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288123, 22:55 OpenEdition NW Books Presses universitaires de Provence Les narrations de la mort La mort « vécue », entre littérature et médecine Anne Carol p.149-158 Texte intégral 2818/20, 2258 Les narrations de a mort - La mort « vécus», ent iérature at médecine - Presses universiaives da Provence 1 L’expérience de la mort appartient a priori au domaine de lindicible. Par définition, celui qui meurt ne peut partager cette expérience avec personne, encore moins en faire un récit a posteriori. Récemment, les progrés des techniques de réanimation ont pourtant créé une sorte d’entre-deux de la vie et de la mort et donné naissance aussi aux récits de mort, aux near death expériences que Raymond Moody a rassemblés dans Life after life (1976), dont le succés a été immédiat — au moins dans le grand public. 2 Dans les siécles précédents, ce type d’expérience n’est pas imaginable. La mort y constitue, du point de vue qui nous intéresse, une frontiére infranchissable, qui signifie l’échec de toute narration. 3 Or, la médecine, qui engrange quelques succés dans la lutte contre la mort au XIX° siécle, est habituée depuis l’essor de la méthode anatomo-clinique a interroger les morts dans ses amphithéatres. Elle explore les marges de Texistence humaine, tant a ses débuts qu’a son terme. Rien d’étonnant a ce qu'elle cherche, dans cette démarche conquérante, A transgresser cette frontiére agacante, réduire cet inconnu, 4 construire un nouveau savoir autour de la mort, a défaut de pouvoir la vaincre’. 4 Elle s’intéresse donc particuliérement, entre la fin du XVIII° siécle et le début du XX® siécle, 4 deux cas de figures qui se rapprochent de l’impossible expérience de la mort vécue : le cas de Vinhumation vif et celui de la survie aprés la décapitation. 5 Ces deux cas de figure renvoient 4 une conception matérialiste de la mort comme processus, de la mort non plus comme basculement mais comme durée ; une mort dont le temps est celui du corps, de ses fonctions, de ses organes, de ses tissus, de ses cellules : une conception de la mort largement banalisée, justement par la science*. 6 Or, ces recherches ne restent pas cantonnées au milieu médical ; elles trouvent un large écho dans la société, par la littérature, la presse, et méme, parfois, par image. La porte entrouverte par les médecins sur cet inconnu fascine leurs contemporains, qui s’engouffrent dans cette bréche, hitps:foooks.openesition org/pup/7250 28 288123, 22:55 10 prolongent les hypothéses scientifiques et proposent leurs propres narrations de la mort. Le romantisme constitue un terrain favorable 4 ces narrations : Texacerbation du moi et le gofit pour Vintrospection, l'exploration des limites, V’attirance pour le mystére de l’au-dela, le recours au spiritisme, une certaine complaisance pour le sadisme nourrissent ces récits ; mais cest d'un romantisme lato sensu qu'il s’agit, qui se prolonge dans Vesprit « fin de siécle » jusqu’au cceur de la Belle Epoque, pour en constituer, selon l’expression de M. Vovelle, le « revers »%. C’est done ce discours autour de « la mort vécue », qui oscille entre la déduction savante et la construction romanesque, que l’on va s’efforcer de présenter ici. La mort simulée : les enterrés vifs La premiére forme potentielle de mort « vécue » est celle qui consiste a étre pris pour un mort, et traité comme tel par Tentourage. La peur de l’inhumation prématurée est bien antérieure au XVIII® siécle ; mais elle acquiert au siécle des Lumiéres une épaisseur scientifique, comme l’ont montré les recherches de Claudio Milanesi*. Cette légitimation se fait 4 l'occasion des débats — bien connus — qui opposent dans le monde médical essentiellement Bruhier et Winslow a Louis, 4 propos du degré de certitude des signes la mort. Dans la Dissertation... qwil consacre a ce sujet’, Bruhier multiplie les observations d’'inhumations prématurées, tirées de sources livresques, d’ailleurs hétéroclites, et de témoignages. La plupart sont construits sur des modéles narratifs récurrents : les témoins cités racontent comment un mort supposé s’est réveillé in extremis alors qu’on le veillait, qu’on le portait en terre, qu’on profanait sa tombe ou quon s’apprétait 4 le disséquer ; ou alors, comment Yexhumation d’un corps a montré des traces de lutte, des morsures sur les bras et les mains, des visages convulsés @horreur qui laissent penser, par induction, que la victime a survécu a son enterrement. Par la multiplication de ces cas hitps:foooks.openesition org/pup/7250 Les narrations de la mart - La mort « vécue », entra itérature et médecine - Presses universiaires de Provence ane 288123, 22:55 Les narrations de la mart - La mort « vécue », entra itérature et médecine - Presses universiaires de Provence (268 dans l’édition de 1749), se forge ainsi le concept de « mort apparente », état redoutable, car susceptible d’étre expérimenté par chacun. Ww Or, au cours du XIX° siécle, et particuliérement des années 1820 4 la fin des années 1860, ce concept de mort apparente suscite une inflation du discours, tant savant que vulgaire. 12 Du cété des médecins, on s’emploie a recenser et a classer les occasions od cet état de mort apparente peut étre expérimenté : le coma, la catalepsie, la léthargie, Phystérie, Tasphyxie par noyade ou intoxication constituent des classiques, mais le siécle voit naitre de nouveaux dangers avec lirruption du choléra en 1832, dont la phase algide reproduit assez bien l’état cadavérique, ou introduction du chloroforme dans la pratique chirurgicale, qui provoque un sommeil d’une profondeur telle que le scalpel n’arrive pas a le troubler. Loin de s’apaiser, la peur des inhumations prématurées s’exacerbe, se diffuse, attisée par les médecins eux-mémes. Une littérature pléthorique s’accumule, le plus souvent dans une perspective militante : il s’agit soit de réclamer l’allongement des délais légaux d'inhumation (24 heures selon le Code civil), soit d’imposer le médecin dans le constat de la mort (cette disposition administrative n’existe que localement, Paris par exemple), soit de demander la construction de maisons mortuaires pour entreposer les douteux, soit encore de proposer une panoplie définitive de signes de la mort. Afin de mieux convaincre, cette littérature médicale s’appuie, comme au temps de Bruhier, sur des récits 4 prétention documentaire ; ainsi celui de cet étudiant qui raconte 1840 comment il a vu, dans un caveau bordelais, « un corps d’enfant parfaitement conservé, dont tous les membres sont contractés dans action d’un effort dé spéré pour soulever le couvercle du cercueil. La figure, pleine diintelligence, a 'empreinte la plus pathétique de la terreur et du désespoir »6 13 (on notera la tentative faite pour lire sur le visage ce qu’a pu atre Vexpérience de Yenterré vif, tentative promise a une postérité féconde). hitps:foooks.openesition org/pup/7250 ane 288123, 22:55 Les narrations de la mart - La mort « vécue », entra itérature et médecine - Presses universiaires de Provence 14 Dans le méme temps, une littérature non médicale — qu’on pourrait qualifier, faute de mieux, de philanthropique — se diffuse, pratiquant la compilation et le recopiage, brodant inlassablement sur ce scénario dramatique. La encore, un exemple : en 1833, parait un petit livre intitulé Rosoline, ou les mystéres de la tombe, témoignage romantique et militant @un jeune homme qui raconte comment, torturé par le doute, il exhume le cercueil de sa fiancée un mois aprés sa mort et découvre avec horreur sa main glissée sous le couvercle ; ce récit « gothique » en est déja A sa cinquiéme édition quatre ans plus tard. La presse elle-méme, enfin, se fait réguliérement l’écho de faits divers relatant des cas dinhumations précipitées, dans lesquels médecins et philanthropes puisent de nouvelles observations — qu'il Is se donnent rarement la peine de vérifier d’ailleurs. 15 Or, cette inflation narrative est significative 4 deux égards. Le premier est la confusion des styles qui s’opére. Les médecins m’hésitent pas, pour frapper leurs lecteurs, a tomber dans les facilités d'un romantisme dévalué : décor lugubre, coups de théatre, détails morbides... Deuxiéme nouveauté : le déplacement des points de vue que cette production pléthorique occasionne. D’un récit objectif, extérieur, souvent méme postérieur de la mort vécue (du type des observations médicales, en quelque sorte), on glisse vers un récit subjectif, intérieur et en temps réel de cette méme mort ; vers une véritable narration de l’expérience de la mort. Ce mouvement est parfaitement perceptible dans la littérature philanthropique que j'ai évoquée plus tét ; mais il existe aussi, de fagon plus surprenante, chez les médecins eux-mémes qui se laissent aller avec une certaine complaisance aux descriptions sadiques des affres de Yenterré vif. 16 Voici le scénario que propose, par exemple, un respectable médecin anglais francophone au début du XIX’ siécle : « un homme est dans un état de mort apparente, et l'on s'imagine que la mort est confirmée ; on le garrotte, on le cloue dans une biére, et on le dépose dans une fosse de six pieds de profondeur, que Yon comble de terre. Cependant, siil ne s’étouffe pas sur le champ, il revient a lui : il a hitps:foooks.openesition org/pup/7250 518 288123, 22:55 7 18 19 20 21 conscience de son existence, il se voit enterré : i] fait de vains efforts pour se débarrasser du linceul qui l’enveloppe ; il pousse des cris qui ne seront pas entendus : la faim le forcera peut-étre a se dévorer lui-méme ; et, aprés avoir souffert mille fois la mort, il faudra enfin qu’il achéve de mourir » ; et auteur de conclure lui-méme : « Quel affreux tableau ! »7. Quelques années plus tard, c’est au tour d’un jeune médecin frangais d’écrire : « Chaque année cependant nous révéle d’épouvantables exemples de personnes condamnées, par leurs amis les plus chers, aux angoisses d'une mort de rage et de désespoir >. Lobservation scientifique ainsi amorcée glisse dans la phrase suivante vers la tentation empathique : « Qu’elles doivent étre horribles les derniéres pensées du malheureux qui se réveille au bruit des pas du fossoyeur foulant la terre qui le recouvre ! Il cherche, mais en vain, a rompre la barriére qui le sépare des vivants ; il compte combien Fair, qui commence a lui manquer, lui permettra de vivre encore ; ses efforts sont impuissants ; ses gémissements ne se font point entendre ; il doit périr ! Ainsi Ya voulu notre fatal empressement »®. Dernier exemple enfin, tiré d’un auteur du Second Empire : « autour de lui, tout est silence et ténébres, — une humidité froide et pénétrante se répand sur tous ses membres ; — il ne distingue rien encore ; il va comprendre ; — il a compris !? ! »9 Puisant a leur tour dans cette littérature médicale et militante, les romanciers affinent les procédés narratifs et franchissent un cap supplémentaire, en passant a la premiére personne. Balzac, dans Le colonel Chabert (1832) ou Alexandre Dumas dans Lhistoire d'un mort racontée par lui-méme (1844), mettent dans la bouche de ces ressuscités le récit saisissant de leur expérience de morts vivants. Moins familier, Eugéne Scribe, dans le livret de Guido et Ginevra (1838) fait ainsi dire - chanter — 4 son héroine : « Pourquoi done cette nuit fraiche ?/Pourquoi les murs de ce caveau ?/Et vous, lumiére sombre et pale,/Etes-vous celle du tombeau ?/Ah | Tout m’abandonne/La mort m’environne, hitps:foooks.openesition org/pup/7250 Les narrations de la mart - La mort « vécue », entra itérature et médecine - Presses universiaires de Provence 58 288123, 22:55 Les narrations de la mort -La mort « vécus », entre ilérature et médecine - Presses universitaire de Provence Deffroi je frissonne/O tourment nouveau I/O nuit @épouvante !/Faut-il done vivante/Descendre au tombeau ? »*°. 22 C'est toutefois un auteur qu’on a plutét tendance a rattacher au naturalisme et au réalisme, Emile Zola, qui pousse jusqu’a la perfection ce motif, dans une nouvelle intitulée La mort d’Olivier Bécaille, publiée a la fin des années 1870. 23 + Tout mériterait d’étre cité de cette nouvelle qui commence par cette phrase improbable : « C’est un samedi, a six heures du matin que je suis mort aprés trois jours de maladie »". Le narrateur décrit les préparatifs funéraires qui suivent sa syncope, et dont il est le témoin (auditif) impuissant : toilette, veillée, visite du médecin des morts, convoi, inhumation...*. L’apogée de la narration se situe lorsque le héros, qui s’est évanoui en entendant les premiéres pelletées tomber sur son cercueil, émerge de sa syncope et de son immobilité dans le cimetiére déserté. On sait que Zola lisait les médecins et se faisait l’écho, parfois sans recul, de leurs théories — sur I’hérédité, par exemple : et certes, La mort dOlivier Bécaille témoigne d'une lecture attentive, puisqu’on y retrouve, affiités et par la minutie documentaire, et par la maitrise psychologique de l’auteur, la méme trame narrative et les mémes ingrédients : réveil, prise de conscience « Brusquement, je me souvins. Une horreur souleva mes cheveux, je sentis Vaffreuse vérité couler en moi, des pieds & la téte comme une glace », 24 — angoisse maitrisée « Tout en me répétant qu’il me fallait du calme, je sentais des bouffées de folie monter jusqu’a mon crane. Alors je nyexhortais, essayant de me rappeler ce que je savais sur la fagon dont on enterre », 25 efforts pour sortir « Alors, je commengai par des poussées Iégares, les bras en avant, avec les poings. Le bois résista. J’employai ensuite les genoux, m’are-boutant sur les pieds et sur les reins. II n’y eut pas un craquement. Je finis par donner toute ma force, je hitps:foooks.openesition org/pup/7250 718 288123, 22:55 26 27 28 29 30 poussai du corps entier, si violemment, que mes os meurtris criaient... », folie autodestructrice « Tout d'un coup, je me mis a crier, 4 hurler. Cela était plus fort que moi, les hurlements sortaient de ma gorge qui se dégonflait. J’appelais au secours d'une voix que je ne me connaissais pas, maffolant davantage a chaque nouvel appel, criant que je ne voulais pas mourir. Et j’égratignais le bois avec mes ongles, je me tordais dans les convulsions d’'un loup enfermé », désespoir sans fond « Un grand accablement suivit. J’attendais la mort, au milieu d’une somnolence douloureuse »'8, Cette perfection narrative est d’autant plus remarquable qu’elle est atteinte au moment oi, paradoxalement, la hantise des inhumations prématurées recule et ot le discours médical se dépouille de ses oripeaux lyriques. Dans les années 1880, cest plutét la question de la survie des décapités qui offre de nouvelles pistes aux explorateurs de la mort. La mort vécue : le paradoxe du décapité Les angoisses concernant la possibilité d’une survie alors que la mort a été constatée, ces angoisses développées au XVII® siécle connaissent en effet un prolongement inattendu avec invention de la guillotine. On sait que la mise au point de la guillotine est ’ceuvre du chirurgien Antoine Louis, — celui-ld méme, ironiquement, qui s’efforce de rassurer ses contemporains sur les dangers de l'inhumation prématurée. La volonté des législateurs @imposer non seulement un supplice uniforme, mais encore Je plus humain et le moins douloureux possible, les conduit choisir une méthode privilégiant l’instantanéité, par opposition aux longues mises 4 mort ou aux maladresses cruelles des bourreaux de l’Ancien régime. Mais ce triomphe de l’instantanéité comporte son revers : la décollation est si rapide, si soudaine que s’ins caractére immédiat de la mort ; difficile de concevoir et inue bientét le doute sur le hitps:foooks.openesition org/pup/7250 Les narrations de la mart - La mort « vécue », entra itérature et médecine - Presses universiaires de Provence ane 288123, 22:55 31 32 33 d’admettre, justement, qu’un corps si plein de vie puisse étre déserté en une fraction de seconde de toute forme de vie. De 1793 4 1798 environ, des débats célébres opposent sur cette question des physiologistes allemands et frangais : Sommering, Oelsner et Sue d'un cété et, de lautre, Wedekind, Le Pelletier, Sédillot, Gastellier, Cabanis et dautres encore, le tout dans un contexte de remise en cause des excés de la Révolution et de controverses scientifiques autour des concepts d’irritabilité et de sensibilité’. Le débat porte en premier lieu, — de fagon logique si l’on se souvient du but poursuivi par Louis, sur la question de la douleur ; c’est ainsi que certains, comme Sue, en viennent a s‘interroger sur la possibilité d’une souffrance ressentie par les deux moitiés du corps brutalement séparées. Mais la question de la douleur est en quelque sorte englobée dans celle, plus angoissante encore, de la conscience. Laffirmation de Sommering, selon laquelle « aussi longtemps que le cerveau conserve sa force vitale, le supplicié a le sentiment de son existence »"*, donne la clef dun paradoxe qu’on pensait impossible : celui de Yexpérience de la mort. Le cauchemar simplement esquissé par T’inhumation prématurée atteint ici sa forme la plus achevée : la mort infligée, avérée, (actée - pour parler notre jargon contemporain) est proprement vécue par la conscience enfermée dans la téte du décapité (et non plus dans la biére) : et ce n’est pas seulement le moment de la mort qui est vécu, mais aussi ceux qui la suivent immédiatement, — létat de la mort, en quelque sorte. La question de la conscience finit @’ailleurs par rejoindre la premiére (celle de la douleur), car ’hypothése d’une survie de la conscience entraine quasi automatiquement celle d’un sentiment de douleur morale portée au plus haut degré de cruauté. Comme écrit Jean-Joseph Sue, « Quelle situation plus horrible que celle d’avoir la perception de son exécution, et A la suite Varriére pensée de son supplice »". Si cette téte pouvait parler et faire partager son expérienc: impossible bien sir, mais que les auteurs tentent de . chose hitps:foooks.openesition org/pup/7250 Les narrations de la mart - La mort « vécue », entra itérature et médecine - Presses universiaires de Provence one 288123, 22:55 36 contourner en invitant déja leurs contemporains 4 lire, dans la succession des mouvements du visage, les narrations de la mort. Cette question de la conscience et de sa durée ne cesse de tourmenter les médecins au XIX° siécle, motivant des réponses contradictoires. Pour les uns, la survie - et a fortiori la conscience — n’existent pas ; ’asphyxie du cerveau par hémorragie ou la syncope provoquée par le choc sur les cervicales sont invoqués a l'appui de cette thése rassurante. Telle est la conclusion, par exemple, du docteur Loye, professeur de médecine légale a la Faculté de médecine de Paris et auteur d’une somme sur la question parue en 18887. Pour d’autres, du reste assez nombreux, la réponse est impossible 4 donner et le doute subsiste. La seule issue consisterait 4 obtenir, de la part des intéressés eux-mémes, un signe, un indice de la persistance de la conscience, une sorte de narration en direct de cette mort vécue. Cest sans doute la quéte de cette narration qui explique la multiplication des observations et, parfois, des expériences tentées sur des criminels. En 1884, par exemple, un médecin écrit A la trés sérieuse Revue Scientifique pour raconter la scéne troublante dont il a été témoin, lors d’une décapitation a Saigon neuf ans plus tot : les yeux du décapité se posent sur lui, et le suivent alors qu’il se déplace ; plus encore, le docteur tente d’interpréter les expressions du visage, et de cerner a travers elle les pensées du malheureux, en se basant sur ses connaissances physiologiques : « la face exprimait A ce moment une angoisse manifeste, langoisse poignante d'une personne en état d’asphyxie aigué. La bouche s’ouvrit violemment, comme pour un dernier appel d’air respirable ; et la téte, ainsi déplacée de sa position d’équilibre, roula sur le cdté »'8, Quelques expériences tentées sur les décapités immédiatement aprés le supplice vont dans le méme sens : elles consistent 4 V’interpeller dans lespoir d’obtenir une réaction significative, une sorte de témoignage de Yau- dela’® ; ainsi, les Archives d’anthropologie criminelle rapportent l’expérience tentée par le docteur Beaurieux, hitps:foooks.openesition org/pup/7250 Les narrations de la mart - La mort « vécus », entre itérature et médecine - Presses universitaire de Provence 018 288123, 22:55 37 médecin en chef des hospices d’Orléans, sur Languille, guillotiné le 28 juin 1905 dans cette méme ville. « Jappelai une premiére fois, d’une voix forte et bréve : « Languille | » Je vis alors les paupiéres se soulever lentement sans aucune contraction spasmodique — jinsiste & dessein sur cette particularité-, mais d'un mouvement régulier, net et normal comme cela se passe pendant la vie chez les gens qu'on éveille ou qu'on arrache a leurs réflexions. Puis les yeux de Languille se fixérent d’une fagon précise sur les miens et les pupilles accommodérent. Je n'ai done pas eu affaire a un regard vague et terne, sans expression aucune, comme nous pouvons l’observer tous les jours chez les mourants que nous interpellons : jai eu affaire A des yeux bien vivants qui me regardaient »?° ; appelé A nouveau, Languille réagit moins vivement et demeure enfin inerte au troisiéme appel, reproduisant de facon frappante le scénario imaginé par Villiers de I'lsle Adam vingt ans plus tot. D’abord enfermée dans la sphére médicale, la question de la survie des décapités ne tarde pas a en sortir. Deux éléments, dans le contexte, favorisent cette vulgarisation. Le premier est celui de l’'adoucissement des peines, qui caractérise le XIX* siécle, et de la montée en puissance des abolitionnistes ; les partisans de l’abolition de la peine de mort, a la suite de Victor Hugo, sont en effet a la recherche @arguments originaux, plus concrets, cautionnés par ces héros de la République que sont les savants. C’est ainsi qu’Alexandre Dumas, dans une nouvelle intitulée Mille et un fantémes, et parue en 1849 (A un moment ot la question de Yabolition de la peine de mort est abondamment discutée) raconte dans une série de récits enchassés trois cas de décapitations suivies de survie. Celui de Charlotte Corday (le fameux soufflet post mortem qui aurait fait rougir de honte la téte exhibée par le bourreau), est encadré de deux récits plus spectaculaires ; le premier, qui amorce la nouvelle et renvoie au registre du fait divers, raconte comment la téte dune femme injustement assassinée et décapitée par son mari garde assez d’énergie vitale pour le traiter de misérable ; dans le second, situé pendant la Terreur, un hitps:foooks.openesition org/pup/7250 Les narrations de la mart - La mort « vécue », entra itérature et médecine - Presses universiaires de Provence 18 288123, 22:55 39 40 41 médecin (qui expérimente justement sur cette question de la survie) se voit livrer, une nuit, le cadavre de sa fiancée, jeune aristocrate vivant dans la clandestinité, dénoncée et guillotinée. Or, la téte de la jeune fille lui manifeste les plus tendres sentiments puisque selon le récit de Dumas, plusieurs heures aprés le supplice, elle 'appelle par deux fois, baise sa main et lui jette un regard d’adieu. La véracité est ici sacrifiée au fantastique, mais la nouvelle ne fait que prolonger, finalement les spéculations médicales. Un deuxiéme élément contribue a porter sur la place publique le probléme de la survie des décapités : l’essor de la presse a sensation, qui connait un Age d’or a la fin du siécle, et qui est particuligrement friande de détails morbides. Les médecins y sont ainsi fréquemment questionnés par des journalistes, 4 Voccasion d’exécutions médiatiques. L’un d’eux, le docteur Dassy, raconte au Matin ses souvenirs concernant l’exécution de Menesclou en 1880 ; « je voulais essayer de prouver que, dans une téte séparée du trone, la conscience n'est que suspendue, comme dans la syncope, et qu’elle peut se manifester de nouveau si la téte est replacée dans les conditions physiologiques ot elle se trouvait avant la décollation » ; sa conclusion est sans appel : « je vis la face revivifiée dans une expression générale de réveil et d’étonnement. J’affirme que pendant ces deux secondes, le cerveau a pensé... Pour Tinstant, retenez bien ceci, Il n’est pas de pire supplice que la décapitation par la machine de M, Guillotin, député humanitaire et sensible. Retenez, retenez bien ceci : quand le couteau a fait son ceuvre, a chu, avec le bruit sinistre que vous connaissez, que la téte a roulé dans la seiure, cette téte, vous entendez bien ! Cette téte séparée de son corps entend les voix de la foule. Le décapité se sent mourir dans le panier : il voit la guillotine et a clarté du jour >, Or, cette inflation du discours se préte au méme glissement que celui observé dans le cas de l’inhumation prématurée : @une description physiologique séche et objective, on passe a une tentative de narration subjective de l’expérience du décapité, déja perceptible ici. Il ne s’agit de rien de moins, hitps:foooks.openesition org/pup/7250 Les narrations de la mart - La mort « vécue », entra itérature et médecine - Presses universiaires de Provence 128 288123, 22:55 Les narrations de la mart - La mort « vécue », entra itérature et médecine - Presses universiaires de Provence finalement, que de prolonger l’expérience traumatisante initiée par Hugo dans Le dernier jour d’un condamné (1829), en reprenant le récit 14 ot Hugo l’a arrété, c’est-a- dire au moment méme oi I’on vient chercher le condamné”*. Deux exemples permettront de le comprendre. Une premiére tentative extrémement originale est tentée par un peintre bruxellois, Antoine Wiertz, lui-méme abolitionniste, en 1853”. Il signe en effet cette année-la un triptyque monumental (a défaut d’étre réussi) intitulé « Pensées et visions d'une téte coupée », qu’il accompagne d’une longue légende, censée relater une expérience de magnét ie pratiquée sur la téte d’un décapité ; le triptyque correspond dailleurs aux trois minutes vécues par la téte, dont les pensé sont soigneusement rapportées dans la légende selon la méme séquence chronologique. 42 Un deuxiéme exemple peut étre tiré de la presse : lorsque les médecins ne sont pas assez diserts, les journalistes mhésitent pas en effet a faire parler les tétes des condamnés. Dans une modeste feuille publiée 4 Avignon en 1891, Affaires @ sensation, auteur anonyme raconte jusqu’a son dénouement judiciaire l’affaire du meurtre de Gouffé qui tenait la France en haleine depuis deux ans. Aprés le récit de Yexécution du coupable, le dernier paragraphe s’interroge, je cite, sur « ce que pense la téte du guillotiné » : « @aprés Phypnotisme’4, vo éclair ! 1a foudre est tombée... Oh | Horreur ! La téte pense ! Elle voit ne comprend pas ce qui s‘est passé... Elle cherche son corps... Il lui semble que son corps va la rejoindre... Elle attend toujours le coup supréme... Elle attend la mort... la mort ne vient pas. » i la réponse : Il voit comme un ‘lle souffre horriblement. Elle sent, elle pense, elle 43. L’auteur passe alors ala premiere personne : « Ah ! Quelle est cette main qui m’étrangle ? Une main énorme impitoyable... Oh ! Ce poids qui m’écrase... Devant mes yeux je ne vois plus qu’un gros nuage rouge... mais je me délivrerai de cette main maudite. Ah, lache-moi, monstre... Mais c’est en vain que je m’arrache a lui de mes deux mains. Oh ! Qu’est-ce que je sens ?... une plaie béante... mon sang qui coule... je suis une téte coupée ! » hitps:foooks.openesition org/pup/7250 1318 288123, 22:55 44 45 et auteur de conclure ce récit proprement haletant : « ce nest qu’aprés ces longues souffrances qui doivent lui paraitre une éternité, que la téte du guillotiné a conscience quelle est séparée du corps »5, Nous voici au terme de cette excursion morbide. Les narrations de la mort qu’elle a rencontrées me semblent constituer une tentative, inédite jusqu’alors, de faire parler les morts ; aux traditionnels récits livrés par des revenants, les hommes du XIX* siécle ont en effet ajouté une autre forme de narration, celle des vivants qui expérimentent en temps réel |’état de mort — ce qui rend l’empathie narrative redoutablement efficace. Aux origines de cet oxymore, la médecine elle-méme, qui étend son magistére sur I’avant et sur Yaprés-mort au XIX° siécle, et dont les spéculations rencontrent les inquiétudes des contemporains, les nourrissent et s’en nourrissent en retour. Le monde des morts, cette armée « beaucoup plus puissante que celle des vivants » (Jacques Tourneur) s’enrichit de deux figures @autant plus angoissantes qu’elles sont proches de nous, les vivants ; il faudrait s’interroger sur les formes réactivées de ces angoisses a travers les cas des individus plongés dans des formes récentes de comas et dont ’inertie narrative, qui s'affiche désormais, cryptée et inaccessible sur les moniteurs, ne suffit pas 4 nous rassurer quant a leur absence de ce monde-ci*®, Notes 1. Anne CaroL, Les médecins et la mort XIX'-XX° siécle, Paris, Aubier, 2004. 2, Cf supra, V. Barras, « Une histoire de la notion de mort ». Michel Vovette, La mort et 'Occident de 1300 @ nos jours, Paris, Gallimard, 1983, p. 651. 4. Claudio MiLaNesi, Mort apparent, mort imparfaite. Médecine et mentalités au XVIII’ siécle, Paris, Payot, 1991. 5. Jean-Jacques BRUHIER, Dissertation sur Uincertitude des signes de la mort et Vabus des enterrements et des embaumements précipités, Paris, 1742. hitps:foooks.openesition org/pup/7250 Les narrations de la mart - La mort « vécue », entra itérature et médecine - Presses universiaires de Provence 14118 288123, 22:55 Les narrations de la mort -La mort « vécus », entre ilérature et médecine - Presses universiaires de Provence 6, André CHaNzr, Des signes de la mort réelle et de la mort apparente, thase de la faculté de médecine de Montpellier, 1840, p. 6. 7. John BUNNELL Davis, Projet de réglement concernant les décés, précédé de réflexions sur labus des enterrements précipités..., Verdun, Christophe, 1806, p. 193 8. Emile CHampneur, De la mort apparente et des dangers des inhumations trop promptes, these de la Faculté de Médecine de Paris, 1832 n° 69, p. 9. Léon VAFFLARD, Notice sur les champs de sépultures anciens et modernes de la ville de Paris, Paris, Verboeckhoven, 1867, p. 74. 10. Cité dans Eugéne PatmTEr, Considérations sur les signes de la mort, thase de la Faculté de médecine de Montpellier, 1840, p. 1 11, Emile Zora, La mort d Olivier Bécaille, réédition Librio, 1994, p. 9 12. Le modéle (partiel) en a peut-étre été le récit fait par le cardinal Donnet au Sénat en 1866 ; lors d'une séance consacrée aux pétitions concernant la légis récit angoissant (et sans doute exagéré) du péril couru par un de ses proches, victime d’une syncope, avant de révéler dans un coup de théatre final que le protagoniste de l'aventure, le « mort » est 1, parmi eux. ition des décés, le cardinal livre aux sénateurs un. 13. Emile Zo1A, op. cit., p. 28-30. 14. Voir Vincent Barras, « Le laboratoire de la décapitation », in Régis BerTRAND, Anne Caxot dir., L’exécution capitale, une mort donnée en spectacle XVI°-XX° siécle, Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 2003, p. 59-70 ; Anne CAROL, « La question de la douleur et les expériences médicales sur les suppliciés au XIX* siécle », ibid., p. 71- 82. 15. Samuel THOMAS SOMMERING, « Lettre de M. Sommering & M. Oelsner », Mémoires de la Société médicale d’émulation, 1798, t. I, p. 272 ; la lettre est publiée par le Moniteur en novembre 1795. 16. Jean-Joseph Sur, Recherches physiologiques et expérimentales sur la vitalité, suivie dune nowvelle édition de son opinion sur le supplice de Ia guillotine ou sur la douleur qui survit é la décollation, Paris, 1797, p. 61 17. Paul Love, La mort par décapitation, Paris, Lecrosnier et Labé, 1888, 285 p. (préface de Paul BROUARDEL). 18, Docteur PETITGAND, « Observations sur un décapité annamite », Revue scientifique, 5 juillet 1884, p. 11. 19. Ces expériences trouvent une illustration littéraire magistrale dans la nouvelle de VILLIERS DE L'sLe ADAM, « Le secret de ’échafaud », publiée en 1883 dans le Figaro, et mettant en scéne un condamné célabre, le docteur Couty de la Pommerais, et un chirurgien non moins célébre, Velpeau. tps Took. openedton orgpun!7260 sste 288123, 22:55 20, Docteur BEAURIEUX, « Exécution de Languille ; observation prise immédiatement aprés la décapitation », Archives d'anthropologie criminelle, 1905, t. XX, p. 645. 21. Le Matin, 3 mars 1907, p. 2. souvient que les rrables ! Il me semble qu'on monte Vescalier... » derniers mots de Hugo sont « Ah ! Li tu. est un lecteur et un admirateur de Victor Hugo, dont il illustre Notre Dame de Paris. 24, Le truchement de ’hypnotisme pour approcher la réalité de la mort a alement mis en scéne par Edgar A. Poe dans « L’étrange de M. Valdemar ». Auteur quia aussi mis en s nouvelles des inhumations prématurées... comme « Bérénice », « La chute de la maison Usher », par exemple. Ces spéculations renvoient au goiit plus général pour le spiritisme. 25. Affaires d sensation, Avignon, Avias, 1891, p. 3 26. Voir la tentative - relevant plutdt de Vhumour noir - de Daniel PENNac pour faire parler son héros dans le coma, impuissant et pillé les chirurgiens en attente de greffes : La petite marchande de prose, 1989. Auteur Anne Carol UMR TELEMME, Université de Provence-CNRS Du méme auteur Aux origines des cimetiéres contemporains, Presses universitaires de Provence, 2016 Le « monstre » humain, Presses universitaires de Provence, 2005 hitps:foooks.openesition org/pup/7250 Les narrations de la mart - La mort « vécue », entra itérature et médecine - Presses universiaires de Provence 18118 Comportements, croyances et mémoires, Presses universitaires de Provence, 2007 Tous les textes © Presses universitaires de Provence, 2005 Licence OpenKdition Books Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractéres. Référence électronique du chapitre CAROL, Anne. La mort « vécue », entre littérature et médecine In : Les narrations de la mort [en ligne]. Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence, 2005 (généré le 29 aotit 2023). Disponible sur Internet: . ISBN 9782821885677. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pup.7250. Référence électronique du livre BERTRAND, Régis (dir.) ; CAROL, Anne (dir.) ; et PELEN, Jean-Noél (dir.). Les narrations de la mort. Nouvelle édition [en ligne]. Aix-en- Proven: itaires de Provence, 2005 (généré le 29 aotit 2023). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821885677. DOI: https://doi.org/10.4000/books.pup.7228. Compatible avec Zotero : Presses univer Les narrations de la mort Ce livre est recensé par Pascal Dupuy, Annales historiques de la Révolution francaise, mis en ligne le 13 février = 2012. URL http://journals.opene https: //doi.org/10.4000/ahrf.12267 Les narrations de la mort hitps:foooks.openesition org/pup/7250 s7H8 28123, 22:58 Les narrations de la mort -La mort « vécus », entre ilérature et médecine - Presses universiaires de Provence Ce chapitre est cité par Bélanger, David. Carrier-Lafleur, Thomas. (2018) La mort def Frangois Paradis. Captures, 3. DOI: 10.7202/1055829ar Ce livre est cité par (2020) From = Clouds to. the_~— Brain. ~—_— DOT 10.1002/9781119779520.refs Coraillon, Cédric. (2008) Les deux morts de Louis XIII. Revue histoire moderne et _—_ contemporaine, 55-1. DOI: 10.3917/rhme.551.0050 Vidor, Gian Marco. (2015) Emotions and writing the history o death. An interview with Michel Vovelle, Régis Bertrand and Anne Carol. Mortality, 20. DOI: 10.1080/13576275.2014.984485 hitps:foooks.openesition org/pup/7250 188

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