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AVENTURIERS OU ORPHELINS DE LA MIGRATION

INTERNATIONALE
Nouveaux et anciens migrants « subsahariens » au Maroc
Mahamet Timera

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Editions Karthala | « Politique africaine »

2009/3 N° 115 | pages 175 à 195


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ISSN 0244-7827
ISBN 9782811102838
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2009-3-page-175.htm
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Pour citer cet article :


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Mahamet Timera, « Aventuriers ou orphelins de la migration internationale.
Nouveaux et anciens migrants « subsahariens » au Maroc », Politique africaine
2009/3 (N° 115), p. 175-195.
DOI 10.3917/polaf.115.0175
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Politique africaine n° 115 - octobre 2009
175

Mahamet Timera

Aventuriers ou orphelins
de la migration internationale ?

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NOUVEAUX ET ANCIENS MIGRANTS « SUBSAHARIENS »
AU MAROC

Défini comme lieu de transit vers l’Europe pour les Subsahariens, l’espace marocain
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réalise la fusion, la rencontre et la confrontation d’anciennes et de nouvelles migra-


tions. Mobilités et ancrages, passages et installations s’y présentent de manière
combinée et non simplement opposée, ce qui amène à réinterroger la notion de
« migration de transit ». Cette dialectique des situations, des temporalités et des
types d’acteurs produit des formes d’empilement et/ou de clivages entre différentes
figures migratoires. L’analyse d’une telle configuration soulève d’intéressantes questions
pour la sociologie des migrations : celle de la prise de l’espace-temps intermédiaire
et celle de la mobilisation des ressources nécessaires pour partir.

Le Maroc apparaît comme une nouvelle voie d’émigration vers l’Europe


pour des ressortissants de pays africains au sud du Sahara (Sénégal, Mali,
Guinée, Côte d’Ivoire, Congo, etc.). La traversée du Sahara, de la Méditer-
ranée ou de l’Atlantique et l’entrée dans les enclaves espagnoles de Ceuta
et Melilla dessinent un parcours de migration singulier et souvent tragique.
Elles annoncent les nouveaux boat-people africains, qui sont loin de bénéficier
de l’élan de solidarité réservé dans les années 1970 à leurs prédécesseurs
en provenance de l’ancienne Union indochinoise.
Désormais pays d’émigration et d’immigration, confronté à l’arrivée, aux
velléités de passage vers l’Europe et à la sédentarisation des Subsahariens 1,
le Maroc se constitue en région-frontière de l’espace Schengen. Entrée difficile
et/ou clandestine sur le territoire marocain, transit plus qu’aléatoire vers
l’Europe et sédentarisation de fait et contre leur gré encadrent le destin des
migrants subsahariens. Leur chute progressive et massive dans une misère
plus ou moins atténuée par la solidarité et la compassion des Marocains,
leur confrontation parfois violente aux marges de la société locale (quartiers

1. Terme générique utilisé au Maroc, particulièrement dans la presse, pour désigner les migrants
originaires d’Afrique subsaharienne.
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populaires, pauvres et peu sûrs), les actions sporadiques de police migratoire


de la part de l’État marocain (plus ou moins inspirées par l’Europe) condi-
tionnent leur rapport à la société d’accueil.
Le traitement de l’immigration subsaharienne au Maroc s’est largement

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réduit à celui des campements des camarades 2 dans le nord du pays, des
expulsions dans le désert, des naufrages dramatiques et des accostages
surréalistes de pirogues sur les plages des îles espagnoles. Une telle approche
laisse dans l’ombre la migration des Marocains eux-mêmes 3, privilégie le
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transit dans la définition de l’espace marocain et néglige l’inscription des


migrants subsahariens dans les centres urbains, ainsi que leur installation
dans les quartiers populaires de la société locale 4.
Leur sédentarisation, même précaire, interroge pourtant l’usage de la notion
de transit en regard de celle d’installation. D’abord parce qu’en dépit des
passages en Europe, le taux de rétention, les migrations forcées vers le Maroc
(réfugiés) et l’augmentation croissante de la population des Subsahariens
annoncent des formes d’installation, voire de peuplement. Ensuite, parce
qu’il est légitime de se demander s’il est pertinent et juste d’envisager le transit,
en particulier dans le cas des migrations subsahariennes au Maroc, de façon
détachée de l’installation. Il s’avère en effet que le transit suppose en lui-même
un fait qu’on ne souligne pas assez, à savoir des formes d’insertion locale qui
requièrent la présence d’acteurs et de ressources spécifiques, ainsi que l’accès
à des réseaux sociaux autochtones. Cette cécité tient à une construction poli-
tique eurocentrée et eurocentrique des espaces de circulation migratoire,
comme l’illustre leur catégorisation en « pays de départ », « à risque migratoire »,
« de transit », « de destination »… C’est à partir de l’espace politique européen
que ces désignations sont opérées et que sont construites les problématiques
liées au fait migratoire. En outre, comme le souligne Nancy Green, les tra-
vaux sur la migration procèdent selon une « linéarité à rebours » et le chercheur
doit reconstruire les migrations pour les étudier :

« Nous procédons donc presque toujours à reculons, du point d’arrivée au point de départ,
pour ensuite avancer, avec le migrant, du pays d’origine vers le pays adopté pour forger
nos explications des choix et des tribulations du sentier migratoire 5. »

2. Le terme « camarade » est utilisé par les forces de sécurité pour désigner les migrants sub-
sahariens. Il est également utilisé par ces derniers pour se désigner entre eux.
3. É. Goldschmidt, « Étudiants et migrants congolais au Maroc : politiques d’accueil et stratégies
migratoires » in L. Marfaing et S. Wippel (dir.), Les Relations transsahariennes à l’époque contemporaine :
un espace en constante mutation, Paris/Berlin, Karthala/ZMO, 2003, p. 149-172.
4. S. Bredeloup et O Pliez (dir.), « Migrations entre les deux rives du Sahara », Autrepart, n° 36, 2005.
5. N. L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002, p. 3.
Politique africaine
177 Aventuriers ou orphelins de la migration internationale ?

C’est donc le plus souvent en partant du point de vue du pays d’arrivée


et en privilégiant la destination finale que l’on parle de transit. Dans cette
posture, le risque est d’être aveugle à la fécondité de l’espace ainsi dénommé
et à la force des ancrages qui en font plus qu’un simple lieu de passage. Ce point

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de vue réduit le lieu de transit à un espace inerte, stérile alors que les migrants
y développent des pratiques qui produisent de nouvelles ressources migra-
toires. De fait, il occulte tout le travail des pionniers (résidence locale, mariage
avec des gens du pays, accès à des papiers, inscription dans des réseaux
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sociaux autochtones, construction d’une filière migratoire impliquant des


éléments extérieurs au groupe…).
Loin d’être uniquement un lieu de transit, le Maroc est un espace migratoire
où s’organisent la rencontre et la confrontation d’anciennes et de nouvelles
migrations. Il articule différentes strates, révèle des clivages entre vagues,
groupes et nationalités. Il présente de manière combinée et non simplement
opposée mobilités et ancrages 6, passages et installations. Cette dialectique
révèle des formes d’empilement et de clivage entre différentes figures de cet
espace migratoire. Aux mobilités anciennes tels les migrations commerçantes
transnationales en provenance du Sénégal 7, les pèlerinages à la Zawiya de
Fès des adeptes de la Tijaniyya 8, la circulation des marabouts africains pro-
posant leurs services à une clientèle locale, les migrations sportives 9, les
mobilités scolaires et professionnelles, sont venues se greffer de nouvelles
migrations, de nouveaux acteurs migrants que les catégories vernaculaires
et endogènes désignent comme « aventuriers », « camarades » ou « Sub-
sahariens ».
C’est cette dimension diachronique que cet article a choisi de privilégier,
et non les seuls projets et pratiques de passage vers l’Europe qui ne constituent
que l’aspect le plus visible, parce que perçu comme menaçant par le Nord, d’une

6. M. Bertrand, « Mobilités et ancrages ». Métropoles en perspective en Afrique de l’Ouest francophone et


anglophone, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université Paris-X (Nanterre), 2006.
7. L. Marfaing, « Constructions spatiales et relationnelles dans un espace urbain : commerçantes
sénégalaises à Casablanca. » in E. Boesen et L. Marfaing (dir.), Les Nouveaux Urbains dans l’espace
Sahara-Sahel : un cosmopolitisme par le bas, Paris/Berlin, Karthala/ZMO, 2007, p. 159-185.
8. Sur la dimension religieuse des rapports entre Sénégalais et Marocains, voir notre article « La religion
en partage, la “couleur” noire et l’origine africaine comme frontière. Les migrants sénégalais au
Maroc », Cahiers d’études africaines, à paraître ; O. Kane, « Les relations entre la communauté tijane du
Sénégal et la Zawiya de Fèz », Annales de la faculté de lettres et sciences humaines de Dakar, 1994,
n° 24, p. 59-68 ; A. Kane, « Les pèlerins sénégalais au Maroc : la sociabilité autour de la Tijaniyya »
in E. Boesen et L. Marfaing (dir.), Les Nouveaux Urbains…, op. cit., p. 187-208 ; J. El Adnani, La Tijaniyya
1781-1881. Les origines d’une confrérie religieuse au Maghreb, Rabat, Marsam, 2007.
9. Les clubs de football marocains constituent une destination prisée pour les joueurs des pays
du sud du Sahara.
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réalité plus complexe. Il s’intéresse aussi à l’apparition des « phénomènes de


nasse », c’est-à-dire de rétention des migrants 10 dans les espaces migratoires
dits « de transit » proches de l’Europe. Ces reconfigurations territoriales
soulèvent et annoncent deux questions intéressantes pour la sociologie

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des migrations : celle de l’espace-temps intermédiaire ou pré-migratoire, et celle
de la mobilisation des ressources nécessaires au départ 11.
Nous avons effectué plusieurs missions d’enquêtes à Fès, Rabat, Tanger et
Marrakech entre septembre 2005 et juin 2008. Nous avons parfois enquêté
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incognito auprès des migrants, par souci de discrétion vis-à-vis des autorités
marocaines, appréhendant leur réaction vis-à-vis de cette recherche. Parta-
geant le quotidien des migrants jusqu’à un certain point, nous nous présentions
comme Sénégalais, ce qui amenait nos interlocuteurs à nous situer comme
étant nous aussi candidat au passage. Lorsque nous disions venir de France,
nous étions presque toujours pris pour un passeur ou quelqu’un proposant des
documents pour le passage (passeports, titres de séjours, papiers d’identité,
contrats de travail…) et soumis à des demandes explicites dans ce sens. Au gré
des contingences, nous avons croisé bien des migrants et développé avec
certains, par choix ou par nécessité, des relations particulières. Des affinités
partagées, un potentiel d’informations, la richesse de leur vécu migratoire et
sans doute aussi leur propre volonté et capacité à maintenir et à cultiver la
relation avec nous ont fait de certains d’entre eux des informateurs privilégiés.
À travers les histoires de ces migrants, il est d’abord question d’exempla-
rité même si bien des choses attestent de leur représentativité et de leur
récurrence. En analysant leurs parcours, nous percevons combien, du fait
des conditions de départ, de la position dans leur communauté familiale,
des modes d’entrée dans la société marocaine, ils offrent des régularités
repérables empiriquement. Acteurs expérimentés de la migration, ils nous
ont permis de pénétrer et d’observer leur univers. Avec eux, nous avons eu
des échanges continus sur un sujet qui était leur principal centre d’intérêt : le
désir de partir, les conditions du départ et ce qu’ils révèlent de leur biographie.
Ils sont des exemples d’acteurs-migrants dont les vécus offrent des modèles
interprétatifs et explicatifs de certains phénomènes migratoires.

10. Voir E. Blanchard et A.-S. Wender (coord.), Guerre aux migrants. Le livre noir de Ceuta et Melilla, Paris,
Syllepse, 2007, p. 69-81.
11. A. Pian, Les Sénégalais en transit au Maroc. La formation d’un espace-temps de l’entre-deux aux marges
de l’Europe, thèse de doctorat, Université Paris VII - Denis Diderot, 2007.
Politique africaine
179 Aventuriers ou orphelins de la migration internationale ?

Le Maroc des migrants : espace intermédiaire ou de transit ?

La notion de transit et sa projection sur un espace entraînent un effet


d’occultation de la succession des vagues migratoires et la minoration de

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l’œuvre des pionniers. Bipolaires une fois établies, les chaînes migratoires
ont souvent été multipolaires durant leur formation et leur reproduction.
Ainsi des migrations telles que celles de la vallée du fleuve Sénégal vers la
France se sont constituées à partir de paliers successifs et initialement indé-
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terminés : la migration vers le bassin arachidier, vers le salariat urbain à Dakar,


avant de se diriger vers d’autres pays africains (Côte d’Ivoire, Congo, Gabon…)
et vers la France au fur et à mesure que des opportunités surgissaient. La
construction de la chaîne migratoire que nous décrivons a posteriori comme un
circuit balisé a d’abord été faite de tâtonnements, d’aventures, de recherche
et d’accumulation de ressources 12. La présence de chambrées de Soninke dans
le vieux quartier de Niaye Tioker à Dakar dès le début du XXe siècle et leur rôle
ultérieur dans la migration vers la France à la fin des années 1950 témoignent
de cette longue durée dans la constitution de la chaîne migratoire 13 et de la
réutilisation de certaines institutions pour de nouvelles fonctions ou desti-
nations. Une fois la chaîne migratoire solidement établie, la fonction de
l’espace intermédiaire devient cependant moins visible. Or ce sont ces pionniers
de la migration à Dakar (ou dans les capitales), aujourd’hui les jatigi (hôtes,
patrons, garants) 14 pour la communauté, qui ont jeté les bases de la migration
vers la France. Ils sont aussi pour les migrants des courtiers pour l’accès à
des biens immobiliers (achat de terrain, construction de maisons, gestion des
loyers), voire se chargent de la famille du migrant restée au pays. En vérité,
la bipolarisation n’est qu’apparente et c’est à tort que bien des analystes
ont décrit la chaîne migratoire soninke en ces termes : « du village soninke à
Paris ». Il faudrait plutôt parler d’une triangulation dans laquelle les espaces
intermédiaires comme Dakar jouent encore un rôle.

12. C’est ce que rendent bien les termes soninke tere, c’est-à-dire marcher, ou ro gunne, c’est-à-dire entrer
dans la brousse ou la forêt, l’espace non humanisé ou non approprié, non marqué par la culture de
référence. C’est ce que rendent également les termes wolof dug al (entrer dans la forêt).
13. F. Manchuelle, Les Diasporas des travailleurs soninké (1848-1960). Migrants volontaires, Paris, Karthala,
2004.
14. Sur le jatigi, figure répandue en Afrique de l’Ouest, voir M. Timera, « Hospitalité et hébergement
dans un réseau migratoire local et international d’Afrique de l’Ouest » in C. Lévy-Vroelant (dir.),
Logements de passage : formes, normes, expériences, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 51-67 ; A. Pian,
« Le “tuteur-logeur” revisité : le thiaman sénégalais, passeur de frontière du Maroc vers l’Europe »,
Politique africaine, n° 109, 2008, p. 91-106.
180 RECHERCHES

Quoique défini comme espace de transit, le Maroc est loin d’être un espace
migratoire neuf et vierge. Ainsi, les clivages et connections entre plusieurs
strates et figures de la migration sont parfaitement repérables dans l’orga-
nisation, la vie et les fonctions de la Maison du Sénégal à Fès. Cette donation

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du gouvernement marocain aux pèlerins de la Tijaniyya et aux étudiants
sénégalais est un vieux centre d’installation qui agrège plusieurs strates migra-
toires. Elle est plus ou moins désertée par les pèlerins et les étudiants au profit
d’autres lieux d’hébergement plus spacieux, plus confortables et plus proches
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de la Zawiya (maison mère ou siège de la confrérie) et des facultés. Située dans


un quartier populaire de la médina (Sidi Boujida), la Maison constitue une sorte
d’enclave sénégalo-marocaine très ouverte sur son environnement local comme
supra-local (l’espace marocain de la diaspora sénégalaise et tijaan).
Cinq familles binationales maroco-sénégalaises (hommes sénégalais et
épouses marocaines) dont deux femmes marocaines seules avec enfants (les
époux sénégalais étant en Espagne) y vivent 15. Y résident également deux
étudiants en études islamiques, dont l’un est aussi commerçant ambulant,
un footballeur professionnel et un commerçant saisonnier. Les hommes vivant
en couple dans la maison n’ont pas d’activité déclarée. Le doyen, arrivé au
Maroc au début des années 1980, officie comme marabout 16 pour une clien-
tèle exclusivement marocaine et principalement féminine.
Les épouses marocaines s’adonnent à la coiffure « afro » pour un public de
Marocaines ou de jeunes filles issues de couples mixtes Maroc/Afrique sub-
saharienne. Les couples ont tous des enfants. Les hommes seuls et les familles
forment un groupe uni et solidaire. Les femmes, dont quatre appartiennent
à deux fratries, entretiennent des rapports de bon voisinage. Enfin, les enfants
partagent à la fois une même maison et des occupations communes.
Dans ces familles binationales sénégalo-marocaines, on note un fait atypique.
Les hommes assurent l’essentiel des tâches domestiques : cuisine, linge,
courses, ménage. Ils manifestent à la fois une émancipation vis-à-vis des
codes de leur société d’origine et, en même temps, un décalage avec ceux de

15. Ces observations datent de septembre 2005, février 2006 et fin 2007.
16. Les marabouts sont assez présents dans cet espace migratoire. L’un d’eux, rencontré à Rabat,
prenait la suite de son père qui faisait régulièrement des séjours au Maroc. Celui-ci étant désormais
trop âgé, c’est le fils qui consulte ou plutôt cherche assidûment à consulter pour les Naar (« Arabes »
en wolof). Il vit au cœur de la médina dans une pièce mise à sa disposition par ceux qui l’ont fait venir
au Maroc. Un autre a officié dans de nombreux pays du continent africain ainsi qu’en France avant
d’arriver au Maroc. Il nous a invité, ainsi que plusieurs compatriotes sénégalais de Fès, à son mariage
avec la fille de son logeur marocain, lui-même marabout (fakhira). Les marabouts sont
parfois confondus avec les doorkat (littéralement les « frappeurs ») qui sont plutôt spécialisés dans
les opérations d’escroquerie et de « détournement » d’argent.
Politique africaine
181 Aventuriers ou orphelins de la migration internationale ?

la société marocaine. Selon leurs propos, cette attitude leur donne une image
positive car ils seraient vus comme ayant de la compassion (yeremende en
wolof) pour leurs épouses, notamment parce qu’ils ne « les frappent pas ».
L’aîné des enfants de la Maison, âgé de 21 ans, n’est plus scolarisé. Quatre

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filles sont au collège, et cinq dans le cycle primaire. À la différence des
maisons marocaines qui sont plutôt des espaces clos, privés et soustraits aux
regards étrangers, la Maison du Sénégal est très ouverte sur son environnement
immédiat. Elle constitue un lieu de rencontre pour des jeunes du quartier.
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D’autres familles mixtes qui, du reste, y ont souvent habité par le passé y font
des visites régulières. Certains des enfants y sont même nés avant que les
hommes, une fois leurs études achevées, n’aillent s’installer ailleurs ou
n’émigrent vers l’Espagne. Une précarité administrative et sociale caractérise
ces familles aux revenus aléatoires et le parcours migratoire de ces hommes.
Les pères sénégalais et les enfants issus de ces couples disposent de titres
de séjours renouvelables tous les ans.
La Maison est un point de chute et un lieu-ressource pour les commer-
çants, les marabouts, footballeurs, pèlerins venant du Sénégal, de la France ou
d’ailleurs. Elle accueille aussi des étudiants et des stagiaires du gouvernement
sénégalais (fonctionnaires ou militaires), des « aventuriers », des refoulés à la
frontière algérienne qui reviennent en territoire marocain. La Maison est une
étape ancienne sur la route du passage vers l’Espagne. Le doyen nous a toute-
fois fait part des changements intervenus avec le renforcement du contrôle fron-
talier en nous rappelant qu’avant, les candidats au passage partaient le matin
de la Maison à Fès et appelaient le soir pour annoncer leur entrée en Espagne :
« Même les femmes ! En une journée, elles étaient entrées ».
Pendant notre séjour en septembre 2005, une dizaine de personnes (Séné-
galais, Gambiens, Guinéens) en provenance d’Algérie où elles avaient été
expulsées par les policiers marocains s’étaient réintroduites clandestinement
dans le pays. Après avoir déjoué les contrôles et grâce à des complicités
marocaines, elles arrivèrent à Fès à la Maison du Sénégal. Elles avaient fait
le chemin à pied et dans des trains de marchandises, en se cachant des auto-
rités. Leur état général en disait long sur ce qu’elles avaient enduré : des mines
fatiguées et poussiéreuses, des vêtements sales, des chaussures déchirées, des
cheveux en bataille… Leurs hôtes, habitués à ces situations, les ont accueillies,
la consigne étant de rester discrets pour éviter les descentes de la police.
Les discussions avec les expulsés au sujet de leur histoire révèlent la variété
des situations et la diversité des profils : l’un d’entre eux, plus très jeune, a vécu
en Allemagne puis en Suisse, d’où il a été expulsé et interdit du territoire
pour cinq ans malgré des attaches familiales fortes (un enfant). Un autre jeune
est arrivé par la voie terrestre de Mbacké-Baol (Sénégal), un autre de Touba
182 RECHERCHES

(Sénégal). Il y a deux frères dont l’aîné, ancien étudiant de l’Université de


Dakar, est arrivé par avion pour poursuivre des études. Il change d’avis sur
place, s’engage dans un projet de passage vers l’Europe qui échoue et le laisse
sans argent et sans inscription au Maroc. Il hésite à raconter sa mésaventure

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à sa famille qui croit qu’il est toujours étudiant. Son père vient de décéder.
Il y a avec ces Sénégalais, un jeune Gambien et un jeune Guinéen, Salif,
avec qui nous allons tisser des liens plus forts. Pour la plupart, ils ont suivi
des itinéraires difficiles, vécu des situations précaires que ce soit dans les
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campements sauvages au nord du Maroc ou à Rabat et Casablanca.


À partir de la Maison s’organise tout un système de contacts avec les parents
ou les passeurs qui soit viennent chercher les expulsés avec des habits propres
ou des papiers en règle, soit envoient à la Maison l’argent nécessaire pour le
transport vers Casablanca ou Rabat. Au milieu de ce groupe, nous sommes très
sollicité pour notre téléphone portable. Au bout de quelques jours, tous sont
partis pour Rabat ou Casablanca, souvent avec les bus de nuit et accompagnés
par quelqu’un de la Maison qui prend le billet à leur place afin d’éviter les
contrôles dans les gares ou les véhicules.
À Rabat, c’est dans certains quartiers périphériques et populaires que se
concentre une importante communauté subsaharienne en attente d’un passage
vers l’Europe. Ces nouveaux migrants, à la différence des anciens comme
ceux de Fès, vivent dans des foyers loués par leurs passeurs (des Subsahariens
comme eux). On les retrouve majoritairement dans le quartier de Takadoum
(Sénégalais, Nigérians, Maliens…), à Hay Nahda (Congolais…), dans la
commune de Yacoub El Mansour, plus précisément dans les quartiers de J5,
Youssoufia, Bouitat et dans la ville de Salé (quartier Sidi Moussa). Les Séné-
galais et les Maliens représentent le groupe le plus nombreux, principalement
composé d’hommes jeunes organisés en foyers par les passeurs et qui tentent
la traversée vers les îles espagnoles par l’Atlantique. Ils sont suivis par les
Congolais qui sont plus dispersés et connaissent une présence féminine impor-
tante. Un responsable associatif nous a avancé le chiffre de 4 000 Congolais à
Rabat en 2007.
Takadoum est le lieu historique d’implantation des migrants subsahariens.
Vieux quartier populaire promis à la réhabilitation, surplombant l’estuaire
du Bouregreg qui sépare les villes de Rabat et Salé, Takadoum est émaillé de
petites ruelles qui serpentent entre des immeubles étroits, souvent bâtis de
manière artisanale et d’architecture intérieure baroque. Des escaliers raides
desservent les étages. S’y retrouvent majoritairement des Sénégalais, des
Maliens, des Gambiens et des Nigérians. C’est la plus importante concentra-
tion de migrants subsahariens à Rabat, avec une prédominance des Sénégalais
dont la présence est d’emblée très perceptible dans les rues du quartier. Ils se
Politique africaine
183 Aventuriers ou orphelins de la migration internationale ?

regroupent au pied des immeubles, s’entassent à dix ou plus dans les pièces
en regardant la télévision pour passer le temps, font leur lessive ou surveillent,
à cause des vols, le linge en train de sécher. Fait nouveau, des Sénégalais tien-
nent des boutiques appartenant à des Marocains.

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Le loyer mensuel d’une pièce est de 600 à 700 dirhams (54 à 63 euros)
pour les Subsahariens quand il est de 300 à 500 dirhams (27 à 45 euros) pour
les Marocains. Il y aurait environ une cinquantaine de foyers à Takadoum,
accueillant de dix à cent camarades. Entré au Maroc en 2001, Somono, recon-
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verti en thiaman 17, est arrivé comme candidat à l’émigration. Il est originaire
des environs de Tambacounda (Sénégal oriental). De père pulaar et de mère
soninke venant de la région de Kayes (Mali), il tenait un prospère commerce
de tissu, jusqu’à une faillite qu’il attribue à l’action d’un rival jaloux qui
l’aurait « marabouté » et poussé à quitter le Sénégal en y laissant une épouse
et une fille âgée de dix ans. Aujourd’hui divorcé, il a beaucoup de « frères »
(cousins agnatiques) en Europe mais ne veut rien recevoir d’eux du fait
de conflits et de dissensions dont il ne veut pas parler : à l’un d’entre eux,
élevé par son père, il jure de ne plus parler jusqu’à la mort. Somono travaille
avec un Gambien (son patron) qui est le seul à être en contact avec les passeurs
marocains.
Les Sénégalais, qui sont les plus nombreux dans les passages par voie
maritime, sont logés dans des foyers gérés par les thiamen dont le service
comporte l’hébergement et/ou le passage vers l’Europe. Le mode de migration
ainsi que les voies empruntées déterminent ainsi en partie l’organisation
collective des migrants et leur mode d’hébergement. Celui-ci connaît des for-
mes hiérarchisées : le foyer constitue le premier niveau, le tranquilo accueille
ceux qui constituent un convoi prêt à partir vers Laâyoune, le last tranquilo
constitue le dernier lieu de regroupement avant l’embarquement vers les
Îles espagnoles.
Toutefois, malgré sa forte médiatisation, la voie de l’eau ou des pirogues
(yoonu ndox et gaal yi) est loin d’être le seul moyen d’accès à l’espace européen.
Toute une économie du passage se développe, révélant des profils de migrants
avec des parcours spécifiques, des stratégies particulières qui correspondent
souvent à des origines nationales ou régionales. Ainsi, les Congolais tentent
l’entrée par les voies classiques (avion, bateau) avec le recours à des documents
(papiers d’identité) détournés. La voie de l’eau associe des passeurs marocains

17. Thiaman, de l’anglais chairman. Terme sans doute introduit par les migrants anglophones
(les Nigérians) pour désigner un « passeur » chef de communauté, entrepreneur de la migration
et du passage.
184 RECHERCHES

(Naar) et des patrons et thiamen africains subsahariens. La filière est largement


animée par ces thiamen. Ils sont la partie visible du système. Eux-mêmes sont
d’anciens candidats à la migration. Chacun des candidats au passage leur
verse entre 1 100 et 1 500 euros. Cette somme donne droit à deux tentatives

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de passage. En cas d’échec, une troisième tentative implique une rallonge de
200 euros par candidat. Sur le total, le thiaman conserve 300 euros, le reste
étant réparti entre son patron africain et le Naar (marocain) que le thiaman ne
voit jamais. Lorsque le thiaman a suffisamment de clients pour faire un convoi
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(37 personnes), ils sont acheminés en car vers le sud. Là-bas, ils rejoignent
par petits groupes et discrètement le last tranquilo. La descente vers Laâyoune
s’effectue en voiture. Acheminant jusqu’à dix-huit personnes, la voiture
roule à la nuit tombée pour ne pas être repérée, se cachant le jour dans
des endroits discrets. Un jeune Sénégalais, aujourd’hui vendeur à la sauvette
sur le marché de Rabat, raconte son expérience :

« Les thiamen ne savent rien, ils te laissent aux Naar et ne font pas le voyage. Beaucoup
de gens sont morts dans l’eau cette année. Ça ne finit pas. Quand on te montre les voitures
et qu’on te dit qu’on va y faire entrer 18 personnes, tu ne peux pas le croire. Pourtant,
ils arrivent à nous faire entrer tous. Il y a même des femmes et des enfants et les chauffeurs
choisissent une femme qui voyage à l’avant pour abuser d’elle. Ensuite, la voiture est
hermétiquement recouverte avec des bâches. La chaleur est insupportable. Notre seule
alimentation, c’est de l’eau et du pain. Quand tu vois les pirogues, tu te dis que ce n’est pas
possible [il rit en racontant son histoire]. Elles sont tellement légères qu’on arrive à les
porter alors que nous sommes amaigris par la faim. Les planches se décollent et quand tu
fais la remarque, les Naar te disent que ça va se coller au contact de l’eau. Certains hésitent
et se font frapper par les Naar à coups de coupe-coupe, d’autres disent qu’il faut tenter
la chance. Il y a beaucoup de morts parce que les Naar nous font embarquer de zones
plus dangereuses pour ne pas payer les gendarmes. » 18

Les différentes vagues de migrants au Maroc, leur âge et leur ancienneté,


leur niveau de sédentarisation et d’ancrage, la nature de leurs projets expri-
ment une diversité de situations. Ressort de l’analyse le fait que le Maroc est
un espace-laboratoire, un lieu d’élaboration d’opportunités locales qui peuvent,
avec l’installation de fait, ouvrir des perspectives de ré-émigration ou de
retour. Ainsi, installation et transit, anciens et nouveaux migrants, solidarité,
agrégation communautaire et clivages révèlent les dynamiques qui font de cet
espace un palier dans une chaîne migratoire en formation et dont les dévelop-
pements ultérieurs restent encore indéterminés.

18. Entretien, novembre 2007, Rabat, propos traduits du wolof.


Politique africaine
185 Aventuriers ou orphelins de la migration internationale ?

Rebelles et orphelins : les « self-made-migrants »

La figure spécifique qui émerge de l’analyse des parcours de ces nouveaux


migrants est celle du self-made-migrant dont la migration se construit comme

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une entreprise individuelle par choix de rupture ou par défaut, mobilisant des
ressources mobilitaires 19 découvertes en chemin, évoluant hors ou en marge
des réseaux migratoires communautaires efficients. La recherche du passage
structure l’expérience de ces candidats à la migration sans bagage et implique
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des choix extrêmes.


Parmi la population subsaharienne se trouvent largement représentés
les nouveaux migrants qui « cherchent la route » de l’Europe, ceux que leurs
prédécesseurs dénomment les « aventuriers ». Leurs mobilités se croisent
avec la circulation des commerçants et des agents religieux, des étudiants et
des stagiaires, des sportifs et des pèlerins. Ce qui les caractérise, c’est leur ins-
cription particulière dans la société marocaine et dans les réseaux migratoires,
leur installation dans une position de passants pris dans un cul-de-sac qui
produit des effets singuliers : inscription dans un espace-temps de l’entre-
deux, construction du mythe du passage.
Sur ces nouveaux venus, les anciens migrants, à l’image de ceux de la
Maison du Sénégal à Fès, tiennent un discours très méprisant, les accusant
d’être responsables de la dégradation de l’image des Africains subsahariens
au Maroc. Telle est l’attitude de Bayo, un Sénégalais que nous avons connu
sur le marché de Rabat. « Coincé », selon ses propres termes, au Maroc depuis
près de 16 ans, il espère toujours partir vers l’Europe. Partageant le même
projet que les aventuriers, il cherche pourtant à se distancier d’eux. Lorsque,
à Rabat, nous lui présentons Salif, jeune aventurier, il nous suggère de le
« lâcher », de « faire gaffe avec les aventuriers car ils sont dangereux ». À son
intention, il ajoute ces mots : « de toute façon, tout le monde souffre dans ce
pays. Personne n’a souffert ce que moi j’ai souffert ici ».
Bayo est devenu vendeur à la sauvette sur le marché de Rabat en soirée.
Les dimanches, il opère sur un autre marché de la commune de Yacoub
El Mansour et, les vendredis, après la prière collective, sur le parvis de la
mosquée du quartier Agdal. De temps en temps, il est figurant ou joue
de petits rôles dans les films tournés au sud du Maroc 20. Il est arrivé dans le

19. Sur le paradigme mobilitaire, voir les travaux d’Alain Tarrius, notamment Anthropologie du
mouvement, Caen, Paradigme, 1989.
20. Jouer dans des films américains ou européens des rôles dédiés aux Noirs est une activité convoitée
qui peut rapporter jusqu’à 3 000 dirhams. Le marché est géré par des Marocains qui sous-traitent les
castings à des Subsahariens.
186 RECHERCHES

royaume il y a 16 ans et demi en vue d’obtenir un visa pour la France, visa


qu’il n’a pas eu. Nous découvrons au fil de nos séjours un ancrage ancien
et fort dans la ville de Rabat, voire dans tout le Maroc, malgré le discours
récurrent de Bayo sur la souffrance qu’il y a éprouvée et sur son désir d’entrer

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en Europe. Bayo a été pendant des années ouvrier dans le bâtiment, puis dans
une usine agro-alimentaire. Après sa journée de travail, il faisait du commerce
sur le marché central de Rabat. Il a quitté le salariat avec des arriérés de
paiement considérables, toujours non perçus à ce jour. Selon Bayo, cette
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situation est la cause de son échouage au Maroc. C’est avec cet argent qu’il
espérait financer son passage.
Des migrants que nous avons rencontrés, Bayo est le plus acculturé à la
vie marocaine. Accueilli pendant deux ans au sein d’une famille marocaine,
il a une grande connaissance du pays et une maîtrise parfaite de la langue locale,
qui étonne ses interlocuteurs marocains. Un trait caractéristique de Bayo est
l’étendue de son capital social auprès des migrants bien sûr, mais surtout
auprès des Marocains. Nous nous en rendons compte en nous promenant
avec lui, en l’assistant dans la vente à la sauvette : salutations, échanges affec-
tueux, accolades. Ses connaissances appartiennent au petit peuple qu’il côtoie
quotidiennement : commerçants du marché qui le prennent sous leur protection,
artisans, policiers municipaux ou de la sûreté urbaine, cafetiers. Plus rare-
ment, ce sont des chefs d’entreprise, anciens expatriés marocains au Sénégal.
Pourtant, il évite les relations avec les Marocains et plus encore avec les insti-
tutions. Il cherche à freiner les initiatives et contacts dans sa direction, en
adoptant parfois des attitudes presque agressives. Il est assez aigri d’avoir
« duré dans ce pays ». Tout se passe comme s’il faisait tout pour ne pas
s’installer, se lier à ce pays, à ces gens avec lesquels il entretient un rapport
ambivalent. Son attitude vis-à-vis des aventuriers et des autres Subsahariens,
les Niak (terme péjoratif qu’au Sénégal on dédie aux autres Africains,
notamment de l’Ouest et du Centre), est aussi celle de la mise à distance,
voire du mépris.
La manière dont, à l’inverse, les aventuriers perçoivent les anciens migrants
est révélatrice de leurs projets et de leurs modes d’inscription dans l’espace
migratoire marocain. Ces anciens migrants leur apparaissent comme une
figure repoussoir, des exemples vivants de l’échouage migratoire, sans pro-
motion sociale dans le pays d’accueil ni dans le pays d’origine 21. Lors de
nos séjours, les jeunes aventuriers qui arrivaient à la Maison du Sénégal à Fès

21. Ils ont presque rompu les liens avec le pays d’origine. Ces situations semblent courantes chez les
migrants soninke qui n’ont pas réussi au Congo, au Gabon ou en Côte d’Ivoire.
Politique africaine
187 Aventuriers ou orphelins de la migration internationale ?

ou à Rabat étaient étonnés par la présence de ces Sénégalais installés en famille


ou seuls, par leur précarité dans un pays qu’eux ne pensaient que traverser.
C’est la même interrogation que Salif porte sur Bayo. Il est ainsi très intrigué
par ce dernier, nous pose des questions sur sa présence au Maroc, sa vie pré-

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caire de vendeur à la sauvette. À travers leur confrontation, nous avons
mis en relation une figure de l’échec et de l’échouage migratoire (Bayo) avec
celle de l’aventurier encore aux débuts de sa carrière (Salif) 22.
De fait, entre ces deux figures, les relations sont réelles. Les anciens migrants
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plus ou moins sédentarisés au Maroc offrent quelques ressources à « ceux qui


cherchent la route », aux commerçants transnationaux ou autres compatriotes
de passage, et en tirent profit. C’est parmi eux que se recrutent les thiamen. Par
ailleurs, le projet migratoire taraude encore certains de ces anciens migrants,
parfois déjà installés en famille. D’aucuns parmi eux sont passés en Espagne,
laissant femmes et enfants au Maroc ou les faisant venir auprès d’eux. Le
Maroc joue ainsi un rôle d’espace intermédiaire, où l’échec est supportable,
car il est loin du pays et du regard de la collectivité, et où des transactions
relient les différents groupes et strates de la migration.
L’absence de migrants originaires des régions traditionnelles d’émigration
vers l’Europe, comme la vallée du fleuve Sénégal, a d’emblée attiré notre
attention durant nos enquêtes 23. Ces migrations sont fortement inscrites
dans des réseaux familiaux ou communautaires qui apportent une aide à la
migration des cadets. Elles empruntent donc des voies différentes, où soli-
darité familiale et entraide communautaire installent une « économie morale »
de la migration conforme aux intérêts du groupe, même si cela n’exclue pas
la concurrence et les rivalités en son sein. De fait, ce n’est que fin 2007 que nous
avons rencontré un jeune Soninke mauritanien, Moodi. Il reconnaît lui-même
n’avoir croisé qu’un seul Soninke au Maroc, qui est retourné ensuite à Dakar
d’où son père l’a fait partir en France grâce à un visa. Moodi avoue être en
rupture avec sa famille. Il a déjà « fait l’Europe ». Arrivé à Paris au début
des années 1990, il y a vécu en foyer de travailleurs. Ne supportant pas cette
vie, il s’est installé en Suisse après avoir obtenu en France le statut de réfugié
politique mauritanien. Il y a eu une petite fille, aujourd’hui âgée d’une dizaine

22. Les mises en garde de Bayo traduisaient aussi une stratégie d’accaparement excluant toute
concurrence éventuelle. Il a fallu du temps et une certaine fermeté pour lui faire comprendre que
notre but était de rencontrer le maximum de Subsahariens. Il finira par très bien le comprendre,
au point de nous suggérer des noms de personnes pouvant se révéler intéressantes pour notre
recherche et de jouer ainsi le rôle d’informateur.
23. Quelques investigations dans les milieux soninke parisiens révèlent que ce sont « ceux qui n’ont
personne » qui empruntent ces parcours.
188 RECHERCHES

d’années, avec une femme suisse. Le couple est actuellement séparé mais
l’ex-compagne de Moodi est venue le voir au Maroc avec sa fille. Moodi
a tenté une traversée en pirogue qui a échoué après une panne de moteur.
Il semble par ailleurs être sous le coup d’une expulsion du territoire suisse pour

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délit. Qu’importent les détails précis de son histoire, qu’il a quelque réticence
à dévoiler, Moodi est aujourd’hui en rupture de ban. Il ne veut pas aller vers
les siens ou implorer leur aide parce que, dit-il, ils lui imposeront d’abord de
se marier avec une fille du village. Néanmoins, il nous a demandé de prendre
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contact avec ses neveux à Paris. L’un d’eux nous a fait part de leurs déceptions
répétées et de leur découragement à son égard.
Se situant volontairement hors de l’espace moral de la migration tradi-
tionnelle soninke, développant une attitude rebelle ou transgressive, Moodi
s’inscrit dans la figure des orphelins sociaux, souvent également orphelins
biologiques 24, sans appui ni ressources migratoires (réseaux, expérience et
culture). Ce qui est structurellement spécifique dans ces nouvelles migrations,
c’est le fait que le migrant est l’entrepreneur individuel déterminant de sa
migration, essayant de construire avec beaucoup de peine son capital mobi-
litaire tout au long de la route. La caractéristique de ces nouveaux flux repose
largement sur la faible maîtrise des ressources pour le départ comme des
parcours et des contraintes liés aux frontières. Finalement, plus le migrant
est seul dans l’organisation de sa migration, plus celle-ci semble aléatoire.
Plus elle est prise en charge par ceux qui sont à l’autre bout de la chaîne, plus
elle a de chances de réussir.
L’odyssée de Salif depuis la Guinée, à travers le Sénégal et la Mauritanie,
illustre la condition de ces migrants. Salif a été formé à l’école de football de
Conakry. Il est issu d’une famille pauvre et marquée par des drames qui l’ont
poussé à partir. Après deux refoulements de l’aéroport de Casablanca vers
Nouakchott, il tente la traversée du désert vers Laâyoune pour embarquer
dans les pirogues à destination des îles espagnoles de l’Atlantique. Le passeur
abandonne dans le désert le groupe qu’il formait avec ses compagnons de
route. Après bien des péripéties, ils sont recueillis et mis en résidence par la
gendarmerie. De là, Salif est expulsé une première fois en Algérie via Oujda.
Il revient aussitôt au Maroc et, après une marche de 21 jours, parvient aux
campements de migrants subsahariens à Nador, où il s’installe quelque temps
avant de poursuivre jusqu’à Melilla puis Ceuta. Ce parcours est jalonné
d’agressions, de dénonciations, de courses-poursuites avec la police mais
aussi de témoignages de solidarité. Il est marqué par la vie dans les campements,

24. Bayo (terme qui veut dire orphelin en wolof et que nous attribuons à dessein à notre informateur)
est lui-même orphelin et explique sa trajectoire par le fait qu’il n’a pas eu de père pour l’assister.
Politique africaine
189 Aventuriers ou orphelins de la migration internationale ?

par les relations avec les gens du bourg proche dont Salif parle avec reconnais-
sance pour tous les services qu’ils rendent aux camarades. Au campement,
il a fait plusieurs tentatives de franchissement des grillages, a connu des
demi-succès, a été appréhendé puis expulsé en Algérie. Revenu au Maroc,

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il atterrit à Fès avec une bande de jeunes expulsés. Nous sommes partis
ensemble de Fès pour aller à Rabat, où il a essayé en vain de s’installer dans
un foyer de jeunes footballeurs guinéens dans l’attente d’une « connexion »
ou d’un recrutement dans un club, puis à Tanger. Nous avons pris contact,
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à sa demande, avec un passeur résidant en France qu’il avait rencontré à


Casablanca. Ce dernier nous expliquera avec moult détails la procédure
d’introduction et le prix à payer selon la démarche choisie. L’échec de cette
tentative, et une troisième expulsion vers l’Algérie, conduisent Salif à s’ins-
taller à Alger et à y travailler comme manœuvre sur les chantiers afin de
constituer un petit capital pour retourner au Maroc. Au bout d’un an, il a
accumulé 800 euros, mais son patron, soupçonnant son intention, s’arrange
avec la police pour lui confisquer la somme. Peu après cette mésaventure,
on lui annonce la mort de son père. Il prend alors le chemin de la Guinée
pour faire le deuil. De retour en Algérie quelques mois plus tard, il affirme :

« Il faut me battre encore plus parce que je suis le relais de la famille et surtout aussi au niveau
de ma mère qui n’a ni père, ni frère de même sang. Le seul espoir, c’est nous ses fils qui sont
aussi malheureux. Donc je suis venu avec une décision, soit la mort ou l’Europe. » 25

D’après nos enquêtes, la filière marocaine est une voie surtout empruntée
par les nouveaux venus à la migration internationale, par ceux partant des
nouvelles zones d’amorce. On assiste au sein de ces populations nouvelles
à une diversification tous azimuts des profils de migrants. Aux zones de la
vallée du fleuve Sénégal, se sont ajoutées de nouvelles zones de départ. Aux
populations rurales et paysannes s’adjoignent des jeunes hommes et femmes,
voire des adolescents des villes, des diplômés au chômage ou en poste ne
disposant pas de ressources migratoires efficientes. Il s’agit parfois de popu-
lations en position marginale (sans soutien et sans ressources) ou atomisées,
au sein desquelles le projet migratoire s’élabore contre ou sans la famille.
Les individus qui les composent sont, malgré leur statut ou leur position
économique, insatisfaits de leur sort et envisagent la migration comme un
moyen de le transformer. Ils s’engagent dans des circuits singuliers, plus
accessibles aux candidats sans capitaux migratoires communautaires (finan-
ciers, humains, logistiques, etc.) mais souvent plus risqués, dessinant une figure

25. Entretien avec l’auteur par email, novembre 2007.


190 RECHERCHES

que nous appelons le self-made-migrant, orphelin de la migration internationale


et entrepreneur plus ou moins solitaire de sa mobilité. On assiste ainsi à
une sorte de démocratisation des migrations par le bas 26, mais aussi par le
tragique, qui fait écho aux catégories identifiées par Claude-Valentin Marie

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dans les pays du Sud : « les migrations d’itinérance et les migrations de
“déserrance” 27 ».
Le terme d’aventuriers utilisé pour désigner ces acteurs au Maroc, loin
d’être nouveau, a déjà servi à désigner ces migrants qui partaient seuls,
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parfois incognito, hors des sentiers empruntés par les leurs et sans appui de
la collectivité. C’est le cas des jeunes en fuite dont la migration était refusée
ou retardée par la famille, partis contre le gré du groupe vers une destination
parfois secrète. Une enquête sur les migrations des jeunes de la région de
Kayes, pourtant zone de migration ancienne 28, avait révélé ce mode de départ.
Le terme a aussi désigné les migrants qui se dirigeaient vers des zones
réputées dangereuses et/ou des fronts pionniers. La forme emblématique est
celle des « diamantaires » de l’Afrique australe et équatoriale (Zaïre, Angola,
Zambie, Afrique du Sud…), qu’accompagne toute une mythologie de réussite
et de richesse conquises au bout d’épreuves extrêmes 29. Féminisé, il a également
caractérisé les premières femmes africaines (les pionnières) qui arrivaient
seules en France en dehors du regroupement familial. De même que la figure
de l’aventurier pouvait malgré sa dévalorisation fondamentale être la source
ou l’objet d’une héroïsation, celle de l’aventurière traduisait de manière
ambivalente l’image de la mauvaise femme et celle de la femme autonome
et entreprenante.
L’histoire de beaucoup de ces nouveaux migrants débouche sur une
situation particulière : des ressources limitées et progressivement rognées lors
d’un itinéraire migratoire aléatoire et souvent risqué, une attente de passage
qui se prolonge au Maroc, l’absence d’opportunités de travail et de revenus,
la chute dans la précarité et la mendicité. Cette position misérable au Maroc
conforte dans un jeu de miroirs déformants l’image de l’Africain subsaharien,

26. Voir A. Bensaad, « Les migrations transsahariennes, une mondialisation par la marge », Maghreb-
Machrek, n° 185, 2005, p. 13-36.
27. C.-V. Marie, « Migrations de crise… ou crise des migrations », in N. Robin (dir.), Atlas des
migrations ouest-africaines vers l’Europe, 1985-1993, Paris, Orstom, 1996, p. 53.
28. C. Daum et M. Timera, Du village à la ville. Immigration et développement, Paris, Institut Panos/ministère
de la Coopération et du Développement, 1995 ; M. Timera, « Les migrations des jeunes Sahéliens :
affirmation de soi et émancipation », Autrepart, n° 18, 2001, p. 37-49.
29. S. Bredeloup, « L’aventure contemporaine des diamantaires sénégalais », Politique africaine, n° 56,
1994, p. 77-93 ; La Diams’pora du fleuve Sénégal. Sociologie des migrations africaines, Paris/Toulouse,
IRD/Presses universitaires du Mirail, 2007.
Politique africaine
191 Aventuriers ou orphelins de la migration internationale ?

pauvre hère, fuyant misère, famine et guerres. Ainsi s’opèrent une forme de
légitimation en même temps qu’une dévalorisation de la position de ces
migrants : le statut de mendiant construit une figure de rejet et d’acceptation
du Subsaharien, pauvre légitime méritant compassion, charité musulmane

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ou piétiste 30. Cette perception rejoint une figure traditionnelle dans bien
des pays musulmans, celle du Ibn Al Sabil 31, proche de celles du taalibe ou
du al muudu (élève et disciple d’école coranique au Sahel), qui désignait
ceux que la recherche du savoir jetait sur les routes et qui pouvaient espérer
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compter sur la piété des gens.


Pour autant, cette image ne met pas ces migrants totalement à l’abri des
agressions ni de formes de xénophobie. Beaucoup de ceux que nous avons
rencontrés font part des agressions de la part de marginaux qu’ils appellent
les « clochards » et d’abus de la part des policiers. Victime d’une agression
nocturne dont nous nous sommes heureusement bien sorti, nous avons appris,
en racontant notre mésaventure aux migrants habitant le quartier, la récurrence
et presque la banalité de ce type d’événement 32. Cette agression, qui nous a
rapproché des migrants au point de susciter des attitudes de protection,
traduit les rapports que ces derniers entretiennent avec la société locale dans
des quartiers marqués par l’insécurité. Constituant une population fragile,
étrangers au statut précaire ou illégal, stigmatisés et infériorisés, suspectés
d’avoir beaucoup d’argent car cherchant à passer en Europe, ces migrants
voient l’insécurité redoubler à leur endroit. Ils représentent une proie facile pour
les marginaux, et deviennent des victimes dont le sort ne suscite pas toujours
d’indignation collective 33.

30. Dans sa chronique humoristique du Journal hebdomadaire (24-30 septembre 2005), Yassine Zizi écrit :
« Je viens de prendre une grave décision : je ne donne plus rien aux mendiants. […] Depuis un
moment, j’ai l’impression de me faire avoir et que, quelque part, les mendiants que je croise
me prennent pour un cageot. […] Moi je préfère de loin donner aux Subsahariens. Au moins, je sais
d’où ils viennent, au moins, je sais ce qu’ils ont enduré et, au moins, je sais qu’ici, ils n’ont vraiment
pas de quoi bouffer. »
31. Littéralement « l’enfant de la route », c’est aussi « le voyageur en panne ». M. Ennaji, Le Sujet et le
mamelouk : esclavage, pouvoir et religion dans le monde arabe, Paris, Mille et une nuits, 2007, p. 47 et 333.
32. Un policier à qui nous contons notre mésaventure nous répond : « Vous n’êtes pas chez vous ici,
alors faites très attention à vous. Évitez de sortir tard le soir. Vous êtes des étrangers ici… » Ses
propos insistants révélaient la précarité de « l’étranger » dans ces quartiers populaires. Sur le
caractère sensible du terrain d’enquête marocain, voir l’article de É. Goldschmidt, « Enquête
institutionnelle et “contre-enquête” anthropologique : migrants en transit au Maroc », in F. Bouillon,
M. Fresia et V. Tallio (dir.), Terrains sensibles. Expériences actuelles de l’anthropologie, Paris, EHESS, 2005,
p. 145-174.
33. Il faut malgré tout relever que dans des quartiers comme Takadoum ou Bouye Tate, des
Marocains, surtout les logeurs, n’hésitent pas à protéger les migrants en les informant des rafles,
en les cachant ou en cachant leurs biens. Les migrants ont de fait tissé des liens sociaux avec les
habitants, et leur présence constitue une source de revenus pour leurs hôtes.
192 RECHERCHES

Dans les années 1970, quand les frontières étaient encore ouvertes, les
circuits migratoires via la Mauritanie, le Sahara, le Maroc et l’Espagne étaient
qualifiés au Sénégal de « chemin de l’enfer 34 ». Ces circuits étaient alors
réservés à ceux qui n’avaient pour seule ressource que leur désir de partir. C’est

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dire que le phénomène des migrations d’aventure semble ancien et mérite
qu’on s’intéresse à ces histoires pratiquement délaissées par l’historiographie
et la sociologie des migrations au profit des grandes vagues de migrations
de travail classiques. Se déployant à l’ombre de ces grandes migrations, ces
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mobilités subalternes et délégitimées sont restées des faits divers entourés


de la compassion, voire de l’indifférence des États, des ONG et des sociétés
d’accueil ou d’origine pendant des décennies. Hier encore marginales et
enfermées dans une vision misérabiliste, mobilisant des acteurs considérés
comme socialement et politiquement insignifiants, ces types de mobilité rebelle
impliquent aujourd’hui de nouvelles catégories, s’étendent et s’expriment
dans des formes où la dimension politique, revendicative et protestataire
jaillit pour dénoncer ce qui est considéré comme une insupportable injustice,
une inégalité : l’assignation à demeure ou à résidence dans le pays de naissance.
La prise d’assaut des barrières de Ceuta et Melilla, les cris de rage et de
désespoir de passagers empêchés d’accoster les côtes de leur Eldorado montrent
toute la charge explosive et pathétique que recèlent pour certains les conditions
de franchissement des frontières.
Ainsi, c’est par le bas et par les marges que la question de la circulation se
trouve posée. Premiers exclus, les self-made-migrants et leurs mobilités indési-
rables, entravées, rebelles aux ordres étatiques, en marge ou dénuées de res-
sorts communautaires migratoires, multiplient les tentatives, tout en restant
souvent démunis face à des ordres semi-mafieux dont ils sont partie prenante
et victimes. La médiatisation de leur condition a cependant contribué à l’émer-
gence d’un espace politico-humanitaire pour ces migrants et à la réaffirmation
du droit à la mobilité pour les dominés 35.
Pour la sociologie de l’immigration, la conceptualisation de ces nouveaux
flux exige de se livrer à une anthropologie du voyage prenant en compte le vécu
pré-migratoire, l’espace intermédiaire et le chronotope. Elle exige d’intégrer
dans notre approche de la migration un fait jusqu’ici moins exploré, sinon
situé hors de nos champs d’étude : les engagements pour le départ de ceux qui

34. Le film Bako, l’autre rive de Jacques Champreux (1980) illustre ce type de parcours migratoire.
35. Voir A. Pécoud et P. de Guchteneire (dir.), Migration without Borders. Essays on the Free Movement
of People, Paris/New York, Unesco/Berghahn Books, 2007 ; « Vers un droit à la mobilité», Courrier de
la planète, n° 81-82, 2006, p. 16-20.
Politique africaine
193 Aventuriers ou orphelins de la migration internationale ?

ne sont pas encore partis. Des travaux de l’École de Chicago jusqu’à ceux
consacrés aux phénomènes diasporiques, au transnationalisme, au multi-
localisme ou aux territoires en archipel, la sociologie des migrations s’est
surtout intéressée aux filières constituées 36 et aux parcours d’insertion dans

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les sociétés d’arrivée. Elle s’est moins intéressée aux prémices des chaînes
migratoires, à ceux qui échouaient à devenir migrants (les recalés) ou à le
rester (les expulsés et refoulés), au temps social de la recherche du chemin 37.
Or si émigrer vers le Nord est un idéal de plus en plus partagé par un
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grand nombre, derrière une migration aboutie, combien de tentatives restent


sans suite ? Que faire de ces énergies sociales mobilisées, redirigées, aban-
données, des échecs, des drames ? Peut-on imaginer qu’ils sont sans intérêt
pour la sociologie des migrations dans un contexte où le contrôle accru et la
restriction des mobilités vers le Nord deviennent un principe imposé dans
les relations internationales ? Parce que partir – ou chercher à partir – relève
du projet collectif, de la norme dominante, suscite des pratiques sociales
multiformes, devient à la fois ardemment désiré et cruellement entravé, cette
phase d’ébauche, d’esquisse de la migration, même – ou surtout – jamais
aboutie, devient un objet sociologique à part entière et mérite une attention
particulière. En effet, les velléités de départ des acteurs doivent être appréciées
comme symptomatiques de leur statut social local et comme autant de ten-
tatives s’inscrivant dans des stratégies de reproduction de leur société et de
leurs communautés ainsi que de construction de leur position sociale au sein
du groupe d’appartenance 38. Ce qu’on observe au Maroc, « zone de transit »,
est finalement proche de ce que cherchent à construire les acteurs ayant un
projet de migration et résidant encore dans leur pays, désormais perçu comme
un espace de transit 39 dans l’attente du départ.
Par ailleurs, tout un lexique de cette tension vers l’ailleurs se retrouve chez
les jeunes candidats au départ au Maghreb et en Afrique au sud du Sahara. Ses

36. A. Rea et M. Tripier, Sociologie de l’immigration, Paris, La Découverte, 2003.


37. La question semble plus couramment abordée par des psychologues ou psychosociologues.
Voir C. Rousseau, T. M. Said, M.-J. Gagné et G. Bibeau, « Rêver ensemble le départ. Construction
du mythe chez les jeunes Somaliens réfugiés », Autrepart, n° 18, 2001, p. 51-68 ; J. Fronteau, « Le pro-
cessus migratoire : la traversée du miroir », in G. Legault (dir.), L’Intervention interculturelle, Montréal,
Gaëtan Morin, 2000, p. 1-40.
38. C. Quiminal, Gens d’ici, gens d’ailleurs. Migrations soninké et transformations villageoises, Paris,
Christian Bourgois, 1991 ; M. Timera, « Les migrations des jeunes… », art. cit. ; M. C. Lambert,
Longing for Exile. Migration and the Making of a Translocal Community in Senegal, West Africa, Portsmouth
(NH), Heinemann, 2002.
39. Les départs de pirogues du Sénégal et non plus seulement du Maroc rapprochent les deux
situations et renforcent ce parallèle.
194 RECHERCHES

termes insistent sur l’arrachement, la rupture violente des liens avec l’espace
social de départ, notamment chez les jeunes citadins (Dakar). A contrario, le
lexique en usage pour dire l’arrivée semble plus silencieux sur la société
d’origine et se réfère davantage au franchissement de la frontière 40. En se

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plaçant au niveau des sociétés de départ et en changeant de perspective, il est
possible d’explorer les imaginaires, les souhaits de mobilité des acteurs non
encore migrants et les pratiques quotidiennes qui y sont liées. Pour ces acteurs,
une grande partie de l’existence est dédiée au projet migratoire (recherche
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de tuyaux, de contacts, de documents, chat sur Internet…). Les velléités


de ces migrants en devenir suscitent des réactions diverses. Dans les discours
et les imaginaires sociaux, dans le registre religieux, dans les catégories
étatiques ou humanitaires, leur passage à l’acte est tantôt stigmatisé (fou,
suicidaire), tantôt héroïsé, tantôt perçu comme le sort de victimes (des passeurs),
voire de martyrs 41.
Enfin, la nouveauté de la situation réside moins dans la figure des migra-
tions d’aventure que dans les effets combinés de leur massification et de la
fermeture des frontières qui précipitent et canalisent une part importante des
flux actuels sur des routes aléatoires et dangereuses. Pour ces migrants, la
souffrance, voire le compagnonnage avec la mort, s’insère dans une destinée
sociale dont le récit mobilise des registres religieux et moraux qui énoncent
l’impossibilité de se soustraire à la volonté divine, affirment que l’enfant
mâle doit connaître la peine et envisagent l’épreuve de la souffrance comme
une voie pour « devenir quelqu’un ». La réalisation de cette destinée repose
sur une volonté et une forte implication individuelles et, en même temps, ses
issues sont acceptées avec humilité comme relevant de la volonté divine.
Cet élargissement de l’objet d’étude tient au poids de la socialisation par la
route, renforcé par la fermeture des frontières et par leur extension jusqu’aux
pays de départ. Certes, ces migrations ne se réduisent pas à une longue
marche cherchant à éviter les routes régulières. Néanmoins, cette dimension

40. Un travail approfondi sur ce lexique et ses différents registres s’impose. Au Maroc et en Algérie :
Haraga (brûler les papiers, la route, la vie). En wolof des citadins dakarois : sanni (lancer, s’élancer),
buddi (arracher, s’arracher), bonder (néologisme signifiant « faire des bonds »), mbëki (du wolof bëk qui
signifie « avancer résolument » mais finalement aujourd’hui assimilé par homonymie à un autre
mot wolof, mbëk, qui signifie « donner un coup de tête ou de corne »), yeeg (monter), xotti (déchirer),
dugg (entrer), jalle (passer)… En soninke : danwi, kare (passer, franchir, traverser un cours d’eau, un
précipice…), ro (entrer). Ces notions rendent compte d’un imaginaire migratoire dans lequel
la dimension héroïque ou épique est de plus en plus présente.
41. L’usage du terme “martyr” pour désigner les naufragés semble courant dans la presse marocaine.
En Égypte, les Oulémas ont été invités à se prononcer sur le sort des migrants qui périssent dans la
traversée : martyrs, candidats au suicide ou individus mus par l’appât du gain ?
Politique africaine
195 Aventuriers ou orphelins de la migration internationale ?

est très présente dans l’expérience de ces migrants qui font des dizaines de
kilomètres à pied pendant des semaines pour éviter les contrôles routiers.
Chaussures déchirées, pieds enflés par les marches, peau brûlée par le soleil
en témoignent. À certains moments de la migration, leur mobilité se déploie

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ainsi dans les interstices des espaces résidentiels et des réseaux de circulation,
parfois de nuit, hors des temporalités dominantes des lieux traversés. Cette
évolution aux marges des espaces sociaux trouve l’une de ses manifestations
les plus abouties dans la constitution des campements des camarades au
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nord-est du Maroc, où ces migrants tentent d’organiser l’attente du passage


en reconstruisant une vie collective à côté de la société marocaine.
Sans doute les développements des moyens de transport et des nouvelles
technologies de l’information et de la communication alliés à la crise et à la
misère des États africains 42 ont-ils fortement influé sur les nouvelles tendances
migratoires. Cependant, malgré la globalisation, les frontières vers l’Europe
ont été renforcées. Ainsi, loin du paradigme de la mobilité, c’est plutôt à
l’avènement de celui de l’assignation territoriale des laissés-pour-compte de
la migration que l’on assiste ■

Mahamet Timera
Université Paris VII - Denis Diderot,
Unité de Recherches Migrations et Société (URMIS)

Abstract
Venturers and forgotten people of international migration.
New and old sub-Saharan migrants in Morocco
Seen as the favorite transit space for people from sub-Saharan Africa, Morocco has
become a place of mixing and recasting of old and new migrations. Settling and mobi-
lity of migrants are not opposed but combined. The different situations met by migrants
not only generate divides as well as forms of solidarity, they also interrogate the very
notion of “migration of transit”. These new configurations along the migratory routes
raise interesting issues for the sociology of migration. How Morocco as an interme-
diate space on these routes makes sense for migrants ? And how migrants keep on
mobilising resources for departure ?

42. F. Héran, « Cinq idées reçues sur l’immigration », Population et sociétés, n° 397, janvier 2004, p. 1-4.

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