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La financiarisation en perspective

Ben Fine
Dans Actuel Marx 2012/1 (n° 51), pages 73 à 85
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130593300
DOI 10.3917/amx.051.0073
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 05/09/2023 sur www.cairn.info par Soheil G.Matin via Université de Liège (IP: 139.165.31.39)

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La financiarisation
en perspective
Par Ben FINE
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Au moment même où cette étude m’a été demandée1, une courbe
tout à fait remarquable a attiré mon attention : elle révélait la rapidité du
rétablissement de la rentabilité du système financier des États-Unis. Rien
ne démontre mieux la capacité de rebond du néolibéralisme et la réalité
de son rétablissement. De manière particulièrement perverse, on peut
voir dans cette observation la confirmation des thèses des plus ardents
défenseurs du néolibéralisme, qui ne voient dans la crise, la bulle ou la
multiplication des bulles, qu’un effondrement du crédit provoqué par des
chocs aléatoires, destiné à s’auto-corriger et en voie d’ajustement.
_
Quelles que soient les interprétations, une telle présentation des faits
est remarquable par le choix sélectif des observations sur lequel elle repose. 73
Elle témoigne également d’une foi dogmatique en la perfection du fonc- _
tionnement des marchés et en la capacité de la théorie microéconomique à
rendre compte du caractère rationnel des réalités macroéconomiques. Car
les formes les plus modérées du keynésianisme visant au rétablissement de
la viabilité du système financier auraient suffi à provoquer un tel rebond
des profits financiers. L’ampleur du soutien au système financier privé a
été, de fait, prodigieuse : le « socialisme » pour les banquiers et le « capita-
lisme » pour nous tous.
Corrélativement, le rebond de la finance s’est accompagné – inévi-
tablement, pourrait-on dire – d’une tendance diamétralement opposée
concernant l’économie réelle et le rôle qu’y joue l’État. Il n’y eut, en effet,
aucun « rebond » des finances publiques, de la création d’emploi et des
conditions de travail. Sans le moindre doute, dans ces trois domaines,
la situation s’est détériorée – et de nouvelles détériorations, étendues et
profondes, sont à prévoir – dans des proportions remarquables, même à
l’aune des chocs antérieurs qui affectèrent le néolibéralisme.
Ainsi se trouve posée la question de la nature du néolibéralisme. Quel

1. Ce texte emprunte aux travaux de préparation d’un livre, écrit en collaboration avec d’autres auteurs, concernant l’économie de
l’Afrique du Sud. Il corrige B. Fine, « Neo-Liberalism in Retrospect ? – It’s Financialisation, Stupid », in K.-S. Chang, B. Fine et L. Weiss
(éd.), Developmental Politics in Transition : The Neoliberal Era and Beyond, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011. Voir également
B. Fine, « Beyond Financialisation », in A. Vlachou, N. Theocarakis et D. Milonakis (éd.), Economic Crisis and Greece, Athens,
Gutenberg Publishers for the Greek Scientific Association of Political Economy, 2011(in Greek).

Actuel Marx / no 51 / 2012 : Néolibéralisme : rebond/rechute


néolibéralisme : rebond/rechute

B. FINE, La financiarisation en perspective

nouvel éclairage cette crise jette-t-elle sur cette question ? Dans quelle
mesure le néolibéralisme a-t-il été transformé ? Faut-il parler de continuité
plutôt que de changement ? Les réponses se trouvent dans le caractère
irréductible de la relation entre néolibéralisme et financiarisation.

La financiarisation, c’est…
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Comme on pouvait s’y attendre, c’est au cours de la dernière décen-
nie, et seulement au cours de cette décennie, de plus en plus rapidement à
la veille de la crise2, que la notion de financiarisation a été mise en avant.
Ma propre contribution fut proposée avant que le concept ait atteint
l’adolescence3. Elle s’inspira largement des travaux du Center for Research
on Sociocultural Change (CRESC) de l’Université de Manchester, des
travaux de Engelbert Stockhammer, de Greta Krippner et de Gerald
Epstein4. Il ne fait aucun doute que la crise entraîna précipitamment
l’entrée de l’analyse de la financiarisation dans la puberté, avec tout le
stress, les tensions, le sentiment d’importance (de soi) et les exagérations
que celle-ci véhicule. Outre son analyse, la financiarisation elle-même a
_
engendré un ensemble de problèmes dont il a fallu traiter et qu’il a fallu
74 affronter, sinon nécessairement résoudre, comme l’adolescence conduit
_ vers l’âge adulte, alors que l’identité ou les identités que cet âge va revêtir
restent encore incertaines.
En premier lieu, qu’est-ce que la financiarisation ? Il ne s’agit pas seule-
ment ici d’une définition, mais du concept lui-même. Comme on peut s’y
attendre, étant donné la flexibilité de la nature et des rôles des monnaies et
des actifs auxquels la financiarisation est liée, étant donné le rôle croissant
que ceux-ci ont joué dans la vie économique et sociale, cette nature ne
peut qu’être marquée par certaines ambiguïtés. Du crédit aux personnes
aux opérations sur les marchés à terme, la financiarisation recouvre tout
un éventail de transactions financières. En partant de telles bases, on peut
déboucher sur des définitions larges ou étroites. En second lieu, se pose la
question de savoir si la financiarisation peut être réduite à une description
empirique de la réalité ou, à l’inverse, si elle doit être conçue comme une
caractérisation plus générale et abstraite de la phase actuelle du capita-
lisme. De telles ambiguïtés définitionnelles, quant aux champs couverts et
aux intentions, sont également caractéristiques du néolibéralisme et de la

2. J. Goldstein, « Introduction : The Political Economy of Financialization », Review of Radical Political Economics, vol. 41, n° 4, 2009,
pp. 453-457.
3. B. Fine, « Financialisation, Poverty, and Marxist Political Economy », Poverty and Capital Conference, University of Manchester, 2-4
July 2007, http://eprints.soas.ac.uk/5685/1/brooks.pdf.
4. Concernant les activités les plus récentes du CRESC, voir : http://www.cresc.ac.uk/research/cresc2/theme1/research_projects/in-
dex.html. E. Stockhammer, « Financialisation and the Slowdown of Accumulation », Cambridge Journal of Economics, vol. 28, n° 5, 2004,
pp. 719-741 ; E. Stockhammer, « Shareholder Value Orientation and the Investment-Profit Puzzle », Journal of Post Keynesian Econo-
mics, vol. 28, n° 2, 2006, pp. 193-215 ; G. Krippner, « The Financialization of the American Economy », Socio-Economic Review, vol. 3,
n° 2, 2005, pp. 173-208 ; G. Epstein, (éd), Financialization and the World Economy, Cheltenham, Edward Elgar, 2005.
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globalisation, ces deux notions étant elles-mêmes des frères et sœurs aînés
conceptuels de la financiarisation dans l’analyse du capitalisme contem-
porain. Ces concepts se recoupent-ils et se soutiennent-ils mutuellement ?
Et quelle relation entretiennent-ils avec le « nouvel impérialisme » et le
« nouvel ordre mondial » ? Viennent ensuite les questions relatives aux ef-
fets de la financiarisation, à ses causes et conséquences, notamment vis-à-
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vis de la crise actuelle et de la phase du capitalisme qui l’a précédée, faisant
suite à l’effondrement du boom de l’après-guerre et aux trois décennies
suivantes de croissance plus lente et plus inégale.
Finalement, quelle théorie permet de traiter de ces questions ? Avant la
crise, l’orthodoxie mettait en avant l’hypothèse de l’efficience des marchés
(HEM), bien formulée par Laurence et Victoria Summers :

« La fonction ultime [des marchés] est de diluer les


risques, de guider l’investissement du capital comme res-
source rare, de traiter et de redistribuer l’information déte-
nue par divers intervenants sur ces marchés (...) [ :] les prix
_
reflètent toujours les valeurs fondamentales (...). La logique
des marchés efficients est contraignante »5. 75
_
On peut décrire le point de vue symétrique comme l’hypothèse
d’inefficience des marchés (HIM), dont Joseph Stiglitz peut être considéré
comme un des principaux défenseurs. Elle souligne que les imperfections
des marchés (financiers) rendent nécessaire l’intervention étatique pour
les corriger :

« La gauche comprend maintenant les marchés et le rôle


qu’ils peuvent et qu’ils devraient jouer dans l’économie (...),
la nouvelle gauche tente de faire fonctionner les marchés. »6

De plus, la crise a propulsé la théorie de Hyman Minsky au-devant de


la scène, du moins momentanément, aux côtés d’une abondance de contri-
butions venues des post-keynésiens et de l’économie politique marxiste.
La financiarisation peut être définie à partir de huit caractéristiques.
En premier lieu et de la manière la plus évidente, la financiarisation fut as-
sociée à l’énorme expansion des actifs financiers et des activités financières
dans le reste de l’économie. Pour des raisons qu’on éclaircira plus bas,
donner la mesure de l’activité financière suppose de résoudre de nom-
breuses questions énigmatiques, comme celle de la détermination de ce

5. L. Summers et V. Summers, « When Financial Markets Work too Well : A Cautious Case for a Securities Transactions Tax », Journal
of Financial Services, n° 3, 1989, pp. 163-188 (p. 166).
6. J. Stiglitz, « Turn Left for Sustainable Growth », Economists’ Voice, vol. 5, n°4, September 2008, pp. 1-3 (p. 2).
néolibéralisme : rebond/rechute

B. FINE, La financiarisation en perspective

qui devrait être considéré comme un actif. Cependant, comme le signalent


Stéphanie Blankenburg et Gabriel Palma7 :

« Certains chiffres fondamentaux parlent d’eux-


mêmes : selon l’étude Mapping Global Financial Markets
(octobre 2008) de McKinsey, les actifs financiers dans le
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monde se sont accrus de 12 000 à 106 000 milliards de
dollars des États-Unis entre 1980 et 2007. L’estimation
fournie par le Global Financial Stability Report du FMI
concernant le second chiffre est considérablement plus
élevée, à 241 000 milliards. »

En d’autres termes, les actifs financiers ont été multipliés par vingt au
cours des trente dernières années. La prise en compte de l’inflation et de
la croissance réduit nécessairement le caractère spectaculaire de cette ex-
pansion. Mais, même ainsi, le rapport des actifs financiers au PIB mondial
a été multiplié par trois, selon Palma8. Si l’usage de tout autre intrant,
_
comme l’énergie ou l’acier, s’était accru dans de telles proportions sans
76 contribuer en rien à l’accroissement de la production, on parlerait d’une
_ « régression technique » massive.
En second lieu, la financiarisation s’est manifestée dans la prolifé-
ration de divers types d’actifs, notamment par le développement de la
titrisation, des produits dérivés, de la spéculation sur les taux de change et
des marchés à termes sur les devises et de nombreux autres produits. Les
investissements dans les produits à terme s’étaient accrus d’un facteur de
20 depuis 2003. Des jugements similaires peuvent être portés sur l’envolée
des prix des denrées alimentaires précédant la crise qui débuta en 2007.
En troisième lieu, la financiarisation se caractérise non seulement par
l’expansion et la prolifération des actifs financiers, mais aussi par le fait
qu’elle s’est réalisée au détriment de l’économie réelle, en termes de niveau
et d’efficacité des investissements9. D’une part, cet effet est apparent dans
la croissance de l’investissement spéculatif aux dépens de l’investissement
réel. D’autre part, le même biais est manifeste dans la soumission crois-
sante des entreprises industrielles à la maximisation de la valeur pour
l’actionnaire, susceptible de déboucher sur des politiques mettant de côté

7. S. Blankenberg et G. Palma, « Introduction : The Global Financial Crisis », Cambridge Journal of Economics, vol. 33, n° 4, 2009,
pp. 531-538 (p. 531).
8. G. Palma, « The Revenge of the Market on the Rentiers : Why Neoliberal Reports of the End of History Turned out to Be Prema-
ture », Faculty of Economics, University of Cambridge, mimeo, 2009, shortened version, Cambridge Journal of Economics, vol. 33,
n° 4, 2009, pp. 829-869.
9. E. Stockhammer, « Shareholder Value Orientation and the Investment-Profit Puzzle », op. cit.
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la recherche de progrès de la productivité et de rentabilité à long terme10.


En quatrième lieu, la financiarisation peut être associée de diverses
manières aux relations entre la finance et l’industrie, en s’inspirant ou
en s’éloignant de la notion classique de « capital financier » d’Hilferding,
dans laquelle les deux secteurs sont intégrés sous la direction croissante
de la finance. Selon Palma11, par exemple, la financiarisation fut le ré-
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sultat de mesures dont les fondements étaient profondément politiques,
répondant à l’impératif de faire croître la rente revenant à la finance (voir
Costas Lapavitsas pour une critique de cette analyse12). Cette tendance
fut associée à la fin brutale de la diminution des inégalités aux États-Unis
avant leur accroissement au cours des trois dernières décennies. Au cours
de ces décennies, la part du revenu total dont bénéficie le 1 % des plus
hauts revenus est passée de moins de 10 % à nettement plus de 20 %,
pendant que les salaires réels stagnaient. Par ailleurs, quelle que soit la
rémunération de la finance, si l’industrie s’est soumise à celle-ci, ce fut
davantage l’effet d’un ralliement que d’une défaite.
En cinquième lieu – notamment du fait des origines de la crise des
_
États-Unis et des formes qu’elle a revêtues dans ce pays –, la financiarisa-
tion a été imputée aux divers booms tirés par la consommation et fondés 77
sur le crédit. Le marché du logement y fut, en particulier, à l’origine d’un _
mouvement de spéculation. Aussi longtemps que la bulle immobilière
put gonfler, il en alla de même du crédit aux consommateurs et de leurs
dépenses. Mais elle éclata finalement à cause de sa taille excessive et de
la vente des crédits hypothécaires subprime au-delà de la capacité de
remboursement des emprunteurs, ainsi que de l’incapacité à maintenir la
croissance du prix des logements.
En sixième lieu, le crédit hypothécaire n’est qu’un aspect de la financia-
risation, mais il occupe un rôle symbolique en ce qu’il représente la péné-
tration générale de la finance dans des domaines de plus en plus nombreux
de la vie économique et sociale, comme les retraites, l’éducation, la santé
et les infrastructures économiques et sociales. Il s’agit ici tant de l’entrée
du secteur privé dans de telles activités aux dépens du secteur public que
de la nécessité pour les consommateurs de recourir au crédit pour pouvoir
acheter les services correspondants.
En septième lieu, dans le contexte de l’idéologie néolibérale, la finan-
ciarisation – aux côtés de la déréglementation, de la privatisation et de la

10. On en trouvera un exposé précoce dans W. Lazonick et M. O’Sullivan, « Maximizing Shareholder Value : A New Ideology for Cor-
porate Governance », Economy and Society, vol. 29, n° 1, 2009, pp. 13-35. Un point de vue syndical est présenté dans : P. Rossman et
G. Greenfield, « Financialization : New Routes to Profit, New Challenges for Trade-union », Labour Education, Quarterly Review of the
ILO Bureau for Workers’ Activities, n° 142, 2006, http://www.iufdocuments.org/www/documents/Financialization-e.pdf.
11. G. Palma, « The Revenge of the Market on the Rentiers : Why Neoliberal Reports of the End of History Turned out to Be Prema-
ture », op. cit.
12. C. Lapavitsas, « Financialised Capitalism : Crisis and Financial Expropriation », Historical Materialism, vol. 17, n° 2, 2009,
pp. 114-148.
néolibéralisme : rebond/rechute

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marchandisation – a suscité l’émergence de l’idée « sacro-sainte » de l’ef-


ficience de tous les marchés, au-delà des marchés financiers eux-mêmes.
Et cette hypothèse d’efficience a trouvé, et possède encore, un symétrique
dans la « nouvelle gestion du secteur public » (new public management)
concernant le rôle de l’État dans la prestation des services dans lesquels le
secteur privé n’a pas encore suffisamment pénétré.
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En huitième lieu, l’État a joué un rôle majeur comme promoteur de la
financiarisation. Les instruments de cette action ont été les financements
publics et des politiques favorisant directement et indirectement le pro-
cessus de financiarisation, en contradiction aiguë avec l’idéologie voulant
que le néolibéralisme consiste à laisser les choses entre les libres mains des
marchés13.

... Ce que la financiarisation fait


Comme on a pu s’en rendre compte, l’analyse des huit aspects de la
financiarisation s’appuie d’abord sur l’expérience des États-Unis, même
si l’on peut y joindre celle du Royaume-Uni et d’autres économies déve-
_
loppées. Cela s’explique par le fait que ce pays est le principal pouvoir fi-
78 nancier au plan mondial, comme la crise financière et son traitement l’ont
_ montré. Car la financiarisation est inséparable du rôle du dollar comme
monnaie principale, ou monnaie mondiale, malgré le sévère déficit du
commerce extérieur, du compte de capital, du budget, de la dépense des
consommateurs du pays, et malgré la réduction des taux d’intérêt nomi-
naux à des niveaux minimaux dans la crise actuelle. Cette observation est
frappante à trois points de vue.
En premier lieu, si de telles politiques avaient été adoptées dans des cir-
constances similaires dans n’importe quelle autre économie, en particulier
dans des situations de crise, on aurait assisté à des sorties catastrophiques
de capitaux et à un écroulement du taux de change. À l’inverse, on voit
qu’en dépit de la vulnérabilité du dollar, celui-ci n’a pas subi d’attaques
spéculatives et que des tentatives concertées de préserver sa valeur ont été
organisées par d’autres pays qui continuent à détenir des dollars comme
monnaie de réserve.
En second lieu, de nombreuses crises de ce type ont eu lieu, même si
elles ont été moins sévères, notamment la crise asiatique de 1997-1998.
Dans chaque cas, alors que les crises étaient jugulées, les politiques adop-
tées dans les pays concernés furent exactement à l’opposé de celles choisies
en réponse à la crise de 2007 aux États-Unis. La Banque mondiale et le
FMI imposèrent en effet l’austérité budgétaire, la dévaluation et la hausse
des taux d’intérêt, ainsi que des efforts pour ouvrir ces économies au capi-
13. L. Panitch, S. Gindin et G. Albo, In and Out of Crisis : The Global Financial Meltdown and Left Alternatives, Oakland, PM Press,
2010.
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tal international, en particulier financier. Le contraste avec les politiques


mises en œuvre, en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni, ne
saurait être plus aigu.
En troisième lieu, on peut interpréter comme un cas particulier de
la différence des réponses à la crise le soutien massif offert au système
financier, puisqu’on peut dire que les États-Unis nationalisèrent les dettes
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toxiques et que le Royaume-Uni nationalisa les banques en faillite. Ces
priorités et l’importance donnée à ce soutien sont des plus révélatrices.
Comme le souligna David Hall14, par exemple, le coût total de la rena-
tionalisation des banques et des sociétés d’assurance aux États-Unis, au
Royaume-Uni et dans le reste de l’Europe équivaudrait au reversement
de la valeur de toutes les privatisations dans le monde entier au cours
des trente dernières années. En outre, l’importance de ce sauvetage et
ses conséquences en termes de déficits budgétaires donnent une idée des
priorités sous-jacentes. Bien que le montant exact des subventions aux
banques ait pu être exagéré, on ne saurait mettre en doute la détermina-
tion dont elles bénéficièrent, alors que les engagements relatifs à la santé, à
_
l’éducation et à la protection sociale avaient été niés dans des circonstances
économiques plus favorables. 79
Ces faits sont révélateurs des degrés inégaux de la financiarisation dans _
ses divers aspects. À l’évidence, son incidence et son impact (et le contenu
de la réponse à la crise) sont différents dans les pays développés et dans
les pays en développement, mais la même observation est valable au sein
de chacun de ces groupes de pays. Ces processus sont à l’image du poids
et de la composition des diverses activités et des divers secteurs financiers
eux-mêmes, ainsi que de la manière dont ces secteurs sont intégrés dans
la reproduction économique et sociale d’une manière plus générale. En
d’autres termes, à l’instar du néolibéralisme lui-même, la financiarisation
n’est pas un instrument dont on peut faire dériver des résultats de manière
non équivoque. Il s’agit d’un processus, agissant en relation avec d’autres,
qu’il convient d’identifier au sein d’économies particulières. Comme on
va le montrer, la financiarisation produisit des résultats différenciés et ne
peut être traitée, comme dans bien des analyses néolibérales ou radicales
de la mondialisation, de manière homogène.
On peut néanmoins identifier certains effets de la financiarisation qui
ont une portée générale, sinon uniforme. D’abord, comme en témoigne le
mieux le ralentissement de la croissance de l’activité économique mondiale
au cours des trente dernières années, l’activité et les instruments financiers
ont progressé aux dépens du niveau et de l’efficacité des investissements
physiques, même si des investissements excessifs ont été réalisés dans des
14. D. Hall, « Economic Crisis and Public Services », Public Services International Research Unit, note 1, December 2008,
http://www.psiru.org/reports/2008-12-crisis-1.doc.
néolibéralisme : rebond/rechute

B. FINE, La financiarisation en perspective

secteurs et à des moments particuliers (comme, par exemple, dans la bulle


Internet il y a une dizaine d’années). La finance a longtemps joué un rôle
crucial dans le processus d’accumulation du capital et sa restructuration
(habituellement dans les plus grandes entreprises, souvent des multinatio-
nales), par le biais d’acquisitions et de fusions et par le financement de
nouveaux investissements. À un niveau plus général, la financiarisation a
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soumis les politiques économiques et sociales de l’État au conservatisme et
à la marchandisation dans tous ses aspects, directement et indirectement, et
ces tendances s’établirent aux dépens des politiques de l’État aussi bien dans
le domaine de la restructuration de l’industrie associée au boom de l’après-
guerre que dans la promotion de la santé, de l’éducation et du bien-être.
Par conséquent, ainsi appliquée à un vaste ensemble de formes et
d’effets, même si l’usage en est circonscrit principalement aux États-Unis
et au Royaume-Uni, la « financiarisation » n’est guère plus qu’un simple
mot. Pour cette raison, il apparaît plus adéquat de parler d’un « ensemble
de financiarisations », relatif à divers marchés (financiers) et à diverses
économies. En fait, de telles particularités sont apparues au sein de la
_
finance hypothécaire, révélant, d’un pays à l’autre, des différences au sein
80 des systèmes financiers eux-mêmes (même s’ils sont caractéristiques de la
_ finance mondiale).

La financiarisation et la théorie
La discussion antérieure a déjà suggéré le rôle changeant de la fi-
nanciarisation. Encore faut-il comprendre comment celle-ci devrait être
comprise en théorie, si ce n’est au titre de sa coïnculpation aux côtés
d’autres dérèglements économiques et sociaux. Même limitée à ses fon-
dements hétérodoxes, la théorie de la financiarisation a été abordée de
manière diversifiée, en raison notamment de la variété de ses effets. On
peut distinguer deux courants dans la théorie économique : la théorie de la
monnaie, associée à la macroéconomie, et la théorie de la finance, associée
à la microéconomie. À quelques exceptions près, les différentes analyses,
même les plus hétérodoxes, ont cette dichotomie pour point de départ,
bien que, du fait de l’insistance de Minsky sur la manière dont la gestion
des équilibres financiers des entreprises peut susciter une crise, le renou-
veau de l’intérêt pour son œuvre soit significatif.
Ma propre compréhension de la financiarisation s’appuie sur la théorie
de la finance de Marx, qui, en termes orthodoxes, est simultanément micro
et macroéconomique, mais dont l’ancrage principal est la localisation de la
finance dans sa relation à l’accumulation générale du capital, au travers de
toutes ses fonctions et formes. Cette théorie est trop complexe pour qu’on
puisse en donner ici une présentation simple et concise. Ce qui suit doit
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donc être compris comme un résumé trop simplificateur, dont la préten-


tion est davantage d’apporter des précisions sur la nature du capitalisme
actuel que de construire une théorie de la finance proprement dite.
La finance entretient une relation symbiotique avec le processus d’ac-
cumulation du capital, où elle assume des fonctions vitales tout en étant
simultanément mue par ses propres impératifs, qui visent à l’appropriation
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d’un surplus créé par l’économie, elle-même n’en engendrant aucun direc-
tement. À un niveau très général, les marchés financiers sont associés à deux
types de fonctions : emprunter et prêter en vue de l’achat et de la vente de
marchandises ou aux fins de l’expansion de l’activité économique. L’accès
à la finance, de ce dernier point de vue, est crucial, non seulement pour la
croissance des entreprises, mais aussi pour assurer les survies individuelles
dans la concurrence. Comme la finance gouverne l’accès au capital pour
l’expansion, elle est en mesure d’exiger une rémunération sous la forme de
ce qu’on peut appeler génériquement un « intérêt » (qui peut être obtenu
sous forme de dividendes, de gains en capitaux ou autres, en relation avec
les actifs correspondants susceptibles de transactions spéculatives).
_
Dans la pratique des marchés financiers, les différents rôles de la fi-
nance, dans l’achat et la vente ainsi que dans l’expansion de l’économie, 81
ne sont pas systématiquement distincts les uns des autres : le crédit peut, _
par exemple, être octroyé en vue de l’achat de biens de production ou
de consommation. Du fait de la déréglementation du secteur financier,
les institutions financières ne sont pas confinées dans l’exercice de tâches
spécifiques – le commerce par opposition à l’investissement. Il en résulte
que le lien entre, d’une part, l’expansion de la finance dans la promotion
des niveaux de la demande de biens et services, concernant les niveaux
généraux de l’investissement, et, d’autre part, les prix des actifs, est une
relation complexe, bien que, en dernière instance, et de manière cruciale,
cette relation soit fonction des niveaux et de la composition des investis-
sements ainsi induits.
Il s’agit là d’une présentation générale des relations financières dans le
capitalisme, qui repose sur deux distinctions : entre la finance qui promeut
le commerce et celle qui promeut l’investissement ; entre la finance qui
promeut l’investissement qui rapporte un surplus et celle qui ne le fait
pas (alimentant ainsi potentiellement l’inflation du prix des actifs). Dans
ce dernier cas, non seulement l’investissement ne se matérialise pas, mais,
paradoxalement, un surplus est approprié à partir de – aux dépens de –
l’investissement qui a engendré le surplus.
Il existe ainsi un ensemble de difficiles équilibres entre les marchés
financiers et l’accumulation, dont la marche est scandée par les rythmes
de l’investissement, de l’activité spéculative et des rémunérations. Ces
néolibéralisme : rebond/rechute

B. FINE, La financiarisation en perspective

mécanismes sont encore compliqués par l’action de l’État comme agent


de l’accumulation, fournisseur et gestionnaire d’actifs financiers et opé-
rateur des conditions plus générales de la reproduction économique et
sociale. Avec la financiarisation, la réalisation de ces équilibres a pris de
plus en plus la forme d’un processus de subordination et d’incorporation
de l’investissement, de l’achat et de la vente et de la finance publique dans
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le royaume de la finance spéculative.

Le néolibéralisme, c’est la financiarisation :


stupidité 15
Il est ainsi tout à fait juste de prêter une grande attention à la finan-
ciarisation, car elle éclaire les causes du ralentissement économique des
trente dernières années, ainsi que celles de la crise qui a surgi à partir
de 2007. Ces deux phénomènes sont remarquables en ce qu’ils se sont
produits en dépit de ce qu’on pouvait considérer comme des conditions
favorables sans équivalent pour le capitalisme mondial. On citera : 1) l’ef-
fondrement du bloc soviétique et l’émergence des États-Unis comme
_
pouvoir hégémonique principal ; 2) le déclin du mouvement syndical,
82 notamment en relation avec la désindustrialisation dans le monde déve-
_ loppé ; 3) la faiblesse corrélative d’autres mouvements progressistes, en
particulier ceux liés aux mouvements de libération et à la décolonisation ;
4) la transition vers le capitalisme en Chine ; 5) la croissance significative
de la force de travail résultant de la participation accrue des femmes au
marché du travail ; 6) le développement extraordinaire des nouvelles
technologies et la capacité correspondante d’accroître la productivité et
7) le triomphe des politiques néolibérales visant à contenir la croissance
du salaire direct et indirect. Tous ces traits soulignent que les problèmes
du capitalisme mondial, à la fois le ralentissement de la croissance et les
crises, ne sauraient être imputés à la force excessive des classes laborieuses.
Les causes doivent donc en être recherchées dans des relations intra-
classes dont la financiarisation et son impact sur l’économie marquent
le paroxysme. À n’en pas douter, un des aspects les plus frappants de la
crise, peut-être un cas unique à l’époque moderne, est la mesure dans
laquelle les classes laborieuses ne sont pas critiquées pour leurs revendi-
cations salariales injustifiées, leurs protections sociales ou leur résistance
à l’introduction de nouvelles technologies - même s’il est jugé nécessaire
que les travailleurs encaissent les « coups » résultant de la crise en termes
de taux de chômage plus élevé et de niveau de vie diminué.
Ainsi, au centre de notre argument, se trouve l’idée que la financia-
risation a été au cœur des trois décennies de néolibéralisme : elle n’a pas

15. Ben Fine évoque ici la fameuse sortie de Bill Clinton : It’s the economy, stupid (n.d.t.).
présentation DOSSIER interventions entretien livres

entravé la marche du néolibéralisme en contrariant certains de ses impé-


ratifs, mais elle a influencé les contenus de sa trajectoire. La financiarisa-
tion a influencé en grande partie le contexte mondial et systémique dans
lequel la reproduction économique et sociale s’est déroulée, y compris là
où des exceptions et des résistances ont nui à son progrès. Dès lors que
l’on a admis que les effets de la financiarisation étaient différenciés, on
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comprend qu’il doive également en être ainsi du néolibéralisme lui-même.
En d’autres termes, l’idée selon laquelle la notion de néolibéralisme serait
une catégorie analytique et un descripteur illégitime du fait de la diversité
de ses manifestations témoigne d’une incompréhension de la nature du
néolibéralisme (et cautionne la mystification attachée au néolibéralisme
lui-même dans son auto-projection comme agent homogénéisateur de
tout ce qui le précédait sous la pression des forces du marché global).
On peut pousser cette intuition encore plus avant, en soulignant que le
néolibéralisme recouvre un amalgame complexe et changeant de pratiques
académique, idéologique et politique (indépendamment des conditions
matérielles auxquelles ces éléments sont liés). Ce fait est clairement mis en
_
évidence par la réponse donnée à la crise de 2007, dans laquelle des poli-
tiques indubitablement néolibérales ont été mises en œuvre pour sauver 83
le système financier par une intervention massive de l’État, allant jusqu’à _
l’achat massif par celui-ci des actifs toxiques (ou à la garantie de ces actifs),
voire l’acquisition des institutions financières en faillite. Ce n’est d’ailleurs
pas le seul moment auquel l’idéologie néolibérale, qui veut que tout soit
laissé à l’action du marché, est contredite par les politiques réalisées. Au
long de ses trente années ou presque d’existence, le néolibéralisme a eu
recours à l’idéologie de non-intervention et d’efficacité des forces des mar-
chés pour justifier une intervention considérable de l’État, notamment
afin de promouvoir les intérêts du capital privé en général et de la finance
(et de la financiarisation) en particulier. Les fondements académiques de
ces pratiques ont été posés, en premier lieu, par l’École de Chicago et ses
hypothèses extrêmes, proprement extravagantes, concernant la perfection
du fonctionnement des marchés – tout spécialement ceux de la finance (à
tel point que l’existence du chômage, du cycle conjoncturel et des crises
s’en trouvait niée) – et l’inefficacité de l’intervention étatique. En outre,
le néolibéralisme a été supporté par les thèses autrichiennes, pourtant
totalement incompatibles avec le contenu analytique de celles de l’École
de Chicago du fait de leur insistance sur l’inventivité et l’incertitude, ainsi
que sur les vertus dynamiques et spontanées du marché (alors que l’École
de Chicago se fonde sur l’équilibre statique).
Ainsi, la vision idéologique, académique et en matière de politiques,
propre au néolibéralisme est-elle incohérente. Elle a revêtu de multiples
néolibéralisme : rebond/rechute

B. FINE, La financiarisation en perspective

formes au cours du temps, selon les lieux et les questions traitées. Cela
ne signifie pas qu’il n’y ait pas de relation entre les trois éléments signa-
lés ci-dessus, mais cela montre qu’il convient de les « désenchevêtrer »
soigneusement.
D’une manière générale, il est essentiel de reconnaître que le néolibé-
ralisme lui-même est passé par deux phases. Les prétentions du néolibé-
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ralisme en tant que tel en ont été fortement ébranlées quant à sa propre
nature. Car, au cours de sa première phase, correctement décrite comme
une « thérapie de choc » – bien qu’on ne puisse la réduire à la survenue de
la transition dans le bloc soviétique ni penser qu’elle y trouve son origine
–, l’État est intervenu pesamment en vue de promouvoir le capital privé,
notamment par les privatisations, la déréglementation, la marchandisa-
tion, l’austérité fiscale, etc. La seconde phase du néolibéralisme, à partir
du début des années 1990, a correspondu à la fois à la prolongation de
ces processus et à la modération de leurs pires effets : l’augmentation des
inégalités, de la pauvreté et de l’instabilité. L’État ne s’est pas retiré pour
laisser place à l’expansion du capital privé. À l’inverse, son intervention
_
s’est révélée de plus en plus nécessaire pour supporter le capital privé, une
84 action dont une forme emblématique a été, par exemple, le remplacement
_ des privatisations par des sociétés mixtes publiques-privées.
Au plan idéologique et académique, il s’est graduellement agi d’un
déplacement de l’État vers le marché et vers un État contribuant au bon
fonctionnement du marché et de la mondialisation. Plus précisément, au
sein de la théorie économique elle-même, s’est produit un déplacement au
profit du paradigme des marchés imparfaits, particulièrement associé à la
personne de Joseph Stiglitz. En pratique, la perte de légitimité de l’hypo-
thèse d’efficience des marchés n’a fait que susciter l’émergence de formes
de keynésianisme modérées ou abâtardies, principalement orientées vers le
sauvetage des banques et du système financier et liées à l’impératif corres-
pondant de couper les dépenses publiques pour y parvenir.
Tout cela montre bien l’importance des gains réalisés par le néolibé-
ralisme au cours des trois dernières décennies au sein de la reproduction
économique et sociale. Ces processus ont été conditionnés par l’émer-
gence et le renforcement des élites financières, dont ils sont le support,
aux niveaux national et international. Ils sont l’expression de transforma-
tions profondes, pas seulement aux plans académique, idéologique et des
politiques mises en œuvre, mais également au niveau des institutions et
des formes de gouvernance, qui interdisent les alternatives avant même
qu’elles n’émergent ou en saperaient les fondements si elles s’établissaient.
présentation DOSSIER interventions entretien livres

Remarques conclusives
Il y a certainement quelque chose de paradoxal dans le constat de l’am-
pleur des déficits budgétaires créés par la crise, qui sont la conséquence
directe ou indirecte de l’allocation des ressources de l’État au soutien et/
ou à la récompense du système financier. Pourtant, faire du système fi-
nancier la cible des critiques et le désigner comme l’objet des réformes
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nécessaires est un thème qui n’a cessé de s’affaiblir depuis son apparition
au lendemain de la crise. L’exigence de nationaliser le secteur financier
est pleinement justifiée, même si elle peut paraître romantique ou tenir
de l’« enfoncement de portes ouvertes » si ce transfert de propriété a déjà
été réalisé, au demeurant dans des circonstances tout à fait favorables à
la finance. De ce fait, l’opposition à la financiarisation devra revêtir des
formes plus raffinées et plus patientes, même si elles n’en sont pas moins
déterminées. Comme on peut le constater d’un pays, d’un secteur et d’une
période à l’autre, l’impact de la financiarisation est à la fois inégal et diffé-
rencié, comme le sera la nature des luttes résultant des formes d’économie
et de reproduction néolibérales. Le défi réside dans la nécessité de pousser
_
les luttes individuelles au-delà des formes de gouvernance dépolitisées
qui ont accompagné la financiarisation et les impératifs financiers, et de 85
réaliser l’union de ces luttes afin d’assurer, au moins comme une première _
avancée, que la finance serve la société plutôt que l’inverse. n

(traduit de l’anglais par Gérard Duménil)

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