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08/03/2023 01:17 Figures du temps discursif

Temporalités
Revue de sciences sociales et humaines

6/7 | 2007
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Figures du temps discursif


Figures of Time in discourse

Monique Sassier
https://doi.org/10.4000/temporalites.229

Abstracts
Français English
Le temps discursif, ou temps interne au discours, est le fruit d’une mise en scène d’un temps
supposé externe (« réel » – mesurable ou vécu –, fictionnel ou autre), au moyen, en particulier,
des temps grammaticaux. Cet article ne s’attarde ni sur les problèmes philosophiques ou
perceptifs liés au temps externe, ni sur la question technique de l’articulation des temps
grammaticaux ; il met l’accent sur la complexité de l’ancrage temporel porté par le présent
discursif et montre comment son interprétation est tributaire de la situation d’énonciation,
distincte de la situation de production, ainsi que du type d’inscription du texte dans le monde
(échanges quotidiens, presse, ouvrage scientifique, etc.). La problématique des ancrages
situationnels est éclairée par l’étude de ceux qui sont à l’œuvre dans les écrits théoriques,
considérés en corpus, particulièrement riches en ce domaine.

Time in discourse, or time internal to discourse, is the result of having staged a supposedly
external time (« real » – measurable or experienced in real life –, fictional or otherwise), by way,
more specifically, of grammatical tenses. This article does not linger on the philosophical or
perceptive problems connected to external time, nor on the technical question of how
grammatical tenses operate ; the accent is placed rather on the complexity of the temporal
anchoring represented by the discursive present and shows how its interpretation depends on the
situation of utterance, distinct from the situation of production, as well as on the way a text is
inscribed in the world (whether in daily exchanges, in the press, in a scientific opus, etc.). The
problem of situational anchoring is illuminated by studying how it works in theoretical writings,
considered as corpora, and particularly rich in this respect.

Index terms
Index de mots-clés : discours, situation d’énonciation, ancrage temporel, ancrage situationnel,
registre discursif
Index by keyword: discourse, situation of utterance, temporal and situational anchoring,
discursive register

https://journals.openedition.org/temporalites/229 1/13
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Full text
1 La réflexion proposée ici s’origine dans une analyse de discours à visée sociologique.
Les matériaux de base de cette analyse de discours sont les formes langagières telles
qu’elles apparaissent dans les textes1 étudiés, en lien avec leur fonctionnement dans la
communauté linguistique (non pas celle des linguistes, mais celle des usagers de la
langue). Observer ce fonctionnement est donc nécessaire à la constitution d’outils
d’analyse. Or, il semble que l’étude linguistique de l’expression de la temporalité tienne
le plus souvent pour évident que le présent grammatical est assimilable au présent de
production du discours, les cas problématiques étant soit non vus, soit rapidement
évacués comme nous le verrons chez Benveniste concernant le présent historique par
exemple. Culioli, prenant au sérieux cet usage particulier, évoque pour sa part un repère
décroché. Cependant cet auteur n’évoque que des cas où la phrase contient un
marqueur temporel (quand, par exemple) de disjonction d’avec le présent de
profération. Nous verrons qu’un tel repère décroché peut être mis en place non
seulement par un marqueur langagier, mais aussi par certaines formes d’inscription du
discours dans le monde.
2 Notre proposition trouve son origine première dans les travaux de Benveniste qui
distingue « deux plans d’énonciation différents, [...] celui de l’histoire et celui du
discours » :

« Les temps d’un verbe français ne s’emploient pas comme les membres d’un
système unique, ils se distribuent en deux systèmes distincts et complémentaires.
Chacun d’eux ne comprend qu’une partie des temps du verbe ; tous les deux sont
en usage concurrent et demeurent disponibles pour chaque locuteur. Ces deux
systèmes manifestent deux plans d’énonciation différents, que nous distinguerons
comme celui de l’histoire et celui du discours.

L’énonciation historique, aujourd’hui réservée à la langue écrite, caractérise le


récit des événements passés. Ces trois termes, “récit”, “événement”, "passé”, sont
également à souligner. Il s’agit de la présentation des faits survenus à un certain
moment du temps, sans aucune intervention du locuteur dans le récit. Pour qu’ils
puissent être enregistrés comme s’étant produits, ces faits doivent appartenir au
passé. Sans doute vaudrait-il mieux dire : dès lors qu’ils sont enregistrés et
énoncés dans une expression temporelle historique, ils se trouvent caractérisés
comme passés. L’intention historique constitue bien une des grandes fonctions de
la langue : elle y imprime sa temporalité spécifique, nous devons maintenant
signaler les marques formelles.

Le plan historique de l’énonciation se reconnaît à ce qu’il impose une délimitation


particulière aux catégories verbales du temps et de la personne prises ensemble.
Nous définirons le récit historique comme le mode énonciation qui exclut toute
forme linguistique “autobiographique”. »2

3 Si l’intuition de base fut fondamentale et continue de nourrir la réflexion en


linguistique de l’énonciation, il nous semble nécessaire de revisiter le geste théorique
consistant à poser une correspondance biunivoque entre les catégories « récit
historique » et « discours » et « deux systèmes distinct et complémentaires [ne
comprenant chacun] qu’une partie des temps du verbe », le récit historique excluant, de
plus, les marques de première et seconde personnes. Pour Benveniste, amené à
effectuer une typologie des temps grammaticaux, le présent est un temps appartenant
au système associé au « discours » et le « présent historique [...] n’est qu’un artifice de
style »3, c’est-à-dire un écart (« volontaire ») à la norme linguistique. Or cette valeur du
présent nous semble trop bien inscrite dans le système de la langue pour n’être qu’un
emploi perverti d’un temps du discours. Par ailleurs le présent de vérité générale est
une autre valeur, tout aussi légitime et distincte, du temps grammatical présent.
4 Nous nous proposons, écartant l’hypothèse mécaniste d’adéquation automatique,
d’examiner comment s’articulent les temps externe et interne au discours. Le second
sera dit « temps discursif » ; il est la représentation, dans le discours, d’un temps
externe (« réel » – mesurable ou vécu –, fictionnel ou autre) au moyen de diverses
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marques telles temps grammaticaux4ou adverbes. Ainsi, si le temps externe est le


temps à dire, le temps discursif est le temps dit, le temps grammatical en étant un
vecteur. Dans cette optique nous concentrerons notre attention sur le présent, temps
nodal par rapport auquel sont repérés les diverses valeurs du passé ou du futur. Nous
verrons en outre que l’interprétation temporelle est tributaire de la situation
d’énonciation – que l’on distinguera de la situation de production – et du type
d’inscription du texte dans le monde (échanges quotidiens, presse, ouvrage scientifique,
etc.). La problématique des ancrages situationnels est éclairée par l’étude de ceux qui
sont à l’œuvre dans les écrits théoriques particulièrement riches en ce domaine ; on y
observera trois grand types de temporalités co-présentes : celle de la posture
théorisante, celle de l’observé et celle de l’intra ou l’inter texte. De cette étude surgit
l’idée de mondes discursivement construits – parmi lesquels nous évoquerons un
monde « contemporain » local ou global, le monde en tant qu’observable distancié,
celui de l’interdiscours et celui de l’univers inter et intra textuel5 – qui se trouvent en
corrélation avec de grands types d’inscription du discours dans le monde.

Le présent, temps nodal


5 Tout texte propose un présent discursif, quand bien même il ne comporterait aucune
occurrence de présent grammatical : passé et futur sont repérés par rapport à ce
présent. Par exemple un énoncé tel « j’ai arpenté les rues pendant des heures, plus tard
j’irai au cinéma » suppose un présent de l’énonciation. Par ailleurs, passé et futur
peuvent être repérés par rapport à un présent discursif absolument déconnecté d’un
quelconque présent « réel » du texte comme objet, qu’il s’agisse du présent du moment
de parole ou d’écriture ou de celui de la lecture dans le cas d’un écrit. Par exemple, dans
« Louis XIV s’installe à Versailles ; il consacrera les années suivantes à la construction
de la ville », le futur de consacrer est repéré par rapport au présent de l’installation, le
lien avec notre propre présent mondain ne pouvant se faire que par la mise en œuvre
d’un savoir externe à l’instance discursive en cours. Ainsi, le présent est au cœur de la
problématique temporelle. Pour cette raison, nous considérerons les marques
temporelles de passé et de futur comme secondes par rapport à celles du présent et
focaliserons notre attention sur ce temps nodal.
6 Selon le contexte ou la situation, le présent grammatical est susceptible de référer à
des temporalités distinctes et disjointes : à l’immédiateté, plus ou moins étendue, de la
parole au quotidien se juxtapose la durée subjective, bien que socialement construite,
du récit de vie, celle, supposée partagée, de l’inscription historique et enfin la
suspension temporelle – et personnelle – de la proposition mathématique ou physique.
Considérons, par exemple, « l’eau bout à cent degrés », « l’eau bout dans le fardier de
Cugnot6 », « l’eau bout pour les pâtes ». L’unique marque temporelle, commune à ces
trois phrases, est le présent grammatical du verbe bouillir. Mais personne ne doutera
que le premier est atemporel (sous réserve de vérifier les bonnes conditions de pression
et de pureté de l’eau, la proposition est toujours vraie), le deuxième historique (le
fardier de Cugnot est, depuis déjà fort longtemps, un objet de musée) et le troisième
inscrit dans l’urgence de la situation. Ainsi, non seulement le présent grammatical n’est
pas un simple reflet du présent mis en scène, mais encore une interprétation mettant en
œuvre des savoirs extérieurs au discours en train de se tenir est requise pour lui donner
sens. Chacune de ces phrases est assortie d’un univers d’attestation potentielle, ou, en
d’autres termes, d’un ensemble de types de situations d’énonciation dans lesquelles on
s’attend à voir naître de tels énoncés (préparation du repas, ouvrage historique, manuel
de physique, etc.). Il s’ensuit que l’appréhension de la dimension temporelle d’un
énoncé est en relation directe avec celle, plus globale, de la situation d’énonciation.
L’étude discursive du temps ne peut faire l’économie d’une prise en compte de ce
facteur déterminant. Toute énonciation, orale ou écrite, suppose une origine de
l’énonciation (le je-ici-maintenant à l’œuvre dans le discours), supportée par une

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situation d’énonciation, à partir de laquelle peuvent s’effectuer les repérages


énonciatifs, en particulier le repérage temporel : le passé ou le futur ne sont pas absolus
mais repérés par rapport au présent discursif.

Situation d’énonciation et situation de


production, énonciateur et locuteur
7 L’exemple des échanges verbaux quotidiens pourrait laisser accroire que la situation
d’énonciation n’est qu’une abstraction de la situation mondaine du locuteur avec
laquelle elle serait en prise directe. Dans le cadre d’une interaction de ce type, le je-ici-
maintenant est immédiatement interprétable : « je est “l’individu qui énonce la
présente instance de discours contenant l’instance linguistique je” »7. L’énonciateur
(celui qui énonce) n’est séparé du locuteur (celui qui parle) que par le fil de
l’abstraction. Qu’une présente instance de discours ne contienne pas le pronom
personnel je n’obère en rien l’existence nécessaire d’un énonciateur, responsable de
l’énonciation ; les procès pour diffamation en sont une trace juridique.
8 L’énonciateur peut n’avoir aucun rapport avec le locuteur. C’est ainsi que dans la
narration d’un récit mythique, transmis oralement de génération en génération, le
locuteur ne saurait être confondu avec l’énonciateur. Bien sûr, chaque conteur peut
enrichir le récit d’une touche plus ou moins personnelle, éventuellement amenée à
s’intégrer au corps du mythe. Il n’empêche que le locuteur, quelque soit son talent ou
son aura, n’est pas le pendant mondain de l’énonciateur, même s’il en représente, à un
moment donné, une incarnation ; il n’est pas à l’origine de l’énonciation du mythe. Plus
encore, on peut estimer que même si ce dernier a eu une origine historique, celle-ci est
perdue dans la nuit des temps ; la question de l’origine, qui peut avoir un intérêt
archéo-anthropologique, n’a aucune pertinence discursive ou sociale. Il ne s’agit pas
d’en inférer l’existence de discours privés d’énonciateur et d’origine des repérages
énonciatifs, mais de constater que l’énonciateur peut être une instance sans
contrepartie mondaine et que l’origine des repérages est strictement interne au
discours : on est donc amené à distinguer la situation d’énonciation – en tant que
paramètre discursif – de la situation de production. On pourra alors observer un
ancrage de la situation d’énonciation dans la situation de production (cas général de
l’interaction en face à face), une disjonction totale de ces situations (cas du récit
mythique), ou une relation, plus ou moins forte de l’une à l’autre.
9 Une fois opérées ces constatations, on peut se demander s’il existe un lien entre type
de texte (à comprendre en un sens large) et origine de l’énonciation, celle-ci
comprenant l’énonciateur (au sens précisé ci-dessus) et l’origine des repérages
énonciatifs (le je-ici-maintenant interne au discours).

Inscription du texte dans le monde,


registre discursif et ancrage situationnel
10 Il pourrait être tentant d’effectuer une première dichotomie entre écrit et oral. La
simple considération de l’exemple du mythe montre qu’elle n’est pas, de ce point de
vue, pertinente. Il sera plus utile de prendre appui sur la notion de registre discursif que
nous définissons, à partir des textes de Pierre Achard, comme une accumulation de
textes ressortissant à une « zone de pratiques suffisamment voisines et cohérentes pour
partager une même indexicalité régulée par une répartition institutionnelle des rôles
sociaux »8. La notion de registre discursif est heuristique et, bien qu’opératoire, n’est
pas destinée à constituer une typologie des textes. Elle permet la mise en rapport de
conditions de production socialement construites avec une posture énonciative et un
genre (« caractérisation interne par des éléments linguistiques, représentant

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l’énonciation non marquée du domaine » 9) associé au registre. Ce qui, à un certain


niveau d’analyse, peut être vu comme un registre particulier, sera, à un autre niveau,
partie intégrante d’un registre plus large ; par ailleurs un même texte peut participer de
plusieurs registres ne se contenant pas l’un l’autre. Par exemple, le discours tenu dans
une revue médicale ressortit au registre médical, mais aussi à celui de la presse écrite.
11 A un niveau grossier, un registre peut être révélé (au sens photographique du terme)
par un élément caractéristique de ses conditions de production. Pour certains, la
mention de l’objet du discours suffit ; c’est ainsi que l’on pourra parler de registre
mathématique pour signifier que l’ensemble des textes participant de l’élaboration
mathématique constitue un registre. Pour d’autres, la presse écrite par exemple, la
notion de support est plus pertinente. D’autres encore, tels les différents registres
épistolaires, seront approchés plus directement par l’acte donnant naissance au texte.
L’hétérogénéité n’est que superficielle : il s’agit toujours de cerner une « zone de
pratiques suffisamment voisines et cohérentes pour partager une même indexicalité
régulée par une répartition institutionnelle des rôles sociaux ».
12 Mais revenons à la problématique de l’ancrage situationnel. L’interaction de face à
face et le texte mathématique semblent présenter les cas les plus simples, en opposition
absolue. Dans le second, l’origine de l’énonciation est systématiquement déconnectée,
non seulement de la situation de production, mais même d’un quelconque ancrage
humain : l’objet mathématique est mis en scène comme une entité absolument distincte
de l’homme, et ce indépendamment de l’option philosophique10 de l’auteur.
L’énonciateur est une posture mathématicienne, sans lien avec le scripteur. Bien sûr, un
ouvrage mathématique porte le nom de son auteur11, mais celui-ci ne parle pas en son
nom propre. Ce fait est à rapprocher des procédures de validation propres à la
discipline, qui impliquent une co-énonciation généralisée (est réputé vrai ce qui est vu
tel par chacun de ceux en mesure de le comprendre). Il s’ensuit qu’un énonciateur, dans
le registre, est une extraction quelconque dans un univers d’énonciateurs possibles ;
c’est une posture mathématique, et non un mathématicien particulier.
13 L’énonciation non marquée du domaine est principalement caractérisée par l’absence
de marques de personne, le présent grammatical et le subjonctif du verbe être ; le
registre mathématique construit un univers parallèle dépourvu d’humains, où le
présent est perpétuel (a-temporel) et où diverses entités apparaissent d’un coup de
baguette magique (« soit »). Ainsi, la mathématique n’est pas un langage autre (on y
pense et y écrit en langue naturelle) mais un univers autre (le même quelque soit la
langue qui le met en forme).
14 Les choses se présentent de façon totalement différente dans un récit de fiction. Bien
sûr, la situation d’énonciation y est tout aussi déconnectée de la situation de
production ; bien sûr, une fiction construit un univers absolument autre. Cependant,
tout parallèle qu’il soit, cet univers est humain et pourvu d’un narrateur, fût-il
omniscient ou pluriel. C’est dans sa « personne » que s’ancre l’origine de l’énonciation.
Il s’ensuit, d’une part que les positions tenues par le narrateur n’engagent pas, par
principe, l’auteur, et d’autre part que c’est par rapport à son propre je-ici-maintenant
que s’effectuent les repérages énonciatifs. Par ailleurs chaque « texte » construit son
propre univers, a priori clos, alors que dans le cas mathématique, c’est l’accumulation
des textes (le registre) qui construit l’univers.
15 Aux côtés de ces ruptures radicales entre situation d’énonciation et situation de
production, les textes scientifiques, comme ceux de vulgarisation scientifique, semblent
offrir un dégradé d’ancrages. L’approche disciplinaire est ici insuffisante. En effet, si la
physique, la mathématique ou, dans une certaine mesure, la linguistique semblent
relativement homogènes, il n’en va pas de même pour la sociologie, par exemple.

Ancrage situationnel et temporalités


dans un texte théorique (temps de la
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posture théorique / temps de


l’observable)
16 Mais en amont de ces différences, les textes théoriques (par opposition à fictionnels,
journalistiques, épistolaires, etc.) présentent des caractères communs.
17 Tout d’abord, contrairement au cas de la fiction, l’auteur est réputé responsable des
propos qu’il tient – ce qui ne signifie pas qu’il en ait la maîtrise pleine et entière, et
encore moins qu’il maîtrise les interprétations qui pourront en être faites. L’énonciateur
est en prise directe avec le scripteur du point de vue du contenu du discours.
Cependant, dans la dimension des repérages situationnels, le je-ici-maintenant du
premier est disjoint de celui du second, ne pouvant, de plus, que parfois lui être
rapporté. Cette disjonction est particulièrement importante : elle rend possible la
lecture en collègue12 de textes qui ne nous sont pas strictement contemporains. Sans
elle, aucune accumulation de connaissance n’est possible, seul le relativisme a quelque
portée universelle : ce qui a été dit par M. Machin tel jour en tel lieu ne saurait avoir de
validité que pour lui-même et en cet instant précis. L’existence d’un projet scientifique,
en quelque domaine que ce soit, montre la nécessité d’une telle disjonction ; nous
avancerons, de plus, qu’elle est structurelle. En effet, la lecture en collègue est plus
« naturelle » qu’une lecture historique, non seulement parce que cette dernière ne peut
s’effectuer que dans un effort de réintroduction de la situation de production, mais
surtout parce que dans le cas contraire les textes théoriques n’existeraient pas :
pourquoi se fatiguer à analyser des données ou tenter d’élaborer des concepts si tout ce
travail est nécessairement voué aux poubelles de la lecture historique ? L’avant-propos
de Roger Chartier à la publication du recueil d’essais de Norbert Elias, intitulé
Engagement et distanciation, comporte sur ce point des passages très révélateurs :

« À quel temps comprendre Engagement et distanciation ? L’histoire de cette


dernière décennie nous oblige-t-elle à lire ce livre au passé ? […] Une telle lecture
de Engagement et distanciation, même si elle est portée par l’air du temps, me
paraît manquer ce qui fait la force perpétuée du projet d’Elias. »13

18 La première phrase, posant la question d’une obligation de lecture historique,


présuppose que la lecture « normale » est sans distanciation, en collègue donc. La
seconde récuse la tentation d’une lecture « au passé » (bien que « portée par l’air du
temps ») qui manquerait ce qui, malgré les changements du monde, demeure
intéressant pour un collègue, « la force perpétuée du projet d’Elias ».
19 Si l’on veut bien admettre que la lecture en collègue est a priori première, il s’ensuit
que la disjonction entre situation d’énonciation et situation de production est inhérente
à tout texte théorique.
20 Ainsi, un texte théorique présente, par défaut, un ancrage situationnel disjoint de la
situation mondaine dans laquelle il a été produit.
21 « Par défaut » doit ici être compris comme « sauf indication contraire ». Et c’est bien
ce qui se passe lorsque sont mentionnés des faits posés comme contemporains de
l’écriture ou repérés par rapport à elle. Soit, par exemple, un extrait de Engagement et
distanciation :

« En d’autres termes, la marge individuelle de variation dans la distanciation est


limitée par les normes sociales de cette distanciation. […] Comparé aux époques
antérieures, le contrôle des émotions dans la perception de la nature, comme la
domestication même de la nature, ont augmenté. »14

22 La première phrase, comme la plupart de celles du texte, est passible du repérage


« par défaut ». Le présent y est atemporel, c’est le présent dit de vérité générale. La
seconde provoque un embrayage de la situation d’énonciation dans la situation
mondaine contemporaine de l’écriture par l’irruption d’un passé composé assortie de la
mention des « époques antérieures ». Il ne s’agit plus d’une vérité générale mais d’un
élément énonciativement posé comme un fait d’observation.

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23 Nous sommes maintenant en présence de deux dimensions temporelles discursives


dans lesquelles peuvent se déployer des repérages distincts. La première est celle du
temps des théories savantes, la seconde celle de la temporalité du monde en tant
qu’observable distancié.
24 Une troisième, que nous illustrerons par une phrase d’Elias, est plus délicate à
distinguer de la situation mondaine : « La vie sociale, telle que nous la connaissons,
s’effondrerait si […] »15. Trois interprétations de ce nous sont possibles : un simple nous
d’auteur, un nous les humains ou un nous, vous et moi, qui, bien évidemment, est celle
qui pose problème. Il est alors fait un appel direct à la co-énonciation (nous
connaissons ensemble) sur un observable non distancié (la vie sociale que vous et moi
connaissons). Cependant, on ne saurait assimiler le discours tenu par un sociologue
dans un texte publié avec des propos de Café du Commerce. Or seule la situation
(d’énonciation) change, les formes langagières pouvant, elles, être les mêmes.
L’inscription dans le monde est différente : au Café du Commerce, le monde dont je
parle est celui dans lequel je vit16, sans médiation, alors que celui dont parle le
sociologue est, certes, celui dans lequel il vit, mais filtré par l’insertion dans un registre
« texte théorique ». Il semble alors possible de ne pas distinguer cette dimension de
celle, déjà évoquée, de la temporalité du monde en tant qu’observable. Dans ce cas, la
situation d’énonciation ne doit pas être vue comme plongée dans la situation mondaine
mais comme y faisant une incursion à effet de légitimation participante : « le monde
dont nous (d’auteur) parlons est celui dont nous (vous et moi) avons une connaissance
commune ». On notera que ce type d’acte énonciatif semble assez fréquent chez certains
auteurs américains, et plus particulièrement chez les ethnométhodologues, ce qui n’a
rien pour surprendre : le refus, a priori, de surplomb analytique s’accompagne d’une
tentative, vouée à l’échec, de dilution de la situation d’énonciation dans une situation
mondaine. Vouée à l’échec, disions-nous. En effet, la réussite d’un réel ancrage de la
situation d’énonciation dans la situation mondaine ne peut se faire qu’au prix d’un
abandon du registre théorique pour le registre journalistique.
25 La temporalité du monde « réel » du scripteur n’est que rarement mise en scène et
est toujours marquée. On en trouve un exemple, qui cependant reste strictement lié à
une position de chercheur, en introduction du texte déjà cité de Pierre Achard ;
l’ancrage, en lien direct avec la personne de l’auteur, y est non seulement marqué, mais
montré comme marqué :

« Ce numéro de Langage et Société (le quatre-vingtième avec le numéro zéro) se


trouve être un numéro de débat, sur le problème, difficile s’il en est, de
l’engagement du chercheur dans le monde, et de la tension qui en résulte pour sa
réflexion. A ce titre, il méritait une introduction, mais je la présenterai sous forme
d’article : engagement pour engagement, j’ai demandé au Comité organisateur de
cette publication scientifique de m’autoriser à parler ici en mon nom propre, en
tant que responsable de mon écrit et non de la revue qui l’édite. »17

26 La temporalité du monde imaginé de l’allocutaire semble devoir être encore plus rare,
et sans doute circonscrite à la vulgarisation, mais peut donner lieu à des morceaux
d’anthologie tels celui que l’on trouve sous la plume d’Albert Einstein :

« Sans doute avez-vous, cher lecteur, quand vous étiez jeune garçon, fait la
connaissance du superbe édifice de la Géométrie d’Euclide, et vous vous rappelez
peut-être, avec plus de respect que de plaisir, cette imposante construction sur le
haut escalier de laquelle des maîtres consciencieux vous forçaient de monter
pendant des heures innombrables. En vertu de ce passé vous traiteriez avec
dédain toute personne qui regarderait même la moindre proposition de cette
science comme inexacte. Mais ce sentiment de fière certitude vous abandonnerait
peut-être, si l’on vous posait cette question : “Qu’entendez-vous par l’affirmation
que ces propositions sont vraies ?” A cette question nous voulons nous arrêter un
peu. »18

27 Nous retiendrons cependant que l’irruption de l’une ou l’autre de ces temporalités


constitue un forçage ; elles n’appartiennent pas à l’énonciation non marquée du
domaine, contrairement au cas des registres épistolaires dont elles forment la trame.
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Temporalités intra ou inter textuelles


28 Deux dimensions temporelles donc (celle de la posture théorique et celle de
l’observé). Mais la situation se complique du fait qu’aux côtés de ces dimensions
caractéristiques du travail scientifique se développent des dimensions intra ou inter
textuelles qui, aussi, trouvent leur expression dans les temps du verbe. Elles engendrent
des ancrages énonciatifs locaux que nous illustrerons par quelques exemples.
29 Commençons, puisque nous l’avons sous la main, par le présent texte. Et tout
d’abord, quel est le statut de la conjonction nous + présent de la phrase précédente ? Le
nous n’est pas un simple nous d’auteur (comme dans « la notion de registre discursif
que nous définissons, à partir des textes de Pierre Achard », par exemple). Il intègre
clairement l’allocutaire, mais uniquement en tant qu’il existe et non en tant que
personne imaginée comme dans l’exemple extrait de La relativité. L’ancrage du présent
est plus complexe. En effet, il s’adapte à la situation d’écriture ou de lecture dans
laquelle il est actualisé : il correspond au présent immédiat de chacun de ceux qui, à un
moment ou un autre, y portent les yeux. On a alors le choix entre deux options
théoriques. On peut considérer qu’il n’a pas d’origine propre et qu’il se coule dans les
divers repérages énonciatifs mondains des scripteur et lecteurs ; on peut aussi voir le
texte dans lequel il figure comme support de son origine symbolique, ce qui évite la
multiplication des origines. Cette option est d’autant plus séduisante que le discours
théorique construit, de manière beaucoup plus nette, des origines de repérage
énonciatif inclus, de façon strictement locale, dans le texte. C’est ainsi que l’on trouve
des énoncés du type « lorsqu’il fut, plus haut, question de » (ci avant, note 3) où
l’origine des repérages, tant spatial que temporel, est inscrit, très exactement, au point
de l’appel de note19. L’univers de déploiement des repérages est strictement limité au
texte en cours. De tels exemples, en note ou dans le corps du texte, sont très courants ;
on pensera, par exemple, aux inévitables « on verra que », « nous y reviendrons » et
autres « nous avons évoqué ». Certaines occurrences réclament cependant un petit
raisonnement, qui généralement passe inaperçu, pour pouvoir être interprétées comme
limitées par le texte en cours. Par exemple, dans « Ce qui jusqu’ici a été dit sur d’autres
formes de relations entre les parties composantes et un tout composé peut contribuer,
sinon à résoudre ce problème, du moins à le clarifier »20, seul le syntagme verbal
(« peut contribuer, sinon à résoudre ce problème, du moins à le clarifier ») permet, en
particulier du fait de la connotation positive attachée à son contenu, de comprendre
qu’il est fait référence à des propos internes au texte. Pour s’en convaincre, il suffit de
substituer « est totalement délirant » à « peut contribuer […] » ; on obtient alors : « Ce
qui jusqu’ici a été dit sur d’autres formes de relations entre les parties composantes et
un tout composé est totalement délirant » où l’on comprend que le dit en question le fut
par d’autres…

Dépendance de l’ancrage situationnel à


quelques grands registres discursifs
30 Les diverses temporalités usuellement présentes dans un écrit théorique (temps de la
posture théorique, temps de l’observable, temps textuel) se déploient dans autant de
monde discursivement construit : celui de l’interdiscours théorique, le monde en tant
qu’observable, l’univers inter ou intra textuel. Ces mondes forment des régimes de base
(usuels et donc non marqués) coexistant simultanément dans les textes des divers
registres théoriques. Partant, on peut se demander quels types d’univers construisent
des textes ayant une autre modalité d’inscription dans le monde.
31 Les échanges de face à face, ancrés dans la situation de production, construisent
préférentiellement un monde « contemporain local », partagé par les interlocuteurs en
présence, et ce quelque soit la teneur de leurs propos. Il en va presque de même dans

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les registres épistolaires où le temps du présent est généralement celui de l’écriture.


C’est ainsi que le destinataire d’un courrier ne sera pas surpris de trouver un « quand tu
liras cette lettre » alors même qu’il est en train de la lire. La contemporanéité du monde
construit par un texte de presse (quotidienne, hebdomadaire...) est moins locale ; nous
qualifierons le monde qu’elle construit de « contemporain global ». Le présent y a une
épaisseur lui permettant d’être partagé par le scripteur et le lecteur, il ne colle pas au
présent de production : lorsqu’un journaliste est amené à donner une information au
« présent de production », il se voit dans l’obligation de le préciser par une mention
telle « à l’heure où nous mettons sous presse », par exemple. Les registre politiques
jonglent avec ces deux mondes (contemporain local et contemporain global) comme
régimes de base.
32 Nous dressons ci-dessous un tableau résumant et complétant ces quelques
remarques. Aux différents types de registres sont associés des ancrages situationnels
discursifs, des situations d’énonciation, différenciés. Leur liens à différents types de
mondes, tels le monde contemporain local ou global, le monde en tant qu’observable,
l’interdiscours théorique et l’univers inter et intra textuel, peuvent, en première
approximation, être catégorisés en « régime de base », « possible » (de façon plus ou
moins courante) et « marqué » (c’est-à-dire a priori non attendu) :
monde monde monde en tant interdiscours univers
contemporain contemporain qu’observable théorique inter et
local global intra
textuel

échanges de régime de possible possible possible possible


face à face base

registres régime de possible possible possible possible


épistolaires base

presse (hors marqué régime de possible possible possible


vulgarisation) base

registres régimes de base coexistants marqué marqué possible


politiques simultanément

registres marqué marqué régimes de base coexistant simultanément


théoriques

vulgarisation marqué possible régimes de base coexistant simultanément


scientifique

fiction marqué marqué marqué marqué possible


33 Chacun de ces mondes discursifs sélectionne une valeur du présent grammatical :
présent « actuel », présent historique, présent de vérité générale. Une solution, que
nous ne choisissons pas, aurait pu être de considérer que ces trois valeurs du présent
sont associées à des formes homonymes. Nous préférons voir dans le présent
grammatical une marque déclenchant toujours un repérage en identité21 par rapport à
l’origine des repérages temporel. En cela, nous sommes en accord avec Benveniste,
dans une formulation post culiolienne. Les différences observées de valeurs du présent
proviennent alors de la situation d’énonciation dans laquelle est inscrite l’origine du
repérage.

Situations d’énonciation et valeurs du


présent
34 Le cas du présent du « discours » (dans la terminologie de Benveniste) est le plus
simple : la situation d’énonciation dans laquelle il s’enracine le plus couramment est
ancrée dans le monde contemporain (local ou global), l’origine des repérages (le
fragment strictement formel de l’énonciateur bouclé de Culioli22) étant alors
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directement reliée au je-ici-maintenant du locuteur. Dans ce type de situation


d’énonciation, le locuteur est la contrepartie mondaine de l’énonciateur.
35 Lorsque la situation d’énonciation est ancrée dans le monde en tant qu’observable,
c’est-à-dire à la dimension temporelle de l’observé, nous avancerons que c’est la valeur
du présent dit historique qui est sollicitée, alors même que l’observation rapportée peut
être strictement contemporaine de sa mention. A cela, deux arguments, le premier étant
qu’il n’y a a priori aucune raison de distinguer l’observation effectuée dans le cadre
disciplinaire de l’histoire de celle effectuée dans une quelconque autre discipline. Le
second argument repose sur l’analyse de ce présent « historique » qui, en fait, est
aoristique (c’est-à-dire en rupture), qualification qui, contrairement à « historique », ne
tend pas à le présenter comme nécessairement passé. Le piège dans lequel il serait aisé
de tomber serait d’imaginer que, parce qu’un monde est discursivement posé comme
observable, il l’est « réellement » : il faut prendre garde à ne pas mêler l’analyse
formelle du discours (qui suppose une lecture en corpus) et les jugements de valeur
(supportés par une lecture en collègue), même limités à l’appréciation de la plausibilité
de l’observation. Dans cette forme d’ancrage, l’énonciateur occupe une posture
énonciative d’observation distanciée. Le locuteur est un représentant, a priori
interchangeable (effet d’observation reproductible), de cette posture.
36 L’inscription de la situation d’énonciation dans l’interdiscours théorique se décline
suivant deux modalités : la première, qui en représente l’idéal, est presque réalisée dans
le discours mathématique évoqué plus haut. Ici le locuteur est supposé représenter
l’incarnation d’une extraction quelconque au sein d’une coalescence d’énonciateurs
indiscernables (phénomène de co-énonciation généralisée). L’autre en est une version
atténuée, omniprésente dans tous les domaines de recherche. Un discours théorique
vise, sans qu’elle puisse être atteinte, une même co-énonciation généralisée. C’est ainsi
que le nous d’auteur, sans atteindre au nous englobant l’espace énonciatif de la
discipline (son origine reste liée à l’énonciateur), n’est pas, comme cela a pu être
enseigné à l’école primaire, un simple nous de modestie. Dans la dimension temporelle,
l’origine des repérages n’est assignable qu’en présence d’une modalisation telle « nous
pensons que » par exemple, où l’origine du repérage temporel est rapportable au temps
de l’écriture, ou, plus précisément, à celui de la dernière relecture avant publication. En
l’absence d’une modélisation de cet ordre, toute extraction quelconque dans l’univers
énonciatif temporel est, simultanément, origine du repérage. Le présent grammatical,
déclenchant un repérage en identité, prend ipso facto la valeur atemporelle du présent
de vérité générale. On comprend alors qu’il ne puisse y avoir ni passé ni futur repéré
par rapport à ce présent là.
37 L’inscription, toujours ponctuelle, de la situation d’énonciation dans un univers inter
ou inta textuel, lie l’origine des repérages temporel et locatif au point d’insertion de son
irruption, dans le cœur même du texte : un « nous y reviendrons », par exemple, ne
nous renseigne pas sur le déroulement chronologique de l’écriture mais indique au
lecteur qu’un développement du thème, anaphoriquement repris par « y », figure plus
loin, dans le même texte ; notons que cette situation d’énonciation a la particularité
d’obliger le futur à se produire : un « nous y reviendrons » non suivi entre son point
d’insertion et le point final, du fragment qu’il annonce entrerait dans la catégorie des
coquilles éditoriales. Par ailleurs, l’inscription de l’origine des repérages temporels par
insertion (nécessairement spatiale) d’une forme langagière rend difficile la présence
d’un présent grammatical ; il n’est en effet nul besoin de situer, spatialement, le point
d’insertion par rapport à lui-même.

Ouvertures
38 A chaque type de monde de référence correspond, d’une part une posture énonciative
(lieu de la prise en charge originelle) que nous appelons énonciateur23, d’autre part une
origine des repérages énonciatifs (y compris celui lié à l’attribution syntaxique de valeur

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de vérité24).Ces deux instances sont le plus souvent confondues sous le terme


« énonciateur » y compris lorsque celui-ci est bien différencié du locuteur. Cela
s’explique très bien du fait que les registres les plus souvent explorés ressortissent soit
aux interactions en co-présence, soit à la presse ou au discours politique et partagent un
même type d’ancrage privilégié dans le monde contemporain local ou global. Les textes
littéraires ont été davantage étudiés dans le champ de la sémiotique que dans celui de
l’analyse du discours. Les registres théoriques ont, quant à eux, été largement délaissés
de ce point de vue. En effet, lorsque les textes qui les constituent subissent un regard en
corpus, il s’agit le plus souvent de traquer une supposée « vraie pensée de l’auteur » ou
de replacer l’œuvre dans son contexte historique ; on s’y intéresse moins aux aspects
formels qu’au contenu. Or ce sont justement ces textes qui présentent le plus de
diversité énonciative tout en offrant une palette de marques grammaticales
relativement pauvre.
39 Les temps grammaticaux du français n’ont pas de signification absolue. Chacun est
repéré par rapport à une origine, exprimée par le présent de l’indicatif, ou par rapport à
un autre temps (le futur antérieur par rapport au futur, par exemple) lui-même repéré
par rapport au présent discursif. Ce réseau temporellement structuré ne prend sens
qu’au travers de son utilisation, la situation d’énonciation offrant un point d’ancrage au
présent. Le registre discursif est déterminant. Il peut ne pas suffire à donner un ancrage
unique au présent comme dans le cas des textes scientifiques. On a alors un ancrage par
défaut (atemporel, en l’occurrence), et des ancrages secondaires marqués par des
formes repérables.
40 La situation d’énonciation (notion linguistique) et le registre discursif (notion
sociologique) sont liés, non pas de façon rigide, mais de telle sorte que l’observation de
leur articulation puisse être un adjuvant précieux à l’étude sociologique. Aux côtés de
l’examen du genre discursif associé au registre (formes particulières du dire
préférentiellement associées à une situation socialement caractérisable) cette
proposition s’insère dans l’entreprise de sociologie du langage initiée par Pierre Achard.

Bibliography
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Sassier M., 2004. Ordres et désordres des sens, entre langue et discours. L’Harmattan, collection
L’œuvre et la psyché, Paris.

Notes
1 Précisons que nous appelons « texte » toute séquence langagière, écrite ou orale, susceptible de
faire sens.
2 Benveniste, 1959, réédité dans Benveniste 1966, pp. 238-239.
3 Ibid, p. 245 (note de bas de page).
4 On sait par ailleurs que les temps grammaticaux du français, contrairement à ce qui se passe
dans d'autres langues, supportent des significations aspectuelles non strictement temporelles
(accompli / non accompli, ou perfectif / imperfectif, par exemple).
5 Interdiscours et inter ou intra texte se distinguent en ce que le premier réfère à du discours, des
propos tenus, et le second à un repérage matériel tel « nous le verrons au chapitre suivant ».
6 Première réalisation d’un véhicule terrestre à vapeur en 1769.
7 Définition du pronom personnel je par Benveniste en 1956 dans « La nature des pronoms »,
Benveniste, 1966, p. 252.
8 Achard, 1995b, p. 8. On trouve la formulation « accumulation de “textes” dans un même
voisinage » dans Achard, 1995a, p. 84. Un autre article évoque « la circulation effective des
discours entre des locuteurs partageant une même place sociale », Achard, 1989, p. 47. Dans une
première approximation, on peut définir l'indexicalité comme recouvrant tout ce qui est
tellement bien partagé que l’idée même d’en faire mention n’effleure pas l’esprit. Par exemple,
lorsqu’il fut, plus haut, question du présent grammatical du verbe, il allait sans dire que la
grammaire sollicitée était celle de la langue française…
9 Achard, 1993, p. 89. Le non marqué est ce qui ne surprend pas. Par opposition, trouver un tu
dans un texte mathématique serait surprenant, et donc marqué.
10 Le problème étant de savoir si l’homme « construit » la mathématique ou s’il met au jour un
déjà là.
11 encore que celui-ci puisse être un leurre : on pensera à Nicolas Bourbaki, auteur collectif
évolutif.
12 « Enonciativement, l'attitude “en collègue” est une attitude de co-énonciation avec prise en
charge, un “engagement”. L'autre attitude, qui constitue le texte en corpus, dans la terminologie
que nous utilisons, l'objective, le distancie au maximum. », Achard, 1997, p. 6.
13 Elias, 1993, pp. I-II.
14 Elias, 1993, p. 12.
15 Elias, 1993, p. 10.
16 Les « je » de cette phrase sont à comprendre en mention, d'où leur statut de troisième
personne grammaticale...
17 Achard, 1997, p. 5.
18 Einstein, La relativité, p. 7.
19 Pour un développement fin sur les notes de bas de page, on pourra se référer à la thèse en
cours d’achèvement de Julie Lefebvre.
20 Elias, 1993, p. 50.
21 Dans chaque dimension (de la personne, temporelle, locative, d'attribution syntaxique de
valeur de vérité), trois opérations de repérage peuvent être déclenchées associées respectivement
à l'identité (déclenchée par je, par exemple), l'altérité (tu) et la rupture (il) ; chacune peut être
suivie d'une expansion à partir de la position atteinte (notées respectivement 0, 1 et ) lors de
l'opération précédente (nous déclenche une expansion à partir de la position 0, vous de 1 et on de
). Sassier 2004, à partir des travaux de Benveniste, 1946, Culioli, 1973, Achard, 1996, et Guitart,
communication personnelle.
22 Culioli, 1973, réédité dans Culioli, 1999 a.

https://journals.openedition.org/temporalites/229 12/13
08/03/2023 01:17 Figures du temps discursif
23 L'énonciateur est, en tant qu'il énonce, un point distingué d'un univers d'observateurs, lieu de
la prise en charge (Achard, 1996 ; Sassier, 2004).
24 Ce point est développé dans Sassier, 2004.

References
Electronic reference
Monique Sassier, “Figures du temps discursif”, Temporalités [Online], 6/7 | 2007, Online since 08
July 2009, connection on 08 March 2023. URL: http://journals.openedition.org/temporalites/229;
DOI: https://doi.org/10.4000/temporalites.229

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