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28123, 28:12 Les narrations de la mort - Du décin la mart en loponymie - Presses unversiaires de Provence OpenEdition NW Books Presses universitaires de Provence Les narrations de la mort Du déclin a la mort en toponymie Jean-Claude Bouvier Pp. 269-278 Texte intégral 1 Les noms propres de lieux, ou toponymes, désignent les é espaces, ruraux ou urbains, dans lesquels nous vivons. D'une hitps:foooks. openesition org/pup7268 anr 2a1e23, 20:2 Les narrations de la mort - Du détin & a marl en loponymie - Presses unverstaies de Provence facon plus précise, par le sens qui leur est donné au départ et qui par la suite évolue, s’obscurcissant, s’évanouissant, mais pouvant donner lieu aussi 4 des réinterprétations, les toponymes constituent en eux-mémes un discours de représentation de espace. Ils traduisent la facon dont les collectivités humaines se représentent et s’approprient leurs espaces de vie. 2 Mais en méme temps les toponymes sont de puissants vecteurs de la mémoire. Tras souvent ils portent témoignage d@espaces qui ont disparu ou ont été transformés. C’est par exemple le cas des toponymes dorigine gallo-romaine, comme Marignane, Aurillac ou Orly, qui renvoient a des propriétés gallo-romaines au nom d’un MARINIUS, pour Marignane, ou d’AURELIUS, pour les deux autres, dont on ne trouvera dans les meilleurs des cas que quelques vestiges archéologiques. Aix (latin AQUIS) rappelle les thermes romains qui ne sont plus. De méme, pour des époques plus récentes, il n’y a plus les installations pour fabriquer du charbon de bois, les charbonniéres, dans les nombreux Charbonniéres, Carbonniéres, que l'on peut trouver, plus de minerai d’argent non plus ni de fer A Largentiére ou a La Ferriére... Le chéne, le tilleul ou le saule isolés qui expliquent des toponymes comme Le Roure, Le Theil, Le Sauze, ont été remplacés depuis longtemps ou n’ont plus laissé de traces dans les espaces ot précisément ils servaient de points de repére. Le référent spatial du toponyme s’est aussi souvent déplacé. Ainsi Le Puy en Haute-Loire ou Peynier en Provence référent 4 une hauteur, qu’on appelait puy, en frangais, puech, pet en occitan, mais ils désignent maintenant l’agglomération et non plus la hauteur sur laquelle ou A proximité de laquelle elle a été batie. 3 Le phénoméne est général et concerne aussi bien le monde des vivants que le monde inanimé. Les étres humains, que nous avons déja vus dans les toponymes de I’époque gallo- romaine, ont inspiré un trés grand nombre de noms de lieux, surtout bien sGr dans les villes. Le paysage toponymique urbain est ainsi un vaste mémorial de personnes d'une notoriété plus ou moins grande, locale, nationale ou hitps:foooks.openesition org/pup/7268 2n7 2a1e23, 20:2 Les narrations de a mort - Du détin & a marten loponymie - Presses unverstaies de Provence internationale, mais qui ont en commun d’étre toutes, sauf rares exceptions, décédées. Les toponymes urbains constituent les différentes strates d'une mémoire collective organisée. Ils contribuent donc 4 la survie des bienfaiteurs de la cité ou de la patrie... dans le souvenir des générations futures. Mais la volonté des édiles peut aussi faire sortir certaines figures de la mémoire collective et donc les renvoyer a l’anonymat d’une mort sans gloire. Cest ce qui se produit particuligrement dans les périodes troublées de Vhistoire : ainsi le régime de Vichy réalisa-t-il une véritable €puration toponymique dans les années 1940, conduisant ensuite 4 une contre-épuration et au rétablissement des héros de la République au moment de la Libération. A une époque bien plus récente, un exemple isolé, mais chargé de signification, peut étre cité : sous la pression d’une partie de Vopinion publique, le nom d’Alexis Carrel, théoricien de Veugénisme, a été évincé de la toponymie urbaine’. 4 Supports du souvenir, les toponymes peuvent aussi étre porteurs de représentations de la mort, et tout d’abord du vieillissement et du dépérissement qui peuvent entrainer la mort, pour les gens comme pour les choses. C’est en fait le cours du temps, imprimant la mort dans le déroulement de la vie, qui est noté par la désignation toponymique. La présente étude voudrait aborder cette question essentielle, mais aussi trés vaste, 4 partir du domaine gallo-roman et en se concentrant, a l’intérieur de ce domaine, sur les espaces provenc¢aux et dauphinois, ce qui n’empéchera pas quelques incursions dans le reste de la France et en Italie, dans le Piémont voisin. Le passage d’un temps a un autre temps 5 La premiére catégorie que Yon peut distinguer est celle des toponymes qui disent le passage d’un temps a un autre temps, dhier 4 aujourd’hui. L’opposition entre les temps anciens et les temps nouveaux est en général tout simplement marquée par l'utilisation des adjectifs viewx et nouveau ou neuf, sous les diverses formes qu’ils prennent dans les langues gallo-romanes. hitps:foooks.openesition org/pup/7268 snr 28123, 28:12 6 On aura surtout Chateauvieux, ou Vieuxchateau, Castelveyre... s’opposant 4 Chateauneuf, Castelnau ou Neuchateau, Neuchatel..., avec une prépondérance trés forte du deuxiéme type : E. Neégre inventorie ainsi, pour lensemble de la France, 78 Chateauneuf... et seulement 12 Chateauvieux..., soit un rapport de 6 AP. La disproportion est encore plus éclatante pour les toponymes formés avec les représentants de ancien VILLA du latin pour désigner des « villages ». Dans le domaine occitan par exemple, si les Villeneuve ou Villenave (correspondant souvent 4 Neuville en langue d’oil) sont trés nombreux, Villevieille est trés rare : deux exemples seulement dans l’inventaire d’E. Négre, dans les Alpes de Haute-Provence et dans le Gard*. Les formations sont plus rares, mais reposent sur le méme schéma, pour Bastide, Batie, du latin BASTITA « construction fortifiée », d’oa « exploitation rurale », puis « agglomération ». On a done dans les Hautes-Alpes La Batie-Neuve (castrum bastide nove, en 1271) et La Batie- Vieille (castrum bastide veteris, ibid.) Il faudrait citer encore Bourgneuf, en Charente ou dans la Loire, Bourganeuf, dans la Creuse, s’opposant a Vieux Bourg dans le Calvados... et de méme Caseneuve, Cazenave, Naucase litt. « maison neuve », Naucelle, Navacelle « nouvel ermitage », Moulin Nau « moulin neuf », qui ne semblent pas avoir de correspondant avec l’adjectif vieux... Mais ce que révéle le langage toponymique, c’est que dans l'histoire on semble avoir porté beaucoup plus d’attention aux nouvelles constructions qu’aux anciennes. Est-ce le triomphe de la volonté de vivre en se renouvelant sur la contemplation de ce qui a disparu ou est en voie de disparition ? L’instinct de vie contre l’instinct de mort ? C’est bien possible. Mais ces toponymes, dans leur déséquilibre statistique, sont d’abord des témoignages historiques intéressants. sur le renouvellement important de Vhabitat et des structures sociales et économiques A certaines époques et tout particuliérement entre le XI° et le XIII° siécles*. Malgré tout il est incontestable que ces dénominations, qu’elles soient hitps:foooks.openesition org/pup/7268 Les narrations de la mort - Du décin la mart en loponymie - Presses unversiaires de Provence an 28123, 28:12 10 1 12 13 positives (Chateauneuf) ou négatives (Chateauvieux), traduisent l’abandon d’anciens habitats et done impliquent le dépérissement ou méme la ruine. Le déclin Le dépérissement, la dégradation, le déclin sont souvent notés d’une fagon plus explicite. Mais quelques précautions sont a prendre, car certains toponymes ne sont pas faciles 4 interpréter et les apparences peuvent étre trompeuses. Ainsi un toponyme comme Ruines, dans le Cantal, peut s’appliquer a toute sorte de situations. Terrefondrée, dans la Céte d’Or (attesté en 1219) peut étre simplement un talus éboulé. Les Usclats, les Usclades, qui sont des formes du verbe usclar « flamber, briler », trés nombreuses en microtoponymie occitane — qu’on retrouve aussi dans le nom de commune de la Dréme Cliousclat — sont peut-étre a Yorigine des domaines ou des terres brilés. Mais il est bien possible que dans beaucoup de cas on ait a faire la pratique agraire bien connue du briilis. Et la méme ambiguité s'impose a nous pour les Crémades, Cremada, Cremat qui appartiennent a un autre verbe ayant le méme sens, cremar. Quant a Taloire (Alpes de Haute-Provence), il n’est pas plus clair. Le substantif d’occitan médiéval talador, dont il provient, désigne « celui qui cause des dégats ». Mais le toponyme se rapporte-t-il 4 la terre du dévastateur ou 4 celle du dévasté ? La motivation est implicite, c’est-a-dire présente au second degré, mais finalement plus sfire, dans un cas comme celui de La Répara, commune de la Dréme (Reparate en 1327). Il s'agit probablement d’une construction ou dune agglomération qui a été « réparée » parce qu’elle avait subi les outrages du temps’. La motivation du déclin est probable dans la formation d’un toponyme qui a suscité beaucoup de discussions : La Fére, dans la France du nord, La Fare, dans le sud. Ce toponyme est fréquent, surtout en occitan : vingt exemples au moins en Lozére, selon A. Soutou qui lui a consacré une étude trés pertinente®. C’est un mot d'origine lombarde, qui a été hitps:foooks.openesition org/pup/7268 Les narrations de la mort - Du décin la mart en loponymie - Presses unversiaires de Provence si? 28123, 28:12 14 5 emprunté aux parlers d’Italie du nord, mais pas avant le VIII’ siécle, avec le sens de « famille, groupe, clan » et aussi celui de « lignée des ancétres ». En combinant l'étude linguistique et les données de l’archéologie, A. Soutou a montré que dans plusieurs cas le toponyme La Fare désignait un lieu of un habitat avait existé a une époque bien antérieure au VIII® siécle, c’est-d-dire 4 une époque gallo- romaine ou protohistorique. L’hypothése qu'il tire de cette observation est que, parallélement au sens de « lignée des ancétres », ce mot de fare avait pris en toponymie le sens d’« habitation des générations antérieures » et servait donc a désigner des vestiges d’habitats anciens encore visibles au VIII siécle. Si la démonstration est recevable, ce serait alors un bel exemple de la perception du temps qui passe, du vieillissement et en méme temps du besoin de créer un lien entre le passé et le présent. La mort La mort proprement dite apparait dans un nombre relativement restreint de désignations toponymiques. Mais, dun point de vue méthodologique, il faut faire une distinction entre celles qui ont un caractére métaphorique, et qui sont, semble-t-il, les plus nombreuses, c’est-a-dire celles qui se rapportent a des espaces dont l’aspect peut apparaitre comme une image de la mort ou évoquer le monde de la mort, et d’autre part les désignations qui disent la mort réelle, ou supposée telle, d’étres humains dans des espaces déterminés. La valeur métaphorique est indéniable dans des exemples comme La Tombe (Seine et Marne, Manche), La Tombelle (Aisne) qui désignent de petites hauteurs pouvant rappeler les tumuli qui étaient élevés au-dessus des tombes. II faut rappeler que ce sens de « hauteur de terre » était précisément le sens premier du grec tumbos dont provient le latin TOMBA, ancétre du frangais tombe. La méme procédure métaphorique a été mise en ceuvre dans la formation du toponyme Pion di Mort, 4 Ostana, dans le Piémont occitan. C’est un lieu situé en plaine qui, comme le hitps:foooks.openesition org/pup/7268 Les narrations de la mort - Du décin la mart en loponymie - Presses unversiaires de Provence en? 28123, 28:12 17 18 20 dit l’auteur de la monographie, est une « accumulation de mottes de terre herbeuses rappelant les tumuli »’. Une place a part doit étre réservée aux toponymes qui référent a Paprés-mort, aux espaces qui, dans Vimaginaire chrétien, sont situés au-dela de la mort. Le Paradis manifeste une présence assez discréte. Deux exemples au moins, situés Tun et autre en pays francoprovencal : Le Paradis, dans l’Isére, Le Petit Paradis, dans l’Ain. On les explique généralement comme étant des « lieux d’agréable séjour », ce qui, avouons-le, nous laisse un peu sur notre faim d’absolu. Lenfer est bien plus fréquent en toponymie. Dans le seul département de la Seine, il est responsable de la création de 30 toponymes au moins ! Citons aussi Enfer en Seine et Marne, Puits d’Enfer, dans le Rhéne, Gouffre d’Enfer, Trou de l’Enfer, dans le Vercors, Rue d’Enfer, désignant deux cascades dans les Pyrénées (ru = « ruisseau »), et bien sfir en Provence le Val d’Enfer des Baux, Coumbo d’Infer en provencal, chanté par Mistral dans Miréio. Les lieux qui sont appelés ainsi ne sont certes pas tous effrayants. Ils peuvent @tre considérés comme simplement déplaisants et ont surtout en commun d’étre ou avoir été stériles. Notons que parfois ce terme d’enfer est employé avec un suffixe de diminutif, ce qui a peut-étre pour objet d’atténuer quelque peu la portée de l'image. On a en tout cas I’Infernet, sommet prés de Briangon, Pas de l’Infernet, dans la partie drémoise du Vercors... Entre Paradis et Enfer, le Purgatoire est plutot rare, semble- t-il, en toponymie. Nous en trouvons au moins un exemple dans ce méme massif du Vercors : sur les hauts plateaux qui sont situés au pied de la chaine du Veymont, une grande étendue désertique au relief accidenté et a la végétation maigre est appelée Le Purgatoire. On connait le grand usage métaphorique qui est fait de Yadjectif-participe mort dans la langue francaise commune, de méme que dans Y’occitan et dans bien d’autres langues. On parlera de langue morte, de temps mort, d’angle mort, ou encore de feuilles mortes, de bois mort, de morte saison etc. hitps:foooks.openesition org/pup/7268 Les narrations de la mort - Du décin la mart en loponymie - Presses unversiaires de Provence m7 28123, 28:12 21 22 24 25 En toponymie ce mot est trés souvent employé, particuligrement dans le domaine de Vhydrographie, en raison sans doute de la place éminente de l'eau dans la symbolique de la vie et done a contrario de la mort. On appellera ainsi Aigues Mortes, dans le Gard ou en Gironde, des lieux caractérisés par des eaux stagnantes, et on les opposera a Aigues Vives, dans le Gard, l’'Hérault, lAude, l’Ariégs De méme Mortemer, dans l’Oise et la Seine Maritime, Mortemart, dans la Haute Vienne, ne sont pas des mers mortes..., comme ailleurs, mais plus simplement des étendues d’eau dormante plus ou moins grandes. On rapprochera de ces noms celui de Morteau, dans le Doubs, qui n’est pas autre chose que de l’eau morte. Employé comme substantif, le participe-adjectif mort sert tout particuliérement pour désigner des cours d’eau, des ruisseaux, qui peuvent étre effectivement asséchés et donc ne plus avoir de vie, mais qui le plus souvent ont plutat le statut de cours d’eau intermittents, de type méditerranéen, ayant de l'eau en cas de fortes pluies. C’est sans doute ainsi qu'il faut interpréter Le Mort, a Establet, dans la Dréme, et La Morte, Claveyson. Mais l’'asséchement a probablement été considéré comme définitif, ou du moins durable, dans des toponymes tels que Mortefontaine « la source morte », dans l’Aisne, l’Oise..., ou Mortesagne « le marécage mort », dans la Haute-Loire. Lidée de sécheresse associée a celle de la mort explique des toponymes comme Villeséque, dans l’Aude, le Lot, Secqueville, dans le Calvados, qui traduisent sans doute un état de délabrement plus important que Villevieille dont il a été question ci-dessus. La mort de l’habitat semble annoncée encore plus nettement dans Mortevieille, 4 Claveyson, Peyrins, dans la Dréme, qui contient la forme locale du latin VILLA, viela, bien attestée dans les textes médiévaux, attirée par le féminin vieille dés le Moyen Age : on a Morta Vielha au XV° siécle. La mort réelle, non métaphorique, est évoquée comme une réalité ou comme une virtualité par des toponymes qui ne se hitps:foooks.openesition org/pup/7268 Les narrations de la mort - Du décin la mart en loponymie - Presses unversiaires de Provence an? 28123, 28:12 26 27 28 rapportent plus aux éléments de la nature, mais concernent plus directement le monde humain. Dans ce cas le légendaire est souvent associé a la désignation toponymique. Ainsi Malemort, dans les Bouches du Rhéne, le Vaucluse, la Corréze... signifie-t-il clairement la « mauvaise mort », c’est- a-dire la mort non naturelle, la mort provoquée par les autres. Les toponymes de ce type commémorent peut-étre, dans certains cas, des accidents mortels ou des assassinats qui se seraient produits dans ces lieux. Mais ces événements ont pu aussi étre rajoutés aprés coup... et relever ainsi d’un légendaire déduit de la forme méme du nom de lieu, comme cela a été souvent observé en toponymie. Car Malemort peut aussi appartenir au monde du potentiel et non du réel : ce nom peut désigner un passage dangereux oii la mort, infligée par des bandits de grand chemin ou des bétes inquiétantes, peut vous tomber sur la téte sans crier gare. En tout cas Vappellation est ancienne : pour la commune des Bouches du Rhéne qui porte ce nom, on a une attestation de 1092 : de Castro Male Mortis. Méme si le contexte géographique et culturel n’est pas du tout le méme, Malemort est bien stir a rapprocher de la célébre Vallée de la Mort (Death Valley), dont il faut rappeler qu'elle se situe en dessous du niveau de la mer, tout comme la Mer Morte, donc en dessous du monde des vivants. De la mort on passe naturellement aux morts, aux individus frappés par la mort. Ainsi, 4 Pont Canavese, dans le Piémont, la Funtana di Mort, la « source des morts » est un toponyme qui dans sa conception n’est pas trés différent de la Vallée de la Mort ou de Malemort. C’est une caractéristique précise du référent qui justifie l’appellation. La source concernée est en effet trés riche en sels minéraux et l’eau qu’elle produit est considérée comme indigeste, voire mortelle. Mais la motivation de départ est renforcée et concrétisée par la mise en relation avec des personnes : les morts. Il est ainsi compréhensible que ce toponyme ait engendré une tradition orale. On dit en effet que les habitants d’un village voisin avaient bu cette eau et en étaient morts*. hitps:foooks.openesition org/pup/7268 Les narrations de la mort - Du décin la mart en loponymie - Presses unversiaires de Provence on? 28123, 28:12 29 30 31 32 Mais dans bien des cas ce sont des faits historiques qui sont a Vorigine du toponyme. Ainsi dans le Piémont encore, a Démonté, la dénomination Valoun di Mort, « vallon des morts », remonterait au temps de Napoléon Bonaparte. Ce serait le souvenir des massacres infligés par les troupes francaises. La tradition orale ajoute méme, pour donner plus d@horreur a |’événement, qu’une femme aurait alors trahi ses concitoyens®. Sur le versant occidental des Alpes, en Savoie, c'est aussi un événement tragique trés précis de la méme époque qui explique le toponyme Lo Krou dou Mor, « le creux, le ravin du mort », 4 Sainte-Foy, au pied du col de la Sassiére : une tempéte de neige décima le 13 mai 1795 a cet endroit une colonne de l’'armée révolutionnaire qui cherchait 4 prendre a revers les troupes piémontaises. Et 14 encore le souvenir de cet épisode fut amplifié par le fait que les corps des victimes restérent prisonniers des glaces jusqu’en 1867". Le fait historique peut étre d’une dimension plus modeste. On verra ainsi ou on croira voir le souvenir d’un accident ou dun meurtre, relevant de la vie quotidienne, dans des toponymes comprenant le mot mort : ainsi en Haute-Savoie, a Morzine, la Téta 6 Mor, en Savoie, 4 Hauteluce, le Morgier du Mort... La réinterprétation peut conduire a la mort, si je peux dire, un toponyme qui d’un point de vue étymologique n’a rien & voir avec elle, si ce n’est une proximité formelle ou une homonymie. On se souvient du fameux Mortisseau ou Mortissou cévenol. Beaucoup d’exemples de ce toponyme existent en domaine occitan : en dehors des Cévennes on trouve le Mortisson, dans le Vaucluse, prés de Buoux, dans les Bouches du Rhone, prés de Saint-Rémy... et également La Mortice, qui est un sommet des Hautes-Alpes. II est possible que ce nom soit 4 mettre en rapport avec les savoyards La Mortena, Mortine, qui ont le sens de « schiste noir », Mais il est plus probable que ce soit un @largissement de la base préromane *murr- (celle du substantif occitan mourre « museau ») qui a été trés productive pour désigner des hauteurs". Toujours est-il que hitps:foooks.openesition org/pup/7268 Les narrations de la mort - Du décin la mart en loponymie - Presses unversiaires de Provence 1017 28123, 28:12 33 34 36 pour les Cévenols d’aujourd’hui Mortissou est souvent mis en rapport avec les morts de la guerre des Camisards : ce toponyme est interprété comme los mérts i son (mais aussi parfois los Mauros i son, par référence au légendaire sarrazin)'*. Il en est de méme pour le col du Pendedis, qui dans le légendaire camisard des Cévennes devient le col du Pendu’, alors que, comme cela se produit souvent en toponymie occitane, ce mot, qui appartient a la famille du verbe occitan pendre, désigne simplement ce que le francais appelle une pente (venant de PENDITA, féminin du participe du latin PENDERE). Notons d’ailleurs que Le Pendu est le nom dune hauteur dans plusieurs zones montagneuses. On a ainsi dans les Cévennes toujours un sommet appelé Le Pendu, en Dauphiné, 4 Saint-Julien en Bochaine, dans les Hautes-Alpes, un col du Pendu, dont la tradition orale attribue le nom a une pendaison qui se serait produite dans ce lieu, sans que des précisions puissent étre apportées. Mais le plus intéressant de tous ces toponymes est certainement ‘Homme Mort, qui apparait assez souvent dans le sud de la France : combe de [Homme Mort, en Dordogne, col de [Homme Mort, en Cévennes, dans la Dréme.., passage de !Homme Mort, dans le Diois (Dréme), ruisseau de l'Homme Mort, en Ardéche, etc. L’explic habituelle de ce toponyme est celle d’une réinterprétation dun ancien |’Orme Mort. La proximité phonétique existant, en occitan ou en francais, entre le nom de "homme, éme en occitan, et celui de l’orme, dlme, en occitan, dume en Provence, aurait causé la substitution de l'un a l'autre. Il est vrai que le nom de l’orme a été souvent uti créer des toponymes, en particulier sans déterminant : col de YHolme dans V'lsére, avec un h qui déja annonce la substitution, Lolme, en Dordogne, L’Orme, en Isére, Omps, dans le Cantal (avec un p de transition entre m et s), Les Ormes en domaine d’oil... Il existe d’autre part beaucoup de toponymes avec Homme employé seul : Pas de Homme, Serre de 'Homme, dans la Dréme, Rocher de ’Homme, dans I'Isére... Mais dans ition pour hitps:foooks.openesition org/pup/7268 Les narrations de la mort - Du décin la mart en loponymie - Presses unversiaires de Provence wnn7 28123, 28:12 37 38 39 plusieurs cas les formes anciennes attestent bien qu’a Yorigine est le nom de l’arbre. Ainsi le Serre de Homme, 4 Saint-Julien-en-Quint, dans la Dréme, est-il appelé la coste de l’oulme en 1477. Et de méme on a en 1462 De Ulmo pour un lieu-dit qui est aujourd’hui devenu l’Homme, au Sauzet, dans la Dréme... Ainsi le rapprochement entre Yorme et Yhomme parait-il bien établi. Malgré tout on peut se poser quelques questions. Pourquoi @abord tous ces ormes, au singulier pour la plupart, dans des cols, des passages, des zones montagneuses ? Certes arbre était plus répandu autrefois qu’aujourd’hui, mais il n’a jamais été trés fréquent en montagne, surtout a l'état isolé, semble-t-il, en dehors des bords de cours d’eau. Par ailleurs ’homme n’est pas seul a intervenir dans ce processus. La femme peut aussi l’accompagner, bien que ce soit plus rare. On a au moins un exemple de la Femme Morte, dans la haute vallée de Moliéres, dans les Alpes Maritimes. II s’agit de la cime de Fremamorte « femme morte » (2730 m.) et du col de Fremamorte (2604-2615 m.), qui l'un et l'autre se situent bien au-dessus de la limite des arbres. Selon le Docteur Paschetta, ce nom serait di aux aiguilles rocheuses présentes sur le versant sud-ouest de la ime, qui apparaissent comme « plantées sur la pente, bien visibles lors des premiéres neiges »”® et qui feraient alors penser en quelque sorte a des dames blanches figées pour Véternité. Enfin et surtout pourquoi cette notation de la mort a-t-elle été privilégiée pour le végétal aussi bien que pour l'homme ? Car aprés tout le substantif employé seul se suffit 4 lui-méme et il est bien attesté, comme on I’a vu. Dans les deux cas c’est un mode de formation qui entre dans des catégories bien connues. Le nom d’un arbre au singulier sert souvent pour indiquer un repére, particuliérement sur des voies de passage telles que les cols : on a le col du Fau (« hétre »), Le Teil (« tilleul »), Le Pin, Dupin... Quant 4 ’homme, il est fortement présent en oronymie, sous des formes diverses, pour apprivoiser en quelque sorte des lieux de montagne jugés hostiles ou peu accessibles : le col de ’Homme est du hitps:foooks.openesition org/pup/7268 Les narrations de la mort - Du décin la mart en loponymie - Presses unversiaires de Provence 27 28123, 28:12 40 41 méme type que la Téte de la Dame (Dréme), le Pic de Bonvoisin (Hautes Alpes), Roche Béranger (Isére), Téte d’Auguste, entre Aix et Marseille, le Casque de Néron, a Grenoble, qui est une réinterprétation de Néron signifiant « (sommet) noir », ou méme encore avec un nom d’animal Téte du Faisan (Dréme)”... Pour comprendre cette intrusion de la mort dans une série de toponymes référant a des étres humains, il faut revenir au rapprochement formel entre ’orme et ’homme. L’orme est un grand arbre, surtout dans sa variante « orme des montagnes » qui peut atteindre 4o métres de haut. II a aussi de grandes et grosses branches maitresses. Cette morphologie schématique nous aide 4 comprendre ce qui a pu se passer. On peut dire que, quand l’orme est dépouillé de ses feuilles, c’es! de l’hiver ou la mort définitive, c'est 4 ce moment-la qu'il dire quand il connait la mort saisonniére peut le plus susciter l'image d’un étre humain ; débarrassées de leur parure de feuilles, les deux branches maitresses qui partent du tronc peuvent plus facilement faire penser a deux grands bras tendus au-dessus du corps. Cela voudrait dire alors que ce n’est pas un simple rapprochement formel qui expliquerait la substitution de Vhomme a Yorme, mais quelque chose de beaucoup plus profond. Ce qui peut alors s’imposer, a partir de cet arbre mort provisoirement ou durablement, c’est l'image d’un homme mort et plus précisément, dans des pays de culture chrétienne, cela peut étre l’image du crucifié. Bien entendu la loi générale du langage s’applique ici comme ailleurs. La motivation complexe du départ peut s’estomper et disparaitre, le toponyme perd son sens premier et se trouve alors disponible pour des métamorphoses ou des extensions de toute sorte. C’est ainsi que Fremamorto « femme morte » a pu voir le jour. Le calque lexical a été conservé, et le besoin d’humaniser la nature s’est également fait sentir, mais une autre motivation a pris la place de la premiére, pour s’adapter A un autre contexte : celui d’alignements de rochers dans lesquels on croit voir des personages féminins. hitps:foooks.openesition org/pup/7268 Les narrations de la mort - Du décin la mart en loponymie - Presses unversiaires de Provence 1387 28123, 28:12 42 43 44 L’hypothése présentée ici pour rendre compte de Homme Mort est fragile mais intéressante 4 considérer. Car, si elle devait étre retenue, cela voudrait dire que la confrontation entre l’homme et la nature, l’arbre en l’occurrence, peut aller plus loin que le discours métaphorique. Le toponyme Homme Mort se superposerait 4 ’Orme Mort, comme le crucifié se superpose a Ja croix, qui, faite a l'aide @’un arbre mort, est devenue source de vie. Ce parallélisme entre "homme mort et la croix permettrait peut-étre de comprendre qu'il y ait autant de toponymes constitués avec le substantif croix et tout spécialement en montagne. A la différence de ’Orme/Homme Mort, la présence d’une croix justifie encore aujourd’hui le toponyme. Mais la croix n’est pas toujours présente. Et en tout cas il est significatif qu’en montagne le nom de la croix soit souvent donné 4 des cols, comme pour I'Homme Mort exactement, cest-a-dire A des lieux de passage, qui pourraient ainsi figurer le passage de la mort la vie. Vecteur de la mémoire des sociétés humaines, porteur de toute la richesse de lexpérience des hommes, nourri de croyances et de pratiques collectives, le toponyme apparait finalement comme un discours sur le temps, sur la vie qui se dégrade et s’éteint, sur la relation entre la vie et la mort. Tout y concourt en effet : la nature méme du toponyme, le lien dunicité qu’il a avec le référent, la fagon qu’il a de se moquer des aspects contingents de ce référent et de les oublier, ses réinterprétations, dues 4 une quéte incessante du sens, qui sont autant de résurrections possibles pour une nouvelle vie, tout cela fait que la désignation toponymique est peut-étre aussi un moyen de défier la mort. Notes 1, Sur la toponymie urbaine, voir La toponymie urbaine — Significations et enjeux, sous la direction de Jean-Claude Bouvier et Jean-Mari GuILLoN, actes du colloque tenu a Aix-en-Provence, 11-12 décembre 1998, Paris, L’Harmattan, 2001. 2, Ernest NicRE, Toponymie générale de la France, Gendve, Librairie Droz, 3 vol., 1990-1991, n° 26588-26677. 3. E. NitGRE, ouvrage cité, 26009-26181. hitps:foooks.openesition org/pup/7268 Les narrations de la mort - Du décin la mart en loponymie - Presses unversiaires de Provence 187 apa, 23:12 Lorri dl a rt Du clin a art an tponyie - ronson univer da Provan 4. Voir Elisabeth Sauzz, « La toponymie des bourgs castraux : approches quantitatives », Le Monde Alpin et Rhodanien, 2-4, 1997, Nommer Vespace, p. 165-178. Voir aussi Jacques Astor, Dictionnaire des noms de familles et des noms de lieux du Midi de la France, Editions du Befftoi, 2002, p. 209-210. 5. Jean-Claude Bouvier, Noms de lieux du Dauphiné, Paris, Bonneton, 2002, p. 208. 6. A. Sourou, « Signification archéologique du toponyme La Fare dans le sud de la France », Revue Internationale d’Onomastique, année 1963. 7, Atlante toponomastico del Piemonte montano, 13, Ostana, Universita degli studi di Torino e Regione Piemonte, 1998, p. 224. 8. Atlante toponomastico del Piemonte montano, 14, Ponte Canavese, 1999, Pp. 92. 9. Atlante toponomastico del Piemonte montano, 12, Demonte, 1997, p- 256. 10. Hubert Brssar, Claudette Gert, Liewx en mémoire de Valpe. Toponymie des alpages en Savoie et Vallée d’Aoste, Grenoble, Ellug, 1993, 1.1.5, P. 73. 11. H, Bessat, Cl. GERM, op. cit., p.171. 12, H. Besar, Cl. GeRMt, op. cit., p. 87. 13. Voir en particulier Albert Dauzar, Gaston Drstanpes, Charles Rostainc, Dictionnaire étymologique des noms de riviéres et de montagnes en France, Paris, Editions Klincksieck, 1982, p. 175-177- 14. Voir Philippe Jourarp, La légende des Camisards — Une sensibilité au passé, Paris, Gallimard, 1977, p. 331, 342 ; Jean-Noél PELEn, « Récit et toponymie », Rives nord-méditerranéennes, Publications de YUMR Telemme, 11, Récit et toponymie, 2002, p. 8-9 ; Paul FABRE, « Ce que la toponymie peut apporter a la cit., p. 20. . toponymie », dans Nommer lespace, op. 15. Voir Ph. JouTaRD, op. cit., p. 299, 331, 342 ; J.-N. PE p. 8, et « Le légendaire de Videntité communautaire en C XVIII° au XX° siécle », Le Monde Alpin et Rhodanien, n° 1-4, 1982, Croyances, récits et pratiques de tradition. Mélanges Charles Joisten 1936-1981, p. 133. 16. Docteur Vincent Pascuerta, Haut pays nigois — Mercantour sud, Grenoble, Didier et Richard, 1981, p. 201. , article cité, nes, du 17. Sur cette question voir en particulier J.-C. Bouvier, Noms de liew du Dauphiné, op. cit., p. 131-132. Auteur hitps:foooks.openesition org/pup/7268 s8n7 28123, 28:12 Les narrations de la mort - Du décin la mart en loponymie - Presses unversiaires de Provence Jean-Claude Bouvier UMR TELEMME, Université de Provence-CNRS Du méme auteur Récits d'Occitanie, Presses universitaires de Provence, 2005 Sempre los camps _ auran segadas resurgantas, Presses universitaires du Midi, 2003 Présence de la féte et du discours sur la féte dans le Tresor déu_ Felibrige de Frédéric Mistral in Les fétes en Provence autrefois et aujourd’hui, Presses universitaires de Provence, 2014 Tous les textes © Presses universitaires de Provence, 2005 Licence OpenEdition Books Cette publication numérique est issue d'un traitement automatique par reconnaissance optique de caractéres. Référence électronique du chapitre hitps:foooks.openesition org/pup/7268 1817 area, 20:12 Les naraions de a mor - Ou dln & la mort en foponymis - Presses universities de Provence BOUVIER, Jean-Claude. Du déclin a la mort en toponymie In : Les narrations de la mort [en ligne]. Aix-en-Provence : Presses universitaires de Provence, 2005 (généré le 29 aotit 2023). Disponible sur Internet : . ISBN 9782821885677. DOT : https://doi.org/10.4000/books.pup.7266. Référence électronique du livre BERTRAND, Régis (dir.) ; CAROL, Anne (dir.) ; et PELEN, Jean-Noél (dir.). Les narrations de la mort. Nouvelle édition [en ligne]. Aix-en- Provence : Presses universitaires de Provence, 2005 (généré le 29 aotit 2023). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821885677. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pup.7228. Compatible avec Zotero Les narrations de la mort Ce livre est recensé par Pascal Dupuy, Annales historiques de la Révolution francaise, mis en ligne le 13 février_— 2012. URL http://journals.openedition.org/ahrf/12267 ; ~~ DOL hitps://doi.org/10.4000/ahrf.12267 Les narrations de la mort Ce livre est cité par (2020) From = Clouds sto. the_~— Brain. ~—_— DOT 10.1002/978111979520.refs Coraillon, Cédric. (2008) Les deux morts de Louis XII. Revue d'histoire moderne et contemporaine, 55-1. DOI; 10.3917/rhme.551.0050 Vidor, Gian Marco. (2015) Emotions and writing the history o death. An interview with Michel Vovelle, Régis Bertrand and Anne Carol. Mortality, 20. DOI: 10.1080/13576275.2014.984485 hitps:foooks.openesition org/pup/7268 amn7

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