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Ces migrants qui font peur

En 2015, l’Allemagne d'Angela Merkel accueillait un million de réfugiés, ce qui a grandement


rehaussé la réputation de ce pays. Huit ans plus tard pourtant, 83% des Allemands sont en faveur
d’une réduction du nombre de migrants chez eux. D’où vient un tel affaiblissement de l'élan de
solidarité ? Un expert des questions de migration, Gerald Knaus (1), explique les origines de ce
revirement massif et ce qu’il faudrait faire d'après lui « pour ne pas en demander trop à la
société » et notamment pour que l’exhortation récente du pape François urbi et orbi lors de sa
venue à Marseille ne reste pas lettre morte...

Ces dernières années, davantage de gens tentent de joindre l’Europe et beaucoup périssent dans la
Méditerranée. Cette année, plus de 90 000 personnes ont déjà traversé la mer pour se réfugier en
Italie. En 2022, plus de 380 migrants sont morts dans la mer Egée.

En Allemagne, parallèlement à l’augmentation du nombre de demandeurs d'asile, le parti d’extrême


droite raciste et xénophobe, l'Alternativ für Deutschland, est à 22 % dans les sondages. Deux choses
qui effraient et l’appel du Pape à la solidarité se heurte à l’égoïsme et à la peur des peuples.

Beaucoup s'inquiètent du fait que l'Allemagne laisse entrer tant de migrants dans le pays. En même
temps, les Allemands ne cessent de se plaindre de ne pas avoir assez de main-d’œuvre étrangère
pour combler ses manques. Selon Knaus, beaucoup de gens craignent une « perte de contrôle ».
« Dans la société d'immigration australienne, quelques milliers de réfugiés en bateau sont devenus
une obsession nationale. Si l'on ajoute à cela les histoires dramatiques de millions d'inconnus soi-
disant prêts à émigrer, l'inquiétude se transforme en peur. L'un des problèmes est la tenue d’un
discours irresponsable sur les centaines de millions de réfugiés climatiques qui ne tarderaient pas à
arriver. »

Selon lui, le chiffre souvent cité par le HCR de cent millions de personnes prétendument déplacées,
serait également trompeur « parce qu'on y compte plusieurs millions de personnes qui ont fui il y a
des décennies. Parce que la majorité d'entre eux n'a jamais franchi de frontière. Parce que la
plupart de ceux qui doivent quitter leur maison à cause du changement climatique resteront dans
leur pays ou leur région ».

Il avoue que les êtres humains sont capables de cruauté comme d'une grande empathie. « La peur et
les préjugés détruisent l'empathie, explique-t-il. Les racistes en profitent. Pour obtenir de
l'empathie, les majorités doivent avoir le sentiment qu'il y a un contrôle et comprendre pourquoi les
gens fuient. » La politique, recommande Knaus, devrait pouvoir contrôler le flot migratoire, un des
moyens de contrer les récits des extrémistes de droite. Dans le même temps, l'extrême droite gagne
du terrain un peu partout en Europe.

Une autre politique migratoire


Pour Gerald Knaus, l’Union européenne « n'a rien appris » des erreurs du passé et le gouvernement
allemand devrait, déclare-t-il dans une récente interview (2), changer de politique migratoire.

Faudrait-il instaurer un blocus maritime qui ne laisse pas passer les bateaux de réfugiés, comme le
propose la cheffe du gouvernement italien, Giorgia Meloni (extrême droite) ? Knaus fait remarquer
qu’une telle mesure a déjà eu lieu une fois, en 2009, lorsque la marine italienne a emmené des
demandeurs d'asile en Libye. « Les tribunaux européens ont clairement condamné cet acte »,
rappelle-t-il. Le refaire serait, selon son avis, « une entorse contre la Convention des Droits de
l'Homme ».

Mieux surveiller ses propres frontières, comme on le réclame en Allemagne ? « La France, souligne
Knaus, le fait depuis 2015, et dans les quatre années qui ont suivi, le nombre de demandes d'asile a
doublé. L'Autriche fait de même depuis des années. En 2022, il y a eu là-bas 110 000 demandes
d'asile – plus qu'en 2015. Celui qui est refoulé à la frontière germano-suisse essaie autant de fois
que nécessaire jusqu'à ce que ça marche ».

Un mur à l’intérieur des pays n’aide pas plus, relève le spécialiste. Ce qu’il suggère, c’est de
« contrôler la frontière extérieure de l'UE ». Jusqu’ici, il constate que les procédures aux frontières
extérieures ne servent à rien. « Cette année, indique-t-il, environ 25 000 personnes sont déjà
arrivées en Italie en provenance de Côte d'Ivoire et de Guinée. L'année dernière, trois expulsions
ont eu lieu depuis l'Italie. Nous avons d'abord besoin d'accords avec les pays pour une réadmission
rapide selon des dates limites, ce qui va dans l'intérêt de ces pays. Les procédures frontalières sans
accord n'ont aucun sens ».

Quant à la promesse de l’actuel gouvernement allemand de réduire l'immigration irrégulière sans


refoulement illégal ou pushback (3), il la juge juste. Cela ne peut se faire, selon lui, que par une
double approche : on sauve les gens en mer tout en empêchant les gens de monter dans les bateaux
sans recourir à la violence.

Pour lui, c’est la démocratie libérale qui est en jeu. Il se souvient de ce qui s’était arrivé il y a 8 ans,
lorsque le petit Alan Kurdi, un petit Syrien de deux ans d’origine kurde, a été trouvé mort noyé sur
une plage de Turquie (Bodrum), le 2 septembre 2015 ; sa famille qui fuyait la guerre tentait de
traverser la mer Égée pour rejoindre la Grèce. Deux jours plus tard, se rappelle Knaus, le Premier
ministre hongrois Viktor Orbán (extrême droite) prédisait qu'au vu des centaines de milliers de
personnes arrivant alors dans l'Union Européenne par la mer Égée, les gouvernements européens se
rendraient bientôt compte qu’on ne pouvait stopper le phénomène qu'en renonçant aux droits de
l'homme. On devrait selon ce politicien, mettre fin à la démocratie libérale en Europe tout en misant
sur la fameuse théorie complotiste du « grand remplacement » (4). Juste après ce discours, l’Institut
pour lequel il travaille, a proposé l'accord UE -Turquie passé en 2016 visant à « remédier à la crise
migratoire ». « Les réfugiés devaient être accueillis légalement, la migration irrégulière devait être
réduite par des retours légaux. Il s'agissait de combiner l'empathie, qui existait et existe toujours,
avec le contrôle. »

Knaus admet que l’empathie n’est plus de mise. « Aujourd'hui, la plupart des frontières extérieures
de l'UE sont le théâtre de violences illégales, constate-t-il. Le droit de l'Union Européenne est
ignoré. La déclaration UE-Turquie s'est effondrée en mars 2020, et depuis il n'y a plus eu de
rapatriement, mais des pushbacks ont pris leur place. En Libye, l'Europe coopère depuis 2017 avec
des milices qui maltraitent les migrants. »

Déjà en 2021, la revue allemande Der Spiegel évoquait des cas de meurtres de réfugiés. Une dizaine
de journalistes qui ont enquêté pendant des mois aux frontières contre lesquelles butaient ces
migrants déjà épuisés par leurs tribulations, ont révélé que pour endiguer le flot des migrants, on les
battait avant de les rejeter à la mer,.

Contrôle et protection
Comment combiner contrôle de l’immigration irrégulière et protection à ceux qui en ont besoin ? Il
faut, selon Knaus, une nouvelle déclaration UE-Turquie. Il rappelle qu’avec 3,5 millions de
réfugiés, la Turquie accueille le plus grand nombre de réfugiés au monde. Selon lui, si l'UE se
déclarait prête à poursuivre son financement en soutien de la Turquie et à accueillir des personnes
légalement, Ankara pourrait aider, comme en 2016, à réduire l'immigration irrégulière.

La Grèce insiste de son côté pour qu'une solution soit trouvée, car le nombre de réfugiés dans la mer
Egée est en forte augmentation. Knaus signale que les chiffres augmentent depuis qu’on a cessé de
repousser dans la mer les migrants par la force. En même temps, reconnaît-il, on ne peut pas
continuer à enfreindre le droit. Il pense qu’il faut d’autres accords, notamment pour la Méditerranée
centrale, y compris avec des « pays tiers sûrs », c’est-à-dire des États où une personne pourrait
présenter une demande d'asile.

Mais ces accords doivent être conformes à la Convention européenne des Droits de l'Homme, c’est-
à-dire qu’ils doivent contenir des conditions plus humaines, un système de sauvetage en mer, sans
renvois en Libye, des procédures d'asile dans des pays tiers vraiment sûrs.

Les autorités allemandes veulent « réduire la migration irrégulière et rendre possible la migration
régulière ». « Ceci est inscrit dans le contrat de coalition gouvernementale ». La question de Knaus
est ; « Les pays d'origine et les pays tiers sont-ils prêts à coopérer avec les Allemands au cas où
ceux-ci élargissaient les possibilités de mobilité légale ? Comme, par exemple, offrir à un pays
comme le Maroc la perspective que ses habitants puissent se rendre en Europe sans visa en cas de
coopération. Les pays exemptés de visa coopèrent en matière de réadmission, sinon l'exemption de
visa, très populaire, est en jeu. De plus, plus d'échanges avec l'Afrique détient une valeur en soi. »

Comme modèle en matière de politique d'asile intelligente, Knaus prend le Canada. Ceux qui
arrivent dans ce pays d’Amérique du Nord de manière irrégulière sont renvoyés dans un pays tiers
sûr, les États-Unis. En contrepartie, le Canada accueille chaque année un demi-million
d'immigrants, dont 50 000 réfugiés. « En Allemagne, cela représenterait plus de 100 000 réfugiés –
c'est le nombre de personnes auxquelles l'Allemagne accorde chaque année un statut de protection.
La différence : les familles qui arrivent au Canada ne risquent pas leur vie, les femmes ne sont pas
violées en chemin. Elles prennent l'avion et sont prêtes à s'intégrer dès le premier jour. »
HH

Notes :
(1) Mené par Martin Knobbe et Marina Kormbaki, l’interview a paru dans le Spiegel du 23 septembre 2023.
(2) Né en 1970, Gerald Knaus, est le chef du groupe de réflexion European Stability Initiative (ESI). Ce
sociologue et expert en migration est considéré comme l'inventeur de l'accord sur les réfugiés avec la
Turquie, entré en vigueur en 2016. Knaus, autrichien d'origine, est l'auteur d’ouvrages sur le sujet.
(3) Les pushbacks sont des mesures étatiques par lesquelles les personnes qui fuient et migrent sont
renvoyées – le plus souvent immédiatement après avoir franchi la frontière – sans avoir la possibilité de
déposer une demande d'asile ou de faire examiner leur légitimité par un tribunal.
(4) Cette rengaine de l’extrême-droite a été popularisée par l’écrivain français Renaud Camus, ce qui lui vaut
d’être devenu une figure de l’extrême-droite identitaire en France et dans le monde. Selon cette idée farfelue,
la « population française traditionnelle », « de souche » disparaîtrait à la faveur de son « remplacement » par
une autre, extra-européenne. Ces gens sont persuadés que les élites libérales occidentales font sciemment
venir des étrangers dans le pays pour évincer les autochtones.

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