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Du néolibéralisme au néocapitalisme ?

Quelques réflexions à partir de Foucault


Stéphane Haber
Dans Actuel Marx 2012/1 (n° 51), pages 59 à 72
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0994-4524
ISBN 9782130593300
DOI 10.3917/amx.051.0059
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 05/09/2023 sur www.cairn.info par Soheil G.Matin via Université de Liège (IP: 139.165.31.39)

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Du Néolibéralisme
au Néocapitalisme ?
Quelques réflexions
à partir de Foucault
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Par Stéphane HABER

Foucault fait partie de ces théoriciens pour lesquels le concept de capi-


talisme semble plutôt appartenir à l’ordre des obstacles épistémologiques
qu’à celui des problèmes authentiques dont on pourrait se saisir sur-le-
champ pour entreprendre de les traiter. En aucun cas la théorie sociale
ne se soumet, chez lui, à l’obligation d’accomplir les tâches évidentes par
leurs enjeux pour un Marx ou pour un Weber, mais pas seulement pour
eux (puisque Deleuze en ferait partie d’une certaine manière), consistant
_
à définir « le capitalisme », à en analyser les lois, à en démonter les méca-
nismes, à en interpréter la trajectoire et les différentes phases, à en évaluer 59
les apports, les contradictions et les menaces, etc. Mais cette distance _
foucaldienne par rapport à certains agenda historiquement consacrés par
le marxisme s’est exprimée sous la forme de différentes stratégies argumen-
tatives. Dans ce texte, nous voudrions montrer comment certaines de ces
stratégies possèdent, indirectement, un intérêt tout particulier du point
de vue de la conjoncture contemporaine, conjoncture que les notions de
« néolibéralisme » et de « néocapitalisme » tentent chacune à leur manière
de cerner. L’objectif, plus précisément, consiste à montrer que l’usage qui
est fait actuellement des thèmes foucaldiens – essentiellement dans le cadre
d’une analyse de la culture et de la politique néolibérales – devrait s’élargir
afin de pouvoir prendre en compte certains caractères plus substantiels du
capitalisme lui-même comme forme sociale et économique.

L’apport des cours de 1978 et 1979


Surveiller et punir, bien qu’opérant un choix d’objet (le dispositif
carcéral contemporain) extrêmement déroutant par rapport aux thèmes
privilégiés par les approches marxistes dominantes1, pouvait pourtant

1. Malgré le précédent remarquable de G. Rusche et O. Kirchheimer, Peine et structure sociale [1939], Paris, Cerf, 1994. Un des
thèmes, clairement marxistes, de l’ouvrage est que les sociétés bourgeoises ont favorisé une conception utilitariste de l’exercice
de la peine. Celle-ci les aurait conduites à mettre en place des dispositifs carcéraux par lesquels les détenus furent transformés en
travailleurs bon marché ou, du moins, qui s’inspirèrent du traitement subi par le prolétaire surexploité.

Actuel Marx / no 51 / 2012 : Néolibéralisme : rebond/rechute


néolibéralisme : rebond/rechute

S. HABER, Du néolibéralisme au néocapitalisme ? Quelques réflexions à partir de Foucault

donner au lecteur marxisant l’impression de se retrouver en terrain connu.


D’une part, l’image d’une puissance déchaînée s’emparant progressive-
ment de la société, pénétrant toujours plus profond et la soumettant à sa
loi abstraite, image incontestablement prégnante dans l’ouvrage de 1975,
pouvait rappeler ces nombreuses versions du marxisme qui insistent sur
le côté aveugle et inexorable du processus de « la reproduction élargie » et
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sur ses conséquences. D’autre part, du livre I du Capital, Foucault retrou-
vait clairement la problématique des sections III et IV, celle des formes
concrètes et des effets de l’exploitation sur les conditions de travail et de
vie des ouvriers. Même s’il écartait une interrogation dans le style de la
section VII2, qui porterait sur la dynamique de l’accumulation considé-
rée en elle-même, du moins en tant qu’elle implique une mobilisation
croissante de la force de travail observable à l’échelle macroscopique des
classes, il redécouvrait certains thèmes empiriques que Marx avait choisis
d’associer très intimement à l’analyse de cette dynamique. Dans Surveiller
et punir, il est bien question, par exemple, de la production et de la gestion
de ces mêmes populations surnuméraires et marginales qui, d’après Marx,
_
ont accompagné la constitution du prolétariat industriel. Parfaitement
60 conscient de ces affinités inattendues, Foucault en donnait une explica-
_ tion conjoncturaliste et non déterministe : il se trouve que les dynamiques
sociopolitiques révélées par l’analyse du pouvoir ont rencontré les transfor-
mations induites par la révolution industrielle, selon un principe de simple
concomitance3. Dans un texte comme « Les mailles du pouvoir » (1976),
ce rapprochement se trouve même explicité en un sens qui implique une
nette réévaluation de l’apport marxien4.
C’est de ce point de vue que les cours prononcés par Foucault marquent
un tournant. Dans la leçon du 18 janvier 1978, partant de la notion de
sécurité, le philosophe intègre ainsi la problématique économique à sa défi-
nition du biopouvoir, problématique dont La Volonté de savoir avait signalé
l’intérêt d’une façon simplement allusive5. Le passage pourrait sembler
secondaire puisqu’il prend la forme d’une tentative hasardeuse, expérimen-
tale en tout cas, d’élargir le thème assez indéterminé d’une politique positive

2. Ce découpage en section n’apparaît qu’à partir de la traduction française en 1872.


3. M. Foucault, Surveiller et punir [1975], Paris, Gallimard, 1993, p. 257 et suiv.
4. Voir M. Foucault, Dits et écrits, IV, Paris, Gallimard, 1994, pp. 186-189. Invoquant l’étude des conditions concrètes de l’exploitation
dans Le Capital, Foucault fait de Marx le pionnier d’une analyse du pouvoir décentrée par rapport au phénomène de la souveraineté
étatique, plaçant donc au premier plan l’élément technologique et non juridique.
5. Voir M. Foucault, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, pp. 183-186. Dans ce passage très dense, Foucault définit le
biopouvoir comme le genre dont « l’anatomo-politique » du corps humain (largement explorée dans l’ouvrage sur la prison) et la « bio-
politique des populations » seraient les espèces. Il insiste ensuite sur le fait que le développement de ce biopouvoir a formé « un
élément indispensable au développement du capitalisme ». Il s’agit clairement de l’amplification d’un thème présent dans Surveiller
et punir (pp. 257-258) : la discipline d’usine du XIXe siècle comme point de croisement entre mutation du pouvoir et développement
capitaliste. Curieusement, la nouvelle dualité rappelle une orientation du livre I du Capital : étudier à la fois la discipline d’usine et
la gestion globale des populations en tant qu’elle explique la constitution d’une « armée de réserve » pour le capital. Tout se passe
comme si la redéfinition de 1976 résultait d’une critique que se serait faite Foucault en prenant en compte certaines analyses
empiriques de Marx.
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de la vie, initialement destiné à ne corriger que certaines partialités de


Surveiller et punir, en direction de celui d’une politique de société en général.
Mais en fait, l’intérêt de ce passage vient de ce que ce réinvestissement de
l’économique conduit le philosophe à s’éloigner des régions contiguës au
marxisme dans lesquelles s’était, un temps, élaborée sa réflexion – comme
s’il se déplaçait sur son terrain afin de le concurrencer directement. Sur la
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base d’une référence à la physiocratie, Foucault en arrive en effet à définir le
libéralisme comme une technologie de pouvoir. Apparemment, on se voit
ainsi reconduit à une sorte de primat ontologique écrasant de la domina-
tion. Cependant, une telle approche aboutit surtout à relativiser l’impor-
tance des disciplines, du fait de l’intégration de l’ample problématique de
la « société civile » et de son autonomie6, celle-là même dont Marx avait fait
rétrospectivement le point de départ de ses recherches7. Mieux, le pouvoir
moderne, semble-t-il désormais, c’est aussi, peut-être surtout, ce qui se
joue autour de la constitution maîtrisée d’une société civile revendiquant
l’autonomie, une autonomie que la prédominance des « lois » économiques
a illustrée de façon paradigmatique pour la modernité.
_
L’introduction de la notion de « gouvernementalité », qui intervient
dans le cours du 8 février 1978, exprime une prise de conscience des iné- 61
vitables transformations occasionnées, quant à l’analyse du pouvoir, par _
la prise en compte de la problématique de la société civile. Elle implique,
d’une part, une réappropriation de la thématique, jusque-là soigneuse-
ment contournée, de l’État et de sa formation en contexte occidental, ce
qui installe le propos à très grande distance de la problématique travail-
exploitation. Elle réclame, d’autre part, l’élargissement du modèle du
pouvoir bien au-delà des limites imposées par un fonctionnalisme global
auquel Foucault admet tacitement avoir trop accordé de crédit dans son
travail antérieur, particulièrement, peut-être, dans Surveiller et punir.
Dans le propos du philosophe, les deux aspects se recoupent largement.
Ainsi, il semble bien que, à ses yeux, avec la notion de « gouvernementa-
lité », le potentiel théorique inhérent à la problématique du biopouvoir,
introduite quelques semaines auparavant, qui implique d’abord une rela-
tivisation de la problématique de la souveraineté et de la légitimité, soit
appelé à se réaliser sur ce champ privilégié qu’est l’étude des politiques
d’État en tant qu’elles impliquent un moment d’émancipation de la société
6. Le thème de la coappartenance historique du pouvoir et de la critique (si la critique n’est pas qu’une illusion, elle se présente bien
à nous d’abord comme le corrélat de l’instauration de nouvelles formes de pouvoir, selon le modèle du gouvernement de « l’opinion
publique ») constitue le pendant de ces considérations dans les recherches foucaldiennes de cette période. Voir « Qu’est-ce que la
critique ? », Bulletin de la Société française de Philosophie, 1990, vol. 84, n° 2, pp. 35-63. D’une certaine façon, La Volonté de savoir
rendait possible cette évolution : le problème n’est pas que nous dépendons sans le savoir de dispositifs de domination écrasants
(Surveiller et punir), mais que la manière dont nous voulons aujourd’hui être libres appartient encore à un certain ordre de pouvoir.
Voilà qui rendait accessible le thème selon lequel la modernité contemporaine se caractérise par le fait que le discours du pouvoir
parle toujours de liberté et se place dans la perspective de l’épanouissement individuel. Les idéologies néolibérales en forment des
exemples limpides
7. K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions Sociales, 1977, « Préface ».
néolibéralisme : rebond/rechute

S. HABER, Du néolibéralisme au néocapitalisme ? Quelques réflexions à partir de Foucault

civile8. C’est avec la mise en valeur de cette dimension émancipatrice que


se dissipe définitivement l’impression que pouvait engendrer la lecture de
certaines pages de Surveiller et punir – l’impression qu’analyser le pou-
voir moderne revient plus ou moins à décrire l’avènement inexorable, à
l’échelle de la société entière, d’un totalitarisme disciplinaire analogue à ce
que Marx décrivait sous le nom de « soumission réelle » du travail par le
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capital ou proche de lui.

Néolibéralisme
L’analyse du néolibéralisme que l’on trouve dans le cours de l’année
suivante (Naissance de la biopolitique) se borne, au fond, à prolonger ces
intuitions sur le terrain du contemporain tout en s’éloignant de la pro-
blématique de la vie elle-même. Mais elle conduit en même temps à des
résultats spectaculaires, dont on comprend qu’ils aient retenu l’attention
des auteurs soucieux d’aller plus loin, en ce qui concerne l’analyse des si-
tuations actuelles, que ce que permet une simple critique néo-polanyienne
de l’émancipation du marché et des pathologies subséquentes.
_
Le motif dominant de ces pages désormais fameuses, qui proposent
62 une interprétation brillante du courant « ordolibéral » (Eucken, Röpcke),
_ à l’influence marquante dans la RFA de l’après-guerre, est que le néo-
libéralisme en général, loin de se réduire au moins d’État, implique une
politique de société9. Outre la mise en place d’institutions favorables à
l’épanouissement du marché, il se traduit donc, explique Foucault, par la
construction volontariste d’une autonomie sociale fondée sur la capacité
des agents économiques à se concevoir et à agir en tant que, précisément,
membres d’une société de marché. Or, du fait que le philosophe, thé-
matisant l’économie, développe une telle approche, centrée sur l’action
de l’État, ou plus exactement sur l’interaction entre le marché et l’État,
l’espace allouable à une théorie du capitalisme semble encore davantage
se restreindre – ne serait-ce que parce que la stratégie adoptée contraint à
admettre discrètement le postulat de base des théories néolibérales (l’idée
que parler de « capitalisme » ne constitue qu’une manière prétentieuse et
lourdement polémique d’évoquer « l’économie de marché »). Les activités
et les formes économiques, cessant d’être considérées comme des données
contextuelles, ce qui était bien le cas dans Surveiller et punir, deviennent
une partie du problème historique à traiter.
Certes, tout comme Marx, Foucault considère bien les conceptions
8. Le thème de la coappartenance historique du pouvoir et de la critique (si la critique n’est pas qu’une illusion, elle se présente bien
à nous d’abord comme le corrélat de l’instauration de nouvelles formes de pouvoir, selon le modèle du gouvernement de « l’opinion
publique ») constitue le pendant de ces considérations dans les recherches foucaldiennes de cette période. Voir « Qu’est-ce que la
critique ? », Bulletin de la Société française de Philosophie, 1990, vol. 84, n° 2, pp. 35-63.
9. C’est aussi la thèse que défend P. Rosanvallon à la même époque dans Le Capitalisme utopique (Paris, Seuil, 1979). Lui aussi,
d’ailleurs, enchaîne sur une critique sévère du marxisme : il ne serait pas sorti du fantasme, riche de potentialités autoritaires, d’une
société rendue transparente par la généralisation, foncièrement antipolitique, du régime de l’échange généralisé.
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économiques bourgeoises comme liées à l’avènement d’une forme sociale


déterminée et comme possédant une certaine fonction dans la reproduc-
tion de celle-ci10. Mais, manifestement, adhérant à une version extrême
de la thématique de l’enchâssement de l’économique dans le social, il
semble désormais voir l’évolution économique occidentale comme abso-
lument hétéronome, comme intrinsèquement dépendante du processus
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d’invention et de diffusion de technologies de pouvoir antérieures. C’est
là l’un des résultats les plus tangibles de la mise à distance du paradigme
disciplinaire. Avec la thèse positive énoncée dans la leçon du 21 février
1979, l’affaire semble entendue : du fait de la dépendance de la société
économique par rapport au pouvoir d’État et à sa gouvernementalité, il est
absolument impossible de penser à la lumière de l’idée d’un dépassement
du capitalisme, à la lumière de l’idée d’un capitalisme représenté comme
une force étrangère.

« Si (…) ce que les économistes appellent ’le capital’,


ce n’est en fait qu’un processus relevant d’une théorie pu-
_
rement économique, mais que ce processus n’a et ne peut
avoir de réalité historique qu’à l’intérieur d’un capitalisme 63
qui, lui, est économico-institutionnel, alors vous comprenez _
bien que le capitalisme historique que nous connaissons
n’est pas déductible comme [étant] la seule figure possible
et nécessaire de la logique du capital. En fait, on a histori-
quement un capitalisme, un capitalisme qui a sa singularité,
mais qui, à travers cette singularité même, peut donner prise
à un certain nombre de transformations institutionnelles
et par conséquent économiques, un certain nombre de
transformations économico-institutionnelles qui ouvrent
devant lui un champ de possibilités. Dans le premier type
d’analyse, référée entièrement à la logique du capital et de
son accumulation, un seul capitalisme, et par conséquent,
bientôt, plus de capitalisme du tout. Dans l’autre possibilité,
vous avez la singularité historique d’une figure économico-
institutionnelle devant laquelle, par conséquent, s’ouvre, si
du moins on se donne un peu de recul historique et un peu
d’imagination économique, politique et institutionnelle, un
champ de possibilités »11.

10. Bien que, comme le note J. Bidet, Marx considère que ces conceptions visent déjà la richesse abstraite, alors que Foucault
accepte de prendre au sérieux le moment par lequel ils défendent le bien-être des populations. Voir J. Bidet, « Foucault et le libéra-
lisme », Actuel Marx, n° 40, 2006/2, p. 169 et suiv.
11. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil/Gallimard, 2004, pp. 170-171.
néolibéralisme : rebond/rechute

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D’une certaine façon, c’est même cette formulation exotérique qui,


l’achevant, donne un sens polémique (clairement antimarxiste) à tout
le développement antérieur. Avec l’idée selon laquelle l’avenir du « ca-
pitalisme » est absolument ouvert (du fait de la variabilité des contextes
institutionnels qui le déterminent et, plus généralement, de l’impossibilité
d’isoler « l’économie » de son contexte) s’achève symboliquement cette
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phase de l’itinéraire de Foucault pendant laquelle la proximité avec cer-
taines problématiques marxistes a semblé la plus marquée. Le principe,
que l’on trouve chez certains théoriciens d’aujourd’hui, suivant lequel
l’époque contemporaine est « néolibérale », au sens d’une forme de pou-
voir qui trouve dans l’action de l’État son vecteur essentiel, plutôt que
« néocapitaliste », en un sens qui pourrait encourager l’économicisme,
constitue une lointaine répercussion de la décision théorique sous-jacente
à ces inflexions de 1977-197912.
En résumé, on peut isoler, dans les cours des années 1977/1979, le
développement d’une forte ligne de raisonnement : biopouvoir → gouver-
nementalité → libéralisme → néolibéralisme, qui vise à spécifier progressi-
_
vement des concepts que le philosophe, après les avoir rencontrés dans
64 l’improvisation créative, entend, devant ses auditeurs, définir en fonction
_ de faits historiques aussi précis que possible. Cette ligne de raisonnement,
qui s’écarte des idées de La Volonté de savoir, n’apparaît pas absolument
contraignante ni en elle-même ni dans l’argumentation déployée par
Foucault. Elle ne suppose donc pas que les termes qui la composent ne
prennent sens que par elle. On peut imaginer bien des usages théoriques
des thèmes du biopouvoir et de la gouvernementalité qui ne conduisent
pas au motif néolibéral. Mais elle apparaît suffisamment impressionnante
pour être prise au sérieux. Il reste cependant à savoir si une autre ligne pos-
sible, biopouvoir → capitalisme, n’est pas devenue historiquement plus sug-
gestive. La confirmation de cette hypothèse renforcerait l’impression selon
laquelle quelque chose ne va pas avec les conceptions qui, non contentes

12. L’ouvrage de P. Dardot et de Ch. Laval (La Nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009) entend donner toute sa portée
à un constat aussi limpide que frappant : l’essentiel des propositions foucaldiennes à propos du néolibéralisme a été validé empiri-
quement. Depuis trois décennies, le néolibéralisme « réellement existant » n’a pas, en effet, signifié un retrait généralisé de l’État au
profit du marché, mais plutôt la réorientation de son action en fonction d’un projet « constructiviste » : l’édification d’une société de
marché. C’est ainsi que, pour les auteurs, le public management, continuation par d’autres moyens de l’affirmation de la puissance
étatique, a constitué le foyer d’une recomposition de l’exercice du pouvoir politico-administratif dont les effets se sont associés aux
évolutions organisationnelles dans les entreprises (flexibilité, intensification du travail, etc.). Reprenant l’hypothèse aujourd’hui lar-
gement acceptée selon laquelle l’époque contemporaine, via le management et le consumérisme, promeut des formes d’individualité
et de normes d’individuation axées autour de l’efficacité concurrentielle effrénée et du rapport instrumental à soi-même, Dardot et
Laval radicalisent et, peut-être, clarifient le sens de l’analyse foucaldienne : le noyau du « pouvoir », particulièrement net dans le cas
des politiques néolibérales, c’est la production réussie de sujets (et non pas, par exemple, l’influence, la contrainte, la domination,
l’engendrement de conflits d’un nouveau genre ou le principe d’apparition d’actions collectives originales). Voir également V. Lemm
(dir.), Foucault : Neoliberalismo y Biopolìtica, Santiago, Universidad Diego Portales, 2010. Notons cependant que certains auteurs
utilisent le terme « néolibéralisme » sans l’arrière-plan foucaldien qui est celui de Dardot et de Laval. C’est le cas par exemple de
D. Harvey (A Brief History of Neoliberalism, New York, Oxford University Press, 2005) ou de G. Duménil et D. Lévy (The Crisis of
Neoliberalism, Cambridge Mass., Harvard University Press, 2011) où il désigne une certaine phase historique du capitalisme. Dans
cet article, nous ne ne discutons que les usages foucaldiens et post-foucaldiens du terme, qui impliquent une mise en avant anti-
économiciste des aspects politiques et culturels .
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de mettre en avant, pour asseoir un diagnostic du présent, le thème du


néolibéralisme comme politique (ce qui ne pose en soi aucun problème),
finissent par faire de l’avènement d’une politique d’État, et finalement de
la production de néosubjectivités marchandes qui en occupe le centre, la
clé des évolutions historiques récentes. Nous voudrions suggérer que la
mise en questions de ces conceptions devrait impliquer la promotion de
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thématiques qui peuvent et doivent enrichir une caractérisation directe du
capitalisme contemporain.

La fin apparente de l’extériorité du capitalisme


Dans la caractérisation « néolibérale » de la période contemporaine
qui dérive des propos foucaldiens des années 1970, s’appuie sur eux ou
en retrouve l’inspiration fondamentale, ce sont l’échange marchand ainsi
que le marché comme institution qui définissent le centre de l’organi-
sation économique moderne, fût-elle hétéronome. La dimension dyna-
mique, plus précisément expansive et invasive, du capitalisme lui-même,
bien identifiée dans l’analyse marxienne13 avant d’occuper le centre des
_
conceptions propres aux théories sociales et historiques actuelles du ca-
pitalisme (Braudel, Wallerstein, Arrighi…), se trouve, en quelque sorte, 65
mise entre parenthèses. Et cette opération n’apparaît crédible sur le plan _
empirique que dans la mesure où c’est à une autre instance, à savoir l’État,
que l’on a discrètement attribué le rôle principal dans ce processus de
bouleversement permanent des rapports sociaux sur lequel avait insisté le
Manifeste du parti communiste. Notre thèse sera que ce qui est requis pour
reprendre pied sur le terrain de l’interprétation du capitalisme lui-même,
c’est un mouvement de réflexion qui, partant de la notion assez générale
du « capitalisme réflexif », se dirige vers le thème plus précis du « biocapi-
talisme » – un mouvement qui peut encore stimuler les grandes intuitions
foucaldiennes des années 1970.
La notion de processus sociaux « réflexifs » (au sens de l’autoréféren-
tialité), c’est-à-dire au moins partiellement déterminés par la prise en
compte intelligente de processus sociaux antérieurs ou contemporains de
même ordre qu’eux, idée qui contredit le modèle de la croissance aveugle,
est devenue courante dans les sciences sociales. Comment éclaire-t-elle la
spécificité du néocapitalisme ?
Sous l’influence de certains faits bien réels (« accumulation primitive »,
colonialisme, impérialisme, violences guerrières), le marxisme a assurément

13. Elle forme le thème du début du Manifeste du parti communiste. Sur la base de la salarisation du travail et de la commercialisa-
tion de biens, le capitalisme apparaît alors comme le facteur de transformations sociales répétées et d’une intensification constante
des échanges à l’échelle du monde. Marx, qui les mentionne dans les Grundrisse, semble bien avoir voulu exclure ce genre de
considérations « wébériennes » ou « braudéliennes » du propos du Capital, ouvrage qui, en insistant sur les ressorts structurels de
la reproduction élargie (livre II) et sur la dynamique de l’exploitation (livre I), laisse peu de place à l’histoire interne du capitalisme
lui-même (qui n’est guère présente, et occasionnellement, que dans la section sur l’accumulation primitive).
néolibéralisme : rebond/rechute

S. HABER, Du néolibéralisme au néocapitalisme ? Quelques réflexions à partir de Foucault

favorisé l’image d’un capitalisme agressif, stupidement pilleur et exploiteur.


Il ferait, en quelque sorte, payer au monde et aux gens sa volonté solipsiste
à se reproduire coûte que coûte, volonté qui se situerait au principe de la
tendance conquérante aveugle qui l’habite. Mais si ces aspects n’ont pas
disparu, loin s’en faut, ils coexistent aujourd’hui avec d’autres caractères
et fusionnent parfois avec eux ; plus précisément : avec un capitalisme qui
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cherche à s’associer au mouvement d’autoreproduction de la vie sociale
et de la vie individuelle, à investir le niveau même de leur tendance à
persévérer dans l’être pour se confondre avec lui. Ainsi, par exemple, et
avec des accentuations variables selon les contextes nationaux, depuis la
révolution silencieuse des fonds de pension14, devenus paradigmatiques à
l’échelle mondiale, l’individu sent que ses conditions concrètes de vie (le
niveau des prestations éducatives ou médicales dont il bénéficiera, le mon-
tant de sa retraite, etc.) dépendent, moyennant des chaînons, d’ailleurs
pas si nombreux, de son insertion dans un univers bancaire et assurantiel
largement globalisé, fleuron du capitalisme néolibéral. Si l’on explicite ce
que suggère ce phénomène, on tombe sur une impression d’immédiateté
_
et de visibilité de la relation existant entre le destin de l’individu vivant et
66 vulnérable, l’individu et ses conditions de vie, d’une part, et, de l’autre, le
_ marché mondial concentré dans le système financier et ses aléas15. Celui-
ci, du coup, ne se présente plus d’emblée comme étranger et hostile, mais
plutôt comme une sorte de grande présence enveloppante dont chacun
se sait dépendre en tout cas, pour le meilleur et pour le pire. C’est en
ce sens que l’idée d’un système autonome, mû par sa seule tendance à
persister et à grandir, transcende la vie des hommes, qui forma l’une des
idées inspiratrices de la critique de l’aliénation moderne depuis l’époque
des Manuscrits de 1844, semble devoir perdre en pouvoir de conviction.
En créant un réseau complexe de dépendances et de complicités dont les
fonds de pension ont constitué des vecteurs essentiels, on a assuré, en
quelque sorte, la possibilité d’une domestication de ce système, voire le
début de sa réabsorption silencieuse dans la familiarité évidente propre au
« monde vécu ». D’où, paradoxalement, la possibilité d’un néolibéralisme
désenchanté, fataliste et, pour finir, cynique, caractéristique, semble-t-il,
de la période qui s’est ouverte avec la crise de 2008. Y domine le sentiment
aigu d’une présence immédiate du système financier global à l’existence
individuelle, présence qui rend naturelle l’idée que, se présentant à nous
comme un destin, il mérite notre sollicitude et nos sacrifices.
C’est en ce sens qu’il semble intéressant de parler, en extrapolant, du
14. P. Drucker, The Unseen Revolution. How Pension Fund Socialism came to America, New York, Harper and Row, 1976 ;
S. Montagne, Les Fonds de pension. Entre protection sociale et spéculation financière, Paris, O. Jacob, 2006.
15. Par un jeu de contrôles et d’incitations, l’État, quant à lui, voudrait se borner à organiser la coordination fluide entre les décisions
individuelles et l’univers de la finance, soit les deux instances que, dans la phase keynésienne-fordiste, il pouvait encore prétendre
gouverner.
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déclin d’un certain modèle, historiquement prégnant, d’extériorité du ca-


pitalisme (ou de représentation de cette extériorité) par rapport à la vie
sociale et à la vie humaine, le modèle historique dans lequel le capitalisme
se présentait d’abord comme le principe d’une aliénation objective. En un
certain sens, l’impression que le système est moins « absurde » qu’avant,
donc moins autre, moins mû par un impetus sans rime ni raison, se révèle
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correcte. Elle relève d’une sorte d’illusion bien fondée.
C’est le thème de l’expansion réflexive qui permet de justifier cette im-
pression. Il signifie, au-delà de nouvelles formes de conscience marquées
par le sentiment d’une proximité du « système », que les activités écono-
miques qui expriment la dynamique du capitalisme sont moins qu’aupa-
ravant dépendantes de la nécessité de s’approprier, pour les intégrer de
force aux conditions de son expansion historique, des éléments extérieurs à
l’histoire et à la sphère du capitalisme lui-même, des éléments rencontrés
par hasard avant d’être assujettis (comme les ressources naturelles, la force
de travail et la capacité de consommation des travailleurs indépendants,
les apports des modes de production précapitalistes)16. Un capitalisme
_
plus réflexif dépense une moindre quantité d’énergie dans l’exécution
de la tâche consistant à se soumettre des éléments extérieurs ; il cherche 67
instinctivement à s’affranchir non de telle dépendance particulière, mais _
du fait de la dépendance en général ; il ne peut être simplement décrit
à partir du modèle de la puissance déchaînée qui finit par englober et
métaboliser toute chose. Ce faisant, il semble répondre lointainement à
une sorte d’aspiration à le voir moins étranger et hostile à la vie. Trois cas
de cette réflexivité peuvent être distingués.
Le modèle de réflexivité le plus simple consiste, pour le capitalisme,
à produire anticipativement les conditions de son propre développement
à venir, plutôt que de vivre en utilisant des conditions favorables qu’il a
simplement eu la chance de trouver à sa disposition. Dans sa phase actuelle,
la culture joue à ce niveau un rôle déterminant, réel et symbolique. Car
nous ne vivons plus seulement dans une société marchande, mais dans une
société qui a fait du « Marché » (résumé par le marché financier global),
rendu omniprésent par ses multiples et obsédantes déclinaisons, par les
discours incessants que l’on tient sur lui, par les représentations graphiques
ou iconiques que l’on donne partout de lui, par son installation impudente
au centre de l’espace public (il suffit de penser au défilement permanent

16. Dans un passage des Grundrisse (Paris, Éditions Sociales, 1980, t. I, p. 398), Marx insistait déjà sur le fait que le propre du
capitalisme mature tient à sa capacité à créer et à faire exister (à « poser », dans le jargon hégélien) les conditions de sa propre repro-
duction. La demande en biens, nécessaire au développement de la production, a ainsi été préparée par la dissolution (provoquée) des
formes prémarchandes de la consommation. Les phénomènes de réflexivité que nous isolons semblent représenter une radicalisation
vertigineuse de cette caractéristique. G. Arrighi (The Long Twentieth Century, Londres, Verso, 2009) développe ce thème marxien de
façon séduisante en montrant que, plus on avance dans l’histoire du capitalisme, plus les zones hégémoniques au sein des systèmes-
mondes sont vouées à assurer des fonctions nombreuses et complexes (militaires, politiques, commerciales, productives, financières,
culturelles…) afin de soustraire les conditions de leur perpétuation à l’aléa et à la contingence.
néolibéralisme : rebond/rechute

S. HABER, Du néolibéralisme au néocapitalisme ? Quelques réflexions à partir de Foucault

des cotes boursières à Times Square ou sur les chaînes d’information de


la télévision), l’objet d’un intense investissement collectif, l’un des points
de ressourcement de l’imaginaire et des intérêts collectifs, y compris ceux
qu’imprègne la recherche d’un Maître. C’est là l’une des explications du fait
que les phénomènes accompagnant la recherche du profit (accroissement
de la production et de la consommation, avancées technologiques, mar-
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chandisation grandissante des biens d’usage et des services, intensification
des échanges marchands…) peuvent faire l’objet d’une valorisation inédite,
constituant, par exemple, le thème d’addictions individuelles et collectives
d’un style nouveau. Or, on peut interpréter ces développements, autour
desquels se redéfinit la « culture », comme le résultat d’un mouvement
par lequel le capitalisme est parvenu à demander aux institutions, et, fi-
nalement, au psychisme individuel lui-même, de se caler sur le modèle
de l’expansion illimitée, lequel se voit ainsi adopté par la vie même, sous
la modalité de l’hyperproductivisme et de l’hyperconsumérisme. Dans la
mesure où la formulation de cette demande fait l’objet de stratégies soi-
gneusement pensées (management, marketing, coaching, publicité, etc.) et
_
d’une activité productive et commerciale rentable, on peut dire que la géné-
68 ration du consentement actif au capitalisme est devenue l’une des activités
_ centrales de la production capitaliste en général, l’un des canaux privilégiés
de l’anticipation par le système de son expansion future.
Le second cas de réflexivité est celui où le capitalisme transforme en
présuppositions de sa future expansion des résultats présents de son propre
mouvement expansif. Les premiers exemples d’une telle endogénéisation
qui viennent à l’esprit sont ceux qui se rattachent au développement d’un
capitalisme de la réparation des dégâts (environnementaux, techniques,
corporels, psychiques) occasionnés par les activités liées au capitalisme
même. Ici, les biens et les services produits ne répondent pas, comme
dans les conceptions classiques, aux besoins nés des nécessités naturelles,
des habitudes collectives ou de la fantaisie individuelle, mais aux coûts du
développement capitaliste lui-même. À titre de seconde illustration de ce
cas, on peut rappeler en quoi l’essor explosif de la finance au cours des
années 2000 a différé d’une banale fièvre spéculative : il s’est largement
nourri du développement, puissamment organisé et pensé, de produits
destinés à assurer (du moins en théorie) contre les risques engendrés, au vu
et au su de tous, par son existence même, reposant donc sur un processus
de titrisation en spirale des créances. Il s’est donc agi d’une expansion
qui a beaucoup vécu d’une sorte de conscience des risques de l’expansion
(ici celle de la masse monétaire et du capital fictif ) et de la réponse à ces
risques – une expansion qui s’est donc efforcée de transformer directement
certains résultats présents du processus de reproduction élargie qui l’anime
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en présuppositions de sa croissance à venir.


Enfin, un troisième mode de réflexivité s’observe au moment où les
conditions des phases d’expansion passées qui sont mobilisées au présent en
vue de la continuation du processus d’autoreproduction élargie. Illustrant
ce phénomène, D. Harvey insiste, par exemple17, sur le fait ironique que
la privatisation des propriétés collectives et des services publics, qui a
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symbolisé et partiellement alimenté le développement capitaliste récent,
impliquait que fussent restitués au jeu du capitalisme libéral des dispositifs
sociaux qui avaient été largement élaborés pour limiter les effets d’injus-
tice ou d’aliénation inhérents à des phases antérieures du développement
du capitalisme, mais qui, en dehors des pays communistes, avaient aussi
permis son rééquilibrage dans la période postérieure à 1945. Avec la vague
internationale de privatisation qui a commencé dans les années 1980, il
ne s’est pas seulement agi d’une illustration supplémentaire des vertus
de la célèbre « destruction créatrice », mais d’une espèce de technique
destinée, pour le capitalisme, à utiliser ses propres formes antérieures, les
vestiges d’autres époques de sa dynamique historique, comme si elles for-
_
maient des sortes de ressources extérieures disponibles. À l’encontre du
modèle luxemburgiste (le capitalisme exploitant et détruisant les formes 69
économiques précapitalistes), il s’est donc agi pour lui de « subsumer » _
et de vampiriser de façon décomplexée (pas seulement d’abandonner) les
institutions et les mécanismes qui avaient, un temps, contribué à assurer
sa survie, puis son développement euphorique.
Concluons sur ce point. On se souvient de la polémique qui avait
opposé Habermas à Luhmann dans les années 197018. L’apparence
d’automaticité et d’anonymat que présentent certains processus sociaux
dynamiques (dont la « croissance » capitaliste forme à la fois le paradigme
et le socle) est-elle la manifestation d’une irrationalité essentielle (due, par
exemple, à l’étroitesse et à l’aveuglement typiques de l’action instrumen-
tale) des « systèmes » qui forment le principe de ces processus (Habermas) ?
Ou bien manifeste-t-elle au contraire la stupéfiante capacité de ces sys-
tèmes à faire face à des environnements de plus en plus complexes, donc
à relayer les pouvoirs de l’intelligence et de la volonté humaines jusque
dans les milieux les plus opaques et les plus réfractaires (Luhmann) ? Sans
vouloir revenir au contenu précis de ces discussions anciennes, ce que l’on
peut dire, c’est qu’un capitalisme désormais plus capable, au terme d’une
poussée supplémentaire de rationalisation, de se reproduire en s’appuyant
réflexivement sur ses propres réalisations contemporaines ou antérieures
et de programmer les conditions de ses futures réalisations expansives a

17. D. Harvey, The Enigma of Capital, Londres, Verso, 2010.


18. J. Habermas, N. Luhmann, Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie ?, Francfort, Suhrkamp, 1979.
néolibéralisme : rebond/rechute

S. HABER, Du néolibéralisme au néocapitalisme ? Quelques réflexions à partir de Foucault

quelque chose d’incontestablement « luhmannien ». Ce faisant, sublimant


une part de la pulsion d’envahissement et d’exploitation qui l’anime, il
semble se dépouiller de certains des attributs menaçants de l’extériorité.

Biocapitalisme
Notre hypothèse suivante sera que la mise en place de cette espèce de
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« régime d’expansion réflexif » qui caractérise en partie le néocapitalisme
se rattache par une forte relation d’affinité à un autre caractère, qui lui
assure une vraie prise sur l’expérience individuelle vécue – un caractère
que permet de concevoir le terme « biocapitalisme ». Il y a apparemment
là, dirons-nous, deux façons historiquement complémentaires – la pre-
mière plutôt « par le haut », par le système, la seconde « par le bas », plutôt
en rapport avec le « monde vécu »19 – dont le capitalisme est sorti (du
moins dans certaines de ses manifestations significatives) du modèle de
l’expansion aveugle et violente, celle dont le modèle typique – destruction,
parasitage, mainmise, conçus comme des corrélats d’une marchandisation
et d’une salarisation croissantes, comme infrastructures de la « croissance »
_
– avait été fixé dans ce qui est devenu, à partir de la traduction française
70 de Roy, la section VIII du « livre I » du Capital ou dans L’Accumulation
_ du capital de Luxemburg. Le biocapitalisme constitue même, en quelque
sorte, la contrepartie concrète de la mise en place d’une sorte de régime
d’accumulation réflexif, la principale manière dont se trouve relayée, dans
le domaine de l’expérience sociale, la propension à dépasser la contradic-
tion du système et de la vie.
En quel sens, autre que métaphorique ou très indéterminé, peut-on
parler de biocapitalisme et affirmer que l’expansion actuelle est, au moins
partiellement, de nature biopolitique ? En d’autres termes : qu’elle ne
provient pas du dehors de la Lebenswelt pour la percuter et la persécuter,
mais qu’elle s’installe tranquillement sur son terrain, en son centre même
(en l’occurrence, dans la vie organique elle-même) s’alimentant à ses res-
sources et l’enrichissant en retour ?
Pour introduire cette problématique, l’argument empirique le plus
simple, constamment mis en avant, entre autres, par un auteur comme
A. Fumagalli20, concerne l’effacement de la frontière entre le travail et
la « vie », au sens d’une continuité entre contextes existentiels concrets
autrefois étanches. Le diagnostic est connu : dans des sphères importantes
de l’univers économique contemporain, celles où prédomine le travail
immatériel et coopératif, l’activité productive se trouve référée à des com-
pétences informelles où le personnel et le professionnel s’entrelacent. Mais

19. Pour reprendre la terminologie de J. Habermas dans Théorie de l’agir communicationnel [1981], Paris, Fayard, 1987, t. 1.
20. A. Fumagalli, Bioeconomia e capitalismo cognitivo, Rome, Carocci, 2007.
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la dimension biopolitique du néocapitalisme moderne s’exprime sous


des formes plus transparentes encore, selon l’économiste italien. Elle se
justifie d’abord grâce au constat intuitif selon lequel la préservation de la
santé, l’enhancement (l’amélioration des performances), le renforcement
et la transformation de soi, sont devenus certains des foyers essentiels
du productivisme et du consumérisme contemporains – le corrélat de
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l’empowerment sans lequel l’exercice de l’autorité semble aujourd’hui il-
légitime. La prégnance du thème biopolitique traduit enfin le fait que
l’image structurante de la marchandise (peu importe qu’elle soit en partie
fantasmatique) n’est plus seulement aujourd’hui l’objet extérieur utile, le
réfrigérateur destiné à la ménagère typique ou bien l’automobile Ford,
mais aussi le service à la personne, qui assure plus directement le bien-être
individuel, qui s’intègre plus immédiatement dans le cycle de la vie, de
ses besoins, de sa stimulation, sans la médiation indiscrète des produits
industriels objectivés.
Bref, le capitalisme (incarné par ses industries les plus dynamiques et
les plus profitables, les plus mythifiées également) semble graviter de plus
_
en plus autour de la vie stricto sensu, de cette vie dont les sujets humains
font d’abord l’expérience immédiate en tant que sujets incarnés. Il semble 71
graviter autour de la gestion du corps, de la prise en charge de sa souplesse, _
de ses défaillances (insuffisances, maladies et vieillissement) ou de ses po-
tentiels inexploités et de sa puissance relationnelle, base de sa puissance
communicationnelle et objectale. Ainsi, la tendance à l’arraisonnement
systématique de la force de travail, caractéristique, selon Marx, du capi-
talisme en général, se double désormais d’une sorte de projet diffus de
soutien, d’excitation et de développement de la vie organique individuelle,
projet dont la réalisation emprunte le circuit reliant l’explicitation mar-
chande des besoins et la prévoyance individualiste stratégique. Ou plutôt,
il y a fusion des deux projets, cette fusion étant représentée par la conti-
nuité des activités du corps au travail et hors travail, au moyen de laquelle
s’opère une nouvelle modalité, transversale, de la « subsomption réelle »
(du travail par le capital). Le souci des avatars, positifs et négatifs, du corps
propre constitue même apparemment le foyer de l’automarchandisation
et de la transformation, autrefois préconisée par les ordo-libéraux évoqués
dans les cours de Foucault au Collège de France, de tous les individus
en acteurs directs du système capitaliste. On a ainsi plus affaire à une
caricature forcée qu’à une négation aveugle et agressive de la vitalité. Le
« biocapitalisme » au sens plus ordinaire, qui peut concerner, par exemple,
les biotechnologies21, l’industrie pharmaceutique, la recherche biologique
appliquée ou la médecine d’optimisation, constitue évidemment un corré-
21. Voir N. Rose, The Politics of Life itself. Biomedecine, Power and Subjectivity in the Twenty-First Century, Princeton, Princeton
University Press, 2007. Voir également le dossier « Corps dominés, corps en rupture », Actuel Marx, n° 41, 2007.
néolibéralisme : rebond/rechute

S. HABER, Du néolibéralisme au néocapitalisme ? Quelques réflexions à partir de Foucault

lat majeur de ce saisissement de la vie propre à des fins de valorisation, de


cette tentative pour raccorder expansion systémique et expansion vitale22.
Peut-être constitue-t-il même un niveau du présent plus profond et plus
durable que les phénomènes que ce que permet de concevoir la catégorie
politique de « néolibéralisme » dont Foucault avait entrevu la richesse.
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Quoi qu’il en soit, la conclusion évidente que l’on peut tirer de ces
constats est que le capitalisme a évolué selon une trajectoire que les
conceptualisations de Foucault permettent d’éclairer – dès lors que l’on
a un peu mis à distance la fascination, bien compréhensible, qu’exercent
ses allusions au néolibéralisme comme politique d’État. Tout se passe
comme si le biocapitalisme avait même pris le relais du biopouvoir que
le philosophe avait progressivement fini par délaisser dans ses recherches.
Certes, l’auteur de Surveiller et punir avait lui-même finalement estimé
que la référence insistante au « capitalisme » pris en lui-même risquait
d’enfermer dans la croyance (fausse) en la centralité de l’exploitation et
dans une critique (invraisemblable) du progrès inexorable d’une sorte de
_
grand système vorace prêt à se jeter sur la société et sur les individus avant
72 de se détruire lui-même. Et cela alors que, finalement, il lui est apparu que
_ ce qu’il s’agit de penser, ce sont, au contraire, des complicités originaires
et des entre-appartenances natives entre la vie et la domination qui n’ont
justement pas l’exploitation comme condition de possibilité. Mais c’est
l’évolution récente du capitalisme qui atténue pour nous la portée de ces
anciennes préventions.
Que conclure de cette évolution elle-même ? Simplement ceci. Devant
un ordre du vivant qui se trouve tout à la fois sollicité et menacé, stimulé et
instrumentalisé, provoqué et endommagé, par le néocapitalisme compris
dans l’ensemble de ses manifestations et de ses effets sociaux concrets, on
ne peut que constater que la promesse de dépasser l’opposition du système
et de la vie qui le porte n’a pas été tenue et ne pouvait pas l’être. Les crises
économiques actuelles peuvent alors être interprétées comme le moment
de vérité grâce auquel on comprend que le devenir-réflexif du capitalisme
n’a été, finalement, qu’une façon un peu originale, un peu excitante, de
continuer sur la lancée d’une trajectoire longue et de plus en plus absurde.
Quelque chose comme un simple détour. n

22. Chez M. Hardt et T. Negri (Multitude, Paris, La Découverte, 2004), le biopouvoir se définit comme une tentative de se soumettre
une biopolitique spontanée que les auteurs décrivent d’abord en termes de vitalité sociale. Bien qu’elle n’accorde pas, à tort, d’im-
portance particulière à la médiation corporelle et biologique, cette position permet d’intégrer à la problématique du biocapitalisme
le champ entier de la vitalité psychique et collective.

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