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Le numérique, interférence avec le processus adolescent

Xanthie Vlachopoulou, Christophe Bittolo, Cindy Vicente, Philippe Robert


Dans Adolescence 2020/1 (T.38 n° 1), pages 89 à 101
Éditions Éditions GREUPP
ISSN 0751-7696
ISBN 9782906323292
DOI 10.3917/ado.105.0089
© Éditions GREUPP | Téléchargé le 08/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 78.125.144.164)

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LE NUMÉRIQUE, INTERFÉRENCE AVEC
LE PROCESSUS ADOLESCENT

XANTHIE VLACHOPOULOU, CHRISTOPHE BITTOLO,


CINDY VICENTE, PHILIPPE ROBERT

Freud dans les Trois essais sur la théorie sexuelle écrit : « la pulsion
sexuelle se met à présent au service de la fonction de reproduction »1.
Mais la réalisation de cette fonction reste « virtuelle » dans le sens d’une
éventualité de l’adolescence jusqu’au moment où l’organisme ne permette
plus la procréation. Si nous poursuivons cette réflexion, nous pouvons dire
qu’elle ne s’actualisera qu’au moment de la conception d’un enfant. Ce
qui est potentiel est le passage de « la vie sexuelle infantile à sa forme
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normale définitive »2. Comme le souligne Freud « la pulsion sexuelle était
jusqu’ici essentiellement autoérotique, elle trouve à présent l’objet sexuel.
Son activité provenait jusqu’ici de pulsions isolées et de zones érogènes
qui, indépendamment les unes des autres, recherchaient comme unique
but sexuel un certain plaisir. Maintenant, un nouveau but sexuel est donné,
à la réalisation duquel toutes les pulsions partielles collaborent, tandis que
les zones érogènes se subordonnent au primat de la zone génitale »3. Et
poursuit, Freud : « on a choisi comme trait essentiel des processus
pubertaires leur manifestation la plus frappante : la croissance manifeste
des organes génitaux externes, dont le blocage relatif était caractéristique
de la période de latence de l’enfance. Parallèlement, le développement des
organes génitaux internes a progressé à un point tel qu’ils sont
respectivement capables d’émettre des produits sexuels et de les accueillir

1. Freud, 1905, p. 144.


2. Ibid., p. 143.
3. Ibid.
Adolescence, 2020, 38, 1, 89-101.
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dans le but de former un nouvel être vivant. Un appareil d’une grande


complexité s’est ainsi constitué, qui attend impatiemment d’être utilisé »4.
Le corps, plus présent que jamais, force vers le chemin du
changement. L’adolescence devient alors un processus, un passage. Peut-
être sa virtualité devrait être pensée plutôt du côté de ce passage espéré,
cette traversée des jeunes dans leur quête du devenir adulte, qui n’est pas
programmée d’avance, rencontrant souvent les aléas du « peut-être », la
richesse du « non encore advenu » qui ouvre les possibles d’un avenir à
découvrir autant qu’à construire (Faimberg, 2018). C’est peut-être un des
enjeux majeurs qui sont sous-jacents dans l’investissement des mondes
virtuels à l’adolescence comme le propose S. Tisseron : « l’investissement
du virtuel comme refus du corporel évoque le refoulement provisoire de
certains aspects angoissants de la sexualité »5. Mais de quel virtuel s’agit-
il dans cette formulation ? Les théologiens du Moyen Âge ont utilisé le
terme de virtuel pour faire la distinction entre une présence « virtuelle » et
une présence « réelle », à entendre dans le sens de charnelle, du Christ
dans l’Eucharistie6. Le terme de virtuel, en ce sens utilisé pour désigner la
présence du Christ d’une manière dématérialisée, amène à penser également
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cette dimension dans le virtuel et à retenir l’acception d’un virtuel-non-
tangible ou non-charnel. Ainsi, au moment de l’adolescence où le corporel,
le charnel, le tangible sont là, présents, même trop, la tentation de se
plonger à corps perdu dans les mondes virtuels est bien réelle.
A. Freud (1946) nous propose deux principaux mécanismes de
défense à l’adolescence face à l’angoisse pulsionnelle à la puberté :
l’ascétisme et l’intellectualisation. Particulièrement dans l’ascétisme, nous
retrouvons cette tentative de l’adolescent de se protéger du « trop
charnel » dans un refus de ce corps trop parlant, en essayant de faire taire
ses désirs. Dans Le Moi et les mécanismes de défense, A. Freud nous
propose, concernant l’ascétisme et la puberté, que « l’adolescent, dans le
moment même où il est le plus accessible aux excès de l’instinctuel et aux
irruptions du Ça, ainsi qu’à d’autres phénomènes en apparence

4. Ibid., p. 145.
5. Tissseron, 2004, p. 13.
6. Lalande A. (1926). Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : PUF.
INTERFÉRENCES ADOLESCENCE ET NUMÉRIQUE 91

contradictoires, ressent souvent contre les instincts une grande haine. […].
Cette aversion, tant par ses manifestations que par leur ampleur, rappelle
moins les symptômes névrotiques bien marqués que l’ascétisme de
certains fanatiques religieux »7.
Elle poursuit avec l’idée que « l’adolescent est moins préoccupé de
satisfaire ou de rejeter tel ou tel désir pulsionnel particulier que de la
satisfaction ou du rejet en soi. Les adolescents qui traversent cette phase
d’ascétisme semblent redouter non pas tant la qualité de la pulsion que sa
quantité. Se défiant, de façon générale, de toute jouissance, ils croient se
mettre à l’abri en opposant simplement à un désir accru, une interdiction
également accrue. […] Cette crainte de la pulsion ressentie par l’adolescent
a un caractère dangereusement progressif et peut, après n’avoir d’abord
concerné que les véritables désirs pulsionnels, être reportée jusque sur les
besoins physiques les plus ordinaires »8. Le « trop charnel » de
l’adolescence trouve alors dans le virtuel-non-charnel une issue
garantissant un certain équilibre, en termes économiques, dans leur
fonctionnement psychique. Dans une forme d’ascétisme moderne, certains
adolescents semblent se protéger de cette charge pulsionnelle, qui les met
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en situation de crise. L’ascétisme, retrouvé souvent à l’adolescence, vient
protéger le Moi de l’ébullition pulsionnelle parfois trop difficile à contenir.
Dans la clinique de l’excès autour du virtuel, le rejet et la haine de la
pulsion se manifestent, rejoignant les observations d’A. Freud à ce propos.
Car, en effet, ce choix s’avère tout de même coûteux pour les jeunes, qui se
trouvent alors renfermés dans une surenchère de sacrifices, arrivant à une vie
où le corps est quasiment oublié. Le recours aux mondes virtuels qui s’inscrit
dans un évitement de l’éventualité du rapproché corporel dans la rencontre
avec l’autre peut prendre différentes formes et surtout va occuper une place
différente dans l’économie psychique de l’adolescent qui s’y adonne.
CORPS PULSIONNEL – CORPS VIRTUEL

Léo est un adolescent de quinze ans décrit comme « très explosif » par ses
parents qui l’accompagnent pour une hospitalisation en unité de soins

7. Freud A., 1946, p. 142.


8. Ibid., p. 143.
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psychiatriques pour adolescents. La demande tourne autour de ce qui est présenté


comme des troubles du comportement, associés à un recours excessif aux jeux
vidéo en ligne apparus à l’adolescence et contrastant avec une enfance « très
sage ». Léo semble d’emblée inquiet par rapport au cadre de l’hospitalisation et
manifeste sa peur de ne pas pouvoir « se tenir » et d’enfreindre le règlement
intérieur qui lui semble trop contraignant dès le premier entretien en vue d’une
admission. Il se demande aussi comment il va pouvoir « survivre » sans son
ordinateur, Internet et ses jeux vidéo. Se trouvant en difficulté à poursuivre sa
scolarité à cause de plusieurs incidents où il s’est montré violent auprès de ses
camarades de classe, les parents réfléchissent à la possibilité de mettre en place
un traitement « pour le calmer » et envisagent un internat strict où il devra
« apprendre à se comporter comme il faut ».
Une fois hospitalisé, Léo a montré l’ampleur de ses difficultés en faisant
de nombreuses crises où il semble complètement débordé par sa propre
pulsionnalité et où il a fallu le contenir pour l’apaiser. Le travail thérapeutique
entrepris pendant son séjour a rapidement mis en lumière la massivité des
fantasmes de nature œdipienne qui l’envahissaient et sa grande difficulté à
pouvoir canaliser toute cette ébullition pulsionnelle débordante. Dans son
discours, les mondes virtuels ressemblent à des havres de paix où il arrive à la
fois à mettre en scène sa conflictualité « sans blesser personne » et en même
temps semble rechercher des jeux où le corps est comme oublié. Il joue en
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particulier à EveOnline, un jeu en ligne où on dirige un vaisseau spatial et où
l’avatar est très peu vu et on l’imagine plutôt flotter dans cet univers de science-
fiction qui se déroule dans l’espace. Dans ce même mouvement, il dit aimer les
jeux alternatifs et évoque un jeu qu’il a beaucoup aimé, Journey, jeu très
« aérien » au niveau du graphisme et encore une fois avec un avatar où la légèreté
corporelle prime. Dans ses propos, on retrouve souvent l’idée qu’il ne supporte
plus son corps et qu’il aimerait « savoir se contrôler » et que parfois « ça (le)
dégoute » de voir ce qu’il est devenu (en faisant référence à ses rêveries
envahissantes autour de la sexualité).

Une difficulté accrue à faire face à la réactivation pulsionnelle se


dessine. Cette difficulté semble s’expliquer par une fragilité identitaire
importante et des limites dedans – dehors, non suffisamment solides et ne
garantissant pas leur rôle de contenance et de protection. Dans le recours
aux MMORPG9, cette fonction semble être recherchée dans la dimension
enveloppante de ces mondes virtuels, qui de par leur qualité non-charnelle

9. MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Game), jeu de rôle en


ligne massivement multi-joueurs.
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lui évitent le débordement possible d’un rapproché à l’autre. Sans pouvoir


parler d’ascétisme virtuel, il semble que Léo investisse ces moments de
flottement numérique en termes de « légèreté corporelle » (selon
l’expression de M. Stora, 2004) comme une tentative de mettre en pause
la puberté et le pubertaire en trouvant refuge dans ce monde non charnel.
L’hospitalisation et la suite de la prise en charge ont été très favorables
pour Léo qui a pu trouver un équilibre économique moins coûteux et
tempérer son utilisation des mondes virtuels très naturellement.

Jérémy est un jeune adulte de vingt ans que nous avons rencontré hors
cadre de soin. Il a répondu à un appel à participer à une recherche sur l’utilisation
excessive des jeux vidéo et suivi le protocole proposé, deux entretiens, la
passation des tests projectifs Rorschach et TAT et un entretien de restitution.
D’emblée, le contact est marqué par une très grande difficulté à rentrer en relation
avec nous. Il semble extrêmement inhibé, ses réponses sont très brèves et avec un
certain ton neutre, nous donnant même l’impression qu’il n’a pas envie de parler,
qu’il n’a pas envie d’être là. Il dit avoir accepté de participer à notre recherche car
c’est la personne qui gère sa communauté dans le jeu qui a pensé à lui en lisant
mon annonce. Il lui a dit : « Vas-y toi, t’es un nolife ! ». Finalement, ce qui
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semblait plutôt être une plaisanterie de la part de cette personne lui a quand même
donné l’idée que c’est peut-être intéressant de parler à un psy. Vivant chez ses
parents, sans projet de formation ni professionnel, il semble « stagner dans sa
vie », s’isole et se renferme de plus en plus. Il dit se sentir « en décalage avec les
autres » et qu’il y a « peu de choses qui (l’) animent ». En retraçant son parcours
de vie, il apparait qu’il a eu une enfance et adolescence plutôt « agitées »,
notamment avec des « montées de colère » importantes. Son investissement des
mondes virtuels avait été au départ pris dans une démarche de trouver un
« défouloir ». Il jouait surtout à des jeux FPS10, en particulier Doom, un jeu
considéré comme assez réaliste au niveau de la mise en scène de la mort et de la
destructivité. Mais sa pratique a évolué avec le temps et s’est également
intensifiée. Maintenant, il passe beaucoup de temps à joueur à Dofus, un jeu de
rôle qui se joue aussi en ligne mais où la violence n’est pas au premier plan (il
ressemble à un jeu d’échec avec des attaques tour par tour pas réalistes au niveau
de la mise en scène de la mort) et surtout dans un univers qui ressemble à un
dessin animé du monde de l’enfance.
Jérémy se réfugie une grande partie de sa journée dans ce monde
régressif, loin des autres, en passant surtout son temps à répondre à des quêtes,

10. FPS (First-Person Shooter), jeux de tir à la première personne.


94 XANTHIE VLACHOPOULOU, CHRISTOPHE BITTOLO ET COLL.

faisant évoluer son avatar, tout en restant immobile lui-même dans la construction
de sa vie d’adulte. Ses protocoles de Rorschach et de TAT complètent cette
impression d’une dépression qui a progressivement éteint la flamme libidinale et
a renfermé Jérémy dans une répétition morbide et addictive au niveau de sa
pratique des jeux vidéo.

LE « POTENTIEL » DU PROCESSUS

Après avoir pensé l’investissement des mondes virtuels du côté de


l’évitement parfois phobique du corporel, nous souhaitons mettre en
lumière une autre dimension qui nous semble importante : celle du virtuel
en tant que potentiel. Pour Ph. Gutton : « le mot puberté est au corps ce
que le pubertaire est à la psyché »11. Cette aventure du pubertaire et son
issue, qui n’est pas prévue d’avance, seront au centre des enjeux de
l’adolescence. « Dans le pubertaire l’enfant suit tragiquement le destin
d’Œdipe. Par l’adolescens, il désexualise la violence de ses pulsions et
procède à un travail de subjectivation et d’historicité »12. C’est ainsi que le
devenir adulte s’annonce. Pour continuer dans le fil de l’article de
Ph. Gutton (2004), il nous rappelle dans ce cheminement la place de
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l’autre, en lui accordant toute son importance, notamment par les travaux
de É. Kestemberg (1962) sur l’identité et les identifications à
l’adolescence, mais également les travaux de Ph. Jeammet (1980) sur
l’articulation de la réalité interne et externe à l’adolescence. Les impasses
de ce processus, des cassures de développement, que E. et M. E. Laufer
(1989) nomment « breakdown », peuvent survenir à tout moment.
Un travail psychique est indispensable pour avancer dans ce chemin
vers le devenir adulte, qui n’est pas une simple question de temps. C’est
le « peut-être » qui pèse lourd, car tout est possible, pour le meilleur
comme pour le pire. En effet, le devenir adulte est tout un parcours de ces
réactions en chaîne. En retraçant ce chemin, nous voyons que Les
métamorphoses de la puberté13 (Freud, 1905) donnent à la sexualité un
second temps de développement, séparé par la période de latence du

11. Gutton, 1991, p. 7.


12. Ibid., p. 12.
13. Titre du chapitre consacré à la question de la puberté.
INTERFÉRENCES ADOLESCENCE ET NUMÉRIQUE 95

premier, qui se situe au moment du complexe d’Œdipe. Durant ce second


temps, les pulsions partielles de l’enfance s’unissent sous le primat du
génital, et le courant tendre laisse place au courant sensuel. Mais qu’est-
ce qui a réveillé la sexualité mise en latence pendant toutes ces années ?
C’est la puberté qui a fait son apparition avec des transformations
corporelles, qui signent la maturation sexuelle. Ces changements de la
puberté, au niveau du corps, ont un équivalent au niveau de la psyché
qu’est le pubertaire. Selon Ph. Gutton (1991), la puberté instituerait une
génitalisation des représentations incestueuses (pubertaire) et leur
idéalisation organisatrice (adolescens). L’adolescens va permettre une
désexualisation des représentations incestueuses et un choix d’objet
adéquat. Mais avant cela, le pubertaire va peser sur les instances
intrapsychiques et va se confronter à l’interdit de l’inceste.
L’interdit de l’inceste, sous la menace de perdre l’amour de l’objet
et l’angoisse de castration du complexe d’Œdipe, se trouve à nouveau au
premier plan. Sauf que cette fois cet interdit n’est plus adressé à un enfant,
mais à un jeune adulte, capable physiquement de réaliser ses fantasmes.
La puberté réactive le complexe d’Œdipe et le rend encore plus menaçant.
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Le complexe d’Œdipe et son destin vont être un enjeu central du
processus adolescent. Selon A. Birraux (1996), la génitalisation de
l’Œdipe met fin à la conquête de la subjectivité. La séparation, nécessaire
pour accéder à la subjectivation, est induite par l’impératif auquel
l’adolescent est confronté : se détacher sur le plan libidinal de ses imagos
parentales. Mais cette tâche ne s’annonce pas facile, car il faut abandonner
des objets d’investissement, les perdre, et donc faire leur deuil avec toute
la souffrance que cela implique.
La (re)mise en œuvre du processus de séparation-individuation
s’accompagne de sentiments de délaissement. L’adolescence va encore
fonctionner comme un après-coup et révéler des failles existantes dans la
petite enfance. Ces failles sont de nature narcissique. F. Marty souligne le
rôle fondamental du narcissisme dans le processus adolescent : « pas
d’entrée en génitalité sans ce préalable narcissique, pas de processus
d’adolescence réussi sans de solides bases narcissiques »14. Finalement, la

14. Marty, 2002, p. 3.


96 XANTHIE VLACHOPOULOU, CHRISTOPHE BITTOLO ET COLL.

puberté réactive la problématique œdipienne, qui conduit à la problématique


de séparation et qui réveille, alors, la problématique narcissique. Par
conséquent, cette période nécessite une grande mobilisation pour traiter les
différentes problématiques. Selon A. Freud (1968), la crise d’adolescence
serait l’indice extérieur de la mise en place des remaniements internes. Ces
remaniements vont remettre en cause l’organisation antérieure. Les
mécanismes de défense vont s’adapter aux nouvelles exigences et il va y
avoir une réorganisation des instances psychiques.
Avec ce travail de changement interne et de changement corporel
externe, l’image du corps, l’identité, et les identifications, vont se trouver
perturbées et devoir évoluer, s’adapter. Le processus d’adolescence est,
donc, un agent de transformation qui assure le passage de l’infantile vers
le pubertaire. Selon F. Marty, « à l’adolescence c’est le pubertaire qui est
un fait accompli […] le pubertaire, premier temps du processus
d’adolescence – temps violent s’il en est – appelle une suite, un
complément qui s’apparente à un auto-traitement de l’adolescent par lui-
même »15. La virtualité du processus adolescent serait à entendre dans la
dimension processuelle, ainsi ce qui est virtuel à l’adolescence, c’est
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l’adulte futur. C’est alors que le devenir adulte correspondrait à cette
acception du virtuel en puissance.

RESTER DANS LE VIRTUEL VS DEVENIR ADULTE

Maxime a comme Jérémy répondu à notre appel à participation dans une


recherche sur le recours excessif aux jeux vidéo. Jeune adulte de dix-neuf ans,
Maxime nous a assez rapidement confié qu’il vient nous voir car il se pose
beaucoup de questions en ce moment et qu’il a besoin de « conseils pour devenir
un bon père ». Il nous explique que sa copine est enceinte de huit mois et que
c’est elle qui s’inquiète de leur avenir en tant que famille, étant donné que ces
derniers mois il est tout le temps sur World Of Warcraft (WOW) avec ses
« potes », la plupart des anciens camarades de cours et qu’il ne se mobilise pas
assez pour tout ce qui concerne la préparation à l’arrivée de son fils. Il évoque
pendant le premier entretien sa difficulté à se représenter comme devenant père
et « vrai adulte ». « Tout est allé trop vite » comme il précise qu’ils n’étaient pas
forcément prêts à accueillir un bébé mais qu’étant en couple depuis deux ans, ils

15. Marty, 2003, p. 9.


INTERFÉRENCES ADOLESCENCE ET NUMÉRIQUE 97

se sentent bien ensemble et n’ont pas voulu que sa copine se fasse avorter pour
ne pas avoir de regrets plus tard. Ils sont soutenus par les parents des deux côtés
et leur couple semble plutôt solide.
Lors du deuxième entretien, il pose son téléphone sur la table et dit qu’il
peut partir à tout moment car sa copine peut accoucher même aujourd’hui. Les
tests projectifs confirment les impressions cliniques d’un fonctionnement
psychique souple et dynamique et un processus adolescent encore à l’œuvre mais
bousculé par la pression du devenir adulte que le contexte de paternité accentue.
Quelques mois plus tard nous avons eu un contact par courriel de Maxime qui
nous raconte que sa vie de papa est « chouette » et qu’il n’a « plus le temps de
jouer aux jeux vidéo, ni même l’envie ».

Jonathan a été reçu en consultation spécialisée sur l’utilisation excessive


du numérique à la demande de sa mère, très inquiète de cet investissement massif
chez son fils. J’ai reçu la mère au départ sans son fils, car elle craignait de ne pas
pouvoir le convaincre de venir nous voir et voulait aussi des conseils à ce propos.
Jonathan est un jeune homme qui a dix-huit ans au moment où nous les
rencontrons. Diagnostiqué comme enfant précoce, il avait sauté une classe mais
finalement n’a pas pu bénéficier longtemps de cette « avance » car il a abandonné
sa préparation pour rentrer en grande école et a pris de fait une année sabbatique.
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Il est actuellement très souvent enfermé dans sa chambre à jouer à Zelda, Breath
of the Wild. Ce jeu à forte charge initiatique au niveau de la narration, semble
prendre une très grande place dans la vie de Jonathan, par ailleurs fidèle de la
série des Zelda qu’il a connue sur console portable dès son enfance.
Arrivé en consultation, Jonathan se présente comme un enfant, se montre
très dépendant à ses parents et les enjeux de séparation semblent au premier plan.
Il a beaucoup de difficultés à se projeter dans le monde adulte, à trouver une voie
qui l’intéresse au niveau professionnel ou de formation et surtout il semble trop
fragile sur le plan de ses assises narcissiques pour envisager de s’aventurer vers la
rencontre de l’autre. Le suivi qui est mis en place met en lumière une très grande
difficulté à faire face aux exigences du monde adulte et une tendance marquée à se
réfugier dans une régression artificielle et des rêveries héroïques assistées par
ordinateur. Les mondes virtuels semblent investis comme pour suspendre le temps
et prolonger l’état de non séparation avec les figures parentales, très (trop !)
présentes sur le plan fantasmatique mais aussi dans sa vie matérielle telle qu’elle est
organisée actuellement. La dépendance à cette pratique est à la hauteur de sa
difficulté à se séparer et à investir d’autres objets, loin de ses premiers objets
d’amour. Après plusieurs années de thérapie auprès d’un psychologue, nous
apprenons que Jonathan a pu avancer dans ses choix d’études et envisage de
s’installer seul. Il semble toujours assez « accroché » aux mondes virtuels mais avec
une ouverture vers le monde extérieur et une possibilité de se projeter vers l’avenir.
98 XANTHIE VLACHOPOULOU, CHRISTOPHE BITTOLO ET COLL.

En devenant ainsi des ascètes des mondes virtuels, face au grandir


de la puberté et du pubertaire, en établissant des relations d’objet
virtuel(les) (Missonnier, 2007) face à l’imprévu de la rencontre de l’autre,
et en restant connectés retardant le partir : c’est ainsi que le virtuel
technoscientifique risque de figer la virtualité adolescente, dans ce qu’elle
comporte de croissance dans les liens aux autres ou de rencontres inédites
et avec l’inédit que la psychanalyse argentine aime à mettre en avant (Pujet,
2016). La croissance psychique à l’adolescence pose en effet la question
des transformations identitaires et de l’angoisse soulevée par le devenir
(être père pour Maxime) mais plus globalement par un « à venir » dans son
ensemble. Cette question du devenir mobilise pour certains adolescents des
engagements de nature diverse, associatifs ou politiques, mais dont la
dimension idéale et parfois utopique est porteuse d’investissements
intenses qui participent de l’expérience de la croissance et d’une
implication relationnelle, psychique et corporelle dans le monde humain.

Mais comme on le voit dans les exemples présentés, pour d’autres


adolescents, le devenir passe aujourd’hui par un usage du virtuel. Et il
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apparait comme un moyen de freiner le cours du temps à défaut de
pouvoir l’arrêter : le temps et le rythme de la croissance, inexorables et qui
avancent parfois malgré lui, le poussent, l’engagent dans un inconnu à
venir et face auquel plusieurs configurations pathologiques peuvent être
observées. Il peut en effet s’agir d’un « à venir » sans représentation, des
repères identificatoires vaporeux, peu encrés dans des liens n’offrant pas
de perspectives suffisamment stables et sûres pour avancer. Le virtuel
proposera ici un tissu palliatif, un monde paradoxalement plus crédible,
soutenant, le temps nécessaire, le passage vers un monde adulte que
l’adolescent pourra se représenter. Il peut s’agir aussi d’un « à venir »
chargé de représentations angoissantes ou d’une dimension traumatique
dont l’adolescent craint l’advenu à l’endroit où, selon la logique identifiée
par D. W. Winnicott (1974), une catastrophe a déjà eu lieu. La crainte de
l’effondrement, de ces équivalents (Faimberg, 1988 ; Ogden, 2015) ou de
la répétition nourriront une appétence pour un virtuel alternatif sur mode
contra-phobique ou défensif, le temps que d’autres aménagements
éteignent les perspectives d’incendies, d’explosions ou de catastrophes.
INTERFÉRENCES ADOLESCENCE ET NUMÉRIQUE 99

Mais les rencontres avec les adolescents en quête de ce virtuel,


amènent d’autres questionnements. Est-ce que ce recours permettrait de
maintenir un équilibre psychique dans cette période de crise, ayant alors
une fonction de défense du Moi fragilisé par l’aventure adolescente, ou
s’agira-t-il, plutôt, d’un travail psychique qui se met doucement en place ?
Comme nous avons vu dans la réflexion freudienne sur les pulsions, les
destins se confondent souvent avec les défenses qui sont mises en place
pour rétablir l’équilibre en termes économiques dans un appareil
psychique débordé par le pulsionnel. Mais la défense vient se distinguer
d’un autre destin, celui du travail psychique qui intervient en temps de
crise, porteur d’espoir d’évolution.
L’illustration même de cette idée de travail est celui du rêve. Freud
nous proposait également le travail du deuil et le travail de la culture
comme des exemples majeurs de cette élaboration psychique, qui nous
permettront de faire face à des situations particulièrement débordantes,
préservant ainsi la personne. En revenant sur nos rencontres cliniques et
en cherchant plus particulièrement ce qui a amené ces jeunes à se plonger
dans les mondes virtuels des MMORPG, un dénominateur commun
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semble se dégager : le poids du devenir adulte qui vient précipiter vers sa
fin un processus encore en route. Au-delà de l’équilibre psychique en
termes économiques qu’offre le recours à ces mondes virtuels, s’agit-il
finalement d’un début de travail psychique qui permettra de poursuivre le
travail de l’adolescence ? Nous ne pouvons apporter que des spéculations
sur cette question, étant donné que nous avons rencontré ces personnes à
un moment précis, où justement le recours excessif marquait un moment
d’impasse. Mais tout de même, nous proposons comme invitation à la
réflexion, la possibilité de l’existence, d’une part, d’une opération du
virtuel, et d’autre part, d’un travail du virtuel.

Dans l’opération du virtuel, l’objet perdu sera remplacé par l’objet


virtuel. D’une manière analogue, les images pixellisées viendront se
télescoper aux images et aux souvenirs de la réminiscence d’un travail de
deuil qui n’arrive pas à son cheminement. Les caractéristiques de l’objet
seront, alors, attribuées aux images virtuelles. Le déni de la perte
maintient, alors, le sujet dans une position de toute-puissance, lui évitant
100 XANTHIE VLACHOPOULOU, CHRISTOPHE BITTOLO ET COLL.

la souffrance ; mais l’objet virtuel, restant externe et non intériorisé,


annonce la répétition mortifère de l’addiction. Le travail du virtuel serait
d’un tout autre ordre. Le virtuel, ne venant pas se substituer à l’objet
perdu, ouvre un espace qui permet d’approcher cet objet, car justement il
n’a jamais vraiment été perdu : c’est l’objet intériorisé par l’investissement
que le Moi a fait de l’objet primaire. Ainsi, face aux changements, à la
perte, au deuil, le Moi va tenter de se consolider en investissant de
nouveaux objets. Les souvenirs de l’objet perdu jouent un rôle primordial
dans la capacité du Moi à s’affermir ; le virtuel va alors éviter au sujet de
se confronter à une perte et à un vacillement de son unité trop brutaux. En
investissant l’objet virtuel, il pourra, ainsi, se détacher de l’objet primaire,
puis, progressivement, accéder à des rencontres hors-virtuel. Ce recours
au virtuel comme automédication et risquant d’empoisonner, pourrait
également emprunter le chemin du pharmakon comme remède.
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Xanthie Vlachopoulou, Christophe Bittolo


Philippe Robert
Université de Paris
PCPP, EA 4056
92774 Boulogne-Billancourt, France
xanthie.vlachopoulou@parisdescartes.fr
christophe.bittolo@parisdescartes.fr
philippe.robert@parisdescartes.fr
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Vicente Cindy
Univ. de Franche-Comté
LP, EA 3188
30 rue Mégevand
25030 Besançon Cedex, France
ci.vicente@yahoo.com

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