, la facilité avec laquelle on
convertit les défunts en disparus que l'on pourrait selon notre gré
remobiliser dans des images, court-circuite un travail social et
psychique dont les rites funéraires favorisent l' élaboration2.
PeUt-on ainsi comprendre la «curiosité» actuelle pour une mort
que l'on se refuse à reconnaître dans son «insituation» ou comme
impensable, et qu'on veut traiter à la fois comme une pratique tOUte
réaliste? Les «conduites à risque» d'aujourd'hui ne témoignent-elles
pas du détraquement du rapport à la mort? Tout s'y passe comme si
l'on voulait «trouver» la mort qu'une société éclipse sous forme d'une
simple fin. La mort en rapport de laquelle chacun doit se situer, faute
d'une construction sociale de ce rapport, devient alors l'expérience
impérieuse qu'il faut tenter. De même on retrouve cette curiosité
confuse dans ces films où la mort se pratique comme l'occasion d'une
altération de la conscience ou comme l'exploration d'un continent
voisin, collé au nôtre, et dont la furtive visite serait tout à la fois
excitante et indifférente: comme si l'on pouvait faire du mourir une
forme d'occupation de l'existence. Cette «curiosité» qui se montre
dans l'approche de la frontière, peUt rappeler, quand bien même les
registres n'ont rien à voir, la recherche prétendument scientifique à
quoi s'adonnaient des médecins nazis du «moment» de la mort, dans
ces camps où il fallait faire disparaître les morts et où la mort devait
logiquement se gérer comme une disparition.
Maurice Blanchot: «Mourir ne se localise pas dans un événement, ni ne dure à la façon d'un
devenir temporel: mourir ne dure pas, ne se termine pas et, se prolongeant dans la mort, arrache
celle-ci à l'état de chose où elle voudrait se pacifier. C'est le mourir, l'erreur d'un mourir sans
achèvement, qui rend le mort suspect et la mort invérifiable, lui retirant par avance le bénéfice de
l'événement», Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 129.
2 Maurice Blanchot, op. cit., p. 143: «Mourir est une "loi de natUre" et pourtant nous ne mourons
pas natUrels.»
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1 Jean Allauch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, op. cit., p. 288.
2 Paerick Baudry, «La mon provoque la culrure» in La Mort et moi et nous, (sous la direction de
Marc Augé), Paris, Texruel, 1995.
3 Jean Baudrillard écrie dans L'Échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard. 1976, p. 268, 269 :
«Le syseème de la propriéeé ese si absurde qu'il conduie les gens à revendiquer leur mon comme
leur bien propre -l'appropriarion privée de la more."
Voir Pauick Baudry, Une Sociologie du tragique, Paris, Cerf/Cujas, 1986.
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Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 261 : «Ma mort vient
d'un instant sur lequel, sous aucune forme, je ne peux exercer mon pouvoir. Je ne me heurte pas à
un obstacle que dans ce heurt du moins je rouche et qu'en surmontant, j'intègre dans ma vie et
dont je suspens l'altérité.»
2 Voir Robert Nisbet, La Tradition sociologique, Paris, PUF, 1974.
3 Il s'agit comme en parle Vicror W. Turner dans Le Phénomène rituel, Paris, PUF, 1990, p. 97 de
comitatus (c'est-à-dire d'un compagnonnage), et de communitas telle que les rites de passages la
mettent en scène. Et il souligne que la légitimation des positions structUrales d'une société n'est
pas seulement en cause. Il s'agit plutôt d'«un lien humain et générique sans lequel il n'y
aurait aucune société.» (p. 98.).
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taire ni de but strictement rationnel, comme cela a déjà été dit. C'est
parler de ce qui est obligatoire et de ce qui a fondamentalement trait
au rapport à la mort d'une humanité. La mort n'est pas seulement un
événement pathétique, comme nous le savons. Le rituel accomplit
cette mise en société qui s'établit de manière nécessaire devant un
événement hautement perturbateur et violent. Cette mise en société
(encore une fois il ne s'agit pas d'opposer une communaUté «roman-
tique» à la société «rationnelle»), suppose la mise en récit. Lémotion
viscérale qui s'éprouve devant la mort, la nausée qui s'expérimente
devant le cadavre, ne sont pas réductibles à des sensibleries. Elles sont
les expressions non réprimables d'une tension qui trouve sa traduction
et la possibilité d'un échange dans la fabrication d'un sens. Souvent les
familles reviennent dans les services de l'hôpital après la mort d'un
parent. Il s'agit de revenir dire, de venir raconter, d'exiger au-delà du
décès dont on a l'information, la mise en récit d'une fin qui ne prend
sens qu'à l'intérieur d'une transition. Transition que les manières de
dire (éventuellement implicitement, et parfois presque tacitement) ont
pour vocation d'aménager.
Mais c'est bien une logique de la fin qui tend aujourd'hui à
dominer. Le prestige de l'accident en est l'illustration. À l'opposé
d'une mort qui provoque le rassemblement communautaire, la fin
rapide supprime le temps du mourir et convertit la mort elle-même en
disparition. On peUt distinguer entre deux types de disparition: l'un
par défaUt et l'aUtre par excès. Dans le premier cas se situe le dispositif
de la mort hospitalisée. Au lieu de lutter contre la marti, il s'agit d'en
neutraliser la portée. Au lieu de vaincre le décès - combat absurde et
économiquement coûteux - il s'agit d'en court-circuiter la mise en
sens. Une nouvelle «bonne mort» qui n'a strictement rien à voir avec
celle des sociétés dites traditionnelles prend forme: celle d'une dispari-
tion gérée, «maîtrisée». Disparition de «l'instant» de la mort, c'est-à-
dire de la scène de mort, dans son morcelage technique. Disparition
du malade mourant dans son assistance communicationnelle.
Disparition d'une parole dans l'interprétation savante. Disparition de
la violence du mourir dans l'imagerie d'une dignité: c'est le passage
du tragique de la mort à son contrôle humanisé.
La disparition par excès (liée à la première) trouve son expression
imagée et discursive dans les media et la légende de l'accident glorieux.
En 1956 aux États-Unis, un comité de chetcheurs avait été ctéé pour «J'abolition de la mort» :
voir Edgar Morin, L 'Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1970, p. 339.
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Ici il faut lire une presse quotidienne, des magazines à succès, des
revues à grand tirage, écouter les commentateuts de radio et suivre des
émissions télévisées. L'expression de la société hors limite1 ou d'une
ritualité détraquée2 n'est pas anecdotique mais symptomatique. Tout
cela ne concerne pas seulement quelques originaux, mais révèle le
rapport à la mort que la société contemporaine produit. Bien sûr la
mort accidentelle ne constitue pas a priori la forme d'un décès bien
maîtrisé. Mais ce qui peut plaire dans cette disparition, c'est précisé-
ment que la mort puisse disparaître: c'est l'abolition de la non-
maîtrise. Là où il pourrait s'agir d'un événement tragique provoquant
une communauté, ce qui est montré dans nos images tient plutôt d'une
manière de «bien mourir », c'est-à-dire de «mourir dans sa propre vie,
tourné vers elle et détourné de la mort», comme l'écrit Maurice
Blanchot3. Il s'agit d'une mort «agréable aux vivants» - comme
certains contes sont agréables aux parents - parce que débarrassée de la
souffrance, du rappel de ce qui ne vient pas de soi, et de son altérité.
C'est une mort en image, en conformité avec l'image de l'individu, qui
peut se montrer au ralenti. Réduite à la fin de vie, cette mort «sans la
mort», comme le dit Blanchot, consiste en une extermination douce de
l'existence du corps. Être et d'un seul coup n'être plus: soudainement
«désapparaître», telle est l'esthétique d'une «bonne finition». À l'aisthê-
sis du mourir, aux sentiments éprouvés en commun devant la scène de
mort, se substitue une esthétique de la disparition4.
Il faut tout de même que l'accident ne soit pas «idiot », ou bien le
héros en devient victime. L'accident «bête» ne couronne pas alors
dramatiquement une carrière, mais il l'interrompt de manière inaccep-
table. En somme il ne faut pas mourir dans un accident, mais par
accident. Ou bien, au lieu d'en finir «hors limite », c'est encore la
limite de la mort qui se rappelle. L'accident stupide «suspend» l'exis-
tence de la vedette, ainsi qu'on parle de «suspension» pour un sportif,
empêché dès lors d'accomplir de nouveaux exploits, et peut-être de
Cette expression est reprise du vocabulaire médiatique: ainsi parle-t-on de stages "hors limite»
dans la formation de cadres d'entreprises et, plus généralement, de pratiques sporrives ou para-
spottives "hors limite». Il s'agit d'une fantasmatique du dépassement de soi qui parcourr large-
ment la société contemporaine. Mais, d'une parr, il faut souligner son absurdité: il ny a pas de
pratique hors de la limite de la mort. D'aurre parr, il faut comprendre que ce qui s'affiche comme
"hors limite» relève en fait d'une problématique de l'extrême.
2 Voir Patrick Baudry, Le Corps extrême, Paris, L'Harmattan, 1991.
3 Maurice Blanchot, L Espace littéraire, Paris, Gallimard/Folio, 1988, p. 125.
4 Voir Paul Virilio, Esthétique de la disparition, Paris, Balland, 1980.
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Voir Jean-Marie Brahm, Sociologie politique du sport, Nancy, Presses Universitaires de Nancy,
1992, p. 144.
2 Voir Frédéric Baillette, "Mourir in extremis», Quel Corps?, na 38, 39, Une Galaxie anthropolo-
gique - Hommage à Louis- Vincent Thomas, 1990, republié dans Critique de la modernité sportive,
(textes rassemblés par Jean-Marie Brahm et Frédéric Baillette), Paris, Éditions de la Passion, 1995,
p. 321 et sq.
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meurt en dehors des images, ou plutôt sans que la mort n'altère une
«dernière image» qui, telle qu'elle peut être revue indéfiniment, n'a
rien d'une dernière image. C'est une image de soi «en continuité» qui
constitUe le dernier élément d'une existence, sans que la mort n'y
porte une marque. Lindividu hors du commun est celui qui ne meurt
pas, mais qui en finit directement avec l'existence, sans passer par
l'étape du mourir. Le héros moderne ne s'expose en deçà d'une limite
fondatrice qui détermine l'existence commune, mais «au-delà ».
D'emblée, dans la jouissance d'un paradis qui n'est plus l'autre de ce
monde, mais qui se résorbe en une frontière franchissable : l'au-delà,
le hors limite. Ne devant compter que sur lui-même pour vaincre tous
les obstacles jusqu'à l'obstacle lui-même de l'existence - la technique
elle-même cette médiation devrait disparaître -, le prototype du hors
limite se situe typiquement dans des espaces sans loi (pleine mer,
haute montagne, désert). On assiste ainsi à l'émergence d'une esthé-
tique qui ne fait pas seulement de l'accident un mode de disparition
mais qui le fait disparaître lui-même. Il s'agit d'une finition sans reste.
Laccident n'est plus un défi au sens ou rejeté hors du sens commu-
nautaire. Il ne constitue plus une forme typique de mauvaise mort
comme dans les sociétés dites traditionnelles ou comme dans les socié-
tés médiévales. Il ne contient pas davantage une protestation, mais il
s'intègre à une logique sportive. La fin accidentelle ravalée au rang
d'un incident ne met pas en cause la course à la performance: elle fait
partie de son programme.
Pour Emmanuel Lévinas : «L:inconnu de la mort signifie que la
relation même avec la mort ne peut se faire dans la lumière; que le
sujet est en relation avec ce qui ne vient pas de lui» [.. .]. «La mort
annonce un événement dont le sujet n'est pas le maître; un événement
par rapport auquel le sujet n'est plus sujet. »1 La fin accidentelle ou
l'incident final se sépare absolument d'une telle éthique. Il s'agirait tout
simplement, rout exactement, de la fin d'un individu, ce que j'ai
proposé d'appeler la mort «d'un seul»2, ce qu'aucune culture tradition-
nelle n'accepte ou ne supporte. Ce qu'a priori, aussi bien, aucune
culture fondamentale ne rend possible puisqu'il s'agit de reprendre
Yair Moi Pierre Rivière... (sous la direction de Michel Foucault), Paris, Gallimard/Julliard, 1973,
p. 261.
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vie sans possibilité pour la culture, selon ses codes, d'en assurer la
reprise symbolique.
Ou plutôt, et ceci est important, si l'on sait (ou croit savoir) ce que
l'on veut pour soi-même, on peut se montrer tolérant à l'endroit d'opi-
nions tout opposées aux siennes, et l'on peut pour ses propres proches
accepter l'idée d'une manière de faire qui pourrait être toute divergente
de ses propres intentions. En bref il n'y a plus un corps de règles qui
s'impose, mais des usages variés issus de coutumes. Elles perdent de
leur unité non pas seulement au plan des pratiques observables mais
à celui des significations que ces coutumes désunies ne contrôlent plus.
C'est aussi à propos du devenir des tombes que l'on se montre dubi-
tatiE «S'en occuperont-ils?», «Maintenant qu'ils sont tous partis habi-
ter ailleurs... », «C'est pour la cérémonie, et après, pour qu'on mette
le cercueil quelque part..., mais dans vingt ans, qui viendra encore
là?» disent des personnes. On comprend que les vieux cimetières puis-
sent prendre une «patine» qui les protège en les rejetant dans un passé
de pratiques et de représentations, dans un monde d'autrefois qui
n'est donc plus celui d'aujourd'hui. Ces cimetières-là, vestiges de l'in-
humation près des églises par exemple, sont «beaux» dit-on. Ils sont
«apaisants». «Être mort comme cela, on voudrait bien, mais main-
tenant ce n'est plus pareil», me dit une dame. «Maintenant les cime-
tières c'est des dortoirs affreux, tous alignés en rang d'oignons.»
On dirait des orphelinats, non pas parce que des enfants seraient aban-
donnés, mais parce que ces morts n'ont aucun parent à rejoindre:
parce que le travail de la filiation du côté des morts, travail qui est essen-
tiel dans la ritualité funéraire traditionnelle, ne se fait plus ou se fait
mal.
On comprend qu'on puisse traiter à la façon de musées certains
cimetières où sont enterrés des gens célèbres et qui sont censés témoi-
gner, par leur architecture et leur paysage, d'un patrimoine. Il y aurait
là comme une singulière contradiction: il s'agissait de retenir les morts,
de les «conserver» pour venir leur rendre l'hommage qui leur est dû.
Mais ces lieux, pourtant sauvegardés, les font mourir une deuxième
fois: à la manière même de ces musées où l'on met en vitrine des
masques négro-africains qui ne sont vivants qu'à la condition d'être
portés. Sans visages qui les habitent, les masques meurent, et ils
meurent encore quand on les expose sous un éclairage censé les bien
montrer à des visiteurs qui n'y voient que des objets d'ethnologie.
«J'aime les cimetières, me dit une jeune fille, la mort ne me fait
pas peur.» Mais comprend-elle que des gens ont été enterrés là?
s'interroge-t-elle sur la place qu'ils y occupent? La fan d'un chanteur
est venue s'asseoir sur la rombe. «Je fais mon rituel », m'explique-t-elle
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duel après avoir été le monopole d'une institution qui y gérait surtoUt sa
propre domination, les «croyances» peuvent en effet n'être que des
croyances: des flottements, des opinions, des impressions comme en
matière de mode vestimentaire. Le «chic» peut chez nous indéfiniment
se redéfinir, mais c'est surtout qu'il est indéfini. Des pratiques peuvent
contredire les «croyances ». Celles-ci peuvent aussi contredire les
pratiques qu'on observe. Lessentiel est surtoUt que l'indétermination qui
nous caractérisetient à la dérégulation d'un rapport symbolique à la mort.
e est depuis la situation de monopole d'un christianisme occidental, que
rien n'a de sens du côté de la mort, qu'on croit fabriquer la grande
question de la mort, mais au titre minimaliste et inconséquent d'un
événement individuel. La gigantesque question «philosophique» se
résout ainsi dans des manières de tombe, dans des monologues de
confessionnal, dans des génuflexions ou des signes de croix qui valent
moins que les gris-gris protecteurs de sociétés prétendument sauvages.
Jean Baudrillard l'a bien dit: «Notre mort à nous, c'est quelqu'un
qui fout le camp»l. À partir d'une situation aussi faible, que peut-on
faire si ce n'est tenter de gérer des croyances incroyables avec des
pratiques forcément mal adéquates? J'oserai dire ceci: nous avons
réussi à tout produire de ce qui nous a, logiquement, et à présent logis-
tiquement, séparés d'une mise en rapport avec les défunts. Nous avons
inventé la mort comme événement à gérer individuellement, le souci
de la tombe à choisir de façon personnelle, la cérémonie à orchestrer
entre soi, tout cela en dehors de l'impératif cultUrel d'une séparation
d'avec les morts et du remaniement symbolique qu'oblige cette sépa-
ration. Lenjeu de fond c'est l'institUtion culturelle devant la limite de
la mort. Jacques Derrida parle d'une .frontière (il insiste avec ce mot2),
alors qu'il s'agit définitivement d'une limite. La mort n'a jamais été une
«frontière» pour d'autres cultures, et elle ne peUt jamais l'être pour
aucune culture fondamentale, donc pour nous aussi.
Ce qu'il faUt donc prendre en compte ce n'est pas seulement le
délitement des croyances et des pratiques, ou leur remaniement, mais
d'une part l'effondrement d'un sOUtènement symbolique et d'autre part
la résistancequi s'opère dans une culture au quotidien à la disparition de
la mort comme limite ou au traitement de la mort comme disparition.
Marcel Gaucher, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 133. Voir Hannah
Arendr, Condition de l'homme moderne, (1%1), Paris, Presses Pocket, 1988, p. 361, 362.
Marcel Gauchet dit bien que ,d'authenticité de l'inquiétude prend le pas sut la fermeté de la
conviction» et que ce n'est plus le Livre qui s'impose avant toute recherche, mais une demande
individuelle. «Son objet, dit Gauchet, n'est pas le vrai, mais le sens et, pour être tout à fait précis,
non pas l'objectivité du vrai, mais la nécessité objective du sens pour une subjectivité. », La
Religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 1998, p. 108. Précisons encore que ce qui fait l'inté-
rêt de l'analyse de Marcel Gauchet c'est de montrer que si les croyances ne marchent plus ou
marchent «en sens inverse» au plan religieux, ce sont aussi les références de la laïcité qui «se
trouvent frappées de décroyance» (p. 30).
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Voir Gianni Varrimo, Espérer croire, Paris, Le Seuil, 1998. Le titre de l'ouvrage n'a pas été fidèle-
ment traduit: il ne s'agit pas dans le titre italien d'«espérep, croire (problématique plate) mais de
faire place à toute la question complexe d'un «croire croire».
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Tobie Nathan le dit bien: "Pour les Africains, l'idée qu'un ritUel funéraire pourrait aider les
vivants est une absurdité totale. Tout ce qu'on fait est destiné à initier le mort à sa vie de mort» in
Ruth Scheps La Fabrique de la mort, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 58.
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Louis-Vincent Thomas a bien montré. pour les cultures africaines, l'importance d'une nombreuse
progénitUte qui, après la mort d'un parent, sacrifiera à sa mémoire et empêchera le défunt d'êrre
«mort pour toujours». Mais l'importance de la descendance se combine à l'enjeu capital de
l'ascendance.
2 La «fiction» doit s'entendre ici au sens où Pierre Legendre en parle: non pas des «racontars »,
mais une manière de raconter qui est aussi et dans le même temps une manière de fonder la vie.
Voir Dieu au miroir, Paris, Fayard, 1994, p. 41, 42.
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Voir Louis-Vincent Thomas, La Mort africaine, Paris, Payot, 1982, p. 182 et sq., et La Mort,
Paris, PUF, coll. «Que sais-je?", 1998, p. 44. La ptatique traditionnelle de «l'intetrogatoire du
cadavre" est ici capitale. Voir les nombreuses pages qu'y consacre Louis-Vincent Thomas, et
Denise Paulme Les Gens du riz, Paris, Plon, 1970, p. 169 etsq.
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Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident, Paris, Le Seuil, 1975, p. 69.
2 Sur les interactions entre culture populaire et régulation médicale de la «définition» de la mort,
voir Claudio Milanesi, Mort apparente, mort imparfaite, Paris, Payot, 1989. Voir aussi David Le
Breton La Chair à vif, Paris, Métailié, 1993, p. 271 : «Un sondage de la Sofrès pour la Fondation
Vincent Guéry, effectué en 1991, montre qu'une fraction de 40 % des personnes interrogées
considère que la mort cérébrale n'est pas la "vraie" mort.»
3 Jean-Claude Beaune, Les Spectres mécaniques, Paris, Champ Vallon, 1988, p. 208.
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Voir Jean-Didier Urbain, La Société de conservation, op. cit., p. 256. Voir également L'Archipel des
morts, op. cit., p. 180.
Kenzaburo Oè, Dites-nous comment survivre à notre jOlie, op. cit., p. 164.
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Voir Louis-Vincent Thomas «Le pluralisme cohérent de la notion de personne en Afrique noire
rraditionnelle», in La Notion de personne en Afrique Noire, Colloque International du CNRS,
n° 544, Paris, 1971, republié dans Prétentaine «Anthropologie de l'ailleurs - Présence de Louis-
Vincent Thomas», IRSA, Montpellier, n° 7/8, octobte 1997, p. 111-136.
2 Jacques Derrida Apories, op. cit., p. 106, 107.
3 Ibid., p. 54.
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Voir Emmanuel Lévinas, Totalité et infini (1971), Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 37 :
"L'ontologie comme philosophie première, esr une philosophie de la puissance. Elle ahourit à
l'État et à la non-violence de la totalité, sans se ptémunir contre la violence dont cette non-
violence vit et qui apparaît dans la tyrannie de l'État. La vérité qui devrait réconcilier les
personnes, existe ici anonymement. L'universalité se présente comme impersonnelle et il y a là une
autte inhumanité.»
2 Jean-Marie Brahm, "Ontologie de la mort», lococit., p. 219.
3 Disons-le une fois encore: le déni de la mort ne concerne pas des attitUdes strictement obser-
vables, mais une logique structurelle, une construction occidentale dominante ou à tour le moins
hégémonique.
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Jean-Luc Marion, [Idole et la distance (1977), Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 57, 58.
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Ibid, p. !56. Jean-Luc Marion parle aussi de <d'indicible de la distance" (p. !75).
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Devant le cadavre
Quand on meurt, on devient un corps. Décédé, l'individu perd une
partie de sa qualité de personne. Parlant de lui, on le désigne comme
corps de lui-même, corps de la personne défunte, personne que le
corps résume et absorbe en tant que morte parce que décédée. Toute-
fois aucune société ne se résout à gérer seulement «du» corps. La
ritualisation funéraire oblige à la reprise dans l'ordre de la signification
ce qui manifeste par excellence «1'ourre-signifiance» (Jean-Thierry
Maertens, 1979) : le cadavre. Et c'est aussi bien cette métamorphose
qui provoque la mise en sens, l'élaboration culturelle. Inconnaissable
et impensable, la mort contraint au «rapport à la mort», c'est-à-dire à
la société de ceux qui vivent ensemble et à la culture qui la fonde.
Mais aujourd'hui que devient ce travail de l'imaginaire quand une
technique entend produire un corps «présentable» (plus que «présenti-
fiable », pour reprendre le mot de Louis-Vincent Thomas), et qui
véhiculerait non pas le signe de la personne, mais cette personne même
en tant que portée par une image? Que signifie cette mise en image?
On peut montrer qu'elle n'opère pas seulement un déni de la
mort, mais qu'elle court-circuite, en prétendant la mettre en œuvre,
l'image même du corps de ce défunt qui devient l'image d'une image
vivante. Image du mort au mieux, mais qui prétend ne rien dire du
mort sans image, de la mort qui n'a pas d'image.
Il s'agit donc aussi d'interroger l'image du corps dans l'existence,
qui ne saurait être cette image du cadavre après thanatopraxie. Lon
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Voir Louis- Vincenr Thomas, "Leçon pour l'Occidenr : rirualiré du chagrin et du deuil en A&ique
noire», Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie, n° 10, 1988, p. 14.
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les travaux de Louis-Vincent Thomas sont tout aussi essentiels que fort
clairs. Ils vont tout à la fois à l'encontre des prénotions sur des sociétés
«traditionnelles» (idéalisées ou simplifiées) que l'on peut, malgré soi
colporter, et des préjugés qu'on peut avoir quand on lit Thomas en le
lisant mal ou en ne comprenant pas ce qu'il dit.
La mort qui arrive à l'humanité provoque en retour, que celle-ci
établisse une limite, qu'elle institue une séparation d'avec ceùx qui ne
sont plus. Cette limite qui différencie absolument est aussi bien ce qui
concentre le rappel d'un interdit majeur. Il s'agit d'empêcher la confu-
sion, donc la folie. I..:affaireest ici d'une simplicité intraitable: quand on
croit que le mort s'est seulement absenté, qu'il va revenir tout à l'heure,
qu'on le conserve dans la conservation de ses objets, de ses vêtements et
de sa chambre, comme le fait pour son fils Françoise Rosay dans le film
de Julien Duvivier Carnet de bal, on est dans la folie, dans l'irrespect de la
séparation des morts et des vivants.
Limite fondatrice de l'espace humain - les morts sont inhu-
mains -, la mort n'est pas une frontière qui permettrait des allers et
retours. La croyance en l'au-delà qu'on accorde volontiers aux sociétés
«primitives» n'est nullement réductible aux naïvetés qu'une condes-
cendance (ou qu'une inculture) occidentale est capable de projeter.
Essentiellement l'affairen'est pas individuelle mais collective. Répétons-
le : dans des sociétés où l'idée de mort peut compter moins que les
relations aux défunts, c'est bien les rapports institutionnels aux morts
qu'il s'agit d'établir en ce qu'ils constituent lesformes de médiations des
rapports des vivants entre eux. La croyance aux ancêtres ou en la réin-
carnation, pour ne prendre que ces deux exemples, ne sont pas les
procédures d'une réassurance sentimentale. Le «psychique» n'est pas ici
ce qu'il peut devenir chez nous: le lieu d'un contrôle de soi et de
maîtrise des affects, un mécanisme que l'on pourrait commander et qui
favoriserait une régulation. Quand on parle aujourd'hui de travail «de»
deuil, c'est sur un versant essentiellement individuel ou individualisé et,
typiquement, l'expression vient signifier une action consciente que l'in-
dividu pourrait ou devrait avoir sur lui-même. Tandis qu'il s'agit de
l'expérience du deuiP, de ce que le deuil «travaille» dans le sujet, dont
Henri-Pierre Jeudy, Conte de la mère morte, Bruxelles, La Lettre volée, 1997, p. 51: «Le travail du
deuil est une supercherie. On n'apprend pas à s'habitUer à la mort d'un être cher. Il n'y a pas
d'économie de la douleur. Je ne sais même pas si je souffre de la mort de ma mère. Mes senri-
menrs ne m'appartiennenr pas, ils s'imposent, le temps ne les change pas, ils dépendenr des images
qui surgissent et non des souvenirs que j'enrretiens.»
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morts que marqués par une direction managériale des vivants entre
eux dans la «proximité» du défunt. Sans doute les rituels funéraires
ont-ils pour fonction d'affirmer la vie devant la mort, mais quand ils
ne sont plus dictés que par cette seule préoccupation «relationnelle »,
qu'en est-il de l'affrontement à ce qui excède précisément la logique
des relations? C'est jusqu'au bout d'une apparence de vivant que le
groupe des survivants est aujourd'hui convoqué, mais dans la disrup-
tion de toute événementialité de la mort. Une femme me dit: «Tout
s'est passé très vite. Trois jours. C'est une semaine après que j'ai
commencé à comprendre. Des amis me téléphonaient pour me dire
que la cérémonie était très bien. Et ça me rendait folle.»
Des propos de professionnels du funéraire peuvent être à ce sujet
révélateurs. «Nous on vend de la vie.» «Il tàut arrêter avec la mort. Le
croque-mort c'est terminé.» «Le cadavre, c'est fini. On a les moyens
d'empêcher ça aux familles.» «On ne peut plus imposer ça aux gens:
le corps avec la bouche de travers...» «Moi-même, quand je serai
mort, j'aimerais pas qu'on me voie n'importe comment. »
Reste pourtant une image du corps qui n'est pas seulement
l'image visible de l'autre ou de soi, c'est-à-dire l'apparence concrète,
toute corporelle ou physique que nous renverrait le miroir, ou dont
l'autre pourrait s'assurer dans notre regard. Ce que contient l'image du
corps, ce n'est pas seulement le corps, mais toujours ce à quoi le corps
renvoie sans le montrer. Quand donc on applique une «image du
corps» au cadavre, on vient figer sous forme d'une information de la
présence de l'autre, ce à quoi l'autre, par son image précisément, ne se
résume jamais. Ce qui fait qu'en dépit d'une bonne intention, on
réalise encore l'étrangeté même du mort. Ce qui fait que nul ne peut
s'y tromper devant un corps thanatopraxié.
Limage du corps renvoie, sans le montrer, à l'altérité de soi pour
soi-même, et à la possibilité à partir de soi d'être avec les autres. Cela
ne relève pas d'un procédé, d'une technique qui pourrait en produire
l'effet et en contrôler l'impact. De même, l'image du corps n'est pas
une production individuelle mais une fabrication institutionnelle qui
suppose la société, l'institution des échanges sociaux. Or le mort ne
peut accéder à la possibilité de l'échange social qu'à être destitué de
l'image qu'il n'a plus: le rituel funéraire consistant à le séparer de
l'humanité du visage (Emmanuel Lévinas). Limage imaginaire, que le
défunt peut acquérir dans l'aventure du deuil, n'est jamais cette image
«dernière », mais depuis ce qui fait symboliquement sens d'une
dernière image, l'«image» d'un vivant qui n'est plus. Et dont on ne
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peut pas croire qu'il n'est plus pour la seule «raison» qu'il ne serait
plus visible. Les morts ne sont jamais seulement des gens qu'on ne voit
plus.
Devant le cadavre, les gens ne voient pas strictement un corps. Ils
ne cherchent pas à fixer le mieux possible dans leur mémoire la
dernière vue de l'être aimé. On le voit sans le voir. On le regarde au-
delà de ce que l'on voit. Dans un état d'indétermination ou d'hésita-
tion par quoi l'on se laisse porter, ou du moins qu'on ne cherche pas à
dissiper comme s'il fallait se garantir de ne pas commettre d'erreur
oculaire et de profiter du temps qu'il est encore là pour bien mémori-
ser son allure. Les «soins de conservation »1veulent soulager la famille
d'un «contact» avec le corps du mort, mais les gens ne se laissent pas
priver d'un moment où il s'agit de cesser toute relation. Ces soins
voudraient produire une représentation convenable du défunt. Des
remaniements sont déjà à l'œuvre. Le dynamisme de l'image de l'autre
reprend toujours l'arrêt de cette représentation, en la remobilisant
dans un imaginaire pour lequel la limite de la mort ne saurait sefixer
concrètement, et moins encore physiquement.
La thanatopraxie a beau faire, reste pourtant le cadavre. Que la
«toilette» la plus opératoire ne peut pas travestir absolument. Le mort
ne peut pas être «finalement» celui avec qui se conserve jusqu'au bout
le contact, comme s'il fallait se préserver de ce qui ne se résume pas
au bout de l'existence, la mort même. On peUt ainsi comprendre que
la critique de la thanatopraxie comme falsification surestime un pouvoir
technicien, et méconnaît le travail d'une mémoire qui n'est jamais le
stockage des images de gens décédés. Comment donc prétendrait-on
mettre en image l'image même du corps du défunt, sans rien dire d'un
mort sans image et de la mort qui n'a pas d'image? L'image que
fabrique le thanatopracteur n'est, comme je l'ai déjà dit, ni une
«dernière image» à proprement parler, ni une image du mort «comme»
de son vivant. On ne peut nullement s'y tromper. Si la famille dit
«C'est bien lui », elle ne saurait évidemment penser que le thanato-
practeur a véritablement «restauré» ou «réanimé» l'image du mort. Un
travail qui se veUt de «restitution» ou de «restauration» ne peUt effa-
cer le travail de la mort ni supprimer le cadavre, c'est-à-dire l'obliga-
tion d'une mémoire qui compose avec l'oubli. Le décès, qui n'est
Thomas disait de l'expression qu'elle n'a guère de sens, puisque ces soins n'ont aucunement les
moyens de «conserver» la personne, au plus s'agit-il de suspendre provisoirement le processus de
la thanaromorphose.
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1 Louis-Vincent Thomas, Rites de mort, Paris, Fayard, 1985, p. 26, 119, 120.
2 Louis-Vincent Thomas écrir : "Mais avant tout, la toilette traditionnelle est vécue comme la
manifestation obligée des égards dus à la personne qu'on s' obsrine à reconnaître dans le cadavre. »,
in Rites de mort, op. cit., p. 148.
3 Louis-Vincent Thomas, Le Cadavre, Bruxelles, Complexe, 1980, p. 97.
4 Emmanuel Lévinas écrit "Ce n'est pas du néant de la mort dont précisément nous ne savons rien
que l'analyse doit partir, mais d'une situation où quelque chose d'absolument inconnaissable
apparaît; absolument inconnaissable, c'est-à-dire étranger à toute lumière, rendant impossible
toute assomption de possibilité, mais où nous-mêmes sommes saisis.», Le temps et l'autre (1947),
Paris, PUF, 1983, p. 58.
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semble qu'il condense toute la mort, et c'est cela qui est effrayant, qui
rend le mort dangereux pour lui-même, et dangereux pour aUtrui. C'est
pour cela qu'il faUt «se défaire de la mort du mort». Le mort est
obscène parce qu'innommable, parce qu'il fait vaciller les capacités
culturelles de la nomination et de l'institution de la vie. D'où la néces-
sité d'une ritualité qui n'est pas empreinte que d'amabilité convenue.
Un travail culturel se doit d'aménager la transition -la ritualité a entre
autres fonctions celle de situer un passage transitionnel - et d'assurer la
séparation nécessaire (contre la folie de l'indifférenciation) avec celui
qui n'est plus; d'aménager le placement éloigné d'un proche qui n'est
plus dans la proximité, et qui n'est plus le prochain. Il faut agir avec et
contre ce «reste» où se confond la personne, avec ce corps qu'est devenue
soudainement la personne morte. En mourant, on devient un corps. Et
c'est ce devenir marqué d'ambiguïté qu'il faut rituellement régler. Les
précautions à l'endroit du défunt, le respect qu'on lui doit (et qui
prépare sa «tenue en respect», car il s'agit bien qu'il ne revienne plus),
l'importance du cadavre comme support de la cérémonie (aUtour de
qui et de quoi, tout s'organise), trouvent là leur raison. Il n'est pas seule-
ment question de sollicitude ou de prévenance, ou encore d'une
méfiance. Mais du devoir de s'affronter à l'inquiétante étrangeté de la
personne inanimée, et, dans cet affrontement, de la nécessité de se
détacher de l'innommable de la mort que le défunt retient dans un
corps soudainement encombrant.
Le cadavre répugne. Ce en quoi il est sacré, et aussi bien maudit.
Georges Bataille disait: «Un cadavre n'est pas rien, mais cet objet, ce
cadavre est marqué dès l'abord du signe rien. Pour nous qui survivons,
ce cadavre, dont la prudence prochaine nous menace, ne répond lui-
même à aucune attente semblable à celle que nous avions du vivant de
cet homme étendu, mais à une crainte: ainsi cet objet est-il moins que
rien, pire que rien. »1 Le cadavre est cette présentation de la limite, et la
ritualité consiste en la possibilité d'une re-présentation de l'insuppor-
table. À la fois intégration de l'énigme de la mort et installation de la
mort dans cette énigme depuis laquelle l'insouciance, l'amitié, la
solidarité «simple» peuvent s'organiser: la vie des gens, la nôtre. Les
sociétés dites traditionnelles sont porteuses d'une leçon paradoxale:
on n'accepte jamais la mort sans la refuser. Sans déni symbolique,
comme disait Louis-Vincent Thomas. C'est notre acceptation de la
mort comme fin de vie qui relève du déni: placer la mort au bout de
l'existence pour que toute l'existence ne soit pas concernée par cette
mort finale et, idéalement, hors de l'existence. Tandis que l'aménage-
ment ritualisé de la mort dans la vie, la construction d'une mort
initiatique - la pensée d'une temporalité non linéaire, mais reprise
dans l'ordre d'une transmission intergénérationnelle - signifie la
nécessaire mise en place d'une distanciation. Cette distanciation qui
s'éprouve dans la nausée irrépressible devant le corps abandonné, dont
parlait Georges Bataille. Il s'agit aussi bien de refuser l'idée d'un mort
inerte et qui n'aurait aucune action sur le monde des vivants. Ce qui
s'éprouve devant le cadavre, ce n'est pas seulement la tristesse d'une
existence achevée. C'est l'inquiétude d'une situation trouble dont les
récits sur les «morts-vivants» disent bien la prégnance. Louis-Vincent
Thomas écrivait: «L'agressivité du mort est représentée par son
impureté présente, dangereusement contagieuse, mais aussi par le mal
qu'il pourrait faire s'il ne consentait pas à quitter le monde des
vivants. »1 ressentiel d'une construction culturelle devant la mort, et
d'abord devant le cadavre, se situe là : dans la nécessité de congédier le
«disparu». Ce n'est pas une «croyance» ou une peur instinctive qui
motivent cette mise à distance mais bel et bien la nécessité de situer en
face de l'inconnu l'espace et le temps vivant d'une humanité.
Rudolph Otto écrit: «Les réactions "naturelles" du sentiment en
face d'un cadavre ne sont manifestement que de deux ordres: d'une
part, c'est le dégoût devant la corruption, la puantise, le répugnant;
c'est, d'autre part, la peur de la mort, la crainte en tant que sentiment
de ce qui menace et entrave notre volonté de vivre.» À la même page,
Rudolph Otto, refusant d'accroire la «théorie animiste », précise:
«Même la peur des morts et ensuite le culte des morts sont des "insti-
tutions". »2Les rites funéraires sont bien des rites institutionnels.
Comment ne pas comprendre que «la mort» n'existe pas, sauf
dans cette fragile et définitive étrangeté de celui ou de celle qui
«soudain », toujours soudainement, décède? À propos d'une mort
brutale, au bour d'une phrase, Hervé Bazin écrit: «Abandonné, le
corps se tassa dans le faureuil, le menton se décrocha et, sous des
paupières qui ne cillaient plus, des yeux de verre fixèrent le plafond.
[. . .]. Ma mère s'était absentée d'elle. Sa robe restait vraie, comme ses
chaussures où s'enfonçaient des chevilles nettes, comme son alliance
qui n'y voit plus de ses yeux frxes, grand ouverts. Regard mal négo-
ciable devant l'autre toUt à coup tout entier corps, comme jamais
durant l'existence le corps ne prend cette place, ce poids. Et comme
jamais, durant notre vie, l'on peut entendre dire de nous que notre
corps est là.
I.:homme en deuil peut sembler «lui aussi» cet être maladif que
l'on ne fréquente que sur ses gardes, parce que l'on se sent gêné de
sentir sur sa vie semblable l'ombre du décès, la marque d'une mort qui
rappelle toutes ces morts qu'il faUt supporter et auxquelles se mêle
l'existence. Il semble qu'il soit habité de la vie du mort, de cette
existence hautement ambiguë et dont il faut régler le statUt.
Que dire aussi du mort? Le récit balbUtié à plusieurs voix hésite
dans l'interprétation à donner à une existence. Comme si la mort où le
décédé se trouve pris, condensait cette existence entière et qu'il y eut
une manière de vol, d'irrespect ou de violation à recouvrir cette
existence de l'histoire qu'il faudrait en raconter et du sens à lui donner.
Il ne s'agit pas que d'une pudibonderie qui se marquerait dans la diffr-
culté à choisir un vocabulaire, mais du silence du mort, qui emporte
avec ses mots l'énigme d'une vie, de toUte vie devant laquelle les mots
servent à l'invention. Il faudra du temps pour qu'une interprétation
s'élabore silencieusement, dans la retenue des mots, dans l'acte encore
vivant de se taire, en proximité lointaine de la voix qui s'est tue, et qui
pouvait nous répondre. «Nous ne comprenons l'absence ou la mort
d'un ami qu'au moment où nous attendons de lui une réponse et où
nous éprouvons qu'il n'yen aura plus; aussi évitons-nous d'abord
d'interroger pour n'avoir pas à percevoir ce silence; nous nous détour-
nons des régions de notre vie où nous pourrions rencontrer ce néant,
mais c'est dire que nous les devinons. », disait Maurice Merleau-Pontyl.
Jean Duvignaud écrit: «Ce que nous appelons la culture d'un
peuple, n'est-ce pas en partie l'effort que ce dernier tente pour réinté-
grer dans sa propre vie commune et pour en conjurer les effets
destructeurs, la matérialité du cadavre, les os, délivré de ce qui repré-
sente pourtant la vie, la chair? »2 N'est-ce pas toujours, dans ces
pratiques que l'on peUt soupçonner de morbidité, le travail imaginant
d'une société qui s'affirme, et la puissance d'une vie capable de
reprendre la mort dans le jeu de ses élaborations symboliques, qui s'y
Je renvoie à Jean-Pierre Baud, L'Affàire de la main volée, Paris, Le Seuil, 1993, p. 30, 34, 108.
2 Jean-Thierry Maertens, Dans la peau des autres, Paris, Aubier-Monraigne, 1978, p. 124 : "La mort
est non-sens mais la société n'a de cesse que de la réduire à ses signifiances par les vêœmenrs donr
elle entoure le cadavre, cette victoire du signifianr sur la mort corroboranr on ne peut mieux le
discours qui la produit.»
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cette fois, cadavre embelli, dont il faut se libérer mais que l'on doit
aussi honorer. »1
Une telle évolution n'est peut-être que la traduction d'un
malheut humain que la technique ne peut rendre tout entier artificiel.
C'est le désarroi d'une humanité qui s'avoue peut-être surtout dans
cette idée naïve d'un mort «maîtrisé». Et le désarroi d'une incapacité à
répondre au désarroi qu'il faut peut-être étudier dans le visage de ceux
qui viennent aujourd'hui devant le cadavre. Le cadavre, c'est la «coupe
du temps ». Non pas l'achèvement. Mais, pour les survivants, la
ponctuation d'un inachèvement qui commence. Le trépas dit bien que
la mort ne se fait pas d'un coup ou qu'elle n'est pas réductible au coup
mortel. Et l'on sait que le coup de la mort se reprend dans la lente
mémorisation d'un décès qui ne se borne jamais à son événement
propre. On comprend que l'entourage puisse se déclarer «effaré». Que
les gens disent qu'ils n'ont pas «compris». Que ce qu'ils ont vu
s'embrouille dans des souvenirs qu'il fallait précisément reprendre
pour que des images reviennent. Non pas des images, ou des représen-
tations informatives justement. Mais des images d'eux-mêmes s'affai-
rant autour du mort, s'inquiétant de son destin, du maniement que
lui font des professionnels, et des relations avec l'entourage qui vient
en visite. «Les images sont brouillées, me dit une femme, et à la fois,
des mois plus tard on revoit des choses avec une précision halluci-
nante.» C'est d'abord trop précis pour être supportable, pourrait-on
dire. Mais l'imprécision que l'on invente, le refus d'entendre tout, de
comprendre la totalité des informations, consiste aussi à faire être le
mort dans sa mort et à participer à cet incroyable départ, que
pourtant, dans le jeu même de cette imprécision, l'on précipite. Car le
mort, à qui l'on prête des compétences agressives, est bien aussi celui
qu'il faut placer ailleurs, qu'il faut congédier, pour que le remaniement
de l'inachèvement amorcé puisse s'élaborer.
On retrouve ici l'ambivalence forte, dynamique, qui marque sans
cesse les attitudes funéraires: retenir pour se séparer, admettre et
refuser, y être et s'absenter, honorer et distancier, reconnaître et ne
plus voir, répéter et inventer... Les thanatopracteurs disent bien l'état
de confusion où ils trouvent les gens. Parfois des conflits familiaux
latents et qui s'actualisent avec le décès d'un parent renforcent le
Louis-Vincent Thomas, «Le sacré er la mort», Traité d'anthropologie du sacré, Oulien Riès, dir.),
Paris, Louvain-la-Neuve, Oesclée Gedit, 1992, p. 220, 221. Voir également Louis-Vincent
Thomas, Le Cadavre, op. cit., p. 139, et La Mort en question, Paris, L'Harmattan, 1991, p. 83, 84.
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climat de désordre où ils rencontrent les familles. Les gens ont leur
idée ou une absence d'idée, et c'est cette idée ou cette hésitation qu'ils
«mettent» sur le «visage» du mort. À défaut de savoir, de «croire»,
c'est précisément le désarroi qui sert de guide aveugle et efficace.
Quand on veut donc produire des professionnels compétents que l'on
protège si peu de la violence de la mort, et de la violence des familles
devant leur mort, à quel résultat «net» voudrait-on qu'ils aboutissent?
Une dame me dit: «C'est un peu comme quand on revient de chez le
coiffeur. On dit que c'est très bien, bien sûr. Mais dans la salle de
bains, je me recoiffe toujours, et puis je me coupe encore les cheveux :
des mèches qu'ils ont laissées.» Les gens y vont toujours de leur arran-
gement. Soit en en rajoUtant au programme, soit en réinvestissant ce
programme du mort apprêté pour réaménager le lien qui s'y dissoUt et
qui se forme aUtrement. Le lien social, quoi qu'on y fasse, n'est pas le
résultat d'une technique relationnelle. Et le «bien» qu'on veut aux
familles se réintègre encore dans l'histoire d'un lien dont ils sont les
seuls metteurs en scène. Dans l'obscurité même d'une mort à quoi ils
donnent davantage d'écho que ceux qui voudraient les en «protéger».
On remercie pour le service. Mais presque dans l'indifférence pour ce
que ce «service» rend. Le rendu peUt être efficace. Reste l'imprécision,
plus précieuse à la vie continuée que le théâtre grandiloquent ou
«proche» des sentiments, acculé à «l'intimité» où l'on voudrait que les
gens se réduisent. Ainsi, comme je l'ai déjà dit, vit-on la ritualité
apprêtée en décalage, en faisant l'effort d'y trouver les possibilités d'une
distance nécessaire, et que le management relationnel ne «comprend»
pas. Ainsi fait-on, comme en cachette, un rituel entre soi, pour
«doubler» une ritualité funéraire qui n'intègre pas ce qui s'y joue
quand elle voudrait en gérer tous les ingrédients1. Peut-être faudrait-il
des maîtres de cérémonies africains pour donner acte à toutes ces
ambivalences, tandis que ces sentiments clairs vers quoi on veut
diriger les perceptions, les diriger, les canaliser, ou les amoindrir, a peu
à voir avec les enjeux mêmes d'un affrontement au cadavre. Voilà
pourquoi je résiste à l'idée, tellement dans l'air du temps, de « nouveaux
rituels» il s'agit moins de nouveaux rituels que de ritualisations «glissées»
"
dans les interstices d'une temporalité fùnéraire, et surtout de la continua-
tion d'une ritualité fondamentale.
Voir Yolaine Rouault, «Les doubles funérailles», Bordeaux, Maison des Sciences de L'Homme
d'Aquitaine, 1999.
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Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 49. À la même page: «Le
mourir est angoisse, parce que l'être en mourant ne se termine pas tout en se terminant.»
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lecture que j'ai faite de Bloch, Lévinas, Blanchot, Jankélévitch, Ricœur. Il s'agit bien d'une
attitUde éthique, d'un positionnement épistémologique (comme le tappelle Jean-Marie Brohm
dans «Ontologie de la mort», Prétentaine, loco cit., p. 219), ainsi que route recherche suppose la
construction de cette position de fond.
Voir Louis-Vincent Thomas, La Mort africaine, Paris, Payot, 1982, p. 90. Voir Remo Guidieri,
La Route des morts, Paris, Le Seuil, 1980, p. 349.
2 François Wahl écrit: «L'Autre, on peut en créer, et c'est la fonction du ritUel. Entretenir le
Symbolique, le ressourcer, le repeupler, faire advenir du Symbolique: projet qui n'est pas indiffé-
rent au sujet puisqu'il faut le réaliser pour que le monde et la société continuent.» (souligné dans le
texte), in «Les ancêtres ça ne se représente pas», in L Ïnterdit de la représentation, textes rassemblés
par Adélie et Jean-Jacques Rassial, Paris, Le Seuil, 1984, p. 53. Ce texte constitue une reprise
analytique de ]'ouvrage de Remo Guidieri, La Route des morts, op. cit.
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Marc Augé, Pouvoirs de vie, pouvoirs de morts, Paris, Flammarion, 1977, p. 19 : «Si la morr,
comme la naissance ou la maladie, fait l'objet, dans les sociétés lignagères, d'enquêtes et d'interro-
gations aussi minutieuses, c'est que l'organisation de la vie en dépend.»
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Geneviève Calame-Griaule, Ethnologie et langage (1965), Paris, InstitUt d'Ethnologie, 1987, p. 87,
88.
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me demande pourquoi j'ai refusé. Je crois que j'ai eu raison, mais ces
gens avaient leur idée. Le père a mis les rails de côté. J'ai pensé qu'il
allait un jour les mettre à la poubelle. Alors je lui ai proposé de les lui
prendre. Il a accepté », m'expliqua-t-il.
Il y a les objets que l'on confie au mort. Qui lui sont destinés. Il y a
ceux aussi que l'on peut parfois donner aux professionnels du funéraire.
Pour qu'ils les emportent et parce qu'il faUt se séparer, dignement aussi,
des objets. On ne veut pas savoir ce qu'il adviendra des choses ainsi
«confiées». :Lessentiel est qu'elles partent avec ceux qui font partir les
gens. Dont c'est le métier. Parfois l'objet symbolise l'identité du mort,
marque l'existence qu'il a vécue et se trouve éventuellement supposer
«accompagner» le défunt. Mort, il ne saurait être privé de ce qu'il affec-
tionnait ou de ce qu'il avait «toujours ». Ainsi, une femme invitée à
«voir» son mari après la «toilette», s'exclame-t-elle: «Ses lunettes! Il faUt
lui mettre ses lunettes.» Et elle explique, mais sans souci de donner des
arguments: «Illes gardait toujours.» Le ton est impératif et exclut
d'emblée toute contradiction. Je l'ai déjà dit: le corps qui est vu n'est
jamais seulement un corps. Il prend aussi, dans les heures qui suivent le
décès, l'étrange épaisseur de «ce corps» comme excédent, qu'il faut parer
et qu'il faUt transformer en corps ritualisé. :Lidentité du vivant se
préserve dans la manipulation précautionneuse du cadavre. On conserve
au corps décédé la présence d'une personne. Mais il y a bel et bien
toujours un «départ» complexe entre la personne et son corps. C'est
dans le repli d'une personne conservée qu'on peut s'exposer au risque
nécessaire de produire un corps, c'est-à-dire de produire un écart
dynamique où l'on joue d'ambiguïtés. À la fois la personne n'est absolu-
ment plus elle-même et l'actualisation de «ce corps» que manipule la
ritUalité permet de situer le décès. Un décès devant lequel l'imaginaire
funéraire conserve au corps ritualisé l'identité de la personne défunte.
Cette ritualité contradictoire, si savante d'oppositions, ménage un entre-
deux dynamique. Dans l'entre-deux se place le «corps de la personne»,
ni la personne ni ce corps, mais ce qui témoigne d'une identité altérée:
le reste d'une vie en toute proximité de l'inhumanité du cadavre.
Si l'on dit «le corps» et non pas le «cadavre », ce n'est pas par
pudeur, convenance, refus d'affronter «la mort». Mais parce qu'il s'agit
de refuser l'inhumain. Sans soute s'agit-il de dénier la terrible équation
mourir = pourrirl, mais c'est aussi que le cadavre n'est pas toUt le
Ibid.. p. 144.
3 Voir Pierre Legendre, LInestimable Objet de la transmission, Paris, Fayard, 1985, p. 49, et p. 201.
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Bien sûr. Non pas parce qu'il faut s'habituer à se mouvoir dans l'es-
pace restreint d'un caveau. Mais parce que le monde de nos existences
suppose toujours la reprise d'une transmission involontaire. Il ne s'agit
pas de s'habituer à la disparition de la personne des mètres carrés où
elle a vécu. Si ce n'était que cela! Mais de faire de ces intérieurs où
nous essayons d'être les lieux mêmes d'une présence différente, impré-
gnée dans les tissus, marqué dans les sols, dessinéesur nos visages... On
aura beau faire: ce ne sont pas les morts qui nous ressemblent mais
moi ou toi qui devons leur ressembler. Surtout ce sont eux qui
commencent par déformer les traits où l'on voudrait tenir notre propre
exactitude.
On aura beaucoup dit de sottises: qu'on oublie les morts, que les
rituels funéraires n'existent plus, que le deuil disparaît. On aura cru
que dire ces choses-là convenait à un esprit critique. On aura
confondu ces absurdités avec la problématique complexe du déni de la
mort. On aura fait répéter que nous avons oublié la mort et les morts,
tandis que la culture fondamentale que l'on constitue résiste perpétuelle-
ment à la logique marchande, à l'entreprise libérale du déni réel, du
déni de la mort dans le réel. Dans nos «milieux», tout à l'inverse, les
morts (plus que «la mort») sont là et insistent. Au travers d'objets
inUtiles le plus souvent, nous insistons avec eux. Gérard Macé l'a bien
dit: «Comme une idée reçue, nous répétons à la première occasion
que les morts n'ont plus de présence parmi nous, depuis que nous
avons relégué les cimetières à la sortie des villages, et qu'en ville nous
ne les fréquentons plus que le jour des enterrements. Mais il suffit
d'entrer dans une pièce où sont accrochés des souvenirs de famille,
d'ouvrir le journal ou de passer devant une salle de cinéma où l'on
redonne un vieux film, pour voir des morts qui tâchent un instant
d'attirer notre attention, des actrices qui sont entrées dans le grand
sommeil sans avoir à se démaquiller. »1 Les objets, les photographies
(dont je reparlerai) composent un univers des morts, logé dans
l'espace de la maison. Ils sont exposés, ou discrètement placés à l'inté-
rieur d'un ensemble de signes qui témoignent d'une histoire conti-
nuée, plus que de souvenirs strictement conservés. Après le décès il a
fallu «s'y mettre », «trier» ce qu'on devait garder. «Jeter le reste ».
Certains objets ont été donnés. Des bibelots, des livres, des vêtements.
Ce qui est retenu dans l'espace familial ne bénéficie pas nécessaire-
Gérard Macé, La Mémoire aime chasser dans le noir, Paris, Gallimard, 1993, p. 25.
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parce qu'il y pense déjà, c'est surtout parce que ça fait déjà une chose
de moins à penser.» Sans doute. Mais on y pense toujours encore et
c'est ce «encore», comme pour le désir, qui détermine la vie socialisée.
En ce sens que ce «encore» place la mort pour plus tard, et que dans
cet espacement se tient la vie humaine. Ce n'est jamais à chacun de
prévoir son décès et d'en préserver autrui. Il faut une forme politique
douteuse pour que ma mort n'affecte jamais l'autre, pour que l'on
puisse mourir isolément, hors de toute société qui n'aurait pas à inter-
venir. C'est entre nous que «la mort se pense». Bien moins sous forme
de discours brillants, de démonstrations oratoires qu'ordinairement :
dans cette capacité que nous avons de n'en rien dire, et tout en n'en
disant rien d'en parler sans cesse à partir de nous-mêmes, avec les
objets qu'on manipule, dans les histoires que l'on raconte entre nous.
Emmanuel Lévinas écrit: «La conscience de la mort est la
conscience de l'ajournement perpétuel de la mort, dans l'ignorance
essentielle de sa date. »1 C'est bien cela: nous ne sommes pas des condam-
nés à mort. À la fois, l'idée d'être mort habite nos jours, conduit les
regards échangés, constitue l'échange même de ces regards humains
que l'on porte sur des hommes qui ne sauraient être des objets péris-
sables. On ne pense pas à la mort. Comment y penserait-on? À quoi
penserait-on? On ne se laisse pas pour autant priver de ce que
l'inconnu de la mort implique dans nos yeux. Si l'on ne pense pas à la
mort - on pense bien plus aux morts - c'est la mort qui se pense dans
la vie même. On retrouve ici ce que je disais plus haut. Loin d'être une
fin, une exacte terminaison, la mort qui n'existepas est aussi bien cette
dimension de la vie commune qui détermine la communauté de cette
vie. J'ai déjà rappelé l'enseignement de Georg Simmel qui parlait de la
mort comme «créatrice de forme»2. Max Scheler, insistait lui aussi sur
cette présence de la mort dans la vie, et il en montrait la dynamique.
On voudrait nous dresser à l'acceptation de notre fin, cela (paradoxale-
ment d'apparence) dans la droite ligne du déni de la mort. Mais nous
ne voulons pas finir, et c'est parce que la mort se refuse comme fin
qu'elle peut prendre place dans la durée vécue de notre vie. Ce talent,
cette capacité que nous avons de parler des morts comme s'ils étaient
encore là, de leur faire place dans notre vie quotidienne, cette capacité
de transformer l'inconnaissable en relations au sens aussi bien d'une
histoire indéfiniment continuée, cet entêtement à vivre donc, garantit
Max Scheler, Mort et survie, Paris, Aubier, 1952, p. 18. Scheler poursuit: "Assurément, l'homme
n'a pas besoin de s'être formé un "concept" particulier de la mort. De plus, ce "savoir" ne concer-
nent nullement les phénomènes psychiques et corporels, qui précèdent la mort, ni les diverses
façons dont elle peut se réaliser, ni enfin ses causes et ses effets. Mais si, de toutes ces connaissances
que, en fait, l'expérience seule peut communiquer, on isole nettement "l'idée et l'essence" de la
mort même, on trouvera que cette idée appartient aux éléments comtitutifi de notre conscience, et,
qui plus est, de toute conscience vitale.» (les mots en italiques sont soulignés dans le texte).
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toujours le même plat. Il meurt dans les pires conditions, si tant est
que le mourir ait des conditions. La mort «qui égalise» (Jean Ziegler)
devient ici ce qui exclut. Linhumain se situe déjà dans les conditions
du mourir. Le refus de l'espace partagé - il fallait tout posséder
(v9itures, journaux, avions, femmes), tout rendre à l'identique (il
fallait que la chambre d'hôtel soit partout la même), et le temps nié1 -
ne protège pas d'une temporalité qui reprend celui qui meurt à
l'endroit de sa propre déréliction. Finalement, le puissant capitaliste
meurt dans des conditions proprement ordurières comme nulle insti-
tution moderne n'oserait en gérer le programme. Paul Virilio a bien
sûr raison de nous soumettre ce cas comme symptôme de la moder-
nité. N'est-ce pas à cette décision de tout régler du mourir et de l'idée
d'être mort qu'il faudrait être dressé? N'est-ce pas cette torsion de
l'idée d'être mort comme pure réalisation individuelle, comme projet
de gestion finale, comme terminaison finalisée que l'on voudrait
imposer? N'est-ce pas le destin de l'homme qui aurait pleinement
réussi sa «carrière»? N'est-ce pas à cette fin que conduit la logique de
la performance «jusqu'au bout»? Pouvoir «s'écraser» de la vie comme
l'on «écrase» un document dans un ordinateur. Non point mourir. Et
si peu disparaître. Mais se nullifier jusqu'au bout de sa maîtrise imagi-
née. Mourir comme un malheureux. Pire que les malheureux. Dans
un palace et à la façon d'un rat de laboratoire. Mettre l'inhumain de la
mort dans sa propre vie, c'est peut-être cela qui est proprement
épouvantable. Comment pourrait-on envier ces existences «réussies »,
ces «fortunes », ces «pouvoirs»? Agoniser dans le luxe? « Parce que je le
vaux bien », comme le disent des images de publicité?
On le comprend: la scène de mort est déjà ce qui situe en
relation avec la communauté des morts. Ce n'est pas seulement un
individu qui va partir. C'est à travers ce qui lui arrive, ce monde des
morts qui se rappelle à nous dans sa contiguïté impensable en même
temps qu'incontournable. Paul-Louis Landsberg disait bien: «Garder
la communauté avec le mort, c'est préserver de la destruction notre
propre existence dont cette communauté fait partie intégrante. »2
Paul Virilio, Esthétique de la disparition, Paris, Balland, 1980, p. 28 : «Hughes se refusait absolu-
ment à porter une montre, tout en se déclarant Maître du Temps [...]. [...] posséder la puissance,
gagner au jeu du monde, c'est créet la dichotomie entre les repères de son temps personnel et ceux
du temps astronomique afin de se rendre maitre de ce qui arrive, de tenter de rejoindre immédia-
tement ce qui vient. Milliardaire dénué de tout, Hughes s'applique seulement à truquer la vitesse
de sa destinée, à faire de son mode de vie un mode de vitesse.»
2 Paul-Louis Landsberg, Essais sur l'expérience de la mort, Paris, Le Seuil, 1951, p. 44.
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entre les mondes des vivants et des morts que la Raison veUt imposer
constitue aussi bien l'échec d'une construction symbolique de la limite de
la mort. Le deuil normalisé, conventionnel, «comme il faut», auquel
on veut soumettre le survivant dont la tâche respectUeuse devient d'al-
l~r fleurir les tombes, expose à la mélancolie, à l'envahissement de
l'existence par des défunts «conservés », momifiés dans leur cercueil de
pierre, immortalisés sous des stèles, coincés sous des croix et des panon-
ceaux, mais qui, faUte d'une destination qu'on ne sait plus leur donner,
insistent à demeurer sous les figures les plus sinistres. Le mort qui n'a
pas l'âme en allée, reprend un corps souffrant, inquiet et peureux. La
décomposition de ce corps qu'on a voulu enfouir et localiser, perdre
et situer, devient le mode même d'une existence qui fait retour. À l'en-
contre de ses intentions classificatrices - ici les vivants, là les morts -,
la société «raisonnable» produit la déraison des revenants et la souf-
france qui proteste d'un deuil qu'on ne veUt plus faire, qu'on ne peUt
plus faire sous ces conditions de mémorisation des restes et de muséa-
lisation des gens.
La société «rationnelle» est bien celle qui croit pouvoir opérer
dans le «réel» - installer les cimetières loin et leur donner l'allure de
villes vues de loin1 - ce qui relève toujours d'une construction symbo-
lique, c'est-à-dire d'une fabrication humaine. La généalogie n'est jamais
seulement une affaire de stockage des corps usés à qui l'on donnerait
des signes de reconnaissance pour qu'ils soient rangés dans des
«documents d'architecture civile». Il faut donc au délire de l'homme
en désarroi qui imagine des morts trouvant «les vivants bien ingrats à
dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps» et qui «sentent
s'écouler les neiges de l'hiver» «sans qu'amis ni famille remplacent les
lambeaux qui pendent à leur grille» -, il faut à cette imagination débri-
dée, insane et malheureuse, tout le soin d'une négociation. Les morts
mis à l'écart, rangés dans des placards horizontaux, se rappellent à
nous. Il s'agir plutôt de rappeler cette part de nous-mêmes dont l'enfer-
mement (impossible) des morts voudrait nous priver.
On pourra dire que Baudelaire est le témoin d'une société qui ne
sait plus «régler» les relations des vivants avec les défunts, qu'il est le
signe et la victime d'une société pathogène, ou qu'il est lui-même
l'excessif qui refuse de se raisonner, le poète détraqué qui prend un
plaisir pervers à subvertir le respect des défunts et la limite «ration-
Maurice Blanchot, L'Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 85 : «Nous senrons qu'il ne
saurait y avoir expérience du désastre, l'enrendrions-nous comme expérience-limite. C'est là l'un
de ses traits: il destitUe toure expérience, il lui retire l'autorité, il veille seulemenr quand la nuit
veille et ne surveille. »
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La tombe, dans les entretiens que j'ai réalisés, est souvent entrevue non pas comme un lieu, mais
comme ce que les autres verront encore de soi. Venir sur «sa tombe», c'est encore venir voir
quelque chose du défunt. Et l'on peut avoir, comme d'un dernier texte qu'on écrirait et qu'on ne
pourrait plus retoucher, le souci de cerre tombe comme de ce qui reste de soi et qui est encore soi.
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combler les vides, suturer les interstices, colmater toutes les brèches, et
produire une société «réelle », totale, parfaitement «intégrée ». Or la
dimension de la mort s'oppose à cet idéal doUteux d'un monde où
toUt serait lisible, visible, compréhensible, et dans lequel pour tout
événement nous aurions le réflexe juste et la réponse appropriée.
Surtout, cette dénonciation du silence passe à côté de l'enjeu de fond
des attitudes funéraires: l'espacement des morts et la mise en scène
d'un écart entre soi et soi-même. Entre la société et elle-même. La
société serait totale si elle n'était que d'un bloc: pure homogénéité,
exacte coïncidence. Mais la dimension de la mort apporte cette
«imperfection» essentielle à la vie humaine, dont la culture est en
charge de négocier l'interprétation.
Jean-Hugues Déchaux a bien entendu raison quand il écrit:
«Laffiliation eschatologique apparaît ici dans toute sa simplicité: le
souvenir des aïeux permet de se rattacher à un ordre du monde, celui
de la permanence de la vie dont témoigne intimement la succession des
générations familiales. En même temps, il confère l'énergie nécessaire à
la conduite de sa propre vie et relève donc de l'affiliation identitaire.» 1
Mais l'affiliation n'est pas la filiation. Cette dernière n'est pas simple
affaire de souvenirs et de liens perpétués ou commémorés. Il faut des
manques et des vides dans la chaîne intergénérationnelle pour que le
rapport ait à s'instituer: rapport qui n'est pas une relation de «lignes»
directes, ni faite de transmissions objectives. Lancêtre n'est pas seule-
ment quelqu'un qui a existé, ou un procréateur antécédent. C'est
surtout une fabrication qui maintient dans cette vie la possibilité d'un
rapport au monde. Pour le dire autrement, l'ancêtre est une fiction au
sens que Pierre Legendre fait à ce mot. Lenjeu est «de mettre en scène
l'humanité périssable en tant que telle, de fàire sociétéavec ce qui est déjà
mort, avec les morts»2. Legendre le dit bien, la transmission testamen-
taire n'est pas strictement une affaire de contenu, mais consiste en une
obligation - l'acte de transmettre -, qui situe une place dans l'espèce en
inscrivant le sujet humain dans une suite générationnelle, c'est-à-dire
dans une répétition, dans une reproduction, qui procèdent d'un
montage symbolique3. Les morts, ce ne sont pas seulement les gens
Le travail de l'oubli
Je l'ai plusieurs fois dit sans prendre le temps de m'en expliquer: la
mémoire compose avec l'oubli. Qu'est ce que cela veut dire? Et qu'est-ce
que l'oubli ici? Non pas une dénégation ou un refoulement, bien au
contraire. Non pas le contraire de la mémorisation, puisqu'il s'agit de
dire qu'il y a de la mémoire avec l'oubli. Oublier ici c'est à la fois espacer
et manipuler de la trace. Loubli n'est ni strictement ce dont je ne me
souviens pas ni ce qui empêche de se souvenir. Mais ce qui met en face
de l'incapacité du «rappel» et de l'indisponibilité de l'autre pour moi-
même. Espacer: non pas seulement mettre à distance, mais insérer dans
une distanciation, dans l'humanité de la distance. Manipuler de la trace:
non pas s'obnubiler sur des preuves mais faire place à l'effacement. Un
effacement qui, plus qu'une preuve d'enquête, manœuvre le pli mobile
du souvenir: un souvenir non pas borné à l'effectivité d'un événement
mais relié à lëtrangeté de sapropre histoire. En somme la trace n'équivaut
nullement à une stricte matérialité, à la collection d'objets conservés
pour «ne pas oublier». Lhistoire qui nous relie au monde des morts ne
provient pas d'une enquête de type policier. On ne cherche pas les
indices d'une affaire ténébreuse qu'il faudrait porter à la lumière. On
peut se demander aussi ce que valent l'enregistrement sonore et photo-
graphique du mort comme gages de «traces », au sens d'un capital
possédé sur le défunt. Que valent les «mnémothèques du futur» 1
présentées naïvement comme les institutions à venir d'une mort
«réacceptée », replacée dans nos murs? Leffort qu'on voudrait faire pour
que les gens se souviennent de leurs morts et que des cultes, éventuelle-
ment «laïques» (le seraient-ils vraiment, ou ne s'agirait-il pas de
produire la mauvaise copie de rituels «archaïques» compris sur le mode
de la recette relationnelle?), se mettent en place, a de quoi laisser dubita-
tif. Dans quel sens veut donc aller ce forcing? Que s'agit-il de forcer si ce
n'est, d'une part, une mémoire et, d'autre part, un oubli, en cherchant à
produire la première et à résorber le second, c'est-à-dire en commençant
par délier l'un de l'autre2?
À l'instar de la bibliothèque et sur le mode du coffre qu'on peut avoir dans un banque, la
«mnémothèque» serait ce lieu ouvert au public où l'on pourrait placer ce qu'on veut conserver des
défunts et ainsi venir retrouver <deurs traces».
2 Dominique Jacques-Jouvenot, Choix du successeur et trammission patrimoniale, Paris, L'Harmattan,
1997, p. 54 et sq., montre bien l'intrication de la mémoire et de l'oubli dans l'étUde concrète
qu'elle fait du métier d'éléveur et dans l'analyse qu'elle propose de la transmission d'un savoir-faire.
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souviens. Lui, elle, à tel âge, à tel endroit, en telle circonstance: voilà
l'événement, tel qu'il prend sens dans le récit de notre vie, dans la
relation avec le mort et dans la relation des vivants entre eux. Il ne
s'agit pas d'un événement qui se produit «dans» une mémoire, mais
d'un événement qui se produit dans une tension narrative, une inter-
prétation incessante, une situation de soi dans un monde où ni soi ni
le monde ne sont bornés à eux-mêmes.
On retrouve ici l'idée sur laquelle j'ai déjà plusieurs fois voulu
insister: le dehors, l'ailleurs de ce monde, ne sont pas des productions
volontaristes qui s'expliqueraient pas le souci d'une réassurance. Il
s'agit de ce que génère le rapport même à ce monde. S'il devait s'agir
de réassurance, il faut moins comprendre que la demande est celle de
se survivre, que celle de faire place à l'idée de mort. Les morts dont on
se souvient dans l'existence ne sont pas les sinistres rappels de notre
finitude qu'il faudrait fuir ou accepter. Plutôt aident-ils à faire place à
la mort comme dimension commune et à comprendre de façon non
dépressive l'idée de mort comme ce qui permet de vivre chaque jour.
La construction de la place des morts ne se fait pas comme dans un
après-coup. Ce n'est pas après qu'on s'est rendu compte que la vie
passe vite et que la terminaison peut à tout moment survenir que l'on
fabrique à la hâte un imaginaire de la survie. Il ne s'agit pas de survie.
Cette construction est liée à la place même des vivants et à la nécessité
pour le sujet de mettre en place l'altérité qui le situe. Il ne s'agit pas de
dire: je suis en vie parce que je ne suis pas mort - les morts ne nous
servent pas à vérifier notre fonctionnement vital - mais de dire qu'on
est en vie parce que, depuis cette place de vivants, l'on peut rejoindre
les morts. Sous cet angle les funérailles ne sont jamais des manières
- les manières les plus convenables possibles - d'en finir avec celui qui
n'est déjà plus là. Lenjeu de fond n'est pas de fabriquer de la frontière
mais de réinstitutionnaliser sans cesse de la limite: non pas de séparer
strictement la mort de la vie, mais d'installer à l'endroit même où le
mort nous quitte la mort dans la vie, l'idée de mort dans l'expérience
sensible de l'existence. Loubli ne relève pas ici d'une incapacité indivi-
duelle mais d'un travail culturel: il s'agit de placer les morts dans cette
existence et depuis cette existence. De les placer, non seulement en
tant que gens d'hier ou d'autrefois dont les traces pourraient se conser-
ver mais en tant que «passé» qui n'a pas nécessairement existé et qui
oblige à raconter au présent; ou plutôt en tant qu'ils figurent un au-
delà du «passé» réel ou imaginaire. Ce qui relève de l'inaccessible
pourtant situé entre nous.
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C'est en raison d'une logique utilitaire que l'on veut découper des
territoires, attribuer des concessions aux morts, leur concéder un
morceau de lieu et que l'on insiste sur les preuves de leur existence.
Travail de stockage et de rangement. Travail de mémoire ordonnatrice
des décédés, qui vient à l'encontre de l'histoire, ou qui se distancie de
l'histoire. On range, on trie, on aligne les tombes, comme on classerait
méticuleusement les objets d'une culture étrangère dont on ne connaî-
trait pas l'usage et à propos de quoi l'on ne saurait quoi raconter. Le
rangement «scientifique» des morts est peut-être d'autant plus accen-
tué que le récit s'appauvrit, qu'on ne raconte plus le monde des
morts... On insiste sur les preuves de leur existence passée en forçant
à la commémoration de défunts muséalisés, fixés dans des formes,
«arrêtés» dans des représentations.
Espère+on ainsi les tenir sous contrôle? A-t-on ainsi l'intention
de les définir? De «cerner» l'espace des morts et de s'affranchir de la
question de la mort? Reste que les morts ne se laissent pas ainsi locali-
ser, de même que les scènes du deuil ne peuvent non plus obéir à la
programmation émotionnelle ou à la planification urbaine. La ville
elle-même n'est pas ce territoire que la maîtrise peut employer, que la
domination peut gérer, ou dont la volonté managériale peut s'emparer
totalement. Il y a bien «l'ombre» de la ville dont Alain Mons a parlé1;
ou la «secondarisation» des espaces dont Pierre Sansot2 a montré
qu'elle relativise leur organisation primaire ou première, et qui permet
d'habiter un sol. Il ne s'agit pas là d'une contre-stratégie, mais
d'usages, de tactiques, d'art de faire qui tiennent à d'invention du
quotidien» (Michel de Certeau, 1980). Bien sûr nous pourrions dire
que la ville aseptisée génère son envers, ou que le quartier louche fait
pendant au rangement trop apprêté, monovalent et unaire du quartier
résidentiel. Mais ce n'est pas cette idée plate d'équilibre (finalement)
qui prévaut dans les analyses de Mons et de Sansot. Ce sont les idées
de paradoxes et d'intrication3. Dans un article sur les seriai killers,
Alain Mons, L'Ombre de la ville, Paris, Éditions de la Villette, 1994, p. 75: «La ville commence
quand on ne la voit plus, elle excède de toutes parts les limites de sa saisie (intellectUelle, percep-
tive, visuelle). La réalité spatiale déborde largement l'approche phorographique, et visuelle en
général: c'esr l'invisible qui donne à voir.»
2 Pierre Sansot, Hélène Srrohl, Claude Verdillon, L'Espace et son double, Paris, Champ Urbain,
1978, p. 13I.
3 Alain Mons, op. cit., p. 124: «Les traces imagiques sont constituées de dédoublement, redouble-
ment pulvérisant route idée de littéraliré pure de la phorographie du réel. La trace est porteuse de
rension, de déséquilibre, de paradoxe.»
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Alain Mons, «La ville symprômale» in Corps, Art et Société, Paris, L'Harmattan, 1998, (textes
présentés par Lydie Pearl), p. 244.
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dans les bras. :Lémotion est bien à son comble dans l'aveu silencieux
que chacun fait à l'autre d'un vide insoutenable - elle dans ses range-
ments, lui dans ses boissons - et dans cette place que tient l'enfant parti
pour les réunir enfin, autrement...
On peut ici revenir à la nouvelle de Kenzaburo Oé dont j'ai déjà
parlé. :Létudiant qui a dû s'occuper du musicien qui voulait voir son
enfant mort à une «centaine de mètres dans les nuages», aura payé leprix
de l'intelligencedu deuil. La nouvelle se termine et s'amorce ainsi. À la
fin de son histoire il raconte qu'un groupe d'enfants lui a lancé un
caillou à la tête et qu'il a perdu à peu près la vue de l'un de ses yeux.
C'est en ce moment qu'il aura compris l'incompréhensible: la hauteur
dans le ciel des enfants morts, le deuil qui marque l'existenceet qui situe
le regardque l'on a sur elle. C'est son œil droit qui fut blessé, et sur lequel,
dit-il au début du récit, il porte un bandeau de pirate. Qu'importe peut-
être ici cette piraterie. Ce qui compte le plus, c'est le trouble de la vision.
Il ne voit plus bien ou «clair», mais autrement. Et sans qu'il s'agisse de
délire mystique il fait place à l'altérité de ce monde dans ce monde même.
Le narrateur explique: «Quand je veux regarder notre monde avec mes
deux yeux, c'est deux mondes que j'aperçois, exactement superposés: l'un
lumineux et clair, remarquablement net; l'autre, indécis et légèrement
sombre, un peu au-dessus du premier.»1
Voudrions-nous cloisonner, juxtaposer des mondes? Voudrions-
nous isoler la mort et les morts dans des espaces clos (un cimetière, une
chambre) qu'il faudrait soumettre à la logique du rangement et en
décidant de leur fermeture? Ce n'est pas ainsi que la vie peut s'organi-
ser. C'est ainsi plutôt qu'elle se désorganise, que la confusion s'établit.
Ce n'est qu'à la condition d'une articulation des mondes des vivants et
des morts, que l'existence est tenable. Pourquoi? Non pas en raison de
conventions de respect qu'il faudrait s'imposer devant les défunts, non
pas pour des raisons coutumières variables selon les cultures. Qu'aurait-
on expliqué en avançant ces maigres arguments d'un devoir social ou
d'une contrainte sociale intériorisée? Le «prix qu'il faut payer», pour
comprendre qu'il n'y a pas les vivants d'un côté et les morts de l'autre,
ne doit pas s'entendre selon une logique toute sacrificielle. Il faudrait
comprendre alors que le sacrifice est ce qui rend sacré. Il est ce qui
installe de la distance, telle qu'elle rend ce monde vivable. Le «prix à
payer» c'est celui de l'existence vivante, celui de l'inscription dans
Kenzaburo Oè, Dites-nous comment survivre à notre filie, Paris, Gallimard, 1982, p. 137.
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l'échange social: cela qui suppose une subjectivité qui fait place à l'in-
visible, c'est-à-dire la subjectivité même, telle qu'elle n'est jamais réduc-
tible à une présence, à une identité. Et telle qu'elle se constitUe dans la
perpective de la «responsabilité pour autrui» (Emmanuel Lévinas) qui
dépasse la décision d'aider. Humainement, je ne peux pas regarderl'autre
sans savoir qu'il va mourir. Il ne s'agit ici ni d'un savoir savant, intel-
lectUel, ni d'un savoir condescendant ou hautain. Ni encore d'un savoir
qui m'obligerait à plaindre l'autre, à prendre en charge sa souffrance et
son angoisse. Il ne s'agit pas d'un savoir angoissé, mais d'un partage de
l'indicible, d'une communauté de sitUation qui n'autorise ni l'abstrac-
tion ni la fusion, ni l'attitude qui consiste à ignorer la présence d'au-
trui, ni celle qui consiste à user de la présence visible de l'autre comme
de ce qui permettrait de l'y réduire. C'est aussi - ce prix à payer - l'af-
faire de la transmission, le devoir de se sitUer dans l'acte de transmettre
comme seule possibilité d'être et de participer à l'aventure humaine.
Un homme m'a dit qu'il ne voudrait pas mourir «comme à la
ville». On y meurt vite, m'a-t-il expliqué. Il en était convaincu: à la
ville, on meurt sans avoir le temps de «dire des choses». Non pas
nécessairement de «grands secrets». Mais une «certaine vérité», m'a-
t-il dit. Quelle vérité, si ce ne sont pas des secrets de famille qu'il faut
faire savoir en dernière minute, si ce ne sont pas des révélations qu'il
faut faire, et si peu des conseils qu'il faut donner ou une morale dont
on voudrait encore faire la leçon? Tout «simplement» peut-être la
vérité d'un rapport à la mort que nul ne contrôle, mais qui impose la
sitUation commune d'une succession. Au-delà des démonstrations
objectives, réalistes, «visibles». «À la ville», on meurt vite, on se
retrouve dans la «caisse» et «bientôt plus personne ne vient vous voir».
Tandis que si l'on a le temps pour voir encore les «siens», «forcément
les choses sont différentes». Peut-être a-t-on le temps d'installer la
temporalité non représentable de la mort entre soi et soi, entre soi et
les autres, et de comprendre alors que la vie humaine ne se résume pas
individuellement à une trajectoire fonctionnelle. La mort provoque la
culture, oblige au lien, si l'on veut vivre socialement et si l'on veut que
la mort ne soit pas cet examen final que chacun de nous aurait à passer
l'un après l'autre. C'est ainsi si l'on veut que les vies soient liées, et si
l'on veut que ces liens multiples se racontent: obligeant la tempora-
lité dans l'expérience du monde, plaçant chaque homme devant l'alté-
rité d'autrui et la sienne propre, la mort est aussi ce qui provoque au
récit, à l'intrication des temporalités humaines et des volontés d'inter-
préter. Paul Ricœur (1985) aura bien montré la combinaison qui
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La situation de l'invisible
Patrick Williams a raconté le rapport que les Manouches ont avec les
défunts, cette manière particulière de ne pas parler de la mort, mais de
la parler de manière incessante dans des règles de vie, dans la manipu-
lation ou la rétention d'objets, et dans les précaUtions qui se prennent
dans des situations qui présentifient les morts plus que les commémo-
rations ou les souvenirs n'en sont capables1. C'est bien cela qui peut
surprendre: qu'une culture qui paraît se détourner de la mort se
trouve tellement imprégnée par les morts. Qu'un monde qui semble
n'accorder aucun temps ni aucun espace pour ceux qui ne sont plus,
fassent en réalité tant de place à ceux dont il ne faut pas parler. On
refuse de prêter un objet. Lon court aussi le risque d'être incompris.
La vraie raison de ce refus ne sera jamais dite. On ne dira pas que cet
objet vient d'un mort et qu'il n'est plus de ceux que l'on peUt donner
ou prêter. On refuse quelque chose et l'on ne dira pas ce qui motive ce
refus. Les objets des morts, les situations qui les rappellent, passent
silencieusement dans les relations que les vivants ont entre eux, et
transforment ces relations en rapports. Les morts, dont on ne dit rien,
installent le «rien» entre chacun et tous. Ces morts qui semblent
oubliés deviennent les médiateurs d'un monde qui oppose ses codes,
sa logique à l'autre monde, mais pour mieux installer cet aUtre monde
dans ce monde même. Ce que montre Patrick Williams, c'est que les
Voir Patrick Williams, Nous, on n'en parle pas - Les vivants et les morts chez les Manouches, Patis,
Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1993.
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crainte des morts: il ne faut pas prononcer leur nom, ni évoquer leur
mémoire, parce qu'on se méfie de morts qu'on appellerait ou qui
voudraient revenir pour rectifier le récit qu'on voudrait faire de leur
existence. En somme on peut comprendre que c'est en vertu de
croyances magiques qu'un système d'attitudes s'impose. On peut
reprendre ainsi ce que les Manouches disent: qu'il faut laisser les
morts en paix. Mais quel serait l'intérêt de cette explication'? À quoi
nous servirait-il de reprendre un «argument»? Ce qu'il faut bien davan-
tage prendre en compte c'est la puissance d'un paradoxe. La subtilité
d'une culture. Et ce que dit cette culture des ruses d'une culture fonda-
mentale. Les Manouches peuvent refuser de manger d'un plat, de boire
de la bière parce qu'ils rendent ainsi hommage à des morts. Mais ils
ne le diront pas. Ils n'en expliqueront rien. Et c'est en vertu de ce
silence toujours continué, que les morts sont placés à la fois hors de
la société et dans cette société. Les morts... : il ne s'agit pas de gens
décédés dont il faudrait respectueusement se souvenir, mais d'une
société liée à cette société, d'un monde présent à ce monde et dont la
présence ne se respecte qu'à la comprendre dans les écarts qui s'imposent
entre soi et soi, entre soi et autrui. Le silence ne fait pas ici «pendant»
à l'idéologie de la «communication». Il ne s'agit pas de se taire au lieu
de parler, mais, beaucoup plus subtilement, de se taire et de se parler
silencieusement en se taisant.
Autre exemple, aUtre situation: les pêcheurs de corail, les
«corailleurs» comme ils s'appellent. Ce sont des gens qui plongent
loin au fond des mers et qui prennent des risques. Mais ils ne veulent
pas «exactement» en savoir la mesure: à la fois le risque est su et il est
tu. Le métier, marginal, expose à la vie difficile, aux chances de la
fortune - trouver du corail rapporte beaucoup - et aux dangers de
l'infortune (on peut mourir). La plongée peut mal tourner. En bas on
peut se sentir trop bien (c'est l'effet de la «narcose»), et si bien que
l'on ne voudrait plus remonter. Quand les poumons brûlent et
demandent de l'air, il peut être trop tard. On n'aura pas le temps de
refaire surface. Ou l'on reviendra à la hauteur des hommes qui respi-
rent mais sans respecter ces paliers qui imposent des attentes, des
immobilités auxquelles celui qui veut revivre à l'air libre ne peut pas
consentir. On remonte des profondeurs mais trop vite. Beaucoup ont
frôlé la catastrophe. Certains sont morts.
Les corailleurs composent une société. Ils font un monde à part.
Ils ont leurs secrets. Leurs codes et leurs techniques. Ils ont aussi le
code de leurs souvenirs, et les techniques de leur propre silence.
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Gilles Raveneau, Le Silence, la mer, le corail et le vertige, Paris, Ministère de la Culture, Mission du
Patrimoine Ethnologique, 1997, p. 215.
2 Ibid., p. 216.
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Marie-Noëlle Chamoux, «La cuisine de la Toussainr chez les Aztèques de la Sierra de Puebla»,
Internationale de 1lmaginaire, «Cultures, nourriture», Paris, Babel, Maison des Cultures du
Monde, Acres Sud, n° 7, p. 97.
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strictement l'ailleurs. Les morts ne sont pas les «composants» d'un autre
monde. La mort est beaucoup plus fondamentalement une «coupure»
entre deux mondes, visible et invisible1. Et les morts sont ces gens qui
s'en sont allés: non pas exactement quelque part, en un endroit que l'on
pourrait ou que l'on devrait situer, mais «vers ce dehors» qui situe de
l'invisible dans ce monde même.
Sommes-nous si différents de ces Manouches, de ces corailleurs
ou de ces sociétés africaines qui valorisent le silence (ou les cris, mais il
s'agit toujours de ce que Louis-Vincent Thomas appelait des «langages
décomposés»?) ou qui, sans le valoriser, installe le silence dans les
rapports sociaux comme cette façon de se confronter au rien et d'y
faire place? Les gens que j'ai rencontrés (et que j'aurai sans doute trop
peu cités dans cet ouvrage), ne m'ont jamais tenu des discours. Il
fallait non pas seulement enregistrer des propos, puis vérifier la
véracité des dires en traquant les reconstructions, les rationalisations
après coup par la manipulation de quelques indices. Il fallait aussi, et
cela demande une capacité d'écoute (non pas seulement la perfor-
mance d'une bande magnétique) entendre les creux de la parole, les
réserves, les bruissements d'un silence qui fait habiter les morts en ce
monde tout en les espaçant de ce monde même. Un raisonnement
douteux suppose que si nous n'avons pas les mots pour dire les choses,
c'est que nous voulons les tenir cachées. Tandis que c'est ce silence
- ce rien installé dans le regard et les gestes - qui au contraire les
expose. Selon une logique simpliste on croit pouvoir déclarer que
l'inévitable embarras est le signe tout évident d'une incapacité et donc
d'un «refus de la mort ». Or je l'ai déjà dit, ce n'est pas ce refus
premier qui caractérise le «déni de la mort» dont parlait Thomas, mais
le refus de ce refus. Quand donc on fait dire à Thomas que la mort est
refusée, et qu'on veut lui opposer les rites funéraires qui persistent, on
commet - outre une malhonnêteté intellectuelle - une erreur de fond
sur les enjeux de la ritualité funéraire. Question: Thomas était-il à ce
point aveugle pour ne pas voir que les obsèques avaient toujours lieu
dans les années 70 et 80? Croyait-il que la mort avait proprement
disparu de l'espace des vivants? S'était-il persuadé que l'on n'enterrait
plus et que les gens n'éprouvaient plus aucune peine à la mort de l'un
de leurs proches? C'est pourtant en tendance ce que vient lui faire dire
une sociologie qui se croit empiriste et qui, forte de postUlats mal
Voir Dominique Zahan, La Viande et la graine, Paris, Présence Africaine, 1969, p. 101.
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Cité pat Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Éditions de l'Étoile/Gallimard/Le Seuil, 1980,
p. 88. «Il est impossible de soUtenir que le sens est simplement ce qui tésulte de la combinaison
des signes », disait bien Cornélius Castoriadis, L Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil,
1975, p. 193.
2 Voir ibid., p. 109, 110.
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Voir Patrick Baudry, La Pornographie et ses images, Paris, Armand Colin, 1997.
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Voir Henri-Pierre Jeudy, Le Corps comme objet d'art, Paris, Armand Colin, 1998, p. 39.
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faire de cette urne, et l'on s'en débrouille comme l'on peut. Il arrive
qu'on la rapporte à l'agence de pompes funèbres en expliquant «qu'on
n'en peut plus». Un service s'est proposé: celui d'une location d'urne
pendant six mois. Au terme de ce «délai» - voudrait-il correspondre à
quelque rythme psychique? - on la rerourne et on l'inhume, on en
disperse les cendres sur le «jardin du souvenir», ou encore l'on pratique
une immersion. Il arrive que l'urne demeure au domicile. On la place
dans la chambre à coucher, dans le salon. Elle est parfois déplacée: en
fonction des époques de vie familiale, par exemple. Il arrive qu'on
s'accommode de cette présence qui témoigne d'une absence, qu'on parle
«avec» cette urne, comme d'autres (ou les mêmes) disent qu'ils parlent
«avec la photo ». On peut s'étonner de ce gardiennage, qui voudrait
n'être pas morbide, ou dont le caractère funèbre est opposé aux usages
d'un cimetière dont on dénonce la morbidité. Une femme dit: «l':urne
de ma belle-mère est dans notre chambre à coucher. Cela ne me gêne
pas du tout. De temps en temps, comme cela, je pense à elle. »
Que faut-il comprendre d'une séparation qui se négocie sans,
semble-t-il, s'accomplir tout à fait, sous ce prétexte que «le mettre là-
bas», ce serait «vraiment l'abandonner»? Parfois, l'urne conservée est
vide. La «tombe» resterait donc au domicile. Les cendres, elles, ont été
dispersés par la famille et les proches, selon un rituel réalisé «comme
l'on souhaitait», et sans présence «des professionnels» ou «des autori-
tés». Le mort deviendrait ici <<notre»mort. Non pas celui qui part ou
qui rejoint un monde des morts ou un autre monde. Mais celui dont on
est venu se séparer, tout en revenant avec sa tombe «entre les mains».
Dans les périodes de mutation, comment voudrait-on tenir un
propos définitif? Savoir exactement ce que signifie ce qu'on observe?
Définir des attitudes ou les mettre en catégories. On le pressent:
l'indétermination ou l'indécision qui caractérisent des pratiques sont
porteuses d'autres manières de faire et de penser, en même temps que
la faillite (mais faudrait-il s'en plaindre?) d'ordres sociaux convention-
nels s'y fait sentir. S'agit-il pour autant de la faillite d'un ordre symbo-
lique, c'est-à-dire d'une culture anthropologique de base, qui se prête
en fait mal aux changements: devant l'étroitesse des questions, l'appa-
rente variété des réponses ne saurait en effet dissimuler que les possibi-
lités même de répondre sont limitées. Bien au-delà de ce qu'une
anthropologie universaliste veut relever ou de ce que, devant des
descriptions de facture identique, des savoirs veulent livrer sous forme
de tableaux mouvants et tout éclectiques - la question qui demeure est
celle-ci: comment fait-on place au défunt en le mettant à sa place?
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Il y aurait une étUde concrète à mener sur l'usage de ces mots, le remplacement de l'un par l'autre
et le sens de cette imposition dans le vocabulaire des professionnels du funéraire qui veulent et
doivent dire «crémation». Tour se passe comme si on donnait à ce mot le pouvoir de légitimer
une pratique en différenciant l'incinération qui concerne, dit-on, les animaux et les détritUs, de la
crémation réservée aux hommes. Tourefois on ne dit pas «crémer», mais bien incinérer un corps.
L'arbitraire de cette appellation, mais aussi les contradictions ou les ambivalences qu'elle porte
jusque dans les usages de la langue, mériteraient également des analyses.
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Voir Jean-Didier Urbain, L 'Archipel des morts, Paris, Payot, 1998, p. 310.
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Conclusion
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.~ père.»1 La mémoire des mots, des gestes, des sourires, n'est pas un
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stockage d'informations. C'est, comme on le sait, une production
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cQ) active, dynamique, qui entremêle le souvenir à l'oubli. La question du
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rapport à la mort est celle d'une place qu'il s'agit de négocier pour soi
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'6 dans une chaîne intergénérationnelle en y faisant l'épreuve d'un
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~ pas des disparus. Ils ne disparaissent pas d'une «relation» (un lien et
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~ André Hodeir, «Louis Armstrong - Noblesse oblige», Télérama, hors-série, juin 1994, p. 10.
19
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un récit) qui permet de se situer sans eux et avec eux, placé parmi les
vivants, ayant à charge de succéder sans pouvoir individuellement
décider de «l'acte de transmettre». Lune de mes filles m'a déjà dit
qu'elle n'aimait pas le jazz...
Des gens disent qu'ils ont «été morts» puis qu'ils sont «revenus».
Plutôt que de hausser trop vite les épaules, il vaut mieux tenter de
comprendre à qui ils parlent et ce qu'ils disent. On sait sans doute que
la mort est la mort et que nul n'en revient. On sait aussi que la culture
humaine - c'est ce que j'ai voulu. rappeler dans ce livre - fait mourir
les morts en les congédiant: donner à manger aux morts ne signifie
pas qu'on les associe à des vivants, mais bel et bien qu'on veuille
aménager leur départ. Il s'agit bien qu'ils partent et qu'ils se différen-
cient absolument de ceux qui restent. Mais voilà: des gens disent
qu'ils sont «revenus». En quel sens? Parfois parce que l'on a rencontré
des parents défunts qui ont dit que l'heure n'était pas venue et qu'il
fallait encore rester auprès des siens pour s'occuper d'eux. On voit ici
que la question de la place des morts est aussi bien celle de la place des
vivants. Que les questions de la paternité, de la filiation et de l'enfance
s'y trouvent intriquées. Des questions politiques, marquées par l'indé-
termination dans la société d'aujourd'hui où l'invisible serait ou bien
une inutilité ou bien ce qu'il faudrait parvenir à «voir». Escamoter
l'invisible ou le produire technologiquement, c'est-à-dire s'en débar-
rasser tout aussi bien au prétexte d'en réaliser l'investigation - telles
sont les tendances de la société d'aujourd'hui. D'une certaine façon
l'engouement de librairie pour les expériences de mort imminente, les
manipulations que font du témoignage des gens des auteurs qui se
veulent à succès, entremêlant le goût du sensationnel, la légitimation
«scientifique» et l'émotion commune, correspondent à cette exploita-
tion de l'au-delà dont j'ai déjà parlé. Georges Balandier, ne se laissant
pas prendre à la thèse commode d'un «retour du sacré», écrit qu'il
«faut plutôt y voir les effets de l'individualisation, de la contrainte à
produire du sens pour soi, de la distance prise face aux puissances
symboliques unitaires et instituées ». Et Balandier ajoute: «Avec
outrance, on dira qu'il s'agit alors d'une forme de libéralisme sauvage,
étendu au domaine des symboles et de l'imaginaire [...] »1. D'une
autre manière, c'est ce témoignage ambigu qu'il faut préserver dans
son ambiguïté: dans l'incapacité d'en dire le fin mot, c'est-à-dire non
Conclusion
1199
relation de l'un avec l'autre, d'un écart. Écart qui se manœuvre dans la
construction de la place des morts. Écart aussi dans lequell' aventure
humaine se met en récit.
Assez bizarrement, pourrait-on dire, la notion de rituel revient
sur le devant de la scène, et l'intérêt pour la ritualité acquiert une
légitimité qu'il ne possédait pas il y a dix ans. Ce que j'écrivais sur la
ritualité du mourir pouvait susciter une condescendante surdité. La
critique que je faisais d'une humanisation du décès opposée à la socia-
lisation du mourir semblait «idéologique» et pouvait être mise en
sourdine. Mais il est symptomatique que ce regain d'intérêt corres-
ponde à une visée organisationnelle du social: organiser les gens
perturbés supposerait qu'on les ritualise. J'essayais de poser la question
du rite. On s'en saisit aujourd'hui comme solution. Comme procédé.
Or le rite a fondamentalement trait à l'Interdit. Il s'agit d'un rapport
au travers duquel la mort se met à distance, tout en même temps que
dans l'humanité de cette distanciation, c'est le visage de l'autre
homme (Emmanuel Lévinas) qu'il s'agit de préserver dans l'anonymat.
Ce que repère le nazisme c'est le danger du visage. D'où l'appel des
noms dans les camps, l'appellation singulière des véhicules physiques
pour les exterminer de l'anonymat commun, c'est-à-dire de la société
humaine1. Le rite est aussi bien ce qui met en scène une relation qui
ne saurait être un simple contact. De même que la société n'est pas
une énumération des «présents». Dans la relation à l'autre, se joue
déjà l'élaboration d'un rapport à ce que nous ne savons pas, le sachant
ensemble, sans savoir le dire, sans dire pour le savoir. C'est donc aussi
dans la vie quotidienne, qui n'attend pas la ritualité pour connaître
une profondeur, que la place des morts se joue entre nous. S'il y a la
mort comme fin de vie, il y a aussi et dans le même temps la mort
dans la vie. La distance qui se prend avec la mort n'est pas une simple
dénégation, un oubli. Elle se «retrouve» dans l'échange quotidien.
Celui à qui je parle va mourir, et c'est ce qu'il me dit sans rien en dire,
en se taisant, en gardant cela «pour lui», mais d'une manière telle que
ce quant à soi n'est pas une réserve, un secret, mais la condition même
de mon regard sur lui.
Maurice Blanchot, Le Pas au-delà, Paris, Gallimard, 1973, p. 56 : «Que signifie le "nom propre"
ici? Non pas le droit à être là en personne; au contraire l'obligation effrayante par laquelle est tiré
sur la place publique, dans le froid, ['épuisement du dehors et sans rien qui puisse assurer un
refuge, ce qui voudrait se préserver à titre du malheur privé.»
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1 Alain Gauthier, Du visible au visuel, Paris, PUF, 1996, p. 75.
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2 Edgar Morin, La Méthode, r. II, Paris, Le Seuil, 1980, p. 398.
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