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SERGE BERTHIER

LE CHOC

LA CHINE EN MARCHE

Préface d’André Bercoff


Quand on aura pendant quelque temps traité l’âme humaine avec l’impartialité
que l’on met dans les sciences physiques à étudier la matière, on aura fait un
pas immense ; c’est le seul moyen à l’humanité de se mettre un peu au-dessus
d’elle-même. Elle se considérera alors franchement, purement dans le miroir de
ses œuvres, elle sera comme Dieu, elle se jugera d’en haut.
Gustave Flaubert
PRÉFACE

De la Chine compliquée, Serge Berthier n’est pas revenu avec des idées
simples. Tant mieux pour nous. A l’heure où l’Empire du Milieu entre
triomphalement dans le capital de PSA et de milliers d’autres compagnies à
travers le monde, voici un ouvrage, premier d’une trilogie, qui vient plus qu’à
son heure. L’auteur, qui vit depuis presque trente ans à Hong-Kong, décrypte
brillamment les racines de cette civilisation trop souvent incomprise, mal
interprétée, ou carrément ignorée. De Confucius à Mao, combien de sinologues
autoproclamés et d’idéologues génétiquement modifiés nous ont fait prendre des
vessies pour des lanternes tout en plaquant leurs schémas occidentaux - qu’ils
soient religieux ou marxistes - sur une réalité qui leur échappait de toutes parts.
Sur les rapports avec les divinités, sur la pluri-millénaire Grande Règle qui reste,
encore aujourd’hui, le dessein caché de l’immense tapisserie chinoise, Serge
Berthier braque des projecteurs précieux. Sur la vie et la mort, la morale et
l’action, les droits et les devoirs, les écoles de Confucius, de Lao Tzeu et de
Bouddha continuent à agir dans les consciences de plus d’un milliard d’hommes
et de femmes, en dépit de toutes les révolutions culturelles et « capitalistes ». Sur
les premières rencontres avec l’Occident, au XVIème siècle, incarné par des
jésuites italiens, sur les colonisations et les malentendus, les guerres et les
occupations, Serge Berthier lève le rideau d’une Histoire qu’il faut absolument
connaître si l’on veut tenir juste compte d’un pays qui s’est réveillé et devant
lequel le monde n’a pas besoin de trembler, s’il le comprend bien. C’est dire si
cet ouvrage doit être enseigné dans les écoles de diplomatie, de commerce, et de
stratégie.
Ouvrez « Le choc » : il vous ouvrira.

André Bercoff
PRÉSENTATION

Je dois avouer au lecteur que mon livre n’est pas un livre moral ni provocateur.
Son seul but est de décrire comment les choses se sont passées entre l’Europe et
la Chine, hier et aujourd’hui. Les réactions humaines se caractérisant par leur
permanence face aux mêmes questions, cette description donne le cadre dans
lequel les événements de demain se dérouleront.
Je n’ai aucune intention de dire comment l’une ou l’autre devraient, pour le bien
de l’humanité, se comporter. J’insiste sur ce point parce que je risque d’être mal
compris. Nombreux sont ceux en effet qui semblent incapables de distinguer
entre un simple constat et un jugement. Et pour être tout à fait clair, je ne porte
aucun jugement sur la finalité des rapports Est-Ouest. Est-ce bien ? Est-ce mal ?
Cela, dit le biologiste Dawkins, n’a aucun sens. Bien ou mal sont des concepts
étrangers à l’évolution des espèces. Et notre propos se limite à observer
l’évolution de deux des sociétés de l’espèce humaine.
Il est très difficile pour certains d’admettre que, si le monde se transforme
constamment grâce au progrès de la technique, l’homme reste fondamentalement
le même qu’il y a trois mille ans. Est-il possible que voyageant en avion, buvant
une flûte de champagne, l’homme d’affaires soit le même que celui qui
débarquait d’un clipper après une traversée épique de 105 jours ? Si on peut
avoir à partir d’un petit téléphone cellulaire, au milieu de nulle part, une
conversation avec quelqu’un au bout du monde, est-il possible que les mots ainsi
transportés à la vitesse de l’éclair n’aient pas plus de signification que ceux
couchés sur un papier avec une mauvaise plume et qu’on lisait souvent des mois
plus tard ?
Si le monde est en apparence différent, si notre vie quotidienne est si différente
de celle de nos parents, nos comportements sont-ils au quotidien en définitive
nouveaux ? C’est une illusion de le croire. Les vieilles idées ne meurent pas.
Comme nous allons le voir, nos réflexes, nos sentiments, nos illusions mêmes
sont éternels. Et si la poursuite du pouvoir n’a jamais été découragée par son
coût astronomique en vies ou en argent, si elle n’a jamais été abandonnée malgré
la preuve évidente siècle après siècle de son inanité, si elle reste le moteur des
ambitions politiques, c’est bien la preuve que l’homme ne change pas.
Hong Kong décembre 2013
Introduction

En 1997, quelques semaines avant la rétrocession de Hong Kong à la Chine, je


me trouvais dans le bureau du dernier gouverneur anglais de la colonie, Chris
Patten. Nous venions d’avoir une conversation pour le moins curieuse. Pendant
une heure, il avait essayé de me persuader que les institutions de Hong Kong
dont Londres était si fière assureraient la pérennité de la colonie parce que la
Chine n’aurait aucune possibilité de les modifier. Ces institutions étaient, selon
lui, démocratiques et exemplaires. Elles mettaient à l’abri la population de Hong
Kong pour les cinquante prochaines années. À l’abri de quoi ? me suis-je
demandé. Mais de la Chine, bien entendu, et du parti communiste. La famille
politique de Chris Patten en Grande-Bretagne était à droite. Il avait été l’un des
caciques du parti conservateur. Il ne devait sa promotion qu’à un hasard de la
démocratie : comme il avait été battu aux élections dans sa propre
circonscription alors que son parti triomphait, John Major lui avait offert un prix
de consolation en le nommant gouverneur de Hong Kong en 1992, délogeant
sans vergogne un gouverneur sinologue apprécié des Chinois, David Wilson.
C’était un exil doré : le salaire du gouverneur de Hong Kong était supérieur à
celui du Premier Ministre, qui plus est il n’était pas imposable. Cerise sur le
gâteau, le budget de communication du gouverneur était lui aussi très supérieur à
celui du Premier Ministre britannique et à l’abri des regards des journalistes !
Cet homme avait passé cinq ans à Hong Kong à s’enrichir et à vitupérer contre
les communistes de Pékin, qui bien évidemment étaient des potentats sans aucun
égard pour leur population.
Il y avait derrière le bureau de Chris Patten un immense crucifix. Je ne m’y
attendais pas. Chris Patten est catholique, ce qui est inhabituel en Grande-
Bretagne Il en parlait rarement parce que dans ce pays le chef de l’église, c’est la
reine et non le pape. La religion, en Europe, fait de toute façon de moins en
moins partie des éléments de langage à utiliser quand on veut ratisser large. Et
Chris Patten voulait faire carrière. Je l’avais écrit dès son arrivée. Cet homme
n’était pas intéressé par Hong Kong, il était intéressé par lui-même et visait
Bruxelles où les salaires sont aussi non imposables…
Alors que voulait dire ce crucifix ? En avait-il un dans sa chambre à coucher ?
En avait-il un dans son bureau de député, lorsqu’il était député de Bath (1979-
1992), une station estivale du Sud-ouest anglais qui avait eu son heure de gloire
au XIXe siècle et qui n’était plus de mode depuis que la « Middle class »
anglaise avait découvert la Côte d’Azur, puis le Périgord ? Je ne sais mais
afficher un crucifix lorsqu’on est le dernier représentant de la Couronne
Britannique dans une colonie arrachée à coups de canons à la Chine avait de
toute évidence un côté ostentatoire.
Qu’aurait-on dit dans la presse internationale s’il y avait eu dans le salon de
réception des dignitaires chinois un temple aux ancêtres ? Je peux vous dire
qu’ayant rencontré dans sa résidence privée le président chinois Jiang Zemin peu
de temps avant mon entrevue avec Chris Patten, il n’y avait rien de tel. La
résidence en était dépourvue.
Ce n’est que bien des années plus tard, retravaillant ce livre, que le crucifix de
Patten prit toute sa signification. Cette déclaration de profession de foi était plus
politique que religieuse. Ce Christ en croix était la continuation d’une guerre non
terminée, éternelle qui avait commencé au XVIe siècle avec l’arrivée des jésuites
en Chine. C’était au XXe siècle, l’affirmation qu’il y avait encore d’un côté les
chrétiens et leurs représentants et de l’autre les barbares, communistes qui plus
est.
Rien n’avait changé. Le bureau du gouverneur en était la preuve. Certes les
historiens vous diront - et nous le verrons dans ce livre couvrant la période 1610-
1810 puis dans suivants nous amenant à aujourd’hui - qu’il s’est passé bien des
choses mais ces événements jalonnés à partir de 1840 de morts inombrables
(essentiellement chinois) n’ont rien changé à cette présomption que la Chine est
l’ennemi du monde civilisé occidental.
Pourquoi en était-il ainsi ? Je me suis posé la question dès mon arrivée à
Singapour en 1980. Qui sont ces gens qui nous font peur ? Quel est ce pays,
comment fonctionne-t-il, quels sont les ressorts de la psyché chinoise ? Tout
comme nous vivons en Occident imprégnés des tabous de nos religions
monothéistes, que l’on soit au demeurant croyant ou non - la société dans son
ensemble n’y échappe pas - les Chinois vivent-ils imprégnés de tabous
millénaires et si oui lesquels ? Sont-ils si différents des nôtres ? Sont-ils
incompatibles avec notre conception de la société humaine idéale ?

Ce livre est le résultat de cette quête.


CHAPITRE 1

La Grande Règle

Chaque société humaine a sa bible. Le christianisme a la sienne, l’Islam


également. De même les hindouistes ont la leur et les bouddhistes aussi. Petites
ou grandes communautés, toutes ont une mémoire. Certaines la recueillent par
écrit, dans des livres de morale, ou bien sous forme d’épopée1. D’autres se la
transmettent de bouche à oreille, telles les écritures védiques. Toutes ont un trait
commun. Elles fixent des règles de vie et dessinent un mode d’emploi des
actions dont l’homme se sent capable face à l’univers. Toutes, en définitive, sont
des livres de recettes dans lesquels la société puise sa raison d’être, son mode
d’organisation et la justification de ses actions.
La bible des Chinois est la plus courte, la plus simple, la plus pragmatique des
bibles que l’on connaisse. Elle est, disent certains, la plus archaïque, sinon la
plus ancienne. Elle a moulé une société, aujourd’hui encore en fonctionnement, à
l’époque où les pharaons moulaient la leur. De cette dernière il ne reste que des
momies et des pyramides. C’est dire l’ancienneté du monde chinois.
Des pharaons à notre époque, l’Occident a connu et épuisé plusieurs cycles de
civilisation, un nombre considérable de modes d’organisations sociales, une
multitude de croyances religieuses. Pour une raison quelconque, la Chine n’a
rien connu de tel. Certes, comme toutes les histoires, celle du pays est peuplée de
faits sanglants, de luttes permanentes entre différents groupes sociaux ou
ethniques, entre différents princes, entre différentes régions. La Chine a connu
ses guerres de cent ans, et même de deux cents ou trois cents ans, ses
envahisseurs, ses héros, ses Louis XI, ses Louis XIV et ses Robespierre. Mais ni
ce brouhaha humain dû à l’éternelle poursuite du pouvoir ni, comme nous le
verrons, de grandes découvertes technologiques n’ont jamais modifié les règles
du jeu, ni donné naissance à plusieurs cycles de civilisations, à une nouvelle
organisation sociale ou à une nouvelle religion. La Chine est restée durablement
ce qu’elle est : la Chine, et la Grande Règle en est la racine.
Penchons-nous donc sur ce qu’elle dit, car elle explique bien des choses,
incompréhensibles de prime abord à notre logique cartésienne.
Rédigée vers 1050 av. J.-C., la Grande Règle résume l’opinion des sages qui
vécurent pendant le millénaire qui précède la IIIe

dynastie impériale du pays (1050-256 av. J.-C.)2.

Sa genèse remonte jusqu’à Yao, le premier empereur de la Chine3, à Kounn son


successeur4 et à U le Grand, qui établit la Ire dynastie familiale, celle des Hia qui
régna de 1989 à 1559 av. J.-C..
« J’ai appris que jadis Kounn, ayant opposé des barrages à la grande
inondation, gêna le libre cours des cinq agents naturels. Le Souverain d’en Haut
se mit en colère et ne donna pas les neuf règles (articles) qui règlent les relations
et les lois. U ayant remplacé son père Kounn et rétabli l’ordre en rendant aux
eaux leur libre cours par ses canaux, le Ciel satisfait lui donna les neuf articles de
la Grande Règle par lesquels sont réglées les relations et les lois »

écrit en guise d’introduction le rédacteur de l’ouvrage5.


D’emblée, il nous donne ainsi les grandes lignes de la Règle Universelle.
L’homme, aussi puissant soit-il puisqu’il nous cite un empereur, ne peut changer
le cours des choses. Il est là pour respecter l’ordre naturel qui l’entoure. Le
christianisme prend le point de vue opposé puisque ses adeptes partent du
principe que l’homme est la plus parfaite création, la nature étant là pour le
servir.

Le rédacteur nous donne aussi un deuxième conseil : le respect de la nature est


source de bienfait. Les règles de vie doivent donc être tournées vers l’harmonie.
Cette idée qui, de prime abord, paraît archaïque (les sauvages vivent en
symbiose avec ce qui les entoure, n’est-ce pas) constitue en vérité l’épine dorsale
du darwinisme. En effet, à la question de savoir quelle serait la meilleure
stratégie pour un individu pour gérer sa vie, on peut désormais répondre

sans se tromper que la sélection naturelle pénalise toute déviation6.

La Grande Règle est ainsi centrée vers un seul principe : organiser pour éviter le
désordre. On y trouve d’emblée un manque total de religiosité7 car l’homme
n’est pas le centre de l’univers. Il n’en est qu’un composant, une pièce d’un
échiquier géant.
La Grande Règle, contrairement à d’autres bibles, n’est pas morale, et ses
règles ne sont pas morales. L’univers n’est pas moral. Comme le fait remarquer
Richard Dawkins dans « le Gène égoïste », « pour autant qu’on le souhaite,
l’amour universel et le bien-être de l’espèce dans son ensemble sont tout
simplement deux concepts qui, dans l’évolution, n’ont aucun sens ». La Grande
Règle ignore donc tout débat métaphysique. Elle n’est qu’un mode d’emploi, pas
un code.
La Grande Règle ne fixe aucune règle de vie tournée vers un but moral
quelconque. Aucun des dix commandements, qui tous ont trait à des normes
morales, n’y a sa place, parce que de tels commandements sont artificiels par
rapport aux règles de l’univers.

Les recommandations faites par le rédacteur n’ont qu’un seul but : préserver
l’équilibre d’une machine née de la combinaison de cinq forces. La Grande
Règle ne fait qu’expliquer la stratégie à suivre pour vivre sa vie, partant du
principe que celle-ci ne promet rien et n’a aucun sens métaphysique mais
seulement un effet mécanique. D’une certaine façon, la Grande Règle peut alors
être interprétée comme le premier grand manuel d’écologie conçu par les êtres
humains et nous verrons qu’effectivement, la stratégie qu’elle recommande est
aujourd’hui scientifiquement prouvée être la meilleure, car la seule qui,
évolutionnairement, soit stable.
L’homme occidental ne peut qu’être choqué par cette approche. La Grande
Règle le projette dans un territoire inconnu, celui où il doit

faire abstraction de lui-même8. En effet la première conséquence d’une telle


vision du monde, c’est que la Grande Règle subordonne les lois, non au bien-être
de l’individu, mais à celui des équilibres. Autrement dit, les lois n’ont qu’un but,
veiller à ce que chacun se conforme aux intentions de la nature (définie comme
la superpuissance du monde, le Ciel immuable et éternel) et à leur influence sur
le peuple afin de préserver l’harmonie universelle. Ce concept abolit la notion de
loi positive (nous y reviendrons). Toute la question est bien entendu de savoir
quelles sont lesdites intentions de la nature. Disons d’emblée qu’elles ne sont pas
mériter un paradis.

Neuf articles suffisent à cerner les intentions en question et la stratégie à adopter.


Ces articles posent des principes qui sont maintenant les piliers incontournables
de la psyché chinoise. Ils sont l’épine dorsale d’une civilisation qui, créée autour
d’eux, s’est perpétuée sans rupture notable de l’empereur Yao jusqu’à nos jours.
Et pour comprendre encore aujourd’hui comment les rapports entre la Chine et
l’Occident s’articulent, il ne faut jamais les perdre de vue.
Le premier des articles dit ceci : Tous les phénomènes du monde visible sont
régis par les cinq agents naturels, forces inhérentes au binôme matériel Ciel et
Terre. Ces cinq agents régissent toutes les productions, transformations et
destructions.9
Quel sens faut-il tirer de cet article ? Que le principe original du monde est
celui de l’équilibre. L’Univers est le produit de diverses forces qui s’harmonisent
entre elles de façon stable. Il va découler de ce principe une conséquence
primordiale qui fixe les limites de la condition humaine : notre premier souci
doit être de ne jamais contrecarrer l’ordre des choses, de ne pas s’y opposer, car
on ne peut changer les équilibres.
D’où la nécessité de compromettre et l’absence de vérité absolue, l’absence de «
oui » et de « non », concepts qui n’existent pas dans la langue chinoise. Car ces
deux mots, par leur caractère absolu, ont un défaut majeur : ils « fixent » l’ordre
des choses alors

que celui-ci est par essence fluide et permanent10.


Ce concept de la non-existence de l’absolu est d’une importance capitale
puisque que toutes les actions sociales qui sont au cœur de n’importe quel
système économique, quelle que soit au reste la nature de ce dernier, se
déterminent en réalité à partir des frontières

que fixe un système de classification11. Sans classification, sans hiérarchie, une


représentation du monde est-elle possible ? C’est ce que nous allons découvrir.
C’est aussi à cause de ce premier article de la Grande Règle qu’est née une «
science » (certains diront superstition) aujourd’hui encore bien vivace, celle du
vent et de l’eau, le fameux fung-shui.

Même aujourd’hui, il reste primordial de ne pas froisser le cours des agents


naturels. Ainsi, à Hong Kong, le fameux immeuble dessiné par l’architecte Pei
pour la banque de Chine

dans les années 1990 respecte les règles du fung-shui. Nulle part en Chine on ne
saurait faire construire un bâtiment sans consulter un spécialiste du fung-shui qui
dira si le cours des agents est ou non affecté par le bâtiment. S’il l’est, il faudra
prendre diverses mesures pour rétablir ce cours12.
Si les cinq agents naturels sont cités en premier lieu, c’est assurément parce
qu’ils sont l’essentiel. Comme nous l’avons fait remarquer plus haut, la Grande
Règle nous dit d’entrée de jeu que l’homme dans l’univers n’est pas l’objet
privilégié de la création. Elle ne reconnaît à l’individu aucun mérite, aucun
privilège (droit) particulier en vertu de sa propre nature. La Grande Règle part
donc d’un principe opposé à celui adopté par les livres sacrés occidentaux.
Ayant défini que le monde est un équilibre stable, la Grande Règle passe dans
son article deux à la nature des activités humaines. Que faisons-nous là ? Les
sages chinois disent ceci : « Aux cinq agents du macrocosme répond le
microcosme humain. Celui-ci se compose de cinq facultés : faculté de se
mouvoir, faculté d’émettre des sons, faculté de voir, faculté d’ouïr, faculté de
penser. »
L’homme doit veiller à ce que ces activités ne soient exercées qu’en harmonie
avec l’action des cinq agents car « de l’accord de l’humanité avec la nature
dépend l’ordre universel ».
La première conséquence de ce deuxième article, c’est que le concept du
progrès est dans la société chinoise différent de celui adopté par la société
occidentale. Il ne s’agit pas de maîtriser la nature, ou de libérer l’homme - ce qui
est l’ambition de l’Occident - mais de s’accorder avec l’Univers. L’homme n’a
ni à mériter sa place ni à la justifier. La déchéance originelle est bien entendu un

concept inexistant dans l’univers chinois13. Cette attitude vis-à-vis de l’homme


aboutit, disent certains, à une sorte de fatalisme. Par extension, elle encourage le
respect des normes sociales existantes car celles-ci sont supposées, sauf en
période de guerre (qui est le produit d’un désordre universel), être en harmonie
avec ce qui les entoure. Le deuxième article peut sous un certain angle être à la
base de ce que nous percevons être un immobilisme des institutions et de la
société de l’empire chinois. Cet immobilisme est au reste trompeur car nous
verrons plus loin que la Chine est à l’origine

d’une multitude d’inventions qui changèrent la vie quotidienne de tous bien


avant que l’Occident puisse prétendre avoir amélioré le sort de chacun.
Ayant défini les deux principes qui régissent l’univers et l’homme dans ses
deux premiers articles, la Grande Règle établit ensuite le mode d’emploi à suivre
pour maintenir l’harmonie entre le macrocosme et le microcosme.

L’article trois aborde le problème de l’organisation de la société. Comment doit-


elle se policer ? Quelles sont les caractéristiques de son gouvernement ? De quoi
doit-il s’occuper ? Tout d’abord d’organiser la production agricole, base de la
nourriture de tous.

« Comme elle est à la base de tout, elle doit être le premier souci du
gouvernement » dit la Grande Règle.
Une telle directive en 2500 av. J.-C. est inévitable, la société chinoise étant
essentiellement composée de communautés

agricoles14. Cette directive est si bien à l’esprit de tous que le souci premier des
administrateurs est d’améliorer le rendement agricole. Cela débouche sur de
multiples inventions, allant de la courroie de transmission (avant notre ère) aux
méthodes de semailles (par rangée) et labourage, en passant par le harnais utilisé
par les bêtes

de trait et l’invention du soc en fonte (au VIe siècle av. J.-C.), inventions qui
mettront plus de mille ans à arriver en Occident15.
Un gouvernement doit aussi créer les conditions favorables au commerce « qui
procure au peuple des commodités accessoires ». Notons « l’accessoire », la
commodité essentielle restant les produits alimentaires. Ce sentiment est si ancré
dans les coutumes chinoises qu’il est courant pour le président ou le premier
ministre du pays de déclarer que le gouvernement a un seul devoir essentiel :
celui de nourrir le peuple. Le reste est « accessoire » et, s’il faut choisir,
l’accessoire est sacrifié.
La troisième obligation des gouvernants est l’établissement d’un rituel « pour
gagner la bienveillance et s’attirer les bénédictions de l’Univers ». A priori, on
peut penser aujourd’hui que cette remarque est archaïque. Peut-on encore croire
qu’une célébration soit d’une quelconque importance dans un gouvernement ?
De façon surprenante, la réponse est oui. En effet si, au fil des siècles, les rites
publics en Chine ou en Occident ont changé, ils n’ont

pas pour autant disparu. Au contraire. Ils paraissent être une partie intégrante de
la notion d’état et sont en fait des outils de propagande et de rassemblement
indispensables à toute société humaine. La preuve en est que, dès qu’un dirigeant
disparaît, il devient mythique tout comme son prédécesseur et un objet de culte
de la part de la société. La Grande Règle, en listant cette priorité avant d’autres,
constate en fait qu’un gouvernement a besoin de rites pour établir sa légitimité.
Nous, qui fêtons toujours le 14 juillet tout en sachant que la prise de la Bastille
n’avait rien d’héroïque, faisons au demeurant de même. L’objet du rite est
assurément détaché du monde factuel. Seuls son existence et le respect qu’on y
attache ont de l’importance. Et il est certain que tant qu’il y aura des
gouvernements, il y aura des célébrations.
La Grande Règle remarque ensuite que le gouvernement, pour fonctionner,
doit s’occuper « du cadastre, de la division des terres et la protection des biens ».
Ne nous y trompons pas. Sous cette phraséologie, c’est au système de collecte
fiscale que la Grande Règle s’intéresse. À l’époque où elle est rédigée, la Chine
est d’ailleurs sous la coupe d’une planification similaire à celle défendue au
XIXe

par les économistes marxistes-léninistes comme étant indispensable au progrès


économique. Le pays est alors divisé en neuf provinces équivalente chacune à un
carré théorique de 360 kilomètres de côté17. L’une des neuf provinces, celle où
se situe la capitale, est le domaine de l’empereur. Les huit autres paient à
l’empereur des redevances définies en fonction de leurs productions locales18.
Chaque province est divisée en fiefs (départements). Ceux qui dirigent les
fiefs, les feudataires, détiennent leur autorité de l’empereur. Lui seul peut
investir d’un fief, lui seul en dépossède. Il y a trois catégories de fiefs : le grand
qui couvre 1300 kilomètres carrés, le moyen qui en couvre 625 et le petit qui en
couvre 324.
Le sol de tous les fiefs est divisé en carrés théoriques de 360 mètres de côté.
Chacun de ces carrés doit nourrir huit familles, le neuvième du revenu du
morceau étant payé en nature au feudataire ou à l’empereur (soit un taux
d’imposition de 11% seulement). Outre l’impôt du neuvième, les hommes sont
corvéables trois jours sur dix pour réaliser des ouvrages collectifs (puits, ponts,

canaux, routes)19.

La Grande Règle cite ensuite parmi les responsabilités du gouvernement


l’instruction publique, l’ordre public, c’est-à-dire la répression des crimes et des
délits, avec l’établissement de sanctions pénales (nous nous pencherons dans un
autre chapitre sur ces sanctions et sur la notion de justice) puis le soin des hôtes
et des étrangers de passage. Enfin, et c’est en dernier, la Grande Règle dit que le
gouvernement doit s’occuper de l’armée, notant que le recours à la guerre est le
pire des expédients, un mal auquel le Sage ne doit recourir qu’en cas d’absolue
nécessité, et avec la plus extrême discrétion.
Bien entendu, l’histoire chinoise montre que les hommes ne sont pas vertueux
et que la poursuite du pouvoir y est aussi effroyable qu’ailleurs. Les empereurs
et leurs opposants font usage de la guerre sans discrétion aucune, nous semble-t-
il. Cependant, lorsque l’ambassadeur Macartney découvre la Chine en 1792,
c’est-à-dire presque trois mille ans après la rédaction de la Grande Règle, celle-
ci, sous la poigne d’un empereur ayant régné aussi longtemps que Louis XIV,
n’a pratiquement aucune armée ni

aucune police pour contrôler une population immense20.


Et l’empereur, un homme de quatre-vingt-deux ans que nous retrouverons dans
la querelle des jésuites et des dominicains, est horrifié de se voir offrir par
l’Anglais Macartney des pièces d’artillerie (mortiers) dernier cri. « J’admire
l’invention de ces instruments de mort, mais je ne peux cacher l’espèce
d’inquiétude et surtout l’éloignement qu’ils m’inspirent pour une nation qui en
fait usage ; nation dont il m’est bien difficile de concilier les grands progrès dans
l’art de la destruction avec cet esprit d’humanité

qu’elle dit être le principe fondamental de sa religion21 » dit-il alors.


C’était là, on s’en doute, un faux-pas majeur que l’ambassadeur britannique
Macartney aurait pu éviter s’il avait connu l’existence de la Grande Règle et
l’histoire chinoise. En fait, si l’armement des

troupes chinoises est alors archaïque22, il semble que ce soit tout simplement
parce que, comme le dit la Grande Règle, la guerre n’est pas une chose noble
(alors que les familles aristocratiques européennes placent toute leur fierté dans
les actes militaires glorieux, la tradition étant de faire une carrière militaire et
non une carrière d’administrateur au service du royaume)
En effet, l’armée chinoise a longtemps été à l’avant-garde de la technologie,
allant de l’étrier (IIIe siècle av. J.-C.), à l’arbalète simple (IVe siècle av. J.-C.),
l’arbalète à répétition (tirant onze flèches en quinze secondes), les grenades, les
gaz et les canons bien avant les occidentaux, tant et si bien que les guerres
chinoises restent avant le vingtième siècle les plus meurtrières que le monde ait
connues.

Mais à la fin du XVIIIe siècle, depuis des lustres, dans le budget de l’empereur,
l’armée est au bas de la liste. Plus l’économie se développe, et moins elle suit,
n’ayant en fin de compte qu’une fonction défensive et non offensive. Ce
développement est logique, puisque l’objectif ultime est d’être en harmonie, une
situation qui, si elle se produit, signifie la disparition de toute armée. L’empereur
n’a donc aucune fierté dans son armée. En fait, le plus grand des empereurs ne
peut être que celui qui n’a plus d’armée. Macartney était deux fois dans l’erreur.
Non seulement il était fier de posséder des armes de mort sophistiquées mais il
pensait que c’était là l’expression ultime de la puissance d’un empereur ou d’un
roi.
La Grande Règle passe dans son article quatre au fonctionnement de l’Univers.
Son mécanisme, dit-elle, dépend de cinq choses (cinq est la clé de l’univers :
cinq agents, cinq temps, cinq biens). Celles-ci sont :
- l’année (lunaire) ;
- les mois ;
- les jours ;
- les termes solaires ;
- le mouvement des constellations qui affectent le climat.
Que veut-elle dire ainsi ? « Par les nombres, l’homme se met d’accord avec le
Ciel » nous disent les auteurs anciens des commentaires de l’ouvrage.
Voilà une phrase capitale et d’actualité. N’est-ce pas aujourd’hui monnaie
courante de tirer d’une simple relation entre deux séries de chiffres, d’une
statistique entre deux faits, d’un ratio, d’un pourcentage, la justification de la
plupart des décisions politiques ou économiques qu’on inflige à la société.
Au demeurant, les occidentaux ont conclu quelque chose de beaucoup plus
ambitieux disant « par les nombres, l’homme

explique le monde » 24.

Nous percevons là toute la nuance qu’il y a entre la Grande Règle et les autres
bibles. Elle n’a pas l’ambition d’expliquer le monde, seulement de le gérer. À la
question pourquoi, elle substitue comment.
Si l’article quatre fixe à cinq les paramètres expliquant les variations
climatiques, c’est que celles-ci affectent la production agricole. Le rôle du
gouvernement est donc de déterminer le mode d’emploi de ces variations
puisque les sages ont déjà remarqué leur périodicité et leur permanence. La
Grande Règle attribue au gouvernement une responsabilité fondamentale, celle
du calendrier. Celle-ci restera le souci essentiel des empereurs chinois pendant
plus de trente siècles. Et c’est en vertu de l’application de l’article quatre de la
Grande Règle que l’empereur considérera de son devoir de confier à des jésuites
le calcul du calendrier, ceux-ci ayant fait la preuve qu’ils étaient des
mathématiciens supérieurs aux musulmans alors responsables de cette fonction
depuis des siècles.
Cette recommandation aboutit aussi à de grandes découvertes, notamment
celles des taches solaires et du vent solaire, donc de l’existence d’une activité
solaire. Ces observations, dont on trouve

trace dans les écrits chinois de façon certaine dès le IVe siècle av. J.-C. signifient
que le soleil, pas plus que l’homme, n’est dans l’esprit des sages un objet parfait.
Il faut ici appuyer sur le fait que, jusqu’au XVIIe siècle, les astronomes
européens partaient du

principe religieux dit de perfection, qui voulait que le soleil fut un astre à part,
créé par Dieu pour l’homme. Galilée, par exemple, avait eu non seulement
l’audace de dire que la terre tournait autour du soleil, mais aussi que celui-ci
était imparfait.
La Grande Règle ne s’encombre pas du concept de perfection. Au contraire,
ayant dit que tout était affaire d’agents se combinant les uns aux autres, elle
suggère de comprendre comment ils se combinent. Le soleil n’échappe pas à
cette observation. Et en 165 av. J.-C., les Chinois inventent même un nouveau
caractère (wang)

accolé à celui du soleil, pour souligner l’existence d’un cycle solaire25.

La Grande Règle ayant posé les principes du fonctionnement de l’Univers


visible s’intéresse ensuite à celui en qui s’incarne le fonctionnement du monde
humain, celui qui est le centre, le pivot. Qui est-il ? Dans son article cinq, elle
décrète qu’il est l’équivalent

du Ciel sur la terre (nous verrons plus loin avec l’arrivée de Matteo Ricci en
Chine le problème de sémantique que pose l’image pictographique évoquant en
chinois ce concept).
Etant le sommet et le pivot du système, il est son point d’attache. Il est donc
immobile. Sa légitimité, il la puise dans l’exemple. Son rôle est d’enseigner ce
qu’il faut faire et de le faire faire. Il ne s’impose donc pas par la force mais
seulement parce que lui seul assure la stabilité du système. S’il utilisait la force
(nous verrons ce que cela signifie quand on en vient aux lois), il ne saurait
réussir puisque la seule façon d’agir durablement (avec succès) est celle qui
respecte les équilibres. Puisque la nature ne saurait être forcée ou contrariée, sa
légitimité se fonde dans l’harmonie.
Cette notion du pouvoir est extrêmement subtile. Elle enracine deux concepts
étrangers à la nature du pouvoir en Occident. Le premier concept est celui du
compromis comme règle de conduite, afin de s’adapter. Le second concept est
celui de la décision par consensus toujours vivace de nos jours en Asie (ce
concept est directement opposé à celui de démocratie). L’homme gouverne non
par force mais par suggestion car le pouvoir se doit d’éviter un extrême ou
l’autre (que poserait un choix entre oui et non). La Grande Règle préconise ici
avec une remarquable prémonition ce que la science vient seulement de mettre
en évidence (avec la théorie des jeux), à savoir qu’aucune autre stratégie
(autoritaire) ne surpasse durablement une stratégie reposant sur la voie moyenne.
Les auteurs de la Grande Règle avaient donc déjà clairement identifié les
principes de l’évolution et notamment sa règle première qui est qu’elle rejette
toujours les déviations - ce qui favorise la voie moyenne.
Ayant traité du pouvoir, la Grande Règle passe alors à la société humaine.
Quelles sont ses caractéristiques ? Comment la manipuler ? La Grande Règle
observe dans son article six que les sociétés humaines ont coutume de passer par
trois phases. En conséquence, un gouvernement se doit d’être en harmonie avec
ces phases.
La plus simple des phases est celle où tout est stable, c’est-à-dire qu’en temps
ordinaire, le ciel et la terre se contentent de laisser évoluer les êtres, chacun selon
sa nature. C’est là le gouvernement régulier.

Cependant, le ciel et la terre cèdent parfois à la révolution des cinq forces de la


nature. D’où les deux autres phases, que l’on pourrait qualifier de plus
(surexcitation) ou de moins (dépression), par rapport au point d’équilibre
ordinaire. Que celui qui dirige en tienne compte. À la surexcitation qu’il oppose
la fermeté, à la dépression, la bonté.
Dans un langage archaïque certes (nous parlons ici d’un texte très ancien) mais
sans ambigüité, la Grande Règle retient donc le principe de trois gouvernements
possibles pour s’adapter aux besoins du corps social. Coïncidence, hasard, le
plus grand des

penseurs politiques, Montesquieu, fait de même26, distinguant lui aussi trois


sortes de gouvernements : le républicain, le monarchique et le despotique.
Quant aux principes qu’il leur attribue, ce sont l’égalité pour l’un (le
républicain), l’honneur pour l’autre (la monarchie) et la crainte pour le troisième
(le despotique). Ce que la Grande Règle appelle gouvernement régulier ne serait-
il pas républicain, où le gouvernement doit laisser aller, laisser faire un chacun,
sous la loi commune, aux époques où le peuple se conduit bien ?
En période de surexcitation, un gouvernement despotique n’est-il pas le seul
apte à survivre et à ordonner le chaos social ? En période de dépression,
l’homme n’est-il pas aisément vaniteux et prêt à épouser un système
monarchique qui lui donnera une cour ?

Voilà une extraordinaire rencontre des esprits.


Comment celui qui représente le Ciel sur la terre est-il informé de l’état du
corps social ? Doit-il être républicain, monarchique ou despotique ? À cette
question la Grande Règle dit la chose suivante :

« En cas de doute, il doit y réfléchir, prendre l’avis de son entourage (ses


ministres). éventuellement s’en référer au peuple. En dernier (c’est-à-dire en fait
en désaccord avec son entourage et son peuple) il doit s’en référer au Ciel, c’est-
à-dire s’en remettre aux signes, (c’est-à-dire) à un objet transcendant, telle
l’écaille de

tortue ou les brins d’achillée27 » (article sept).


Mais comment le peuple lui-même saura-t-il s’il est bien dirigé ? À cette
question, la Grande Règle répond (article huit) : « Quand

la nature est en bon ordre, c’est signe que l’empire est bien administré ; car les
choses terrestres et célestes étant accordées les unes sur les autres, l’harmonie
universelle s’ensuit. Dès qu’il y a désordre dans le cosmos, c’est signe qu’il y a
dans le gouvernement quelque vice qui gêne la révolution normale des cinq
forces. »
Des pluies excessives avertissent que le gouvernement est injuste, des chaleurs
qu’il est négligent. C’est sur cette météorologie officielle que les Censeurs
appuient leurs critiques et récriminations. L’histoire est pleine de ces pièces,
jusqu’à Mao, mort quelques jours après un tremblement de terre.
En fait l’assimilation de phénomènes météorologiques ou géologiques naturels
à la conduite des personnages historiques est universelle et permanente. La
disparition d’un grand homme (Napoléon par exemple) a toujours été interprétée
comme la fin d’une époque, soulignée par un orage, un déluge ou autre chose.
La Grande Règle normalise cette réaction épidermique de l’homme, non par
superstition mais par pur pragmatisme et matérialisme. En effet, l’une des pires
calamités de la Chine est les inondations saisonnières des fleuves géants du pays.
Celles-ci ont, dans l’histoire du pays, provoqué plus de morts que toutes les
guerres féodales qui l’ont ensanglanté. Or seule une administration paisible de
l’empire permet le maintien de digues de protection. Un gouvernement négligent
ou ruiné aboutissait tôt ou tard à l’abandon de tout entretien de ces ouvrages
indispensables au bien-être de l’empire. D’où l’assimilation inévitable dans la
conscience populaire entre une catastrophe naturelle et un mauvais
gouvernement.

En Occident, les manifestations naturelles visibles de la nature, du fait de leur


caractère imprévisible et cataclysmique, ont été interprétées de façon religieuse.
En Chine, étant cycliques, elles se sont rapidement intégrées à l’ordre des
choses.
Reste enfin la question ultime que la Grande Règle n’ignore pas. Et l’homme
dans tout cela ?
La Grande Règle l’a souligné dès l’article deux : le but du microcosme humain
n’est pas de donner plus de droits ou d’avantages à un groupe d’hommes, ou à
l’individu. L’Univers n’a qu’un principe, celui de l’équilibre. La conséquence
première, c’est que l’ensemble du corps social a une place naturelle dans le
fonctionnement de l’univers mais une seule. La Grande Règle écarte donc tout
ce qui nourrit l’imagination de l’homme en Occident. L’homme est-il bon,
mauvais ? A-t-il la grâce, ne l’a-t-il pas ? Qui est-il, où va-t-il ? Cela n’a, comme
dit le biologiste Richard Dawkins, aucun sens dans la nature. Là n’est pas la
question.
Partant du point de vue que l’homme n’est pas le centre de la création mais
seulement un élément au milieu d’un système complexe, la Grande Règle n’a
pas à définir une philosophie de la vie, ni une morale au sens propre du mot mais
un mode de gestion. Car son ambition est seulement d’éviter qu’un système
complexe qui est, pour les sages, le produit d’une mécanique à base d’agents
naturels au nombre de cinq, ne se dérègle, ne se transforme en chaos, en un mot,
ne cale. La Grande Règle n’est cependant pas indifférente au sort de l’homme. Si
elle veut éviter le chaos, c’est que celui-ci provoque le malheur,
individuellement ou collectivement, de la race humaine. Mais le choix de
l’homme est limité à rechercher ce qui est favorable à son fonctionnement et à
éviter ce qui est défavorable à son état.
Qu’offre la vie alors ? Cinq bienfaits, dit la Grande Règle :
- la longévité, le premier des biens parce qu’il permet de
jouir longtemps des autres ;
- l’opulence ;
- la santé du corps avec la paix du cœur ;
- l’habitude de bien agir ;
- la mort naturelle avec un corps intact, au bout du nombre de jours alloués par le
destin.
Tous ces bienfaits sont attribués arbitrairement par la nature. Le but est en fait
d’éviter que l’harmonie du monde soit en péril car alors cela viendrait mettre en
péril l’existence même de ces bienfaits qui, dans un univers sens dessus-dessous,
disparaissent. Dans une telle situation, la vie n’offre plus alors que des maux. La
Grande Règle en liste six :
- la mort prématurée ou violente ;
- la souffrance physique ;
- le chagrin ;
- la pauvreté ;
- l’habitude de mal agir par excès ;
- l’habitude de faillir par défaut.
De toute évidence, ils font partie de l’ordre des choses. Mais ils aboutissent
tous à nous rendre malheureux. D’où la nécessité de les éviter.
Voilà donc les frontières du débat métaphysique sur la condition humaine. On
perçoit immédiatement que nous sommes aux antipodes de la métaphysique
religieuse occidentale pour la simple raison que les sages chinois ne
hiérarchisent pas les maux et les bienfaits les uns par rapport aux autres. Maux et
bienfaits sont en définitif des « états » que l’on trouve dans la nature puisque
chacun peut en faire l’expérience. Ils font partie du cours des choses.
La nuance entre « qualité » et « état » est d’importance. Un occidental aurait
vite fait d’assimiler les maux au désordre, à ce qui ne doit pas se produire. C’est
une erreur commune. En vérité, puisqu’ils sont une donnée du système, ils sont
dans l’ordre des choses sur le même plan que les bienfaits. Ils sont simplement
autre chose, et désagréables. La Grande Règle ne porte pas de jugement. Selon
elle, un gouvernement peut ainsi selon les circonstances légitimement les utiliser
sans que l’ordre en soit affecté. En résumé, un bienfait n’est pas supérieur à un
mal, il est seulement

différent dans sa nature28.


Cette approche cybernétique du rôle de l’homme a des conséquences multiples
et notamment sur la conception de la loi. En effet, agir bien et agir mal ne
deviennent pas des actions ayant une connotation morale per se. Ils ne sont pas
la cause du bien ou du mal. Ils sont seulement des états fixes, sans rapport avec
une échelle de valeur métaphysique. Tout comme en cybernétique, une machine
n’a pas de valeur intrinsèque pure mais seulement une valeur déterminée par
rapport à son rendement dans la chaîne de production, la valeur des actes
humains est une résultante directe

de la coordination qu’ils produisent entre eux29. Autrement dit l’acte individuel


est sans valeur intrinsèque.
Le même parallèle s’établit au niveau de l’individu par rapport au tissu social.
Altère-t-il l’ensemble du corps social et par conséquent les rapports de celui-ci
avec le reste du monde ? Si la réponse est oui, il est alors mauvais. Il agit mal. Se
comporte-t-il de façon à s’harmoniser le plus possible avec le corps social dont
l’objet est d’être en accord avec l’ordre naturel, il est alors bon.

En conséquence, être bon ou mauvais est plus le résultat du rôle social que l’on
joue que des caractéristiques individuelles de chacun.
Une telle approche de la condition humaine limite le champ des spéculations
religieuses. Le bien et le mal ne sont pas des concepts normatifs, mais seulement
fonctionnels. L’idée de sanction qui s’y attache se modifie, se déplace. Si la
machine-homme dérègle le système parce qu’il est incapable de se coordonner
avec les autres, que faut-il faire d’autre sinon éliminer purement et simplement
la partie défaillante ? L’homme est un élément interchangeable sans valeur
intrinsèque autre que celle que lui attribue le corps social. Le bandit n’est pas
mis à mort parce qu’il est infâme mais parce qu’il est inadapté au corps social et
le menace. Une telle notion du châtiment déplace le concept de la loi, le crime
étant codifié exclusivement par rapport à ses conséquences sociales immédiates,
jamais par rapport à une échelle morale. On peut ainsi racheter monétairement
un crime et le prix est différent selon les conséquences du crime dans le tissu
social. Autrement dit, comme nous le verrons plus loin, toute vie n’a pas la
même valeur puisque, partant de rien, elle ne se compose que de ce qu’on y
amène.
Il n’y a pas ainsi une échelle infinie de crimes entre le bien et le mal et l’idée de
sanctionner l’un et l’autre sui generis n’existe pas. Ceci entraîne ipso facto la
disparition du paradis ou de l’enfer récompensant les bonnes et les mauvaises
actions.

En conclusion, la Grande Règle a l’ambition de nous décrire seulement les


rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses30. Une société où la
notion spirituelle de bien ou de mal s’estompe est pour un occidental très
difficile sinon impossible à concevoir et à appréhender. Un tissu social tel que
celui que les philosophes chinois ont moulé autour de la Grande Règle, reposant
sur un déterminisme absolu, nous est étranger et insupportable moralement,
essentiellement parce qu’il nous semble exclure les notions de choix, de liberté
et de mérite. La condition humaine dans cet univers nous paraît être victime
d’une immense « fatalitas ». Mais ce jugement n’est-il pas en réalité une simple
opinion, c’est-à-dire une illusion31 ?
1. « L’Iliade et l’Odyssée » est la bible de la civilisation grecque.

2. Histoire des croyances religieuses et des opinions philosophiques en Chine - Léon

Wieger - Hien-hien 1927.

3. Yao aurait abdiqué en 2073 av. J.-C..


4. Choun (ou Kounn) serait mort en 1992 av. J.-C..

5. Celui-ci est connu sous le nom de Vicomte de Ki. C’était un prince de la cour. Il existe un texte plus
ancien (2002 av. J.-C.) auquel le Vicomte de Ki ne fait pas allusion mais qui attribue également
formellement au Ciel les relations, les rites et les lois.

6. Maynard Smith a utilisé le modèle mathématique connu sous le nom de “théorie du jeu” pour démontrer
cette conception beaucoup plus subtile que la sélection du groupe. Elle n’a rien à faire avec le fait que
certains groupes ont plus de succès que d’autres. Maynard Smith part du principe que toute population est
composée d’individus qui essaient tous d’augmenter au maximum leur propre succès (bien-être si l’on
veut). La seule stratégie durable sera, dit-il avec un calcul mathématique à l’appui, celle qui, ayant évolué,
ne pourra être surpassée par aucun individu déviant. Il appelle cela une stratégie évolutionnairement stable
(SES). Un important changement du milieu peut être suivi d’une brève période d’instabilité évolutionnaire,
ou d’une oscillation de la population, note-t-il, mais lorsqu’une SES est achevée, elle reste en place. La
société chinoise possède assurément les deux attributs d’une SES : sa durée qui la qualifie pour être
considérée “stable” et le fait qu’aucune autre stratégie (système social notamment) n’a réussi durablement à
se substituer à ce qui existe.

7. On dit communément qu’être religieux, cela consiste à croire qu’il existe des êtres supérieurs aux
hommes, et envers qui les hommes ont des devoirs et des obligations. Dans ce sens, on peut hâtivement
conclure que le Chinois est un être religieux. L’historien Michel Meslin considère par exemple que, dès que
l’homme croit qu’il a des devoirs et des obligations, il devient un être religieux quel que soit l’objet du
culte. D’où l’existence de religions laïques. Cela nous paraît une extension abusive du sens car sont alors
“religieux” tous les actes humains du moment qu’ils impliquent

une notion de devoir ou d’obligation, c’est-à-dire en définitive tous les actes ayant une raison morale. être
religieux, à notre sens, cela consiste à croire qu’il existe une relation particulière entre un Créateur et sa
créature humaine. C’est en vérité avoir la foi, c’est-à-dire présupposer l’existence de ce lien, quand bien
même on n’en connaît (ou on ne peut en connaître) ni le mécanisme ni l’existence matérielle. L’acte
religieux consiste à agir en fonction de ce lien selon des règles spécifiques que l’on attribue au Créateur. En
ce sens, le Chinois qui ne croit pas à l’existence d’un lien particulier n’est pas religieux quand bien même la
Grande Règle aboutit sur une série d’obligations et de devoirs. Comme l’écrit Michel Malherbe (les
Religions du Monde

- Critérion - Paris 1992) « la religion donne une conception du monde reliée, c’est le sens originel de
religion, à l’idée de Dieu. »

8. C’est-à-dire faire abstraction de ses droits en temps qu’individu. D’où l’affrontement actuel entre ceux
qui prônent la défense des droits de l’homme et ceux qui considèrent que ces droits sont illusoires. L’ancien
premier ministre de Malaisie, Mohamad Mahatir, qui n’est pas d’ethnie chinoise mais malaise, et qui au
demeurant
est musulman, résumait ainsi le conflit : « Pour nous, démocratie signifie bien-être

de tous. Tandis que des individus ont des droits, ceux-ci ne peuvent aller au-delà du

point où ils vont priver la majorité de ses droits. C’est pour cela que je cite le cas de cet homme qui avait
décidé dans une grande banlieue américaine d’ouvrir une salle de cinéma pour montrer des films
pornographiques. La communauté a protesté parce

qu’elle ne voulait pas que ses enfants soient exposés à la pornographie. L’homme est

allé en cour. La cour lui donna raison parce qu’elle considérait que l’empêcher de

faire son cinéma le privait de ses droits. Ce que je veux dire, c’est quid des droits de

la majorité ? N’a-t-elle aucun droit de se protéger de ce genre d’influence ?» (Far Eastern Review 7 avril
1994).

9. Bien que les Chinois aient incorrectement identifié les cinq forces (la Grande Règle les énumère ainsi :
eau, feu, bois, métal, humus), il est amusant de constater aujourd’hui qu’effectivement la nature semble
soumise à cinq forces naturelles. La technologie actuelle a permis d’en identifier quatre : la force de gravité,
la force électromagnétique, la force nucléaire et une force dite “faible”. Les scientifiques sont pratiquement
d’accord qu’une cinquième force, actuellement hypothétique, unifie les quatre autres. La description faite
par la Grande Règle de l’existence de “cinq” forces (ou agents) est donc exacte.

10. Shakespeare est le premier à nous dire que, dans la société occidentale, nos choix se limitent à deux
choses : “être”, ce qui signifie “oui”, ou “ne pas être”, ce qui veut dire non. Dans l’univers mental chinois,
le monde n’est pas régi de cette façon. Une extraordinaire extrapolation de ce principe des équilibres se
trouve dans le livre Mo

Ching, écrit au IVe siècle av. J.-C., où on peut lire la chose suivante : « L’arrêt d’un

mouvement est causé par une force contraire… S’il n’y a pas de force contraire

… le mouvement est sans fin. C’est aussi vrai qu’un bœuf n’est pas un cheval.» (Joseph Needham - Science
et Civilisation en Chine - cité par Robert Temple) Cette

simple réflexion est en fait mot pour mot la première loi de Newton. Oui et non sont équivalents à deux
forces. Oui s’arrête lorsque non apparaît mais l’un et l’autre

ne sont-ils pas une seule et même chose considérée dans son ensemble ? D’où la nécessité de la voie
moyenne, car ni oui ni non ne sont factuellement « vrais », ils ne sont, chacun, qu’une représentation
opposée d’une seule et même chose.

11. Le besoin de mettre de l’ordre dans nos priorités va bien au-delà d’un simple “oui” ou non”, comme
nous le montre Michel Foucault lorsqu’il discute dans “L’ordre des choses” l’Encyclopédie chinoise de
Jorge Luis Borges.
12. Le fung-shui fournit une explication au phénoménal succès macro-économique de Hong Kong, une île
qui était encore quasi-inhabitée en 1830. L’île, bien qu’ayant un port naturel formidable, était restée à
l’écart de tout développement parce qu’elle portait malheur. Aucun village n’y prospérait et la population
n’arrivait pas à y survivre. Les Chinois la considéraient comme “maudite” et ils la cédèrent à la Grande-
Bretagne sans trop de regret, pensant que ceux-ci allaient y dépérir rapidement. Ce fut effectivement le cas,
jusqu’à ce que l’armée britannique perce une route pour aller dans une vallée (aujourd’hui en pleine ville,
connue sous le nom de Happy Valley). De cette vallée, ils firent un champ de course. Ayant percé leur
route, les artilleurs britanniques avaient sans le vouloir modifié le cours naturel des agents sur l’île, pour le
meilleur.

13. Encore que les deux idées, celle de déchéance et celle d’équilibre, procèdent de la même souche. La
déchéance n’est-elle pas la sanction de la rupture des équilibres, la punition que Dieu inflige pour avoir
engendré le chaos ?

14. La revue « Window » publiait dans les années 1990 à Hong Kong l’analyse suivante faite par le
gouvernement chinois à l’époque : « La Chine compte actuellement environ 450 millions de paysans
travaillant la terre. Compte tenu des conditions techniques actuelles, il faut environ 25 jours de travail en
moyenne par mu pour préparer, semer et obtenir une récolte (30 jours dans le sud qui produit du riz et

20 jours dans le nord qui produit du blé). Ceci signifie qu’il faut 200 jours de travail pour qu’un fermier
cultive 8 mu, et 250 jours pour 10 mu. Environ 130 millions de paysans ne travaillent pas dans les champs.
Ceci laisse une main-d’œuvre de 320 millions disponibles. Pour garder cette main-d’œuvre occupée, il
faudrait cultiver 2,4 milliards de mu mais les terres arables en Chine diminuent. Elles ne sont plus que de

1,5 milliard de mu. Ceci signifie que plus de 115 millions de personnes n’ont rien à faire, ou que leur travail
ne sert à rien. »

(Revue Window - Hong Kong 1994)

Pour situer les chiffres et l’ampleur des problèmes qu’une immense société affronte, soulignons ici que
l’économie américaine ne génère pas même 100 millions d’emplois. Quand bien même la Chine aurait une
économie aussi puissante que celle des états-Unis, elle ne saurait absorber son surplus de main-d’œuvre.
Mais les analystes occidentaux oublient en permanence ce facteur important en voulant juger de la conduite
de la Chine sur le plan international.

15. Lorsque l’ambassadeur Macartney arrive en Chine, persuadé de représenter la nation commerçante la
plus développée du monde civilisé, cela fait à peine soixante

ans que les fermiers de son pays utilisent un soc connu sous le nom de soc hollandais. Cette « invention »
venue de Hollande vers 1720 était en fait simplement un outil que les paysans chinois utilisaient depuis
vingt siècles et que des marins hollandais avaient rapporté chez eux. De même, ayant inventé un harnais
intelligent les Chinois pouvaient labourer avec un seul bœuf là où les paysans européens en attelaient huit.
Les rendements atteints en Chine dans l’agriculture étaient au début du XVIIIe siècle de notre ère sans
comparaison aucune avec ceux de l’Europe. Ils étaient, pour reprendre le mot de Robert Temple (Chine
terre de découverte et d’invention) équivalents à ceux des fermiers américains aujourd’hui, comparés à des
fermiers marocains.

16. Le meilleur exemple contemporain de cette dichotomie entre réalité et rite est le phénomène
sociologique créé par la disparition de John Kennedy. Le personnage public est devenu un héros quand bien
même les historiens ont prouvé que l’homme était un opportuniste médiocre et malhonnête.

17. La Chine aurait donc fait en 2000 av. J.-C. 130 000 kilomètres carrés. Compte tenu des moyens de
déplacement et que la Chine est un pays continental, c’est alors une taille énorme. À titre de comparaison,
retenons que l’égypte fait au IIIe millénaire av. J.-C. environ 8 000 kilomètres carrés (voir le livre de
Guillemette Andreu : l’égypte au temps des pyramides Hachette 1994), servis par une voie de
communication rapide : le Nil.

18. Une telle approche de la planification locale, et de la fiscalité qui s’y attache, est possible dès les temps
les plus reculés parce que les sages chinois qui rédigent la Grande Règle connaissent déjà le chiffre zéro qui
est alors inexistant en Occident (le premier zéro à apparaître chez nous se trouve dans un manuscrit
espagnol de l’an

976) mais dont on trouve trace en Chine dans des inscriptions datant du treizième siècle av. J.-C..
N’utilisant pas d’alphabet, les Chinois ont eu très vite à dissocier “images” (caractères) qui peuvent être
innombrables et chiffres. Pour compter, ils utilisaient des bâtons sur des planches à compter. Pour écrire 10,
ils plaçaient un bâton dans une deuxième boîte, laissant la première vide. Pour écrire onze ils ajoutaient un
bâton dans la première boîte. Pour écrire 111, ils plaçaient un bâton dans la première, deuxième et troisième
boîte. Le zéro, qui est le concept essentiel que les Romains furent incapables de trouver, est donc déjà
formalisé par la notion de vide. De même, on trouve l’utilisation de chiffres négatifs (débit au lieu de crédit)
dès le deuxième siècle av. J.-C.. Cinq siècles plus tard Diophantus, un mathématicien grec, les redécouvre à
propos d’équations ayant un résultat négatif et les qualifie d’absurdité. Les Chinois n’attribuant aucune
valeur “normative”, comme nous l’avons dit, aux faits, ne trouve rien d’anormal à leur existence, puisqu’ils
ne font que remplir une fonction, alors que l’Occident, même au XVIe, attachant une “véracité” factuelle au
résultat, n’arrive pas à les admettre pour ce qu’ils sont.

Ainsi Girolamo Cardano (en 1545), dans le Grand Art (traité sur l’algèbre), contraint de les admettre,
postule que les résultats positifs sont de “vraies solutions” tandis que les résultats négatifs ne sont que des
“solutions fictives”. Pour conclure, notons

que la planification repose sur une modélisation mathématique des échanges. Dès le Xe siècle av. J.-C., la
Chine est à même de modéliser son économie, grâce à sa maîtrise du calcul décimal. Il en découlera une
administration rationnelle alors que les civilisations méditerranéennes sont essentiellement organisées
autour des personnalités et de l’opportunisme politique.

19. Ce n’est que très récemment que des historiens et des fiscalistes se sont penchés sur la relation qui
existe entre civilisation et taxation. Charles Adams, dans son ouvrage “For Good and Evil - The impact of
taxes on the Course of Civilization” (Madison Books 1993) soutient que l’effondrement des civilisations est
à mettre au compte de la surtaxation que génèrent des gouvernements décadents. À l’appui de sa thèse, il
nous livre l’exemple de l’égypte, de la Grèce, de l’empire romain, et il suggère que l’Occident est en train
de suivre la même pente que les civilisations qui l’ont précédé. À l’inverse, il note que les civilisations ont
atteint leur zénith quand leur système fiscal était simple, équitable et bas, la société l’acceptant sans
problème. L’histoire de la Chine fiscale est encore à écrire mais il convient de souligner qu’elle n’a jamais
eu de système fiscal intérieur prohibitif et que son niveau de taxation globale est toujours resté très en deçà
de ceux tolérés en Occident. Ce sont au demeurant les Britanniques qui, les premiers, obtinrent par la force
l’introduction de méthodes fiscales (en matière de droits de douanes) qui répugnaient à l’empire.

20. Macartney est d’autant plus choqué que la criminalité en Angleterre est telle que les prisons anglaises
craquent de tous bords et que, depuis 1775, il n’est plus possible de déverser le trop-plein des délinquants
en Amérique. En 1787 aura lieu le premier voyage vers Botany Bay (Sydney) avec deux bateaux, un pour
les hommes, le Scarborough, et un pour les femmes, le Lady Penrhyn. En tout 736 criminels, dont 431
condamnés pour des petits larcins, sont à bord. Parmi ceux-ci un garçon de

11 ans condamné pour avoir volé des bas de soie, et une femme de 82 ans, fripière condamnée pour faux
témoignage. Le voyage de MacCartney en Chine commence cinq ans plus tard. Quelques mois auparavant,
la troisième flotte en direction de l’Australie est partie avec 1 864 détenus à son bord. Plus de 180 mourront
en route de sous-alimentation et maladies diverses. On peut donc mesurer sa surprise de découvrir une
Chine pratiquement désarmée et sans police.

21. Journal d’Anderson (mardi 3 octobre 1793).

22. Nous verrons dans l’épilogue que, du temps de Macartney, ce n’est qu’une impression et que la force de
frappe des armées chinoises n’est pas moindre que celle des troupes anglaises en Inde.

23. Comme la relation par exemple entre taux d’intérêt et inflation que l’on présente désormais dans les
médias comme étant absolue avec des titres disant : “Une hausse des taux d’intérêt est inévitable à cause de
la montée de l’inflation”.

24. Conclusion d’Empedocle. Il fut en Occident le premier numérologiste, bien qu’on attribue à Pythagore
l’origine de cette idée qu’une relation mathématique entre deux

choses permet d’en déterminer une troisième. Par extension de cette équation, tout est explicable par les
chiffres, et donc le monde n’est qu’un assemblage mathématique

de phénomènes mathématiquement reproduisibles. Après tout : E=MC2 existe. Mais

n’est-ce pas là un produit de notre imagination ?

25. Le cycle solaire qui est désormais connu est d’environ onze ans durant lequel les taches grossissent,
diminuent puis regrossissent. Le cycle solaire a un effet direct sur l’ionosphère de la terre et sur le climat (il
existe une relation directe entre le mouvement des taches et les orages magnétiques). En étudiant les
données laissées par les Chinois depuis les temps les plus anciens, un astronome japonais a conclu que les
cycles de onze ans s’intégraient dans un autre cycle durant 975 ans.

26. Nous allons trouver bien d’autres analogies entre les analyses de Montesquieu et celles des Confucéens.
Certaines s’expliquent probablement par le fait que Montesquieu a eu accès aux textes publiés par les
jésuites en Europe sur le confucéisme.

27. Les brins d’achillée, choisis à cause de leur odeur forte qui les préservait des insectes, servirent d’abord
à donner, par une série de coupes, une solution numérique (en quelque sorte un jeu de courte-paille). La
carapace de tortue est dans beaucoup de civilisations un objet transcendant. En Chine, le devin appliquait un
fer chaud sur la plaque ventrale qui est plate et carrée comme la terre, alors que la carapace dorsale est
bombée comme le ciel. Le devin interprétait ensuite les craquelures produites d’après un code traditionnel.
Tous les commentateurs disent que ce qu’on demandait à la divination, c’était la voie du ciel, ou sa volonté.
Le devin devait seulement dire si l’action serait dans la voie du ciel ou contre son intention. Il fut toujours
interdit de répéter l’opération divinatoire, parce que la décision reçue déplaisait. Car demander aux objets
transcendants de changer d’avis, c’eût été les outrager. (Léon Wieger - ouvrage cité) On peut sourire à ces
pratiques superstitieuses mais, comme le faisait remarquer Marx, elles sont si enracinées dans la nature
humaine qu’on ne serait pas surpris de découvrir un organe de la superstition. Mais il y a peut-être une autre
raison à leur persistance à travers l’espace et le temps, en tout lieu : la faiblesse de leur marge d’erreur. J’en
veux pour exemple un petit jeu auquel se livre régulièrement le Wall Street Journal. Il demande à plusieurs
experts de choisir en bourse une société qui selon eux verra ses actions monter d’ici six mois. Bien entendu
chacun choisit celle qu’il croit devoir réaliser la meilleure performance. Puis les journalistes lancent six
fléchettes sur la liste des sociétés cotées, et retiennent les sociétés au point d’impact pour mesurer leur
performance contre celle des experts. Sur une période assez longue, il n’existe aucune différence entre une
méthode et l’autre. Et souvent, la première méthode quasi divinatoire s’avère meilleure que celle des
professionnels. Opposer les décisions politiques prises sous la directive de l’écaille de tortue à celles prises
sous le conseil d’un bureau ministériel s’apparente à notre sens à ce genre de jeu. Avec le même résultat
probable : l’impossibilité de conclure qu’une méthode est meilleure que l’autre. D’où la pérennité de la
divination qui s’est aujourd’hui parée de nouveaux artifices, telles par exemple les statistiques dont raffolent
les gouvernements pour justifier leurs actions.

28. Il faut attendre la “Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient” de Diderot, en 1749, pour voir
un penseur occidental abandonner tout argument théologique à l’explication du monde. Dans cette Lettre,
Diderot, à travers son aveugle (Sanderson) décrit un univers livré au hasard et la nécessité où les êtres
vivants sont l’objet d’une sélection naturelle arbitraire. L’univers n’est plus ordonné et gouverné par Dieu,
ni comme Rousseau le maintient par “une volonté puissante et sage” mais par le jeu des forces naturelles.
La morale ne devient qu’une idéologie. La raison pour laquelle personne d’autre depuis Lucrèce (98-55 av.
J.-C.) ne s’aventure alors là où la Grande Règle va est simple : Diderot, pour avoir écrit sa lettre, est envoyé
au donjon de Vincennes. La création du monde est en Occident, depuis la mainmise du christianisme sur les
sociétés méditerranéennes, une affaire politique.

29. On retrouve implicitement dans la Grande Règle les principes que dénonce (tout en les mettant en
valeur) Norbert Wiener dans son ouvrage “The Human Use of Human Beings. Cybernetics and Society”
(1950).

30. Montesquieu : Les lois dans la signification la plus étendue sont les rapports nécessaires qui dérivent
de la nature des choses ; et, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois, la divinité a ses lois, le monde
matériel a ses lois, les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l’homme a
ses lois. (Livre premier - Des Lois en général)

31. L’analyse de Gaston Bachelard dans son ouvrage “la Formation de l’esprit scientifique” (1938) peut
servir de point de départ à un commentaire sur la nature de la Grande Règle. Bachelard démontre que le
passage à l’esprit scientifique s’opère tout entier sous le signe de la réduction. C’est cette démarche
réductionniste que les sages chinois adoptent (et pour laquelle ils sont critiqués) ce qui en fait des esprits
scientifiques alors que les occidentaux chérissent les esprits philosophiques. Si tout est imaginable, dit
Bachelard, ou concevable, dans la culture scientifique, n’est possible que ce dont la possibilité a été
démontrée. D’où le droit “scientifique” de négliger ce qui est négligeable, ce qui, à notre sens, implique le
droit de rejeter un certain nombre d’attributs à la condition humaine, ce que font les rédacteurs de la Grande
Règle. En cela les règles sont scientifiques car elles n’ont pour base aucune moralité mais seulement un
fonctionnement autonome indépendant de la race humaine. C’est véritablement là que se dessine un fossé
mental entre deux types de consciences : la chinoise et l’occidentale.
CHAPITRE 2
Les Chinois et la mort

Les Chinois ayant une approche cybernétique de la vie savent-ils vivre sans se
préocuper de la mort1 ?
Si la Grande Règle ne traite pas la question de la survivance après la mort, les
Annales nous rapportent que Yao, le premier empereur, monta et descendit.
Voilà une expression familière. Les Chinois auraient-ils donc une âme ?
Pas exactement. La croyance, perpétuée jusqu’à nos jours, était dès les temps
les plus anciens que la mort divisait la substance de l’homme en deux parties :
une partie noble, sublime, s’exhalant dans les sphères célestes, et une partie
vulgaire restant avec le

corps et retournant à la terre2. Cette division cependant n’est pas le reflet de celle
adoptée par le christianisme pour définir la condition humaine. Si l’idée de non-
disparition après la mort semble commune à tous les auteurs anciens chinois, ils
s’en tiennent cependant à une explication quasi-mécanique du sort humain car
l’existence de l’homme ne tient pas du prodige divin mais simplement d’une
combinaison de ces deux éléments. Aussi lorsque la partie charnelle disparaît
(retourne à la terre), reste la partie subtile.

Mais qu’est donc cette partie subtile que les taoïstes vont assimiler au principe et
qui est assurément le souffle de la vie - puisque sans elle la partie inférieure n’est
pas viable ? Et où va-t-elle ?
L’empereur Pan-keng, en 1301 av. J.-C., parlant à son peuple, nous l’explique
ainsi :
« Maintenant, quand je fais les grandes offrandes à mes prédécesseurs, vos aïeux
viennent avec eux pour jouir de l’offrande, pour vous bénir ou vous maudire.
Hommes du peuple, si vous me faites opposition, mes prédécesseurs feront
descendre sur vous de

grands maux. D’en haut ils vous puniront. Vos aïeux et vos pères vous renieront,
et écourteront votre vie. Vos aïeux demanderont avec instance à mon aïeul de
vous punir sévèrement, vous et vos descendants3 ».
Ce texte prouve de façon décisive non seulement que l’idée de la survivance de
la partie subtile est un fait acquis mais que cette partie subtile ne peut agir sur les
vivants que par l’intermédiaire de la hiérarchie existant sur la terre. Pan-keng
décrit princes et peuples réunis dans un au-delà, observant ce qui se passe sur
terre, mais n’observant que les membres de leurs familles respectives et
éventuellement y intervenant. Aucune structure ou d’autres règles que celles de
la société humaine ne semblent régner dans cet au-delà. La vie semble donc
n’être qu’un processus continu avec un côté pile (vie terrestre) et un côté face
(vie transcendantale). La mort n’est en définitive qu’un passage vers un autre
mode de vie, pas vers d’autres règles de vie.
Et Tchou-hi, l’un des commentateurs des Annales, résume ainsi la croyance de
l’époque :
« Avant la IIIe dynastie, les défunts étaient vivants 4 ».
Ces morts-vivants sont bien entendu des êtres différents des êtres vivants. Ce
sont des êtres transcendants. Et la société des êtres transcendants est exactement
la même que la société chinoise des êtres vivants. Elle est simplement ailleurs,
dans l’éther. Elle a donc sa hiérarchie sociale et les principes de la Grande Règle
y sont tout aussi valides puisque, universels, c’est-à-dire traitant des règles de
l’univers, ils sont aussi permanents dans l’au-delà qu’ici-bas. La censure que la
pensée religieuse impose entre l’un et l’autre monde est ici inexistante. Par
dégénérescence, la tradition populaire transformera des êtres transcendants en
semi-déités et les enveloppera de légendes mais ces êtres transcendants
supérieurs ne donneront naissance à aucune mythologie car ils ne sont jamais des
objets sublimant une fonction spécifique de la condition

humaine5.
Avec le temps, la société des êtres transcendants sera dans l’esprit des Chinois
divisée en trois classes. En bas de l’échelle sociale se retrouve le menu peuple
transcendant, les paysans d’en-haut. On les appelle des koei. Au-dessus d’eux, il
y a la classe moyenne,

les moyennement nantis. On les appelle des K’i. Au sommet, il y a les Chenn,
lettrés ou aristocrates passés dans ce nouveau monde.
Le Chinois, en apparence, pare donc la mort d’attributs quelque peu similaires à
ceux des civilisations méditerranéennes. Cette affirmation masque cependant
une différence fondamentale dans l’approche de cet événement de la vie : le
Chinois ne craint rien de la mort car elle ne change rien à son statut social ou à
son bien-être. En effet, ce n’est pas à l’instant de sa mort physique, ou après la
séparation de l’enveloppe charnelle et de la partie subtile que ses actions sont
éventuellement jugées, mais au cours de sa vie. Et par qui ? Par les siens, et c’est
là une différence irréconciliable avec les diverses formes religieuses du
christianisme. Ses actions, pour autant qu’elles soient jugées, le sont par ses
ancêtres, son père, sa mère, ses frères aînés, sa famille.
« Ce ne sont pas les Ancêtres qui ont voulu nous rejeter, nous leurs
descendants, mais Sinn (l’empereur) qui nous a fait rejeter,

par ses excès et ses débauches » dit un prince6.

L’autorité familiale reste ainsi entière et sans discontinuité.


Comment se fait alors la communication entre les membres de

la famille lorsque la mort les a séparés ? Les maisons sont-elles hantées par une
multitude de fantômes prêts à chaque instant à intervenir ?
Dans les temps anciens, cette communication se faisait à travers l’utilisation
d’objets sacramentels, en l’occurrence pour les Chenn des vases en bronze
portant à l’intérieur des symboles et des caractères exprimant la reconnaissance
des vivants aux Ancêtres quand un bonheur leur était échu ou qu’une entreprise
avait réussi. Le vase commémoratif était placé dans le temple de la famille, pour

servir aux offrandes de génération en génération7.


Pour les koei, l’objet sacramentel était à la mesure de leurs moyens. Ce pouvait
être n’importe quoi, un objet, une pierre, un endroit. En définitive « si tu es koei,
tu es invisible », nous dit une Ode écrite en 773 av. J.-C.. Qu’est-ce que cela
veut dire ? L’étymologie de ce mot nous l’explique. Mais d’abord une précision
pour nos lecteurs qui l’oublieraient, nous interprétons là des idéogrammes, c’est
à dire des idées exprimées par des images conceptuelles. Or un « mot » chinois
peut se composer d’un ou de deux signes

(parfois plus mais ce n’est pas la norme)8. « Koei » se compose de deux images,
l’une décrivant l’aspect vaporeux de l’être, l’autre signifiant le sentiment
d’appartenance ou la dépendance. Cet agrégat symbolise donc une « chose » qui
dépend. L’existence post-vitale du koei est de toute évidence liée à celle de sa
famille. Sa survie n’est donc pas « éternelle » et sa puissance est loin d’être celle
d’un être extraordinaire. Sa condition de koei est assurément aussi précaire que
celle de son homologue non-transcendant.
Ainsi les échanges entre les êtres transcendants et leur posté-rité sont de deux
ordres. D’un côté, ils vous jugent avec l’autorité que leur confère le fait qu’ils
soient vos ancêtres, d’autre part, ils dépendent de vous pour leur bien-être post-
mortem. Dans un tel contexte, on a bien du mal à percevoir une autorité, un Etre
supérieur, un Dieu veillant sur sa création avec un but quelconque. Rien ne
semble garantir le bien-être des êtres transcendants qui en définitive ne dépend
encore que d’un rapport, d’un échange, du maintien des équilibres.
Le Chinois, s’il n’ignore pas la mort, l’a donc englobée dans une conception
spirituelle du monde, tournée exclusivement vers le noyau familial et la société
qui l’entoure dont l’influence reste indestructible même dans la mort. C’est bien
évidemment aux antipodes de la conception du monde à laquelle nous sommes
habitués, ou conditionnés, conception qui pose comme postulat que l’individu
entretient à tout moment une relation exclusive avec

son Créateur9.
Pour comprendre la psyché chinoise dans toute sa complexité et sa différence,
intéressons-nous avant de conclure ce chapitre aux cérémonies funéraires qui
prennent place lorsqu’un Chinois respectant la tradition de sa culture quitte ce
monde pour devenir un être de l’au-delà.
Disons tout de suite que, dans le détail, il existe de multiples variantes de ces
cérémonies funèbres selon que la famille accorde plus ou moins d’importance à
tel ou tel geste. Ce qui ressort, au demeurant, et c’est parfaitement cohérent avec
les principes de la Grande Règle, c’est qu’il n’y a pas un rituel unique pour tous
mais une cérémonie établissant de nouveaux rapports entre le nouvel être
transcendant et sa famille.

Aujourd’hui, la plupart des Chinois croient que le nouvel être transcendant qu’ils
deviennent passe dans son voyage entre ici-bas et l’au-delà devant une sorte de
cour du Monde des Ténèbres. Cette cour, composée de neuf chambres, dit la
tradition, est peuplée de chenn, c’est-à-dire qu’elle est le miroir de celle qui
existe dans la société que le nouvel arrivant vient de quitter.
Léon Wieger voyait dans cette tradition une adaptation d’une théorie taoïste
hiérarchisant l’autre monde en neuf palais, remarquant au passage que cette
conception de l’au-delà est similaire à celle que se font les chrétiens nestoriens,
qui se trouvent avoir été

les premiers chrétiens à s’implanter en Chine en l’an 63510. Nous voyons plutôt
dans l’existence des neuf chambres un rappel (dont la mémoire populaire a
oublié l’origine) de la structure de l’empire tel que la Grande Règle le définit -
c’est-à-dire un monde divisé en neuf provinces. Chaque être faisant de son
vivant partie de la société de sa province, sous la juridiction d’un feudataire
héroïque, il se doit d’être accueilli par ses pairs à son arrivée dans l’autre monde.
D’où la nécessité de cheminer à travers les chambres de chacune des neuf
provinces de l’au-delà.
Bien entendu, avec le temps, le sens originel s’est abâtardi, et des emprunts de
toutes sortes entre différentes doctrines ont fini par le masquer totalement, au
point que personne ne sait avec certitude, de région à région, pourquoi ces neuf
étapes sont nécessaires.
De même, personne ne sait plus pourquoi il faut quarante jours

pour faire ce parcours11 et atteindre la dernière chambre, et donc enfin son


nouveau lieu de résidence, un événement que la famille célèbre ce jour-là en
faisant des offrandes au défunt pour qu’il puisse faire la fête. De multiples
variantes existent sur la raison de cette durée. Toutes ne s’accordent que sur un
point : la durée.
Il y a aussi beaucoup de variantes sur l’objet de cette célébration et dans les
rites. En majorité, ce qui transparaît, c’est que, pour les Chinois d’aujourd’hui, le
défunt est constitué de trois essences. Pourquoi trois, vous demandez-vous, alors
que nous parlions de deux ? Tout simplement parce que le Chinois d’aujourd’hui
est pragmatique. Ayant subi l’influence de trois doctrines différentes, il n’en a
rejeté aucune. Ainsi les taoïstes lui disent que le corps va se dissoudre avec le
temps, mais pas immédiatement. Il convient

donc de traiter cette partie d’une façon appropriée au cours de son voyage vers le
néant. Les confucéens ont, eux, dit que les ancêtres s’incarnaient sur trois
générations, et que la communication se faisait à travers les tablettes (culte des
ancêtres). Il convient donc de traiter cette deuxième essence d’une autre façon
car ses besoins sont différents. Enfin, les bouddhistes ont suggéré que les actions
de la vie étaient comptabilisées, nous verrons comment plus loin. Il faut donc
être prêt à assister celui qui passe en jugement car tout est affaire de compromis.
Les mérites du défunt sont pesés contre ses démérites, selon la Table composée
par Lu Tong pinn, un index détaillé des actes moraux, que la tradition populaire
a réduit à quelques principes que nous verrons plus loin qui sont, vous vous en
doutez, bien éloignés de ceux de la religion chrétienne. À l’issue du jugement,
l’essence est punie si nécessaire, c’est-à-dire mise à l’amende12, et ainsi purgée,
c’est-à-dire en définitive confessée, elle se réincarne dans une nouvelle vie, sous
une nouvelle forme.
L’autre monde n’est bel et bien que le miroir du monde des vivants. Rien n’y
est absolu, ni la vérité, ni l’équité, ni le bonheur. Et même, l’être transcendant
souffre des problèmes que la vie terrestre lui a créés et garde les mêmes envies.
Il lui faut non seulement se nourrir (influence confucéenne) mais aussi avoir tous
les gadgets de la vie moderne (radio, télévision, voiture) qui sont alors simulés
par des reproductions de papier posées sur des cadres de bambou. L’argent est
aussi indispensable, tout comme sur cette terre.
Pour que tous ces objets atteignent l’autre monde, ils sont brûlés, car seule leur
fumée s’évanouissant dans l’éther peut rejoindre le défunt.
Mais cela ne saurait être fait sans précaution. L’autre monde, comme le vrai
monde, a ses escrocs, ses voleurs et ses malfaisants. Interviennent alors les
gardiens du temple qui savent comment communiquer avec l’au-delà et se
chargeront donc de la cérémonie.
Par exemple, quelqu’un voulant envoyer des vêtements et un passeport dans
l’au-delà devra veiller à ce que le nom, l’heure et la date de naissance du défunt
soient clairement libellés. Un détail que réglera le gardien du temple. À Hong
Kong, il est nécessaire

que ledit passeport soit identique à ceux émis aux voyageurs au temps de la
dernière dynastie. Il sera sur un papier de riz et le sceau sera celui du feudataire
local (un héros historique) qui est le magistrat responsable de l’endroit où le
défunt est mort.
Les détails varient de village en village, de région en région. À Singapour, on
brûle des climatiseurs en papier ; en Thaïlande, des maisons de papier ; à Hong
Kong, on brûle surtout des faux billets.

Dans les religions chrétiennes, qui parle d’édifices religieux parle de lieux de
recueillement et de solennité. C’est donc avec surprise que l’on découvre que le
temple chinois n’est souvent ni l’un ni l’autre, sauf lorsqu’une cérémonie
bouddhique a lieu. Ainsi, si le badaud pratique ses dévotions à voix basse, celles-
ci terminées, il se mettra à parler haut et fort, à fumer et éventuellement à jouer
au mahjong dans les contre-allées de l’édifice si celui-ci se trouve être bien
ventilé.
Un temple chinois n’est pas consacré à un dieu, puisque cette notion n’est pas
la clé de voûte des croyances chinoises. Le temple est consacré à un rite,
confucéen, bouddhiste, taoïste ou local, le plus souvent une combinaison des
trois. La structure même varie. Ici, point de règle définie et point de nef, de
chœur ou de transept. Ce peut être un bâtiment avec de multiples cours ou une
simple grotte. De temps en temps, lorsque les « êtres de l’au-delà » ont
définitivement disparu ou ont émigré, le bâtiment devient hangar ou lieu
d’habitation, ou s’effondre faute d’entretien. L’intérieur du temple, qui est
extérieurement assez pauvrement orné, est rempli d’effigies, de sculptures et de
dorures. Si l’imagerie varie en fonction des goûts artistiques des uns et des
autres, les caractéristiques restent identiques : certains « dieux » seront
bienfaisants et d’autres

malfaisants13. On dénote là une influence mazdéiste14.

Mais qui sont ces dieux ainsi représentés ? Selon l’origine du temple, on y
retrouve la diaspora confucéenne ou taoïste, mais à vrai dire la confusion est
aujourd’hui de rigueur. La plupart de ceux qu’on appelle dieux faute d’un mot
approprié dans notre langage sont généralement des « divinités bouddhistes »,
quand bien même ils sont étrangers aux conceptions confucéenne et taoïste de
l’univers. S’ajoutent à cette famille indéfinie de divinités les héros locaux qui
sont devenus des chenn et que la tradition

a consacrés. Ce sont généralement des brigands ou des chefs de guerre au passé


oublié dont les faiblesses ont été effacées et les prouesses divinisées.
Chaque temple a donc sa mythologie particulière soulignant, et c’est là le point
commun à tous, les diverses caractéristiques morales de l’homme. Ce mélange
de croyance mythique enracinée dans le quotidien de nos faiblesses et de nos
aspirations explique aisément que chaque dieu, comme ceux qui l’encensent et le
consultent, vive et meure avec eux. À titre d’exemple, citons le temple des 108
frères situé à Haïnan, une île de la Chine du Sud, à environ 400 km au sud-est de
Hong Kong. Les 108 frères sont considérés comme une seule et unique divinité.
Mais qui sont-ils ?

À Penang où ils sont connus mais où ils n’ont pas le statut de dieux, ce ne sont
que de pauvres immigrants qui disparurent en mer, leur jonque ayant été coulée
par la marine française au large de Annam. En d’autres lieux, ce n’est pas la
marine française qui coule la jonque, mais un typhon. Une troisième histoire
attribue leur fin aux Chinois eux-mêmes qui les auraient pris pour des pirates.
Quoi qu’il en soit, le nombre 108 est important, car c’est le nombre qui incarne
la passion et les illusions. Il est aussi important pour les bouddhistes, ceux-ci
ayant 108 grains à leur rosaire. C’est également un favori parmi les sociétés
secrètes.
Dieux ou presque dieux ne sont pas en permanence dans le temple (ce qui
explique le manque de recueillement des gardiens et des passants). Ils ne
s’incarnent dans leur représentation, image ou sculpture, que lorsque le suppliant
fait ses dévotions et que celles-ci sont agréées.
Les communautés religieuses, monastères et autres, sont également imprégnées
de cette façon de faire et, si les moines pratiquent de temps à autre des rites, leur
vie s’apparente assez peu à celle des moines occidentaux. En particulier, les
interdits sexuels que connaissent les religieux occidentaux n’existent pas, sauf
dans les communautés d’obédience bouddhiste.
En définitive, il y a désormais dans le monde chinois tellement de variations
dans les rites bouddhiques et taoïstes qu’il est difficile d’attribuer à chaque
Chinois une croyance définie par une doctrine, autour d’un seul dogme. En
revanche, il est clair que

dans son univers mental des pans entiers des trois grandes écoles de pensée qu’a
connues la Chine guident ses actions et sa logique. Nous allons donc brièvement
les aborder.
1. Propos d’un Vietnamien du nord d’ethnie chinoise à un Américain durant la guerre du Vietnam : “Vos principes sont seulement basés
sur comment ne pas mourir. La chose la plus terrible qui puisse arriver à un occidental, c’est de mourir. Vous êtes prêt à tout pour vivre
un jour de plus. Mais ce qui est pire que de mourir, c’est de

vivre sans dignité. Le problème avec votre religion, c’est que vous voulez connaître toutes les réponses.
Mais en fait ce que vous avez, c’est un formulaire organisé de façon à y inclure toutes les questions pour
lesquelles vous avez déjà prédéterminé les réponses que vous voulez. En définitive, questions et réponses ne
sont valables que dans ce format ».

2. La perpétuation de la vie sous une forme ou une autre, un concept que l’on peut associer à la plus haute
antiquité et qui se retrouve dans toutes les sociétés humaines, aboutit forcément à considérer l’homme
comme se composant d’une enveloppe visible, qui se putréfie éventuellement, disparaît, et d’une matière
invisible qui n’est que le véhicule imaginaire qui permet de croire à cette perpétuation. La Chine, dont le
peuplement remonte à probablement un demi-million d’années, ne fait que développer une variation
particulière de cette division. La particularité des anciens Chinois est seulement de renoncer à sacraliser
cette matière invisible. Ils ne sont pas les seuls. Les tribus indiennes d’Amérique du Nord ont aussi
désacralisé leurs morts, en leur conservant tous leurs attributs humains mais avec une différence cependant :
l’au-delà était un territoire toujours meilleur (meilleur territoire de chasse, lieu paisible, etc.) alors que le
sage chinois ne lui confère aucune particularité, l’au-delà n’étant pas ailleurs mais ici-bas, dans une autre
dimension.

Les taoïstes iront jusqu’à ce concept avec l’exemple des miroirs magiques. Il s’agit de miroirs de bronze, de
forme circulaire. Sur le dos du miroir figure un dessin en relief généralement complexe (par exemple une
feuille soigneusement découpée ou des idéogrammes compliqués). Sur la face, la surface est polie et sert de
miroir. Sous un certain angle, celui qui se regarde, au lieu de voir son visage, peut projeter sur un mur le
dessin qui figure au dos du miroir. D’où la conclusion que la lumière passe à travers une matière solide (le
bronze). Si la lumière passe au travers du bronze, cette matière solide n’est-elle pas seulement illusoirement
solide. « J’ai trois de ces miroirs dans ma famille, écrit en 1086 un lettré, et j’en ai vu d’autres très anciens.
D’autres

miroirs très fins ne laissent pas passer la lumière. Je ne comprends pas. Les anciens

devaient avoir des connaissances particulières. »


Les taoïstes ne disent pas que les miroirs sont magiques, mais ils citent cette illusion pour illustrer leur
propos. Ce qu’on voit n’est pas nécessairement « vrai ». Il a fallu attendre 1832 pour comprendre comment
les métallurgistes chinois du début de notre ère réussissaient à produire de tels miroirs « transparents », le
dessin étant en fait reproduit de façon totalement invisible dans les pores du bronze avec un amalgame à
base de mercure.

3. Annales, Pan keng.

4. Tchou-hi. 1130-1200. Philosophe néo-confucéen vivant sous la dynastie Song. Auteur de quatre ouvrages
de commentaires.
5. Les légendes qui peuplent les récits historiques chinois, à l’exception des textes relatifs à l’empereur Yao,
qui exista, n’ont jamais les qualités indispensables que l’on attache au mythe, c’est-à-dire qu’elles ne sont
jamais la description d’un événement considéré comme “fondateur”, et ne concernent pas les actes d’êtres
supérieurs. Elles sont toujours la description des actions d’un être normal mais dont les actions sont
exemplaires et en conformité avec les exigences de la Grande Règle. L’homme qui est ainsi décrit comme
un héros n’a pas d’autres qualités particulières que d’être en parfaite harmonie avec ce que la nature
attendait de lui. L’empereur Yao est légendaire parce que, la Chine étant alors harmonieuse, il a prouvé
qu’il était un sage, pas un dieu. Et on chercherait en vain dans les personnages légendaires chinois une
Aphrodite, un Apollon ou un Bacchus quand bien même l’introduction du bouddhisme, comme nous
l’expliquons dans les rites funéraires, va bâtardiser la pensée populaire.

6. Tsou-i, ministre de Sinn. Un autre ministre ajoute, lorsqu’il devient évident que Fa, qui va créer la
dynastie Tcheou, est sur le point de vaincre Sinn : “Que chacun de vous se recueille, prenne sa
détermination, puis l’annonce lui-même aux Ancêtres. » (Annales, Pi-pai k’an-li). Sinn se suicidera ou sera
tué. Fa deviendra empereur sous le nom de Ou.

7. De fait, tout ce que nous possédons de symboles et de caractères antiques a été conservé par les quelques
bronzes de cette sorte, qui ont échappé à la destruction. En effet, les anciens Chinois ne gravaient pas sur
pierre et la fragilité de la matière employée par eux pour les écritures, bois, soie ou papier, n’a guère permis
que les écrits antiques parvinssent jusqu’à nous tels quels.

8. Les philologues chinois divisent les caractères en deux grandes classes ; les wênn (figures simples, c’est-
à-dire un seul signe) et les tzéu (lettres composées, c’est-à-dire deux signes).

Les figures se sous-divisent en siáng (images) et en tchèu-cheu (symboles).

Les lettres se sous-divisent en hoéi-i (agrégats logiques) dans lesquels toutes les parties ont une signification
et en hing-cheng (complexe phonique) dans lesquels une partie signifie, tandis que l’autre indique
seulement la prononciation.

Selon Wieger (Leçons étymologiques - Imprimerie de la mission catholique 1905),

le Chouo-wenn, un dictionnaire de caractères publié vers l’an 200, retient 364 images (exemple : le signe
dessinant une main) et 125 symboles (exemple, le signe exprimant l’autorité : un trait de pinceau allant du
haut vers le bas, symbole de la force par allusion au fait qu’elle s’exerce du haut vers le bas).

Le dictionnaire Chouo-wenn liste 1167 agrégats logiques (deux images combinées, par exemple l’image de
la bouche se combinant avec l’image de la divination pour dire : interroger les sorts, un signe prononcé
tchan).

Enfin, il y aurait 7697 complexes phoniques (exemple : l’image représentant l’eau se combinant avec tchan,
l’agrégat logique qui donne le son. Le signe composé de deux idéogrammes signifie donc humecter).
9. Ce postulat repose exclusivement sur un sentiment d’émerveillement qui amène à conclure que la vie est
extraordinaire. Si elle est extraordinaire, nous explique-t-on, c’est que la probabilité qu’elle existe est si
improbable, de l’ordre d’une chance sur des dizaines de milliards, que quelque chose d’autre est intervenu.
Ce quelque chose est la volonté divine, car sans elle la probabilité nous condamnait à ne pas exister. Ce
raisonnement qui cherche à récupérer la science pour intégrer Dieu dans le processus de la création du
monde et plus particulièrement la création de l’homme souffre d’un défaut majeur courant, qui consiste à
confondre probabilité et résultat. Dire que la création de la vie, par des voies naturelles, est une
impossibilité revient à dire que, parce qu’il faut x milliards d’événements concordants, cette concordance
n’existe pas. En fait, l’expérience montre que cette concordance existe autant de milliards de fois, mais
qu’elle n’a qu’une chance sur deux de se produire. Prenons un exemple simple que chacun a vécu dans sa
propre expérience.
La probabilité que nous rencontrions dans une ville de plusieurs millions de personnes quelqu’un que nous
avons connu ailleurs plusieurs années auparavant est, si on fait un calcul de probabilité, de l’ordre de une
chance sur plusieurs milliards de rencontres. Or, pour beaucoup de gens y compris moi, cette expérience
s’est produite plusieurs fois. En définitive, la probabilité était pour ces gens qu’ils rencontrent telle personne
ou qu’ils ne la rencontrent pas. Raisonner sur la probabilité d’événements est une source majeure d’erreurs
(notamment en économie comme le montrent les crises financières à répétition que nous vivons). À moins
de répéter l’événement autant de fois que la probabilité le demande, l’information obtenue n’est que
relative. Il est juste de dire que vous n’avez qu’une chance sur des millions de gagner au loto, mais en fait
vous avez à chaque tirage une chance de gagner (ou de perdre) et une de ne pas gagner. La probabilité de
gagner une fois sur des millions ne s’applique que si vous avez déjà gagné une fois, car alors là si vous
continuez à jouer, le calcul de probabilité prouve que vous avez peu de chances de répéter l’événement.
Néanmoins ce n’est jamais une preuve absolue. Or, la création de la vie n’a eu besoin de se produire qu’une
seule fois, créant alors une réaction en chaîne qui dure encore aujourd’hui. La probabilité ne s’applique
donc pas à la création d’une vie mais de plusieurs vies qui seraient différentes de notre système biologique.
Cette approche ne suggère en fait qu’une chose : qu’il y a peu de chances de trouver une autre planète
habitée par des êtres différents fondamentalement des êtres vivants, mais ce n’est pas impossible. En
excluant par raisonnement la notion de l’extraordinaire dans le processus naturel, le Chinois ferme la porte à
la nécessité d’inventer un créateur. N’ayant pas de créateur

à identifier ou à doter d’attributs particuliers pour le décrire, il se retrouve devant la mort sans “jugement”,
sans “paradis” et sans “enfer”.

10. L’évêque Nestorius était le défenseur d’un dogme hiérarchisant les anges en neuf catégories et niant la
divinité du fils de Dieu et de la Vierge. Sa doctrine fut condamnée par Rome en 431. Il mourut en 439 sans
avoir renoncé à ses idées. Elles donnèrent naissance à une église et à une tradition toujours vivace puisque
les chrétiens irakiens sont nestoriens. En 635, un moine nestorien venu de Perse s’installa en Chine. En

639, il fonda un couvent qui compta jusqu’à 21 moines. Ceci prouve au demeurant que le gouvernement
chinois était parfaitement tolérant de toutes les pratiques privées religieuses pour autant que celles-ci
respectent les principes de la vie sociale. En 845, les nestoriens se trouvèrent pris dans la querelle visant les
bouddhistes. Leur doctrine étant déclarée étrangère, ils furent éliminés. Ils étaient alors une secte de
seulement

2 000 membres. La plupart se réfugièrent à Canton, éternellement en rébellion contre l’autorité centrale. En
879, Canton fut mis à sac par les troupes impériales et les nestoriens furent parmi les centaines de milliers
de personnes qui périrent alors.
11. Notons que c’est aussi la durée du carême. Est-ce une coïncidence ? Qui copiait qui ?

12. On ne peut qu’être frappé par le parallèle qui existe entre le rachat par amende et le rachat par
l’accomplissement de bonnes œuvres, notamment l’aumône que les catholiques institutionnalisent (avec
l’exemple de St Martin) pour détruire le concept païen de rachat par le sacrifice. Là aussi on peut se
demander si l’aumône comme acte expiatoire ne trouve pas son origine dans le culte des ancêtres qui ne
préconise jamais le sacrifice mais seulement l’assistance.

13. On attribue à Zoroastre, un personnage mythique mais qui exista (probablement un astronome) la
première description de l’univers entre force du bien et force du mal. Les “hymnes” que nous connaissons
dateraient du VIe siècle av. J.-C.. Il est possible que cette distinction entre personnages bienfaisants et
malfaisants soit en fait une explication “religieuse” des théories chinoises sur la nature de l’homme. Celles-
ci retiennent seulement que les qualités humaines sont attribuées au hasard (naturellement) et qu’il existe de
bonnes et de mauvaises combinaisons, donc des hommes mal nés et des hommes bien nés, bien faits ou
contrefaits. Par extension, Zoroastre conclut qu’il existe des forces du mal et des forces du bien. Zoroastre
emprunte également la théorie des équilibres, en décrivant le monde comme étant soumis à l’influence des
deux forces, celle du bien et celle du mal.
Curieusement, en pleine querelle de rites, le jésuite João Rodrigues soutenu par son supérieur Longobardo
estimait que “Fo Hi” (un personnage mythique), fondateur de la philosophie chinoise était en fait Zoroastre.
“En conséquence, disait Longobardo à Rome, on doit s’attendre à retrouver dans cette philosophie toutes
les erreurs que le diable avait glissées dans les livres des Gentils à l’Ouest ».

14. Le mazdéisme fut le culte du bien et du mal, tel qu’il se créa après Zoroastre.
CHAPITRE 3

Les trois grandes écoles de pensée :


confucéisme, taoïsme, bouddhisme

L’étude des rites funéraires qui accompagnent le départ d’un être cher montre
clairement que la psyché chinoise repose sur quatre piliers : la Grande Règle, le
confucéisme, le taoïsme et le bouddhisme. Que sont donc ces trois philosophies
qui se superposent à la Grande Règle ?

Le confucéisme

On ne saurait parler de la Chine sans parler de Confucius, figure centrale de la


philosophie chinoise1.
Mais d’abord, balayons tout de suite une hypothèse fausse qui s’est propagée
jusqu’à nos jours : le confucéisme tel qu’il est actuellement perçu n’est pas sorti
du cerveau de Confucius. Son œuvre personnelle est beaucoup plus réduite et
beaucoup plus archaïque. Son seul rôle, similaire à celui de Platon dans la
civilisation occidentale, a été d’être le catalyseur d’un certain nombre de pensées
philosophiques et d’idées politiques et ce sont ses disciples et ses critiques qui
ont propagé à travers l’espace et le temps une doctrine qui a fini par porter son
nom.
Membre de la corporation des Jou, officier d’administration, Confucius (551-
479 av. J.-C.) était un homme de petite noblesse, fils d’un officier militaire
obscur. Marié à 19 ans, il devient un temps l’intendant des greniers du seigneur
de son lieu de naissance

(le marquisat2 de Lou, actuellement dans le Shantong). En 500, il est Grand


Juge, puis en 497, vice-ministre de son seigneur. Mais

il n’occupe sa fonction que peu de temps. Soit il est remercié, soit il choisit de se
retirer (il a 54 ans), il quitte la cour du marquis et le Shantong. Les treize années
suivantes de sa vie, il va de principauté en principauté, colportant ses idées,
enseignant ou cherchant un emploi. À 67 ans, il revient à Lou où il mourra.
Confucius vit à une époque où les princes ne sont plus vertueux. Le chaos
politique règne et la Chine est en pleine guerre féodale. Chaque duc se prend
pour un futur empereur et l’empereur n’est plus rien. Confucius n’a jamais
expliqué ce qui l’avait mené à penser que seul un retour à la sagesse antique
remettrait de l’ordre dans le pays, mais une telle conclusion n’est pas
surprenante. Il va puiser dans ce qui reste de livres anciens la source de son
enseignement, disant volontiers ; « Je n’ai rien inventé. Tout est déjà

écrit par les anciens »3. Pour ses élèves, il compile une sélection des annales
historiques, un choix d’odes, et il commence à rédiger un traité (le traité des
mutations).
L’histoire du confucéisme est un peu celle de toute grande philosophie. La
doctrine qu’on lui attribue, les aphorismes moraux et politiques qui la
caractérisent ne sont que le reflet d’un mode de réflexion. Qu’a dit exactement
Confucius ? Nous n’en savons rien. Ce que nous savons de lui n’est que propos
rapportés par les disciples et les disciples des disciples. Qui plus est, en 213 av.
J.-C., un empereur ayant fait brûler tous les ouvrages attribués à son école, ce
que nous lisons est la copie de la copie de la copie… De plus, la décadence de la
dynastie impériale allait de pair avec

la décadence des scribes, qualifiés de plus en plus ignorants4, tant et si bien que
ces derniers improvisaient un faux caractère quand ils ne se rappelaient pas le
vrai caractère. Confucius lui-même se serait plaint : « Dans ma jeunesse, j’ai
encore connu des scribes qui laissaient en blanc les caractères qu’ils ne savaient
pas écrire ;

aujourd’hui ça ne se trouve plus !5 ».


La doctrine qu’on lui attribue n’est donc assurément pas la sienne et le
personnage historique est sans importance. Sous son nom, c’est une méthode,
une école qui s’est raffinée bien après sa mort.
Avant d’exposer brièvement les grandes lignes du Confucéisme, une autre
remarque s’impose. Lorsque les penseurs de cette école parlent du Ciel (ou d’un
Etre supérieur) ils n’envisagent pas une seconde l’image d’un créateur
assimilable à Dieu tel qu’il est défini par les juifs, les chrétiens ou les islamistes.
Pour les confucéens, il s’agit en effet de qualifier un élément de l’équation
humaine, une « constante » dotée d’attributs sans rapport avec ceux de la
condition humaine.
Cette constante qui est représentée en chinois par le signe d’en-haut (d’où la
traduction Ciel, comme nous pourrions écrire plafond) n’est décrite qu’à travers
ses agissements. Ainsi le Ciel est tantôt synonyme de phénomène naturel, parfois
de force de vie, tantôt de destin ou hasard. En définitive, la volonté du Ciel
s’apparente aux forces de la nature, et donc aux lois de l’évolution. Elle ne
saurait être à long terme changée. Elle existe et est la clé du monde. Un point
c’est tout. Le terme est vidé de connotations

religieuses et aucun dogme ne s’attache au mot6.


« Seul le Ciel est vraiment grand, dit Confucius. Je m’en remets de tout au
Ciel. Vouloir absolument que ceux qu’on aime vivent, désirer absolument que
ceux qu’on hait meurent, c’est empiéter sur le domaine du Ciel, seul maître de la
vie et de la mort. Le Sage ne se plaint pas du Ciel et n’en veut pas aux hommes.
Il attend tranquille que l’intention du Ciel se manifeste. »
« Produire sans agir, dit-il encore, voilà la méthode du Ciel. Le Ciel agit sans
rien dire. Il dirige la succession régulière des saisons, donnant ainsi la vie à tous
les êtres, sans prononcer une seule parole. Par leur concours, le Ciel et la Terre
ont produit tous les êtres. Tous naquirent par l’action combinée du Ciel et de la
Terre. »
Confucius remarque aussi qu’il est possible qu’un homme naisse parfait, mais
que c’est l’exception. L’homme en général ne naît pas parfait mais petit à petit,
par l’étude et l’effort, et c’est en

fait la voie commune, il peut s’améliorer.


En conclusion, tous les hommes ont les mêmes qualités (composants), dit
Confucius, mais c’est l’usage différent qu’ils en font qui les rend différents.
Confucius attribue à l’être humain sept penchants naturels :
- la joie ;
- la colère ;
- la douleur ;
- la crainte ;
- l’amour ;
- l’aversion ;
- la convoitise.
L’aversion et la convoitise sont, pour lui et ses disciples, les deux principaux
mobiles psychologiques et c’est la cohabitation difficile de ces deux penchants
opposés qui rend la nature humaine complexe et imprévisible.
Confucius fixe à cinq les devoirs humains :
- être tendre (dans ses relations avec ses enfants) ;
- être pieux (dans ses relations avec ses parents) ;
- être respectueux (des membres de la famille et par extension des autres) ;
- être équitable (le mari ou le prince) ;
- être obéissant (l’épouse ou le sujet).
À cela il s’ajoute trois qualités sur lesquelles repose la dignité de l’homme :
– la prudence ;
– la bonté ;
– le courage.
Pour lui l’harmonie sociale n’est possible que si ces principes sont appliqués
par chacun et respectés par tous… On constate dans cette description que
l’atome de base autour duquel gravite la société est d’abord la famille. Deux
forces s’y exercent :
– hiáo, la piété envers les parents ;
– ti, la piété envers les aînés…7
Voici, dit Confucius, la loi de la piété filiale. Il faut obéir aux parents tant
qu’ils vivent. Après leur mort, il faut continuer à faire comme ils faisaient. La
piété filiale, précise-t-il, n’exige pas qu’on se ruine pour fournir aux parents
vivants des aliments et des objets recherchés. Non. Un fils qui ne peut donner à
ses parents que de l’eau et des fèves est un fils pieux s’il réjouit le coeur de ses
parents par son obéissance et son affection. La piété filiale n’exige pas non plus
que le fils se ruine en frais pour les funérailles de ses parents. Les dépenses
doivent être en rapport avec la fortune. En définitive, cette notion de piété
englobe respect, assistance et fidélité.
Au-delà du lien familial, Confucius estime que « le sage affectionne tous les
hommes en général, sans affection particulière pour

personne ». D’où cette maxime, qui sert de programme pour la vie et est hélas
bien galvaudée de nos jours par tous : « Ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît,
ne le fais pas aux autres ».
Sur la question de la justice, à la question « Rendre le bien pour le mal, est-ce
bien faire ?
Confucius aurait répondu :
« Que rendrez-vous pour le bien ? Rendez le bien pour le bien, et justice pour le
mal ».
Et il conclut : « Celui qui aime doit punir quand il le faut pour le bien de celui
qu’il aime. Celui qui est fidèle doit reprendre son maître hardiment quand besoin
est ».
Confucius est un adepte de la théorie du yinn et du yang, divulguée par Lao-
Tzeu, le père du taoïsme. Nous en reparlerons en abordant cette doctrine. Disons
ici que Confucius tire du principe de l’alternance entre deux forces, mouvement
et repos, que l’homme est lui-même le reflet de ce mouvement de va-et-vient.
Quand il naît, qu’est-il ? Paisible, dit Confucius, car le Ciel l’a fait ainsi. Ce
n’est que lorsqu’il découvrira d’autres êtres qu’il s’émouvra et concevra des
passions. Dès que l’homme est en contact avec d’autres êtres, cela entraîne soit
une affection soit une désaffection. Si l’homme ne maîtrise pas cet instinct, il
perd son libre arbitre. La passion naît de ses sens. Aussi le Sage doit-il s’en
méfier, car l’homme n’est homme que par sa volonté.
Cette vision dualiste du monde, avec un mouvement yinn-yang permanent, qui
s’applique à l’homme jusque dans son for intérieur, débouche chez les
confucéens sur une conception de la loi très particulière, qui affecte encore
aujourd’hui le système institutionnel chinois (là est en fait la source des
difficultés sino-occidentales).
La Chine croit profondément, et nous constatons que cette croyance remonte à
la nuit des temps, que les parties de l’univers s’ajustent l’une à l’autre dans un
fonctionnement harmonieux, et que tout disfonctionnement est à mettre au
compte des activités humaines non conformes à l’ordre naturel (aux lois de
l’évolution, pourrait-on dire aujourd’hui). Or l’ordre naturel exclut la
prédominance de lois positives8 présentées comme le fruit de l’expérience et de
la sagesse humaine. La loi doit se borner à traduire le plus précisément possible
en formules écrites l’ordre naturel.
Autrement dit, la loi vient « d’en-haut ». La première conséquence que cela
entraîne, c’est que seule compte la formulation de la loi, les conditions de sa
promulgation étant sans importance. En effet, le Chinois considérant la loi (qu’il
assimile à la règle) comme obligatoire, s’il la tient pour conforme à l’ordre d’en-
haut, autrement dit conforme à sa perception de la tradition, il n’attachera aucune
importance aux conditions de son émanation. Cette attitude est un puissant frein
à l’autorité de l’état, puisque celui-ci ne peut jouer sur le respect quasi religieux
dont jouit la loi positive dans les civilisations d’origine gréco-romaine. La loi
n’est observée en Chine qu’autant qu’elle a reçu l’assentiment effectif de la
population, c’est-à-dire qu’elle semble être coutumière.
Pourquoi est-ce ainsi ? Parce que, nous l’avons vu dans la Grande Règle, et les
confucéens renforcèrent cette idée, il n’y a pas de droit absolu ou de tort absolu
puisque les équilibres ne sont que des flux. Une telle construction mentale exclut
qu’on puisse avoir tort ou avoir raison in abstracto, puisque tout dépend de
l’instant et des circonstances. Que le droit soit indépendant des attributs de son
objet et de la personnalité des parties en cause est inconcevable. Chaque
situation est nouvelle, yinn et yang à la fois, et il faut donc composer. Pour nos
juristes nourris au lait de « dura lex, sed lex », voilà un territoire inconnu qui
s’ouvre devant eux, d’autant plus qu’à cette divergence fondamentale de
conception métaphysique s’en ajoute une autre relative à la méthodologie.
La logique occidentale réduit l’objet du raisonnement à des classes
rigoureusement définies. Autrement dit, l’identification d’éléments est telle que
ceux-ci sont parfaitement distincts, les uns par rapport aux autres. Chaque texte
de loi est donc parfaitement défini, et d’une portée limitée, avec un champ
d’application relativement net9. La logique du discours est toujours simple,
allant du fait A au fait B, et toujours de A vers B. La langue chinoise ne permet
pas aisément ce genre de construction. Elle procède, disent les linguistes, de
l’empilement, et se prête mal à l’abstraction généralisatrice claire et précise. Elle
ne va jamais des prémisses à la conclusion, mais accumule les degrés et émousse
ainsi le mécanisme des textes juridiques10.

Le Ciel ayant mis la loi naturelle dans le cœur de l’homme, la voie (tao) consiste
à vivre conformément à la loi naturelle, disent les confucéens. En conséquence,
les adeptes de cette école philosophique sont hostiles aux lois parce que
l’autorité (le prince) n’est légitime que si elle donne l’exemple de la vertu
naturelle.
Un texte nous donne une définition précise du programme politique que les
confucéens formulent ainsi (fait remarquable, c’est de nos jours encore la
méthodologie pratiquée à tout niveau par l’appareil politique du pays). Il s’agit
de la théorie dite de la

« rectification des noms » (tcheng ming).


« Si les noms ne sont pas corrects, lit-on dans un ouvrage de l’époque11, le
langage ne sera pas conforme à la réalité des choses.

Si le langage n’est pas conforme à la réalité des choses, les affaires

ne pourront pas réussir. Si les affaires ne peuvent réussir, l’ordre (les rites) ne
peut régner. Si l’ordre ne règne pas, les châtiments seront arbitraires (ne seront
pas infligés justement). Si les châtiments sont injustes, le peuple ne saura
comment se comporter12. En conséquence, le sage regarde comme nécessaire
que les noms dont on se sert soient employés d’une manière correcte et que ce
dont on parle soit correctement mis en pratique. » D’où l’importance extrême de
la dialectique que nous retrouvons sans cesse lorsque

le gouvernement ou le parti identifie les raisons d’un phénomène13.

Cette constante volonté de « rectifier les noms » est, dans la doctrine


confucéenne, le procédé le plus efficace pour éviter le désordre intellectuel et
l’anarchie14.
Dans cette conception, l’harmonie des relations sociales est assurée par l’ordre
institutionnel (les rites) et la loi n’a pour objet que la protection de l’ordre
institutionnel et donc exclusivement le redres-sement de l’ordre naturel. De là le
caractère foncièrement pénal,

statique et souple que la législation chinoise a toujours possédé15.


Mais la doctrine confucéenne n’a pas le monopole du discours politique
comme nous allons le voir avec l’apparition du taoïsme, et la querelle entre les
disciples des deux écoles va amener la fondation de l’école des légistes dont
l’influence sur la fondation de la loi dans le pays sera profonde.

Le taoïsme
En 1991, à la réunion annuelle de la Chambre consultative du peuple chinois à
Pékin, M. Zhang Juyu, un délégué, s’en est pris à partir de la tribune à certains
officiels du gouvernement qui avaient accusé les taoïstes de propager des
superstitions. Peut-on imaginer en France, un député s’en prendre, de la tribune
de l’assemblée, à des ministres pour avoir considéré que Voltaire ou Descartes
étaient de dangereux personnages ? évidemment cela paraît insensé et montre le
décalage entre les deux mondes.
« N’oubliez pas que la Chine, sans le confucéisme et le taoïsme, ne serait pas
la Chine » a déclaré M. Zhang, qui se fit ensuite le champion du taoïsme. On
pourrait ainsi multiplier les exemples pour illustrer le fait que cette doctrine, pas
plus que le confucéisme, n’est dans une Chine que nous qualifions de
communiste depuis 50 ans un vestige historique.
Son origine est contemporaine à Confucius, Lao-Tzeu (le vieux Maître) à qui
on l’attribue ayant vécu vers 570-490. Notons au demeurant avant d’aborder le
bouddhisme que Bouddha mourut probablement en 479, de sorte que les trois
doctrines qui se disputèrent la Chine furent élaborées simultanément. Il est donc
inévitable qu’elles s’influencèrent l’une l’autre.
On ne sait à peu près rien de Lao-Tzeu, sinon qu’il composa un traité, Tao-Lei-
King, le Traité du Principe et son Action, puis disparut. Il aurait été archiviste, il
appartenait donc à la caste des lettrés à la cour de l’empereur (dynastie Tchéou).
Il aurait rencontré Confucius une fois. La légende dit que, lassé du désordre au
milieu duquel il vivait, il aurait fini par décider de quitter l’empire et ne serait
jamais revenu.
Le nom de Lao-Tzeu signifie littéralement « Vieux Maître », et n’est donc que
générique. Il est fort possible qu’ayant quitté sa fonction, il ait abandonné ce titre
et ait vécu alors dans l’anonymat. Un historien chinois dira trois siècles plus tard
: « les uns disent ainsi, les autres disent autrement, et du Vieux Maître on ne peut
dire que ceci : ayant aimé l’obscurité par-dessus tout, cet homme effaça
délibérément la trace de sa vie. »
Pas plus que Confucius n’inventa le confucéisme, Lao-Tzeu n’inventa le
taoïsme. Une partie de sa philosophie se retrouve dans des archives plus
anciennes et remonte au IIIe millénaire. L’une des hypothèses les plus
curieuses16 est que la doctrine est une adaptation de celle des Upanishad17. Il eut
des précurseurs mais aucun n’écrivit. Le mérite de Lao-Tzeu en revanche est
d’avoir écrit un manuel reprenant les principaux points de la doctrine jusqu’ici
appartenant en Chine à la tradition orale. Son livre, le Traité du principe et son
Action18, est la bible de la doctrine taoïste. Comme toute bible, elle a donné lieu
à de nombreux commentaires et à diverses écoles de pensée.
La principale novation par rapport à Confucius que Lao-Tzeu introduit
concerne l’organisation du monde. Alors que la Grande Règle a déterminé que le
monde tournait autour de cinq forces, les taoïstes définissent ses actions comme
la résultante de deux propriétés immanentes du Principe de Vie, concentration et
expansion, autrement dit le yinn qui concentre et le yang qui élargit. Elles étaient
là au commencement des temps, le yinn en état de concentration et de repos,
d’imperceptibilité, et le yang prêt à agir et à s’étendre19.
Une théorie qui rappelle étrangement la théorie scientifique du big-bang20.
« Je ne sais pas, dit Lao-Tzeu, de qui le Principe procéda. C’est peut-être une
loi fatale. » Il l’appelle le Tao (principe), parce que tout dérive de lui. On peut se
demander si d’une façon archaïque nous n’avons pas là dans cette description de
la loi fatale la première formulation du processus de sélection naturelle qui régit
tous les organismes.
« Vint un moment où ce principe se mit à émettre quelque chose agissant en
deux modes alternatifs, le yinn et le yang, et dont le résultat fut la terre, l’air et
tous les êtres qui vont et viennent, au fil d’une évolution circulaire, naissance,
croissance, décroissance, mort, renaissance et ainsi de suite, dit-il. Car le yinn et
le yang créent fatalement l’instabilité. Le commencement de la rétraction suit
nécessairement l’apogée de l’expansion. Aucun extrême ne se soutient. Le plus
appelle le moins, le moins appelle le plus. Arrivé au zénith, le soleil baisse ».

La doctrine taoïste est fondamentalement athéiste. Dans le mécanisme qu’elle


décrit, il n’y a pas d’Etre suprême, pas de Ciel. La vie, toutes les vies, ne sont
que la résultante d’une combinaison complexe mais fixe d’éléments et de
forces21. L’homme est là le produit, un des produits de la mayonnaise de la vie
produite par le yinn et le yang. L’alternance n’est donc ni destin ni hasard mais
une pure loi physique. Cette conception du monde s’applique aussi bien à l’âme
qu’à la vie.
Lao-Tzeu et ses disciples en tirent une ligne de conduite subtile, partant du fait
que le négatif et le positif ne font qu’un22. Le Sage

se doit d’être au juste milieu de l’équilibre. Il est donc indifférent au profit et à


l’exaltation ou à l’humiliation. En tout, il faut être neutre, inodore, incolore et
indéfini. Ainsi c’est au départ une philosophie du non-agir, de l’effacement, de
la modération, de la méditation. Léon Wieger, qui est un jésuite, en conclut que
c’est une philosophie qui prêche l’ignorance parce que Lao-Tzeu est contre tout
endoctrinement. Pour lui, l’homme doit être à l’image de l’eau. Mais n’est-ce
pas en fait reconnaître que l’homme n’a qu’un devoir, celui de s’adapter pour le
bénéfice de tous car toute action risque de fausser les équilibres ?
Cette doctrine débouche sur la formulation d’un programme politique très
particulier, puisque Lao-Tzeu conseille ceci :
« Le gouvernement des « Sages » doit viser à vider les esprits des hommes et à
remplir leurs ventres, à atténuer leurs désirs et à fortifier leurs os. » Et pour cela,
il faut, dit-il, « Que ceux qui gouvernent réduisent la multitude de leurs sujets à
l’unité, les considérant comme une masse indivise, avec une impartialité sereine
; n’estimant pas les uns comme des pierres précieuses, ne

méprisant pas les autres comme de vils cailloux23 ».


Lao-Tzeu est ainsi le premier philosophe politique à opposer clairement
l’intérêt du groupe à l’intérêt de l’individu.
« Il y a deux sortes de bontés, dit-il. Celle qui aime l’ensemble pour l’ensemble,
et n’aime les parties intégrantes de cet ensemble que tant qu’elles sont parties
intégrantes, pas pour elles-mêmes, ni pour leur bien propre. Celle-ci est la bonté
d’ordre supérieur. Et il y a la bonté d’ordre inférieur, qui aime les individus, en
eux-mêmes et pour leur bien particulier. »

Si on donne au mot « bonté » les attributs de ce qui est bon pour le monde, ce
qui est assurément le concept que Lao-Tzeu a en tête, nous avons là une parfaite
description de la théorie de l’évolution et plus exactement de la théorie des jeux
que nous avons mentionnée plus haut.
Lao-Tzeu est aussi un rousseauiste avant la lettre. Il est adepte de la théorie
naturaliste. « Inutiles dans l’âge du bien spontané, les principes, les préceptes et
les règles furent inventés quand le monde tomba en décadence comme devant
être un remède à cette décadence. L’invention de ce palliatif fut plutôt
malheureuse. Le vrai remède eut été le retour au Principe, à la simplicité. C’est
quand les hommes cessèrent d’agir spontanément qu’on inventa les principes
conventionnels de l’humanité et de l’équité ; et ceux de la prudence et de la
sagesse, d’où sortit la politique fausse et menteuse. C’est quand les parents et les
enfants ne vécurent plus dans l’harmonie ancienne qu’on inventa les principes
artificiels de la piété filiale et de l’affection paternelle. Rejetez la politique, les
lois conventionnelles, effacez les principes et les préceptes artificiels. Tenez-
vous en à ceci : être naturel, être simple ; peu d’intérêts particuliers ; pas de
désirs du tout24. »
Le fait que les hommes inventèrent les vertus prouve pour Lao-Tzeu et son
école qu’ils avaient perdu la vertu primitive, la conformité au Principe25. Le bon
sens naturel étant perdu vint la multiplicité des principes et des préceptes, des
rites, des lois, toutes

choses artificielles et de pure convention. Le dernier terme de cette décadence


morale fut l’invention de la politique, commencement de tous les abus.
L’homme vraiment homme s’en tient à la droiture et au bon sens naturel. Il
méprise et rejette tous les principes artificiels.
Les textes de Lao-Tzeu furent commentés par deux des plus

grands écrivains de la Chine, Lie-Tzeu26 et Tchouang-Tzeu27. L’un et l’autre


mettant en pratique cette philosophie de l’effacement passèrent leur vie dans une
relative obscurité et disparurent sans laisser de trace. Mais leurs ouvrages eurent
une influence considérable sur l’esprit chinois.
« La vie succède à la mort, dit Lie-Tzeu, la mort est à l’origine de la vie. Le
pourquoi de cette alternance est inscrutable… La vie

d’un homme tient à une condensation de matière, dont la dissipation sera sa mort
; et ainsi de suite. Cela étant, y a-t-il lieu de se chagriner de quoi que ce soit ?…
Tous les êtres sont un. »
Et de tous les penseurs, c’est probablement Lie-Tzeu qui a le plus imprégné la
psyché chinoise sur la notion de la mort avec cette réflexion :
« La mort est à la vie ce que le retour est à l’aller. Quand je mourrai ici, ne
renaîtrai-je pas ailleurs ? Et si je renais, ne sera-ce pas dans des circonstances
différentes ? »
Enfin on ne saurait parler du taoïsme sans mentionner que

Lao-Tzeu et ses disciples étaient des adeptes de différentes techniques de


méditation (lévitation28, hypnose, télépathie) auxquelles

ils attribuaient des vertus particulières. Dans de nombreux textes, les taoïstes
évoquent des phénomènes psychiques modifiant les perceptions du corps
humain29.
Les taoïstes vivaient à l’époque où les petits royaumes de l’empire (du Ve au
IIIe siècle av. J.-C.) firent dévier la notion de loi naturelle (ou loi du Principe)
vers la notion de loi absolue (ou loi du Prince), comme fondement de tout ordre
social. Justifiaient-ils cette évolution ?
Nous allons ici brièvement évoquer ce concept de loi (fa) comme règle unique
car il est une fois de plus aussi éloigné que possible de la conception romaine de
la loi positive.
Les raisons de l’évolution de la conception confucéenne de la loi, qui aboutit à
ne lister qu’un ensemble de devoirs mais point de droits, sont à attribuer à la
nécessité où se trouvèrent les Lettrés d’élaborer un système de gouvernement
répondant aux conditions politiques de leur temps. Ceci explique peut-être la
naissance du taoïsme comme philosophie d’état.
Ten-si, un contemporain de Lao-Tzeu, est le premier à transposer le fatalisme
des taoïstes en une philosophie politique.
« Il y a beau temps que tout le monde discute sur le semblable et le
dissemblable, sur le droit et sur le tort, le blanc et le noir, le pur et l’impur, sans
aboutir à une conclusion, dit-il. C’est que, prises comme (les confucéens) les
prennent, au concret et dans le détail, les questions du monde sont insolubles.
Pour en trouver la solution, il faut remonter plus haut, jusqu’au principe
évolutionnaire (…). Le ciel et la terre ne sont pas bons pour les êtres qu’ils
produisent, mais les traitent comme chiens de paille (…). Le prince (le
gouvernement) doit traiter le peuple comme le Ciel traite tous les êtres en
général. Surtout qu’il ne veuille pas être bon (pour être bon), qu’il ne traite pas
bien ses sujets (pour faire le bien). Il doit leur appliquer la « fa » (loi) sans
égards, rigoureusement. Tant pis pour ceux qu’elle brisera. Le Ciel ne brise-t-il
pas sans cesse les êtres qu’il produit ? « Fa » est donc inexorable. »
C’est en suivant ce raisonnement que l’école des légistes a été conduite à
proclamer l’universalité de la loi et son objectivité, attributs que les Romains ont
de tout temps regardés comme partie intégrante de la structure de la loi, mais
qui, en Chine, représentent les acquisitions d’une école dans le domaine de la
logique que combattront sans cesse les confucéens à qui un tel concept répugne.
Les légistes, cependant, se contentent seulement d’exalter les caractères
techniques de la loi, et affaiblissent sa portée en adoptant le principe que la loi
n’est ni humaine ni équitable, et donc en

retenant exclusivement son caractère coercitif30. « Fa », en définitive, ne possède


pas les attributs que nous donnons au terme de

« loi » car elle n’est pas « juste » par essence. C’est tantôt une règle, tantôt un
moyen ou une méthode. Ce n’est pas systématiquement un droit, ce peut être un
devoir, en outre il lui manque un caractère essentiel, l’universalité. Et ce qui
souligne bien son caractère particulier, sa souche, c’est qu’étymologiquement, le
signe chinois

évoque l’image de l’aplanissement, comme l’eau31.


Les confucéens ont postérieurement blâmé les légistes pour leur sévérité
excessive et leur manque de bienveillance. Certains considèrent que ces
reproches sont injustes. Retenons pour conclure ce bref survol de l’apport des
taoïstes et des légistes dans la psyché chinoise que, contrairement aux
confucéens, ces derniers reconnaissent que l’objet de la politique est de
gouverner le plus grand nombre d’hommes. Or ceux-ci, poussés par les
circonstances, vivent au milieu du mal (et non du bien). Le but de la règle (fa)
est de faire en sorte que les hommes ne puissent faire le mal. Celui qui gouverne
adopte le général et néglige le particulier ; c’est pourquoi la loi n’est pas
vertueuse.
Nous trouvons là une application particulière de la Grande Règle, les légistes
assimilant en fin de compte les hommes à des mécaniques. Si les légistes furent
balayés par l’histoire, cette idée qui a survécu jusqu’à nos jours dans l’appareil
de l’état trouve sa justification dans un ouvrage fort célèbre en Occident parmi
les philosophes et les criminologistes, le fameux « Des délits et des peines » de
Beccaria, publié en 1764. Beccaria est en Occident le premier à partir du
principe que le droit ne doit être défini et jugé que comme une instance sociale,
par opposition à l’idée ancrée dans la psyché occidentale depuis l’apparition des
religions que la justice est la servante de principes divins. Beccaria, qui passe
alors pour un novateur, il vit quinze siècles après les légistes, est au cœur même
de l’inspiration politique de ces derniers et son analyse présente de fortes
analogies avec ce qu’on peut lire sous leurs plumes, puisque sa conclusion est
que la fonction judiciaire se réduit à la stricte application de la loi, celle-ci
n’étant qu’un système de distribution de sanctions visant à réparer tel ou tel
dommage fait à la société. Nous survolerons plus loin le mode de calcul de ces
sanctions.
Le bouddhisme

Bouddha32 a vécu à l’époque de Confucius et de Lao-Tzeu. De son vivant, sa


doctrine s’est développée rapidement jusqu’aux frontières de la Chine mais
guère au-delà33. Ce n’est qu’en apr. J.-C. que l’empereur Ming de la Seconde
Dynastie Han accueille à sa cour deux moines bouddhistes dans le but de
connaître une doctrine qu’il sait florissante (n’oublions pas que les échanges
commerciaux entre le continent indien, la Chine et l’Asie centrale sont alors
nombreux). L’un des deux moines, connu sous le nom de Kiai-ie Mouuo-teng,
était probablement de la caste des Brahmes. Le nom chinois du second est la
traduction de son nom indien : Parfum de la loi. Tous deux allaient mourir dans
la capitale de l’empereur (Lao-yang) dans les trois ans qui suivirent.
Il nous reste d’eux un seul opuscule. Quatre autres ouvrages auraient existé.
Les moines ne traduisirent pas des traités indiens

complets mais exposèrent brièvement les doctrines fondamentales du


bouddhisme. C’est probablement tout ce que désirait l’empereur afin qu’il puisse
savoir à peu près de quoi il s’agissait. Le bouddhisme ne reste alors qu’une
curiosité qui attire si peu l’atten-tion des Chinois que pas un auteur de l’époque
ne parle du séjour des moines ni de leurs ouvrages.
Il faut attendre soixante-dix ans, vers 148 apr. J.-C., pour voir arriver à la cour
de l’empereur un autre bouddhiste. Cette fois, il s’agit d’un prince parthe
authentique qui aurait renoncé à son

trône34. Il va vivre vingt-deux ans en Chine, et mourra accidentellement. Ann-


cheukao (le nom chinois de ce prince parthe) produira cent soixante-seize
ouvrages dont cinquante-cinq existent encore35.
D’une certaine façon, le bouddhisme commence là où s’arrêtent le
confucéisme et le taoïsme car il insiste plutôt sur une morale individuelle, alors
que les deux doctrines philosophiques issues des principes de la Grande Règle
insistent sur les règles de la vie en société. Il n’y a donc en apparence aucune
incompatibilité entre les trois systèmes bien que le bouddhisme pose comme
condition première du perfectionnement que l’homme quitte sa famille.
L’apparition de cette règle première était, à notre sens, prévisible, car si tout
est affaire de flux et de reflux, de force et d’antiforce, le bouddhisme est
assurément le reflux du confucéisme. On ne doit donc pas s’étonner, à travers les
rites funéraires, de voir célébrer la mort par une cérémonie imprégnée de rites
bouddhiques auxquels se mélange une morale confucéiste.
Au cours des siècles, le bouddhisme a subi d’importantes fluctuations, et cette
doctrine que l’on peut qualifier « d’attitude » a aujourd’hui plus de 250 millions
d’adeptes en Asie. Nous nous limiterons ici à exposer seulement les traits qui ont
fait souche dans la psyché chinoise et l’ont influencée.
La première chose d’importance, qui renforce la cybernétique du confucéisme
et du taoïsme, c’est que l’enseignement bouddhiste se veut purement et
exclusivement « utilitaire ». Si la Grande Règle et ses variantes cherchent à
définir la question de la position de l’homme dans le monde, concluant qu’il n’a
pas de position particulière, le bouddhisme se contente d’être une sorte de mode
d’emploi de nos fonctions intellectuelles, l’objectif étant de prendre conscience
du caractère illusoire du monde, pour mieux s’en détacher. Pour cela, les règles
qu’il faut suivre sont en apparence innombrables36 mais elles se regroupent en
huit préceptes qui pavent la « voie sacrée » permettant d’atteindre à une pureté
totale37.
Ces préceptes sont les suivants :
- il faut croire aux quatre vérités, c’est-à-dire que tout est souf
- france en ce monde, que la cause de la souffrance réside dans le désir sous
toutes ses formes, que le seul moyen de s’en détacher est de renoncer, que pour
atteindre cet objectif, il faut pratiquer une morale de droiture38 ;
- il faut maîtriser sa volonté pour éloigner tout désir des sens ;
- il faut être franc, conciliant pour être vrai ;
- il faut avoir un comportement moral cohérent ;
- le meurtre, le vol et l’adultère sont prohibés ;
- il faut être désintéressé dans sa façon de vivre ;
- il faut viser au bien et non au mal ;
- il faut dominer ses pulsions ;
- la méditation est le meilleur outil pour aider l’homme dans cette recherche.
Le bouddhisme, nous le constatons, semble plagier certains principes taoïstes :
la voie moyenne, le renoncement et la méditation. L’élément supplémentaire
qu’il introduit, c’est que, contrairement au taoïste, le bouddhiste croit au cycle
infini de la réincarnation (il emprunte là à l’hindouïsme) qu’il hiérarchise selon
l’effort et la

pureté en quatre degrés (ârya)39.


La doctrine introduit en Chine pour la première fois un code de conduite qui,
n’ayant pas pour objectif l’harmonie des rapports sociaux, vient se superposer à
celui que dessine le confucéisme. Le bouddhisme va établir dans le pays des
règles morales étrangères

aux deux autres doctrines40, notamment celles-ci :


- le corps ne doit pas tuer, voler, s’adonner à la luxure ;
- La bouche ne doit pas tromper, maudire, mentir, hâbler ;
- Le cœur ne doit pas envier, haïr, être obstinément incrédule.
Le bouddhisme crée ainsi en Chine la première comptabilité

des actions de l’homme, car celui-ci, selon son comportement, gagne bons points
et mauvais points. Toute faute commise par non-respect de l’une des règles de
conduite sera portée à son passif. Le bouddhisme est donc dans l’univers chinois
l’inventeur de la notion de péché. Cependant, si les erreurs multipliées
s’addition-nent, telles des péchés, l’homme n’est ni condamné par un Dieu ni
victime, ces erreurs pouvant à tout moment être effacées par de bonnes actions,
une erreur contre une bonne action, et aucune erreur n’étant « mortelle » et
n’aboutissant à une damnation éternelle.
L’homme est, grande nuance par rapport à la religion chrétienne, son propre
juge. S’il veut avancer il doit s’efforcer d’améliorer son bilan.
1. Trois cents sinologues et chercheurs de tous les coins du monde se sont réunis à Pékin du 7 au 10 octobre 1991 pour marquer le 2 540e
anniversaire de la naissance de Confucius. Ce qui est remarquable, c’est que le colloque marquant cet anniversaire était organisé par le
gouvernement chinois.
“La doctrine confucéenne est encore d’une grande importance pour la Chine

contemporaine » disait dans son discours d’accueil Gu Mu, président honoraire de

la Fondation chinoise Confucius. « L’idée d’harmonie est un composant important de la culture


traditionnelle chinoise. Confucius et son école ont défini le concept de « l’harmonie par-dessus tout »… ont
établi les théories de la coordination des

relations interpersonnelles, de la protection de l’environnement naturel et du maintien d’une balance


écologique ».
Le colloque avait été ouvert par le Président Ziang Zemin qui observa dans son discours que les idées de
Confucius avaient contribué positivement à la prospérité de la Chine ancienne, mais aussi gardaient une
profonde signification pour la survie et le développement de la race humaine aujourd’hui.

2. Les féodaux chinois étaient classés en cinq degrés d’après leur dignité, et en trois degrés d’après la
superficie de leur territoire. En partant du bas de l’échelle, il y avait le baron, puis venait le vicomte, le
comte, le marquis, le duc. Le fief d’un feudataire était soit de 324 kilomètres, soit du double, soit du
quadruple. Au sommet venaient l’empereur et sa famille. Confucius est donc un officiel relativement obscur
dans l’empire, son seigneur étant sous la coupe d’un duc, lui-même devant allégeance à l’empereur.
3. Par suite de la destruction systématique des anciennes annales et des bibliothèques en 213 av. J.-C. sur
l’ordre d’un empereur, ce sont ses opuscules destinés à l’usage de ses élèves (seulement 72 d’entre eux lui
auraient paru dignes de son enseignement), environ 200 pages, qui ont pendant longtemps livré ce qu’on
sait, ou à peu près, de la Chine ancienne.

4. Léon Wieger - Sommaire historique des rudiments - 1905

5. À l’époque de Confucius, l’écriture compte environ 3 000 caractères. Lorsque les textes confucéens sont
fixés, près de mille ans plus tard, l’écriture compte plus de

10 000 caractères, que Léon Wieger classe ainsi : 4 000 d’usage courant, 2 000 noms propres ou doubles
peu usités, et le reste des monstres de nulle part. L’une des causes

6. En sens inverse nous verrons plus loin le problème qui se pose à Matteo Ricci lorsqu’il veut traduire en
chinois le mot « Dieu » au sens papal du terme.

7. Léon Wieger - Textes Philosophiques (Imprimerie de Hien-hien) - 1930

8. G. Padoux - Introduction à la Conception de la loi et la théorie des légistes à la veille des T’sin (Pékin -
1936).

9. Mentionnons ici pour notre gouverne le sabordage dont la loi est actuellement victime : l’apparition des
droits communautaires qui ne sont que des privilèges qui affaiblissent la loi positive commune. Les
principes du droit ont de tout temps été bafoués par les politiciens chargés de les appliquer.

10. Une conception cosmogonique qui fait de l’homme un rouage dans le mécanisme de l’Univers. Cela
explique le rôle immense que jouent dans la vie chinoise la magie, les horoscopes, la croyance aux
influences élémentaires qui engendre une forme particulière de la loi naturelle du Ciel, fondement uniforme
des mouvements de l’Univers et des relations humaines ainsi qu’une indifférence à peu près générale à
l’égard de la loi positive, dont ni la portée sociale, ni la valeur technique ne sont clairement perçues. D’où
cette inaptitude prononcée pour les procédés de logique juridique qui nous sont familiers. Leang k’i tch’ao -
Ouvrage cité.

11. LouenYu

12. La traduction littérale est : les gens ne sauront pas comment mouvoir leurs pieds et leurs mains.

13. Il est frappant par exemple qu’après les événements du 4 juin 1989 sur la place Tiananmen le
gouvernement se soit livré à une introspection aboutissant à identifier cinq maux qu’il décrit un par un et
qui justifient à eux seuls la tournure des événements. Ce ne sont pas les actions du gouvernement qui les ont
provoqués mais l’existence des cinq maux. Cette tournure du discours est quasiment impossible à
comprendre ou à admettre s’il rejette la théorie de la rectification des noms qui est en quelque sorte la
version chinoise du discours de la méthode.

14. Les gouvernants qui désiraient faire d’éclatantes vertus dans l’univers commençaient par bien
administrer leur pays. Désirant bien administrer leur

pays ils commençaient déjà par régler leur famille. Désirant régler leur famille ils commençaient par
perfectionner leur personne. Désirant perfectionner leur personne ils commençaient par rectifier leur coeur.
Désirant rectifier leur cœur ils commençaient par rendre leurs intentions sincères. Désirant rendre leurs
intentions sincères ils commençaient par accroitre leurs connaissances. Ayant accru leurs connaissances ils
commençaient à approfondir les choses. Les choses étant approfondies leurs connaissances devenaient
complètes. Leurs connaissances étant complètes leurs intentions étaient sincères. Leurs intentions étant
sincères leur cœur était rectifié. Leur cœur étant rectifié leur personne était perfectionnée. Leur personne
étant perfectionnée leur famille était réglée. Leur famille étant réglée leur pays était bien administré. Leur
pays étant bien administré l’univers tout entier était en paix. Ta hiue, cité dans « La Conception de la loi »
Ouvrage cité (1936).

15. Lire sur le sujet : The style and spirit of Traditional Chinese Judicial Decisions Based Mainly on Song
Dynasty Cases and compared to Court Decisions in England par He Weifang (Social Sciences in China Vol
XII nº3 - 1991)

16. Hypothèse que l’on retrouve citée par Léon Wieger et d’autres auteurs mais que disputent les Chinois,
qui suggèrent le parcours inverse. De toute évidence, les deux présentent des similarités.

17. Le mot upa-ni-sad signifie : être assis à côté du maître. Les Upanisads appartiennent à la dernière
période de la littérature védique indienne. Ils constituent en quelque sorte une ancienne bible de la
civilisation indienne. Ils précédent le bouddhisme et apparaissent probablement à l’époque de la Grande
Règle. Selon Hajime Nakamura (A comparative history of Ideas) les textes upanisadiques sont un mélange
de métaphores et de dialogues philosophiques traitant de façon parfois contradictoire de questions
métaphysiques. Dans les Upanisads le feu universel (Agni Vaisvanara) est le principe fondamental de la vie.
Y est aussi citée l’existence d’une relation absolue entre les nombres et le fonctionnement du microcosme et
du macrocosme mais, contrairement à la Chine, cette spéculation métaphysique ne débouche pas sur un
calendrier ou une science mathématique avancée.

18. Tao-tei-king

19. Lao-Tzeu n’est pas le créateur de l’idée du yinn et du yang. Le livre des Mutations qui date de l’époque
de la Grande Règle en débat longuement. Tchou-hi, un lettré du XIIe siècle av. J.-C. écrit aussi : « l’univers
et tous les êtres qu’il contient sont composés de deux principes éternels finis, distincts mais inséparables :
la matière (le

k’i) et le principe de l’action (li). »


Le tchouisme, comme on a appelé la doctrine de Tchou-hi, a été en partie absorbé par

les taoïstes. Elle contient des remarques prophétiques sur la nature de l’univers. Ainsi Tchou-hi définit « li »
comme parfait et inchangeable mais n’existant pas en dehors de la matière que « li » meut. Li n’existe pas et
ne peut exister séparé ; « li » n’est pas perceptible, « li » et « k’i » ont co-existé avant que le ciel et la terre
ne fussent. Le ciel et la terre sont « li » et « k’i » combinés, et « li » et « ki » n’ont pas de limites. Si on

substitue la vitesse de la lumière nous avons bel et bien une description de la fameuse formule : E = Mc2.

Le livre des mutations dit une chose similaire : Quand le ciel et la terre s’unissent,

les êtres se propagent sinon non. À la différence de Confucius, Lao-Tzeu place le concept au cœur de ses
spéculations métaphysiques.

20. Ce qui est stupéfiant, c’est qu’entre la Grande Règle et la théorie du yinn et du yang on a effectivement
les deux principes absolus que retiennent les hommes de science d’aujourd’hui : cinq forces et expansion et
concentration de matière. La seule chose qui manque aux sages anciens comme aux chercheurs, c’est
l’équation liant les uns aux autres de façon absolue.
« Tous les êtres sont sortis de cet abîme dans lequel il n’y a rien », dit Lao-Tzeu. Que sont les trous noirs de
l’univers (un champ d’énergie qui absorbe tout ce qui passe autour y compris la lumière) que prévoyait
Einstein et qu’on a désormais identifiés sinon l’abîme dont il parle ?

21. Notons au passage que le philosophe Ludwig Büchner (1824-1899), dans un livre publié en 1855 qui
eut beaucoup d’influence (Force et matière ), adopte un point de vue similaire disant : la force et la matière
sont fondamentalement la même chose considérée de deux points de vue différents. La matière est éternelle
et incréée. L’homme est un aspect de la nature et sa conscience est un mode spécifique du mouvement
naturel (Dictionnaire des mille œuvres clés de la philosophie - Denis Huisman - Nathan 1993).

22. Nous retrouvons une fois encore la notion d’équilibre stable, concept qui, dès la plus haute antiquité
chinoise, est, sous des déguisements différents, au centre des divers courants de pensée.

23. N’est-ce pas ce que font les démocraties actuelles en réduisant la diversité humaine à quelques groupes
particuliers. « Presque toutes les organisations universitaires aux états-Unis, écrit Mark Helprin, un écrivain
américain, se considèrent désormais une sorte de nouveaux Congrès de Vienne avec pour mission
particulière de faire prendre conscience à leurs étudiants de leur race ou de leur appartenance ethnique.
Bien

qu’ils puissent seulement se débattre au milieu d’une demi-douzaine de stéréotypes, et

qu’ils prétendent que cela est une preuve de diversité, la réduction de 250 millions de

personnes en une poignée de catégories raciales et ethniques n’est certainement pas une reconnaissance des
différences mais leur brutale suppression. C’est le triomphe des tendances de l’intellectuel à classifier, le
triomphe des besoins de la bureaucratie à catégoriser, le triomphe du réductionnisme et le triomphe de
l’utilitarisme. » (Asian Wall Street Journal - 29 novembre 1994).
24. “Heureux les simples d’esprit. La porte du paradis leur est ouverte” lit-on ailleurs…

25. Curieusement, les chrétiens n’ont eu que des mots durs pour le taoïsme, l’accusant d’être
fondamentalement une doctrine égoïste encourageant la paresse, la médiocrité

et l’amoralité absolue, puisqu’on s’en remet aux instincts naturels, mais ne trouve-t-on pas dans ce discours
la substance de la déchéance originelle d’Adam et d’Eve ?

26. De son vrai nom Lie u k’eou. Il vécut dans la principauté Tcheng pauvre et obscur. Il disparut après 398
av. J.-C..

27. De son vrai nom Tchoang-tcheou. Il meurt vers 320 av. J.-C..

28. La Chine est aujourd’hui bien connue pour ses magnifiques cerfs-volants. Mo ti, l’un des taoïstes les
plus célèbres (mort en 380 av. J.-C.) aurait passé trois ans à construire un cerf-volant géant à usage
militaire. On retrouve aussi dans un livre

taoïste quasi contemporain de Lao-Tzeu la phrase suivante : « (Il) pouvait monter contre le vent. Par un
temps calme, son habileté était telle qu’il pouvait rester quinze jours absent avant de revenir. »
À l’époque, Kao Yang (empereur de 550 à 559 av. J.-C.) se livrait à diverses expériences avec des
condamnés à mort, en essayant de les faire voler attachés à des cerfs-volants géants. Les annales retiennent
surtout que ce fut un massacre, à l’exception d’un homme qui aurait réussi à planer et atterrir sans
dommage. Au treizième siècle apr. J.-C., la pratique de voler avec des cerfs-volants semble avoir été
parfaitement maîtrisée, Marco Polo étant, selon sa narration, témoin d’un tel vol. La tradition qui lie les
taoïstes aux pratiques de lévitation ou de vol semble venir de cet amalgame entre l’usage de cerfs-volants
sophistiqués, équivalents quasiment à des delta-planes et l’usage de certaines techniques chamanistes de
méditation (telle la transe).

29. Ces phénomènes fréquents chez les yogis indiens ont désormais été scientifiquement étudiés, tel le fait
de marcher sur des tisons ardents, ou de ralentir son métabolisme, voire de l’arrêter. Ou encore de traverser
des muscles avec des objets tranchants sans qu’il y ait la moindre trace de pénétration ou lacération. Bien
qu’étudiés, ils restent parfaitement incompréhensibles à la science médicale occidentale.

30. L’humanité et l’équité sont des dispositions personnelles, écrit Wei-yang, l’un des légistes. Elles ne se
communiquent pas à autrui. Un homme très bon aura beau faire, il ne rendra pas les autres meilleurs. Le
gouvernement doit donc seulement se soucier de faire des lois utiles. Il ne doit se soucier ni d’humanité ni
d’équité. Traité politique intitulé Chang-tzeu. Ouvrage cité (HCOP).

31. Chou-wen, l’un des plus anciens dictionnaires étymologiques chinois.


32. Siddharta Gautama est le fils d’un roi qui quitte sa vie luxueuse et mène une vie d’ascète avant de
devenir prêcheur. Le bouddhisme est basé sur son enseignement qui est essentiellement une attitude en face
de la vie.

33. En particulier dans le Tarim qui n’était pas peuplé de Hans.

34. Léon Wieger dit ceci : « Pacore II monta sur le trône royal des Parthes en 90.

En 97, son frère cadet lui succéda. Pacore était l’ami du roi des Daces, Décébale, et il avait, d’après
Théodosisu Minor, un seul fils. » Ce fils ne lui a pas succédé, probablement suggère Wieger parce que les
temps étaient troublés (Parthe est en

guerre avec l’empire romain) et ce fils trop jeune. La fille du nouveau roi devint en fait un otage des
Romains. An-cheukao, le prince parthe, serait donc le fils de Pacore.

35. Léon Wieger remarque en 1905 qu’il les a tous lus. Aujourd’hui beaucoup d’autres ouvrages semblent
avoir émergé de l’obscurité, rendant cette boutade douteuse.

36. Ann-cheukao, le premier bouddhiste chinois, en liste 250.

37. Par assimilation, les Chinois interprètent cette pureté totale comme la parfaite harmonie avec les cinq
agents naturels de la Grande Règle, autrement dit la fusion de l’homme et de la nature.

38. Les Religions de l’humanité - Michel Malherbe - Criterion - Paris -1992.

39. Le degré supérieur, celui des «arhan», confère le pouvoir de voler dans les airs et de se transformer à
volonté. C’est le degré suprême. Le second degré permet à l’âme du défunt de monter dans l’un des dix-
neuf cieux.

Celui qui atteint le troisième degré montera dans l’un des cieux, renaîtra et deviendra arhan sur la terre
durant sa nouvelle vie terrestre. Enfin, le degré inférieur est celui de ceux qui deviendront arhan après sept
morts et sept renaissances futures.

40. N’a-t-on pas là une coïncidence curieuse avec la Bible qui mériterait d’être étudiée ? Pourquoi Moïse
reçoit-il une tablette listant dix règles tandis que Bouddha en retient dix également ? Coïncidence ou plagiat
et si plagiat, de qui ?
CHAPITRE 4

La fusion des idées et des doctrines

Il nous est très difficile d’imaginer une spiritualité sans religion, sans Dieu, or
c’est exactement ce que le bouddhisme en insistant sur une morale individuelle,
le confucéisme en essayant de régler la vie en société et le taoïsme en définissant
la nature de l’homme, font.
Loin d’être incompatibles, les trois doctrines qui fleurirent en Chine couvrent
en fait toutes les possibilités que l’imagination de l’homme échaffaude lorsqu’il
se pose les éternelles questions : d’où je viens, où je suis, où je vais. étant
complémentaires, il était inévitable qu’avec le temps, les trois doctrines perdent
leur spécificité et leur homogénéité. Leur fusion a façonné l’histoire de la Chine,
et l’histoire étant la mémoire des peuples, il nous paraît nécessaire pour décrire
la mentalité populaire d’aborder comment elles fusionnèrent, avant de passer au
vif de notre sujet.
Sur le plan du développement spirituel, l’histoire chinoise peut

se diviser en trois grandes périodes1.


La première période, féodale bien entendu, commence dans les ténèbres de
l’empire mythique de Yao, avant 2000 av. J.-C., et se termine avec la destruction
de la IIIe dynastie impériale en 221 av. J.-C.. C’est la période de la genèse, celle
où se forment la Grande

Règle, le confucéisme et toutes ses variantes, le taoïsme et enfin le bouddhisme.


La deuxième période dure environ quatre siècles, de 202 av. J.-C à l’an 220.
La transition entre la Chine féodale et l’empire

absolu prend à peine quinze ans, après un siècle de guerre2. L’administration est
alors réorganisée en suivant les grandes lignes de la Grande Règle. L’empereur
découpe son fief en quarante préfectures reliées à la capitale par des voies
praticables rapidement par les armées.
En 213 av. J.-C., l’empereur ordonne la destruction des Odes, des Annales
(livres confucéens) avec le décret suivant (attribué à son conseiller Li-seu) : «
Que quiconque aura fait usage d’un texte ancien pour dénigrer le présent et louer
le passé soit mis à mort avec sa famille. Que tout fonctionnaire qui aura fermé
les yeux sur ces actes subisse la même peine que le délinquant. Que soient seuls
exceptés de la destruction les livres utiles à quelque chose, médecine, divination,
agriculture. Qu’il soit défendu aux Lettrés de donner des leçons
d’administration. Que tout candidat à cette

voie reçoive sa formation d’un fonctionnaire officiel3 ».


Cette décision est purement politique. L’empereur ne se lance pas là dans une
persécution pour des raisons idéologiques. Sur le trône depuis huit ans, il a
découvert qu’il était l’otage d’une caste, celle des Lettrés qui, infiltrés à tous les
niveaux du pouvoir, contrôlent l’appareil administratif sur lequel repose son
autorité. Ils sont le pouvoir dans le pouvoir.
Il nous faut revenir ici sur un trait caractéristique et fondamental de la
civilisation chinoise d’hier ou d’aujourd’hui : le rôle des

scribes4.
Dès la plus haute antiquité, les divers gouvernements de la Chine ont maintenu
des archives, d’abord sur des lattes en bambou, puis sur des planchettes en bois,
enfin sur du papier5 (que la Chine inventa). Cette monstrueuse paperasserie (où
se retrouve soigneusement comptabilisé le résultat des batailles) est divisée en
trois. D’une part, il y a tous les documents relatifs au premier ministère6 (selon
le code de la Grande Règle) dont les registres concernent tout ce qui constitue la
richesse nationale, recensement, élevage

des animaux, production des foyers, revenus, etc. En quelque sorte, le premier
dossier fiscal de tous les foyers du pays. Les registres du premier ministère
étaient sous la garde d’une corporation dont le nom est littéralement « les
hommes à favoris » (les Jou,

d’après l’idéogramme chinois)7. Confucius était l’un des leurs. Sa première


fonction fut de s’occuper des archives officielles de son prince. Tout
naturellement, les scribes qu’étaient les Jous furent après la mort de Confucius
les adeptes et les propagateurs de sa
philosophie.
Le deuxième ministère concerne tout ce qui touche au protocole.
Au troisième ministère se rattachent deux dépôts d’archives, et donc deux autres
corporations. Ces archives, pour qui se souvient de la Grande Règle, sont tout
aussi, voire plus importantes que les archives du premier ministère : ce sont les
Annales, c’est-à-dire tous les faits et gestes de l’empereur, tous les actes officiels
de gouvernement et toutes les informations venant des pays voisins. Dans
d’autres archives sont consignés les phénomènes naturels, les météores, les
phénomènes célestes, en un mot tout ce qui débouche sur l’astrologie et
l’astronomie.
Annalistes et Astrologues avaient ainsi la possibilité de confron-ter deux séries
d’événements : les faits du prince avec les faits de la nature, examinant si la
rotation des cinq agents naturels procédait librement ou était gênée, si la
répercussion céleste était faste ou néfaste. Puis ils spéculaient sur le sens de tout
cela. D’où la redoutable position qu’ils finirent par occuper : celle de juges des
faits du prince et interprètes des manifestations naturelles (Lao-Tseu, le père du
taoïsme, était membre de cette corporation d’archivistes).
Du fait de leurs fonctions officielles, les scribes du premier ministère et ceux
du troisième ministère étaient en quelque sorte

l’équivalent de nos énarques8 : une caste ayant le pouvoir de filtrer ou


d’influencer toutes les décisions administratives du pouvoir. Les Lettrés étaient
ainsi en position si bon leur semblait d’être un contre-pouvoir. L’empereur, en
213 av. J.-C., essaya par son décret de le balayer afin d’imposer son autorité
absolue sur tous les aspects du gouvernement. C’est une querelle qui se
reproduira périodiquement, comme nous allons le voir.
La décision de l’empereur, bien qu’appliquée impitoyablement, n’aboutit pas à
la suppression de la caste des scribes. Certains se rallièrent à lui. Les survivants
se dispersèrent, complotèrent et

préparèrent leur retour au pouvoir9. Il leur faudra 20 ans pour y parvenir. À la


courte dynastie des Ts’inn (deux empereurs seulement) succéda celle des Han,
qui démarra avec Liou-pang (empereur sous le nom de Kao-ti) lui aussi opposé à
la caste des Lettrés10.

Mais il ne règna que sept ans, laissant un enfant comme successeur. Durant la
régence qui suivit, les scribes du palais escamotèrent la loi dans un lot d’édits.
Après la régence, qui dura douze ans, Wenn, le premier empereur homosexuel
que connut la Chine, s’empara du pouvoir. Il lui fallait des alliés. Il choisit les
taoïstes afin de mieux résister au clan des confucéens. C’était le retour en force
des Lettrés.
Sur le plan politique, confucéisme et taoïsme restèrent une affaire de nuance et
les écoles faisant le pont entre les deux

doctrines se multiplièrent11.

Pour illustrer où allait se nicher l’influence d’une école par rapport à l’autre, et
l’omni-présence de la Grande Règle dans l’esprit de chacun, il nous faut ici
raconter comment les taoïstes influencèrent le règne de Wenn. En 179, la régente
étant morte (et son fils aussi) Wenn monta sur le trône, mais en 166 son
couronnement, marqué par un grand sacrifice impérial au Ciel, n’avait pas
encore eu lieu. Pourquoi ?
La question que débattaient depuis 13 ans les Lettrés était de savoir de quelle
couleur devaient être les costumes officiels de la cérémonie. La question était
d’importance parce que le couronnement marquait un changement dynastique et
chaque dynastie régnait en fonction de l’une des cinq forces de l’univers. Les
Ts’inn avaient régné par la vertu de l’eau (couleur noire). Le feu avait chassé
l’eau, d’où l’élimination des Ts’inn. Et donc, Wenn, de la famille des Han,
régnait par la vertu du feu (couleur rouge). Notons là que la famille Han régnait
déjà depuis 36 ans sur la Chine. Le débat restait ouvert parce que les deux
premiers empereurs Han, anti-Lettrés, avaient refusé de se soumettre à leur
jugement, et n’avaient donc pas pris la peine de faire le grand sacrifice prévu par
la tradition.
Le débat aurait été aisément tranché si un Lettré n’avait dit, que selon lui, les
Han régnaient par la vertu de la terre (couleur jaune). Jaune ou rouge ? Pour
prouver ce qu’il disait, ce lettré fit une prédiction. Un dragon jaune apparaîtrait
en 165. L’histoire raconte que ce fut le cas. Wenn demanda conseil. Devait-il se
faire couronner en jaune, selon cette prédiction, ou en rouge ? La décision était
critique car toute erreur pouvait être fatale. S’il choisissait rouge et que le
mandat du Ciel soit par vertu de la terre, il n’était plus qu’un

imposteur condamné à perdre rapidement le pouvoir.


Un certain Sinn-yuan, astrologue ou géomancien, au courant du débat,
demanda audience à Wenn. Il lui dit qu’il percevait des émanations actives des
cinq couleurs en forme de cônes autour de la capitale, et que cette conjonction
était exceptionnelle. Pour se concilier les cinq forces qui s’exprimaient ainsi,
l’empereur fit construire un temple pentagonal, et il décida que ce serait dans ce
temple aux cinq couleurs qu’aurait lieu le couronnement. Il choisissait là la voie
moyenne12.
Mais Wenn, en bâtissant le temple, introduisait ainsi le premier schisme
sérieux dans le cérémonial du gouvernement. Une partie des Lettrés, les
confucéens qui étaient l’équivalent de nos partis conservateurs, le rejetèrent.
Wenn se retrouva alors à la merci des taoïstes, partisans de la voie moyenne.
Pour gagner leur soutien, il allait élargir leur influence dans les sphères
gouvernementales.

Tout ceci pour une histoire de couleur ! La tradition instaurée

par Wenn fut abolie par la IIe dynastie Han qui prit le pouvoir après une période
anarchique se déroulant à l’époque de la vie de Jésus-Christ.
C’est au cours de la troisième période historique que nous retenons que le
bouddhisme vient ajouter au développement spirituel de l’univers chinois. À
l’orée de celle-ci, un ouvrage précieux13 nous fait le bilan exact de l’état des
croyances et opinions en Chine après six siècles de confucéisme et de taoïsme.
Ce livre paru en

86 ne fait aucune allusion au bouddhisme qui est donc en Chine à cette époque
inexistant.
Il est difficile de savoir quelle influence Wang-tch’oung, son auteur, a exercé
sur ses contemporains. L’homme lui-même occupa des fonctions subalternes qui
permettent de le classer comme l’un des innombrables lettrés de l’époque mais
soit il fait alors figure d’iconoclaste, soit ses vues ne font que refléter le point de
vue des intellectuels devant la montée inexorable des superstitions qui
dénaturent alors totalement le confucéisme.
Ainsi les confucéens, souvenons-nous en, soutiennent que l’homme est fait de
deux parties, la deuxième étant dite « subtile », ce dualisme étant à la base du
culte des ancêtres. La doctrine s’est avec le temps corrompue et, à l’époque de
Wang-tch’oung, il semble

que la croyance populaire ait déjà jeté les bases d’une religion primitive fort
éloignée des principes de Confucius. Wang attaque trois idées qui devaient donc
être communes dans le peuple.
La première idée, c’est que l’homme est interchangeable. Il retourne là
l’argument de Confucius :
« Oui, tout dépend du Ciel, comme disent (les confucéens) mais autrement qu’ils
ne pensent. Toute nature existante renferme une parcelle de la matière, et par elle
cet être dépend du Ciel (de la nature). Il en sera de sa destinée selon l’espèce de
la matière qu’il aura reçue… Cela étant, la destinée d’aucun être entré dans
l’existence ne peut plus être modifiée. Elle est comme un vase cuit au four,
désormais fixé dans sa forme. Pour qu’une destinée change, il faudrait la
refondre. L’être qui en sortirait ne serait plus le même être ; il serait différent et
par suite sa destinée serait différente. »
Conclusion : contrairement à ce que disent les confucéens, Wang déclare que
l’homme est unique. De là son affirmation qu’il n’est pas interchangeable. La
prochaine étape sera franchie par le bouddhisme affirmant que l’homme est seul
responsable de son destin, et que chaque destin est unique.
Deuxième idée fausse : la conduite de l’homme ne peut le transformer en être
surnaturel. « Il est faux de prétendre que, par un certain genre de vie, l’homme
peut être transformé en génie (être transcendant). » Cette remarque prouve que là
aussi la doctrine avait dégénéré et que le peuple avait rempli l’univers de
personnages surnaturels.

En outre, l’idée qu’il existe une relation entre la conduite des êtres vivants et leur
statut dans un autre univers est monnaie courante. Cette idée a donné naissance à
une hiérarchie dans la conception de l’univers. L’homme est désormais qualifié
d’être supérieur, c’est-à-dire achevé. Ce n’est pas une qualité spécifiquement
humaine mais cette idée de stratification des organismes vivants ouvre la porte à
la religiosité.

Wang insiste sur le fait que « l’homme naît mélangé, complexe ». À


l’enseignement, à l’éducation de le faire développer en bien

« mais après tout, l’enseignement et l’éducation ne peuvent changer ni la nature,


ni la formule apportée en naissant. (…) L’homme

parle beaucoup et se préoccupe fort du faste et du néfaste, écrit-il14.

« Or il n’y a ni faste ni néfaste, seulement des collisions… Les


attribuer au Ciel est inepte. » En clair, il n’y a pas de jugement.
Qu’y-a-t-il alors ? « L’homme est produit sans intention » insiste-t-il. « Les
hommes naissent du ciel et de la terre mais pas de leur volonté, comme un enfant
que ses parents désirent. L’union des deux forces, le yinn et le yang, se fait
suivant leur loi, non en vue des êtres qui résulteront de cette union. Aucune
affection ne veille donc sur l’homme, il ne reçoit, avec son corps, qu’un sort qui
adhère à ses os. Le yinn et le yang ne désirent rien, ne veulent rien… Ainsi
chaque être à son propre instinct, instinct égoïste, qui le porte à chercher
exclusivement son propre bien. Cet instinct émane de la matière (les gènes
dirions-nous aujourd’hui) qu’il a

reçue à la naissance 15.


Wang qui est certainement un moderniste de son époque nous confirme par
ailleurs, en retenant l’article 1 de la Grande Règle dans son raisonnement, que
celle-ci, vieille alors de presque

2000 ans, constitue toujours les colonnes du temple de la pensée chinoise.


« L’instinct émane de ses cinq viscères, lesquels sont une participation des
cinq forces naturelles contenues dans la matière qu’il a reçue. » écrit-il.
Wang n’hésite pas à traiter d’insensées les théories relatives aux
manifestations du Ciel. Celles-ci sont source de toutes les superstitions. « Le
vulgaire prétend que quiconque est frappé par la foudre l’est pour ses péchés
secrets. Il dit que c’est le Ciel qui frappe, et que le tonnerre qui accompagne
l’éclair est un cri de vengeance satisfaite. Alors, quand le Ciel bénit un homme,
pourquoi n’en-tend-on pas un éclat de rire ?… En réalité, le Ciel ne récompense
ni ne punit. »
Les critiques que Wang adresse dans son ouvrage à tout ce qui fait alors partie
de la tradition chinoise montrent que l’esprit du confucéisme s’est perdu dans
une myriade de superstitions qui régentent toute la vie sociale de la Chine. Grâce
à celles-ci, les Lettrés règnent sur la vie du pays et l’ont bureaucratisée dans le
moindre détail. Dans ces conditions, il aurait dû être difficile au bouddhisme de
s’infiltrer dans l’esprit du peuple au point de former ultérieurement un contre-
pouvoir à celui des Lettrés mais ceux-ci vont commettre un terrible faux-pas
politique au moment

où cette nouvelle doctrine apparaît.


L’affaire se passe en 175. La cour impériale est pratiquement entre les mains
des principaux officiers du palais, les eunuques depuis l’an 105, les règnes se
succédant par des régences qui affaiblissent l’autorité impériale et favorisent à la
fois les eunuques et les scribes confucéens qui se partagent le pouvoir dans un
arrangement précaire que chaque clan souhaite changer en sa faveur. En

175, la mère de l’empereur mineur confie la régence à son père. Cette


nomination donne un instant au clan des Lettrés l’impression qu’il peut enfin
imposer son autorité au clan des eunuques car Teou-ou, le régent, grand-père de
l’empereur, est un confucéen fervent.
Son cabinet composé d’illustres Lettrés passera dans l’histoire chinoise sous le
nom de la Pléiade. Cette dernière, qui n’a que mépris pour la clique des
eunuques qu’elle accuse d’être corrompue, cherche alors à prendre le pouvoir.
L’histoire dit que la décision d’entrer en guerre ouverte avec les eunuques est
prise après avoir consulté les astres. Ayant conclu de cette consultation que le
moment est opportun, les Lettrés confucéens demandent à la

mère de l’empereur16, qui reste la plus haute autorité de la cour, la dissolution du


harem qui est officiellement la seule raison d’être du clan des eunuques à la
Cour, et leur exécution. Les eunuques réagissent à cette requête en accusant le
grand-père de l’empereur de vouloir liquider la maison impériale afin d’usurper
le trône pour lui-même. La querelle dégénère alors en une bataille rangée que le
clan des Lettrés perd. Le grand-père de l’empereur n’a plus qu’à se suicider, sa
fille, l’impératrice douairière et son petit-fils devenant les otages des eunuques
devenus maîtres du palais. Suivant la coutume, le reste de la famille impériale
est ensuite mis à mort. La conséquence immédiate de la défaite est la mise hors
la loi des Lettrés, sous prétexte de trahison. Les quatre années suivantes, on
estime à 5 000 le nombre de Lettrés arrêtés et exécutés.
Le clan des eunuques maintient alors son pouvoir jusqu’en 189, date à laquelle
un général confucéen essaye de leur reprendre le palais. Il en massacre 2 000
mais cela ne remet pas en selle les Lettrés qui mettront des décades à rétablir leur
influence au plus haut niveau de l’état.
C’est pendant la période de crise politique qui suit la Saint-Barthélémy des
Lettrés17 que les missions bouddhistes prospèrent sans opposition officielle18.
Coïncidence ou hasard ? Il faut croire que la nature a horreur du vide. Ou bien
que la société ne sait plus vers quelle autorité morale se tourner. Toujours est-il
que les adeptes se multiplient dans les campagnes tant et si bien que, vers

405, sur dix familles, neuf pratiquent une forme ou une autre de bouddhisme.
Commence alors une période de cohabitation entre la croyance populaire (à base
de bouddhisme abâtardi) et les rites qu’impose l’état.
L’affaire des eunuques n’a pas seulement pour conséquence d’affaiblir les
confucéens et de créer un terrain favorable à la diffusion de la doctrine
bouddhiste, elle transforme d’un seul coup les taoïstes en un parti politique. Pour
se démarquer des persécutés, les taoïstes n’ont en effet pas le choix. Il leur faut
publiquement se différencier, et donc devenir visibles. Et c’est un taoïste qui, au

royaume de Wei19, va organiser la première persécution des bouddhistes.


Ce taoïste s’appelle Ts’oei-hao. De race han, c’est-à-dire chinois, il est devenu
l’homme de confiance du roi tongouse (une tribu sibérienne apparentée aux
Mandchous). On ne sait si le complot est vrai mais l’histoire nous rapporte qu’il
accusa les bouddhistes de détenir des armes en vue de renverser le roi. Les armes
auraient été entreposées dans un monastère. La suite est prévisible : le roi
ordonne l’exécution des moines et la suppression de tous les monastères. La
chasse aux moines dure six ans. À la mort du roi, son fils, que l’histoire dit
bouddhiste de cœur, arrête la

persécution et reconstruit 30 000 temples20.


Les trois clans vont s’affronter ainsi pendant presque trois siècles, pendant
lesquels on peut dire comme Tchen-K’ai, qui est à l’origine du bouddhisme
chinois tel qu’il existe aujourd’hui :

« la diversité des conditions humaines est extrême, les théories philosophiques


sont nombreuses, les systèmes ascétiques sont multiples, mais le but est de
s’affranchir de l’erreur et du mal, arriver à la vérité et au bien. Peu importe la
voie… ».
1. Sur le plan historique, nous retenons sept périodes : aux trois premières citées dans le livre se succèdent la Chine joyeuse (618-960), la
Chine sénile (960-1279), la Chine en tutelle (1367-1912), la Chine républicaine (1912 à aujourd’hui).

2. La conquête de la Chine par les seigneurs de Ts’inn dure pratiquement tout le siècle. En 308 av. J.-C., les
troupes des Ts’inn battent celles des Han et coupent

60 000 têtes. Nous connaissons cette comptabilité macabre parce que la tradition chinoise voulait que les
soldats des troupes vainqueurs soient payés au nombre de têtes de vaincus. En 293, le général Pai-k’i, un
seigneur de Ts’inn, bat une coalition du royaume de Wei et celle du royaume de Han. Cette fois, le prix est
de 240 000 têtes. En 274, il présente encore une facture de 40 000 têtes à son prince. En 273, un autre
général, Wei-jan fait mieux : 150 000 têtes. Et ainsi de suite, pendant tout le siècle. Le plus extraordinaire
massacre se produit en 260, avec 400 000 têtes coupées. Ces pertes humaines énormes prouvent au
demeurant que la Chine est déjà extrêmement peuplée car, quelques années plus tard, l’hécatombe continue
avec 130 000 nouvelles têtes. Les Tcheou, qui avaient le sceau impérial, sont définitivement éliminés dès
l’an

256, mais les seigneurs de Ts’inn attendront l’an 221 pour se proclamer les nouveaux détenteurs du mandat
du Ciel.

3. Cheu-ki 87, cité par Léon Wieger. La Chine à travers les Ages. Réédition Vieux

Livres du Passé-1991. Préface de Serge Berthier.

4. Il existe un parallèle frappant entre l’administration de la Chine ancienne et celle de l’égypte des
pharaons. Ce n’est au demeurant pas le seul parallèle, au point que l’on peut se demander si les deux
civilisations ne sont pas en fait le miroir l’une de l’autre. Dans les deux, le scribe joue un rôle essentiel. Il
est le collecteur d’impôts, et donc la source de richesse du pharaon. Il est aussi la mémoire du pays. Pour la
même raison, le scribe chinois est indispensable à l’empereur.

5. Chacun sait que la Chine est la première civilisation à utiliser le papier bien que cette matière doive son
nom au papyrus, écorce intérieure d’un arbre (Cyperus papyrus) que les égyptiens utilisent dès le IIIe
millénaire av. J.-C. comme support pour leurs documents administratifs. À part le fait que c’est un support
sur lequel

on peut écrire, le papier n’a rien à voir avec le papyrus. Celui-ci, aujourd’hui obtenu principalement à partir
de la pulpe de bois, est en fait un dépôt que l’on obtient en désintégrant des fibres dans une solution. La plus
vieille pièce de papier que l’on ait retrouvée, environ 10 cm, a été trouvée dans une tombe dans le Shensi.
Elle date d’une période située entre 140 et 87 av. J.-C. Le papier ne sert cependant pas de support à
l’écriture (il faut attendre 110 apr. J.-C. pour trouver la première pièce de papier utilisée pour cela) mais de
vêtement ou d’emballage ou pour l’hygiène. Le papier provient de l’écorce du mûrier (Brousonetia
papyfera). Il n’atteignit l’Occident que lentement, via la route traditionnelle des commerçants : il arriva en
Inde au VIIe siècle, puis dans les pays moyen-orientaux au VIIIe siècle. Les Arabes gardèrent longtemps le
secret de sa fabrication, le vendant aux Européens à un prix astronomique. Ce n’est qu’au XXIe siècle, le
papier existe alors depuis treize siècles, qu’il se substitue en Europe au papyrus. La première industrie
papetière européenne date seulement du XIIIe siècle. Elle est alors sous le contrôle de la principauté de
Venise.

6. Nous utilisons le mot ministère pour définir une hiérarchie gouvernementale organisée autour de trois
positions supérieures à toutes les autres : celle de chancelier, celle de secrétaire impérial et celle de
commandant des armées. On peut qualifier ces personnages comme les trois personnages les plus
importants de l’empire derrière l’empereur. En dessous existent alors neuf départements administratifs - le
royaume des scribes.

7. Ce nom vint de ce que les membres de cette corporation se reconnaissaient aux deux mèches qui
pendaient le long des joues.

8. Une autre analogie qui s’impose en parlant de cet événement est l’élimination des templiers par Philippe
le Bel, ou la mise au pas des jésuites par la papauté à l’époque de Louis XIV.

9. L’empereur avait deux fils. Le fils aîné prit parti pour les confucéens. Ceux-ci laissèrent alors courir le
bruit qu’il avait été conduit au suicide par le premier ministre de l’empereur qui aurait eu vent de son
allégeance politique. L’héritier devint alors Hou-hai, le deuxième fils, qui fut un piètre empereur et finit
assassiné. Les Lettrés en conclurent que le Ciel avait ainsi manifesté sa réprobation. Cet argument servira
dans le futur à effrayer les empereurs voulant s’attaquer à leurs privilèges.

10. L’histoire dit que, lorsqu’il rencontrait un Lettré, qui se reconnaissait au bonnet qu’il portait, l’empereur
avait pris l’habitude de demander le bonnet et urinait dedans.

11. Il faut attendre 79 apr. J.-C., c’est-à-dire pratiquement un demi-millénaire après la mort de Confucius,
pour qu’un empereur établisse une commission de Lettrés pour fixer le texte de Confucius qui devra être
tenu pour classique.

12. Sinn-yuan p’ing fera d’autres prédictions dont une se retrouve dans tous les textes religieux du monde
entier :

“Un jour comme le soleil baissait, est-il écrit, Sinn dit à l’empereur : je perçois que le soleil va revenir à
midi… » Cette rétrogradation du soleil est un trait courant des

prédictions religieuses et décrit certainement une éclipse naturelle du soleil. On retrouve d’ailleurs dans les
textes chinois une autre analogie : celle de l’arrêt du soleil. « Un geste impérieux de Yang (un seigneur du
Xe siècle av. J.-C.) suffit jadis, disent les Lettrés, pour faire attendre au soleil la fin d’une bataille. »

13. Le Lunn-heng de Wang-tch’oung, cité par Léon Wieger. Histoire des croyances religieuses et des
opinions philosophiques en Chine. Hien-hien 1927.

14. Le Lunn-heng, déjà cité.

15. On ne peut qu’être frappé par la similitude de propos entre ce texte qui date de 86 et le chapitre 1 du
livre de Richard Dawkins « Le gène égoïste » publié en 1976 pour la première fois. On peut notamment y
lire cette phrase : « Nous naissons égoïstes de nature. Essayons de comprendre comment nos gènes égoïstes
(la matière de Wang) se comportent, parce qu’alors nous avons peut-être une chance de contrarier leurs

objectifs, une chose qu’aucune autre espèce n’a eu l’ambition de faire. »

16. Bien que la mère ou la veuve de l’empereur n’hérite jamais du trône, celle-ci, à cause des règles
protocolaires de la Cour et du culte des ancêtres, détient tout le pouvoir, si elle consent à l’utiliser. Réginald
F. Johnston, un fonctionnaire britannique qui devint le précepteur du dernier empereur (Pu Yi) au début du
XXe siècle, nous raconte (Twilight in the Forbidden City) que l’impératrice exerce ses fonctions par le «
ch’ui lien t’ing chêng » - qui littéralement signifie « baisser le paravent pour s’occuper des affaires ». Le
terme apparaît au VIIe siècle. Tout le système confucéen étant placé sous le signe de la hiérarchie entre les
générations, le protocole de la Cour n’y échappe pas. Ainsi le titre de l’impératrice douairière reflète le fait
qu’elle fait partie des anciens (l’âge n’a là rien à voir, elle peut être seulement une veuve d’une vingtaine
d’années et devenir le « vénérable bouddha »). Elle est alors intouchable et incontournable et, surtout,
protocolairement au-dessus de l’empereur. Ceci se reflète dans les titres : l’impératrice est du jour au
lendemain de son veuvage t’ai-hou (t’ai signifie grand) tandis

que le nouvel empereur n’est que ‘huang-ti ». Ainsi en 1795, l’empereur Ch’ien-Lung (une copie conforme
de Louis XIV) fête les cinquante ans de son règne en se procla—

mant t’ai shang huang, c’est-à-dire super-empereur. Nous voyons dans ce genre de détail où va se nicher le
confucéisme…>

17. Le moine le plus influent à qui on attribue 176 ouvrages vit en Chine de 148 à

170. Puis entre 190 et 200 paraît le Meou-tzeu, écrit par un cantonais (Canton est alors un royaume
indépendant).

18. Entre 200 et 265, pratiquement la moitié de la population est balayée par la guerre et les famines. En
280, un recensement compte 13 863 863 adultes valides, ce qui laisse entendre que la Chine compte alors
plus de 20 millions de bouches à nourrir.

19. Le royaume de Wei est l’un des trois royaumes de la Chine. Il se situe au nord et est un pays tongouse
de religion bouddhiste.

20. Le royaume de Wei comptait trente mille couvents au début du VIe siècle, peuplés d’environ deux
millions de moines et de nonnes.
CHAPITRE 5
La faille mental

Bien que nos démocraties soient officiellement laïques, et que la morale le soit
aussi, personne ne conteste que les dix commandements légués par les textes
sacrés judéo-chrétiens restent les piliers qui supportent en Occident tout débat
moral.
Posons-nous la question à propos des neuf articles de la Grande Règle en
Chine. Jouent-ils le même rôle dans une Chine « communiste » ou socialiste, ou
impériale, ou bien ne sont-ils plus que des vestiges de la mémoire ? Sont-ils au
demeurant incompatibles avec la notion de démocratie ? Ont-ils en définitive
une signification politique ?
Au cours de la première réunion du congrès du parti communiste qui s’est
réuni après les événements de Tian-an-men en juin 1989, six maux ont été
immédiatement identifiés par les responsables du parti comme étant la cause de
ce qui s’était passé. Remarquons ce chiffre magique. Le parti n’a pas défini trois,
quatre ou dix maux mais six, chiffre que nous retrouvons dans l’article 9 de la
Grande règle : cinq biens à rechercher, six maux à éviter ! Nous pourrions
multiplier les exemples mais restons à celui-là. La Grande Règle n’est donc pas
morte.
Bien sûr les intellectuels chinois ne sont pas les seuls à attribuer une
signification magique à des nombres. Nous souffrons assurément du même
défaut depuis Empedocle (490-435 av. J.-C.)1. Et le foisonnement de statistiques,
de bilans, de probabilités, en un mot le fatras mathématique en tout genre que la
classe politique nous livre en pâture pour justifier ses actions et son rôle ne fait
que renforcer l’idée que les chiffres sont la clé du fonctionnement de l’univers.
Mais si l’Occident, depuis Empedocle, n’a cessé de considérer les rapports
entre chiffres comme la source de la connaissance, si tout est explicable
mathématiquement2, quelle conclusion faut-il en tirer ? La Grande Règle nous
montre bien sûr que ni Empedocle ni Pythagore ne sont des novateurs, mais ce
n’est pas là l’important. Elle nous montre surtout qu’il y a une autre façon de
procéder avec les chiffres. On peut les considérer pour ce qu’ils sont, ou pour ce
qu’ils signifient, on peut considérer la résolution d’une équation comme étant
l’expression d’une vérité mais en l’occurrence si tout peut être mis en équation,
s’il existe des milliards de combinaisons et des milliards de résolutions, la nature
n’en retient en définitive qu’une sorte : les plus stables. L’idée centrale est donc
celle d’équilibre.
Cette idée ne devient centrale en Occident que lorsque la science est
débarrassée du joug du mythe religieux de la création de l’univers. Elle prend
alors toute sa signification avec Darwin, 4 000 et quelques années après son
apparition en Chine.
L’une des raisons du décalage qui existe entre la civilisation chinoise et la
civilisation occidentale est sans doute à attribuer à l’inexistence d’une période
mythique dans la psyché chinoise. Si on compare en effet le développement des
idées de part et d’autre, on constate que ce n’est que vers le VIIe siècle av. J.-C.
que se produit en Occident ce que les philosophes et les historiens appellent le «
miracle grec », c’est-à-dire l’apparition à Milet d’une école de pensée
abandonnant l’explication mythique des phénomènes naturels3 pour adopter une
explication physique (d’où le surnom de physiciens donné aux penseurs
milésiens4 que l’histoire a retenu) du monde. Il faut encore un autre siècle après
cela pour qu’Empedocle s’intéresse à la nature de la matière et conclue,
observant une bûche brûler, que la matière est composée de quatre substances (le
feu, l’air, l’eau, la terre) et que celles-ci se combinent selon un principe
conflictuel, d’amour et de haine.
Mais que dit-il là ? Nous sommes en Grèce, aux environs de l’an 450 av. J.-C.,
et voilà un homme qui nous explique le monde en évoquant un principe animant
toutes choses selon une alternance continue d’attraction et de répulsion. La
conception qu’Empedocle se fait du monde et des choses, que les philosophes
considèrent d’inspiration pythagoricienne, est en fait de toute évidence
d’inspiration confucéenne. S’agit-il d’un hasard, d’une rencontre des esprits ?
Peu importe. Le fait est que bien avant Empedocle, bien loin de la Grèce, bien
loin de Milet, des hommes que la Grande Règle n’identifie pas déterminent que
l’univers est une combinaison de cinq « agents » qui se produisent ou se
détruisent l’un l’autre. La prémonition la plus remarquable, au demeurant, n’est
pas d’avoir identifié cinq agents (quand Empedocle n’en retient que quatre
visibles) mais de conclure qu’ils agissent mutuellement et réciproquement l’un
sur l’autre selon un principe immuable qui est, faute de meilleure description, «
le » principe de la vie. Autrement dit, le surnaturel n’existe pas et seules les lois
de la nature, qui régissent tout, existent. De celles-ci dépendent la production et
la destruction du monde physique et, par extension, les hommes.
Revenons un instant sur cette description des agents : eau, feu, substance
végétale, métal, humus. L’eau est dans la Grande Règle nommée en premier lieu
parce qu’elle est produite par le Ciel sous forme de pluie. Le feu vient en second
parce qu’il est produit par la Terre (sécheresse). La substance végétale (que la
Grande Règle appelle bois) vient en troisième lieu parce qu’elle est produite par
l’eau (sans eau, il n’y a pas de végétaux). Le métal vient ensuite parce qu’il est
produit par le feu (fonte des minerais). Enfin, l’humus est le résidu de toutes les
actions et réactions5.
Tout comme en Occident ultérieurement et ce jusqu’à la théorie quantique, la
nature de la matière va faire en Chine l’objet de profonds débats. Dans la Grande
Règle, le système adopté est binaire : Ciel-Terre, eau-feu, matière végétale-
minérale et un résidu. La notion de rapport de force est évoquée mais comment
cela fonctionne-t-il ? Ultérieurement, elle devient le centre-pivot de la théorie, et
on modifie alors la hiérarchie adoptée. Si le Ciel et la Terre restent les
producteurs communs, les forces s’influencent mutuellement et réciproquement,
formant une roue sans cesse tournante. C’est l’ordre de production réciproque :
le bois produit le feu, le feu produit l’humus, matière terreuse ; celle-ci fondue
produit le métal. Le métal engendre l’eau car un miroir métallique exposé à l’air
durant la nuit se couvre de rosée. Enfin, l’eau produit la substance végétale (le
bois). Et le tour recommence et continue indéfiniment. Ultérieurement, une
nouvelle idée viendra se substituer aux deux premières, celle du triomphe
réciproque. Dans cet ordre, la succession des forces devient métal, bois, eau, feu,
humus. Le métal triomphe du bois en le coupant, le bois triomphe de l’eau en
surnageant, l’eau triomphe du feu en l’éteignant, le feu triomphe de la matière
terreuse en la fondant, l’humus (la matière terreuse) triomphe du métal en
l’oxydant. Et ceci indéfiniment.
Quel que soit le mode d’analyse, le débat reste en Chine pendant des siècles
exclusivement matérialiste. En Occident, le débat capote rapidement, ce qui
suggère qu’Empedocle emprunte plus qu’il ne crée, lui-même n’arrivant pas à
intégrer dans son analyse une vision purement matérialiste de la nature humaine.
En effet, quand bien même la nature se compose d’éléments (ou d’agents)
ordonnés selon une règle mathématique fixe, Empedocle maintient à l’homme
une qualité extraordinaire, celle d’être sujet à des influences « surnaturelles »
mauvaises et à une transmigration des âmes. Autrement dit, au royaume du
naturel, l’homme est un mélange de naturel et de surnaturel. L’Occident en est
toujours là.
N’entrons pas ici plus avant dans le débat de savoir pourquoi l’Occident n’a
jamais su échapper au débat religieux. Constatons seulement que, pour une
raison inconnue, les deux démarches, la chinoise et la grecque, divergent dès
qu’il faut ordonner la conclusion et extrapoler celle-ci.
En Chine, la puissance magique de la numérologie6 débouche immédiatement
et sans équivoque sur la notion d’équilibre alors que les Grecs débouchent sur la
notion de symétrie qui devient le pivot de tout ordre7. Cette notion d’équilibre,
que ce soit au niveau du macrocosme qui nous entoure ou au niveau du
microcosme, voire au niveau de l’unité la plus simple, le corps humain,
débouche sur un concept ignoré en Occident, celui de la stabilité de l’univers.
Pour le Chinois, tout change en apparence mais selon un ordre établi qui est «
naturel » et rien, absolument rien n’y échappe. La giration cosmique des forces
de l’univers, le principe, constitue l’inexorable loi naturelle à laquelle sont
soumis tous les êtres.
Un aspect des plus surprenants de la Grande Règle, c’est que les deux
hypothèses de base qu’elle utilise sont corroborées par les plus récentes
découvertes de la science sur deux plans. D’une part, après avoir reconnu que
l’univers était composé de quatre forces (Empedocle avait donc lui aussi raison),
le monde de la science en est aujourd’hui à admettre que leurs relations ne
peuvent s’expliquer que si une cinquième (encore non identifiée mais
mathématiquement nécessaire) intervient. Le monde est bel et bien le produit de
cinq agents et c’est une réaction en chaîne de répulsion et attraction qui a créé la
matière (la théorie du big-bang). D’autre part, le principe qui régit l’évolution et
la relation des « agents » est celui de la préservation des équilibres et de la
stabilité du groupe.
Cette idée, Maynard Smith (1920-2004), un universitaire britannique, l’a
utilisée il y a seulement trois décennies, pour tester un modèle mathématique
connu sous le nom de théorie du jeu. Il a ainsi démontré qu’une stratégie
évolutionnairement stable est celle qui, lorsqu’elle est adoptée par tous les
membres d’une population, ne peut être surpassée par aucune autre. Cette
proposition est aussi révolutionnaire que celle que fit Copernic après avoir
observé que le soleil ne tournait pas autour de la terre mais que c’était l’inverse.
Car, tout comme l’idée de la rotation de la terre remit en cause le principe même
de la conception du monde, l’idée que la meilleure stratégie de survie pour un
individu dépend de ce que fait la majorité de la population de son groupe, en
remettant en cause la primauté de l’individu sur l’espèce, va à l’encontre des
courants de pensée actuellement à la mode en Occident8.
En définitive, il semble bien que les neuf articles de la Grande Règle soit un
algorithme que des mathématiciens, des biologistes et généticiens viennent
aujourd’hui de redécouvrir. Mais que les articles aillent là où la science
occidentale vient seulement d’arriver n’est en fait pas ce qui nous décontenance
le plus. Ce qu’ils établissent, c’est un mode de réflexion qui, bien qu’on puisse le
décrire, nous reste parfaitement étranger.
La Grande Règle nous fait entrer dans un imaginaire où toutes les frontières
mentales auxquelles nous nous sommes habitués sont abolies pour être
remplacées par un monde sans autre frontière que celle fixée par notre existence
physique. Elle nous place face à nous-mêmes sans le support moral que nous
offre la religion, n’importe quelle religion. Elle nous transporte donc sur l’autre
rive, dans un univers que nous sommes mentalement incapables de concevoir.
Entre cet univers et celui que nous nous représentons, nous occidentaux, la faille
est énorme et, certains diront, infranchissable.
1. Nous connaissons d’Empedocle d’Agrigente deux textes allégoriques. Sa doctrine physique fait des quatre éléments (le Feu, l’Air, la
Terre, l’Eau) les principes composant toutes choses.
« Connais premièrement la quadruple racine De toutes choses : Zeus aux feux lumineux, Héra mère de vie, et puis Aidônéus, Nestis enfin,
aux pleurs dont les mortels s’abreuvent. »

2. Même Dieu si on en croit les frères Bogdanoff, auteurs de « Dieu et la Science » qui attribuent à une formule mathématique une force
divine. Pascal n’était pas allé si loin dans son pari (mathématiquement erroné hélas). L’amour des chiffres est aussi à la base de la logique
de la pseudo science économique et de ce qu’on peut appeler la tyrannie du produit national brut. Les statistiques économiques ou autres
ne sont-elles pas à tout moment le prisme à travers lequel nous essayons de comprendre le monde et les hommes, voire même la justice ?
Ne voit-on pas aux états-Unis par exemple des décisions judiciaires être prises ou être influencées non par les faits mais grâce à des
comparaisons de chiffres (entre la race et le nombre de condamnations par exemple). L’omnipotence du chiffre est aussi au cœur du débat
sur la démographie humaine, les prêts de la Banque Mondiale ou les droits de l’homme.

3. Curieusement les historiens d’aujourd’hui discutent encore sur les causes de ce « miracle » dans le bassin méditerranéen en continuant à
ignorer un fait connu désormais : la Grande Règle, dont la rédaction est déjà achevée depuis trois siècles… Celle-ci n’ayant pu naître dans
un désert intellectuel, peut-être faudrait-il commencer à réfléchir autrement.

4. Thalès (627-547 av. J.-C.), Anaximande (610-547 av. J.-C.) et Anaximène (585-525 av. J.-C.). Ils sont à peu près contemporains de
Confucius (551-479 av. J.-C.) et Lao-tzeu (570-490 av. J.-C.). Alors que l’école de Milet passe pour novatrice dans notre civilisation,
souvenons-nous que Confucius et Lao-tzeu prétendent ne débattre à leur époque que de la doctrine des Anciens.

5. De toute évidence, nous devons dans cette énumération nous méfier du vocabulaire que nous utilisons. Les Chinois utilisent des
idéogrammes exprimant non des mots mais des concepts ; de plus ils décrivent les équations et n’utilisent pas de symboles.
Ainsi toute traduction appauvrit considérablement le sens car il est clair que la description des agents est générique et que nous avons là
une formule mathématique complexe réduite à son plus simple format.

6. Numérologie, notons-le, plus avancée que celle des Grecs puisque la science mathématique chinoise utilise le zéro avant tout le monde,
reconnaît les chiffres négatifs, pratique l’extraction de racines carrées et utilise des équations complexes dès le 1er siècle av. J.-C..

7. On peut se demander si cette notion de symétrie n’est pas responsable de la création de certains concepts religieux occidentaux. Par
exemple, l’homme ressemble à celui qui l’a créé (notion de reflet symétrique ; le monde est un paradis perdu, symétrie imparfaite entre un
monde supposé existant et le monde présent, etc.). Une telle notion est absente du raisonnement chinois, qui est de fait assymétrique.

8. La stratégie évolutionnairement stable (SES) est une conception beaucoup plus subtile que la sélection de l’individu ou la sélection du
groupe. Elle n’a rien à voir avec le fait que certains groupes ont plus de succès que d’autres, ni même avec le succès d’un individu. Que
dit-elle ? Comme la population est composée d’individus qui essaient tous d’augmenter au maximum leur propre succès, la stratégie
durable, par exemple la stabilité du macrocosme sur une période considérable sera celle qui, ayant évolué, ne pourra être surpassée par
aucun individu déviant. Un important changement du milieu peut être suivi et sera suivi d’une brève période d’instabilité évolutionnaire,
ou d’une oscillation de la population du groupe, mais lorsqu’une SES est achevée, elle reste en place : la sélection pénalise toute déviation.
Maynard Smith est arrivé à cette conclusion en comparant l’évolution de deux groupes interdépendants pour leur survie : les éperviers et
les colombes. Il démontre que, bien que le gain moyen d’un individu dans une SES soit inférieur au gain que lui offre théoriquement la
sélection naturelle du groupe basée sur la survie du plus doué, la SES s’impose comme la seule stratégie viable. Pourquoi ? Parce que la
stratégie basée sur la survie du plus doué voue mathématiquement le groupe à la destruction. Les éperviers peuvent théoriquement détruire
toutes les colombes. Mais qu’advient-il alors ? En définitive, la conclusion qui s’impose, c’est que la stabilité du groupe est assurée non
parce qu’elle est favorable aux individus qui en font partie mais parce qu’elle n’est pas sujette à la trahison interne.
CHAPITRE 6

La médecine chinoise

Nous avons vu que les Sages de la Grande Règle se posent tout comme
Empedocle ou Darwin la question de savoir comment dans la nature la simplicité
peut devenir complexité. Ils en arrivent à la conclusion que toutes les formes
stables ne sont qu’une extension des cinq forces (agents naturels) formant
l’univers. De celles-ci dérivent alors cinq propriétés physiques : la lourdeur
(tendance à descendre) qui dérive de l’eau, la légèreté (tendance à monter) qui
dérive du feu, l’élasticité qui dérive du bois, la plasticité du métal et la fécondité
de l’humus.
Les couleurs ne sauraient échapper aux cinq forces. Il existe donc cinq
couleurs primaires : le noir (comme l’eau profonde), le rouge (comme le feu), le
vert-bleu (comme le bois), le blanc (comme le métal poli), le jaune (comme le
loess et les alluvions). Et sans surprise, nous découvrons que les saveurs, elles
aussi, se rattachent aux cinq agents de base :
- salure (l’eau de mer est salée) ;
- amertume (qui vient du feu car les produits empyreumatiques sont amers) ;
- acidité (qui vient du bois car beaucoup de sucs végétaux sont acides) ;
- âcreté (qui vient du métal, les oxydes étant souvent âcres) ;
- fadeur (l’humus alcalin étant fade).
Les cinq régions de l’espace sont aussi apparentées aux cinq agents : le nord
pluvieux et sombre répond à l’eau noire ; le sud chaud et lumineux répond au feu
rouge ; l’orient, vert-bleu quand le soleil se lève, répond au bois vert ; l’occident
blanc quand le soleil se couche répond au métal blanc ; le centre défriché et
labouré par les hommes (la Chine) répond à l’humus jaune.
Enfin et inéluctablement, les Chinois concluent que la physiologie et les
activités humaines n’échappent pas au système quinaire des agents naturels
puisque nous sommes dotés de cinq facultés, à savoir par ordre d’apparition dans
le corps :
- faculté de se mouvoir, qui paraît la première ;
- faculté d’émettre des sons, vagissements d’abord, paroles plus tard ;
- faculté de percevoir et considérer (réflexion) ;
- faculté d’ouïr, de comprendre ;
- faculté de penser, de se déterminer.
Les cinq activités doivent être réglées. Le mouvement doit être contenu et
modeste. Les paroles doivent être pesées et mesurées. Le regard doit être
observateur, l’ouïe attentive et la pensée pénétrante. Le bon fonctionnement des
facultés doit amener la possession de soi, un discours clair, le discernement, la
prudence et la sagesse.
Enfin, les émanations viscérales1expliquent les phénomènes psychiques. La
pensée, la volonté, la conscience confondues seraient produites par le cœur,
comme l’eau est produite par le puits. Un puits nouvellement creusé donne de
l’eau trouble. Plus le puits vieillit, plus l’eau qu’il donne est claire. Ainsi en est-
il de la pensée humaine. Trouble dans la jeunesse, elle se clarifie avec le temps
et l’âge. Cette approche explique certainement la longévité des carrières et des
influences politiques dans ce pays. Elle déboucha aussi sur une découverte
scientifique importante dès la plus haute antiquité : la notion de cycle circadien
et d’horloge biologique dans le corps humain.
Voilà donc la base de la fameuse médecine traditionnelle chinoise qui repose
sur un système théorique, sur des méthodes et des mesures thérapeutiques
pendant longtemps totalement inacceptables à la médecine occidentale. Car, de
même que les sages chinois retiennent le principe de la stabilité et des équilibres
comme étant le principe qui régit la création du monde (à l’opposé du principe
de symétrie retenu par l’Occident), de même en ce qui concerne le corps humain,
ils retiennent d’emblée des principes de base différents de ceux adoptés en
Occident, jugeant « l’intérieur de l’extérieur » alors que la méthodologie
médicale moderne est en Occident de juger l’extérieur de l’intérieur2.
Une autre différence fondamentale dans cette approche scientifique
surprenante est que, selon les règles de la médecine chinoise, les activités
physiologiques et les changements pathologiques qui peuvent intervenir doivent
être examinés non séparément mais comme un tout.
Au reste, les médecins chinois formés aux deux écoles (occidentale et
traditionnelle) considèrent en fait que les deux méthodologies ne sont pas
opposées mais complémentaires. En effet, reconnaissant bien entendu que toute
cause de maladie a une relation avec l’état des tissus et des cellules des
organismes du corps, ils font promptement remarquer que les théories médicales
occidentales ne donnent qu’une explication partielle des modifications des
activités physiologiques et des changements pathologiques3.
La médecine chinoise est très ancienne mais la première codification de la
physiologie et de la pathologie que nous avons se trouve dans un recueil
relativement récent dans l’histoire du pays (probablement 400 av. J.-C.) intitulé
Hoang-ti Sou-wenn4.
Le recueil appréhende déjà de façon correcte le principe de la circulation du
sang5. En fait les anciens chinois, bien avant la rédaction de l’ouvrage,
considéraient que deux fluides circulaient dans le corps, le sang et le ch’i. Selon
eux, le ch’i est une forme raréfiée de l’éther, qui était pompé à travers les
poumons puis circulait de façon invisible dans le corps. Est-ce là une description
prémonitoire du rôle de l’oxygène dans le corps ? Nous ne le saurons jamais,
mais remarquons que les anciens attribuaient au ch’i une qualité essentielle :
celle de l’énergie. Or nous savons le rôle essentiel que joue l’oxygène dans
l’énergie musculaire. Ce concept de la double circulation des fluides est au cœur
des principes de l’acupuncture.
La santé du corps est décrite dans les ouvrages médicaux anciens comme
reposant sur l’équilibre et la coordination qui s’établissent entre ces deux fluides.
Nous retrouvons là une application du principe de base de la Grande Règle, ainsi
qu’une très grande parenté avec la philosophie taoïste. Cette dernière retient,
souvenons-nous, que dans le monde qui nous entoure, tous les phénomènes sont
liés les uns ou autres, tout est interdépendant puisque selon un écrit de l’époque
du Christ : « le flot du sang est maintenu par le ch’i, et le mouvement du ch’i
dépend du sang ; ainsi se déplaçant l’un l’autre dans une dépendance mutuelle,
ils circulent et alimentent le corps6. »
Le corps n’échappe pas au tao (principe) mais du fait de sa complexité, lorsque
l’équilibre se rompt, le diagnostic est rarement unique. On en vient au troisième
axiome de la médecine chinoise : alors que la médecine occidentale isole des cas
cliniques réduits à leur plus simple expression et qui peuvent être répétés, en
médecine traditionnelle chinoise chaque cas est unique, et la sélection du
traitement dépend seulement de la connaissance du cas. Cette approche explique
que la pharmacopée chinoise soit avant tout un livre de recettes laissées à
l’appréciation du médecin.
Cette médecine traditionnelle, contrairement à celle qui se développe en
Occident, établit donc dès les temps les plus anciens un lien direct et
prépondérant entre l’environnement, le climat, les conditions géographiques7 et
les activités du corps humain8. Ce lien sera en Occident longtemps ignoré. La
Chine, grâce à cette approche « saine », échappe rapidement malgré sa
nombreuse population aux grandes épidémies qui déciment alors périodiquement
les populations d’Europe9.
1. Une fois de plus constatons que le vocabulaire nous trahit. Qu’a voulu dire le rédacteur chinois par émanation viscérale ? Par extension,
toute la production de l’usine chimique qu’est notre corps. De fait, les Chinois ont très tôt (dès le IIe siècle av. J.-C.) pratiqué une forme
primaire d’endocrinologie. En particulier, ils furent les premiers à isoler les hormones sexuelles (androgènes et estrogènes) et celles
produites par l’hypophyse (les gonadotrophines) à partir de l’urine. La technique utilisée serait trop longue à décrire, mais elle ne fut
redécouverte en Occident qu’au XIXe siècle. Il convient d’ailleurs de démystifier l’attitude des Chinois devant les activités sexuelles. Si
ces 50 dernières années, le sexe est devenu une sorte de sujet tabou, c’est essentiellement pour des raisons politiques liées au problème
démographique. En fait, dans la psyché chinoise, le sexe n’a jamais été une chose honteuse ou une source de péché. Il est pratiquement
inimaginable qu’en Occident, à l’époque où on excommunie pour douter de la virginité de la Vierge Marie, un individu puisse s’intéresser
aux hormones sexuelles et à leurs effets, et expose une technique à partir des urines pour en extraire des hormones. L’ascétisme sexuel n’a
jamais fait partie du débat intellectuel en Chine, jusqu’à l’apparition des démographes maoïstes eux-mêmes influencés par les malthusiens.

2. The Basic knowledge of traditional Chinese medicine - Zhang Dazhao & Wu Xiaolong-Hai Feng Publishing Co 1991.
“Par exemple, disent les auteurs, en anatomie, nous pouvons trouver, en disséquant la structure des organes du corps humain, la position et
la décomposition de la peau, des muscles, des nerfs, des vaisseaux sanguins et des os et les rapports entre eux ; en histologie, on peut
étudier la forme et la structure des cellules dans différents tissus à travers un microscope ; en physiologie, on apprendra comment le
système respiratoire et le système circulatoire fonctionnent, etc. Avec le constant développement de la science, notre niveau de
connaissance est de plus en plus profond… C’est pourquoi cette approche est raisonnable et facilement comprise… Mais en médecine
chinoise… ce qu’on veut dire, en jugeant l’intérieur par l’extérieur, c’est que tout a une explication, c’est-à-dire que l’apparence… a
toujours une relation avec sa composition interne… L’exemple le plus simple que l’on peut utiliser est la façon de choisir un bon melon.
Pour cela, on juge l’intérieur par l’extérieur. L’acheteur a seulement besoin d’observer l’apparence du melon et de taper du doigt dessus
doucement pour savoir s’il est à point, sans avoir à l’ouvrir. Dans 95% des cas l’acheteur expérimenté ne se trompe pas. En revanche,
l’acheteur inexpérimenté se trompera dans 95% des cas.

3. Les médecins chinois formés aux deux écoles reconnaissent bien entendu que toute cause de maladie a une relation avec l’état des tissus
et des cellules des organismes du corps, mais ils font remarquer que les théories occidentales ne donnent qu’une explication partielle du
lien entre la modification des activités physiologiques et des changements pathologiques du corps et les modifications de la cellule ou du
tissu. Autrement dit l’immunologie, dont on attendait beaucoup, n’est qu’une réponse partielle, que la description clinique de l’extérieur
complète.

4. Les canons de l’empereur jaune.

5. En Occident, on attribue à William Harvey d’avoir découvert en 1628 comment le sang circulait et pourquoi. En fait, d’autres écrits
mentionnent le phénomène, notamment ceux de Servais (1546), Colombo (1559), Cesalpino (1571) et Bruno (1590). En outre, les Arabes
en avaient eu connaissance probablement à travers les Chinois dès le XIIe siècle.

6. Rapporté par Robert K.G. Temple dans « China - Land of discovery and invention » Patrick Stephens, Wellingborough - London 1986.

7. Les Chinois sont les premiers à identifier les maladies provenant de carences alimentaires (les Européens n’identifient clairement ce
problème qu’au XIXe siècle avec le béribéri, le scorbut, etc.). Dès le IVe siècle av. J.-C., les médecins chinois font le lien entre
l’alimentation et la santé et suggèrent des régimes diététiques pour certaines maladies. Au VIIIe siècle, un Lettré (Han Yü) remarque que
certaines maladies sont plus fréquentes au sud du Yangtse, et décrit le béribéri correctement.

8. Le meilleur exemple (des relations entre l’activité humaine et la nature) est le changement des saisons. Habituellement, il fait bon au
printemps, chaud en été, frais en automne et froid en hiver. Les activités du corps humain varient en fonction de ces changements. Dans les
journées chaudes de l’été, on sue plus et urine moins, tandis qu’en hiver c’est l’inverse. De même, les heures du jour ne sont pas toutes les
mêmes. Un jour est divisé en quatre périodes : le matin, c’est le printemps, à midi c’est l’été, à la tombée du jour c’est l’automne et la nuit
c’est l’hiver… L’une des observations cliniques qui renforce cette idée, c’est qu’une maladie est généralement moins forte le matin et
s’aggrave souvent dans l’après-midi. Les anciens en avaient conclu que l’énergie vitale saine qui existe dans le corps était différente en
fonction des heures de la journée. Il en résulte que le traitement n’est pas le même s’il s’agit du matin ou du soir.
L’une des hypothèses les plus séduisantes qui apparaisse dans les livres anciens, c’est celle relative à la résistance du corps humain à la
maladie et à l’infection. Le corps, tant qu’il a suffisamment d’énergie vitale (les anticorps ?) est capable de résister à l’aggression de la
maladie. Celle-ci, créée par un démon (virus), ne s’impose que lorsque le corps n’a pas la résistance suffisante. Ceci veut dire que le corps
est déjà en manque avant même d’être malade. The basic Knowledge of traditional Chinese medicine.

9. Parmi d’autres découvertes que l’on doit aux médecins chinois, citons le premier vaccin connu : l’inoculation contre la variole. La
première tentative semble avoir eu lieu aux alentours de l’an mille. Dès cette époque, il semble que les deux types de varioles soient
identifiés. Au XVIe siècle la pratique de l’inoculation se généralise, et on trouve dans un livre de 1643 la description de différentes
méthodes. Les Arabes ramènent avec eux cette pratique. En 1718, Lady Mary Wortley Montagu, la femme de l’ambassadeur britannique à
Constantinople, se fait inoculer avec sa famille. En 1722, l’Europe devient adepte de cette technique.
CHAPITRE 7
Le moralisme chinois

Aucune des trois doctrines philosophiques formant les piliers de la psyché


chinoise ne reliant l’homme à un Dieu, nous avons vu que la notion de morale
est dans l’univers chinois déconnectée des valeurs dans lesquelles un Occidental
est traditionnellement élevé. Cependant l’introduction du bouddhisme a
rapidement amené l’homme chinois à hiérarchiser la valeur de ses actions selon
une échelle très particulière et, pour comprendre à quel point l’univers moral
dans lequel il puise sa représentation des actions humaines est différent du nôtre,
il est fondamental de connaître les grandes lignes de cette hiérarchie. Nous
allons les évoquer ici.
Le premier livre hiérarchisant les actions humaines qui soit parvenu jusqu’à
nous n’est pas un livre spirituel, ni un discours, encore moins un précis de
dissertations philosophiques sur les actions humaines, mais un livre comptable.
Son auteur, Lu Tong-pinn, un taoïste renommé (755-805), assurément influencé
par le bouddhisme, y consigne de la façon la plus simple possible le prix des
actions méritoires et des erreurs. Nous avons donc deux colonnes, l’une étant le
crédit, et l’autre le débit. Et c’est sur cette base-là que l’homme fera littéralement
le bilan de sa vie et conclura s’il s’est enrichi ou s’il a failli. Nous voilà loin du
romantisme de nos débats philosophiques. La vie, une fois de plus, n’est que la
résultante de phénomènes organisés, un rouage parmi les rouages, et les
émotions humaines se trouvent réduites à de simples mécanismes sans
ambigüité.
Dès sa publication, l’ouvrage eut une immense diffusion et fut adopté non
seulement par les taoïstes mais également par les bouddhistes et les lettrés
confucéens. Ce livre comptable, le

Koung-Kouo-Keue est, avec un autre ouvrage que nous allons aborder plus loin
(la Grande Philosophie), l’un des deux piliers de la moralité chinoise.

En voici quelques extraits :

Actions à l’égard des parents :


Etre aimable avec eux : +1/jour
Leur procurer une bonne réputation : +50
Ne pas différer leur enterrement : +100
Leur assurer des offrandes annuelles : +1000
Les priver de postérité : - 100
Avantager sa femme et ses enfants

au détriment de ses parents : - 100


Se mettre en colère, les brutaliser : - 20
Les traiter sans respect, sans égard : - 1/jour

À l’égard de l’épouse et des concubines :

intelligence avec ses belles-soeurs : +50


Lui enseigner à bien se conduire : +100

L’empêcher d’aller flâner dehors : +10

à ses beaux-parents : - 100


Mieux traiter sa concubine que sa femme : - 100
Tolérer qu’une marâtre (belle-mère)

maltraite les enfants de l’épouse défunte : - 1

Charité envers les hommes :


Donner à manger à un affamé :

1
Donner l'hospitalité pour une nuit : 2
Donner un bon conseil : 3
Aider autrui dans son travail : 10

Sauver une vie humaine : 100

Tuer un homme : (100)

Violer une sépulture : (100)


Ne pas sauver quelqu’un d’un péril

alors qu’on peut le faire : (50)


étant médecin, mal soigner un malade : (20)
Se réjouir du malheur d’autrui : (10)

Autres règles :
Faire ses propres affaires sous couleur de bien public,
par exemples’approprier le produit d’une collecte : (10)
S’obstiner dans un vice : (3)
Faire honnêtement son commerce durant une journée : 1
Partager exactement le profit entre associés : 1
Rembourser une dette : 1
Donner bon poids et bonne mesure : 10
S’approprier, à l’insu des propriétaires, le bien d’autrui : 1
Etre poli et déférent : 1/jour

Ne soyons pas choqués par cette comptabilité d’apothicaire qui donne à une vie
un prix : cent mérites si on en sauve une, et

Exhorter une jeune femme à respecter exactement le même prix en sens inverse,
cent démérites si on en

ses beaux-parents et à vivre en bonne supprime une (par meurtre). Certes


certains vont conclure hâtivement que nous sommes ici en pleine amoralité mais
gardons-nous d’aller plus loin car la signification originelle de cette hiérarchie,
éloignée de toute spiritualité, est de prôner l’harmonie dans un

Tolérer que sa femme manque univers rejetant tout mysticisme. Une action n’a
donc de valeur légitime que par rapport à ses conséquences sociales. On est
parfaitement libre d’attacher une valeur différente à telle ou telle action mais, dès
lors que la démarche de l’homme n’est pas vers un absolu, vers un Dieu, les
modalités changent et les qualités que l’on attribue à l’homme changent1.

Au demeurant, l’Occident a, dans un contexte religieux, longtemps cherché à


définir les prix des actions humaines, inventant

par exemple les indulgences. La papauté n’en abandonna le principe, non sans se
battre, que lorsque Luther qui s’y opposa au péril de sa vie eut suffisamment de
poids politique pour qu’on respecte son point de vue. On constate donc qu’il est
très difficile d’apprécier le poids des actions humaines quels que soient nos
efforts, celles-ci n’ayant en définitive un sens que par rapport à une attitude à
l’égard d’un critère d’appartenance présenté ou ressenti comme un besoin ou une
nécessité. Ainsi les valeurs changent en temps de guerre, en temps de paix, ou
tout simplement entre civilisations2. Aujourd’hui la tentative d’ériger une charte
des droits de l’homme en une sorte de hiérarchie minimum ou absolue des
valeurs humaines que toute société se doit d’adopter correspond à la même
préoccupation et aboutit sans doute aux mêmes absurdités3
.
Lu Tong-pinn, l’auteur de cette comptabilité élémentaire des actions humaines,
devint après sa mort l’objet d’un culte. Son index, à travers son ordre ou son
désordre, est aujourd’hui encore un fidèle reflet des priorités de la morale
chinoise.
Le second pilier de la morale chinoise a été composé beau-coup plus tard, en
1416, à la demande du troisième empereur de la dynastie Ming. Ce livre (Sing li
ta-ts’uan chou), une collection des traités des principaux philosophes néo-
confucéens des Song, la dynastie qui régna de 960 à 1279, allait devenir, avec
les livres canoniques du confucéisme, la base de l’enseignement dans les écoles.
Rationnalisme et matérialisme résument la doctrine ainsi exposée, doctrine dite
des Lettrés et qui fut celle qu’eurent à étudier des gens comme Mao-tse-tung ou
Deng-xiao-ping.
Que dit-elle ? Ceci :
« La nature d’un être, c’est la part de la norme universelle qu’il a reçue. Cette
part n’est pas à considérer comme séparée, comme individualisée. La mort, c’est
le retrait de la norme, laquelle quitte la matière universelle pour rentrer dans le
tout. Croire que les parts de norme des êtres particuliers sont détachées de la
norme universelle, ce serait tomber dans l’erreur des (bouddhistes), lesquels
croient à une âme individuelle et survivante de chaque être.
Le Ciel est notre père, la Terre est notre mère, nous vivons entre eux deux. Le
Ciel est yang, la Terre est yinn. Tout est sorti du même sein, donc le monde
entier est une famille, l’empire entier est une personne.
Les cinq qualités maîtresses de la norme-nature humaine sont la bonté, la
convenance, la politesse, la prudence, la loyauté. Elles sont la norme, sous cinq
aspects différents, le cœur étant le point d’où elles émanent.

La norme n’est pas consciente par elle-même. La matière non plus. C’est par
union avec le cœur que jaillit la pensée, comme la flamme jaillit du suif de la
chandelle. Le cœur est la quintessence de la matière.
Le cœur est comme un bassin d’eau pure, dans lequel la norme céleste se mire.
Si l’eau est trop basse, le soleil s’y mire mal ; si l’eau est agitée, il en est de
même. Il faut que l’eau soit profonde et calme, pour que le soleil s’y mire bien.
Ainsi du cœur.
Il en est de l’homme comme d’un vase. Quand le vase est vide, il est capable
de recevoir ; sinon, non… Pour que le cœur puisse passer intégralement du repos
à l’action, il faut qu’il soit absolument vide. Si des impressions y sont logées,
celles qui sont entrées les premières s’imposent au cœur, et gênent son libre
fonctionnement.
Gardez-vous de vouloir faire comme les bonzes ! La paix, c’est de demeurer
chez soi. Plus le corps est paisible, plus l’intelligence est lucide. Quand vous
n’avez aucune raison de sortir, restez chez vous, pour vous rappeler les principes
qu’on oublie toujours dans l’action.
Le cœur est-il bon ou mauvais ? Il est naturellement bon, mais parmi ses
actions les unes sont bonnes, les autres pas bonnes. La faute en est, non au cœur
(à l’individu) mais aux émotions qui s’y sont produites. Sous l’empire de ces
émotions, l’action du cœur a dévié. Plus les passions sont vives, plus le cœur
s’emballe.
Ce sont les influences extérieures qui font germer les passions. La démarcation
entre raison et passion n’est pas toujours facile. Il faut pourtant s’occuper de ce
point avec soin… »
Voici donc une doctrine vieille de cinq siècles, qui semble aller comme un
gant à la rhétorique de l’appareil du pouvoir chinois. Qui a déteint l’un sur
l’autre ? Nous vous laissons répondre.
Ce tableau de l’enseignement de la morale en Chine ne serait pas complet si
nous ne citions les premiers ouvrages scolaires à la disposition des adolescents
en Chine lorsque le culte impérial disparut. Ces manuels ont influencé toute la
génération politique qui façonna la Chine entre la seconde guerre mondiale et le
XXIe
siècle.

Sur la famille, on lit ceci4 : « La famille est la base de la société.


L’idée que le gouvernement de l’état doit être identique à celui d’une grande
famille est dans tous nos livres anciens. Certains prétendent que chez nous la
décadence de la Société et de l’état

… vient de notre système patriarcal… Chez les Européens et les Américains,


leur système familial est une application de l’amour de ces peuples pour
l’indépendance (individuelle) et de la fierté personnelle très développée chez
eux. Mais pour quel résultat ? N’a-t-il pas développé outre mesure l’égoïsme et
le particularisme5 ? Notre système patriarcal a été chez nous pendant plusieurs
milliers d’années le fondement de la morale. Sa racine antique est saine… Il a de
plus l’avantage d’être en accord parfait avec notre système de gouvernement, ce
qui n’est pas le cas chez les autres nations.…
En fait, la morale a dans chaque pays sa couleur. Vu qu’elle naît des
circonstances, il ne peut en être autrement. Elle varie donc d’après les pays, et
chaque peuple doit avoir foi dans sa morale nationale et la pratiquer de son
mieux. Vouloir implanter dans un pays la morale d’un autre pays serait une
entreprise téméraire vouée à l’insuccès. Ce qui est enraciné ne doit pas être
ébranlé. Et pourquoi changerions-nous ? Pourquoi douterions-nous de nos
traditions ?
Certes rien n’arrêtera plus le torrent des idées européennes et américaines…
étudions ces choses neuves… et tirons ce qui est

vrai, ce qui est pratique6.


L’égalité est une théorie inventée en Europe au XVIIIe siècle. Certains la
comprennent mal. Elle ne signifie pas que les citoyens sont égaux de fait, sans
distinction d’anciens et de jeunes, de supérieurs et d’inférieurs. Ces distinctions
viennent de la nature, et ce qui est naturel ne peut pas être changé par les
hommes. Supérieurs et inférieurs, anciens et jeunes doivent remplir les devoirs
que leur qualification leur impose. Ils sont égaux de droit seulement, non de fait.
C’est-à-dire que devant la loi, il n’y a pas de castes ou de privilèges. Les droits
de tous les citoyens sont en principe les mêmes… mais leurs devoirs diffèrent ».
1. Nous avons un parfait exemple de la relativité du prix de la vie en suivant les discours politique de la classe politique occidentale
actuelle. Toute guerre civile est légitimée par son objet : garder l’intégrité de l’état. L’état se place alors au-dessus de la vie des individus.
Nous vivons ainsi quotidiennement avec un prix différent pour une même vie individuelle. Un mort au Soudan, en Tchétchénie, en Iraq, au
Yemen (la liste est longue) n’a pas le même prix à Paris, Washington, Moscou, Londres ou Pékin. Mourir pour la démocratie est plus
méritoire que mourir pour une idéologie méprisée de nos jours (par exemple la vie d’un blanc défendant l’apartheid n’a pas le même prix
que celle d’un noir luttant contre son abolition). La méthode chinoise antique échappe à ce subjectivisme politique : une vie est une vie.
2. N’a-t-on pas eu dans les actions du gouvernement de Bush Junior un formidable exemple de la plasticité
des opinions à propos de la torture ?

3. Cette mise à jour de la hiérarchie des valeurs humaines est essentiellement défendue par ceux qui ont
besoin de réconcilier le matérialisme et le spirituel chrétien. En Asie, les valeurs humaines ont toujours été
définies par rapport au tissu social et non par rapport à l’individu, Nous sommes là au cœur même de la
querelle des droits de l’homme.

4. Chan-ou yinn-chou-koan - Moralisme. Tome IX Chine moderne. Wieger.

5. Nous choisissons ces textes vieux de 90 ans pour montrer la permanence du discours social. On retrouve
en effet dans ces textes scolaires toute la rhétorique utilisée dans le débat politique opposant l’Occident à la
Chine.

6. Pratiquement mot pour mot l’un des derniers discours de Deng-xiao-ping, en 1992.
CHAPITRE 8

Les règles sociales

En 1993, à Taipei, un professeur de gymnastique, Chen Ming-yao, fut


condamné à mort par le juge Tung You-teh.
Chen, saoul après avoir fêté la nouvelle année chinoise, le 15 janvier, avait
écrasé deux femmes balayant les rues. Au moment de son arrestation, il dormait
dans sa voiture. Le juge Tung a indiqué que la cour d’appel pourrait réduire la
sentence si Chen montrait du remords en offrant une compensation aux familles
des victimes.

Nous avons là une parfaite illustration de cette phrase de Becarria1 :

« la justice n’est pas une servante de la religion mais une servante de la société.
»
Les peines n’ont en effet d’autre origine que le désir humain de la sécurité (ou,
disent les Chinois, de l’harmonie sociale). À cette harmonie, les hommes
consentent à (ou doivent) sacrifier une part de liberté. Cet échange, pour être
viable, doit être équitable, d’où l’importance fondamentale du calcul des
sanctions. Le droit ne doit être défini et jugé que comme une instance sociale
instituant un système légal (c’est-à-dire non arbitraire puisque chaque délit est
codifié et que rien ne doit être laissé au hasard) de distribution des peines.
Dans ce contexte, la réflexion du juge Tung n’est donc pas étonnante. Au reste,
Chen Ming-yao ne fut pas exécuté, ayant compensé les familles. Cette anecdote
nous montre que les lois d’une nation forment la part la plus instructive de son
histoire. Aussi ce survol de l’univers chinois serait incomplet si on omettait de
parler du seul code civil que la Chine ait connu, et qui à ce jour

reste irremplaçable2 dans la psyché chinoise bien qu’il ait officiellement été
aboli : le Code dit des Ta-ts’ing, du nom de la dynastie impériale qui le fit
compiler. Tant à Taïwan qu’à Hong Kong (dans

les affaires traditionnelles) qu’en Chine, il n’a sur le fond jamais été répudié et il
forme toujours le « fond de jurisprudence » du système judiciaire civil.
Le Ta-Ts’ing Lu-Li est d’ailleurs seulement un recueil de jugements, et non un
vrai code, édité pour la première fois en 1740, puis réédité sans cesse avec de
nouveaux commentaires jusqu’en

18903. En cela il se rapproche de ce qui forme la « common law »

dont les Anglais sont si fiers.


Reprenant en fait toutes les dispositions et ordonnances des dynasties
précédentes : Ming, Yuen, T’ang, etc. et celles de la dynastie Ts’ing (celle qui
s’éteignit avec le dernier empereur), ce recueil est une véritable encyclopédie des
coutumes et des mentalités chinoises. Et quand bien même aujourd’hui on peut
de façon légitime le considérer comme appartenant au passé, son étude reste
encore irremplaçable non seulement parce qu’une grande partie de la
jurisprudence civile actuelle s’en inspire, mais parce qu’il constitue le meilleur
tableau des moeurs et des lois de la société que nous voulons décrire.
Tout d’abord, constatons que l’ordre même du code nous surprend. Il
commence avec quatre tableaux listant :
- les châtiments ;
- les biens mal acquis ;
- le rachat des peines ;
- les règles du deuil.
A priori, voilà une énumération qui semble n’avoir aucune logique. En fait,
elle est révélatrice des principes du système que nous essayons d’analyser. Les
châtiments sont listés en premier parce qu’ils constituent l’apogée des sanctions.
Réciproquement, ils ne s’appliquent qu’aux abominations qui sont « les crimes
les plus opposés à la famille et au prince, aux diverses relations sociales et à la
vertu ». Ces crimes, nous dit le rédacteur, le Ciel et la Terre ne peuvent les
tolérer. Dans la hiérarchie des méfaits, ils sont insurpassables. Cela leur donne
une qualité particulière, celle de n’être ni rachetables ni susceptibles d’être
amnistiés.
Il convient ici de noter que ces abominations ne sont pas toutes sanctionnées
par la peine de mort, mais toutes, du fait de leur caractère odieux, perdent le
bénéfice du rachat. En matière pénale, c’est là leur point commun. La sanction
est alors appelée « châtiment » car elle est absolue et irrévocable. Lorsque la
peine n’est pas un châtiment, elle a un prix, et le code va alors définir les
modalités d’une transaction quasiment commerciale4.
Il existe en fait seulement cinq peines (notons ici une fois de plus cette
classification quinaire qui fait écho à la division du monde en cinq éléments)
selon la gravité du délit. Ce sont :
- la petite bastonnade ;
- la grande bastonnade ;
- l’exil temporaire ;
- l’exil perpétuel ;
- la mort.
Chacune de ces peines renferme dans son application plusieurs degrés de
rigueur, ce qui permet de faire la part des circonstances et de proportionner la
peine à la culpabilité. Le condamné peut être plus ou moins battu (de 10 à 50
coups), avec un bambou petit ou

gros5, exilé loin ou près, temporairement ou définitivement.


La mort est donnée par strangulation, décapitation ou, et c’est là la peine
suprême, la punition absolue, par démembrement, ce qui consiste à couper en
lamelles les chairs du condamné jusqu’à ce que mort s’ensuive. Les Occidentaux
ont également pratiqué ce type de mise à mort. Le dernier écartèlement eut lieu
en plein siècle des lumières avec celui de Damien, coupable d’une tentative
d’assassinat sur la personne du roi (l’émotion populaire devant le révoltant
spectacle, durant plusieurs heures, est alors telle que le procédé est ensuite
aboli). En Europe, le seul but de ces exécu-tions publiques atroces était
d’associer au châtiment la notion de douleur et de terreur. En ce qui concerne les
Chinois, le fait de démembrer le corps a toujours été associé à un sentiment de
honte, le grand principe confucéen étant de mourir « entier », c’est-à-dire en
conservant l’intégralité du corps par respect pour les parents qui nous l’ont
donné. L’homme est en quelque sorte repositaire de ses chairs et il doit en faire
bon usage. Le supplice chinois n’est donc qu’une résultante extrême de cette
notion. Le criminel n’est pas un pécheur et ce n’est que par association avec la
perte de l’intégrité corporelle qu’il devient un objet de honte. Ainsi s’explique le
fait

de la tradition du suicide qui s’ajoute à la panoplie des mises à mort, en offrant


au délinquant une peine d’une extrême honorabilité qui lave en quelque sorte le
crime social sans y attacher d’autre notion que celle de son prix exorbitant.
Il existe donc dans les peines une infinité de nuances et, comme nous l’avons
dit, seulement un petit nombre d’abominations (nous verrons lesquelles) sont
sujettes à un châtiment absolu non rachetable.
Cette infinité de nuances à une époque où la société occidentale, bien moins
nombreuse, pratique une justice aussi sommaire qu’élémentaire, sans égard pour
l’âge (on brûle des enfants de douze ans), la position sociale ou familiale ou les
circonstances est pour un Occidental surprenante. Elle n’a rien de surprenant si
on garde à l’esprit que le résultat de la logique confucéenne n’attribue à
l’homme aucune qualité particulière par rapport à un animal mais lui reconnaît le
droit d’être le foyer de pulsions contradictoires et d’aberrations.
En définitive, le sage chinois considère que le délit se juge par rapport aux
circonstances et à ses effets avant et après son apparition. Il est essentiel d’être
juste c’est-à-dire, croyant bien faire, de ne pas aggraver les effets du délit par
une sanction socialement inappropriée ou dangereuse. La notion d’équité qui
transparaît n’est pas ici une notion morale mais seulement une notion
économique. Si la transaction est inéquitable pour l’une ou les deux parties, elle
aboutit à être inexécutable ou elle aggrave les effets néfastes du crime. D’où la
nécessité absolue d’adopter le tarif de la peine aux moyens du coupable. Ainsi
nous avons vu qu’il existait cinq peines : petit bâton - grand bâton - exil
temporaire - exil perpétuel - mort.
Si ces peines s’appliquent à des délits bénéficiant du rachat, quel va être leur
tarif ? Il va y en avoir au moins autant que de cas sociaux.
Prenons l’exemple de la petite bastonnade. S’il s’agit d’un vieillard, d’un enfant,
d’un infirme, d’un astronome officiel ou d’une femme, condamnés uniquement à
la petite bastonnade (et rien d’autre), ils pourront racheter la peine en payant
0,375 once d’or. En revanche s’il s’agit de la femme principale (première
femme) d’un mandarin, ou d’une femme réputée avoir « les moyens », le tarif est
de un tiers plus élevé (0,5 once d’or).

La petite bastonnade offre en sus un caractère particulier, étant elle-même un


mode de paiement de rachat pour les peines supérieures. Par exemple si le
délinquant est condamné à l’exil temporaire, il peut se racheter en acceptant 100
coups de bâtons (qui lui sont déduits de la facture au tarif du rachat de 100
coups) plus une somme à payer. Le maintien de la bastonnade est à attribuer à la
volonté d’humilier le coupable quand bien même il peut échapper partiellement
à sa peine. Une offense sérieuse n’est donc jamais blanchie par seulement une
transaction monétaire.
Autre exemple de tarifs, qui montre que plus le coupable est de rang élevé plus
il paie en vertu du fait qu’il est plus coupable que le simple particulier. Ainsi, en
cas de peine de mort rachetable, c’est-à-dire une peine donnée pour un délit qui
n’est pas classé comme une abomination (par exemple le meurtre d’un
particulier) le coupable marié devra payer 1200 onces d’or, le coupable
célibataire 2 000 onces (nous voyons là l’importance de ne pas ruiner la famille
puisque le célibataire est plus coupable socialement que le père de famille), un
licencié ou un docteur 2500 onces (même

tarif pour les officiers de 7, 8 et 9e rangs), le tarif allant jusqu’à la somme


astronomique de 12 000 onces pour un officier de troisième rang et au-dessus. Il
en est de même pour toutes les autres peines, le prix entre le tarif le moins élevé
(simple particulier marié) et le plus élevé (officier de troisième rang ou au-
dessus) étant toujours multiplié par dix.
Ceci indique au reste que dans la société chinoise, à l’époque des Ming, l’écart
entre les divers revenus au sein de la société, à quelques exceptions près (revenu
des princes et des officiers de premier rang que l’on peut considérer comme des
milliardaires) devait être de cet ordre.
Non seulement le prix du délit était lié à la condition sociale du coupable, mais
le jugement l’était aussi. En effet, la fonction de rendre la justice n’était pas
l’apanage d’une cour judiciaire dont le seul objet était de rendre la justice. Il n’y
avait pas un « juge » dont le métier était exclusivement d’être responsable de la
justice. Ceci découlait du fait que la sanction n’était qu’un arbitrage, dont les
effets étaient essentiellement économiques. En conséquence, fixer une peine
pour un délit civil ou criminel était du même ordre que

donner une amende pour une infraction à une règle administrative ou collecter
une taxe particulière. Il n’existait donc pas en Chine jusqu’à une date récente de
corps spécial auquel l’administration de la justice était confiée.
En ce sens, on peut dire que cette société de centaines de millions d’hommes,
sous la coupe d’un empereur, pratiquait une justice populaire. Chaque
administrateur de l’état, au plus petit niveau de la division administrative
(mandarin local, sous-préfet ou préfet) était le représentant direct de l’empereur
auprès des administrés. De ce fait, il possédait une partie de l’autorité
administrative et judiciaire de l’empereur dans son département ou son
arrondissement. Selon l’expression du père Boulay qui a traduit le code, il était
préfet, pontife et juge.
Dans tout procès civil, dans toute cause criminelle, c’était à lui que le peuple
s’adressait en première instance. Si le délit était susceptible d’aboutir à un
châtiment, c’est-à-dire l’une des dix abominations, il ne statuait pas mais
préparait le dossier pour le tribunal supérieur (qui n’était en fait qu’un mandarin
d’ordre supérieur).
Si le délit pouvait entraîner la peine de mort ou l’exil définitif, il fut décidé en
1692 qu’il ne pouvait statuer mais seulement suggérer la sentence car toute
décision concernant l’exil avait pour conséquence de déplacer le coupable dans
une autre autorité administrative. Cela ne pouvait se faire sans la consulter et en
juger les conséquences.
Ce système, qui n’excluait pas l’appel, avait l’avantage de rendre la justice
simple et rapide. On ne peut douter de l’efficacité d’un tel système lorsqu’on se
rappelle que l’ambassadeur MacCartney découvrit avec stupéfaction en 1794
qu’il n’existait aucune police dans les villes chinoises qu’il traversait.
Huit catégories de personnes, par suite de leur propre fonction dans
l’administration, échappaient à l’autorité du représentant local de l’empereur. Si
elles étaient coupables de délit civil ou criminel, elles devaient être jugées par
une juridiction extraordinaire.
Ces catégories étaient ainsi fondées :
- parenté (les membres de la famille impériale selon des règles parfaitement
définies mais qui aboutissaient à réunir ainsi jusqu’au 5e degré par consanguinité
et 4e degré par alliance une foule nombreuse d’aristocrates) ;
- longs services (les anciens serviteurs de la famille impériale rendus dignes de
cette faveur) ;
- mérite (ceux qui s’étaient distingués au service de l’empereur ou dans l’armée.
C’était une façon de décorer un officier) ;
- sagesse (ceux ainsi distingués l’étaient parce que leurs faits et leurs paroles
pouvaient servir de modèle à la nation) ;
- habileté (c’est-à-dire ceux qui étaient considérés aptes à diri-ger les armées et
les affaires de l’état, donc les ministres et les généraux) ;
- grand zèle (c’est-à-dire les officiers civils et militaires qui déployaient tout leur
zèle à bien remplir leur emploi. C’était une façon de distinguer dans la fonction
publique les meilleurs ou ceux à qui on confiait des missions dans les confins de
l’empire au climat difficile) ;
- dignité (les mandarins jusqu’au troisième rang, la hiérarchie du mandarinat
comportant 9 degrés) et la noblesse de premier rang) ;
- hôtes de l’empire (signifiant les descendants des anciennes dynasties de
l’empire et les étrangers).
Ces huit catégories sont une bonne description de la stratification des
différentes classes de la société chinoise. On constate qu’en dehors des classes
liées à la famille impériale, il s’agit d’une structure basée sur le mérite.
L’exclusion de ces catégories de personnes de la juridiction ordinaire ne
signifie pas qu’elles bénéficiaient d’une justice extraordinaire, c’est-à-dire que
certains délits ordinaires ne leur étaient pas applicables (ce qui est le cas en
Occident où pendant longtemps certains délits ne s’appliquent qu’aux gueux et
manants). En fait, le seul bénéfice était que c’était à l’empereur et à lui seul qu’il
appartenait de mettre en jugement, de désigner le juge et de ratifier la sentence.
Mais celui-ci ne pouvait influencer arbitrairement la délibération, car « quand
une personne privilégiée a commis un crime ou un délit, le mandarin (en service
localement) expose l’affaire dans un rapport qu’il scelle lui-même et adresse à
l’empereur en lui demandant son autorisation. Il ne lui est pas permis de
procéder témérairement à l’interrogatoire de l’inculpé ».
Lorsque l’autorisation de procéder à l’interrogatoire a été donnée, il expose la
qualité du délit et toutes les circonstances dignes d’être prises en considération,
puis il demande l’autorisation d’en délibérer.
La délibération terminée, il en communique les divers motifs dans un rapport à
l’empereur et laisse à celui-ci le soin de prononcer le jugement .

C’est donc essentiellement la procédure qui diffère, mais « si le privilégié a


commis l’un des dix crimes abominables, un rapport secret du fait est adressé à
l’empereur, mais les délibérations ont lieu et la sentence est portée comme à
l’ordinaire sans tenir compte de la loi précédente. » Ceci veut dire que la
personne privilégiée perd son privilège.
Quelles sont donc ces dix abominations qui constituent les tabous absolus qui
rendent l’homme indigne de tout recours ? Elles sont les suivantes :
- Méditer une rébellion, c’est-à-dire conspirer et mettre en danger le tissu social
existant considéré être en harmonie avec le pouvoir. Ce tabou débouche bien
entendu sur un idéal politique qui trouve aujourd’hui son expression dans la
condamnation permanente de tout point de vue dissident. Il n’est pas étonnant
dans ce contexte moral que le gouvernement chinois, de tout temps, ait été anti-
démocratique.
- Méditer une grande subversion. Ce que les Chinois entendent par là est en fait
méditer une opposition ou une destruction de la relation entre les ancêtres et la
famille. Si le premier tabou concerne donc la relation de l’individu avec son
gouvernement, le deuxième concerne la relation de l’homme au sein de son
noyau familial ou de celui des autres. Pour illustrer la force de ce concept dans la
société chinoise, il suffit ici de rappeler que, lorsque le 11 juillet 1928 les tombes
impériales furent dévastées et violées, l’attitude de Pu-yi, le dernier empereur
mandchou, changea du tout au tout. « Ce jour-là, nous dit Réginald Johnson, l’un
des hommes qui le connut le mieux, cet homme qui ne s’était jamais plaint,
abandonna la Chine au clan

de Chiang-kai-chek et tourna le dos à son ex-empire6 ».


- Méditer une trahison, c’est-à-dire avoir en vue de renoncer à son pays et de se
mettre au service d’un autre pays.

- Battre et chercher à tuer ses proches, parents, grands-parents, mari, femme,


frère, sœur. Fait remarquable, les enfants ne sont pas listés, ceci en vertu du fait
qu’ils sont une extension de leurs parents, et que ceux-ci ont donc autorité
absolue sur leur sort.
- Manquer de règle morale est l’une des dix abominations dont un Chinois peut
être coupable.
Alors que jusqu’ici nous pouvons dire que le principe déterminant des « tabous »
chinois est d’ordre social, voilà le premier tabou psychologique. Mais de quelle
moralité parle-t-on ? Seulement de celle qui a pour principe l’harmonie sociale.
Par exemple, manquer de règle morale, c’est mutiler quelqu’un, parce qu’on le
rend inutile socialement parlant, c’est massacrer trois personnes de la même
famille non coupables d’un crime capital, parce que le noyau familial est alors
sans raison totalement détruit. N’oublions pas qu’une abomination est
sanctionnée par une peine que rien ne peut racheter. Or si deux membres d’une
famille sont massacrés, le juge chinois va considérer que la peine est rachetable
car le dernier survivant, avec les compensations auxquelles il peut prétendre,
peut assurer la pérennité de la famille. Un autre manquement moral irrachetable
est d’arracher un enfant au sein de sa mère. La peine ne peut être rachetée car
l’irréparable est commis, non en raison du caractère odieux du crime (atteinte à
la maternité ou massacre d’un innocent) mais en raison de la rupture du lien
entre deux générations. Quand bien même il y aurait compensation, l’enfant est
privé de ses ancêtres, et ceux-ci sont privés de leur descendance et donc des
protections sociales que leur offre la génération suivante.
- Une abomination impardonnable est également le grand manque de respect vis-
à-vis du gouvernement, et donc de la personne ou de la maison de l’empereur,
ceci en vertu du fait que l’auteur d’un tel crime sape l’autorité du système. Une
fois encore le fait qu’un tel acte soit « tabou » met en évidence le principe que
les fonctions pénales ont exclusivement une fonction sociale.
- Le manque de piété filiale, à savoir maudire et injurier sa famille, se réjouir
pendant le deuil de son père ou de sa mère sont également des abominations
susceptibles d’être sanctionnées sévèrement.
- Le manque de concorde, par exemple méditer le meurtre ou la vente de ses
parents, frapper, accuser en justice son mari, est aussi

impardonnable. De même, le manque de fidélité tel que assassiner son supérieur,


tuer son maître et, pour une femme apprenant la mort de son mari, feindre
l’ignorance et s’abstenir de manifester de la douleur, jouer de la musique et se
remarier. Nous verrons plus loin les lois s’attachant au mariage.
Enfin le Chinois considère une abomination le fait d’avoir des rapports sexuels
avec une femme ayant eu des rapports intimes avec le père ou l’aïeul, ou ayant
eu des rapports sexuels avec ceux de ses parents pour lesquels on doit porter au
moins le petit deuil (cousin). Remarquons que ne sont pas évoqués dans cet
interdit les rapports entre frères et sœurs ou parents et enfants. En effet, le
Chinois n’attache pas à la sexualité la notion de péché mais seulement celle de
propriété. L’interdit s’attache à la notion de respect. Si le père ou l’aïeul a eu des
rapports sexuels avec une femme, le fils par déférence n’en aura pas (du vivant
de ses proches). L’expérience montre que si l’interdit n’existait pas, les passions,
notamment la jalousie, aboutiraient à la destruction de toute harmonie. A
contrario, l’inceste classique a socialement parlant peu d’effets destructeurs
puisqu’a priori, sauf si les participants sont non consentants (mais on aborde
alors à la notion de respect qui fixe les règles d’obédience), il ne fait que
rapprocher les membres du noyau familial. Le comportement sexuel des
individus est donc, sauf lorsqu’il menace un équilibre social, ignoré par la loi car
il
n’est jamais l’objet d’une préoccupation morale7.
Du fait que la justice chinoise se fondait non sur un principe divin (qui
engendre les passions et l’arbitraire), mais seulement sur une appréciation des
nécessités qu’imposait le fonctionnement harmonieux d’un groupe humain, elle
resta remarquablement stable. Ceci est dû bien entendu au fait qu’elle était à
l’écart du débat métaphysique qui en Occident pendant des siècles est né de
spéculations religieuses et de révélations arbitraires. En conséquence, après vingt
siècles d’existence, rien ou à peu près rien n’avait donc changé en Chine. Pour
une famille chinoise vivant sous Cheu-hoang-ti, le premier empereur (221-208)
de la dynastie T’sinn, transposée subitement sous l’empereur Mou (1862-1874),
c’est-à-dire à l’époque de la réalisation du canal de Suez, de ses rapports avec les
autres, au sein de sa famille ou avec des tiers, à

ses rapports avec le gouvernement, tout aurait été quasiment identique, alors que
pour un gueux ou un aristocrate de l’époque de Charlemagne transposé sous
Louis XIV, tout aurait été différent au point de n’y rien comprendre8.
À ce concept qui nous est étranger se superpose un principe tout aussi étranger
à nos habitudes qui veut que la loi entretienne un rapport permanent avec la
personnalité des parties en cause. Nous l’avons déjà dit en parlant des légistes,
un droit pur, indépendant des attributs de son objet, une règle stricte de droit, et
donc la notion de droit absolu, échappe totalement au juriste chinois. Une
maxime comme dura lex, sed lex, caractéristique de nos civilisations d’origine
gréco-romaine, est non seulement inexistante dans un ouvrage comme le Code
des Ta-t’sing liu-li, mais tout simplement inconcevable car, à la question de
savoir à quoi sert une loi, l’unique réponse du législateur est : « maintenir l’ordre
» dit « naturel » tel que la Grande Règle le définit.
Le débat s’arrête là parce que l’homme se voit privé des attributs particuliers
dont les philosophes occidentaux le parent ou le déparent selon les circonstances
depuis des siècles. Connaître l’homme, voilà une chose intéressante, un objet de
spéculation honorable, mais sans utilité réelle. L’adhésion à des affirmations
matérialistes, algorithmiques, reste totale. La justice est un rouage du contrat
social, qui se superpose au contrat familial qui est la base de tout. Et au cœur de
celui-ci figure le mariage que nous allons analyser maintenant pour compléter ce
tableau des mœurs qui se sont ancrées dans la psyché chinoise.
1. Des délits et des peines - première publication en 1764 - Flammarion 1991.
2. Il convient ici de mentionner que nous utilisons le mot code pour des raisons de commodité mais la
Chine, pas plus que la Grande-Bretagne d’ailleurs, n’a à proprement parler de code civil, c’est-à-dire un
ouvrage sur lequel s’articule une législation rigoureuse et absolue quant à son champ d’application. Le
système judiciaire en Chine, actuellement en pleine création en ce qui concerne les lois commerciales,
repose dans le domaine civil sur la tradition. L’autorité judiciaire ne repose pas sur un juge, un tribunal, un
procureur. Selon le lieu et l’objet du litige, l’autorité change, passant de l’état au chef du clan, ou au chef de
cellule. Cette tradition vient directe-ment de l’empire où l’empereur n’intervenait jamais dans les litiges
privés et où la police n’existait quasiment pas.

3. La traduction que nous utilisons est celle du père Guy Boulais, S.J. (1843-1893) publiée en 1924 dans le
nº 55 des Variétés sinologiques. Le code est en fait une compilation de cinq ouvrages différents reprenant
de diverses façons les lois, articles supplémentaires et commentaires des empereurs et des jurisconsultes
célèbres de la Chine depuis la dynastie Tang, c’est-à-dire environ 900 années.

4. Jeremy Bentham (1748-1832), le philosophe anglais qui publia en 1811 “Rational of Punishments and
Rewards” sera en Occident le premier à suggérer dans son ouvrage un tel concept, où le tribunal devient un
lieu d’échange conçu sur le modèle économique. Personne ne semble avoir fait un rapprochement entre le
fait que l’ouvrage de Bentham, crédité d’avoir perfectionné les analyses de Beccaria, parut en fait un an
après que John Staunton ait publié à Londres la première traduction anglaise du Ta-t’sing liu-li. Le milieu
des hommes de lettres et des universitraires étant relativement fermé, nous pensons que Bentham a été
influencé par la logique du Code chinois, et y a probablement emprunté sa notion d’échange économique.

5. Cette punition, toujours à l’ordre du jour à Singapour, vient d’être rétablie par le gouvernement malais.
Ce dernier a également supprimé pour les crimes passibles du châtiment capital le recours à un jury,
estimant que cette tradition n’était en fait qu’un héritage de la colonisation britannique. Nous constatons
donc que les principes sous-jacents au code des Ta-t’sing, après avoir subi une éclipse, sont en train de
réapparaître dans une Asie à la recherche de son passé.

6. « Insulte, ridicule, menaces de mort, confiscation de ses biens, violation des accords (entre le
gouvernement et la famille impériale), il avait jusqu’ici tout pardonné, mais cet acte de sauvagerie et ce
sacrilège, ça, c’était impossible. À partir de là, il y

eut un changement dans son attitude vis-à-vis de la Chine ou plus exactement vis-à- vis de ceux qui étaient
responsables du désordre. (Pu-yi) était généreux de nature et magnanime, et je ne l’ai jamais entendu
prononcer une parole contre le plus violent de ses ennemis. Mais là, c’était une chose impossible à effacer.
Jusque-là, il n’avait pris aucune part au mouvement indépendantiste qui se développait en Mandchourie, et
la possibilité d’être invité à revenir un jour dans la terre de ses ancêtres ne l’avait jamais sérieusement
effleuré. Il n’avait jamais cessé d’espérer que le bon sens allait revenir en Chine et que tout serait à nouveau
un jour normal. Mais ceci anéantissait tout espoir. Quand je l’ai vu la fois suivante, un changement
prononcé avait pris place. Un changement si profond que j’eus l’impression qu’il avait été tout le temps en
communion avec l’esprit de ses ancêtres qui venaient d’être outragés par le viol de leur sépulture et de leur
corps et que ceux-ci venaient de lui dire de tourner le dos à la Chine qui venait de se déshonorer et de les
déshonorer, et de fixer désormais son regard sur la terre à partir de laquelle ils avaient bâti trois siècles
auparavant les fondations de leur empire. » (Twilight in the Forbidden City - Réginald Johnston - Victor
Gollancz 1934 - réim-pression Oxford University 1985)
7. D’où l’absence de toute référence aux pratiques sexuelles considérées déviantes, telle la sodomie, la
masturbation, l’homosexualité (qui n’est méprisée que si elle prive les ancêtres de leur descendance mais
qui, comme pratique, reste seulement cela : une pratique) ou la pédérastie (de fait il n’existe pas d’âge de
consentement, qui est une acquisition récente, mais seulement une question de maturité sexuelle).

8. Le film “les visiteurs” illustre de façon comique le renversement des rapports sociaux qui a pris place en
mille ans.
CHAPITRE 9
Le mariage chinois

Ceux qui veulent étudier et comprendre la Chine et ses coutumes ne peuvent


éviter l’étude des différents aspects que prend le mariage dans la société
chinoise.
Si aujourd’hui les règles associées au mariage au temps de l’empire sont
officiellement abolies, une multitude de faits divers rappellent à ceux qui vivent
en Asie qu’à la loi impériale se sont substituées la coutume et les mœurs.
Du temps de l’empire, et ce depuis la plus haute antiquité, les législateurs
chinois ont donné une part spéciale de leurs soins et de leur vigilance au contrat
matrimonial et il faut avouer que, de toutes les règles qui ont été édictées pour
organiser harmonieusement la société chinoise, ce sont les seules que le Chinois
a toujours entourées d’un respect quasi religieux. Cela s’explique parce que, de
l’empereur au particulier, tout le monde voyait dans la cellule familiale le germe
de la prospérité de l’empire. C’est aussi certainement à cause du rôle
économique que joue le mariage dans la société que les coutumes qui se sont
greffées sur la loi (ou qui ont été codifiées en loi) ont traversé les événements
politiques

sans vraiment subir d’évolution notable1. Comme notre livre se contente de


brosser à grands traits un paysage inconnu de l’Occidental, nous allons ici citer
seulement quelques exemples illustrant certains aspects du mariage et de ses
conséquences.
Tout d’abord les fiançailles. Le législateur au temps de l’empire reconnaît
qu’elles sont frauduleuses si, par exemple, la fiancée ayant quelque défaut d’un
membre ou d’un organe, on présente à sa place sa sœur saine en tous points ou
bien si, le fiancé ayant quelque défaut corporel ou ayant été adopté par
bienfaisance,

on présente à sa place son frère sans défaut corporel et fils propre. Le mariage
dans ce cas se fera avec la personne dont on est convenu, c’est-à-dire la sœur
saine ou le frère sain, en dépit de ce que dit le contrat de mariage.
Que ce point ait ainsi retenu l’attention du législateur souligne amplement que
le mariage est toujours le résultat d’une transaction économique initiée par les
familles des fiancés. La transaction se doit d’être irréprochable dans l’intérêt des
parties car c’est sur elle que repose la survivance du noyau familial qui est
l’unité de base de la société. Notons en particulier que le législateur juge que, si
la fraude a été du fait de la famille de la fiancée, les arrhes versées seront
rendues, mais elles ne le seront pas si la fraude a été du fait de la famille du
fiancé. Cette disposition semble indiquer que le législateur estime que, des deux,
c’est la femme qui, poussée par déception à épouser un homme ayant quelque
défaut, va subir le plus grand dommage. On constate ici que, contrairement à ce
qui se dit généralement à propos de l’attitude des Chinois vis-à-vis du sexe
féminin, le législateur n’accorde pas à la femme des droits inférieurs à ceux
accordés à l’homme mais seulement des droits différents. Non seulement
l’homme paie plus cher une tentative de fraude, par exemple en cherchant à
masquer le fait qu’il est contrefait ou impuissant, ou en

masquant ses origines familiales2 (c’est-à-dire en réalité l’absence de liens


familiaux réels) mais il ne peut considérer la femme, une fois le mariage
accompli, comme sa propriété. En effet, le mariage n’ayant jamais eu en Chine
un aspect religieux, le divorce ou la répudiation ont été envisagés sous leur angle
pratique. Il est clairement stipulé et admis que, si le mari et la femme ne
s’accordent pas et veulent se séparer par consentement mutuel, la séparation leur
sera accordée et ils seront exempts de peine, à ceci près : la femme pourra
retourner dans sa famille paternelle mais elle ne pourra contracter un second
mariage, alors que le mari pourra en épouser une autre.
Cette interdiction du remariage pour la femme correspond à deux soucis, le
premier étant de tenir compte des équilibres démographiques de la société.
Souvenons-nous que, de tout temps, la société chinoise a été la plus nombreuse,
et ipso facto, probablement la première à constater qu’il naissait par génération
plus d’enfants du sexe féminin que du sexe masculin. Autoriser le

remariage des membres du sexe féminin aurait abouti à terme à globalement


contribuer à aggraver ce phénomène naturel en faussant le marché du mariage en
multipliant la quantité des femmes à marier, face à un nombre d’hommes
statistiquement inférieur. Cela montre aussi à quel point les individus sont
asservis à la société dès la naissance, ce qui ne va pas sans provoquer de
nombreux drames humains qui se dénouent généralement par le suicide.
Le deuxième souci du législateur est d’éviter que la femme ne donne naissance
à des enfants dont la paternité puisse faire l’objet d’un litige. Ce risque aurait pu
être éliminé en fixant une période entre divorce et remariage (comme la période
de deuil que nous allons examiner plus loin) mais, puisqu’il est statistiquement
dangereux de favoriser ce genre de nouvelles unions, le législateur n’a pas
considéré souhaitable de s’engager dans cette voie. La femme divorcée n’est
cependant pas condamnée au célibat à vie dans sa famille paternelle, elle n’est
pas non plus dépouillée de son indépendance financière. Elle perd seulement les
privilèges (et devoirs) attachés à son statut de femme principale. Enfin, précisons
que le divorce n’est pas une décision arbitraire du mari voulant par exemple
épouser une autre femme plus jeune ou plus riche. À défaut de consentement
mutuel, il lui faut un motif et Le Livre des Rites lui en fournit seulement sept
possibles. Ce sont les suivants :
- la stérilité d’enfants mâles ;
- l’adultère ;
- la négligence au service de son beau-père et de sa belle-mère ;
- une mauvaise langue ;
- le vol ;
- un caractère jaloux ;
- une maladie pernicieuse.
En raison des susdits défauts, le mari peut répudier sa femme mais il n’y est pas
obligé. Il peut aussi la renvoyer à sa famille paternelle sans divorcer (il ne pourra
alors se remarier) mais il ne peut en aucun cas la vendre. De plus, le Livre des
Rites énumère trois conditions qui s’opposent à ce que la femme soit répudiée et
qui lui offrent donc une protection absolue :
- si elle a porté le deuil de trois ans du père ou de la mère de

son mari ;
- si le mari, pauvre, est devenu riche en l’épousant ;
- si, dans sa famille paternelle, il ne reste plus de parent pouvant la recevoir.
Avec une de ces trois conditions, la femme aurait-elle l’un des sept défauts qui
justifient la répudiation, elle devra être gardée. On constate que ces conditions
éliminent d’emblée deux des causes les plus communes de la rupture des
mariages : le fait de vouloir prendre une femme plus jeune et le fait d’avoir
évolué dans l’échelle sociale et de vouloir prendre une femme d’un autre milieu
social. En effet, si la femme a porté le deuil de trois ans du père ou de la mère,
cela implique que, sauf accident, elle est mariée depuis longtemps et, en toute
probabilité, elle est âgée. Ayant certainement rempli ses devoirs familiaux, elle
bénéficie désormais d’une protection que l’on pourrait dire sociale. Son statut est
intouchable. D’autre part, en interdisant à un homme enrichi de changer de
femme légitime, le législateur souligne que le mariage ne peut être une source
d’enrichissement pécuniaire. De fait la transaction financière qui accompagne
tout mariage ne prendra en Chine jamais les proportions qu’elle prit autour de la
Méditerranée. Néanmoins les mariages sont dans la pratique « arrangés » par les
mères, notamment dans la paysannerie pour éviter un morcellement des terres.
Enfin la troisième disposition est aussi liée à la protection sociale de la femme.
Si celle-ci n’a plus de parents, donc plus de famille, et est répudiée, elle
n’appartient plus à aucune structure sociale et est littéralement destituée.
L’un des aspects les plus intéressants et des plus instructifs des dispositions du
code concernant les familles est relatif au deuil. Formant un tout avec le culte
des ancêtres, nous en avons un exemple vivant aujourd’hui avec ce qui s’est
passé en Corée du Nord, le pays bouddhiste le plus conservateur qui soit encore
en fonctionnement, à la mort de Kim-Il-sung. Selon toutes les sources, le pays
entier est alors entré dans une période de deuil de 100 jours à l’annonce de sa
mort, sans succession officielle. Celle-ci, en faveur de son fils, ne prit place que
six mois plus tard, ce dernier (ou son entourage) considérant que le pays était
encore endeuillé

et qu’il n’était donc pas décent de prendre les divers titres de son père. Ne
soyons pas surpris de la longueur de ce très grand deuil. Du temps de l’empire, il
durait 3 ans (en fait 27 mois).
Y étaient soumis :
- le fils et sa femme, ainsi que la fille habitant le toit paternel, pour leur père et
leur mère ;

- le fils et sa femme pour la belle-mère, la mère miséricordieuse

et la mère adoptive3 ;
- le fils d’une femme secondaire et sa première femme pour la propre mère et la
mère principale ;
- l’adopté et sa femme pour le père et la mère d’adoption ;
- le petit-fils de la femme principale et sa première femme pour ses aïeuls,
bisaeuïls et trisaeuïls (paternels) ;
- la femme principale et les femmes secondaires pour leur mari. Cette
énumération, ainsi que celles qui concernent le grand deuil (de un an à trois
mois), le deuil moyen (neuf mois), le petit deuil (cinq mois) et le tout petit deuil
(trois mois) nous renseignent sur la hiérarchie au sein de la cellule familiale
entre parents et enfants, de génération à génération, et surtout entre les diverses
femmes de la maison. En effet, la Chine a de tout temps reconnu et codifié le
concubinage tout en interdisant la bigamie, le législateur disant que, si quelqu’un
qui a une femme légitime en prend une

autre, le mariage sera nul et il recevra 90 coups de bâton.


L’encouragement implicite que le législateur semble donner à une telle
pratique d’une forme de mariage multiple a longtemps fait dire que les Chinois
étaient dépravés et manquaient de moralité. Cette conclusion est essentiellement
dûe au fait que nos traditions actuelles du mariage civil sont toutes héritées de
lois ecclésiastiques particulières que nous considérons être la norme4.
Comme le disaient les premiers missionnaires qui étudièrent le phénomène
avec un certain dégoût : « appelés d’office à ratifier au nom de l’église, au nom
du Très-haut les unions chrétiennes (…), les missionnaires doivent (…) aider,
avec ce mélange de fermeté et de discrétion qui est une obligation de leur
ministère, les chrétiens moins instruits à éviter d’épineuses difficultés… »
autrement dit à les pousser à ne vivre qu’avec une femme légitime, selon la
tradition judéo-chrétienne. Mais, et c’est là où nous commençons à rentrer dans
le

vif de notre sujet, cette tradition est en fait au centre de la structure de la société
chinoise et sa fonction n’est pas de permettre à un homme d’assouvir ses
passions mais d’offrir à une femme la possibilité de vivre sa vie de femme dans
les meilleures conditions possibles compte tenu des circonstances, c’est-à-dire de
l’ordre naturel dans lequel elle va devoir vivre sa vie, au milieu d’une société
abondante et surpeuplée (alors que l’Occident fixe des règles pour une société
périodiquement décimée par les épidémies et peu nombreuse).

C’est là un exemple typique des malentendus qui abondent entre l’interprétation


que l’Occident se fait du monde et de la condition humaine en son sein et les
méthodes que la civilisation chinoise a adoptées pour résoudre de façon
pragmatique les problèmes que posaient certains phénomènes naturels, tel par
exemple le fait que dans un village donné de Chine, il y a toujours plus de filles
que de garçons. Certains peuvent évidemment penser que tout ceci n’est qu’une
excuse, et que le Chinois n’avait pour ambition que de joindre l’utile à l’agréable
mais une telle remarque présuppose l’adoption d’un critère particulier sur les
règles de la conduite sexuelle humaine, et le débat n’est pas du ressort de ce
livre.
Si nous considérons les rapports humains entre l’homme et la femme comme
devant permettre à chacun d’assumer non seulement sa fonction biologique mais
d’avoir la même opportunité de vivre sa vie, c’est-à-dire d’appartenir à la cellule
familiale, la position du législateur chinois paraît raisonnable car elle est la seule
pouvant satisfaire ces deux besoins sachant que, pour une raison naturelle, la
reproduction des sexes n’est pas équilibrée.
À moins de condamner au célibat une partie de la population féminine, il n’y
avait pas dans les temps anciens d’alternative, sauf de créer une catégorie
d’exclus ou des interdits sexuels, ce que fit l’Occident en sacralisant la chasteté
et en ouvrant des couvents. Or, le principe fondamental de toute la pensée
chinoise est que tous les hommes sont identiques, c’est-à-dire égaux. L’idée
d’exclusion sur cette terre, de castes, est pour les Sages intolérable non pour des
raisons morales, nous ne le répèterons jamais assez, mais parce qu’elle implique
une création artificielle que tôt ou tard la nature rejettera. Le but n’est pas
d’inventer un schéma moralement satisfaisant mais seulement de gérer les
données du problème quel

qu’il soit de façon pragmatique.


Ainsi le concubinage est la seule façon d’intégrer un problème démographique
naturel. L’empire a donc attaché autant d’imporance au concubinage qu’au
mariage puisque socialement il a autant de conséquences. Mais, s’il harmonise le
déséquilibre entre les sexes, il contribue, et c’est là son défaut, à rendre
particulièrement complexe la cellule familiale qui devient ainsi une combinaison
de mini-état et de mini-sécurité sociale, où chacun doit avoir un rôle précis et où
chaque rôle doit être défini pour que l’harmonie règne entre tous et que la
jalousie soit exclue des rapports familiaux.
Bien entendu, l’homme étant l’homme, les règles aboutissent à des pratiques,
et les pratiques à des coutumes et des abus. Ce sont surtout les abus5 qui ont
frappé l’imagination des Occidentaux mais, paradoxalement peut-être, le
concubinage, loin de diluer le rôle de la femme dans la cellule familiale, loin de
la menacer, a en fait joué en sa faveur, car il est évident, lorsque l’on connaît une
famille chinoise, que la ou les femmes y règnent en maîtres tant et si bien que
parfois l’homme finit par vivre en marge de sa famille, pour se réfugier dans la
journée dans ses affaires et, s’il est retraité, dans une salle de jeux, avec ses amis,
eux-mêmes vivant aussi en marge de leur famille et progéniture respectives.
1. La persistance des coutumes est mise en évidence par de nombreux faits divers. Nous en rapportons un particulièrement significatif
publié dans les journaux de Hong Kong le 31 décembre 1994 : “ Le juge Patrick Chan vient de déclarer que les

18 membres de la famille du magnat Kwan Kai-ming, décédé sans testament il y a

onze ans, étaient tous héritiers légitimes. Kwan qui laisse une fortune estimée à 300 millions de HK$ (30
millions d’euros) s’est marié en 1923 avec Wong Woon-wan, sa première femme. Il en eut onze enfants
dont trois sont aujourd’hui décédés. Wong mourut en 1959.
En 1948, Kwan prit avec l’accord de sa femme une concubine, Au Yeung-king, dont il eut un enfant. En
1960, légalement veuf, il se remaria avec Chui Kwok-ying (sans pour autant quitter sa concubine nº1). Il
n’eut pas d’enfant avec Chui. En 1964, il

prit une seconde concubine, Tao, dont il eut quatre enfants.


Le juge a statuté qu’avant la mort de Kwan, en 1983, à 81 ans, personne dans

la famille ne contestait la légalité des relations des uns avec les autres. Ce n’est

qu’après sa mort qu’un fils du premier mariage déclara que plusieurs membres de la famille étaient
illégitimes. Ce fils déclara que Chui, la seconde femme, n’était pas l’épouse légitime de Kwan parce que le
mariage n’avait pas respecté les traditions et coutumes chinoises. Il affirma aussi que Tao n’était pas une
concubine légitime parce qu’elle n’avait pas été reconnue comme telle par les autres membres de la famille.

Ceci signifait que ses enfants ne pouvaient être les enfants légitimes du magnat.

Le juge a estimé que le mariage avec Chui était en fait acceptable, parce qu’il avait

été fait en suivant les rites traditionnels. De plus le juge reconnut que Tao était

une concubine légitime puisqu’elle avait été reconnue comme telle à la suite de la cérémonie d’introduction
(dite yap kung) auprès de la famille. Ses quatre enfants étaient donc légitimes.
Le juge rejeta tous les arguments du plaignant. Le cas a mis en évidence les règles compliquées des liens
d’une famille traditionnelle chinoise riche. Le détail des mets servis aux cours des diverses cérémonies de
mariage et les phrases utilisées entre les diverses femmes il y a des décades s’avèrent de la plus haute
importance ». (Eastern Express - 31 décembre - Hong Kong).

2. La continuité de la famille par les mâles est encore d’une importance primordiale dans la psyché
chinoise. La preuve : les autorités judiciaires de Taïwan proposèrent en 1995 un projet de loi permettant à
un condamné à mort n’ayant pas d’enfants de faire congeler son sperme pour que sa femme puisse
éventuellement être inséminée

artificiellement après son exécution, afin que la lignée familiale du condamné se poursuive. Cette
disposition fait suite à un fait divers qui a scandalisé la conscience populaire taïwanaise. En novembre
1994, un condamné à mort (pour kidnapping), Huang Wei-chung, avait demandé, en échange d’une
donation d’organes, que sa concubine soit inséminée. Malgré l’accord de celle-ci, l’insémination n’eut pas
lieu, l’hopital qui récupérait les organes du donneur ayant jugé que l’enfant serait orphelin de père.
L’opinion publique fut outrée parce que c’était quasiment condamner deux fois l’homme. Le gouvernement
a donc décidé de légiférer, le cas pouvant se reproduire (Taïwan avait à l’époque environ 80 exécutions par
an).
La disposition précise : « la mesure ne s’appliquerait pas à une femme car c’est à l’homme qu’appartient la
responsabilité de continuer la ligne familiale ». L’argument mis en avant est que « les prisonniers doivent
être traités humainement et que, s’ils en font la demande, avec l’accord de leur épouse, ils doivent pouvoir
avoir un enfant.

L’insémination d’une concubine sera interdite mais le prisonnier peut demander à se

marier avant son exécution. » (Hong Kong Standard - 18 janvier 1995)


Ce genre de décision, qui redéfinit un “droit de l’homme” à sa continuité génétique,

est une conséquence immédiate des règles sociales chinoises telles que Confucius les définit. Ceci montre la
permanence de ces dernières dans le tissu social chinois, quel que soit le pays ou sa modernité.

3. Les huit mères connues dans les familles chinoises étaient les suivantes :
- mère principale (Ti-mou) c’est-à-dire la femme principale du père ;
- mère secondaire (Chou-mou) titre de la femme secondaire du père ;
- belle-mère (Ki-mou) celle que le père a épousée après la mort de sa femme principale ;
- mère adoptive (Yang-mou) nom donné par l’adopté à sa nouvelle mère ;
- mère miséricordieuse (Ts’emou) nom que l’enfant qui a perdu sa mère donne à la femme secondaire à
laquelle son père l’a confié ;
- mère remariée (Kia-mou) ;
- mère répudiée (Tch’ou-mou) ;
- mère nourricière (Jou-mou) c’est-à-dire femme secondaire à laquelle le père a donné un de ses enfants à
allaiter. Cette femme ne fait que nourrir l’enfant alors que la mère miséricordieuse s’en occupe désormais
pour toujours comme si elle l’avait mis au monde.

4. Ces règles semblent inspirées de celles établies par les Esséniens qui codifiaient le mariage d’une façon si
compliquée que celui-ci ne pouvait provoquer que des naissances espacées à l’époque la plus favorable de
l’année. Les règles du mariage, et la limitation qu’elles imposent sur l’accouplement, sont au départ une
forme de contraception sociale organisée. Elles sont donc essentiellement économiques. La Chine qui, dans
les temps anciens, avait une production agricole abondante grâce à ses inventions, n’a jamais eu, semble-t-
il, à organiser une contraception sociale, alors que la Palestine a constamment vécu dans la crainte de la
disette saisonnière. Les règles du mariage n’ont donc jamais joué le même rôle. En Chine, elles cherchent à
aboutir à un noyau économiquement et physiquement stable, sans autres considérations.

5. Comme par exemple le problème des mooi-jai (en cantonais ou bei-nü en mandarin), étudié par Maria
Jaschok (Concubines and bondservants - The social history of a Chinese Custom - Oxford University Press
- 1988). Mooi-jai était le terme utilisé pour décrire la vente par les parents de leur fille dès le plus jeune âge
à une famille « adoptant » l’enfant et l’incluant dans sa domesticité. Maria Jaschok prit la peine d’interroger
les descendants des mooi-jai, afin d’en comprendre l’impact social et les règles qui s’y attachaient. C’est à
la base cette tradition qui alimentait la prostitution en Thaïlande.

En Chine, la mooi-jai était au départ une coutume enracinée dans la philanthropie, le riche nourrissant le
pauvre. Il était coutume dans les familles bourgeoises de donner à leur fille de six ans une compagne de
neuf ans, pour jouer et la servir. Généralement cette relation durait pour la vie. Avec l’urbanisation, la
pratique se corrompit et devint une source de main-d’œuvre bon marché et la principale source
d’approvisionnement des maisons de plaisir. Un certain nombre demooi-jai, autrement condamnées à une
vie de pauvreté (ou à la mort par négligence) par leur naissance devenaient éventuellement grâce à cette
coutume « concubines ».

Cette pratique se poursuivit assidûment à Hong Kong jusque dans les années 1935, le gouverneur
britannique ne prenant des mesures pour légiférer et régulariser ce qui était devenu une sorte de traite
d’esclaves que lorsque Winston Churchill, alors sous-secrétaire aux colonies, envoya une missive disant que
« en aucun cas il ne défendrait le gouverneur dans cette affaire… ».
CHAPITRE 10

Peut-on comprendre la Chine?

« Nos oreilles, nos yeux, notre odorat, notre goût différent, créant autant de
vérités qu’il y a d’hommes sur terre, dit Guy de Maupassant. Et nos esprits qui
reçoivent les instructions de ces organes, diversement impressionnés,
comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une
autre race. Chacun de nous se fait donc une illusion du monde. »
On peut dire sans crainte de se tromper que les Chinois se font depuis
l’antiquité une illusion du monde différente de celle prévalant en Occident. Cette
illusion, reflétée dans la Grande Règle et ne changeant guère au cours des temps,
nous a amenés à conclure que le monde chinois souffrait de sclérose et n’avait
jamais progressé. Il est aussi de bon ton de dire que la Chine ne peut progresser
économiquement que si elle abandonne sa vision erronée de l’univers. Mais
avons-nous raison et sommes-nous à même de comprendre cet univers ?
Le fait qu’Empedocle et d’autres aient eu les mêmes préoccupations
intellectuelles que les sages anonymes chinois, apparemment un demi-millénaire
plus tard que ces derniers, nous montre cependant que nos illusions furent
communes un temps durant, puis qu’elles divergèrent totalement. Pourquoi ?
Voilà une question ambitieuse.
Des montagnes d’ouvrages ont abordé le sujet et il serait prétentieux dans ce
livre de rassembler les différents arguments échangés. Mais, bien qu’il soit
périlleux de mentionner à notre époque intolérante que l’exemple de la
civilisation chinoise est une preuve évidente de l’existence d’autres méthodes de
réflexion que les nôtres, disons pour simplifier le débat que les deux illusions ne
s’intéressent pas à la même chose. À notre sens en effet elles se superposent sans
jamais s’opposer. Car si l’Occident attribue à la question classique : qui suis-je ?
où vais-je ? un destin individuel, la Chine lui attribue un destin collectif, celui du
groupe, la Grande Règle nous montrant que les sages chinois ne sont pas
préoccupés par le destin de l’individu. Dans le monde grec, romain, judéo-
chrétien, c’est l’inverse. Tout revient à l’individu et à sa propre condition.

Pourquoi cette divergence ?


Une nouvelle théorie sur le fonctionnement du cerveau donne aujourd’hui un
éclairage intéressant à cette question.
« Aujourd’hui, écrit Richard Bergland1, on sait que la partie gauche du cerveau
pense de façon sérielle et réduit toutes ses données en chiffres, lettres et mots.
Vous pouvez appeler cette partie de votre cerveau la partie savante, puisque
toutes les informations que vous recevez de l’extérieur y sont décortiquées,
codifiées et classées. La partie droite du cerveau fonctionne en revanche à
l’intuition. Elle raisonne par « concept ». Elle n’est pas réductionniste. Les
chiffres, les lettres et les mots y sont inconnus. D’une certaine façon, vous
pouvez appeler cette partie du cerveau votre « mystique », puisque les concepts
qui y naissent ont une origine inconnue, peut-être cosmique. Et puisque votre
partie droite ne lit pas, n’écrit pas et est nulle en arithmétique, elle n’apprend pas
grand-chose à l’école2 ».
On peut raisonnablement échafauder l’hypothèse que les théories
mathématiques et scientifiques d’Empedocle et de ses disciples ont pris
naissance dans la partie gauche du cerveau. On y classe tout de façon sérielle. Et
dans cet univers, l’unité, c’est-à-dire l’individu, prime.
Les principes définis par la Grande Règle, sont différents. Les sages raisonnent
à partir d’un ensemble complexe. L’unité n’existe que par rapport à une autre
unité. Seule, elle est inconcevable. De tels concepts sont échafaudés dans la
partie droite du cerveau. De fait, l’écriture chinoise est pictographique, c’est-à-
dire que chaque caractère représente une idée dans son entièreté et non un mot.
Autrement dit, le caractère ne représente pas un objet mais un ensemble d’objets.
Ceci laisse à penser qu’à l’origine la partie droite du cerveau a joué un rôle
prépondérant dans la formation de ce mode d’écriture et a donc infléchi le
raisonnement. Alors, partie gauche pour le monde occidental et partie droite
pour le monde chinois ? Le débat est ouvert…3
Mais, si nous pouvons expliquer ainsi la différence de mentalité, que pouvons-
nous en tirer ? Les sinologues de tous bords, c’est-à-dire des individus qui
maîtrisent la langue chinoise à différents niveaux mais comme une langue
étrangère (leur langue natale étant non pictographique) ne sont-ils pas à même,
conversant avec des Chinois, de les comprendre ? Et les Chinois bilingues,
Canadiens, Américains, Français dont la langue maternelle reste chinoise ne
sont-ils pas capables de nous comprendre ?
L’expérience montre que non. Certes chacun peut prétendre comprendre
l’autre, et nous ne manquons pas de spécialistes pour nous le dire. En fait, tous
nos spécialistes nous disent que nos problèmes de communication sont
seulement des problèmes de langage, et qu’une fois ce détail technique réglé par
l’apprentissage de la langue, les esprits sont à même de se rencontrer.
En vérité, plus on communique et moins on comprend car, si on est à même
d’échanger des informations, on s’aperçoit à l’usage qu’on est incapable de
conceptualiser le raisonnement de notre interlocuteur et réciproquement. Prenons
un exemple élémentaire pour illustrer ce qui se passe. Imaginons qu’en français
nous ayons sur des dés des mots, chaque dé ayant un mot différent, verbe,
adjectif, nom ou conjonction. Mettons tous ces mots dans un sac et renversons le
sac sur une table, puis lisons. La probabilité que ces mots en vrac forment une
phrase ayant une signification est quasiment nulle. Nous n’aurons qu’un fatras
de mots et aucun sens. Si par hasard, les dés se sont placés de façon à échafauder
un bout de phrase, et que nous ayons plusieurs lecteurs, tous imagineront la
même phrase et une seule phrase, ce qui veut dire qu’ils comprendront tous la
même chose.
Maintenant livrons-nous à ce petit jeu avec des idéogrammes chinois dessinés
sur les dés. Renversons le sac. Quel que soit le fatras apparent sur la table, les
lecteurs dont la langue natale est une langue pictographique comme le chinois y
trouveront un sens, pas nécessairement le même au demeurant. La probabilité
qu’ils n’y trouvent aucun sens est très faible.
Cet exemple nous montre déjà que, si un linguiste se livre à ce petit jeu, le sens
qu’il attribuera à l’ensemble qui sera devant lui n’aura probablement aucune
chance d’être proche de celui conçu par le Chinois lisant le même ensemble.
Ceci est dû au fait que, nonobstant la connaissance du caractère qui figure sur la
table, la construction mentale qui s’échafaude puise pour les deux lecteurs, celui
dont la langue natale est chinoise et celui dont la langue d’acquisition est
chinoise, dans deux logiques de construction mentale différentes. L’un a le
cerveau procédant par association, c’est-à-dire empilement, l’autre procédant
linéairement (A+B=C par exemple).
Et si linéairement on ne peut aller que des prémisses à la conclusion, par
association on ne va pas dans une direction précise, d’où par exemple le
sentiment qu’ont les hommes d’affaires étrangers travaillant en Chine que tout
est flou quand bien même ils essaient de faire d’épais contrats prévoyant dans le
détail ce que la partie chinoise doit faire. Au demeurant celle-ci, en toute bonne
foi, interprètera le même texte de façon différente4.
En conclusion, reprenons là une distinction faite par Ferdinand de Saussure, l’un
des plus grands linguistes de notre temps : « la parole est l’acte d’un individu
réalisant sa faculté au moyen de la convention sociale qu’est la langue » mais «
la langue est un produit social ».
Pour être compris, on doit nécessairement se référer à ce qui existe, à un code
reconnu par tous. Or, si nous sommes capables techniquement d’acquérir la
parole, nous sommes assurément incapables de nous référer à un code basé sur la
structure mentale que nous venons de décrire en commençant par la Grande
Règle, à moins d’être né ou formé dès l’éveil dans le groupe social qui le
pratique.
Notre accès à la culture et au monde chinois reste limité à nos sens car, si nous
sommes capables de tout décrire, nous sommes incapables de concevoir5. Et
comme nous allons le voir maintenant, l’histoire de nos relations avec la Chine
n’est qu’une suite d’incompréhensions de part et d’autre.
1. The fabric of mind - R. Bergland - Viking - New York 1986.

2. Un mathématicien américain, Roger Penrose, dans son ouvrage “Shadows of the Mind. A search of the Missing Science of
Consciousness” (Oxford 1994) donne au texte de Bergland un éclairage supplémentaire. Penrose cherche à démontrer que l’intelligence
artificielle (AI) ne peut procéder comme le cerveau. Autrement dit, si le fonctionnement de la partie gauche du cerveau peut vaguement
s’apparenter à un ordinateur, ce dernier ne peut en aucun cas se doter d’une partie droite. Penrose, de façon surprenante, bâtit sa
démonstration non pas en utilisant des sentiments (l’angoisse, l’amour) difficilement assimilables à des formules mathématiques mais
paradoxalement en démontrant qu’il y a une chose qui se situe au-delà de l’intelligence artificielle qui n’est autre que la compréhension
mathématique. Roger Penrose en vient à conclure que l’univers matériel n’est que l’ombre d’un autre monde. Mais c’est là une façon de
dire que les mathématiques (partie gauche du cerveau) créent une illusion qu’utilise la partie droite.

3. Ce débat a été lancé d’une façon détournée par Richard J. Herrnstein et Charles Murray dans ‘The Bell Curve” (the Free Press - New
York-1994). Les auteurs essaient d’analyser la corrélation qui existe entre l’intelligence et la hiérarchie sociale aux états-Unis. Pour cela, il
leur faut définir ce qu’est l’intelligence. Ils en viennent à adopter comme critère d’intelligence le QI (quotient d’intelligence) qui est une
extrapolation tirée à partir de tests. Le QI ne se définit pas par un critère absolu mais relatif. Cela veut dire qu’il ne quantifie rien mais
détermine une position sur une courbe de Gausse partant du principe que l’intelligence est au départ normalement distribuée. Le livre a
provoqué une violente réaction sur plusieurs points. Le premier est relatif à l’utilisation du QI comme critère d’intelligence. C’est un vieux
débat mais qui a pris une nouvelle tournure lorsque la conclusion des auteurs a été que le QI des gens du sud-est asiatique (c’est-à-dire
d’origine ethnique chinoise) semble être relativement supérieur au QI des autres groupes ethniques (avec les noirs américains au bas du
tableau). Le deuxième est que l’intelligence (définie par le QI) semble dépendre plus de l’héritage génétique de l’individu que de
l’environnement. Autrement dit, l’intelligence est plus héréditaire qu’autre chose. Le troisième est que les différences ethniques sont un
facteur non négligeable de différenciation. La presse hongkongaise a tiré de tout cela un raccourci : “le Chinois est plus intelligent que le
Blanc. »
C’était un titre accrocheur. Sans endosser aucune de ces conclusions, on doit donc reconnaître que le Chinois est « certainement »
différent.

4. Il reste à analyser de façon satisfaisante les rapports existant dans la langue chinoise entre le langage et la pensée. En effet, les
principales écoles de linguistique sont toutes occidentales, c’est-à-dire qu’elles ignorent la spécificité d’une langue basée sur des “images”.
Chomsky cependant, dans « le Langage et la pensée”, montre la voie en considérant que la compétence linguistique dépend de la
performance (c’est-à-dire l’acquisition technique de la langue) et d’une “grammaire générative” qui contient une sous-structure commune
à toutes langues (grammaire élémentaire) et un ensemble de plusieurs centaines de lois de types différents spécifiques qu’il estime
génétiquement pré-déterminés mais qui, à notre sens, sont une acquisition culturelle commençant dès l’éveil. En tout état de cause, c’est
certainement ce type de « grammaire générative » qui, en Chine, présente un caractère si différent du nôtre qu’il ne saurait être acquis
comme peut l’être l’original.
Une autre analyse sur le langage, faite par Leonard Bloomfield (1887-1949) dans “Language” paru en 1933 ouvre aussi la porte à une autre
voie de recherche. Blomfield définit les relations syntaxiques de subordination dans le langage à des fonctions quasi sociales : sélection,
combinaison, solidarité. Il définit le langage comme un ensemble partant d’une forme libre minimale : le mot. Mais peut-on dire la même
chose d’un idéogramme, d’une image ? Et s’il est la forme minimale, les règles syntaxiques de subordination dans la langue chinoise
n’ayant pas le raffinement des règles existant dans un langage linéaire, qu’est-ce que cela signifie ? Retenons d’ailleurs que Bloomfield,
tout comme Saussure, attribue au langage le rôle de coordonner le groupe social. Il est donc inséparable des règles sociales de ce groupe.
Là se trouve le vrai problème pour celui qui fait l’acquisition du langage “par l’extérieur” et non “de l’intérieur”.

5. Le philosophe américain John Searle utilise un autre exemple pour illustrer la différence existant entre “compréhension” et “état
mental”. Cet exemple, intitulé “chambre chinoise” nous semble également pertinent car il explique assurément pourquoi en ce qui
concerne l’univers chinois nous devons nous méfier du langage et des spécialistes.
Searle part du principe que l’intelligence artificielle se résume à une série d’algorithmes. Il imagine ainsi qu’il a, en anglais, un mode
d’emploi d’un algorithme donné relatif à une histoire, c’est-à-dire qu’il a un manuel lui disant la marche à suivre, à partir d’un logiciel
précis simulant dans un ordinateur l’histoire suivante : “Un homme va dans un restaurant et demande un hamburger. Comme le hamburger
est brûlé, l’homme part furieux, sans payer l’addition.”
Searle démontre que le manuel d’instructions seul, qu’il peut lire, est suffisant pour qu’il donne à l’ordinateur la bonne réponse quand bien
même l’histoire est écrite dans une langue dont il ne comprend pas un mot (le chinois dans cet exemple mais ce peut être n’importe quel
langage). Pourquoi ? Parce que la construction de l’histoire correspond à certains nombres de paliers logiques (l’algorithme) et seulement à
cela. Ce que Searle implique, c’est que la démarche suffit à créer un discours et à donner les réponses correctes, indépendamment de la
compréhension réelle de ce qui se dit. Il conclut que le processus ne demande aucune “compréhension”.
À notre sens, c’est exactement le scénario qui se produit lorsque, ayant exécuté l’algorithme nécessaire pour traduire du chinois en
français, un sinologue prétend avoir ainsi “une compréhension” de la Chine. En fait, ce qu’il veut dire c’est que tout comme Searle il peut
exécuter l’algorithme logique mais quant à prétendre qu’il est dans le même état mental que celui qui vit l’histoire, c’est autre chose.
(La chambre chinoise de Searle est analysée dans « The Emperor’s new mind -concerning computers, minds, and the laws of physics » de
Roger Penrose - Oxford University 1989.)
CHAPITRE 11

La première rencontre

Si on omet l’épisode « Marco-Polo », le marchand vénitien qui en 1275 serait


allé dans le Shandu1, le premier Occidental à décrire avec sérieux la société
chinoise est le jésuite Michele Ruggieri, qui séjourne en Chine de 1582 à 1588.
La venue d’un membre de cette confrérie est une conséquence de la politique
expansionniste poursuivie par le royaume portugais2 à une époque où l’ordre
vient de supplanter à la cour les franciscains et les dominicains3. L’ordre, deux
ans à peine après sa fondation par Ignace de Loyola4, arrive à Goa (Inde) en
1542 dans les bagages des représentants de la couronne portugaise.
Bien que parée des artifices du prosélytisme chrétien, cette expansion est avant
tout une nécessité économique5. En effet, depuis le traité de Saragosse6 signé en
avril 1529 entre l’Espagne et le Portugal, l’Orient est une chasse gardée
portugaise. Ceux-ci amènent d’abord des franciscains (en 1532). François Xavier
se rend alors jusqu’au Japon où il séjourne de 1549 à 15517. Entre temps, la cour
portugaise étant tombée sous l’influence des jésuites, ceux-ci supplantent sa
confrérie en Inde. Puis en 1576, le pape Grégoire XIII8 confirmant le monopole
portugais dans sa bulle « Super Specula Militantis Ecclesiae », leur donne
juridiction sur la Chine, le Japon et Macao. C’en est fait des franciscains dans la
région !
Le chef (on dit général) de la mission jésuite à Goa en 1580 est Alexandre
Valignano (1539-1606). Voici comment il explique son plan de bataille : « En
route vers le Japon, écrit-il de Goa à

son supérieur, Dom Theotonio de Braganca (1530-1602)9, je pris la décision de


stationner deux pères à Macao, le port portugais

de Chine, et de limiter leur mission à rien d’autre qu’à apprendre le langage et la


culture chinoise. Ils firent de tels progrès dans l’étude de la langue qu’à mon
retour du Japon, je décidais de les laisser s’introduire en Chine comme gens de
lettre (homes letrados) attirés par la réputation de sagesse et de culture de la
Chine. À cette fin, ils préparèrent d’abord un traité sous la forme d’u dialogue
dans le langage et le style des lettrés chinois, dans lequel
était présentée toute la substance de notre sainte foi, prouvant que l’âme est
immortelle, qu’il y a une autre vie et un seul Dieu qui doit être adoré, et
finalement traitant de la création, de la façon dont on se rédempte et de toutes les
choses importantes que l’on doit faire et auxquelles on doit croire pour arriver à
cette autre vie. À cela, ils joignirent une horloge, une sphère, et une carte du
monde, qu’ils apportèrent avec eux et qu’ils embellirent de lettres chinoises. Ils
s’habillent à la mode chinoise, de robes ayant de longues manches et un chapeau
à quatre coins, selon la tenue adoptée par certains de leurs lettrés (letrados). »
La lettre, écrite trois ans après le séjour de Valignano à Macao,

enjolive quelque peu la situation. Macao, une rade louée aux Portugais pour
qu’ils puissent avitailler, a déjà vu arriver un autre religieux : le dominicain
portugais Gaspar da Crux (1520-1570). Lui aussi avait des visées sur la Chine.
Heureusement pour les jésuites, l’homme échoue, les Chinois le déclarant
persona non grata. Valignano a vu le danger. Il ne peut laisser la Chine trop
longtemps sans une mission officielle sous peine de voir d’autres ordres venir
revendiquer le territoire vierge pour leur compte. Il mute donc Ruggieri à
Macao, bien que ce dernier ne parle pas un mot de la langue. La deuxième chose
qu’il enjolive, compte tenu qu’il écrit en 1585 et non en 1580, c’est que loin de
laisser son premier missionnaire, Ruggieri, accompagné un moment de
Francesco Pasio (1554-1612), comme des letrados, il les a laissé devenir des
bonzes. Si Ruggieri avait l’ambition d’être pris pour un lettré, il n’y parvint
jamais.
Le vice-roi10 de Canton considère en effet les deux hommes comme des
religieux pratiquant un type nouveau de bouddhisme. Le vice-roi raisonne là fort
logiquement car que peuvent être dans la société chinoise les deux hommes ?
Sont-ils des paysans ?

Non. Sont-ils des officiers ou des marchands ? Non. Sont-ils des pauvres ? Non.
Sont-ils des lettrés ? Pour l’être, il faut des références. Savent-ils écrire ? Sont-ils
de savants calligraphes ? Sont-ils philosophes ? Sont-ils poètes, historiens ? Ils
ne sont rien de tout cela11. Ils balbutient le chinois, ne l’écrivent pas. Certes, ils
ont l’air savant mais ce n’est pas suffisant. Ils ont surtout l’air religieux. En
Chine seuls les moines bouddhistes sont des gens qui paraissent organiser leur
vie en fonction d’un rituel religieux. Il ne leur reste qu’à devenir bonzes.
Ruggieri, qui est né en 1543 dans le royaume de Naples - alors sous
administration espagnole - se lance pourtant à trente-neuf ans dans l’étude du
chinois. Sans professeur, les interprètes utilisés à Macao par les Portugais étant
tous des illettrés, il en est réduit à engager un peintre chinois qui, connaissant un
peu de portugais, lui dessine un objet puis peint le caractère chinois
correspondant et prononce.
« Par exemple, explique-t-il, s’il veut m’apprendre comment lire et écrire
cheval, il me peint un cheval puis le signe que l’on prononce ma. »
Entre juillet 1580 et novembre 1581, Ruggieri prétend apprendre ainsi quinze
mille caractères, ce qui fait une moyenne de trente caractères par jour. Il est alors
à même d’accompagner les marchands allant à Canton. À sa quatrième visite
dans la capitale de la province, en décembre 1582, Ruggieri qui s’est glissé dans
la peau de l’entremetteur entre les marchands portugais et les Chinois grâce à sa
vague connaissance de la langue obtient le droit de séjourner dans un temple de
Chao-ch’ing avec Francesco Pasio. Trois mois plus tard, le préfet qui l’a autorisé
à rester étant muté, il est obligé de retourner à Macao. Il lui faudra à nouveau
cinq mois pour gagner la confiance du successeur. En septembre

1583, il retourne à Chao-ch’ing. Entre temps, Francesco Pasio a été envoyé au


Japon où il restera trente ans. Nous n’aurons donc qu’une version du monde
chinois vu par un jésuite, à laquelle viendra succéder celle de Matteo Ricci.
Ruggieri n’aura jamais une haute opinion du confucianisme car il restera
incapable de comprendre ce qui se passe autour de lui. Son premier commentaire
fait hélas mouche et sera colporté rapidement

dans toute la société de Jésus puis à Rome où il s’inscrit comme le jugement


définitif. « Les Chinois n’ont aucune philosophie, écrit-il, ils font des phrases et
tirent des conclusions sans raison ». Sa conclusion est cependant exacte, bien
qu’elle dénote une totale

incompréhension : « Bien qu’ils soient contraints à une certaine

moralité, ils n’ont aucun dieu. » Cela ne l’empêchera pas ultérieurement d’en
chercher un et de l’inventer car aucun homme, selon Rome, ne saurait vivre sans
avoir recours à Dieu. Le tout est de dénicher lequel s’il n’est pas le père de Jésus.
En 1601, Luiz de Guzman, jésuite également, résumera les propos de Ruggieri
en une phrase : « Les idoles principales de la Chine sont les mandarins12. »
Les missionnaires et les explorateurs de l’époque, souvent en fait une
combinaison des deux en un seul personnage haut en couleur, avaient depuis un
siècle déjà l’habitude d’affronter des univers inconnus et de les balayer.
Quarante ans auparavant, une poignée d’aventuriers menée par un vieillard,
Pizarro, avaient détruit la civilisation inca et son Dieu-soleil en amenant seize
chevaux là où on n’en avait jamais vu. En 1549, les jésuites se sont installés au
Brésil et évangélisent les quelques Indiens qui survivent au contact des troupes
portugaises. Enfin en 1586, ils s’installent au Paraguay qu’ils vont transformer
en une sorte de pays théocratique jésuite indépendant.
Ruggieri n’est donc pas seul à réfléchir sur la question de Dieu et de l’univers
que les Européens découvrent alors avec étonnement et avidité. Il appartient à
une grande famille dont il suit les traditions et ce d’autant plus qu’il est sous
l’autorité d’un général provincial, Valignano, qui depuis quarante ans est
confronté à Goa aux hindouistes et aux bouddhistes. Les missionnaires sont tous
devenus des champions de la casuistique. Du moins le croient-ils jusqu’à ce
qu’ils arrivent devant le système établi à partir de la Grande Règle.
Si une certaine méthode née de l’expérience s’était avec le temps instaurée
pour combattre une religion par une autre, les jésuites se retrouvent en Chine
devant l’inconnu dont ils ne soupçonnaient au reste même pas l’existence. En
effet, le monde se divisait jusqu’alors en deux : les croyants et ceux qui ont une
croyance erronée. Mais en Chine, on ne croit en rien. Est-ce possible ?

Souvenons-nous que moralité, société et religion forment alors à cette époque un


ensemble si indissociable dans l’esprit de tout homme cultivé européen que la
moralité ne saurait exister sans la religion. Toutes les autres sociétés sont
décrites comme étant

« amorales », « perverses », etc., que ce soit Carthage, Babylone ou les Mayas,


les Aztèques, les Cheyennes et tout ce qui vit autrement qu’un chrétien. Au reste,
de là vient leur condamnation à la déchéance éternelle. Car un être ayant une
haute moralité peut-il être déchu ? Certainement pas. Le raisonnement, pour
tautologique qu’il soit, est sans faille. C’est-à-dire que le monde occidental le
considère sans faille jusqu’à la découverte de la casuistique chinoise.
Peut-on avoir une société sans religion ? se demande peut-être un instant
Ruggieri mais la seule réponse qui puisse lui venir à l’esprit est non. Peut-on
avoir une moralité sans religion ? Non, évidemment. Les idolâtres sont amoraux,
a fortiori les athées.
L’Europe découvre la Chine à l’époque du mauvais sauvage,
le mythe du bon ne voyant le jour qu’au XVIIIe siècle (et la Chine étant alors
pour beaucoup dans l’évolution des esprits). Est alors par essence sauvage, c’est-
à-dire, animal, celui qui ne respecte pas les exigences chrétiennes. Certes,
l’évolution de la philosophie, les abus même de la chrétienté, font que des
critiques commencent à poindre notamment parce qu’on prend conscience du
déséquilibre numérique entre les bons qui se groupent en Europe et les mauvais
qui peuplent le reste du monde. Et on ne sait encore rien de la dimension de la
Chine !
Est-il possible que seulement une minorité d’hommes soit destinée au royaume
éternel ? Si c’est le cas, est-ce équitable ? Car il existe aussi un postulat en
Occident, celui qui veut que Dieu soit équitable. Comment réconcilier cette
notion avec le déséquilibre manifeste qui existe dans le monde dont on vient de
décou-vrir la taille ? Qu’est-ce que cela signifie ? Est-il possible que cette
division bipolaire entre élus et maudits soit équitable ? Une telle réflexion mène
tout droit à la question de la grâce qui semble ne pas être là pour tout le monde.
Tel est le cœur du débat janséniste13 qui agite la chrétienté au moment même où
Ruggieri découvre un monde qui se passe de Dieu. Faut-il alors ajouter de l’huile
sur le feu et compliquer les choses ?
Mais en Chine, force lui est de constater qu’il y a une forme de moralité, des
règles sociales complexes, une culture et une formidable casuistique. Il est
inévitable alors qu’il pense que derrière cette façade se cache un être suprême,
un Dieu, car la morale chinoise ne peut qu’être le résultat d’une quête spirituelle,
pas d’une quête matérialiste.
Son approche est immédiatement acceptée par ses supérieurs sans la moindre
question. Ce n’est pas surprenant. Personne ne parle chinois, personne ne connaît
le pays et selon tous les manuels disponibles dans les bibliothèques de
l’Occident, la terre se divise en deux : celle où vivent des croyants et celles où
vivent des impies qui iront en enfer. Même les musulmans, bien que croyant en
un seul Dieu sont des « infidèles ». De même les juifs, que les musulmans ont
tolérés (d’où la grande communauté de juifs en Espagne et au Portugal, à qui on
offre de se sauver en se convertissant - on les appelle les nouveaux catholiques -
ou de brûler). Si les musulmans échappent à cette offre, c’est que leurs chefs ont
écrasé les croisés mais cela ne change rien. Tôt ou tard ils iront tous en enfer.
Le monde de Ruggieri est bipolaire et il en découle un certain nombre
d’axiomes et de postulats. Le premier est création = Dieu, le deuxième est
religion = moralité. Le corollaire est immoralité = non chrétien. Pendant les cinq
années de son séjour, Ruggieri qui ne peut concevoir un monde multiple en reste
là, non seulement parce que les nuances de la langue chinoise lui échappent mais
parce que la possibilité d’un autre univers n’est pas concevable.
C’est bien entendu une position qui va devenir de plus en plus difficile à
soutenir. La Chine n’est pas le Mexique ou le Brésil.
Au reste son successeur, Ricci, va affirmer que la société chinoise est morale.
Le seul moyen alors de contourner l’incohérence qui s’installe serait-il
d’admettre une troisième voie dans ce monde jusqu’ici bipolaire ? Ce serait une
révolution dangereuse car cela annule l’équation religion = moralité, un axiome
fondamental du monde judéo-chrétien. Mais force est de constater que la société
chinoise est sophistiquée et qu’elle possède un arsenal de règles sociales
complexes qui sont morales. Que faire alors ? Trouver Dieu bien entendu, même
si ce n’est pas le bon car cela respecterait au moins l’axiome. Ruggiero qui a
déjà écrit que la société

chinoise n’a pas de Dieu retourne sa veste. Il ne l’avait pas vu tout simplement.
Il faut désormais le débusquer.
Mais où ? Quels sont ses attributs ? La technique, ici comme ailleurs, est de
l’identifier avec tous ses défauts. Après cela, il restera à le démolir
théologiquement. En dernier recours, quand les sauvages sont trop têtus, comme
au Mexique, il reste l’endoctrinement par la force, pour leur bien.
En Chine une telle option semble pour l’instant impossible à moins que le
Portugal ne déboulonne l’empereur de son piédestal. On a déjà vu cela chez les
Mayas. Il est hors de doute que cette option, pour ridicule que cela paraisse avec
le recul, ait d’une

façon ou d’une autre été jugée possible14. Il est vrai qu’à l’époque la chrétienté a
tout balayé devant elle, enfin presque tout, car il y a longtemps qu’on n’essaie
plus de conquérir Jérusalem sous la coupe de l’empire turc. Mais la Chine paraît
autrement plus archaïque que le monde méditerranéen auquel on s’est habitué et
dont on connaît les limites.
Du fait de sa position dans la Compagnie, du fait qu’il est le premier lettré
européen (par opposition aux marchands et soldats qui fréquentent les Chinois
depuis quarante ans mais sont totalement illettrés et appartiennent de toute façon
à une classe sociale réputée ignare) à revenir d’un long séjour en Chine, Ruggieri
restera, même après son départ de la région, l’une des (sinon LA) sources de
référence à laquelle les hommes de lettres, les penseurs, les philosophes, les
linguistes puisent. Et cela d’autant plus que les propos de son collègue Ricci,
dont nous allons parler, sentent le soufre au point d’être soigneusement expurgés
et donc inaccessibles au public. Personne ne veut à Rome avoir une nouvelle
boîte de Pandore venant bouleverser l’ordre du monde chrétien. Un Galilée est
assez.
Matteo Ricci (1552-1610), par brillance intellectuelle (il excelle en
mathématiques), parce qu’il est moins encombré de préjugés, parce qu’il va
acquérir grâce à une prodigieuse mémoire une maîtrise de la langue que Ruggieri
n’atteindra jamais, parce qu’il est un esprit curieux, va essayer de démêler
l’écheveau de la

logique chinoise15. Dans sa quête, il va ébranler toutes les convictions, la sienne


propre en premier, passant alors plus de temps

à réconcilier sa foi avec ses découvertes qu’à faire du prosélytisme forcené,


ouvrant ainsi la porte à une querelle religieuse intra-européenne qui détruira
définitivement toute communication intelligente entre la Chine et l’Occident.
La première différence d’opinion entre Ruggieri et Ricci paraît triviale mais
elle illustre la différence de point de vue mieux que les arguments théologiques
sur lesquels nous reviendrons. Il s’agit de leur statut social en Chine. Si Ruggieri
semble s’accommoder de son statut de bonze avec une certaine fierté qui
transparaît dans la lettre de Valignano à son supérieur, Ricci y voit
immédiatement un inconvénient majeur. Pour lui, il ne fait aucun doute que
l’assimilation des jésuites à des bonzes va mener la mission dans un cul-de-sac.
Comprenant intuitivement les règles sociales chinoises, il se rend compte que le
monde religieux chinois n’est pas intégré à l’appareil de l’état. Les moines sont
isolés de toute réalité quotidienne alors qu’en Europe, le peuple vit au quotidien
selon les règles fixées par Rome. En Chine, la religion et les mœurs publiques
sont totalement séparées. Les rites religieux et les rites civils sont deux univers
sans lien. En Europe, les deux sont fusionnés. Ricci constate donc que sa religion
se trouve du mauvais côté de la barrière, car ce n’est pas tant de religion qu’il
s’agit mais du contrôle de la société à travers la religion. Ruggieri ne voit pas la
nuance, sans doute parce qu’il ne peut concevoir un état laïc. La Chine, pour lui,
est religieuse.
Ruggieri n’est pas d’accord avec Ricci pour qui les exigences religieuses
chinoises ne forment rien d’autre que des obligations privées, familiales
éventuellement, qui ne sauraient en aucun cas supplanter les exigences sociales.
Pour Ruggieri, c’est un faux débat. Le fait que le bouddhisme soit exclu de la vie
sociale ne fait que souligner son caractère illégitime. Une vraie religion - la
sienne bien entendu - supplante toujours les exigences sociales, puisqu’elle les
réforme à son image.
Selon la technique éprouvée en Inde, Ruggieri ne voit donc pas pourquoi le
bouddhisme ne serait pas le bon véhicule pour pénétrer le système chinois. Au
reste il n’en voit pas d’autre. Il pense probablement qu’ayant démontré
théologiquement que le bouddhisme est une fausse révélation, les bouddhistes
deviendront alors chrétiens car ils sont à la recherche d’une vérité spirituelle.

La deuxième différence entre les deux hommes est plus profonde encore que ce
débat sur le meilleur véhicule. Elle est déjà du domaine de l’interprétation des
textes. Comment représenter Dieu aux Chinois ? Dans un langage indo-
européen, il existe toujours un mot qualifiant un Créateur, il suffit de l’adapter et
de le redéfinir selon le dogme catholique. Mais dans la langue chinoise où la
conception de Créateur est inexistante, il n’y a pas des mots mais des « images ».
Comment choisir celle qui évoque parfaitement l’idée d’un Dieu chrétien dans
tous ses attributs, sans tomber dans le risque d’utiliser une image (un
idéogramme) qui lui donne d’autres attributs que ceux reconnus par les
catholiques romains ?
La quête d’un signe adéquate est d’autant plus une question piégée que la
communauté chrétienne a toujours été partagée sur les attributs de Dieu et que
tous les schismes sont venus de là. Le langage chinois risque donc en une image
d’incorporer une dialectique vieille de mille ans. Il s’agit non seulement
d’identifier le mot de Dieu en un seul idéogramme mais ce qu’il représente. Les
deux hommes ne seront pas d’accord sur le signe.
Ruggieri s’est lancé dans la traduction d’un catéchisme à l’usage des Chinois
(le T’ien-chu-shih lu) dans lequel il expose systématiquement la doctrine
catholique.
Ricci adoptera ultérieurement une approche très différente en cherchant non
pas à exposer mais à réfuter les objections que l’on peut adresser au
catholicisme. C’est une approche pascalienne,

quasi mathématique16.

D’une certaine façon, les deux points de vue se complètent mais en réalité les
deux ouvrages écrits par l’un puis par l’autre ne se répondront pas. Ruggieri va
exposer son dogme sans tenir compte de l’articulation mentale de son lecteur
chinois. Il fait une apologie ex-cathedra, y incorporant nombre de concepts
inexistants dans la

psyché chinoise17. Hormis son titre (T’ien-chu-shih-lu) et la langue chinoise


utilisée, cet ouvrage pourrait être destiné à n’importe quelle peuplade latine ou
saxonne.
A contrario, Ricci vise exclusivement les objections qu’un Chinois peut
adresser à son dogme. Pour cela il lui faut déjà essayer de s’immiscer dans son
esprit.

Mais quelle que soit la méthode, les deux hommes ont, nous l’avons dit, un
problème commun, comment traduire « Dieu » ? Ruggieri impose T’ien-chu18.
Ricci est au départ sceptique mais il s’incline, Ruggieri étant le chef de la
mission. Ultérieurement Ricci n’hésite pas à abandonner le terme et utilisera
Shang-ti comme nous verrons plus loin19. T’ien a en effet plusieurs
significations selon le contexte. Cela peut signifier supérieur, grand, immense.
Cela décrit aussi le ciel, ce qui est céleste, c’est à dire physiquement dans le ciel,
mais aussi le jour (entre le lever et le coucher du soleil) et le temps qu’il fait.
Valignano, après avoir attribué la différence entre les deux hommes à
l’évolution normale d’une mission confrontée à une tâche ardue, semble avoir
progressivement compris que Ruggieri fait fausse voie. En 1589 il le renvoie en
Europe « pour se reposer ». Ruggieri meurt en 1607 sans jamais retourner en
Chine. Il consacre son temps alors à la traduction des livres de Confucius20 qui
seront longtemps les seuls dont la Curie romaine disposera pour se faire une
opinion de cette étrange philosophie dont Ricci leur parle d’une façon étonnante
(sous-entendu incroyable et suspecte).
Valignano, en renvoyant Ruggieri sous un faux prétexte, a en fait pris parti
pour Ricci qu’il connaît depuis 1578, date à laquelle Ricci est arrivé à Goa.
Ricci, en Inde, s’est déjà fait remarquer par ses idées « d’avant-garde ». En 1581,
avant de partir pour Macao, il s’est permis de porter à l’attention du Général
Claudio Acquaviva (1543-1615) qui a succédé à Valignano à Goa, que
l’éducation fournie aux candidats locaux à la prêtrise était désastreuse, médiocre
et, pour employer un terme aujourd’hui à la mode, raciste :
« Cette année une nouvelle règle s’applique au cours de théologie et de
philosophie, à savoir qu’aucun local ne suivra ces cours et que ceux-ci ne
suivront que le cours de latin et de cas de conscience. Je ne considère pas les
raisons avancées pour prendre

cette décision très suffisantes… » écrit-il à son supérieur.


Dans cette lettre, Ricci montre déjà qu’il considère les indigènes

comme des égaux de toute la communauté humaine et condamne le fait de les


traiter comme des prêtres de « deuxième zone ». Son attitude face aux mandarins
ne peut donc surprendre Valignano. Il entend aborder le monde chinois de plein
pied et non par le subterfuge du bouddhisme. Au demeurant, dès ses premières
lectures en chinois21, il sent que le bouddhisme n’est qu’une pièce rapportée
dans la culture du pays.
Observant la société, il a aussi remarqué que la seule chose qui fascine les
Chinois à son propos et celui de la mission, c’est l’amour des livres de toutes
origines. Les bonzes, généralement, ne s’intéressent qu’aux livres bouddhistes.
C’est là la différence fondamentale dont Ricci va habilement jouer. En
apparence, il fait tout pour que sa religion paraisse un objet de préoccupation
intellectuelle parmi d’autres et il joue du mystère que son mode de vie provoque.
« Il ne gagne pas d’argent en prêtant avec intérêt et il est continuellement
généreux, rapporte Shên Tê-fu22, pourtant il n’est pas

pauvre, on le suspecte donc d’être un alchimiste ».


Qu’est-il donc ? Un intellectuel, répond Ricci. « Il convient de

noter, écrit-il dans ses mémoires, que les pères avaient en permanence l’un des
leurs plongé dans l’étude du chinois et que jour et nuit, on s’appliquait avec une
grande diligence à l’étude des lettres et que dans ce but, on achetait constamment
leurs ouvrages tant et si bien qu’ils finirent par remplir une pièce dans sa totalité

… et ainsi, en comparant nos prêtres avec ceux de leurs autres

sectes dans lesquelles l’ignorance régnait, ils en conclurent que les règles
qu’enseignaient nos pères devaient être infiniment plus raisonnables que celles
des bonzes. »
Bien entendu, Ricci enjolive et raccourcit ce qui fut une longue

traversée. Les Chinois furent loin de conclure que les règles religieuses étaient
infiniment plus raisonnables que celles des bouddhistes car il ne leur vint jamais
l’idée de comparer les unes aux autres. En vérité la seule conclusion que Ricci
essaie de leur suggérer, c’est que de toute évidence les bonzes n’ont aucun
rapport avec les jésuites. Les Chinois vont y réfléchir pendant dix ans, le temps
pour Ricci d’acquérir les qualifications nécessaires pour prétendre être un lettré
et se faire reconnaître socialement comme tel. Ainsi Ricci ne cherche pas à faire
changer les règles ni même à bénéficier d’un privilège. Il est conscient de la
rigidité extrême de la société qu’il veut investir et il choisit donc de se parer des
attributs nécessaires pour passer du statut de bonze religieux à celui

de « lettré-philosophe ». Pour cela, il relègue en public la religion au second plan


en publiant en chinois d’abord une carte du monde (en 1584)23.
Mais cette façon de faire, bien que soutenue par Valignano, ne fait pas
l’unanimité au sein de la Compagnie. Les jésuites sont déjà en conflit avec une
partie du monde catholique sur la question de la grâce et nous sommes à une
époque où la notion de tradition paraît immuable à beaucoup. Faut-il donc ouvrir
un deuxième front ? Ricci, tout le monde l’admet, est un intellectuel
extrêmement brillant doté d’une mémoire prodigieuse. Mais aux yeux de
certains c’est un excentrique qui invente des solutions au lieu de suivre les
méthodes éprouvées des anciens. Valignano, désormais au Japon, n’est plus là
pour pousser son protégé et, lorsque Ruggieri quitte la scène, Acquaviva suggère
à Cabral qui est alors le recteur du Collège jésuite de Macao de choisir « un
homme de grande prudence ». Cet homme est le portugais Duarte de Sande
(1547-1599), qui arrive en 1585 de Goa.
De Sande arrive au mauvais moment. Alors que Ricci a toujours émis les plus
grandes réserves sur l’opportunité d’être en Chine en tant que « bonze », les
événements politiques viennent confirmer ses

craintes. L’empereur24, cette année-là, ordonne la destruction des temples


bouddhistes à cause de leur participation dans un mouvement séditieux. Wang
P’an, le préfet de Chao-ch’ing où séjournent les jésuites, est alors amené à
justifier la présence des « bouddhistes jésuites » dans sa préfecture dont il doit
brûler le temple. Wang P’an qui est devenu un ami de Ricci s’en tire en déclarant
que les jésuites ne sont pas en fait des bonzes mais des « maîtres »25 c’est-à-dire
des lettrés. Ce subterfuge permet d’échapper à l’édit de l’empereur mais la leçon
a servi. Wang P’an refuse l’arrivée de tout nouveau jésuite. De Sande, le chef
officiel de la mission, restera à Macao douze ans. Il n’arrivera jamais à séjourner
en Chine.
Ricci, quant à lui, a compris. Au lieu de faire du prosélytisme religieux, il va
faire du prosélytisme scientifique. De toute évidence c’est incontestablement un
domaine où les bouddhistes ne peuvent s’aventurer. Il organise une exposition
d’instruments scientifiques.
Pendant cinq ans, il continue ainsi à se démarquer par mille et un gestes de
l’activité classique des bonzes mais c’est l’arrivée

inespérée d’un disciple chinois qui va lui donner la clé pour entrer de plein pied
dans la société chinoise autour de laquelle il tourne depuis huit ans. Ce disciple
s’appelle Ch’ü Ju-k’uei. C’est un fils de la noblesse chinoise, son père étant non
seulement un lettré connu mais un ancien président du Conseil des Rites. Dans
l’empire c’est l’équivalent du conseil constitutionnel de notre république.26
Ch’ü, selon la tradition chinoise, vient voir Ricci non pas pour se convertir
mais pour en faire son maître, Ch’ü étant convaincu que le jésuite est le plus
grand alchimiste que la Chine connaisse. Ricci le détrompe rapidement. Non, il
ne sait pas transformer le mercure en argent. En revanche, Ricci est un excellent
mathématicien et Ch’ü le garde comme professeur de sciences et de
mathématiques. Cette rencontre ouvre à Ricci un nouveau champ d’action. À
travers son élève, il rencontre toute une société et découvre le fonctionnement du
noyau familial.
Des sciences et des mathématiques, Ricci passe un jour inévitablement à la
religion. Ch’ü l’étudie de façon scientifique et le surprend par son analyse. C’est
à travers cette rencontre que lui vient l’idée de son catéchisme. Ch’ü se dira
éventuellement convaincu et catholique mais il reste une pierre d’achoppement
majeure qui l’empêche d’être baptisé. Ch’ü qui est veuf a une concubine. Celle-
ci est d’une origine sociale trop basse pour devenir sa première femme et,
comme il n’a pas de fils, il entend pouvoir se remarier. Finalement, il restera
veuf et ce n’est que dix ans plus tard qu’il accepte d’épouser sa concubine, ce
qui lui permet alors d’être baptisé. À travers ce drame, Ricci touche du doigt le
mécanisme des règles sociales chinoises et leur légitimité. À partir de là, il va
raffiner sa vision de la Chine et essayer de

concilier « les questions théologiques les plus difficiles que j’ai

jamais eu à affronter ».
C’est à Nanchang27 que Ricci s’installe vers 1595 comme un lettré. Sa
réputation acquise à travers Ch’ü l’a déjà précédé. C’est là qu’il va produire son
traité sur l’amitié qu’il dédit à un prince local de ses amis, le Chiao-yu-lun qui
est un recueil de maximes traduites ou paraphrasées d’origine européenne28. Le
recueil, qui est imprimé par un ami, ce qui évite à Ricci de demander
l’imprimatur ecclésiastique, qui assurément lui aurait été refusé,

passionne tant les lettrés chinois friands de ce genre d’ouvrages qu’il sera réédité
quatre fois de son vivant et deviendra ainsi un

« classique » dans la bibliothèque des intellectuels chinois.


Mais tout le monde n’est pas forcément séduit. Wang Tso, le gouverneur de
Nachang, voit d’un mauvais oeil le fait que Ricci vive au sein de la cité. En 1596
il cherche à l’exiler dans un temple bouddhiste hors des murs. Ricci en appelle
au vice-roi de la

province, en lui envoyant un ouvrage sur la mémoire29. Le vice-roi lui donne


alors satisfaction.
Néanmoins le but de Ricci n’est pas de rester dans le sud de la Chine. Son
ambition est d’aller vers le nord, jusqu’à Pékin si possible. L’opportunité se
présente en 1597 avec l’arrivée de Wang Hung-hi, président du Li-Pu (le conseil
des rites), à Nanchang. Ricci a connu Wang à Shaochou, des années auparavant.
Wang ayant l’intention d’aller aux fêtes de célébration de l’anniversaire de
l’empereur à Pékin offre à Ricci de venir avec lui30. Ricci
accepte. Une fois à Nankin, lieu de résidence du Li Pu, Ricci constate qu’il est le
malvenu malgré l’appui de Wang. Et il ne peut entrer à Pékin. Il s’installe
cependant à Nankin où il fréquente les astronomes du palais et se familiarise
avec leurs méthodes. Il rencontre aussi pour la première fois des maîtres
bouddhistes d’envergure, en particulier le moine San-hui en qui il reconnaît «
c’est

quelqu’un de différent des autres bonzes étant un grand poète,

intelligent et cultivé en tout sur la secte dont il est un adepte. » Les deux
hommes débattront ensemble de leur religion respective. Ricci reconnaît
humblement : « il est clair qu’on ne parle pas le même langage ». La
confrontation le pousse au reste à prendre plus au sérieux les ouvrages
bouddhistes et à préparer des réfutations.

C’est à Nankin que Ricci rencontre en 1600 celui qui devient dans l’histoire des
missions jésuites leur plus important converti, Hsü Kuang-ch’i (1552-1633), qui
sera connu sous le nom de docteur Paul. Hsü est en fait un officiel de l’empire
qui occupera

un temps à la cour la position de Grand Secrétaire31.


Ricci réussira finalement à avoir une audience avec l’empereur en mai 1600
mais la visite tourne au fiasco lorsqu’il découvre qu’il s’agit seulement d’une
présentation formelle devant un trône vide. Quoi qu’il en soit, il obtient, sous le
prétexte de contrôler les

horloges de la maison impériale, le droit de rester à Pékin. (Li) Ma-tou, c’est son
nom chinois, reste alors les dix dernières années de sa vie à Pékin où il meurt le
10 mai 1610, ignoré de la cour, mais s’étant fait une foule d’amis parmi les
lettrés32.
1. Marco-Polo est-il réellement allé en Chine ? Certains universitaires se posent aujourd’hui la question. Sans entrer dans la controverse
qui est née du fait qu’aucune archive chinoise de l’époque ne parle de lui et de certaines anomalies dans la narration du voyage, nous
pouvons passer sous silence sa visite car elle fut seulement “touristique”. En tout état de cause, il est certain qu’il ne resta pas quinze ans en
Chine comme il le fit longtemps croire. Le seul Vénitien dont le passage est documenté dans les annales chinoises est Odorico da
Pordenome, qui découvre Canton en 1322 et note alors que la cité possède une quantité incroyable de bateaux et qu’elle fait trois fois la
taille de Venise.
La Chine n’a au reste jamais été isolée du reste du monde. La route de la soie remonte à la plus haute antiquité. Son point de départ était
Canton et, au XIIIe siècle, la ville exporte dans 140 endroits différents ! Il existe aussi dans un ouvrage de l’écrivain romain Marinus écrit
entre 107 et 114 apr. J.-C. une description d’un voyage accompli par une caravane romaine se rendant en Chine (le livre fut édité et copié
par Ptolémée, qui cite ses sources). Le principal négociant impliqué dans ce genre de voyage commercial était un Macédonien surnommé
Maes. Dans les annales chinoises, il est dit que deux émissaires venant de Mengqi et Doule arrivèrent dans la capitale et présentèrent à
l’empereur Hedi, dans la douzième année de son règne, un hommage et échangèrent des sceaux. Les historiens chinois considèrent
aujourd’hui que Mengqi est la traduction phonique de “Macédoine”, et Doule de “Tyr”. Un tel voyage, de Macédoine en Chine et retour,
prenait environ un an. Les historiens en sont encore à essayer de déterminer la route exacte suivie.
Un gouverneur provincial chinois, Ban Chao, responsable des régions ouest de la Chine, envoie pour sa part en 90 apr. J.-C., un émissaire
à Rome mais il n’arrive jamais. Il s’agit de Gan Ying. Celui-ci part de la frontière nord de l’Afghanistan actuel, pénètre en Iran via la ville
de Mari, aujourd’hui la frontière sud du Turkménistan puis arrive en Iraq. Devant s’embarquer dans le Shatt-al-Arab pour contourner le
golfe, il renonce à aller plus loin. Son voyage dure 7 ans.
(pour le détail des voyages, lire “Social Sciences in China” publié par l’académie

chinoise des Sciences sociales - Vol. XIII nº3 -1992)

2. Le premier Portugais (et Européen) à visiter la province de Canton est un certain Jorge Alvares en 1513.
Après cette prise de contact, la cour portugaise envoie une ambassade en la personne de Tomé Pires (1518)
pour essayer de nouer des liens commerciaux avec la province. Pires sera bien reçu par le vice-roi
(gouverneur) mais

en 1519 un aventurier navigateur portugais, Simão de Andrade, se livre dans le delta de la rivière des perles
à des actes de piraterie. Pires, considéré responsable de son compatriote, est jeté en prison par les autorités
cantonaises. Il y meurt de maladie tandis qu’Andrade s’échappe. À la suite de cet incident, les autorités
expulsent tous les étrangers. Les Portugais se replient alors sur une île (Lintin) d’où ils continuent de
commercer et d’avitailler leurs bateaux. Vers 1555, ils commencent à utiliser la rade de Macao.
Contrairement à ce que déclare la plupart des historiens portugais, il n’existe aucun document prouvant que
l’empereur autorise en 1557 les Portugais à s’installer à Macao. Il est plus probable qu’un arrangement local
moyennant une redevance fut mis au point à l’insu de la cour, l’accord exigeant que les Portugais
participent à la chasse aux pirates qui infestent le delta.
En 1563, les Portugais aident les autorités dans une affaire de mutinerie au sein de la flotte chinoise. En
remerciement, les autorités exécutent en 1573 des travaux de consolidation de l’île. Lorsque Ruggieri
débarque à Macao, il n’y a pas de ville mais seulement un port. Une administration portugaise est mise en
place en 1586. Jusqu’à cette époque, le port est techniquement sous la juridiction suprême du chef de la
flotte portugaise de la région (connu sous le nom de flotte du Japon). Ce dernier est basé à Goa (Inde).
L’expansion du commerce de Macao est alors à attribuer non aux Portugais mais aux Chinois. En effet,
l’empereur ayant interdit le commerce direct entre le Japon et la Chine, les Portugais vont servir
d’intermédiaires (un peu comme Hong Kong sert de lieu de transit entre Taïwan et la Chine pendant ces
cinquante dernières années). De plus, bien que les familles royales du Portugal et d’Espagne soient unies (la
sœur de Jean III a épousé Charles Quint), les règles du traité de Saragosse s’appliquent. Ainsi Manille
(Philippines), sous obédience espagnole, n’a pas le droit de commercer directement avec Macao, port
portugais. En 1586, en devenant une ville, la structure de Macao se dote d’un conseil municipal (le sénat) et
le poste d’ouvidor (équivalent à maire) est créé. Les autorités chinoises, quant à elles, semblent satisfaites
de cette solution pragmatique qui leur évite de policer le delta. D’un côté, les étrangers ne sont pas en Chine
mais sur une île minuscule, d’autre part la terre reste chinoise sous juridiction du district de Hiang-shan. Les
mandarins exercent leurs fonctions judiciaires sans entrave et les rites chinois y sont respectés.

3. Dès la création de la Compagnie de Jésus, le roi Jean III surnommé le Pieux (1502—

1557) tombe sous son influence. Quand il meurt après 36 ans de règne, il laisse un petit-fils de trois ans,
Sébastien (1554-1578). En 1560, l’enfant est confié au jésuite Luis Gonsalves da Câmara qui restera en
poste jusqu’en 1566. Ce dernier, bien que remercié par la reine-mère en 1566, gardera toute son influence
sur le jeune roi, au point que ce dernier confiera à son frère Martim da Camara l’intendance de la maison
royale en 1568, c’est-à-dire l’équivalent du poste de premier ministre. Sébastien ne se mariera jamais. Bigot
à moitié fou, il fera la guerre aux incroyants et laissera l’inquisition ravager son pays. Il sera tué à la bataille
de Ksar-El-Kebir. Un historien accusera les deux frères Camara de tenir le roi quasiment en otage et de le
terroriser, Luis Gonsalves étant aussi accusé d’avoir abusé sexuellement Sébastien. Quoi qu’il en soit,
l’influence jésuite à la cour est alors absolue et le traité de Saragosse permet à la confrérie de se tailler un
empire dans les colonies portugaises.

4. Le plus connu des missionnaires franciscains en Asie est François-Xavier qui séjourne au Japon de 1535
à 1549. Il meurt à Malacca (Malaisie) selon certains, dans les environs de Macao selon d’autres versions. Sa
tombe se trouve cependant à Malacca. L’ordre, dit de son vrai nom des Frères Mineurs, prend naissance
avec François d’Assise vers 1209. En 1220, il compte cinq mille membres, trente cinq mille un siècle plus
tard. Il se divisera ensuite en plusieurs tendances, tout en restant un instrument influent à Rome.

5. La cour portugaise, après avoir été le pourvoyeur essentiel de sucre (produit à Madère) a au XVIe siècle
le monopole de l’importation des épices (poivre en particulier) en Europe. Le premier poivre à arriver en
Europe venait de Cochin où il était acheté deux cruzados le quintal et vendu à Lisbonne quatre-vingts.
Ultérieurement l’augmentation des importations fit tomber le prix à quarante puis trente cruzados le quintal.
La couronne intervint alors pour fixer un prix plancher de vingt. Le Portugal avait aussi le monopole de
l’importation des clous de girofle et de la cannelle et taxait à 30% toutes les autres épices. Vers 1510, les
revenus de la couronne dérivés du commerce des épices dépassaient le million de cruzados.

6. Le traité de Saragosse est le pendant de celui de Tordesillas qui divisait le continent américain en deux
chasses gardées entre les Espagnols et les Portugais. Du fait que les Portugais marquaient leur territoire
avec des bornes sculptées aux armes de la couronne appelées “padrão”, cette division du monde arbitrée par
le pape fut connue sous le nom de “padroãdo”. La France n’eut de cesse de violer cet accord.

7. En 1576, le pape confirmera le monopole portugais dans cette partie du monde dans sa bulle « Super
Specula Militantis Ecclesiae ». Macao qui n’a pas même le statut de ville devient un évêché sous l’autorité
de l’épiscopat portugais, dont le diocèse comprend « la province de Chine (sic) et aussi les îles du Japon et
de Macao, ainsi que les îles adjacentes … » On constate déjà que Rome n’a qu’une très vague idée de la
Chine ou du Japon puisque ces deux pays sont dans la même ligue qu’une île minuscule de cinq kilomètres
carrés où vit une centaine de Portugais !

8. Ugo Boncompagni, né en 1502, pape de 1572 à 1585. Docteur en droit, il eut un fils naturel avant de
devenir prêtre à l’âge de 40 ans. Grégoire XIII, légat du pape à Madrid avant son élection, bénéficie du
soutien de Philippe II d’Espagne. Il utilise son influence religieuse auprès de la cour portugaise pour que
cessent les querelles entre les deux pays.

9. La lettre date du 23 décembre 1585.

10. On trouve régulièrement dans les ouvrages des historiens le titre de vice-roi ou celui de gouverneur pour
désigner le plus haut dirigeant de la province. C’est une approximation. En fait un tel titre n’existe pas dans
la fonction publique chinoise, il s’agit d’une fonction (et non d’un titre nobiliaire). La Chine, lorsque les
jésuites arrivent, est divisée en vingt-deux provinces (chacune largement aussi grande qu’un
pays européen !). À la tête de chaque province, il y a un gouverneur (Hsün-fu) qui dans le mandarinat a le
grade 2B. Au-dessus de lui, un gouverneur-général (Tsung-fu) contrôle deux à trois provinces puisque la
Chine compte alors huit « Tsung-fu » de grade 2A. À côté du « Hsün-fu », il y a deux autres mandarins de
grade équivalent, le

« Pu-cheng shih » qui est commissaire aux finances et le « An-cha-shih » qui supervise la justice. En cas
d’absence du « Hsün-fu », le « Pu-cheng shih » est l’autorité suprême mais, fait important,
hiérarchiquement, tous les mandarins de grade 2 sont sous l’autorité directe de l’empereur. Le « Hsün-fu »,
que les Européens assimilent à un vice-roi, n’est pas en fait à même de contrôler la province
unilatéralement, pas plus que les autres mandarins de grade 2. Il ne contrôle ni les finances ni l’armée
(placée sous la responsabilité de huit généraux pour l’ensemble du pays), ni les nominations de personnel.
En outre, un mandarin de grade 2B ne peut rester en poste que trois ans dans la même province, ceci afin
d’éviter qu’il ne se crée un fief. De plus un natif de la province n’est jamais nommé dans sa province natale.
Au quatrième rang de la hiérarchie provinciale se trouve l’intendant (Tao-tai), qui s’occupe de toute
l’économie. En dessous vient le préfet (Chi-fu), responsable d’une préfecture, et enfin les magistrats de
district, mandarins de septième grade. Ces magistrats sont l’autorité suprême au niveau cantonal.
Il convient de garder à l’esprit que dans l’univers chinois toute décision se fait par consensus. Ainsi le
Tsung-fu n’impose jamais une décision au Hsün-fu. S’il saisit l’empereur directement celui-ci demandera
au gouveneur (Hsün-fu) son opinion. Si les deux avis sont opposés, il recherchera un compromis en
obtenant l’avis de tous les mandarins de grade 2.
La bureaucratie chinoise qui est aujourd’hui copiée partout, avec ses grades et sa distinction entre relation
hiérarchique et relation fonctionnelle, est restée longtemps totalement incompréhensible aux Européens, en
particulier aux Anglais où tout repose alors sur la naissance. Ainsi la rotation régulière des mandarins qui
faisait partie de leur plan de carrière a constamment été interprétée comme une sanction et le signe de
l’instabilité d’une administration de gens incompétents. Les observateurs européens étaient habitués à ne
voir des changements de personnel dans les cours royales que par l’effet du prince. Ainsi rapportent-ils
constamment le départ d’un vice-roi (en réalité un fonctionnaire dont ils ne connaissent pas la fonction
exacte) comme une disgrâce ou une sanction impériale à laquelle ils attachent des attributs inexistants.
Un autre malentendu qui se perpétua concerne le pouvoir réel des fonctionnaires impériaux. En attribuant le
nom de « vice-roi » à un mandarin de grade 2, les Européens lui attribuaient également le pouvoir et
l’influence qui étaient associés à un tel titre alors que dans les faits, ils avaient à faire à un directeur
d’administration au pouvoir circonscrit par tous les autres mandarins. En effet, chaque conseil avait un
délégué provincial et le gouverneur n’avait ainsi aucune autorité sur les finances, la justice, l’armée, la
nomination d’un protégé. Autrement dit il n’avait aucun des privilèges associés à une fonction royale.

11. Les Chinois sont eux aussi confrontés à une catégorie sociale qu’ils n’avaient pas imaginée. Un fait
illustre leur perplexité : l’invention d’un nouveau chapeau que Ruggieri décrit dans une lettre du 12 février
1583. Parlant d’une rencontre avec

le commandant militaire de Kwantung (Canton), il continue : « Quand il se mit à parler de nos habits (ceux
que les jésuites doivent porter en Chine), il nous dessina un chapeau, disant que le vice-roi … souhaitait
que nous portions ce chapeau… ».

12. Historias de las missiones - 1601

13. Le jansénisme, un courant théologique du XVIIe, tire son nom de l’évêque hollandais Jansen (1585-
1638). Il prend sa source dans les écrits de Baïs (1513-1589). La thèse adoptée est que, sans le secours
divin, l’homme n’est capable que du mal. C’est en quelque sorte la sanctification de la théorie du mauvais
sauvage. Seule la grâce peut délivrer l’homme de l’erreur. Cette grâce est irrésistible mais n’est accordée
qu’à certains. Autrement dit, le secours divin est en quantité limitée, puisque sans grâce il n’intervient pas.
Jansen et Baïs soutiennent donc la doctrine de la prédestination. Un jésuite, Molina (1536-1600), adopte la
position inverse. Selon lui, la grâce est en quantité illimitée mais l’homme peut très bien y résister et
persister dans l’erreur. C’est une théorie du libre-arbitre. Il n’y a pas de prédestination. Dieu étend le
secours à ceux qui le cherchent. La querelle reste larvée et confinée dans la hiérarchie ecclésiastique
jusqu’en 1640, date de la parution de l’Augustinus, l’ouvrage de Jansen. Immédiatement attaqué par les
jésuites, Jansen est défendu en France par Antoine Arnaud, Saint-Cyran et la responsable du couvent de
Port-Royal, la mère Angélique. Ce groupe adopte des positions de plus en plus radicales. La papauté réagit
en frappant d’anathèmes cinq propositions de Jansen en 1653. La Sorbonne, la plus haute autorité
théologique, exclut Arnaud. Ce dernier contre-attaque en reconnaissant que les cinq propositions telles que
la Sorbonne les a décrites sont bel et bien hérétiques mais attribuées à tort à Jansen. En fait, dit-il, on
confond le droit et le fait. Cette nuance relance le débat auquel Pascal vient se mêler. La querelle, dont la
description ne rentre pas dans le cadre de ce livre, va avoir de multiples ramifications au sein de l’église
mais il convient de souligner ici que la querelle du jansénisme influence de façon capitale l’évolution de la
querelle des rites. On peut même se poser la question de savoir si l’un et l’autre ne sont pas intimement liés
et conclure que le jansénisme a totalement faussé l’impression première de la Chine en Europe.

14. En 1605, deux dominicains, profitant du manque de succès de Ricci à convertir les Chinois et forts du
succès rencontré au Mexique (si l’on considère le massacre de la population), l’évoquent avec sérieux : «
Avec 4 000 hommes, le roi catholique

(d’Espagne) ne fera qu’une bouchée de la Chine. Qu’attend-on ? »

15. Matteo Ricci ne succède pas officiellement immédiatement à Ruggieri : de 1588

-il n’a que trente-six ans-à 1597, il sera sous l’autorité de Duarte de Sande, basé à Macao. Mais, en contact
direct avec Valignano, c’est déjà lui qui en pratique décide de la direction de la mission vis-à-vis de la
Chine.

16. Une distinction qui amène Paul A. Rule (dans K’ung-tzu or Confucius ? The Jesuit Interpretation of
Confucianism - Allen & Unwin - Sydney 1986) à conclure que le livre de Ruggieri est en fait un ouvrage
doctrinal et non un catéchisme.

17. Le lien entre langue et mentalités fait l’objet de multiples recherches, toutes mettant en évidence qu’il
est fondamental quand bien même les langues sont moins éloignées entre elles que le chinois et le latin. Une
universitaire russe, Maria Golovanivskaïa, souligne ainsi qu’il est difficile de trouver des équivalents russes
à des mots comme l’angoisse ou l’ennui. Dans une thèse de doctorat intitulée

« Les mentalités françaises perçues par un natif russe » (1993) elle souligne que la conscience (sovest) est
pour un Russe un juge intérieur suppliciant, alors que pour un Français, il s’agit de l’aptitude à se
comprendre et à se connaître. De même, dit-elle, en russe, la vérité a une connotation tout à fait inattendue :
dans la conscience russe, la vérité fait penser à une jeune fille du bas peuple qui sent la vodka et subit
constamment des humiliations. Il faut la défendre. Cette notion est indissociablement liée à la lutte des
classes : la vérité peut être celle des soldats, celle des paysans, des ouvriers … Le Russe a en fait deux mots
pour vérité, pravda, qui serait une vérité propre à chacun, et istina, qui est la même pour tous. Pour les
Français, il n’existe qu’une vérité, indivisible, absolue, sans implication sociale (Le Courrier de Russie

16/30 septembre 2011). Alors pour les Chinois, qu’en est-il de tels concepts ?

18. Ricci dit dans ses mémoires que cette traduction est à mettre au compte de l’un des premiers convertis,
un homme surnommé “Cim Nico” (probablement “Ch’en”). Allant lui rendre visite, Ruggieri et Ricci
découvrent “qu’il avait un autel dans une petite pièce et, n’ayant pas d’autres images, il avait écrit sur une
tablette placée au milieu du mur deux grands caractères chinois qui signifiaient “Prince du Ciel”.

19. T’ien-chu est encore de nos jours le “mot” chinois utilisé.

20. À la fin de sa vie Ruggieri publie “Storia dell’ Introduzione del Cristianesimo in Cina”. Il y décrit le
bouddhisme chinois comme une perversion du catholicisme. Il va par exemple jusqu’à assimiler le fait que
les bouddhistes chinois décrivant une déité sous trois formes (nan-vu, o-mi-to-fe, scie-chia) signifient d’une
certaine façon qu’ils reconnaissent la sainte Trinité. Il suggère donc une fois de plus de rectifier le
bouddhisme chinois.

21. Un dictionnaire fait par Ruggieri et Ricci montre que Ruggieri est d’emblée obnubilé par le
bouddhisme, notant tout ce qui concerne en Chine la pratique, alors que Ricci s’intéresse immédiatement
aux grands principes du confucéisme.

22. “Yeh-hu-pien”. Ricci est un homme inhabituel, écrit-il.

23. Shan-hai yü-ti ch’uan-t’u

24. Il s’agit de Chenn qui règne sous le nom de Wan-li de 1573 à 1619. Sa tombe, connue sous le nom de
Dingling, est l’une des plus imposantes et des plus intéressantes du complexe funéraire que les Ming se
construisirent au fil des siècles. La période de la vie de Ricci en Chine correspond à la cour impériale avec
une lutte intestine que se livrent deux clans pour la succession de Wan-li dont l’épouse nº1, l’impératrice,
n’a pas d’enfant. Sous pression de sa mère, l’impératrice douairière

Ci-sheng, Wan-li accepte en 1582 de reconnaître comme “concubine impériale de troisième rang” une
servante du palais enceinte de ses œuvres. “Je n’ai pas de petit-fils, lui aurait-elle dit, ce serait une bonne
chose pour la maison impériale si elle vous donnait un fils.” La servante, Wang, donne naissance à un fils,
Zhu Changluo, cinq mois après avoir été élevée au grade de concubine. Wan-li, avec le temps, délaissera
Wang. Ultérieurement, il élèvera une autre femme au statut social plus important, “concubine de premier
rang”. Cette femme, Zheng, donne naissance en 1587 à un second fils. Wan-li n’ayant pas promu Wang à
un rang honorifique équivalent à celui de Zheng, un problème dynastique se crée. Il empoisonne la cour
pour le restant du règne de l’empereur. En effet selon deux ministres, Jiang Yinglin (Finance) et Sun Rufa
(Justice), le fils aîné est l’héritier et ils reprochent à Wan-li de n’avoir pas promu Wang. L’empereur, sous
l’influence de Zheng qui est sa favorite, remplace alors ses ministres. La bataille d’influence entre Zheng et
Wang va durer quinze ans. Finalement en 1602, deux ans après l’arrivée de Ricci à Pékin, Wan-li, dans la
vingt-neuvième année de son règne, tranche. Ce sera son fils aîné, Zhu Changluo, qui lui succédera. En
1607, Wang, la mère de Zhu, devient enfin “concubine impériale de premier rang”. Elle meurt deux ans
après la disparition de Ricci. Elle sera de façon posthume élevée au rang d’impératrice douairière par son
petit-fils Zhu Youjiao. Wan-li meurt en 1619. Son fils aîné lui survit vingt-neuf jours seulement, victime de
la vengeance de Zheng.
Outre ses démêlés avec la cour à propos de sa succession, Wan-li subit en 1608 un revers d’importance dans
le nord du pays, qui préfigure la chute de sa dynastie lorsque le roi des Tongouses, Noorhachu, un
descendant des Kinn, installe un royaume mandchou. Avant de mourir, Wan-li verra en 1617 les
Mandchous prendre le contrôle de toute la côte nord-est, jusqu’à la grande muraille. En 1620, alors que la
maison impériale est désorganisée par la mort subite de Zhu, les Mandchous étendent leur influence en
Corée.

25. maestri di dottrina selon Ricci

26. À l’époque de Ricci, l’empereur, pour gouverner, est entouré de six conseils :
celui du service civil
celui des rites (Li-pu)
celui du revenu (Hu-pu)
celui des punitions (Hsing-pu)
celui de la guerre (Ping-pu)
celui des Travaux Publics (Kung-pu).
L’empereur a supprimé la fonction de premier ministre (Chung-shu). Contrairement à la pratique
européenne de l’époque où toutes les fonctions publiques sont attribuées en fonction de la naissance, la
bureaucratie chinoise ne retient depuis la plus haute antiquité que le mérite. Le système auquel est confronté
Ricci au XVIIe siècle est donc très en avance par rapport à celui adopté par toutes les royautés occidentales.
Ce système administratif désoriente totalement les Européens, ajoutant à leur confusion. Le président de
chaque conseil est un mandarin de grade 1B, c’est-à-dire l’un des plus élevés du pays, au-dessus des pseudo
« vice-rois » dirigeant les provinces.

Le conseil des rites avait cinq départements : celui responsable du protocole, celui des cérémonies
impériales, celui des relations avec l’étranger, celui de la logistique des cérémonies (banquets et cadeaux),
celui des monuments et objets commémorant les cérémonies.

27. Nachang est la capitale actuelle de la province du Jiangxi, située à l’ouest de la province de Canton. La
ville compte aujourd’hui 2 500 000 habitants. Nachang n’est pas loin de Guilin, centre touristique connu
pour la beauté de son site.

28. Selon Paul A. Rule (ouvrage cité) le traité est largement inspiré de Sententia et

Exempla de Andreas d’Evora.

29. La mémoire prodigieuse de Ricci était devenue une source de jeu de société. À la fin d’un banquet,
c’était la coutume de lui demander de lire une fois une liste d’une centaine de caractères que de mémoire il
répétait la minute d’après sans oubli.
30. Offre peut-être intéressée, le Li Pu étant aussi responsable du calendrier chinois alors complètement
faux. Wang a peut-être à l’esprit d’utiliser Ricci pour recalculer le calendrier.

31. À l’époque de Ricci, la fonction de Grand Secrétaire (nai-ko) a perdu de son lustre. Le titulaire de la
fonction n’est que mandarin de 3e rang et son personnel de

4e rang, alors que les gouverneurs sont, comme nous l’avons expliqué, de 2e rang.

Il faut y voir la volonté d’empêcher les fonctionnaires de la capitale d’empiéter sur la hiérarchie
administrative provinciale. Le rôle de Grand Secrétaire est celui d’un scribe : il est responsable avec son
équipe de la rédaction des actes impériaux, donc de la législation. Les statistiques montrent que le Grand
Secrétaire, comme tous les autres mandarins, était régulièrement muté mais seulement tous les huit ou neuf
ans (les rotations de gouverneur se faisaient tous les trois ans). L’empereur Kangxi, le Louis XIV chinois,
réorganisera la fonction en 1670 et la renforcera.

32. Sur son lit de mort, il aurait dit à ses compagnons : « je vous laisse une porte ouverte sur de grandes
espérances mais remplie de danger et de travail. »
CHAPITRE 12

La création du mythe

La Compagnie de Jésus, si peu critique du vivant de Ricci, prend peur en


découvrant après sa mort son « Histoire de l’introduction du christianisme en
Chine » dont le manuscrit a été rapporté par l’un des leurs, Nicolas Trigault. En
effet, l’ouvrage1 contient plusieurs bombes à retardement. Ricci ne va-t-il pas
jusqu’à affirmer que la prolifération des rites et des temples et l’importance de la
superstition dans l’univers chinois sont sans importance ! Si un mandarin
(magistrati) et un lettré (graduati) célèbrent la nouvelle lune comme il se doit
alors ou offrent à certaines périodes de l’année de la nourriture et des offrandes
devant les tablettes de Confucius ou de ses disciples « c’est seulement pour
commémorer son enseignement ».
Ne dit-il pas aussi dans leT’ien-chu-shih-i (1603), écrit directement en chinois
il est vrai car cet opuscule a pour but d’expliquer à un lettré chinois pourquoi la
religion chrétienne et le confucéisme sont la même chose, que la multitude des
rites et des sacrifices qui encombrent la vie sociale chinoise n’honore qu’un seul
Etre Suprême, Shang-Ti ?
Ricci veut-il alors leurrer Rome ou devons-nous conclure qu’il ne sait rien de
la Grande Règle ? Ne voit-il pas la différence entre la notion naturaliste de la
création du monde et la notion surnaturelle de cette même création en sept jours
? Il évite soigneusement cette question. Il trouve dans chaque texte chinois un
signe, une idée qui soutient sa thèse et brouille les cartes. Et qui à l’époque peut
le contredire ? Personne d’autre que lui n’a une telle connaissance du chinois et
des Chinois. Ainsi, après avoir étudié le culte des ancêtres, le voilà affirmant
sans équivoque à Rome que les Chinois ne sont ni superstitieux ni idolâtres car «
la cérémonie (des ancêtres) est… pour apprendre aux enfants et ignorants à
servir leurs parents de leur vivant et puisque (les Chinois) ne demandent rien
aux morts… ni espèrent quelque chose d’eux, la pratique n’est

pas idolâtre… ».
Or Rome veut en effet, comme toujours, garder le contrôle de ses ouailles. La
curie répète donc à satiété qu’il n’y a pas d’autre civilisation possible que celle
honorant Dieu, même et surtout quand on découvre une société « sauvage »
contredisant ce point de vue.

Hélas, les postulats de base de la Grande Règle, nous l’avons vu, ne sont pas
obscurs. Ils sont clairs et aux antipodes de ceux considérés en Europe comme les
révélations d’un dieu unique. N’oublions pas ici que la vision politiquement et
spirituellement

correcte de la société européenne du XVIe siècle est exclusivement religieuse2.


C’est un travers qui pollue encore tout débat politique au XXIe siècle, alors
pensez une seconde à ce qu’est le XVIe siècle dans ce domaine. L’activité
sociale, les mœurs, les règles de vie, tous les actes quotidiens y compris les
habitudes alimentaires, hygiéniques, les comportements sexuels, la justice, la
charité, tout, absolument tout, est imbibé, imbriqué dans le dogme religieux
chrétien. Aucune dissidence n’est admise. Nul ne peut s’écarter des normes sans
risquer le bûcher pour hérésie ou sorcellerie. Si

Luther échappe à la mort et Hus3 le Hongrois n’y échappe pas, c’est que la
politique sauve le premier et condamne le deuxième. Or ni Hus, ni Wyclif, ni
Luther ne remettent en cause le dogme de Dieu ou la parole sacrée. Ce qu’ils
disputent, c’est la hiérarchie qui s’est créée ainsi que l’interprétation des textes.
À aucun moment ils n’écornent le postulat suprême, la clé de voûte de la
chrétienté, à savoir que l’homme est un objet divin. Un jeune homme, sans
jamais le dire, mais par extension de ses visions scientifiques, s’attaque à ce
postulat. C’est Galilée qui, remettant en cause les attributs bibliques du soleil en
appliquant les théories coperniciennes, bouleverse la création du monde et des
choses qui le peuplent. Heureusement, le pape est son ami et il le force à se
rétracter. Car même le pape ne peut lui éviter d’être brûlé si son point de vue
reste en contradiction avec la doctrine.

Ricci, loin des uns et des autres, écrit des choses tout aussi dangereuses de son
vivant mais sa chance est d’être reclus, à Pékin, loin du monde civilisé.
Dès sa mort, ses ennemis l’accusent a posteriori d’avoir faussé le débat, de
l’avoir maquillé, de l’avoir escamoté, en quelque sorte d’avoir raconté n’importe
quoi dans le seul but de leurrer non pas Rome mais les Chinois eux-mêmes.
Mais aucun de ses détracteurs

n’a sa connaissance du monde chinois4.


Mettons-nous un instant à la place de Ricci à son époque5. Voilà un excellent
mathématicien, un homme logique de grande culture dont le seul point
discutable concernant sa probité intellectuelle est d’être un soldat de la
Compagnie de Jésus, essayant de concilier l’inconciliable. Comment au reste
décrire objectivement le comportement de la société chinoise à quelqu’un qui
n’a

jamais vu de Chinois6 ? C’est aussi difficile que de décrire un objet à quelqu’un


qui n’a jamais vu l’objet ni son usage. Et comment décrire la société chinoise à
quelqu’un dont les références absolues sont l’ordre chrétien ? Ça donne ceci : «
En Chine, il n’y a pas de religion à proprement parler mais des sectes »
explique Ricci. Ceci présuppose que le lecteur adhère à l’idée qu’il existe une
différence entre ceux qui croient à une école de pensée et ceux qui, croyant à une
école d’une autre pensée, sont catalogués « membres d’une secte » mais, dans
l’univers chinois, cette subtilité n’existe pas.
Qu’importe. Pour Ricci, il faut bien utiliser une sémantique reconnue à Rome.
Les sectes (chinoises) vont donc être comparées à des écoles de pensée qui font
partie du langage courant chez les lettrés chrétiens. Ainsi« les lettrés confucéens
sont des épicuriens,

pas de nom mais dans leurs opinions et leurs règles. Les bouddhistes sont, eux,
des pythagoriciens et des idolâtres ».
Ricci, en utilisant des clichés puisés dans la civilisation grecque, devient, chez
un lecteur baigné dans cet univers, compréhensible. Hélas, il est certain qu’il
introduit ainsi une dangereuse confusion car il n’y a bien entendu aucun rapport
entre le monde de la Grèce ancienne et la société chinoise contemporaine dans
laquelle il vit. Il lui faudrait en fait un nouveau vocabulaire, de nouveaux
concepts pour être précis mais toute nouveauté sent le soufre dès lors qu’elle n’a
pas sa place dans le canon de l’église. Il est de ces chercheurs scientifiques qui,
découvrant un nouveau phénomène, doivent lui attribuer un nom (par exemple
mécanique quantique pour décrire des règles de calcul qui défient les règles
classiques des mathématiques et les lois de Newton) sans jamais utiliser un mot
qui fâche !
Ironiquement, observons ici que les confucéens le disaient : chaque chose a
son nom et il n’y a qu’un nom par chose. Tout est unique. Mais quel nom donner
à cette société ? Créer des noms est

en Occident une activité terroriste7 car non seulement la vie quotidienne est
codifiée jusque dans le lit des époux, le vocabulaire l’est aussi.
Ricci a recours à des subterfuges car il se veut au plus près de la vérité sans
tomber dans l’hérésie. Dans ces conditions, le tableau qu’il brosse et surtout
l’idée que se font la curie romaine et ses supérieurs dans la Compagnie à partir
de ses affirmations, créent un « Chinois » qui, convenons-en dès maintenant,
n’existe guère et une société chinoise idéale et homogène qui ne correspond en
rien à la réalité sur le terrain. Mais son erreur est minime. Il décrit bel et bien un
monde étranger.
Ricci ne peut pourtant être accusé d’ignorer les spécificités de la société dans
laquelle il évolue. Avant même d’arriver à Pékin, il a traduit pour son propre
usage les ouvrages fondamentaux que tout lettré confucéen possède. Confucius
est, selon lui, un Sénèque

chinois8 dont les ouvrages sont des livres de morale (buoni docu-menti morali).
Le point essentiel est au reste immédiatement identifié : « Le lettré (chinois) ne
croit pas à l’immortalité de l’âme ».
Avec le temps, Ricci va avoir de plus en plus de difficulté avec

cette première conclusion. Lui aussi doute au plus haut point que le respect
nécessaire à un ordre social puisse s’installer en l’absence de toute sanction
divine. Pourtant il n’hésite pas à reconnaître que le Chinois ne planifie pas son
comportement pour éviter l’enfer. La peur de l’au-delà n’existe pas. Le Chinois
craint seulement de faillir à ses obligations familiales et sociales. C’est une
attitude trop éloignée du quotidien des chrétiens, lesquels vivent sous la menace
constante de l’enfer et la peur de pécher, pour qu’il assimile et transmette
correctement une telle information.

Décrire une société athée est une chose qui relève de l’impossible. Même
aujourd’hui on conteste violemment cette possibilité. Ricci va donc rester dans
l’univers qui lui est familier, où spiritualité et religiosité ne font qu’un. Il va
parer le comportement chinois d’attributs européens car c’est la seule explication
qu’il puisse trouver à l’existence d’un ordre moral.
Dans une longue lettre écrite à la fin de sa vie, il résume ainsi son
cheminement : « Bien que d’autres pensent le contraire, je me suis aperçu petit
à petit que les Chinois ont un esprit religieux. Dans l’ancien temps, ils ont suivi
comme tous nos ancêtres l’ordre naturel des choses, et pendant 1500 ans, leurs
idoles ne furent pas nombreuses et celles qu’ils adoraient n’étaient pas aussi
dissolues que la foule misérable des idoles grecques, romaines et égyptiennes,
mais vertueuses. En fait, dans les livres des lettrés qui sont les plus anciens et
font autorité, ils prêchent seulement l’adoraion de la terre et du ciel et de Celui
qui les a créés. Quand nous examinons attentivement ces livres, nous constatons
qu’il y a très peu de choses contraires à la raison et beaucoup de choses qui s’y
conforment, et leurs philosophes, pour naturalistes qu’ils soient, ne sont pas
sans valeur… »
Notons ici que Ricci raccourcit l’histoire chinoise à 1500 ans, ce qui est une
période de complaisance coïncidant à son époque avec l’arrivée de Jésus sur la
terre. De plus il joue sur les mots, les anciens, comme il dit, ne prêchant jamais «
l’adoration de Celui qui a créé », mais le respect de l’ordre créé, ce qui n’est pas
la même chose. Comme nous l’avons vu, les auteurs de la Grande Règle rejettent
toute notion de création du monde par un architecte omnipotent et prescient. Ils
constatent qu’il y a eu création par combinaison mécanique de cinq éléments
tandis que les exigences chrétiennes en la matière sont que la volonté divine a
créé l’univers en sept jours. Tous ceux qui contestent cette version des faits en
Europe sont hérétiques. Le terme « adoration » utilisé par Ricci est une
concession à ses supérieurs car les Chinois « n’adorent » pas leur Ciel, ils le
respectent et agissent de façon à ne pas contrarier la nature des choses, selon le
principe immémorial que tout désordre entraîne de grands malheurs, ici sur terre,
ou dans le reste de l’univers, lequel n’est pas défini.

En définitive, Ricci, du fait de sa formation culturelle, de sa foi et de son


appartenance à un système établi sur des dogmes, va agir comme un prisme et
non un miroir. L’image qu’il livre en pâture aux Européens de son temps est un
reflet de la réalité sur le terrain. Ce reflet, faute d’autres informations, formera la
litière des fantaisies que l’Europe va entretenir à propos de la Chine. Ce reflet
nous poursuit encore aujourd’hui parce qu’il convient à l’égocentrisme de la
civilisation européenne et son excroissance américaine.
Quelles sont donc les idées qui continuent à nous hanter ?
Tout d’abord que la Chine est une civilisation ancienne pervertie par le temps.
Confucius le disait déjà, pour évoquer une stagnaion économique. Ricci utilise le
même concept mais pour évoquer une perversion des pratiques religieuses et du
monde social. Le mythe d’une Chine éternellement décadente peut donc lui être
attribué alors qu’il s’agit d’un malentendu. Cette image d’une Chine ratatinée et
usée va être amplifiée, déformée. Elle existe encore. Objectivement il est
impossible d’y adhérer sérieusement, ni hier ni aujourd’hui.
Socialement et économiquement, nous savons désormais que du temps de
Ricci rien ne justifie ce point de vue. Entre son arrivée en Chine, qui constitue le
point de découverte et l’arrivée du désastreux ambassadeur anglais, Sir
Macartney, à l’époque de la révolution française, deux siècles s’écoulent durant
lesquels l’empire prospère, la population passant de cent millions à
probablement quatre cents millions d’individus. Cette société est si paisible et si
ordonnée par unité familiale que l’armée n’a quasiment plus qu’un

rôle d’apparat et la police n’existe pas9. En tout cas, Macartney trouvera que les
grandes villes en sont pratiquement dépourvues alors que l’Angleterre, si
policée, si civilisée, exporte ses condamnés aux antipodes.

Cela ne veut pas dire que le monde social chinois est exempt de délinquance
mais que celle-ci est faible et facilement réprimée. Cette pseudo décadence de la
Chine sera également contredite par les faits lorsque les Européens découvriront
avec le temps que nombre d’inventions qu’ils s’attribuaient avaient vu le jour en

Chine des siècles plus tôt10 et que certaines avaient été abandonnées pour des
raisons morales.

Par extension, la Chine décadente ne pouvait avoir qu’un système


gouvernemental décadent. Ricci ne portera jamais de jugement de fond sur le
système politique mais, en projetant sans cesse l’image d’une Chine pervertie, il
crée la légende d’un pays dirigé par des souverains et une noblesse aux qualités
mentales inférieures à celles des souverains et des aristocrates européens11 car en
Europe les pays sont à l’image des souverains, de leur cour et de leur
magnificence. Le bourgeois n’existe pas encore.
N’oublions pas non plus que la notion de budget d’état n’existe pas dans les
cours européennes. Une nation est la propriété du roi et le revenu du pays
constitue sa cassette personnelle. À lui d’en faire l’usage qu’il veut. Il agit
comme un fermier dans sa ferme. Ipso facto, si la ferme est mal tenue, c’est que
le fermier est incompétent. Aux yeux des Européens, la Chine et l’empereur ne
font qu’un. La sophistication de l’administration chinoise est totalement
incomprise. Si nous insistons sur ce point, c’est que cette erreur d’appréciation
allait avoir d’extraordinaires conséquences aux XVIIIe et XIXe siècles12.
La question de savoir si l’explication de Ricci dans l’interprétation de
Confucius et des rites sociaux qui découlent de son enseignement est correcte est
en fait insoluble et n’est pas importante. Ce sont les conséquences du débat qui
vont nous intéresser et qui forgent le cadre actuel des relations entre la Chine et
le monde occidental.
Néanmoins, sur le plan de la doctrine, l’un des principaux penseurs de l’école
néo-confucéiste chinoise de l’époque Ming, Feng Ts’ung wu, dénonce
rapidement l’interprétation de Ricci, soulignant que ce dernier fait une sélection
particulière des textes classiques servant son propos. Fait plus grave, pour Feng
Ts’ung wu, Ricci introduit dans son discours des concepts jusqu’alors inexistants
dans le monde chinois. Autrement dit, sa représentation de la Chine, si elle est
complète, si elle est compréhensible, est artificielle puisque le Chinois ne se
représente nullement le monde chinois de la même façon.
« Bien sûr, nous considérons le Ciel comme l’être Suprême, dit Feng. Mais on
n’en parle jamais sans accepter et développer l’héritage de Yao et Shun
(autrement dit la Grande Règle). Accepter la Grande Règle et Confucius, c’est
précisément la façon de connaître l’Etre Suprême. Ces gens (les jésuites), en
fait, écartent la Grande Règle, Confucius et Mencius, et parlent exclusivement
de Celui qui est là-haut… »
Feng et Ricci incarnent deux points de vue irréconciliables. Il ne s’agit pas
d’une question de traduction mais, comme nous l’avons vu en commençant par
la Grande Règle, d’une question de structure mentale et surtout de structure du
temps. Ricci, dès qu’il quitte les clichés que lui donnent les classiques de sa
propre culture, ne peut échapper au fait qu’il n’a à sa disposition que des
concepts occidentaux - une codification thématique parfaitement définie au
cours des différents Conciles de la chrétienté. Feng Ts’ung wu n’a pas ce
handicap. Qu’il ait raison ou tort, peu importe. Ce qui reste de la critique, et c’est
là un point essentiel et sans équivoque possible, c’est, comme nous l’avons
souligné en commençant par là, que la Grande Règle est bel et bien la pierre de
voûte de la structure que Ricci veut décrire.
Ce livre n’étant pas un ouvrage théologique, passons au point qui nous
intéresse, c’est-à-dire le débat qui prend place. Si pour Ricci, ce qui est en jeu,
c’est la conception de Dieu dans l’univers chinois et par extension la conception
d’un ordre social, pour les Chinois qui commentent ses propos, soit à son
époque, soit plus tard, ce qui est en jeu, c’est par défaut la conception de
l’Occident du monde chinois en particulier et de l’univers en général. Car en
définitive, en interprétant à sa façon les textes chinois, il ne fait pour les Chinois
qu’une description de lui-même, de ses croyances et surtout de la façon dont la
psyché occidentale de gens comme lui s’articule. Les lettrés chinois ne parlant et
ne lisant aucune langue occidentale, Ricci, en se mettant linguistiquement à leur
portée - et tous reconnaissent sa connaissance de leur langue - permet enfin à
ceux-ci de jauger pour la première fois la pensée occidentale de l’époque.
Ce que les lettrés imaginent donc de l’Europe ou de la relgion européenne, ils
l’imaginent à travers Ricci. Tout comme on peut donc dire que Ricci « invente »
Confucius en Occident, il

« invente » aussi l’Occident en Chine.


C’est un fait capital qui prendra toute sa signification lorsque dominicains et
jésuites se battront à propos de la Chine. La querelle
révélera une facette supplémentaire de la personnalité des Occidentaux,
incompréhensible et anathème pour le Chinois, celle du désordre permanent.
En effet, pendant plus d’un siècle, les Chinois ont basé leurs observations sur
l’image projetée par Ricci et ses compagnons, et cette image est uniforme. Les
lettrés chinois ont alors l’impression que l’élite occidentale est pour l’essentiel
composée de lettrés et de mathématiciens. Ils attribuent à cette classe de gens un
certain nombre de qualités. Les sachant peu intéressés par l’argent, ils en
concluent que ces gens sont riches et puissants, et donc qu’ils viennent d’un
monde relativement harmonieux puisque la richesse vient de l’harmonie. Les
Chinois ne perçoivent pas non plus dans leurs rapports avec Ricci l’ombre d’une
querelle interne. Ricci projette donc à son insu une image positive d’un Occident
très différent de la Chine mais néanmoins harmonieux et équilibré.
La querelle interne dont ils vont être les témoins bouleversera alors les clichés
qu’ils s’étaient créés à propos de l’Europe. L’Occident aurait-il changé et si oui
pourquoi ? Ou bien n’auraient-ils rien compris ?
1. Le livre sera enfin publié en 1911. Ainsi pendant presque trois siècles, l’église masquera le mode de fonctionnement de la société
chinoise parce qu’il ne colle pas avec sa vision du monde. Michele Ruggieri, dont les vues sont politiquement correctes à Rome, sera le
champion du monde chinois. Ne nous étonnons donc pas de tous les malentendus qui allaient naître par la suite entre l’Empire du Milieu et
les Occidentaux.

2. C’est un travers qui pollue encore profondément tout débat politique en ce début du XXIe siècle. On peut
donc comprendre ce qu’était au XVIe siècle le fait de dénoncer des coutumes religieuses comme étant
seulement cela : des coutumes.

3. Jan Hus (1369-1415) était le doyen de la faculté de théologie de Prague. Partageant les idées d’un
réformateur anglais, Wyclif (1328-1384), il dénonça les excès de l’épiscopat. Il fut excommunié une
première fois lorsqu’il refusa d’accepter la condamnation de Wyclif. Il prit position contre la guerre des
papes (l’église avait alors trois papes, chacun se considérant légitime) et en particulier contre Jean XXIII. Il
fut alors excommunié une seconde fois en 1412. En 1414, sous la protection d’un sauf-conduit de
l’empereur de Hongrie, Sigismond, il accepta de se rendre au Concile de Constance pour y défendre ses
vues. Hus devint un objet de négociation entre Sigismond qui voulait le départ de Jean XXIII et les
cardinaux. Il leur livra Hus et le concile déposa Jean XXIII en mai 1415. Hus fut alors sommé de rétracter
ses critiques. Il refusa. Il fut déclaré hérétique et brûlé le 6 juillet 1415. Luther eut plus de chance. Son
protecteur ne l’abandonna jamais mais il aurait connu le même sort si ce dernier l’avait échangé pour un
gain politique quelconque.

4. Aujourd’hui il existe une multitude d’écoles et de chapelles étudiant la civilisation chinoise avec des
moyens dont Ricci ne disposait pas. Jusqu’au début du XXe, Ricci reste le plus informé des sinologues.
Puis vient Léon Wieger (1856-1933) à qui nous devons beaucoup pour cet ouvrage. Ce jésuite éclectique est
le premier à acquérir une connaissance approfondie des vieux caractères de la langue et exhume nombre
d’ouvrages ignorés. Enfin, après la seconde guerre mondiale, l’Anglais Joseph Needham (1900-1995)
découvre l’ampleur des sciences chinoises depuis la nuit des temps et démolit le mythe d’une Chine
archaïque. Aujourd’hui il y a autant de points de vue que de professeurs émérites sur les questions
soulevées par Ricci !

5. Le pape Pie V, pape de 1566 à 1572, est par exemple un dominicain qui est “grand inquisiteur général”
en Italie. Sous sa gouverne, les juifs sont expulsés des terres papales. En 1571 il établit une censure générale
en créant la Congrégation de l’index. Cela provoque un exode des imprimeurs en Suisse. Grégoire XIII qui
lui succède n’est pas plus tendre. Il applaudit le massacre de la Saint-Barthélémy et fait chanter un Te
Deum. De tels comportements expliquent le climat intellectuel qui règne. Le dogme est absolu et les
individus n’ont aucun droit à la différence. Créatures de Dieu, ils appartiennent à l’église.!

6. Le premier Chinois qui s’installera en Europe arrivera en Angleterre en 1795 !!

7. Même aujourd’hui, notons-le.!

8. Sur le plan des idées, Sénèque et Confucius n’ont rien en commun quand bien même Sénèque fait
l’apologie du stoïcisme comme d’une vertu (dans la Constance du Sage) ou distingue le sage accompli de
celui qui aspire à la sagesse. Sénèque reste avant tout un individualiste, sa morale n’est jamais sociale. S’il
faut le rapprocher d’une école de pensée chinoise, c’est probablement avec celle des taoïstes qu’il présente
le plus d’affinités. L’observation de Ricci montre soit qu’il n’a pas encore fait la distinction entre les deux
courants de pensée en Chine, soit que la comparaison se rapporte au fait que, tout comme Confucius,
Sénèque est un philosophe, un homme politique et un écrivain, auquel cas la citation a un sens.!

9. Jusqu’en 1803 l’empereur vit dans des palais ouverts à tous vents, au milieu d’un grand apparat mais sans
appareil autour de lui. La « cité interdite » de Pékin, qui symbolise aux yeux de l’Occident la décadence de
la Chine et l’arrogance de l’empire vis-à-vis du peuple chinois, ne fut instituée qu’en 1803 à la suite d’une
tentative d’assassinat sur la personne de l’empereur Jiaqing.
Alors que celui-ci retournait au palais, un ancien cuisinier devenu mendiant à cause de son alcoolisme se
précipita sur lui pour l’assassiner. Les gardes du palais étaient si peu habitués à une quelconque hostilité de
la population qu’ils ne réagirent même pas quand l’homme se précipita sur le palanquin de l’empereur.
Celui-ci échappa au coup de couteau en sautant hors du palanquin. Le cuisinier ne fut même pas saisi par
les gardes mais par un prince qui était avec l’empereur. Jiaqing fit alors interroger l’homme. Apprenant
qu’on l’avait torturé pour qu’il nomme ses complices, il dit : « c’est une idée malheureuse que d’essayer
d’obtenir des confessions par la torture, parce que cela transforme les gens en chiens enragés et qu’ils
dénoncent alors n’importe qui ». Il ajouta aussi, et cela explique parfaitement la position de l’empereur dans
le système social : « Ce qui est encore plus troublant, c’est la baisse de la moralité sociale dans le pays.
Cette tentative d’assassinat sur ma vie montre que j’ai manqué à mes devoirs. En conséquence il me faudra
revoir ma conduite, être plus attentif aux affaires de l’état, être plus discret, plus diligent et m’intéresser au
peuple plus sincèrement que dans le passé ». Il est difficile d’imaginer Louis XV disant cela après la
tentative d’assassinat de Damien.
Chen De, le cuisinier, ayant commis l’une des abominations, fut condamné à mort par démembrement, le
châtiment suprême du système judiciaire chinois (Damien fut

également condamné à être démembré et l’horreur de l’exécution qui dura une journée mit fin à cette
pratique barbare). Les deux fils de Chen De qui l’avaient accompagné au palais le jour de la tentative
d’assassinat furent pendus devant lui, avant son exécution. Cette tentative d’assassinat par un homme du
peuple sur la personne de l’empereur était la première que la dynastie ait connue. Elle eut un énorme impact
parmi les féodaux de la cour impériale. Elle aboutit à la décision d’interdire la cour à quiconque n’avait pas
de laissez-passer. La cité devint « interdite » au public (cité dans « Inside stories of the Forbidden City -
Pékin - New World Press 1986).

10. Voir sur ce fascinant sujet les ouvrages de Joseph Needham (1900-1995).

11. C’est particulièrement évident dans les ouvrages de Léon Wieger qui fait souvent des portraits à
l’emporte-pièce de ce genre : « Les empereurs Ming étaient pourris jusqu’à la moelle… la plus inepte des
dynasties chinoises… En 1662, pour faciliter la domestication des Lettrés, on décida de les abêtir. Les
régents décrétèrent donc que pour le choix des fonctionnaires, il serait tenu compte uniquement de la
capacité des candidats en composition littéraire sur des thèmes tchouistes. Ce système qui fonctionna
jusqu’en 1905 produisit pleinement le résultat qu’on en espérait ». Clairement, Léon Wieger, lui aussi
jésuite, se méprend totalement sur le fonctionnement de l’administration chinoise et le mode de recrutement
par examen, une notion d’une modernité totale à une époque où, en France, les nominations se font par
naissance ou par filiation, même chez les gens du tiers-état. Ainsi toutes les fonctions auprès de la cour de
Louis XIV sont déterminées par hiérarchie aristocratique. Les préjugés de Wieger sont ceux de la
compagnie à laquelle il appartient. Ils épousent le mythe colporté par Ruggieri et Ricci (La Chine à travers
les âges - ouvrage cité).

12. Ce mépris pour les dirigeants chinois perdure même aujourd’hui. Alors que les journalistes attribuent à
des politiciens occidentaux des qualités exceptionnelles, on ne lit jamais dans la presse que tel ou tel
ministre chinois est pourvu des mêmes qualités. De même le président de Chine ou le premier ministre est
toujours considéré comme un personnage sans intérêt ou médiocre. Jiang Zemin ou Li Peng n’eurent jamais
la notoriété de leur contemporains occidentaux alors qu’ils orchestrèrent derrière Deng Xiao ping le
décollage économique qui fait de la Chine d’aujourd’hui la première puissance du monde. Elle est
désormais incontournable, ce qui n’est plus le cas des états-Unis. Les raisons de la persistance d’un manque
d’objectivité vis-à-vis de la Chine sont trop longues à exposer ici. Pour ceux qui veulent y réfléchir, nous
conseillons le livre « Against Method », du philosophe Paul Feyerabend (Verso - Londres 1975) qui donne
un éclairage intéressant sur les raisons du chauvinisme intellectuel prévalent dans l’histoire des sciences.
CHAPITRE 13
La querelle des noms

Dès la succession de Ricci ouverte, deux champions vont s’affronter, l’un


italien, l’autre portugais. Il s’agit de convaincre le pape et le général de la
Compagnie que l’autre a tort. Ce genre de querelle a lieu à chaque fois qu’une
succession est ouverte et toute succession est en fait une affaire politique. Il
suffit de regarder comment les papes sont élus. À un niveau moindre, nommer
un chef de mission en Chine ou en Asie relève de la même problématique.
L’affrontement entre deux clans, commencé à la mort de Ricci qui se situe
l’année où Henri IV est assassiné, va se prolonger jusqu’à l’arrivée de Louis
XIV sur le trône. La querelle prendra alors une autre tournure, comme nous
allons le voir. Dans tout cela, la Chine n’apparaît guère. Elle n’est qu’un décor
qui, au demeurant, à aucun moment n’est autre chose que la fiction propagée par
tous : un territoire, une proie, un état « au bout du rouleau ». Nous verrons aussi
que plus le temps passe et plus la réalité s’éloigne de cette fiction.
Tout commence lorsque le successeur désigné de Ricci, Nicolò Longobardo1,
linguiste du même calibre que Ricci, laisse entendre que ce dernier a peut-être
commis une erreur en choisissant le terme « Shang-ti » pour traduire Dieu en
langue chinoise. Le sujet est, nous l’avons vu, une vieille boîte de Pandore.
Rappelons-nous que Ruggieri avait retenu Tien-chu.
Est-ce par politique ou par conscience que Longobardo relance une telle
querelle, nous ne le saurons pas mais il y a suffisamment d’indices pour penser
qu’il a eu vent de ce qui se trame au Japon où le chef de mission, un Portugais,
Joào Rodrigues, tire à boulets rouges sur les savants mathématiciens de Pékin.
Longobardo a-t-il voulu tirer avant Rodrigues ? Toujours est-il que, pour asseoir
son autorité pastorale, fort de ses lectures de livres confucéens dans le texte, il
explique dans un opus2 que le terme préconisé par Ricci n’a aucune signification
divine. Il faut donc en trouver un autre. On ne pourra ensuite accuser la mission
de Pékin d’être laxiste puisqu’elle aussi revient sur les idées de Ricci. Son
observation n’est au reste pas fausse. Nous savons que Ricci avait fait le choix
de s’en tenir fermement à une analogie matérialiste du terme, estimant que tout
autre analogie aboutirait à une confrontation. Longobardo n’a pas ce souci. La
Chine lui semble acquise. Le danger vient du Japon, pas des lettrés chinois. Il
affirme qu’il est nécessaire que le terme chinois choisi ait aussi une dimension
spirituelle. Il faut éliminer le terme « Shang-ti ».
À une époque où il n’y a guère qu’une poignée d’individus capables de
débattre de la chose, Longobardo pense sans doute avoir circonscrit le débat.
Mais João Rodrigues ne l’entend pas de cette oreille. Décrétant que la société
japonaise et la société chinoise sont les mêmes, il se lance dans une étude
comparative de la méthode Ricci et de sa méthode en milieu bouddhiste
japonais3. C’est en fait une attaque en règle contre tout ce qui sent « l’Italien »
car rien ne trouve grâce à ses yeux. Soulignons ici que ni la mission du Japon, ni
celle de Chine ne sont de francs succès, aucune n’arrivant à convertir plus d’une
centaine d’ouailles en cinquante ans, chacune accusant l’autre de mal s’y
prendre. Aucune n’admet que les Asiatiques, qu’ils soient chinois ou japonais,
bouddhistes ou pas, sont récalcitrants à la doctrine chrétienne.
La tactique de diversion de Longobardo n’est pas inefficace. Rien ne change
pendant des années, tant et si bien que João Rodrigues décide en 1616 d’écrire
directement à Rome au général de la compagnie, Claudio Acquaviva4 pour dire
que Ricci, paix à son âme, s’est trompé sur la « doutrina civil e fabulosa popular
».
João Rodrigues souligne que Ricci et les siens « à cause de leur ignorance, ont
laissé se perpétuer des rites choquants pour les natifs ». Toutes les
accommodations tolérées par la mission chinoise pour maintenir côte à côte le
rituel social chinois lié aux ancêtres et le rituel catholique y passent. Ricci tolère
la cérémonie des morts, y compris le fait d’allumer des bougies, de brûler de
l’encens et de venir devant le mort faire des cérémonies que Rodrigues qualifie
d’idolâtres. L’attaque est facile car tout cela est exact. En conclusion, il demande
que les Chinois convertis soient soumis à l’Inquisition non par les literari
chinois mais par ses troupes, qui sont des purs et des durs5. Claudio Acquaviva
ne mord pas à l’hameçon. Tout ce que raconte Rodrigues, il le sait. On en parlait
déjà du temps de Ruggieri. Ce qu’il veut c’est que la direction régionale située à
Macao mette un terme à la cacophonie entre « Italiens » et « Portugais » qui
pourrait faire les choux gras des dominicains, les vrais spécialistes de
l’inquisition et du bûcher.
Il faut cinq ans pour organiser un colloque où sont conviés les pro-Ricci et pro-
Rodrigues. Le texte final de cette réunion se contente de réaffirmer la ligne de
conduite fixée par Ricci, refusant d’aborder les problèmes théologiques soulevés
par Rodrigues. Ce dernier repart furieux. Commentaires et contre-commentaires,
instructions et contre-instructions, dont le détail sort du cadre de ce livre, vont
persister pendant plusieurs années, brouillant un peu plus à chaque fois l’image
de la Chine qui finit par être considérée un monde bouddhiste, une assimilation
que Ricci avait justement évitée.
Tout cela s’ajoute, année après année, à l’épais dossier qui s’accumule à Rome
sur le problème de l’évangélisation en pays inconnu. Car il n’y a pas seulement
la Chine ou le Japon qui préoccupent les esprits. Il y a l’Amérique et l’Afrique.
L’église semble avoir perdu le diapason. Il y a autant de chefs d’orchestre que de
missions ou de clergés…
Pour lutter contre cette fragmentation de son autorité, tant temporelle que
morale, la papauté s’est au Concile de Trente lancée dans une réforme de son
administration. Il faut dix-huit ans pour définir cette réforme (1545-1563) et les
événements viennent sans cesse modifier les décisions de l’énorme machinerie
qu’est l’église de Rome.
Néanmoins, lentement mais sûrement, un tournant important dans la conduite
des affaires de l’église est en train de se produire6 et certaines congrégations ont
plus à perdre que d’autres. On comprend mieux alors pourquoi dans ce contexte
la conférence de Macao organisée par la direction régionale de la Compagnie de
Jésus ne tranche rien mais se limite à exiger que rien ne change. La ligne Ricci à
laquelle on ne peut rien reprocher sur le plan politique à Rome - les jésuites sont
tolérés et respectés à Pékin grâce à lui - ne doit pas être remise en cause.
Tandis qu’on conciliabule à Macao en 1621, Grégoire XV vient d’être élu à
Rome. Il succède à Paul V et est pro-jésuite. Comme il tient à marquer son règne
par la mise en place d’une nouvelle charte de l’évangélisation dont on parle
depuis des décennies elle sera publiée en 1622 sous le nom de « De Propaganda
Fide », la priorité de la Compagnie à ce moment n’est pas de savoir qui a raison
à propos du salut de la Chine mais bel et bien de damer le pion aux dominicains,
auréolés de leurs résultats spectaculaires en Amérique Centrale (tous les
autochtones sont convertis ou morts…), et aux franciscains afin de s’assurer le
contrôle de la nouvelle organisation mise en place à Rome. La Chine n’est donc
qu’un sujet secondaire et les observations de João Rodrigues malvenues.
Outre la théologie et le droit canon, un autre facteur est en jeu : celui de la
préférence nationale. Depuis 1493 (traité de Tordesilla), missionnaires portugais
et espagnols bénéficient de privilèges leur donnant le monopole de la chasse aux
âmes. Au début chacun respecte le territoire de l’autre, mais à la mort de Ricci
les deux pays se détestent cordialement. L’un est en pleine décadence, le
Portugal à l’image de sa famille royale sans héritier7, l’autre, l’Espagne, est en
pleine expansion, ayant pignon sur rue à Rome où elle fait et défait les élections
papales, réservées aux Italiens. Ce que le pape Alexandre VI avait accordé en
1493, le pape Grégoire XV le défait. En 1622, sans dénoncer le traité de
Tordesilla, il le rend caduque en créant le Collège de la Propagande, une
administration indépendante des deux pays dont la responsabilité sera d’assurer
la formation du futur personnel des pays nouvellement évangélisés. C’est l’arrêt
de mort du padroãdo. Pour tous les missionnaires portugais, João Rodrigues
inclus, c’est un affront.
Sans doute pour se poser en expert incontesté de la Chine auprès de cette
nouvelle administration - la place est libre depuis la disparition de Ricci-
Longobardo dont l’autorité locale a été d’une certaine façon confortée par le
fiasco de la conférence de Macao de 1621 publie début 1625 un opuscule dont le
titre explique clairement l’objectif : « Courte réponse sur les controverses au
sujet de Shang-Ti, T’ien-shen, et Ling-hun et d’autres noms chinois et termes ;
afin de déterminer lesquels peuvent ou ne peuvent pas être utilisés dans notre
communauté chrétienne ».
Furtado, vice-général pour la Chine, plus au fait de ce qui se passe à Rome où
les jésuites viennent de perdre leur principal appui avec la disparition du pape
Grégoire XV et qui a vu élire comme pape le champion des dominicains, censure
l’ouvrage. Longobardo n’a aucune chance de devenir l’expert du Collège de la
Propagande mais un tel ouvrage donnerait des munitions aux ennemis de la
Compagnie. L’opuscule est mis à l’index avec interdiction d’être publié. Qui
plus est, pour être certain que rien ne transpirera des élucubrations de
Longobardo sur la question, Furtado en ordonne la destruction immédiate,
croyant qu’il n’en existe qu’un exemplaire8. Bien entendu, de tout ce micmac,
l’empereur chinois et les lettrés ne savent rien.
En 1628, l’empereur Tianqi meurt de maladie. Lui succède Chongzhen, son
frère, dont les jésuites savent peu de choses. Ces successions sont toujours
délicates car, tout comme à Rome, la position des jésuites en Chine ne tient
qu’au bon vouloir de celui qui est au pouvoir. L’ambition de la direction de
Macao est de ne pas ébranler le statu quo, de ne prendre aucune initiative et de
se familiariser avec la pensée du nouvel empereur sur la question religieuse.
Comme il n’y a pas de religion d’état, il n’y a pas de dogme à suivre mais
seulement la tradition. Mais pour les ambitieux, une succession est une
opportunité qu’il faut saisir. À la conférence organisée en Chine par la mission
jésuite pour discuter de l’attitude à suivre vis-à-vis de l’empereur et de ses
nouveaux ministres, la vieille querelle sur le nom de Dieu en chinois ressurgit.
N’est-ce pas le moment opportun pour régler le problème car l’empereur n’y
connaît rien ? Sans doute pourrait-il accepter une nouvelle nomenclature
chrétienne.
Palmeiro, le nouveau vice-général de la région, est horrifié par la tournure des
événements. Personne ne s’occupe vraiment de l’empereur de Chine, les
missionnaires tout à leur querelle ont perdu tout sens de la discipline. Chacun a
ses accommodements, chacun est scandalisé par ceux du voisin. Palmeiro
constate que, de dérive en dérive, bon nombre de missionnaires réinventent le
dogme dans le vain espoir de convertir une population chinoise totalement
récalcitrante à la religion chrétienne car, malgré leur extrême souplesse, les
missionnaires n’attrapent personne dans leurs filets. Les résultats, personne ne
peut le contester, sont horriblement médiocres : à peine six mille ouailles en
quarante ans, toutes douteuses car toutes pratiquant encore le culte des ancêtres !
À Macao, la direction s’inquiète d’autant plus que les nouvelles venant des
Philippines - où les Espagnols font la pluie et le beau temps - sont épouvantables
: les concurrents dominicains9 ont en vingt ans réduit la population locale à la
plus stricte obédience catholique. Il ne reste que l’île de Sulu à convertir. Mais
c’est un sultanat musulman et tout le monde sait depuis les croisades que
convertir un musulman est une autre affaire que de convertir un sauvage.
En 1629 Palmeiro décide de geler la situation, déclarant que ni « shang-ti » ni «
t’ien » ne doivent être utilisés tant que le collège de la Propagande n’a pas
définitivement statué. C’est une initiative louable, Palmeiro suivant à la lettre les
nouvelles directives papales, mais c’est une terrible erreur. Désormais le débat
n’est plus confiné aux experts de la Compagnie mais à tous les spécialistes de
l’évangélisation. Il semblerait que Palmeiro ait en fait pris par surprise la
direction de la Compagnie à Rome car cette dernière décide d’annuler cette
décision mais en vain. Le Collège est désormais l’arbitre de la situation et il leur
faut en attendre le verdict. Chacun va alors fourbir ses armes, la Compagnie pour
reprendre le contrôle du débat et ses ennemis pour détruire son de facto
monopole sur la Chine.
Notre livre est à propos de la Chine et nous voilà loin de Pékin mais, pour
comprendre la réaction chinoise à l’ingérence européenne dans sa société, il ne
suffit pas d’expliquer qu’elle sera négative, violente et sans appel, il nous faut
aussi comprendre pourquoi les Européens n’ont à aucun moment compris la
position de l’adversaire. Nous découvrons ici que la Chine, la société chinoise et
la culture chinoise, sont totalement absentes des décisions prises à Macao ou à
Rome. Il s’agit d’abord d’une querelle entre les équipes romaines chargées de
détruire les civilisations et sociétés qui ne sont pas chrétiennes, officiellement
parce qu’elles vivent dans le péché et sont donc condamnables et condamnées à
l’enfer (elles ne sont pas humaines car l’humanité c’est la chrétienté),
officieusement parce que l’équipe qui les soumet les rançonne, s’enrichit et
devient plus puissante sur la planète Rome. Ainsi lorsque les Chinois découvrent
qu’ils sont au centre d’une âpre querelle entre « lettrés » romains et que ces
derniers ont la prétention de leur dicter ce qu’ils doivent en penser, ils sont
d’abord médusés. Eux qui avaient cru, à travers l’image ciselée par Ricci, qu’il
existait un monde d’intellectuels auquel ils ne comprenaient rien mais qu’ils
respectaient parce qu’il s’agissait de savants et que leur monde était harmonieux
et désintéressé découvrent un monde arrogant obsédé par l’argent et le pouvoir,
où la religion n’est qu’un prétexte, un monde sans aucune harmonie, quelque
chose d’inadmissible dans leur propre credo. Bref Ricci n’était qu’un charlatan
comme beaucoup d’autres avant lui venus vendre la bonne parole en Chine. La
chute est dure.
Nous allons voir comment le mensonge fut peu à peu démasqué non pas suite à
une enquête approfondie faite par les Chinois mais simplement par les absurdes
prétentions du monde occidental à considérer la Chine comme un pays sans
passé et sans culture, une simple terre à conquérir, à christianiser puis à
exploiter.
1. Longobardo arrive en 1597 en Chine. Il reste pendant treize ans dans le sud avant de s’installer en 1611 à Pékin. Il meurt en 1654.

2. “Une courte réponse sur les controverses au sujet de Shang-ti, T’ien-shên, et Ling-hun, et autres noms et termes chinois ; pour
déterminer lequel d’entre eux doit ou ne doit pas être utilisé dans la communauté chrétienne” (Reposta breve sobre as controversias) écrit
en 1623-24. Furtado, le vice-général responsable de la Chine, ordonne la destruction de l’ouvrage.

3. Les deux missions sont au reste sous l’autorité de Macao qui assure la coordination.

4. Claudio Acquaviva (1543-1615) est napolitain. Il devient le cinquième général de la Compagnie de Jésus. Il fait dresser la « Ratio
studiorum » en 1599 dans laquelle il en fixe les règles.

5. Rodrigues n’aura pas le loisir de passer à l’action en Chine mais, voulant mettre en pratique sa méthode au Japon pour expurger les
rituels sociaux qu’il considère idolâtres, il provoquera une réaction si violente que sa mission sera décimée, les chrétiens immolés et les
survivants expulsés. Ce sera la fin de l’influence occidentale au Japon.

6. Alors que l’Église est hautement décentralisée pour accommoder un épiscopat contrôlé par les grandes familles nobiliaires d’Europe,
elle décide de se structurer comme un état souverain dont le pape est le chef et les missionnaires son armée (d’où le titre de général pour le
dirigeant de la Compagnie de Jésus, qui devient un temps la troupe de choc). Sur le plan apostolique, le concile cherche à répondre aux
critiques de Luther (cela donnera la contre-réforme) et rénove son message en essayant d’intégrer les premières acquisitions de la science
et l’évolution de la pensée philosophique en Europe.

7. Le roi est alors Philippe II, fils et petit-fils de princesses portugaises. La famille royale portugaise n’ayant plus d’héritier mâle, il
revendique la couronne portugaise à titre personnel. Philippe s’engage à respecter les libertés portugaises. Cette union personnelle des
deux couronnes durera jusqu’en 1640.

8. Hélas pour Furtado, un dominicain espagnol, le frère Navarrete, recopie l’ouvrage de Longobardo avant sa destruction. Il le publiera à
Madrid en 1676, comptant ainsi discréditer la compagnie de Jésus.

9. Il peut paraître choquant à certains de nos lecteurs de nous voir ici utiliser le mot de concurrent alors que nous parlons de missionnaires
mais il est clair que les motivations essentielles des divers ordres participant à la propagation de la foi sont plus politiques que religieuses,
l’objectif étant en définitive le contrôle de l’église qui est avant tout une vaste entreprise où le pouvoir se mesure à deux aunes : la richesse
et la collecte des âmes.
CHAPITRE 14

Le coup de main de Louis XIV

Comment traduire le mot « Dieu » en chinois n’étant plus un débat ayant lieu à
Pékin ou à Macao, ça devient à Rome le fil conducteur d’une pelote que les
évangélisateurs de toutes sortes vont s’empresser de dévider. Pendant plus d’un
siècle chacun va dépecer à loisir les écrits de Ricci, oubliant l’essentiel, c’est-à-
dire la vision que Ricci avait voulu donner de la Chine elle-même, qui analysait
assez bien les ressorts de la Grande Règle. Cette dernière est au reste totalement
oubliée. L’Europe a la Bible comme alpha et oméga, la Chine rien.
Les Espagnols qui ont comme outil les dominicains trouvent une certaine
satisfaction à ce petit jeu. Ils croient encore dur comme fer que l’empereur
gouvernant à Pékin n’est pas différent de l’empereur aztèque. On lui prête la
même capacité intellectuelle, la même superstition et surtout et aussi la même
richesse. Tout cela est l’axiome de départ, un axiome il est vrai contesté par les
jésuites, mais ces derniers ont de plus en plus de difficulté à se faire écouter et à
expliquer dans un monde devenant « scientifique » ce qu’ils font à Pékin si ce
n’est calculer un calendrier auquel le gouvernement attache des vertus
surnaturelles. Cela ne rappelle-t-il pas d’ailleurs le calendrier maya ? Et on sait
ce qui arriva aux Mayas.
La lutte est d’autant plus âpre que la question n’est plus de savoir si les
Chinois feront de bons chrétiens mais qui mettra la main sur les richesses de
l’empire. Rome tout comme l’Espagne et, nous allons le voir, la France se
mettent sur les rangs puis viendra

l’Angleterre mais ce sera au XIXe siècle et dans les basques de celle-ci que les
missionnaires américains eux aussi voudront leur ouailles.

Mais revenons à la mort de Grégoire XV (1623) et à l’arrivée d’Urbain VIII,


l’homme qui fera condamner ou qui sauvera Galilée selon les uns ou selon les
autres. Avant d’être pape, Urbain VIII était curieux de tout. Devient-il otage des
dominicains qui l’ont aidé à être élu ? On ne sait. Le personnage est avant tout
un stratège qui veut renforcer l’autorité papale mise à mal non seulement par les
jésuites mais par les cardinaux, les rois, les moines et tous ceux qui se veulent
plus royalistes que le roi. En 1631, il décide que le monopole de la Compagnie
des Jésuites n’a plus de raison d’être. On ne peut lui donner tort. Ce monopole
n’avait été qu’un produit des circonstances. Et puis les résultats sont pitoyables.
Les jésuites parlent, parlent et ne convertissent pas. Désormais le pape organise
la compétition. D’autres ordres iront en Chine. Bien entendu cette décision
papale n’est aucunement discutée avec l’empereur de Chine. Son avis ne compte
pas. Tout cela est décidé par le biais, pour ne vexer personne. Si sa décision
abolit de facto la bulle de Grégoire XIII qui avait servi les intérêts des jésuites,
officiellement on ne touche toujours pas au padroãdo qui organise un monopole
du transport des missionnaires dans la région. Donc si chacun peut aller en
Chine, tous ne sont pas lotis à la même enseigne pour y arriver. Depuis 1580, la
route de l’Extrême-Orient est Cadix - Vera-Cruz - Acapulco - Manille - Macao
afin d’éviter les flottes hollandaise et anglaise qui occupent déjà l’océan indien.
Les deux pays sont ennemis de la papauté et du monde catholique, l’un étant
anglican, l’autre protestant.
La décision du pape d’ouvrir la concurrence1 cristallise les positions des uns et
des autres. « Deux frères espagnols ont même clamé que Sa Majesté Catholique,
le roi d’Espagne, pourrait s’emparer de la Chine avec 4 000 hommes » écrira
Furtado, un jésuite, au pape Urbain VIII, quelques années plus tard, pour se
moquer des prétentions dominicaines. Mais il y a le précédent : Pizzaro
conquérant le Pérou avec 50 hommes. On peut toujours rêver et

tout le monde rêve, sauf les jésuites qui ont pris la mesure du pays. Mais la
riposte est facile. Ne tolérent-ils pas la superstition, ne cachent-ils pas le crucifix,
ne modifient-ils pas ouvertement les sacrements ? On a envoyé beaucoup de
gens au bûcher pour moins que ça.

Urbain VIII divise pour régner. Il est conscient et tous ses successeurs le seront
également, que la Chine est un gros morceau. Les jésuites sont déjà trop
puissants en Amérique latine. Ils sont l’état dans l’état. Aux Philippines, au
Mexique, ce sont les domnicains qui sont l’état dans l’état. Alors les papes,
pendant longtemps, naviguent entre les écueils, essayant, sous prétexte que la
Chine est trop loin et sa connaissance trop fragmentée, de ne pas se prononcer en
faveur des arguments que les jésuites, franciscains et dominicains présentent tour
à tour, temporisant parce que trancher pour un ordre ou un autre aboutirait en
Europe à s’aliéner un allié ou à se faire un ennemi. Le pouvoir à Rome est aussi
précaire. Les papes meurent souvent et une élection est toujours une quesion
d’alliances. Aucun cardinal, aucun pape ne veut brûler ses vaisseaux2. La tâche
n’est pas facile car sur le plan des arguments incontestables, les dominicains et
les franciscains3 qui sont pour une application stricte des lois canoniques ont
raison. Qui plus est l’intolérance religieuse est alors la qualité essentielle de tout
bon chrétien4. Cependant leur point faible face aux jésuites est qu’ils ne pèsent
rien politiquement en Chine. Peu importe que les jésuites ne convertissent guère,
ils progressent politiquement car ils franchissent en 1644 une étape
supplémentaire. Les voilà désormais à la cour même de l’empereur. Ceci ne peut
être nié ou oublié.
En effet, l’un des leurs, Adam Schall, est désormais le directeur du bureau
astronomique, c’est-à-dire l’un des plus hauts fonctionnaires de la cour impériale
chinoise. Comment une telle nomination a-t-elle pu se passer ? Rappelons ici
que le mandarinat est placé sous le signe du mérite et que la Grande Règle confie
le calcul du calendrier à l’empereur. C’est même quasiment sa fonction la plus
fondamentale, puisque du calendrier découle le reste. Depuis

1380, l’empereur entend recevoir de son bureau d’astronomie5 un calendrier


complet un an à l’avance pour pouvoir le communiquer à ses mandarins dans
toutes les provinces.
La méthode utilisée pour le calcul de ce calendrier fut de tout temps une source
de disputes entre divers mathématiciens. À l’arrivée de Ricci à Pékin, le bureau
responsable suit la méthode établie par Kouo cheou-king, une sorte de Léonard
de Vinci chinois, touche-à-tout, qui vécut de 1231 à 1316. Cette méthode
qu’appliquent des mathématiciens arabes, Ricci l’avait trouvée mauvaise. Il s’en
était confié au cercle de ses amis chinois. Cette observation n’avait pas porté ses
fruits. Cependant Ricci avait certainement informé la Compagnie de Jésus de ce
talon d’Achille dans la machinerie chinoise car la mission de Pékin ne reçut que
des mathématiciens de très haut niveau.
En 1629, le calendrier publié s’avérant relativement faux, les récoltes étant
affectées (on comprend ici que la Grande Règle traite également de l’économie
d’une grande société agraire), un lettré chinois, Su koang-ki, reprend les
arguments de Ricci et présente à l’empereur un mémorandum sur le calcul du
calendrier. Ce dernier ne tranche pas mais autorise la fondation d’un bureau
annexe, le li-kiu, où deux jésuites, le père Schall et le père Rho, travaillent sur le
calendrier. Pendant plusieurs années, ils vont ainsi élaborer une méthode qui
aboutit en 1634. Le chef du bureau, Li t’ien-king, qui leur est favorable, présente
à l’empereur six grandes maquettes d’instruments astronomiques pour améliorer
les mesures nécessaire au calcul de la position des astres et des planètes.
Le tribunal des Rites qui doit trancher, ne se prononce pas. Il demande
seulement à voir et laisse les jésuites faire leurs preuves pendant sept ans.
L’empereur Chongzhen, qui règne depuis 1628 a, au reste, d’autres chats à
fouetter, il est en train de perdre son empire et, lorsqu’un seigneur de la guerre,
Li tzeu-tcheng, surprend Pékin en 1644, il se pend plutôt que d’être pris.
C’est le début d’une nouvelle dynastie, la dernière de l’empire, celle des Tsing,
qui s’éteindra en 1912. Or la Grande Règle le disait, le calendrier était une façon
de juger si l’empereur avait bel et bien le mandat du Ciel, c’est-à-dire la
légitimité nécessaire pour gouverner. La fin tragique de l’empereur Chongzhen
avait ainsi une explication ancrée dans la Grande Règle : depuis des années, son
calendrier officiel était faux, le calendrier des jésuites étant le seul correct. Une
formidable opportunité s’offre donc aux jésuites puisque le régent Drogon (ou
Dorgoun) se doit, pour rendre légitime l’intronisation d’un nouvel empereur (le
roi mandchou qui

n’est qu’un enfant6), de présenter un calendrier précis. Il réorganise donc le


bureau de l’astronomie, suivant en cela les recommandations de la Grande
Règle, et le confie à Adam Schall qui,

depuis dix ans, a fait ses preuves et n’a commis aucune erreur. Désormais le
calendrier sera juste. L’élévation du roi manchou au trône impérial est donc
justifiée et trouve son fondement dans la Grande Règle.
L’élévation d’un jésuite à un poste important à Pékin reste cependant, en ce
qui concerne la machine administrative chinoise, un acte individuel. C’est en
cela que l’on en constate la modernité. Drogon ne retient de Schall que sa
capacité d’astronome et de mathématicien. Sa protection ne s’étend donc pas à la
mission elle-même. Au demeurant, à côtoyer les grands de la Chine, ses
membres se retrouvent bientôt scindés en deux clans politiques, certains jésuites
au sud du pays se retrouvant soutenir le prétendant Ming7 à la succession
régulière de l’empereur défait.
Schall garde sa fonction jusqu’à la mort de l’empereur. À l’intronisation de
Kangxi, un enfant, la Grande Règle qui lui a servi le dessert. La régence
réorganise le bureau. Les quatre princes mandchous qui la composent sont en
guerre ouverte entre eux et il leur faut faire un geste fort pour marquer les
esprits. Le bureau revient alors à l’ancienne méthode. Cette décision ne surprend
pas les jésuites. Le temps est pour eux. Effectivement quand Kangxi
devient majeur8, en 1668, il se doit également de porter sa marque sur la
question du calendrier d’autant que son arrivée au pouvoir ne se fait pas sans
difficulté, un régent cherchant à usurper le pouvoir. Il décide donc d’organiser
un concours entre les deux écoles afin de déterminer laquelle est la meilleure. Il
ordonne aux deux parties de calculer la longueur qu’aurait l’ombre d’un pignon
situé sur l’observatoire de Pékin à un jour donné. Une commission est établie
pour contrôler les résultats. Comme l’écrit Léon Wieger, le soleil donna tort aux
Arabes et raison aux jésuites. Schall étant mort, c’est Ferdinand Verbiest, un
Belge, qui devient le responsable du bureau d’astronomie. Kangxi régnant
jusqu’en

1722, Verbiest n’eut pas à souffrir d’une nouvelle succession en Chine. Les
jésuites touchaient enfin au but. Les voilà qui vont rester pendant un demi-siècle
dans les corridors du pouvoir. Mais cela ne servira à rien. Les relations entre la
Chine et l’Occident vont pendant cette période se dégrader constamment,
jusqu’à la rupture finale.

Pourtant tout commence sur un coup de foudre. En 1667 paraît en France un


ouvrage du père Athanase Kircher intitulé « La Chine illustrée ». C’est le point
de départ d’une vogue. La folie des porcelaines ne laisse pas un espace libre sur
les consoles ou les cheminées. Les curieux, fascinés par les écrits des pères
jésuites, ne doutent pas un instant que la Chine est économiquement très en
avance, la preuve en est qu’elle manufacture des produits consi-dérés de luxe en
Europe en grande quantité. Il y a déjà dans cette observation un grande naïveté.
Personne en Europe n’imagine qu’il s’agit d’objets ordinaires que les bourgeois
chinois utilisent au quotidien. Au reste l’Europe a encore à découvrir que les prix
de production s’effondrent quand on produit en masse et qu’il vaut mieux vendre
un million de bols à un sou qu’un bol à un million. Cette civilisation agraire est
déjà une puissance industrielle qui connaît les lois du marché depuis des lustres.
La Chine garde soigneusement le secret de ses productions industrielles et
abandonne volontiers ce qui ne sert pas à grand-chose. Elle est déjà à l’ère de la
« mass production ». Les porcelaines de Saxe, ou de Sèvres, seront plus
coûteuses que les productions de l’empire à qualité égale. De même, les vernis
chinois font l’admiration. Comment parviennent-ils à produire des vernis qui ne
jaunissent pas9 ?
Profitant de cet engouement sur la Chine paraît en 1687 à Paris le Confucius
Sinarum Philosophus. L’ouvrage est immédiatement un best-seller. Confucius
devient du jour au lendemain l’un des sages au panthéon des philosophes.
Paradoxalement, le succès de cette œuvre de divulgation, cette démocratisation
de la connaissance, loin de servir les jésuites, va aboutir à une radicalisation de
la position de Rome et mener aux désastreuses décisions que nous allons voir.
De Voltaire à Leibniz, des aristocrates aux manants, chacun a en effet
désormais l’impression de connaître la Chine et les Chinois. Cette connaissance,
à travers le prisme jésuite, bien que fragmentaire et biaisée, a pour résultat
immédiat d’élargir le débat que dominicains et jésuites avaient jusqu’ici confiné
à Rome à des questions religieuses. Or Confucius arrive sur la scène parisienne,
alors le centre du monde civilisé, en pleine querelle janséniste.

En peu de mois, ce n’est plus l’opinion de Ricci, ni vraiment le nom de Dieu


mais l’autorité du pape dont il s’agit car Rome se bat, non plus pour cueillir les
âmes chinoises, toujours aussi rares, mais pour maintenir son influence, son
pouvoir, ses revenus, et ses chasses gardées.
Les jésuites, bien en place à Pékin, sont mal en point à Rome mais ils se
remettent en selle quand Louis XIV, sur les instances de Madame de Maintenon,
prend un confesseur jésuite. Cette décision jette un vent de panique à Rome.
Voilà la Compagnie avec une position incontournable à Paris et à Pékin. Qui
plus est Louis XIV, en cette fin de siècle, est l’ennemi juré de la papauté qui lui
fait de l’ombre.
Il nous faut revenir un peu sur ce qui se passe en Europe pour comprendre
l’antagonisme qui règne entre les parties. Il ne s’agit pas de théologie mais de «
real politik » comme on disait à l’époque de la guerre froide.
Le 10 février 1673, dans ce qui est connu comme la déclaration de Saint-
Germain, ne supportant pas les interférences papales et voulant étendre son
domaine régalien, Louis XIV déclare son droit absolu d’administrer
séculairement et religieusement tous les diocèses de France durant leur vacance
(ce conflit est aujourd’hui connu dans l’histoire sous le nom de conflit de la
régale. La régale était le droit du roi de percevoir les revenus des évêques).
Le pape Clément X, pape de 1670 à 1676, pense au départ qu’il s’agit d’une
querelle d’argent, le roi guignant des revenus à chaque succession. En réalité, il
s’agissait d’une affaire de souveraineté nationale, Louis XIV s’arrogeant non
seulement le droit de saisir les revenus ecclésiastiques en période de vacance
mais aussi le droit de nommer le successeur, donc d’agréer les évêques.
Cinquante-sept des cinquante-neuf évêchés concernés se plient à l’autorité du
jeune roi. Deux évêques connus pour leurs opinions jansénistes, celui d’Alet, un
nommé Pavillon, et celui de Pamier, un nommé Caulet, s’y opposent. Le pape,
dans un bref émis en

1678 (l’un des deux évêques est déjà mort) leur donne raison. Ce bref papal
aiguillonne Louis XIV. Il y voit une grossière interférence dans son royaume. Il
décide alors de s’attaquer directement aux prérogatives papales en France, et
dans l’histoire qui nous

intéresse, il obtient le soutien des jésuites qui y voient une occasion de


déstabiliser la Curie romaine et ses alliés dominicains.
Le 12 mai 1682, Bossuet fait approuver par trente-cinq évêques et trente-cinq
prêtres la déclaration des Quatre Articles. Louis XIV remodèle l’église de France
sur celle d’Angleterre. La déclaration proclame l’indépendance absolue des rois
du point de vue temporel, donc le droit absolu de nommer les évêques, la
supériorité du concile œcuménique français sur le pape, l’existence des libertés
de l’église gallicane. Pour parachever la marque de son autorité absolue, Louis
XIV refuse également de reconnaître l’infaillibilité du pape. Toute décision
papale doit, selon lui, être soutenue par le consentement de l’église (une chose
que Louis XIV sait être parfaitement impossible). Le pape réagit en refusant de
reconnaître les évêques nommés par Louis XIV. Celui-ci passe outre.
Louis XIV ne s’attaque pas seulement à Rome. Il ébranle le consensus avec les
protestants en publiant l’édit de Nantes (1685). En apparence la décision est
favorable au monde catholique et riche de conséquences financières, l’église
récupérant tous les biens protestants mais cela ne suffit pas à amadouer le pape
qui voit bien que c’est un subterfuge. Au final c’est Louis XIV qui s’approprie
les biens du clergé catholique et des bourgeois protestants expulsés.
En 1688 le pape exaspéré joue son joker : l’excommunication. Le clergé
français panique quelque peu mais cette mesure laisse Louis XIV de marbre. Il
ne change rien à sa politique. Il attend. Un pape meurt (Innocent XI), un autre lui
succède, Alexandre VIII. Ce dernier poursuit la politique de son prédécesseur.
Les empiétements de Louis XIV sur l’autorité papale sont insupportables.
Alexandre
VIII publie la bulle Inter multiplices peu avant la fin de son court

règne (trois ans). C’est une condamnation en règle contre la déclaration des
Quatre Articles. Désormais le clergé français est placé devant un choix simple :
être déclaré hérétique ou se révolter contre son roi.
C’est un jeu dangereux. La dernière querelle de ce genre avait vu Henri VIII en
Angleterre saisir tous les biens d’église et chasser les catholiques du pays. Rome
y avait tout perdu. Dans la Curie, les avis sont partagés sur la tactique à suivre.
Alexandre VIII ne prend-il pas trop de risques ? Louis XIV risque d’agir comme

Henri VIII. Il est clair qu’il ne bougera pas. La France est alors la plus grande
puissance catholique européenne. Il ne craint pas le pape. La Curie comprend la
menace. Des négociations byzantines s’engagent, Fénelon plaidant
occasionnellement le dossier à Rome. Elles aboutiront en 1693 sous le pape
Innocent XII.
Si nous nous évoquons cette querelle, aujourd’hui oubliée, entre Louis XIV et
le pape, c’est qu’elle présente des similarités avec ce qui va se passer peu
d’années après entre l’empereur de Chine et le pape. Malgré la distance infinie
qui sépare l’univers de Louis XIV de celui de Kangxi, le pape agit de la même
façon qu’il s’agisse d’un Français ou d’un Chinois.
Les jésuites s’étant alignés derrière Louis XIV, il n’est pas surprenant de voir
que la papauté ne leur pardonne pas cette trahison. De fait la Compagnie va
désormais être harcelée non seulement en Chine mais, comme nous le verrons,
en Europe par la Curie papale. L’un des siens, Musnier, sera condamné et mis à
l’index, pour ce qu’il dit et ce qu’il pense à propos de la Chine. Une telle
condamnation publique ne s’était jamais produite.
Une fois la menace d’un schisme écarté, le collège de la Propagande reçoit
instruction de lancer une offensive finale contre la Compagnie avec pour mission
de la déloger de Pékin. Pour cela le pape va utiliser sa nouvelle arme qui, ironie
de l’histoire, est française : la société des Missions étrangères de Paris, fondée en
1658 par deux aristocrates, F. de Montmorency-Laval et P. Lambert de la Motte
et le père Pallu.
À l’époque de sa création, sous Louis XIII à qui la papauté n’a rien à
reprocher, cette nouvelle société présente à Rome trois avantages exceptionnels :
- casser le monopole des jésuites et des dominicains ;
- n’être ni espagnole ni portugaise (les relations entre les deux pays sont au plus
mal comme nous le savons et cela se répercute dans toutes les missions
étrangères) ;
- être riche. Mazarin, ancien secrétaire des légats pontificaux

et désormais l’homme le plus puissant de France10, en assure le financement.


Avantage supplémentaire de ce nouvel outil, l’utilisation de missions
francophones contourne le padroãdo dont les jésuites se

servent pour filtrer tout ce qui se dirige vers la Chine. Les missionnaires français
arrivant en Chine n’ont nul besoin des bateaux portugais. Ils voyagent sur les
bateaux de la Compagnie des Indes commerçant avec le port de Ningpo11.
La décision de la Compagnie de s’allier à Louis XIV, le souverain le plus
puissant d’Europe, a pour résultat de franciser la compagnie. La perte
d’influence des pays fondateurs de ce mouvement, le Portugal et l’Espagne, est
spectaculaire. En 1682,

un francophone belge, Charles de Noyelle, en devient le général12. Mais à terme,


cet alignement avec les intérêts français va s’avérer fatal car l’expansionnisme
colonial français organisé par Colbert et Louvois va tourner au fiasco après
l’implosion de la Compagnie des Indes.
Quant au pape, ignorant tout de la personnalité de l’empereur chinois, il va se
heurter à plus fort que lui. Au final, les jésuites perdront la partie, et Rome la
Chine. C’est ce que nous allons voir maintenant.
1. En 1640, avec l’aide de Richelieu, le Portugal retrouve son indépendance en mettant à sa tête le duc de Bragance qui est proclamé roi
sous le nom de Jean IV. La révolte des Portugais contre la famille royale espagnole a pour origine la perte de leurs comptoirs commerciaux
en Afrique et au Brésil, qu’ils attribuent à une collusion entre les Espagnols et les Hollandais. Jean IV lancera deux campagnes militaires
(1643-1648) pour reprendre les comptoirs africains puis une nouvelle campagne chassera les Hollandais du Brésil en 1654 en fomentant
une révolte populaire orchestrée par les jésuites (n’oublions pas ici que les Hollandais sont protestants et qu’ils ne reconnaissent pas
l’autorité du pape). L’Espagne va essayer pendant vingt-huit ans de reprendre le Portugal mais n’y parviendra pas. Nous sommes donc à
une époque où les relations entre Portugais et Espagnols sont au plus bas de leur histoire. À notre sens, cette toile de fond historique est
l’un des ressorts psychologiques qui contribue alors à exacerber la querelle des rites, les dominicains espagnols n’ayant de cesse d’essayer
d’affaiblir les jésuites portugais d’Asie. Au reste, le Portugal devra se résigner à l’effondrement de ses positions dans cette partie du
monde. Sans l’appui de l’Espagne, désormais hostile, il ne peut résister aux Hollandais, qui s’emparent de Malacca en 1641, Mascate en
1650, Cochin en 1663 et Ceylan en 1658. De même les Anglais délogent les Portugais de Bombay en 1661.

2. À Urbain VIII succède Innocent X, pape de 1644 à 1655. Il est élu grâce à l’appui de la couronne
espagnole. Il se fait ainsi un ennemi de Mazarin, qui était en bon terme avec Urbain VIII. Mazarin menace
de saisir Avignon, encore une terre papale incrustée en France, lorsque Innocent X condamne les clauses
religieuses des traités de Westphalie qui mettent fin à la guerre de trente ans et marquent l’abandon définitif
des revendications espagnoles au nord de la France. Le pape est particulièrement furieux de voir l’autorité
épiscopale réduite. La Consitutio Westfalica prévoit en effet que les électeurs soient portés de sept à huit,
avec cinq laïcs contre trois ecclésiastiques. En outre la fin de la guerre sauve le protestantisme en mettant
fin à la dernière guerre de religion que connaît l’Europe. Pour le pape, c’est un affront qu’il ne pardonne pas
à Mazarin. Louis XIV se montrera tout aussi dédaigneux de la papauté à qui il ne voudra reconnaître aucune
influence sur l’épiscopat français.

3. Sous ce nom se regroupe en fait une myriade de frères mineurs. L’ordre remonte à

Saint François d’Assise, mais il est totalement réorganisé en 1517 par le pape Léon

X. C’est à l’origine un ordre mendiant ne formant pas de communauté cloîtrée. Sa hiérarchie est très lâche,
sans centralisation.

4. Rappelons ici que la lutte d’influence entre les différents ordres religieux a pour toile de fond une
querelle entre les traditionnalistes qui s’en tiennent à la doctrine de Saint-Augustin et les progressistes qui
sont essentiellement des jésuites. Les innovations théologiques de Ricci, sa politique d’accommodation font
de lui un molliniste (du jésuite Molina 1536-1600) qui juge qu’une grâce suffisante apporte en toutes
circonstances le concours divin.

5. connu sous le nom de Kinn-t’ien-kien

6. Il s’agit de l’empereur Cheu-tsou (ou Chounn-tcheu) qui ne règnera pas longtemps. Marié à quatorze ans,
il meurt à vingt-quatre ans, quelques années seulement après la mort du régent qui garde le pouvoir jusqu’à
sa fin. Son fils de huit ans deviendra le grand empereur Kangxi qui scellera le sort des Occidentaux en
Chine.

7. Il s’agit du prince de Kuei, qui se proclame empereur à Chao-ching, au sud de la Chine en 1646. Un
jésuite, le père Boym, jugera à propos d’accepter une mission demandant au pape Innocent X de soutenir les
Ming. Le prince de Kuei sera défait, se réfugiera en Birmanie d’où il sera expulsé. L’empereur le fera
étrangler ainsi que toute sa famille.

8. La majorité de l’empereur coïncide avec la puberté. Elle est à quatorze ans.

9. Les frères Martin firent au XVIIIe siècle une fortune en devenant les spécialistes du vernis “Martin” qui
était, paraît-il, un vernis “chinois”. Guillaume Martin breveta le premier procédé en 1730 et devint
vernisseur du roi. En fait le vernis “Martin” utilisait une résine exotique, le copal, importée non de Chine
mais de Ceylan. Le secret était d’ailleurs plus dans la manière d’étaler le vernis en quarante-trois couches
différentes, les vingt-trois premières étant un fond.

10. Il faut se rappeler que Mazarin, Italien d’origine, commence son extraordinaire carrière politique grâce
au pape Urbain VIII, qui en fait le secrétaire des légats pontificaux. Il arrive ainsi à Paris en tant que nonce
pontifical en 1635 (c’est-à-dire ambassadeur du pape). Il revient ensuite en France en 1640 à la demande de
Richelieu qui l’apprécie. Ce dernier en fera son successeur. Mazarin, à partir de 1653, prépare sa sortie en
rendant à Louis XIV qu’il a formé tous les pouvoirs. Vers 1657, il met en place une stratégie pour faire de
Louis XIV l’empereur allemand et de lui-même le nouveau pape. La création de la société fait partie du
plan mis en place car, bien qu’élevé chez les jésuites, Mazarin ne leur fait pas confiance (à l’époque la
compagnie n’est pas encore francisée). La politique suivie par Mazarin, en droite ligne de celle de
Richelieu, lui a définitivement aliéné les Espagnols mais lui a acquis les Portugais. Il meurt trop jeune, à
cinquante-neuf ans, pour réaliser son ambition suprême.

11. Un fait significatif souvent ignoré par ceux qui s’intéressent à la querelle des rites est que le père La
Chaise (1624-1709), jésuite et confesseur, sélectionnera lui-même en 1686 à la demande du général de la
Compagnie (Noyelle) les candidats à la mission jésuite de Pékin. Or cette même année 1686, le père La
Chaise servira d’intermédiaire entre le pape et Louis XIV dans l’affaire de la régale.

12. La correspondance entre Noyelle et Verbiest était scellée avec la marque “Personnelle” sur le courrier.
On peut donc aisément soupçonner que les deux hommes se méfiaient de leur entourage portugais, tous
deux étant probablement opposés au maintien de la pratique désuète du “padroãdo” qui donnait un quasi-
droit de veto aux Portugais en leur permettant de retarder le transport des missionnaires qui leur
déplaisaient. De fait quand le père La Chaise, à la demande de Noyelle, propose à Verbiest six
missionnaires en 1686, Verbiest en retient cinq qui voyagent sur un bateau français, en violation du
padroãdo. Ils arriveront à Pékin le 7 février

1688, dix jours après la mort de Verbiest.


Les missionnaires français à Pékin ne reconnaissaient pas l’autorité traditionnelle de la mission jésuite de
Macao tant et si bien qu’en 1700, les deux missions furent formellement séparées.
CHAPITRE 15

Confucius est-il chrétien ?

Si la Chine est devenue un sujet à la mode à Paris, capitale du monde civilisé


sous le Roi-Soleil, on ne peut pas dire qu’à Pékin qui que ce soit se préoccupe du
pape, de Louis XIV, des Espagnols ou des Portugais. L’empereur règne sur
l’empire du milieu et cela suppose que l’univers a un centre et une périphérie.
Celle-ci a de toute époque été notoirement chaotique et totalement
incompréhensible. L’Europe, à son grand chagrin, ne sera jamais un sujet à la
mode.
Tout ce qui compte, c’est le calendrier et désormais c’est un certain Verbiest
qui s’en occupe. Il est belge mais on ne sait pas ce qu’est la Belgique, il est
jésuite mais on ne sait pas vraiment ce qu’est la Compagnie et c’est un homme
de sciences, excellent astronome et mathématicien. C’est tout ce que la cour lui
demande d’être. Ainsi donc à la fin du XVIIe, ce sont deux Belges qui orientent
la politique des jésuites en Chine, de Noyelle à Rome et Verbiest à Pékin. Mais
l’ambiance générale au sein de la Compagnie est telle que la correspondance
entre Noyelle et Verbiest est scellée avec la marque « Personnelle » sur le
courrier, pour ne pas être lue par d’autres.
Il faut dire que l’entourage de Verbiest reste portugais et que Macao lui bat
froid. Vieillissant, il fait part de ses inquiétudes à de Noyelle. Que va devenir la
mission après lui si elle tombe sous la coupe du Collège de la Propagande ? De
Noyelle comprend le danger. Les jésuites ayant choisi leur camp dans la querelle
entre Louis XIV et le pape, il demande directement au confesseur de Louis XIV,
le père la Chaise, de sélectionner une nouvelle équipe pour entourer Verbiest. La
mission de Pékin devient clairement

un instrument de la politique française. Les jésuites ne font plus dans le détail et


de fait Verbiest retient cinq des six candidats soumis à son approbation. Les
heureux élus partent de France sur un bateau français. Ce pied de nez au
padroãdo, c’est Louis XIV qui l’a voulu.
Le voyage est long. Cette nouvelle équipe jésuite, une fois de plus composée
de remarquables mathématiciens (Gerbillon, Bouvet, Fontaney, Visdelou,
Tachard, Le Comte) arrivent à Pékin le 7 février 1688. Il était temps. Verbiest
est mort depuis dix jours. Fort du soutien du roi de France, cette mission mettra
un point d’honneur à ignorer tout ce qui se passe à Macao, tant et si bien qu’en
1700, la Compagnie entérine une situation de fait. Macao n’a plus la
responsabilité de la Chine. Pékin est désormais une direction régionale
indépendante, rattachée directement à l’autorité du général de la Compagnie.
C’est une grosse perte pour les Portugais et les Italiens, mais il leur faut se
rendre à l’évidence. Ils ont perdu toute influence.
Louis XIV aurait-il alors réussi un coup de main ? Tout semble l’indiquer,
surtout qu’une opportunité extraordinaire en 1689 va changer le rôle traditionnel
de la mission qui était jusqu’alors d’être le pourvoyeur du calendrier.
Le grand empereur Kangxi, dont le règne est souvent comparé à celui de Louis
XIV tant pour sa durée que pour son influence, cherchant à fixer avec la Russie
les limites respectives des deux pays en Sibérie, se trouve avoir besoin d’un
interprète pouvant négocier avec les diplomates de l’empereur de Russie. Or la
langue de la diplomatie européenne est alors le français. Il faut négocier en
français avec les Russes. Kangxi, qui a toute confiance dans la probité de
l’équipe calculant son calendrier, somme son chef, François Gerbillon, un jésuite
français natif de Verdun, fraîchement arrivé à Pékin, d’aller avec Thomas
Pereira, un Portugais ayant travaillé avec Verbiest, en Sibérie rencontrer les
représentants de l’empereur de Russie. Les deux jésuites reviennent avec

un traité signé1.
Cette mission diplomatique délicate couronnée de succès brise définitivement
la glace entre l’empereur et les jésuites. L’empereur, contrairement à ses
prédécesseurs, est un homme curieux de

tout. Voulant mieux sonder ces hommes d’un autre monde, il se fait donner des
leçons de géométrie et de philosophie européenne par Joachim Bouvet et Jean-
François Gerbillon. Leurs entrevues sont alors quotidiennes et l’empereur,
probablement pour les remercier de leurs services dans la négociation avec les
Russes, leur accorde deux faveurs d’importance. Tout d’abord, il proclame un
édit de tolérance de la religion chrétienne (1692) puis, en 1693, il autorise la
mission à construire une maison dans la ville. Il aura fallu quatre-vingt-treize ans
pour obtenir ce privilège mais, comme il est accordé à deux jésuites français
inféodés à Louis XIV, cela ne satisfait guère le pape qui y voit un geste vis-à-vis
de son concurrent et rien d’autre.
La mission croit alors avoir verrouillé sa position en Chine. Par son attitude et
la qualité constante de ses missionnaires, plus hommes de science qu’hommes
d’église, elle projette enfin une image totalement différente de celle des
aventuriers hollandais, qui bombardent Macao en 1622 ou portugais, qui ont
assassiné leur propre gouverneur de Macao en 1646 (une action impensable en
Chine qui, rappelons-le, n’a pourtant quasiment pas de police. Un tel meurtre
aurait entraîné des représailles épouvantables et tous les participants et leur
famille auraient été exécutés, alors qu’aucun Portugais ne paiera pour cette
forfaiture).
Kangxi, autant pour des raisons commerciales que parce que sa méfiance est
au plus bas, décide alors d’ouvrir en 1699 tous les ports chinois au commerce
avec l’Europe. Ainsi en l’espace de six ans, mis en confiance par l’équipe de
Gerbillon à Pékin, la Chine ouvre enfin sa porte à l’autre monde.
Mais ce succès souffre d’un péché originel : les missionnaires responsables de
ce succès ont été sélectionnés à Paris et non par le Collège et, pire que tout, ce
sont des sujets loyaux de Louis XIV, la bête noire de la papauté italienne. Rome
n’aura de cesse que de reprendre la main. L’Europe y perdra tout.
Car Rome s’agite encore en Chine. Si la mission de Pékin semble perdue, il lui
reste sur place d’autres troupes, dominicains et franciscains bien entendu mais
aussi la toute nouvelle Société des Missions Etrangères de Paris. Au reste la
mission de Pékin ne fait pas du tout de prosélytisme et, même si elle obtient pour

le monde catholique de grands privilèges, personne ne lui en sait gré. Et si


depuis le début, depuis l’arrivée de Ruggieri, certains pensaient qu’il s’agissait
de sauver de l’enfer les Chinois, ils doivent se rendre à l’évidence que ce n’était
qu’un prétexte car lorsqu’enfin les portes s’ouvrent à la cueillette sur une grande
échelle, Rome ne s’en contente pas.
Mais comment contre-attaquer ? Sur le plan politique, les jésuites sont
protégés par Louis XIV et par Kangxi. La Curie n’a donc plus qu’une arme
disponible : le droit canon qui lui donne tout pouvoir sur ses troupes, y compris
celui de les exécuter quand elles se rebellent.
Les dominicains ont toujours été les garde-chiourmes du système et l’un des
leurs est en Chine. Arrivé en 1684, Charles Maigrot devient vicaire apostolique
de Fukien en 1687. C’est un titre pompier car il y a peu d’ouailles ou de
missionnaires sur le terrain, mais qu’importe. Le voilà qui, en 1687, au moment
où le père la Chaise présélectionne à Versailles les candidats à la succession de
Verbiest, relance cette vieille baudruche qu’est la querelle des rites. Puis, dès
que les jésuites de Pékin ont obtenu de Kangxi l’édit de tolérance, le voilà qui
chicane, pensant les torpiller.
Tant que Rome ne se prononce pas, déclare-t-il, urbi et orbi, voilà ce qu’il faut
faire :
1) en ce qui concerne l’usage de t’ien ou shang-ti pour Dieu, seul t’ien-chu doit
être utilisé.
2) interdire l’usage de tablettes dans les églises où seraient inscrits t’ien ou
shang-ti, et particulièrement ching t’ien (adorer le ciel) qui

« de notre avis, écrit-il, ne peuvent être excusés d’être idolâtres ».


3) Les décisions du pape Alexandre VII, qui suivaient la ligne Ricci
d’accommodation avec le culte des ancêtres, ne peuvent être évoquées, ayant été
prises après une représentation erronée du culte de Confucius.
4) Il est formellement interdit aux chrétiens de prendre part aux cérémonies du
culte de Confucius que « nous déclarons être remplies de superstitions », ajoute-
t-il.
5) les missionnaires qui luttent contre le maintien des tablettes des ancêtres dans
les maisons seront récompensés, cette pratique devant être combattue.

Son arrêt est évidemment tout le contraire de ce que préconisent les jésuites2.

Il est clair que dans cette affaire Charles Maigrot, un ambitieux

personnage qui n’a passé que six ans en Chine et qui a une faible connaissance
du chinois n’a pas agi seul, d’autant plus qu’il se risque à critiquer ouvertement
des décisions papales prises en 1656. Il y a donc tout lieu de penser que la chasse
étant enfin ouverte en

1692 à un prosélytisme plus actif, le Collège de la Propagande cherche à


reprendre la main sur toute l’activité pastorale en Chine. Bien entendu, Rome
écarte la possibilité que froisser un empereur qui allait encore régner trente ans
n’est pas forcément la bonne stratégie. Il faut dire aussi qu’à Rome le pouvoir est
vacant et que Maigrot est ambitieux. Peut-être pense-t-il servir les intérêts d’une
faction anti-jésuite et y glaner au passage un chapeau de cardinal ? Nous l’avons
dit, pour les ambitieux, toute succession est une opportunité.
Le Sacré Collège, saisi directement par l’évêque de Fukien3, nomme bien
entendu une commission pour examiner une fois de plus les pièces du dossier.
On dépoussière tout ce qui s’est dit avant. On ajoute de nouveaux commentaires.
Ces derniers aboutissent à de nouvelles questions et inévitablement à de
nouvelles interprétations, en latin, de ce que le Chinois pense et fait, en chinois.
Rien n’a changé sur le fond.
Les jésuites, pour leur part, connaissant la question par cœur, ne s’y intéressent
plus. Non, ce qui les préoccupe en 1693 par pure curiosité intellectuelle, au-delà
de la question théologique, c’est une autre question évidente : comment
réconcilier l’histoire chinoise dont ils connaissent désormais la longueur, la
rigueur et l’ampleur, avec l’histoire du monde qu’ils réduisent à la chronologie
de la Bible ? C’est une question explosive, mais c’est la faute à Bossuet.
Le prédicateur fétiche des dames de Versailles dont l’influence est énorme
dans une toute petite société, vient de publier son

« Discours sur l’Histoire Universelle » aujourd’hui un ouvrage illisible, dans


lequel il résume l’histoire du monde à l’histoire judéo-chrétienne, plongeant
dans l’obscurité non seulement la civilisation chinoise mais toutes les autres.
Bossuet exprime dans son livre qui devient un ouvrage de référence ce qu’il est
alors politiquement correct de penser. Cela lui vaut de passer à la postérité pour
intelligent malgré l’énormité de ses propos. En 1696, un théologien jésuite,
François Musnier, pose la question qui fâche : si quelqu’un est né avant Jésus-
Christ ou après mais dans une partie du monde éloignée du berceau de la religion
chrétienne, peut-il offenser Dieu dont il ne connaît pas l’existence ? Autrement
dit, peut-il pécher par ignorance ? Si oui, n’est-ce pas injuste car comment peut-
on être accusé de quelque chose que l’on ignore ? De toute évidence, si la
question est pertinente, elle est aussi extrêmement gênante, si gênante qu’on se
garde d’y répondre. Musnier soumet son mémoire à l’Académie de Dijon. Il est
purement et simplement mis à l’index, c’est-à-dire censuré, supprimé, condamné
et déclaré « nul et non avenu ». Il est des sujets qui ne se discutent pas. Celui-là
en est un.
Mais museler des idées et des hommes ne sert jamais à rien. L’un des
nouveaux jésuites de Pékin, Le Comte, publie à Paris à la même époque ses «
Mémoires sur l’état Présent de la Chine ». L’ouvrage est essentiellement une
redite des positions jésuites sur la question de Confucius et, s’il ajoute au débat
dans ce domaine, c’est simplement parce qu’il est écrit de façon brillante. Mais
au milieu de ce qui sera qualifié par des théologiens comme un plaidoyer pro
domo des positions de Ricci figure une idée nouvelle qui

fait l’effet d’une bombe : « La religion pure " des anciens Chinois

s’explique si on admet que les Chinois descendent immédiatement

des fils de Noé, après le déluge et que leurs écrits anciens contiennent des
vestiges de la révélation primitive » écrit Le Comte.
Le Comte introduit donc un nouvel élément dans le débat. Les Chinois, tout
compte fait, font partie du même monde remontant à travers Noé jusqu’à Caïn.
Autrement dit, leurs écrits anciens, c’est-à-dire la Grande Règle et ce qui en
découle, sont probablement une version pervertie de notre Bible. En
conséquence, bien que leur rituel se soit perverti à l’usage, leur philosophie est
pseudo-chrétienne. Pourquoi pas ! L’avantage de cette invention, car c’est une
pure fantaisie, c’est de concilier l’inconciliable. C’est aussi un exemple typique
de la politique permanente de récupération de toute évolution des connaissances
et de la science par le credo

religieux4.
Cette théorie de conciliation, loin de calmer le débat, va l’aggraver et
provoquer à terme un affaiblissement durable de la position des jésuites au sein
du monde chrétien. En effet, en introduisant le

Déluge et Noé dans l’histoire chinoise5, Le Comte ouvre la porte à une multitude
de nouvelles questions dont personne ne veut. Pour la première fois de son
histoire, la faculté de théologie de l’Université de Paris condamne en 1700 un
ouvrage jésuite. Cinq des propositions de Le Comte sont censurées. Mais rien ne
peut arrêter le flot des idées plus ou moins excentriques qui s’ensuivent. C’est à
cette époque que Pascal note dans ses pensées : qui des deux est le plus crédible,
Moïse ou la Chine ?
De toute évidence, ce qui arrange tout le monde, c’est que la Chine ne soit pas
crédible, pour la seule raison que, si elle l’était, Moïse ne le serait pas. La
civilisation chinoise a donc tort. Elle

a tort de remonter à l’époque de la rédaction du Pentateuque6 et de ne pas figurer


dedans. Elle a aussi tort de suggérer qu’elle est plus ancienne que la Genèse qui,
d’après toutes les autorités de l’époque, remonte à quelque chose comme 4 000
ans avant Jésus-Christ. Finalement, et c’est de plus en plus clair, l’empereur de
Chine a lui aussi tort de ne pas être catholique !
Bien entendu à cette époque (pas plus qu’aujourd’hui d’ailleurs), personne ne
connaît exactement l’ancienneté du royaume ni à quoi il ressemblait à l’époque
de la Bible. Aucun vestige archéologique d’importance n’a encore fait surface
pour établir que du temps des pharaons l’administration chinoise existait avec
une montagne de recueils pour comptabiliser tout ce qui se passait dans le
royaume. À Rome on clame que la Bible reste le plus ancien ouvrage même

si on n’a que des copies du IXe siècle pour le dire.


Mais la position de l’église ne tient plus à grand-chose, menacée qu’elle est par
une immense paperasserie couchée sur des planchettes de bois. Le Comte
s’accroche seulement à l’idée de la coïncidence mais que se passe-t-il si la
chronologie de la Bible s’avère fausse ?
La condamnation de Le Comte à Paris par la Sorbonne s’ajoutant à celle de
Musnier ne laisse pas les jésuites indifférents car, si la commission de la
Congrégation « De Propaganda fide »n’a

pas encore publié ses conclusions sur l’affaire Maigrot, il est clair qu’une
dénonciation de plus est pratiquement certaine. Pour faire dérailler le processus
en cours, les jésuites décident d’abattre une carte qu’ils estiment maîtresse :
l’empereur de Chine lui-même. La Chine, au lieu d’être jugée à Rome, se doit
avant tout d’être jugée à Pékin. Et si les jésuites se sont trompés, un seul homme
peut le dire : Kangxi.
Saisir l’empereur aurait été dans le passé une chose impossible mais, depuis
que Bouvet et Gerbillon conversent quotidiennement avec lui, tout semble
possible. Une déclaration de l’empereur conforme à leur point de vue ne peut
que ridiculiser la faction soutenant Maigrot et mettre fin à l’ingérence de la
société des Missions dans leurs affaires en Chine. Pour la première fois depuis
que l’Europe est en contact avec la Chine, on demande donc à cette dernière son
avis.
« Effectivement, déclare le Louis XIV chinois le 30 novembre
1700, Confucius est vénéré comme un maître. La performance de la cérémonie
du sacrifice aux morts est une façon pour les membres de la famille de
démontrer leur sincère affection et leur dévotion aux ancêtres du clan : les
tablettes des ancêtres décédés sont honorées en tant que souvenir du mort mais
elles ne sont pas

la résidence de leurs âmes ; de plus t’ien et shang-ti ne sont pas identifiés


physiquement avec le Ciel mais représentent celui qui dirige toutes choses sur
terre ; ching t’ien dans les églises jésuites signifie simplement « révérer celui qui
domine ».
L’affaire était donc enfin close. Ricci ne s’était pas trompé. Tout

était clarifié.
Cet édit aurait dû mettre fin à la querelle des rites. Hélas Rome va considérer les
propos de l’Empereur comme un affront à leur omnipotence car on ne saurait
laisser à Rome le soin de compter les âmes à un laïc, même s’il s’agit de
l’empereur de Chine. Ce sera l’engrenage vers une confrontation entre deux
cultures qui,

aujourd’hui encore, n’est pas terminée.


1. Le traité de Nerchinsk entre la Russie et la Chine signé en 1689. Il délimite les frontières respectives de la Mandchourie et de la Russie
dans le bassin du fleuve Amour (Argoun en Mongolie). Pour Kangxi, le traité est une victoire diplomatique car il obtient des Russes qu’ils
se retirent du nord dans les territoires sibériens.

2. Rappelons l’argumentation des jésuites :


- la philosophie que les Chinois professent, correctement comprise, n’est pas incompatible avec les lois
canoniques ;
- par le terme t’ai-chi, le plus sage des anciens cherchait à définir un seul Dieu

(créateur) qui est la cause de toutes choses ;


- le culte que Confucius rendait aux esprits est plus civil que religieux ;
- le livre que les Chinois appellent I Ching est un résumé d’un excellent système

de physique et de moralité.

3. Maigrot envoie à Rome Nicolas Charmot, également des Missions Etrangères de Paris. Nous n’évoquons
pas là le fait que la querelle en Chine entre jésuites et « maigrotistes » semble exactement identique à celle
qui sévit en France entre jésuites et jansénistes. Maigrot qui à son retour devient un « expert » de la Chine
s’avère, d’après ceux qui l’ont rencontré, avoir eu une très faible idée de la culture chinoise et être raciste.
Parlant avec un ami de Leibniz, il dira : « les Chinois sont très peu capables de concentration, les problèmes
abstraits leur sont très difficiles à appréhender, et ils n’ont pratiquement aucune idée des vérités
métaphysiques. Je pense qu’il n’y a pas grand-chose à dire de leurs sciences ; toute leur érudition est
réduite, même parmi les lettrés, à faire quelques petites compositions de deux ou trois pages. »
Reconnaissant son ignorance lorsqu’il est pris en flagrant délit d’erreurs factuelles, il retourne l’argument en
disant ceci : « Dieu merci, je n’ai jamais fréquenté cette fameuse Babylone (Pékin !)… mais de toute façon,
je concède mon ignorance et reconnais que je ne suis pas un expert en toutes choses… Mais aussi ignorant
que je sois, je suis capable de voir que les jésuites soutiennent une idolâtrie en Chine et, encore plus
déplorable, ils leurrent l’église en faisant de fausses révélations… »

4. Un autre exemple est de nos jours la récupération des théoriques quantiques pour expliquer Dieu (voir
l’ouvrage « Dieu et la Science »).

5. Le Comte n’est en réalité pas l’auteur de cette idée. En 1585, Juan Gonzales

de Mendoza publie une histoire de la Chine dans laquelle il suggère qu’elle a été peuplée par les neveux de
Noé. Souvenons-nous aussi que João Rodrigues, un dominicain, à la même époque, imagine que Fu Hsi, le
premier roi de Chine, est en fait le nom chinois de Zoroastre. Ruggieri aussi est frappé par certains
parallèles -nous les avons soulignés dans la Grande Règle, telles les éclipses de soleil. Un Chinois converti,
Li Tsu-po, essaie aussi de suivre ce genre de raisonnement en suggérant que la philosophie chinoise trouve
son origine parmi les hommes de Judée. Son argumentation sera taillée en pièce par Yang, un lettré chinois.
Li Tsu-po sera condamné à mort pour « abomination » et Schall sera limogé du bureau d’astronomie au
début du règne de Kangxi pour avoir écrit la même chose. On comprend alors pourquoi les jésuites n’étaient
pas de fervents missionnaires.

6. C’est-à-dire les cinq premiers livres de la Bible, en particulier celui de la

Genèse. Pour les juifs, ils constituent la Torah.


CHAPITRE 16

Le fiasco papal à Pekin

L’attitude de la papauté vis-à-vis de l’empereur chinois, que ce soit Kangxi ou


un autre, est dans la droite ligne de la tradition romaine. Ainsi en était-il du
temps de Constantin1 et ce dernier avait fini par se convertir. Bien entendu, en
vertu de la position de l’église sur la conception du monde, il est en 1700
impossible pour Clément XI d’admettre, comme hypothèse, que la Chine et
l’Occident ce n’est pas la même chose.
La mission de Tournon (1705-1710) est la première étape d’un parcours
aboutissant à un rejet définitif de la civilisation occidentale par la Chine. Ce rejet
dure encore.
Jusqu’alors l’empereur ne s’est jamais vraiment préoccupé de l’Occident, de
Ricci et des autres. Son empire est immense. Il n’y manque pas d’excentriques
de tous bords. Les jésuites en font partie mais ils ne sont pas sur le plan social
différents des disciples d’autres cultes. La mission va aboutir à toute autre chose
que ce qui avait été envisagé. L’empereur et la cour des mandarins avaient
jusqu’ici bâti leur opinion sur le monde occidental à travers l’habile
représentation que les jésuites en faisaient. Tournon va déchirer cette fiction sans
en comprendre les conséquences.
La première entrevue organisée entre le légat et le représentant de l’empereur à
Pékin n’a lieu que le 31 décembre 1705. Au départ Kangxi n’avait aucune
intention d’accorder un tel honneur au légat mais il veut faire plaisir à ses amis
jésuites qui insistent. Tournon est un personnage important. Tournon, quant à
lui, a trois objectifs :
- une reconnaissance de l’autorité papale selon les règles établies en Europe
(avec l’ambition de signer un concordat avec la Chine similaire à ceux en
vigueur entre la papauté et la France, ou l’empire germanique) ;
- l’établissement d’une légation à Pékin, c’est-à-dire le droit d’installer un
représentant permanent du pape ayant rang d’ambassadeur (donc élever Rome au
rang d’état) ;
- la cessation de toute déclaration impériale dans un domaine où la papauté
considère avoir une autorité absolue.
Le fait que Clément XI et son entourage imaginent en toute bonne foi que ces
objectifs sont réalistes souligne que la Curie romaine a une vision totalement
surréaliste de l’univers chinois et de la fonction impériale. Il n’y a pas pire sourd
que celui qui ne veut pas entendre car enfin il existe déjà à cette époque une
montagne de livres soulignant la différence entre la Chine et un quelconque état
européen. Mais vu de Rome il n’y a qu’un ordre possible. Il n’en existe pas
d’autre. Si on convient volontiers que la Chine a droit à une autonomie
administrative - c’est un pays peuplé de Chinois - on ne lui reconnaît aucun droit
à une autonomie intellectuelle ou morale. Le débat sur Confucius est désormais à
l’index, comme le sont les idées de tous les dissidents européens

sur la question2.
La Curie romaine est d’autant plus aveuglée par cette notion arbitraire de
l’ordre commun que le commerce avec la Chine est le signe que, sur le plan
économique, c’est un pays avancé. En conséquence, Clément XI ne doute pas
qu’il soit en mesure d’obtenir l’installation d’une légation à Pékin puisque les
jésuites, menu fretin de l’église, y sont présents officiellement. Comment
l’empereur pourrait-il refuser à Rome ce qu’il accorde à la Compagnie de Jésus ?
Bien entendu, c’est un malentendu total. Les jésuites sont à Pékin, non pas en
temps que représentants de la Compagnie de Jésus ou membres de celle-ci, mais
seulement au titre de leur fonction à la Cour. Pour l’empereur, qu’ils soient
jésuites ou non n’entre pas en ligne de compte dans sa décision de les faire
travailler. La seule chose qui l’intéresse est leur compétence scientifique. Mais
Rome est aveuglée par sa haine des jésuites et la nuance échappe

à Tournon3.
L’entrevue tant demandée ne se déroule aucunement comme prévue. N’ayant
aucun soutien des seules personnes connaissant

le protocole chinois, Tournon se retrouve isolé face à un mandarin de deuxième


catégorie qui lui demande de lister les raisons de sa venue. Le légat, entouré
d’une cour princière (il a même amené un musicien que l’empereur débauche
rapidement), est vexé. Le voilà parlant à un mandarin de rang, croit-il, inférieur
au sien. Mais il n’a pas le choix. L’empereur ne le recevra que lorsque la liste
aura été établie. Il tergiverse, livre qu’il est venu examiner la conduite des
missionnaires en place, que le pape souhaite être représenté à Pékin et que celui
qui tiendra ce rang aura autorité sur tous les missionnaires - c’est-à-dire autorité
sur la mission jésuite de Pékin.
C’est bien. La liste est donnée à l’empereur. Ce dernier ne répond pas mais fait
poser une question sur un sujet que Tournon a évité. Que pense le légat de la
déclaration impériale de 1700 ? Tournon joue la surprise. Faut-il répondre avant
d’être reçu ? Il tergiverse de nouveau. L’empereur lui fait alors dire que les
raisons de sa visite sont « pures bagatelles », ce qui semble impliquer que tout
cela ne mérite pas une audience. Tournon risque alors fort de subir le sort de
Ricci qui avait été reçu par l’empereur devant un trône vide. Kangxi fait dire
également que si le pape souhaite avoir un représentant personnel, il n’a qu’à
choisir l’un des jésuites « qui nous connaissent ».
L’empereur force ainsi Tournon à dévoiler ses vraies intentions car cette
suggestion est bien entendu inacceptable. Comme le remarque cyniquement un
jésuite sur place, Tournon, bien que français, n’a en tête que « ses chers Italiens
», qui constituent la totalité de son entourage.
Kangxi retourne ensuite les propos de Tournon. Il lui fait dire que, puisque le
pape l’a comblé de cadeaux, il entend le remercier en lui envoyant quelques
présents. Joachim Bouvet sera son représentant et partira à Rome4. Ce choix
montre que Kangxi est très bien informé de ce qui se passe car le choix est un
affront direct. Bouvet est tout sauf en odeur de sainteté à Rome où ses idées et sa
correspondance avec des philosophes européens ont fait scandale. Tournon
s’étrangle et ce faisant commet une bévue qui condamne sa mission. Ce n’est pas
possible, répond-il. Un membre de sa suite, Sabino Mariani (1665-1721)5,
s’occupera de cela mais Bouvet ne peut être le représentant de l’empereur.

Ainsi le légat du pape a l’intention, ou la prétention, de dire à l’empereur ce qu’il


doit faire !
Kangxi reçoit alors Tournon. Ce dernier pense sans doute être traîté d’égal à
égal. La désillusion est à la hauteur de l’arrogance de la prétention du légat.
Certes il est reçu, et l’empereur lui fait dire ce qu’il pense de tout cela :
« La Chine n’a rien en commun avec l’Europe, lui dit-il6. Je vous tolère en
raison de votre religion ; vous ne devriez avoircomme préoccupation rien d’autre
que le sort de vos âmes et de votre doctrine. Bien que vous veniez tous de pays
différents, vous avez une seule religion, et donc n’importe quel Européen vivant
ici peut recevoir les lettres papales auxquelles vous faites allusion. En ce qui
concerne cet « agent confidentiel » dont vous me parlez
(le terme retenu par Tournon pour s’imposer face aux jésuites), je ne sais pas de
quoi il s’agit
En Chine, nous n’avons rien de tel. Il y a quelques personnes qui sont proches
de mon trône, certaines un peu plus éloignées et d’autres loin de moi. Mais si je
confie une responsabilité à n’importe qui de mon peuple, ne va-t-il pas l’assumer
fidèlement ? »
Ce discours, rapporté par Kilian Stumf, un jésuite allemand,

dans son « Acta Pekinensia »7, montre que Kangxi a parfaitement compris les
ambiguïtés et les faux-semblants de la civilisation occidentale. Tournon, en
évoquant le rôle confidentiel que devait jouer l’ambassadeur, montre à
l’empereur que Rome vit sous le signe de la duplicité. L’empereur a vite fait de
souligner que la société chinoise ne connaît rien de tel. Pour lui, la surprise est
en fait totale. Tournon a mis en évidence que les jésuites ne sont que le menu
fretin d’une monarchie religieuse. Il faut garder à l’esprit que si un Européen
connaît dès le berceau l’existence d’une telle structure au sein de la chrétienté,
cette hiérarchie ecclésiastique est inconnue, voire intolérable dans un monde
influencé par le bouddhisme. Qui plus est, c’est une monarchie religieuse
coupant à travers un tissu de nations, ce qui pour l’empereur de Chine est encore
plus étonnant et absurde8.

Si Tournon n’a pas compris que la Chine fonctionnait sur d’autres critères que
ceux évoqués par l’église, c’est qu’il n’a pas voulu comprendre. Mais le peut-il ?
D’une certaine façon,

la confrontation entre le pape et l’empereur est similaire à celle qui naît des idées
de Copernic et de Galilée sur l’univers entre le monde scientifique et l’église.
Tournon n’est pas, comme le sera l’ambassadeur anglais Macartney, sommé de
quitter Pékin sur-le-champ mais l’empereur ne s’en occupe plus. Il observe et il
attend. Tournon incrusté à Pékin et ignoré de la cour intrigue, comme s’il était à
Rome. Il s’agit de mettre les jésuites à l’index. N’y tenant plus, deux
missionnaires

italiens, membres de sa suite9, demandent à de nouveaux convertis chinois de


détruire les tablettes idolâtres de leurs ancêtres. Or, selon le code Ch’ing, la
destruction des tablettes est une abomination. Souvenons-nous que les tablettes
sont un signe de piété filiale. Kangxi est rapidement informé de l’incident et
convoque Gerbillon, le chef incontesté de la mission jésuite, qu’il connaît bien.
Qu’en est il ?
Ce dernier ne nie rien, c’est exact et il nomme les coupables. Tournon est alors
sommé de s’excuser. Celui-ci, au lieu de comprendre le danger, s’en prend aux
jésuites. Ce sont eux les coupables et ils ont rapporté cet incident mineur sous un
angle défavorable. Cette accusation le ridiculise définitivement car elle prouve
qu’il ignore tout du fonctionnement de la justice et de l’administration
impériales, l’incident ayant certainement été consigné par le mandarin
responsable du lieu où il s’est déroulé. Il est donc facile pour l’empereur de
savoir qui a fait quoi, où et à quelle heure, autant de choses qui disculpent les
jésuites.
Ce qui montre l’infinie patience de Kangxi, à moins que tout cela ne l’amuse
car c’est somme toute quelque chose qui sort de sa routine quotidienne, c’est
qu’il décide de convoquer Tournon une seconde fois pour le mander. Nous
sommes le 29 juin 1706 :
« Dites au pape que la doctrine de Confucius est l’enseignement de l’empire.
N’y touchez pas si vous désirez que vos missionnaires restent en Chine » lui dit-
il. L’ultimatum est clair.
Tournon, au lieu d’y prêter attention, aveuglé par sa propre position de quasi-
pape en Chine, rétorque que certains enseignements sont contraires à la morale
chrétienne et il cite alors ce qu’il croit être un sujet neutre : la revanche. Ce choix
montre que les missionaires qui l’ont conseillé n’ont en fait aucune connaissance

des lois impériales et de leur mode de fonctionnement. Kangxi lui fait répondre
que la revanche privée est interdite et en confie les effets au système judiciaire
chinois. Tournon joue alors l’humilité. Il pense avoir engagé un dialogue et il se
fait fort de le tourner à son avantage. Il fait donc dire qu’il a dû être mal informé
et ne peut débattre de la doctrine de Confucius. En revanche, il existe un lettré
français, fort versé en chinois, qui a établi une comparaison et a expliqué toutes
les différences. L’empereur accepterait-il de l’écouter ?
« Soit, fait dire l’empereur. Envoyez votre lettré à ma résidence. Il en débattra
avec nos lettrés. »
Mais qui est donc cet expert qui a la confiance de Tournon ? Ce

n’est pas un jésuite bien entendu, mais le fameux Charles Maigrot

(1652-1730) des Missions Etrangères de Paris qui, en publiant en

1693 sept prohibitions, a condamné la position des jésuites sur la question de la


religiosité des pratiques confucéennes et relancé la querelle des rites en affirmant
sans cesse que c’est une erreur fondamentale de considérer
1. que la philosophie que professent les Chinois est compatible avec l’esprit
chrétien
2. que le culte des ancêtres est de nature civile plutôt que religieuse
3. que le recueil confucéen I ching est un recueil philosophique

moral.
Son orthodoxie en matière théologique, combinée à sa réputation de sinologue
à Rome en fait, semble-t-il pour le légat, l’avocat idéal.
Malheureusement pour Rome, la réputation du vicaire est très largement au-
dessus de sa compétence. L’entrevue qui a lieu dans la résidence d’été de
l’empereur en Mandchourie tourne au fiasco. Selon la correspondance d’un
jésuite de l’époque et même si on le soupçonne de ne pas être impartial, Maigrot
semble avoir été incapable de soutenir le débat en mandarin, sa connaissance de
la

langue étant trop imparfaite10.


L’empereur renvoie Maigrot avec une courte note à Tournon le 3 août 1706.
Puis il ignore les deux hommes. Tournon n’a plus qu’à quitter Pékin. Sa mission
a échoué sur toute la ligne. Non

seulement il n’a pas déboulonné les jésuites de leur piédestal mais, en lui
tournant le dos, Kangxi n’a plus le choix de faire comme si rien ne s’était passé.
Il a pris la mesure de ce qui arrive et, quand bien même il aime « ses » jésuites,
le statu quo n’est guère possible. Si sa confiance en ces derniers est intacte, et il
le prouvera, cela reste une confiance personnelle. Elle ne s’étend pas à la
Compagnie ni à la chrétienté ni aux Européens en général. En fait Tournon a
seulement réussi à attiser la méfiance de Kangxi. Ce dernier sait désormais de
première main que la religion chrétienne est un véhicule de colonisation et de
destruction des sociétés non européennes. C’est un outil dans une entreprise
beaucoup plus vaste. Il n’y a plus l’ombre d’un doute. Les deux camps sont
ennemis et les positions sont irréconciliables.
Kangxi revient alors sur son édit de tolérance mais, ne voulant pas perdre ses
jésuites, il met en place un mécanisme qui, curieusement, a été réactivé sous
Mao sous un autre nom. Désormais les missionnaires qui ont été tolérés depuis
l’édit de tolérance de

1693 doivent obtenir un certificat. On dirait aujourd’hui un visa de séjour. Tout


comme les Américains au temps de la guerre froide demanderont aux étrangers
de déclarer qu’ils ne sont pas communistes, une pratique qui à l’époque ne
choqua que peu de gens, l’empereur demande aux missionnaires de déclarer
qu’ils respectent les propositions de Matteo Ricci, c’est-à-dire qu’ils renoncent
sous prétexte de religion à juger, critiquer ou abolir les rituels chinois, en un mot
à interférer avec l’ordre social chinois. Le visa sera connu sous le nom de « p’iao
». Tous ceux qui n’auront pas de

« p’iao » seront expulsés. Telle est la volonté de l’empereur.


Cette décision, exclusivement politique puisque Kangxi ne révoque pas encore
son édit de tolérance mais le précise, est fondamentale. Elle est la première
revendication formelle du gouvernement chinois à un droit à la différence. La
Chine n’est pas, dit Kangxi, l’ordre commun et les exigences chrétiennes ne s’y
appliquent pas. Ces dernières ne sont au reste que des exigences d’ordre
politique. Il n’y a rien de spirituel dans la conduite des affaires de l’église.
Les premières victimes du « p’iao » sont Charles Maigrot et deux de ses
confrères, expulsés le 17 décembre 1706, tous trois ayant

refusé de reconnaître les propositions de Matteo Ricci. Kangxi est alors si


conscient du danger politique qu’il envoie dans le sud du pays, où se trouvent la
majorité des missionnaires (à cause de la relative proximité de Macao comme
refuge possible), l’un de ses nombreux fils, le prince Chih, puis il s’y rend lui-
même.
La mission de Tournon aboutit ainsi à une situation que Rome n’avait pas
envisagée : les missionnaires de la Mission Etrangère de Paris vont être expulsés
tandis que les jésuites vont rester et continuer leur pratique d’accommodation
des rites et du respect du culte des ancêtres. C’est une situation intolérable. Si
Tournon ne peut mettre au pas Kangxi qu’il ne peut excommunier, il lui reste
cependant cette arme suprême contre les jésuites. Il émet donc son propre édit,
celui-ci ayant la force de l’autorité papale : l’église condamne toutes les
pratiques et tolérances des jésuites. Toute remise en question est interdite, sous
peine d’excommunication. Nous sommes le 25 janvier 1707.
Tournon va plus loin. Allant au-delà des dispositions de 1704, il se permet de
préciser que le culte des ancêtres est intolérable. C’est une déclaration de guerre.
Tout comme Louis XIV en 1688, Kangxi est mis au ban de l’église et la société
chinoise est considérée hérétique, bonne à brûler.
Certains spécialistes se posent encore la question de savoir si Tournon est
personnellement responsable de la tournure des événements ou s’il suit à la lettre
le script préparé par Clément XI et ses conseillers. La suite semble prouver qu’il
ne dévie pas des objectifs du pape qui semblent avoir d’abord été de mettre les
jésuites au pas puis d’ignorer l’empereur. Une fois de plus, ce personnage est
considéré négligeable car on ne s’inquiète guère de ses foudres. Certes on s’est
cassé les dents sur Louis XIV mais c’est une exception. Kangxi ne saurait faire
le poids dans ce pays dont on a toujours dit que les gouvernements étaient
archaïques et superstitieux. En fait, nous le verrons plus loin à propos des vice-
rois de Canton (un titre de fantaisie donné par les Européens au gouverneur de la
province), Rome et les cours européennes qui fonctionnent sur le même mode
n’ont aucune idée de la complexité de la structure administrative du pays et de sa
structure politique. Kangxi, malgré le faste de sa cour, malgré le protocole, n’est
aux

yeux de Tournon qu’un homme qui, sans doute, craint les foudres de Dieu et
donc par extension, celles du pape. Que Kangxi soit en fait athée (ce qui semble
le cas) est totalement impensable. Tous les sauvages ont craint le Ciel et leurs
idoles.
Un affrontement violent n’est pas, non plus, une nouveauté. Rome vient de
sortir de l’impasse avec Louis XIV. S’attaquer à Kangxi ne paraît pas
extravagant. Au demeurant les nouvelles entre Rome et son légat mettant deux
ans pour aller et venir, Clément XI, dès qu’il est informé, donne satisfaction à
Tournon et, pour lui

montrer sa confiance, le fait cardinal11.


En effet, pour les jésuites, la déclaration de guerre religieuse en Chine
proclamée par Tournon n’a au début aucune conséquence. L’application du p’iao
purge le pays de toute dissidence et les ramène pratiquement cent ans en arrière,
quand personne ne disputait leur monopole. Les plus furieux ne sont donc pas les
pères Gerbillon ou Bouvet qui vaquent à leurs occupations habituelles mais la
couronne portugaise de Macao. Toute cette affaire leur rappelle un peu trop ce
qui s’est passé au Japon où le commerce extrêmement profitable dont ils avaient
le monopole fut ruiné définitivement à cause de l’intransigeance de quelques
illuminés à la
solde de Rome12. Tournon n’est donc pas accueilli à bras ouverts à Macao car,
une fois de plus, les Italiens sont en train de saborder le statu quo qui a si bien
réussi au Portugal. Tournon n’arrange pas sa situation sur place en voulant
appliquer à l’enclave et à son clergé les nouvelles prohibitions. Il somme donc
l’évêque de Macao, João de Casal, de déclarer que le culte des ancêtres est une
pratique idolâtre. Cela revient à dire à toute la population laborieuse chinoise de
Macao (et quasiment à toute la population féminine de l’enclave) qu’elle est
hérétique et criminelle. En résumé, c’est la ruine de Macao assurée car si la
main-d’œuvre chinoise ne vient plus, plus rien ne fonctionne. Tournon ne réalise
pas que si les jésuites se moquent de son édit, les Chinois ne peuvent enfreindre
les lois impériales sans être exécutés. Tournon s’en moque. On a bien brûlé les
Indiens pendant des années.
L’évêque qui appartient à l’épiscopat portugais et ne saurait donc être
commandé par le légat refuse. Il lui faut des instructions de Lisbonne. Cela lui
donne deux ans. Mais cela ne lui suffit pas et

il a recours à un stratagème pour sortir de l’impasse dans laquelle le légat le met.


Car il n’est pas question, dans deux ans ou dans dix ans, d’adopter une telle
déclaration. Macao n’y résisterait pas. Il faut donc éliminer Tournon. Or ce
dernier, pour aller en Chine, n’est pas venu sur un bateau portugais. Il a donc
violé le padroãdo qui, officiellement, est en vigueur (Louis XIV le viole
systématiquement mais c’est pour damer le pion aux Espagnols qui en
bénéficient également). Donc la présence de Tournon à Macao est juridiquement
illégale car il n’a pas été autorisé à venir par la cour du Portugal. Comme il ne se
contente pas de rester tranquille mais incite des troubles dans les séminaires et
couvents dominicains de la ville avec son édit malencontreux, le capitaine de la
place, responsable de l’application des lois portugaises dans l’enclave, l’assigne
à résidence. De Casal n’y voit aucune objection quand bien même il s’agit d’un
ecclésiastique. Un rapport est envoyé à Lisbonne qui donnera les instructions à
suivre. La couronne portugaise se montre peu accommodante. Rome n’arrive à
rien et Macao, ne voulant pas sacrifier ses affaires aux élucubrations de la coterie
italienne, Tournon reste dans sa prison dorée, impuissant. Il meurt le 8 juillet
1710 sans avoir été autorisé à rentrer à Rome.
La Chine étant loin, les communications lentes avec Lisbonne

- une escale en Inde est de rigueur - les jésuites têtus, Tournon mort, on va
continuer à s’invectiver un certain temps13. Rome agit

alors comme si l’empereur et les jésuites ne faisaient plus qu’un,


avec le vague sentiment que, lorsque les jésuites seront détruits à Pékin,
l’empereur sera lui aussi mis hors d’état de nuire et n’aura qu’à capituler.
En Chine, malgré l’estime que Kangxi porte à Gerbillon, Bouvet et les autres
mathématiciens de la mission de Pékin, l’image de l’Occident est altérée
définitivement. Tournon a brisé le miroir et Kangxi a souligné tout au long de
ses remarques l’inconsistance des points de vue de la papauté. Pour tous les
empereurs chinois, la religion reste une philosophie, une affaire de conscience
non hiérarchisée14. Tournon a aussi montré, entouré d’une pompe quasi-royale,
que l’autorité qu’il s’attribue est basée sur l’intolérance aux autres, un point de
vue choquant en Chine où on prône l’harmonie. Kangxi qui, jusqu’alors,
s’intéressait aux idées étrangères avec la curiosité

du collectionneur de papillons prend conscience qu’il ne s’agit plus de


bagatelles. Le pape veut l’affronter, soit. Il saisit le conseil de guerre du
problème en 1716 et non le conseil des rites qui était mis précédemment à
contribution et fait alors une remarque prophétique : « Nous craignons que d’ici
cent ans, notre royaume ne souffre de l’action des pays d’outre-mer, par
exemple les pays d’Europe. » Il faut y réfléchir et s’y préparer.
Le conseil de guerre recommande immédiatement l’annulation de l’édit de
tolérance et le retour à une politique de prohibition du prosélytisme religieux
dans les provinces de la Chine. À l’appui de sa requête, il lie pour la première
fois la collusion qui semble régner entre les marchands européens et les
missionnaires15. Kangxi accepte la recommandation et annule son édit de
tolérance de 1692.
Pour l’instant il s’en tient à régler ses comptes avec la papauté mais ce que les
Portugais de Macao craignaient par-dessus tout et ne pardonnaient pas à
Tournon, c’est de les exposer à une révision de leur relation avec la Chine. Or
Kangxi réexamine alors la position commerciale de la Chine avec les puissances
maritimes occidentales car la mission de Tournon ne lui permet plus de fermer
les yeux sur une multitude d’incidents se produisant régulièrement dans les ports
ouverts aux étrangers. Alors qu’il passait certainement tout cela à la rubrique
faits divers - il s’agit essentiellement d’affaires de rixes et de crimes commis
sous l’influence de l’alcool - ils symbolisent par leur récurrence l’incompatibilité
qui existe entre les règles sociales chinoises et les règles sociales européennes.
En outre, tous ces Européens sont chrétiens et subordonnés à l’autorité papale,
donc des agents potentiels de l’ennemi. Autrement dit, ils sont une source de
désordre et d’infiltration qu’il faut tarir.
Kangxi se doit cependant d’agir avec prudence dans le domaine commercial.
L’ouverture du pays qu’il a orchestrée est un extraordinaire succès financier. La
Chine exporte en effet massivement, en sus du thé et des soieries, des
porcelaines et autres objets de

luxe, le tout payé en argent métal16.


Depuis 1685, Kangxi avait, souvenons-nous en, ouvert officiellement tous les
ports chinois au commerce étranger. On attribua

cette décision en Europe à une machination des jésuites francophones pour


contourner les règles du padroãdo et donc évincer les Italiens et les Portugais. Il
est vrai que cette mesure permet à Verbiest, alors le chef de mission à Pékin, de
faire venir les premiers Français choisis par le confesseur de Louis XIV. Mais si
l’intérêt de Verbiest semble avoir concordé avec celui de Kangxi, c’est faire
grand cas de son influence dans une décision dont la portée était immense et
donc de réduire une fois de plus le rôle de Kangxi à celui d’un pantin sous
influence.
En fait, c’est loin d’être le cas car Kangxi, rénovant de nombreuses
manufactures impériales, montre à travers son règne avoir un profond sens de
l’économie de marché. Le fait que Macao ait été le seul port commerçant avec la
Chine depuis toujours n’était pas sans inconvénient. D’une part, le déclin des
Portugais, touchés de plein fouet par la suspension du commerce

avec le Japon en 161017, devient évident. Leurs bateaux sont sans cesse harcelés
par les Anglais ou les Hollandais et la piraterie est redevenue florissante. En
gros, le Portugal ne joue plus son rôle de gendarme et ce fait a été porté à la
connaissance de Kangxi. La précarité des arrangements précédents ne peut être
ignorée plus longtemps. D’autre part, un événement politique interne vient de
montrer le danger de faire passer tout le commerce international du pays par la
province de Canton au sud. En effet Kangxi doit mater une rébellion dans cette
région. L’affaire dure de 1673 à 1682. Il n’est donc pas surprenant que trois ans
plus tard Kangxi cherche à briser le monopole que Macao s’était créé sur le
commerce du pays.
Quelles que soient les raisons de la décision d’ouvrir les ports, elle sert d’abord
les intérêts français dont la marine est, sous l’impulsion de Colbert,
technologiquement et militairement la plus avancée du monde. C’est l’époque
d’or de la Compagnie des Indes qui se précipite dans la brèche. Mais après
l’affaire Tournon, Kangxi décide de tout revoir. Le processus décisionnel dans
l’administration chinoise, comme dans toute bureaucratie étendue, est
relativement lent. Ce n’est qu’en 1719 qu’un nouveau plan est en place et, après
une tournée d’inspection dans le sud, Kangxi l’entérine.

Il veut faire d’une pierre deux coups. Visant à limiter l’influence des
missionnaires dans la société chinoise et à mettre fin à la multiplication des
incidents criminels que provoquent les marins européens dans tous les ports
chinois, assuré enfin de la solidité de son pouvoir dans la province de Canton
totalement réorganisée, il propose de fermer tous les ports et de confier à
nouveau à Macao le monopole exclusif du commerce. C’est le retour à la
position initiale. Ce qui plaide en faveur des Portugais est leur passé - ils ont
toujours respecté les règles sociales chinoises et sont allés jusqu’à emprisonner
Tournon - mais aussi l’évolution politique en Europe dont il semble bien que
Kangxi ait tenu compte. En effet lorsqu’il tranche, Louis XIV est mort depuis
quatre ans et la guerre de succession en Espagne est terminée. Or cette guerre a
amené les Anglais, les Hollandais et les Portugais (en 1703) à s’allier contre le
grand roi18. Kangxi peut raisonnablement penser que le déclin du Portugal sur
les mers est plus que compensé par son alliance avec les deux plus grandes
puissances maritimes de l’époque, l’Angleterre et la Hollande, les ambitions de
la marine française ayant fait long feu avec la disparition de la Compagnie des
Indes et la longue régence qui commence en France avec un roi âgé seulement
de cinq ans, Louis XV.
Kangxi introduit alors une novation dans l’organisation de ce commerce.
Puisqu’il semble acquis que les Européens sont incapables de vivre
harmonieusement, les querelles commerciales sont permanentes. Il faut donc un
mécanisme pour les régler rapidement

sur place. Il crée une sorte de chambre de compensation, le Yueh

Hai Kwan Pu. Cette administration a le monopole du commerce19.

L’organisme incarné par son responsable, nommé comme un fermier général en


France, c’est-à-dire en achetant sa charge, sera connu parmi les marchands
européens sous le nom de Hoppo. Le Yueh Hai Kwan est installé à Macao. Ainsi
le schéma commercial revient à envoyer à Macao, territoire chinois, les produits
à exporter, ceux-ci étant expédiés par les Portugais ou leurs agents. Macao jouait
ainsi le rôle que Hong Kong va jouer plus tard, celui d’un

sas entre le pays et les étrangers20.

Macao se trouve récompensée de son intransigeance avec le légat du pape. C’est


une opportunité en or mais, à la grande surprise

de l’empereur, les fonctionnaires de l’enclave ne retiennent de la décision que


celle concernant le Hoppo. Ils y voient le début d’une invasion de
l’administration chinoise sur leur territoire. Sous pression du clergé portugais
tout puissant dans l’enclave, ils refusent la proposition d’accueillir le Hoppo21.
Kangxi prend alors de nouvelles mesures. Désormais le commerce est
gouverné par huit règles :
1) Aucun bateau armé n’est autorisé à entrer dans l’embouchure de la Rivière
des Perles, où se trouve le port de Canton. Cette mesure revient à interdire toute
flotte étrangère car tous les bateaux de commerce ont alors des canons à bord.
2) Aucune arme ne doit être entreposée dans les entrepôts concédés aux
étrangers à Canton, où les marchands ne sont autorisés à séjourner que de
septembre à mars. Les femmes et les enfants des marchands ne sont pas autorisés
à séjourner à Canton (de fait ils séjourneront à Macao).
3) Tous les pilotes et agents travaillant avec des étrangers doivent être
enregistrés auprès des autorités de Canton.
4) Ces agents peuvent avoir un nombre prescrit d’employés et aucune autre
personne ne peut travailler pour eux.
5) Les étrangers n’ont pas l’usage de chaises à porteurs. Néanmoins trois fois par
mois, ils peuvent se rendre dans les jardins de Honan, situés en face de Canton.
Les réunions de plus de dix étrangers sont interdites.
6) Toutes les transactions commerciales doivent être faites à travers le Hoppo (la
personne responsable prendra le nom de Hong).
7) Le crédit est interdit, ainsi que la contrebande.
8) Les bateaux étrangers (désarmés), accédant la rivière des Perles, s’ancreront à
Whampoa, à treize miles de Canton, où les chargements et déchargements auront
lieu.
À Pékin, la vie continue. Tous les jésuites ont un p’iao et ils exercent leurs
fonctions laïques sans entrave. L’empereur ayant nettoyé la Chine des
missionnaires récalcitrants conserve son maître de musique italien, Teodorico
Pedrini, arrivé dans la suite de Tournon bien qu’il ne puisse obtenir un p’iao,
étant lazariste. Tout ce qu’on lui demande c’est de faire de la musique et
d’oublier la religion, ce qu’il fait sans rechigner. Sa religion n’est plus qu’une
affaire privée.

À Rome, Clément XI encaisse l’affront. Il est conscient que la Chine n’a pas
cédé, que son autorité est bafouée et que l’ambassade de Tournon a été un
désastre sur tous les plans. L’affaire ne peut en rester là. La papauté ne peut
laisser les jésuites dans leur fief. Il faut impérativement réitérer la potestas
supérieure papale, mettre en application la fameuse doctrine ex illa die et
défroquer les jésuites récalcitrants, que cela plaise ou pas. Si Ricci avait été
encore vivant, il y a peu de doute que Clément XI l’aurait excommunié. À
Rome, on se dit que l’erreur a été de débattre de Confucius avec l’empereur. On
laisse les choses en l’état avec lui mais pour le reste il s’agit de sanctionner les
jésuites.
En 1718, Clément XI choisit un proche, l’un de ses anciens secrétaires privés,
pour régler l’affaire, Carlo Ambrogio Mezzabarba (1685-1741)22. La mission
arrive en Chine via Macao en

1720. Tournon est mort depuis dix ans, Louis XIV depuis cinq, mais Kangxi est
toujours sur le trône.
À la deuxième audience, le 3 janvier 1721, l’empereur demande comment le
pape peut juger des affaires chinoises quand lui, l’empereur de l’Empire du
Milieu, ne juge pas des affaires européennes. Mezzabarba rétorque que le pape
est assisté du Saint-Esprit, et qu’il ne se permet pas de juger des affaires
chinoises mais seulement des affaires religieuses. Une semaine plus tard, à la
troisième audience, Kangxi l’informe, comme auparavant Tournon, que seule
une personne parlant chinois et familière avec les traditions et les croyances
chinoises peut juger des rites sociaux du pays. Et, ne voulant pas tomber dans les
arguties si familières à la Curie romaine, il met les points sur les i une fois de
plus :
« Cette bagarre entre Européens (il fait ici une allusion directe à la bagarre
entre les jésuites et le pape) à propos de nos rites vénérés, ce n’est pas une
affaire de religion mais une querelle indigne entre hommes. La proclamation de
votre pape (Ex illa die) n’est pas une prohibition venant de vos textes sacrés.
C’est une simple vendetta contre les pères de la Compagnie. » À la cinquième
audience, l’empereur en vient au fait. Oui ou non, Mezzabarba est-il venu
disputer l’opinion de Ricci alors que lui, l’empereur, dit qu’elle est correcte ?
Mezzabarba veut éviter la discussion. Il n’a pas mandat pour discuter l’opinion
de l’empereur

sur la question. Il ajoute même que l’empereur doit pardonner à Maigrot et tous
ceux qui ont envoyé des rapports somme toute erronés sur la question à Rome et
sur les pratiques des jésuites.
Kangxi, vieux renard mâdré, ne se laisse pas prendre par cette fausse humilité
et au fait que Mezzabarba choisit d’ignorer l’existence de la bulle Ex illa die, qui
donne raison à Maigrot.
Quelques jours plus tard, il tranche. Si Mezzabarba n’est pas venu discuter de
la question religieuse, il n’y a rien à discuter.
« Les propositions du pape montre que les Occidentaux ont

l’esprit étroit. Comment peuvent-ils parler des grandes idées de

la Chine ? Aucun Occidental ne comprend les livres chinois et, quand ils en
parlent, beaucoup de leurs remarques nous semblent ridicules. La proclamation
du pape est tout aussi hérétique que

les superstitions taoïstes ou bouddhistes. Je n’ai jamais rien vu de

plus ridicule que ce texte. En conséquence, aucun Occidental ne


devra propager sa religion en Chine. Elle doit être interdite dans le but d’éviter la
création de troubles. »
Aux menaces de Tournon, Kangxi avait répondu par la mise en place du p’iao.
À la bulle Ex illa die il répond par une menace de prohibition totale, identique à
celle qui règne désormais au Japon.

Mezzabarba propose alors d’amender la promulgation du pape23. Ne pourrait-on


pas revenir au statu quo qui régnait depuis vingt-cinq ans ?
Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que Mezzabarba a perdu la
face, ce qui n’est jamais bon. En effet, hier encore il n’était pas mandaté pour
discuter religion mais aujourd’hui il propose un accommodement. Est-ce dire
alors que les lois sacrées du pape ne sont pas si sacrées ? En Chine, personne ne
négocie sur les rites ou sur le culte des ancêtres. Kangxi ne négocie pas des
indulgences ou son salut éternel. Il met donc fin à l’entrevue. Il n’y a rien à
négocier ou à changer. C’est une fin de non-recevoir et Mezzabarba repart
bredouille le 23 mars 1721 sans avoir revu

l’empereur. Clément XI est mort depuis quatre jours24.


Tout comme Tournon, Mezzabarba ne prête aucun crédit à la sagacité de
l’empereur pour l’échec de sa mission. Ce sont les jésuites de Pékin qui ont tout
manipulé. C’est un message à la mode. La propagande anti-jésuite va donc
s’intensifier d’autant

plus que la mission de Chine perd son allié. Kangxi meurt de maladie en 1722
après avoir régné soixante ans.
Son successeur, l’un de ses treize fils25, Yongzheng, n’a pas laissé dans
l’histoire chinoise racontée par des Européens un bon souvenir. C’est dû au fait
qu’il se montra plus inflexible que son père en ce qui concerne les Occidentaux.
Son royaume continua de prospérer malgré des conflits sur les frontières du
nord-est, qui furent de tout temps les frontières à surveiller.
Les raisons pour lesquelles il fut fort décrié en Europe sont à

attribuer à sa pratique d’un bouddhisme intransigeant26 et aux décisions prises


dès sa montée sur le trône de purger vigoureusement toutes les régions de leurs
missionnaires. Sa seule tolérance est pour la petite équipe de Pékin employée au
palais depuis pratiquement un siècle, dont il connaît tous les membres et qu’il
respecte27.
Les instructions de l’empereur sont suivies à la lettre et les missionnaires sont
recherchés dans diverses provinces où ils s’incrustaient et expulsés. En 1732, les
derniers missionnaires de Canton, tous illégalement en Chine, fuient vers Macao.
Il ne reste alors plus que vingt-trois jésuites à Pékin, hors du monde. C’est tout
ce qu’a gagné la papauté à vouloir déboulonner à tout prix les missionnaires de
la Compagnie de Jésus de leur fief.
Un an plus tard, constatant une fois de plus que, dans le sud du pays, les
puissances européennes continuent de flouer les dispositions mises en place pour
contenir leurs activités commerciales et

de contrebande28, Yongzheng relance l’idée de faire passer toutes les


exportations de Chine vers l’Europe par le port de Macao. Aucun entrepôt ne
sera autorisé à Whampoa.
Les commerçants de Macao, cette fois, accueillent favorablement la
proposition mais, une fois de plus, le clergé obtus de Macao s’y oppose. Il faut
bien entendu accueillir le Hoppo et donc la communauté chinoise dans l’enclave
(où chaque soir tout Chinois rentre en Chine) mais désormais aussi une
communauté importante d’Anglais et de Hollandais. Cela signifie l’installation
d’une communauté anglicane et d’une communauté protestante.
Malheureusement, l’évêque est encore João de Casal, celui-là même qui fit
enfermer Tournon et qui avait dit non en 1719

aux propositions de Kangxi29. Il a de plus cette fois comme allié

Don Pedro Mascarenhas, Comte de Sandomil et vice-roi des territoires portugais


de 1732 à 1741, qui prend la position opposée à celle de son prédécesseur, Don
Luis de Meneses. Le vice-roi craint une collusion entre Anglais et Hollandais
pour s’emparer de la ville que la marine portugaise n’a plus les moyens de
défendre. Le sénat portugais composé des bourgeois de la ville finit par céder et
signe le déclin définitif de Macao en refusant une offre qui ne reviendra jamais
plus.
Yongzheng n’a pas le temps de régler l’affront. Il meurt subitement en 1735 à
l’âge de cinquante-six ans, laissant à son successeur, Qianlong, l’éternel
problème de l’infiltration des Européens dans le sud et de la contrebande
d’opium qui se développe à régler. Qianlong allait régner presque aussi
longtemps que Kangxi, cinquante-neuf ans contre soixante. C’est lui qui fermera
définitivement les frontières que son grand-père avait entrouvertes en toute
bonne foi.
1. Constantin (272-337) est proclamé par les troupes de son père à la mort de ce dernier « Auguste » en 306 à York (Eboracum), en
Angleterre. En 313 à Milan il signe un édit de tolérance de la religion chrétienne. C’est toujours un idolâtre, pratiquant la religion romaine
de multiples dieux. En 325, il convoque le concile de Nicée et entre dans la légende chrétienne et plus particulièrement orthodoxe (où il est
considéré un saint). L’empire romain devient alors le champion de la religion chrétienne. Avec un tel précédent, Clément XI peut sans
doute rêver de faire de Kangxi le Constantin chinois. N’a-t-il pas lui aussi signé un édit de tolérance dans un monde totalement païen ?

2. Notamment le jésuite Louis Le Comte (1655-1728) qui a publié un “Nouveau mémoire sur l’état présent
de la Chine” à Paris en 1696, 1697 et 1701, qui fut censuré, ainsi que les écrits de François Musnier (1642-
1711), jésuite professeur au collège philosophique de Dijon, dont la thèse du Péché philosophique fait
scandale au sein de l’église.

3. Dans son ouvrage “Kung-tzu ou Confucius” (Allen & Unwin), Paul A’Rule, un jésuite défroqué, écrit
que la mission de Tournon n’avait qu’un but : faire éclater la mission de Pékin. Ce dernier finit même par
trouver un dissident au sein des jésuites, Claude de Visdelou (1656-1737), mathématicien, premier
traducteur en latin du fameux livre des mutations, le Yi king. Visdelou adopte une position papiste malgré
un rappel à l’ordre du Général de la Compagnie et soutient le décret Cum Deus Optima, condamnant les
pratiques riccistes. Il sera le seul jésuite à tourner casaque. Pour le récompenser, Tournon le nomme évêque
de Kweichow en 1707. Visdelou n’en profite guère. Il est expulsé de Chine à la mise en place du p’iao. Il se
retrouve alors à Pondichéry où la Compagnie le laisse croupir jusqu’à sa mort. Claude de Visdelou, de
petite noblesse bretonne, aurait identifié une inscription dite du Si-an fou, prouvant qu’il existait une
communauté de chrétiens nestoriens en Chine dès le VIIIe siècle à X’ian, la capitale de l’époque.

4. Joachim Bouvet (1656-1730) est le fondateur de l’école des figuristes. Sa vie mérite un roman. Retenons
ici qu’il est arrivé en Chine avec l’équipe choisie par le confesseur de Louis XIV, partie de Brest le 3 mars
1685, en violation du padroãdo. Pour la Curie romaine qui le connaît bien, il sent le soufre. Il revient en
mars 1697 en France (le voyage a duré quatre ans !) à la demande de Kangxi, pour recruter

d’autres hommes de science et créer en Chine une sorte d’académie des Sciences Occidentales. Il est alors
reçu par Louis XIV. Il repart pour Pékin le 6 mars 1698, accompagné de Charles Dolze (1663-1701), Louis
Pernon (1664-1720), Jean-Charles-Etienne de Broissia (1660-1704), Joseph-Henri de Prémare (1666-1736),
Jean-Baptiste Régis (1663-1738), Dominique Parrenin (1665-1741), Philibert Geneix (1667-1699), tous
jésuites, ainsi que Charles de Belleville (1657-1730), un sculpteur français, et Giovanni Gherardini, un
peintre italien (1654-1723 ?), tous deux laïcs. Bouvet devient précepteur du fils de l’empereur, Yinreng.
C’est donc une vieille connaissance de Kangxi. Tournon pour sa part connaît Bouvet dont la popularité en
France et dans le milieu des philosophes ne peut être ignorée. Mais justement, en choisissant Bouvet, une
personnalité très controversée à Rome à cause de ses idées sur le déluge, liant les deux civilisations à cet
événement comme étant de la même souche, Kangxi retourne le fer dans la plaie. Tournon, homme du pape,
ne peut absolument pas se montrer favorable à Bouvet, homme de Louis XIV. Finalement la mission n’aura
pas lieu.

5. Italien, Sabino Mariani, obscur fonctionnaire de l’évêché de Soriano nel Cimino, à une cinquantaine de
kilomètres de Rome, se retrouve nommé en 1702 dans l’équipe de Tournon, avec pour responsabilité de
s’occuper des finances de la mission. En

1707, Mariani est exilé à Macao où il est nommé « procurator » de la Congrégation de la Propagande. Il est
définitivement expulsé de Macao en 1719. Il est alors rapatrié à Madras où il meurt deux ans plus tard.

6. Selon le père Kilian Stumpf qui, dans Acta Pekinensia, affirme avoir noté verbatim les propos. Il
convient ici de souligner que nous utilisons une convention littéraire pour rapporter les échanges entre
l’empereur et Tournon. Au cours d’une audience officielle, l’empereur n’adressait jamais la parole
directement à ses interlocuteurs. Ses propos étaient rapportés par un mandarin situé à côté de son trône à qui
il parlait mezzo voce. Il en était de même pour celui qui était reçu. C’est donc le franciscain Appiani,
traducteur de Tournon, qui parlait à un secrétaire. Tournon n’a jamais adressé la parole à l’empereur. En
outre, il était fréquent que, les questions étant remises d’avance, l’empereur ait fait préparer un mémoire et
que ce dernier soit lu et qu’aucune question supplémentaire ne soit autorisée. Il est à noter que ce protocole
est encore de mise dans les entretiens en tête-à-tête avec le chef de l’état chinois, à moins que ce dernier ne
décide d’abandonner le script qui a été préparé.
La version du père Stumpf a été contestée par les papistes et les franciscains mais les décisions qui suivront
semblent corroborer les propos rapportés.

7. Acta Pekinensia est un texte de 1 446 pages qui a longtemps dormi dans les archives romaines de la
compagnie, d’une part à cause de sa longueur et d’autre part à cause du langage employé, son auteur
utilisant un latin mélangé d’espagnol, d’italien, de portugais et de français. C’est un journal de ce qui s’est
passé à partir du 4 décembre

1705. Le document était en cours de traduction en langue anglaise en 2008 mais de nombreux extraits
circulaient déjà à l’Institut Matteo Ricci de Macao. Son auteur, ou plus exactement son éditeur, l’astronome
et mathématicien Kilian Stupmf, dit dans la préface : « Pauvre de moi qui fut présent et impliqué dans ce
qui est arrivé, désirant

dire la vérité aux futures générations, je suis conscient que mon histoire finira entre quatre murs, dans les
archives. Néanmoins, j’écris pour l’éternité et puisque j’écris la vérité, cela devrait être utile pour le lecteur
informé et cela me suffit. »

8. La Curie romaine a toujours attribué aux jésuites la sagacité de Kangxi et de son entourage mais c’est
inexact. La position des jésuites a toujours été précaire et ils ont toujours été sous la menace de se voir
dénoncés si leurs propos dépassaient ce qui était tolérable. Ainsi, en 1664, un mandarin de haut rang, Yang
Kuang-hsien, saisit directement le Conseil des Rites à la suite de la publication d’un livre, le T’ien-hsueh-
ch’uan-kai, écrit par un disciple chinois de Adam Schall (1592-1666), le directeur de l’observatoire impérial
et responsable du calcul du calendrier de l’empereur Shunzi, décédé en 1661. Schall a alors perdu son
protecteur et sa position est devenue précaire. Ce qui est intéressant, c’est qu’au lieu d’attaquer Schall sur
ses compétences mathématiques, Yang Kuang-hsien l’attaque d’une façon beaucoup plus dangereuse,
l’accusant de propager des idées inacceptables par le biais de Li Tsu-po, son disciple chinois. Li, dans son
ouvrage, affirmait que les premiers Chinois descendaient des hommes de Judée et que le peuplement de la
Chine s’était fait d’ouest en est (tout cela est de la plus haute fantaisie). Ainsi il réconciliait les écrits
bibliques et l’histoire chinoise (cette idée sera reprise par Le Comte et les figuristes). Le conseil des Rites
est alors dirigé par les quatre régents du royaume, Kangxi n’étant qu’un enfant mineur de dix ans (il
gouvernera quatre ans plus tard). Il décide de faire emprisonner les pères Schall, Verbiest, Buglio et
Magalhães pour propagation d’idées mensongères. Yang qui visait la place de Schall calcule à partir
d’archives chinoises que le premier empereur chinois remonte à plus de dix-neuf millions d’années, donnant
un chiffre

précis. « Précédemment, écrit Yang, Li Ma-tou (Ricci) utilisait les classiques et les commentaires pour
expliquer l’orthodoxie de sa doctrine. Aujourd’hui, Li Tsu-po utilise les textes sacrés classiques et les
commentaires comme des extraits de la

doctrine. Son crime mérite une grande punition ». Les jésuites réfutèrent la thèse de

Li et se défendirent pied à pied mais en vain.


L’affaire était plus politique que religieuse et Schall fut condamné à mort ainsi que Li Tsu-po. Yang fut
appointé directeur du bureau d’astronomie. Selon la légende mais rien ne vient la confirmer dans les
archives chinoises, Schall sera sauvé par une éclipse prévue par Verbiest et mal calculée par Yang. Li Tsu-
po sera exécuté. Schall, en disgrâce, meurt en 1666.
Nous avons déjà observé que chaque succession est pour le directeur du bureau d’astronomie une période
dangereuse, puisque la légitimité de l’Empereur dépend de l’exactitude du calendrier. Schall est mis à
l’écart pendant la régence qui commence à la mort (ou la disparition) de l’empereur Shunzhi en 1661
(Kangxi a huit ans). La cour est alors pour plusieurs années sous le contrôle de quatre ministres mandchous,
Sonin, Suksaha, Ebilong et Aobai qui ont été nommés par l’impératrice douairière Xiaozhuang. Les régents
avaient été choisis intentionnellement pour combattre leurs influences respectives mais rapidement les
quatre se liguent les uns contre les autres. C’est au milieu de cette lutte d’influence que Yang essaie de
prendre la place de Schall. Sonin (Suoni), dont la lignée a toujours été fidèle à la famille de Kangxi, réussit
à organiser le mariage de ce dernier, alors âgé de onze ans, avec sa petite-fille âgée de douze,
Xiaochengren, en 1665. Il meurt en 1667. Une semaine

plus tard, Kangxi est déclaré majeur et la régence va officiellement se terminer. Avant que le jeune
empereur ne nomme ses ministres, Aobai qui cherche alors à s’emparer du pouvoir soulève une série de
charges contre Suksaha pour trahison et obtient du conseil des Punitions la condamnation à mort de ce
dernier dans le pire des suplices : le démembrement. Kangxi annule l’ordre. Aobai revient à la charge avec
d’autres accusations. Kangxi finit par céder mais, eu égard aux services rendus par Suksaha, il demande
qu’il soit pendu et non démembré. Kangxi est encore trop jeune pour contrer le puissant ministre et il craint
lui-même pour sa vie. Il laisse alors Aobai exercer un pouvoir absolu sur la cour impériale et souffre
l’affront de voir son ministre se considérer l’égal sinon le supérieur de l’empereur. Kangxi va montrer dans
la façon dont il réussit à flouer les ambitions de Aobai qu’il est un prince courageux et machiavélique.
Pendant six mois, il va feindre de ne pas être autre chose qu’un adolescent occupé par les femmes et le jeu.
Pour donner le change, il organise autour de lui une coterie de jeunes adolescents recrutés par son beau-
frère, le fils du vieux Sonin, dont officiellement la seule passion est de se divertir et de s’entraîner à l’art de
la guerre à cheval. Ayant ainsi endormi l’attention de Aobai et montrant un total désintérêt pour la politique
et ce qui se passe au palais, il convoque un jour son ministre pour une audience privée. Celui-ci, sans
méfiance, s’y rend sans pompe et sans suite. Kangxi l’accueille alors au milieu de ses amis qui, sur un
signal de lui, le saisisse. Aobai est immédiatement mis en prison et est ensuite condamné à mort pour divers
crimes (1669) dont celui d’avoir usurpé les prérogatives impériales en se pavanant dans les palais avec une
robe jaune, la couleur réservée à l’empereur. Kangxi montre alors toute sa finesse. Au lieu d’exécuter
Aobai, il commute la peine en un exil permanent (Aobai est considéré mort en 1669 mais il n’y a pas trace
de son exécution). Plus probablement il fut exilé dans un monastère. Sa famille ne fut pas tuée, ce qui est la
norme dans les cas de trahison. Yang, le directeur de l’Observatoire, tombe avec son maître.
La conclusion revient au prince Kang qui, ayant instruit le procès de Yang et celui de Aobai conclut :
« En ce qui concerne la doctrine de l’adoration du Ciel par les Occidentaux, ils n’ont fait que suivre les
vieilles coutumes de leur propre pays. Jusqu’ici ils n’ont jamais montré d’intentions diaboliques. En
conséquence, les sentences doivent être levées. » Schall est mort mais Verbiest est immédiatement nommé
responsable du bureau d’astronomie.
Ce qu’il faut retenir dans ce bref résumé de la prise de pouvoir de Kangxi, c’est que l’empereur n’a que
quinze ans lorsqu’il réhabilite Schall et nomme Verbiest à son service. Trente-cinq ans plus tard, Tournon
vient lui faire la leçon. Kangxi n’a pas changé d’avis : la doctrine des jésuites est une coutume et rien de
plus. Elle n’a rien de divin.
Tout comme Louis XIV, roi enfant, Kangxi a été profondément marqué par son arrivée au trône. Ceci
explique son attachement à la mission de Pékin qui compte à Pékin autant d’ennemis qu’à Rome.

9. Luigi Antonio Appiani (1663-1726), qui était son interprète officiel et Antonio

Pacecco (1669-1724). Appiani était un missionnaire de la Congrégation de la Mission

(anciennement ordre de Saint-Vincent de Paul à l’origine) dans le Sichuan, affecté à l’équipe de Tournon à
la demande de Clément XI qui l’avait connu personnellement. Pacecco était un franciscain.

10. Une autre version propagée par les Missions Etrangères ultérieurement rejette le fiasco sur Tournon. Ce
dernier aurait interdit à Maigrot de parler religion. Il aurait donc été évasif dans ses réponses. Cette version
paraît peu plausible, d’abord à cause du caractère du personnage mais aussi parce que l’empereur était un
redoutable débatteur. Maigrot sera expulsé de Chine le 17 décembre1706. Il finira ses jours à Rome où il
arrivera en 1708.

11. Tournon meurt en 1710 avant d’en recevoir la nouvelle. Le 18 mars 1715, le successeur de Clément XI
signe la bulle Ex ella die, lui donnant raison en tous points !

12. Le Portugal perd le Japon entre 1601 et 1641. Le Shogun, empereur du Japon, saturé des excès des
missionnaires que le Portugal déverse sur le pays, signe un traité avec les Néerlandais (protestants) en 1601.
Ceci maintient les flux commerciaux mais réduit l’infiltration des missionnaires dans la société japonaise.
En 1616, une seconde mesure est mise en place, seuls les ports de Nagasaki et de Hirao seront ouverts au
commerce avec des navires étrangers. Cela ne suffit pas. Les jésuites de Rodriguès, l’ennemi juré de Ricci
et de ses amis, continuent à défier l’ordre social japonais. En

1641, le Shogun décide de confiner les barbares sur l’îlot de Deshima, en face de Nagazaki. C’en est fait du
commerce fructueux avec le Japon. Il faut attendre 1856 pour que le Japon rouvre ses ports aux Européens
et aux Américains.

13. Nous esquivons le détail des querelles théologiques sans cesse renaissantes qui n’ont pas leur place dans
ce livre. Les jésuites envoient différentes missions à Rome pour expliquer l’impasse dans laquelle la
position papale place toute la chrétienté chinoise. En vain. Ne soyons pas étonnés. Rome préfère des
martyrs que de compromettre, comme elle l’a montré dans l’histoire des missions chrétiennes au Japon,
sans compter que même le pape a du mal à contrôler les excès des fanatiques chez les dominicains, les
jésuites et les frères des Missions étrangères de Paris.

14. Il faut garder à l’esprit que la chrétienté est la seule religion ayant adopté une structure hiérarchique de
type monarchique pour gérer ses adeptes. Cette structure que les Occidentaux considèrent normale fut
remise en cause par des gens comme Huss, qui fut brûlé pour la contester mais est considérée divine - ne
parle-t-on pas au reste du royaume de Dieu et non de la république de Dieu malgré son incohérence avec les
postulats chrétiens. Kangxi a donc beau jeu de souligner cette absurdité et il en déduit que le pape est un
homme politique et que la chrétienté n’est pas une source de spiritualité mais d’obédience. C’est une secte
puissante comme il en existe d’autres.

15. Un commandant militaire de Canton, Ch’en Mao, écrit en 1717 dans une pétition au conseil de guerre “
le catholicisime est venu d’Europe ; aujourd’hui les Occidentaux ont installé dans différentes provinces des
églises qui attirent des bandits et des fripons de toute sorte. Le culot de ces Occidentaux est inconcevable.

Actuellement ils ont établi sans permission plusieurs églises autour de Canton. En outre, des bateaux
étrangers arrivent en masse dans le port de Canton. Comment pouvons-nous empêcher que les
missionnaires ne communiquent avec les marchands et ne causent de troubles ?”

16. Kangxi est l’un des premiers responsables de l’expansion du commerce international. En 1682, il
reconstruit sa capitale et encourage la renaissance de l’industrie porcelainière avec l’installation de plus de
trois mille fours. Sous son patronage un nouveau style se crée et la porcelaine atteint une perfection jusque-
là inconnue (ces porcelaines Kangxi sont connues sous le nom de famille verte). La pâte en est d’une
finesse et d’une blancheur incomparables. Le succès des porcelaines Kangxi est immédiat en Europe dès
leur apparition. Pour les mettre en valeur et au goût du temps, les grands collectionneurs font ajouter en
Europe des ornements de bronze ciselé. L’apogée de la famille verte se situe approximativement entre
l’arrivée des jésuites français à Pékin et la détention de Tournon à Macao (Pierre Kellberg - Connaissance
des Arts - décembre 1963).
Kangxi est aussi le fondateur d’une manufacture impériale de cloisonnés, objets de métal recouverts
d’émaux translucides, eux aussi très populaires en Europe.

17. Les Portugais commercent non sans difficulté avec le Japon depuis la visite de François Xavier dans le
pays (1549-1550) mais en 1610 se produit un incident grave avec l’affaire du Madre de Deus. L’année
précédente à Macao, une rixe a éclaté entre l’équipage d’une jonque japonaise et la maréchaussée de
l’enclave, faisant plusieurs morts du côté japonais. Le capitaine-major (titre du responsable) de Macao était
alors André Pessoa depuis 1607. En 1610, il est le commandant du Madre de Deus qui se rend à Nagasaki
pour négocier et ramener une cargaison de soie. Le gouverneur de Nagasaki, informé de sa présence, le rend
responsable de la mort des marins japonais à Macao. L’affaire remonte au shôgun (l’empereur) qui ordonne
son arrestation. Pessoa cherche à fuir mais son navire est intercepté par une flotille japonaise. Sachant qu’il
va être exécuté s’il se rend, Pessoa préfère faire sauter son bateau avec sa cargaison. Le shôgun, furieux,
ordonne l’arrêt de tout commerce avec Macao. De fait une fois l’incident connu, ni les Portugais ni les
Espagnols venant de Manille ni les Hollandais ne se risquent au Japon. Après 1623, on peut considérer que
tout commerce a cessé avec l’Occident.

18. Cette alliance est connue sous le nom de “Grande Alliance”. À la mort du roi d’Espagne Charles II, ses
plus proches parents par alliance sont Louis XIV et Leopold I d’Autriche. La Hollande et l’Angleterre
annoncent immédiatement qu’elles ne toléreront pas l’unification de l’Espagne avec la France ou
l’Autriche. Charles II a dans son testament désigné Philippe d’Anjou son successeur. Louis XIV a donc des
raisons légitimes de réclamer le trône pour son petit-fils. Philippe est proclamé roi et prend le titre de
Philippe V. La guerre éclate immédiatement et dure jusqu’en

1713 quand est signé le traité d’Utrech qui reconnaît Philippe V. Un traité de paix est ensuite signé entre
l’Espagne et le Portugal en 1714. La guerre a ruiné l’Espagne et la France. Louis XIV meurt en 1715.

19. Les historiens européens, en particulier anglais, ont sans cesse ridiculisé cette décision, lui attribuant
l’origine de la corruption endémique qui se greffera sur le commerce chinois. En fait, cette décision est la
copie conforme de celles prises par les Anglais, les Hollandais et les Français à la même époque, avec par
exemple pour la France la création de la Compagnie des Indes et celle de la Louisiane, autant de
compagnies ayant en fait le monopole au nom du roi du commerce avec tel ou tel pays. La Chine adopte
alors une centralisation qui s’apparente à une nationalisation. Il n’y a donc rien de choquant ou de malsain
dans la décision de l’empereur. C’est l’usage qui en polluera le rôle, tout autant que le monopole de Jardine
polluera toutes les relations avec la Chine au XIXe siècle.

20. L’année de la rétrocession de Hong Kong à la Chine (1997), 85% de son commerce étaient directement
d’origine chinoise. La Chine, pour sa part, absorbait plus de 50% des importations et 85% des
réimportations.

21. Dom Luis de Meneses, comte de Ericeira, qui est vice-roi des provinces d’outre-mer, en poste à Goa
d’octobre 1717 à 1720, apprenant la nouvelle, fustigera l’imbécillité des bourgeois de Macao. Il enverra
immédiatement une missive aux jésuites de Pékin pour rattraper l’affaire mais c’est trop tard. L’empereur
ne veut plus en entendre parler.

22. Les travers de la mission précédente ont été étudiés. Quand Mezzabarba est choisi, il n’est même pas
prêtre. Il est gouverneur civil de la ville de Todi en Italie. Qu’importe, Clément XI organise une promotion
accélérée. En 1718, Mezzabarba devient prêtre et peu de temps après il le nomme évêque, ce qui est le
minimum pour être légat du pape. Clément XI joue ensuite la prudence. Il lui faut le support du clergé
portugais, que Tournon n’obtint jamais. Il envoie Mezzabarba au Portugal présenter ses lettres de créance et
c’est de Lisbonne qu’il part.

23. Les archives de la mission montrent que Mezzabarba avait reçu à Lisbonne, juste avant d’embarquer, le
compromis qu’il devait présenter à l’empereur si ce dernier ne cédait pas. Clément XI avait donc préparé un
plan B mais la suite montre que tout cela était cousu de fil blanc. En effet, Mezzabarba, de retour à Macao,
écrit une lettre pastorale - mentionnant spécifiquement qu’elle ne doit pas être traduite en chinois - à tous
les missionnaires de Chine. La lettre expliquait les huit accommodements que le pape avait proposés à
Kangxi et que les missionnaires pouvaient, si nécessaire, mettre en pratique. Mezzabarba soulignait aussi
que les missionnaires ne pouvaient utiliser ces accommodements qu’en dernier ressort mais que c’était à
eux de juger la situation. Il est donc clair que Clément XI n’avait pas l’intention de révoquer la bulle de
1715. Mezzabarba retourne en Europe dès sa mission terminée. Lorsqu’il arrive à Rome, Clément XI est
mort. En 1725, il devient patriache d’Antioche (un titre honorifique) et évêque de Lodi en Italie. Son patron
étant mort, il ne deviendra jamais cardinal.
24. Clément XI n’a pas seulement bataillé avec l’empereur de Chine sur le dogme mais, en Europe, son
règne est marqué par les controverses sur le jansénisme qu’il condamne

dans la bulle “Unigenitus del Fillus”. En 1718, il excommunie les récalcitrants. À sa disparition, le clergé
est totalement divisé et au centre de ces querelles se retrouvent les jésuites accusés à tort ou à raison par les
cardinaux italiens de tous les maux de la terre. À Clément XI succède le cardinal Conti qui devient pape
sous le nom de Innocent XIII. Il règne un peu moins de trois ans et est anti-jésuite. Il cherche à tarir la
Compagnie de Jésus en interdisant l’ordination de tout nouveau jésuite. Vient ensuite Bénédicte XIII, un
personnage falot sous la coupe de son secrétaire, lequel passera son temps à vider les caisses papales au
bénéfice de sa famille.

25. La succession de Kangxi est un drame shakespearien. La succession impériale n’a jamais été fermement
établie sur le principe de la primogéniture. En fait la dynastie Ming met un point d’honneur à ne pas
nommer successeur le fils aîné de l’empereur. La dynastie mandchou fera de même. Kangxi, à l’âge de
vingt-et-un ans (1676) nomme héritier du trône son deuxième fils Ying-jen (il a eu son premier fils à quinze
ans). Celui-ci s’avérera avec le temps être, bien qu’intellectuellement brillant, un être aux mœurs dissolues,
achetant des enfants des deux sexes pour ses menus plaisirs, à la grande honte de son père. Kangxi le
sermonnera plusieurs fois devant tous ses frères et sœurs, lui reprochant de manquer totalement de
sentiment pour les membres de sa famille (Kangxi a alors de plusieurs concubines vingt-et-un enfants. Il
sera officiellement marié trois fois. Les deux dernières impératrices sont des concubines stériles qu’il
entend honorer ainsi lorsqu’elles tombent mortellement malades).
La goutte d’eau qui fait déborder le vase arrive en 1706 lorsque Kangxi perd l’un de ses jeunes fils âgé de
sept ans. Ying-jen ne manifeste aucune compassion à la perte de ce jeune demi-frère. Kangxi décide alors
de changer sa succession et l’informe que, n’ayant aucun respect filial, il est indigne du trône.
Un soir, au cours de l’été 1707, alors que Kangxi, cinquante-deux ans, est en résidence d’été et campe à
Jéhol, Ying-jen, trente-trois ans, rentre dans sa tente à l’improviste, soit pour essayer de l’assassiner, soit
pour le battre. Kangxi se défend tout seul et ne dira jamais ouvertement que son fils a essayé de le tuer -ce
qui l’aurait obligé à le faire exécuter-soulignant seulement qu’il connaît l’identité de la personne qui l’a
agressé. Il annonce peu de temps après que Ying-jen n’est plus héritier et il l’exile.
Il lui faut alors choisir un successeur parmi les autres garçons. Pendant longtemps il penche pour Yin-su,
son huitième fils. Finalement, sur son lit de mort, il annonce à tous ses enfants réunis sauf un, Yin-chen, en
mission officielle en province quand son père tombe malade, que le plus digne est précisement Yin-chen.
Contrairement à la légende colportée immédiatement en Europe qui fait du nouvel empereur, âgé de
quarante-quatre ans, un être assoiffé de sang, celui-ci n’exécute aucun membre de sa famille, ce qui le
distingue de la plupart des héritiers de la dynastie. Son frère aîné, Ying-jeng, l’héritier déchu, meurt de
maladie en 1723, le remerciant de sa magnanimité.
Ying-chen qui règne sous le nom de Yongzheng a bien entendu à composer et affronter certains de ses
frères désireux de s’octroyer une part du pouvoir. Pour éviter le drame et la tension que pose une succession
de ce genre, il instaure dès son arrivée sur le trône un nouveau système, toujours basé non sur le droit de
primogéniture mais sur le mérite. Examinant attentivement ses enfants, il décide de mettre le nom du plus

méritant à ses yeux dans une boîte scellée placée en lieu sûr. Lui seul connaît le nom. La boîte doit être
ouverte à sa mort devant les membres de la famille et des conseils. Cette novation est alors
systématiquement adoptée par ses successeurs et devient la règle. Elle met fin au carnage systématique qui a
entouré les successions précédentes.
26. Yongzheng semble en particulier avoir été choqué par l’immoralité des légats vis-à-vis des jésuites de
Pékin, qu’il connaît personnellement et à qui il ne reproche rien sur le plan philosophique. Particulièrement
choquant pour un bouddhiste radical est le fait que l’église fonctionne sur un schéma monarchique et qu’un
individu se considère mandaté pour intercéder entre le croyant et l’autorité suprême.

27. En 1714, le père Jartoux de la mission de Pékin se lamente qu’en trente ans “il n’a été qu’un employé
au service de l’empereur, faisant des horloges, la cartographie de la Grande Muraille, et servant de
professeur de mathématique à l’un des fils de l’empereur (alors Kangxi). Il constate, désabusé, que tout ce
qu’il a à montrer après tant d’années de labeur “ce ne sont que des jouets comme le tigre automate que
l’empereur utilisait comme cible pour s’entraîner au tir”.
En 1764, le père Cibot résume la situation de toute l’équipe de Pékin en se décrivant

comme le jardinier du Versailles de la Chine.


Les jésuites ne sont plus alors que les prisonniers d’une prison dorée dont on ne peut s’échapper. Ceci
explique l’abondance de leur correspondance de l’époque vers l’extérieur, qui reste le seul moyen
d’échapper moralement à la cage dans laquelle l’empereur les maintient pour son usage.

28. En 1729, Yongzheng interdit officiellement l’importation de l’opium dans le pays. Cette mesure
s’impose parce qu’il s’est développé au sud un important trafic de cette drogue, en toute illégalité. Cette
même année, en violation des édits impériaux, la Compagnie de Chine, société française réactivée en 1723,
alors le plus gros exportateur de Chine de produits légaux, laisse à Canton après la saison quelques Français
pour garder les entrepôts de la Compagnie. Les Anglais et les Hollandais, voyant qu’il ne se passe rien,
décident de faire la même chose en 1731 mais cette petite communauté d’Européens est trop nombreuse
pour passer inaperçue. L’empereur est mis au courant par les autorités de Canton. En 1733, les Anglais
pensent plus sage de retirer à nouveau leur personnel mais les Français et les Hollandais restent, en
violation de l’édit de Kangxi. L’empereur décide donc d’agir.

29. João de Casal est évêque de Macao de 1690 à sa mort en septembre 1735. C’est le premier évêque non
jésuite de Macao, qui est restée sans évêque de 1633 à 1690.
CHAPITRE 17

Le commerce : le sujet qui fâche

Si des montagnes de livres ont été écrits sur la question des rites, la position
des jésuites, celle de leurs ennemis, celle des philosophes, si nous avons aussi
une multitude de commentaires sur l’opinion que l’Occident se fait de la Chine
lorsque Qianlong en referme les frontières et limite les contacts avec les
Européens, tout cela en français, en anglais, en latin, en italien, en portugais,
voire en hollandais, il n’existe rien de comparable dans les annales chinoises, ce
qui fait dire que les Chinois ne se sont jamais intéressés au reste du monde.
Pendant longtemps, les historiens occidentaux, tous d’obédience chrétienne
avant le XXe siècle, ont conclu que ce manque de curiosité était un signe soit de
faiblesse mentale, soit de faiblesse technologique, la Chine n’ayant jamais eu
selon eux de Christophe Colomb ou de Vasco de Gama. Deux découvertes
relativement récentes ridiculisent ce point de vue et le rendent caduque. D’une
part, nous savons de façon certaine que ce n’est qu’au XVIe siècle, donc après la
découverte de l’Amérique, que la technologie maritime européenne arriva au
niveau de la technologie chinoise, la dépassant ultérieurement. D’autre part,
l’empereur de Chine lança lui aussi des campagnes d’explorations maritimes
mais le seul objectif était commercial. N’ayant qu’un objectif matérialiste et non
spirituel, le gouvernement chinois, au vu du résultat financier des explorations,
décida en 1431 d’arrêter ce genre d’aventures1. La raison de cette décision, jugée
imbécile par les Occidentaux, est pourtant évidente dans notre époque
matérialiste. Le retour sur investissement de telles expéditions était devenu
dérisoire. N’ayant aucune ambition de convertir les peuples rencontrés

aux idées chinoises, les navigateurs chinois n’avaient pour objectifs que de
découvrir des pays où l’exportation de produits chinois aurait été rentable ou à
l’inverse des pays ayant des produits pouvant être d’une quelconque utilité en
Chine. Le problème que l’Europe n’a pas rencontré dans ce genre de quête c’est
que, la Chine étant alors technologiquement et administrativement très avancée,
tout ce qu’elle trouvait autour était inférieur ou inutile. Ne pouvaient alors
l’intéresser que les produits bruts introuvables en Chine, les pétroles de
l’époque. Du fait de la taille immense du pays, le gouvernement chinois constata
alors que tout y existait en abondance. Ainsi si la cour d’Espagne fut
essentiellement avide de l’or et de l’argent des Mayas, des Aztèques et des Incas,
la Chine ne pouvait en aucun cas être éblouie par la découverte de métaux
précieux ou d’âmes à convertir. L’empereur avait accès en abondance à des
minerais précieux (en fait le jade pur fut considéré le plus précieux parce que le
plus rare). Sur le plan purement commercial, toutes les explorations furent donc
un fiasco2.

À l’arrivée de Ricci en Chine, il est difficile d’attribuer au gouvernement chinois


une quelconque hostilité vis-à-vis de l’Europe. L’Empire qui est à lui seul plus
peuplé que l’Europe consiste déjà en une extraordinaire mosaïque humaine
dominée par une race, les Hans, et psychologiquement unifiée autour d’un
concept social dit ‘confucéen’, quels que soient les attributs de ce dernier. Tout
au plus, pourrait-on dire, l’empire est blasé et indifférent. La Chine était déjà le
terminus de la route de la soie du temps de Nabuchodonosor.
En 1557, le Portugal, alors la première puissance coloniale de l’Occident,
obtient de l’empereur de Chine le monopole du

commerce chinois et un lieu où relâcher ses vaisseaux, Macao3. En

1580, l’enclave est déjà florissante, terminus d’un commerce allant de Mexico à
Canton via Manille. Pour l’économie chinoise, vu de Pékin, tout cela est encore
miscroscopique et le serait resté si l’Angleterre n’avait pas aimé le thé à la folie,
si la East India Company, qui avait le monopole de tout commerce avec l’Asie,
n’avait pas eu les plus grandes difficultés à équilibrer ses comptes et si la
couronne anglaise n’avait pas eu la mauvaise manie d’entretenir des armées
pléthoriques et ruineuses pour contrôler les maharadjas indiens.

Mais commençons par le commencement. Sous Kangxi, le plus large entrepôt


étranger de Whampoa appartient à la East India Company, une société par
actions établie à Londres qui a toutes les caractéristiques des multinationales
d’aujourd’hui. Elle est dirigée par un président choisi par le conseil
d’administration, connu sous le nom de Select Committee. L’expansion de cette
société allait être continue pendant un siècle, tant et si bien qu’elle finit par
contrôler 90% des exportations et importations entre l’Europe et la Chine, aucun
concurrent n’arrivant à lui tenir tête.
Il nous faut revenir ici un instant sur le développement politique qui intervient
dans le continent indien au cours du XVIIIe
siècle car en fait le commerce entre l’Europe et la Chine est un flux triangulaire,
avec des produits allant de Chine vers l’Europe, puis des produits allant
d’Europe vers l’Inde, et enfin des produits allant d’Inde en Chine, la faible
demande pour des produits européens de la part des Chinois rendant cet
arrangement le seul viable à long terme pour les sociétés impliquées dans ce
commerce.
À la fin du règne de Kangxi, le seul vrai concurrent de la East

India Company est la Compagnie des Indes établie en 16644 lorsque Dupleix
(1697-1763) en devient le délégué en Inde (1741-1754). Lorsqu’éclate la guerre
entre l’Angleterre et la France à propos de la succession de l’Autriche, il
demande à La Bourdonnais, le commandant d’une petite escadre française, de
s’emparer de Madras (1746), port anglais et point de départ du commerce vers la
Chine. Ce dernier réussit. Les Anglais essaient alors de se saisir de Pondichéry
en 1748 mais Dupleix, retranché derrière les remparts, résiste et l’assaut est
abandonné. La East India Company offre alors de racheter Madras. Dupleix
refuse. Le port n’a pas de prix.
Hélas, à la cour de Louis XV, personne n’a conscience de l’importance à long
terme de Madras sur le plan logistique. Le commerce avec la Chine n’est pas
significatif et tout au plus exotique. Lorsque s’engagent en 1748 les négociations
mettant fin à la guerre de succession d’Autriche, les Anglais dont la vision
commerciale est beaucoup plus développée proposent d’échanger le port de

Louisbourg au Canada enlevé aux Français en 17465 contre celui de Madras. Le


traité d’Aix-La-Chapelle va s’avérer un désastre pour la Compagnie des Indes
Orientales puisque Louisbourg

est restitué à la France, en échange de quoi Madras retourne à l’Angleterre.


Dupleix ne se décourage pas et il continue à tisser une toile en faisant comme les
Hollandais en Insulinde (l’Indonésie actuelle). En échange de droits
commerciaux exclusifs, il étend une protection militaire à ceux qui commercent
avec la Compagnie des Indes Orientales6. Dupleix qui vise le contrôle du sud de
la péninsule indienne, laissant le Bengale aux Anglais, se retrouve rapidement
mêlé à des conflits perpétuels entre les prétendants indiens des régions situées
aujourd’hui autour du Tamil Nadu. Cette politique a un coût et les bénéfices de
la Compagnie s’en ressentent alors même que le chiffre d’affaires augmente. À
Paris on s’affole et Dupleix est relevé de ses fonctions en 1754, au moment
même où il semble qu’il ait réussi son pari. Chandernagor est alors le port
commercial le plus important de la côte est, devant Calcutta.
En 1756 éclate la guerre de sept ans (1756-1763) qui, vu les conditions
boiteuses du traité d’Aix-la-Chapelle de 1748, semblait inévitable. Cela rouvre
directement les hostilités militaires entre la East India Company et la Compagnie
des Indes Orientales. Les troupes de la compagnie française, affermée par
Dupleix au nawab du Bengale, Bihar, et de l’Orissa, Siraj ud-Daulah (1729-
1757), participent au sac de Calcutta le 20 juin 1756. Tous les Anglais sont faits
prisonniers. Le succès du nawab, arrivé sur le trône en 1756 et dont la famille est
alliée aux Français, sera de courte durée. Six mois plus tard, les troupes de la
East India Company, commandées par le colonel Robert Clive et l’amiral
Charles Watson, reprennent la ville puis poursuivent l’armée du nawab et la
réduisent en pièces sur les rives de la rivière Baghirati, à cent cinquante
kilomètres au nord de Calcutta. Le nawab est alors forcé de signer le traité de
Alinagar7. Robert Clive s’attaque ensuite à Chandernagor, située à trente
kilomètres de Calcuta. La ville tombe le 23 mars

1757. Elle sera restituée en 1763 mais, ruinée, elle ne retrouvera jamais sa
splendeur passée et la Compagnie des Indes Orientales périclitera. Suffren
essaiera en vain de déloger les Anglais de leur base inexpugnable du Bengale
entre 1778 et 1783. C’en est fait du commerce entre la Chine et la France. La
East India Company règne désormais sans concurrence et s’assure un quasi-
monopole sur la Chine8.

Mais que vend donc la East India Company à la Chine et que produit le Bengale
? La Chine étant auto-suffisante en tout, la East India Company n’a qu’un
produit à offrir où les marges sont colossales. Il s’agit de l’opium dont les
Chinois sont consommateurs. Mais l’opium est une denrée interdite par
l’empereur car tout le monde en connaît les effets pernicieux. Ainsi dès le départ
le commerce avec la Chine souffre d’un péché originel qui va fausser tout
rapport avec les autorités chinoises. En fait, la culture du pavot (l’opium est
extrait de cette plante) a toujours existé. La plante a des vertus médicinales
indéniables, tant pour les humains que pour les animaux domestiques9. La East
India Company est parfaitement consciente que l’augmentation de la
consommation d’opium dans ses possessions n’est pas souhaitable car ses effets
pernicieux sur la société sont immenses. Il est au reste hors de question de laisser
les Indiens consommer à volonté l’opium10. La East India Company a donc de
bonnes raisons de vouloir exporter ce produit cultivé au Bengale. La Chine, petit
consommateur traditionnel11, est la seule avenue possible pour deux raisons :
d’une part l’opium ne peut être vendu en Europe, d’autre part la Chine est alors
la seule puissance organisée qui a un important pouvoir d’achat. Qui plus est, il y
a toujours eu une demande et, avec l’augmentation naturelle de la population,
cette demande est en croissance permanente.
Le fait que le gouvernement chinois soit opposé à l’importation d’opium n’est
pas considéré un obstacle majeur, pas plus que l’empereur chinois n’est
considéré un obstacle au prosélytisme des troupes du pape. C’est encore moins
un problème de conscience car, depuis que la Chine a rejeté les missionnaires de
tout poil, on la considère comme « barbare » en vertu des postulats dont on a
discuté précédemment. Etant barbare, il en découle que sa population ne mérite
aucun respect. Elle ne possède pas les mêmes attributs que les Européens. En
conséquence fournir de l’opium à un Chinois n’est pas pour la East India
Company moralement répréhensible. Et puis, argument essentiel et final, le
Chinois a les moyens de payer pour son vice. Car en définitive, si Hastings
oriente la compagnie vers ce trafic, c’est purement pour une raison financière. Il
lui faut résoudre le déficit des flux avec la Chine, sinon c’est la faillite.
En effet, l’Angleterre, déjà si moderne, n’a à son grand désespoir rien à
exporter en Chine. « On a tout essayé, dira désabusé un directeur de la East India
Company, comme pour s’excuser des exportations d’opium, mais ils n’ont
besoin de rien »12. En revanche, la Chine importe traditionnellement des
cotonnades indiennes, du poivre, des plantes médicinales et autres babioles. Tout
ce commerce se paie en argent-métal13. Dans l’autre sens, elle vend des
cargaisons entières de thé et dégage un excédent commercial énorme. Tout cela
ne peut pas durer.
Pour mettre en place sa stratégie, Hastings, qui sait que sa politique risque de
faire des remous au parlement et chez les honnêtes gens, installe un bureau à
Macao en 1773. Ce bureau supervisera l’ensemble du trafic qu’il entend
développer par sous-traitance en accordant des licences de négoce à un certain
nombre d’opérateurs dont le plus célèbre sera Jardine. Ainsi Hastings peut
affirmer en toute conscience que pas un gramme d’opium ne transite sur un
bateau de la East India Company !
Vingt ans plus tard, la East India Company exporte à travers ses « country-
traders » deux mille coffres d’opium, pour une valeur de deux cent cinquante
mille livres. L’opium est alors devenu au Bengale la plus importante ressource
de l’administration britannique. En 1836, ce sont vingt-six mille coffres d’une
valeur de deux millions de livres qui partent pour la Chine. Ces ventes financent
dix-huit pour cent du budget de l’Inde14. L’opium est à la East India Company
ce qu’est le pétrole aux émirats arabes d’aujourd’hui.
Le seul problème, de taille, c’est que la Chine est un client de mauvaise grâce
puisque l’importation est officiellement interdite et, Macao ayant refusé une fois
de plus la proposition de l’empereur Yongzheng de redevenir le seul port
autorisé à commercer, les dispositions restrictives de ce dernier restent en place.
Les entrepôts restent à Whampoa et aucun étranger ne peut séjourner à Canton la
saison finie. Mais cet arrangement ne saurait durer. Non seulement les étrangers
en violent les dispositions mais il n’y a pas de semaine sans bagarre entre marins
hollandais, français, anglais et portugais, tous ces pays étant quasiment en guerre
en Europe les uns contre les autres en permanence.

En 1757, à la suite d’un nouvel incident à Canton15 en 1755, Qianlong16,


empereur depuis 1736, se décide à agir. Cela fait vingt ans que le plus grand
désordre règne à Whampoa et dans l’embouchure de la rivière des perles. Aux
mesures prises par son grand-père, Kangxi, il ajoute les trois interdictions
suivantes :
- Interdiction pour les bateaux entrant dans le port de Whampoa d’être armés.
Autrement dit, tous leurs canons doivent être

descendus à Macao17. Aucun vaisseau (bateau de guerre) n’est autorisé à


remonter le fleuve.
- Interdiction aux étrangers de résider en Chine. Cette décision est une réponse
directe aux constantes violations que les Anglais et les Français commettent en
laissant hors saison du personnel à Whampoa. C’est un ordre d’expulsion. En fin
de saison, tout le monde doit partir. Pendant la saison, les étrangers vivent dans
leurs entrepôts et non en ville.
Tous les contrats commerciaux doivent être soldés saison par saison.
Autrement dit, aucun encours ni crédit ne sont autorisés d’une saison à l’autre.
Cette décision s’adresse autant au Hoppo qu’aux étrangers car les disputes sur
des retards de paiement éclatent chaque saison. Elle permet aussi de ne pas être
engagé sur l’ouverture de Whampoa au-delà d’une saison. Cela laisse le loisir à
l’empereur de fermer Whampoa à tout moment en fin de saison sans provoquer
de problèmes commerciaux. Cette obligation de traiter au comptant sera
constamment flouée par les marchands, européens et chinois, spéculant sur le
cours des denrées.
- Interdiction pour les sociétés de négoce d’employer des

Chinois18.
Ces mesures sont bien entendu critiquées et de fait les Anglais cherchent
immédiatement à les circonvenir. La principale critique des boutiquiers est
qu’elles entravent le libre échange, cette vache sacrée du capitalisme (lequel n’a
toujours pas été défini, Marx n’est pas encore né). Mais la suite montre que cela
n’affecte en rien le développement du commerce. Ainsi le commerce du thé
connaît une expansion phénomènale, le volume exporté par saison

atteignant vingt ans plus tard quinze millions de livres19. Cette augmentation
massive des flux ne va pas cependant sans un grave inconvénient pour la
trésorerie de la East India Company. En effet,

les exportations de thé sont la surface visible des affaires de la compagnie,


voyageant sur ses propres bateaux. En revanche, étant donné le caractère
frauduleux du commerce d’opium entre l’Inde et la Chine, ce dernier est sous-
traité aux « country-traders », aventuriers anglais ou parsis, pour la plupart
contrebandiers. Or leur chiffre d’affaires est tel qu’il devient rapidement
supérieur à celui de la Compagnie. Inévitablement le rapport de force change. La
East India Company a bientôt à faire face à une épidémie de désertions mettant
en péril sa position vis-à-vis du gouvernement chinois20. Ne l’oublions pas, cette
société est aussi de facto l’ambassadeur de la Couronne Britannique dans la
région. Il faut de toute évidence faire quelque chose.
Plus que jamais désireuse de renforcer son monopole, bien ébréché par les
autres nations européennes, la East India Company plaide à Londres pour la
négociation d’un vrai traité avec la Chine21, lui donnant l’exclusivité de tout le
commerce extérieur du pays. Son argument est que l’Angleterre est de loin le
plus gros acheteur de produits chinois - tout cela se résumant à du thé.
C’est ainsi qu’en 1792 le gouvernement britannique de William Pitt le Jeune se
décide à nommer un ambassadeur auprès de l’empereur de Chine. La mission de
ce dernier sera tout aussi illusoire que celles des légats du pape car il ne s’agit
pas moins que d’obtenir les quatre choses suivantes :
- l’ouverture de tous les ports au commerce britannique, et seulement au
commerce britannique
- l’abolition de toutes les restrictions de 1757 (donc permission de séjour des
Anglais en Chine, etc.)
- la cession d’une concession territoriale à la juridiction britannique. Cette
concession servira de base commerciale (les Anglais vivent sur l’illusion que la
Chine céda Macao aux Portugais, alors qu’il n’en est rien).
- l’installation d’une ambassade permanente à Pékin avec un représentant de la
Couronne.
Le choix de l’ambassadeur se porte sur l’ancien gouverneur de

Madras, à la retraite depuis 1786, George Macartney22.


1. Aujourd’hui nous savons que, de 1405 à 1433, sept expéditions furent organisées, les six premières sous l’empereur Yongle, troisième
empereur de la dynastie Ming (1402 à 1424). Son successeur Hongxi (1424-1425) n’en finança aucune et Xuande (1425-1435) en organisa
une dernière, tout en reconnaissant que son père avait eu raison de les suspendre car économiquement elles n’avaient aucun sens. Toutes
furent commandées par le fameux Zheng He, qui mourut en mer. Ces expéditions étaient à une échelle inconnue en Europe. Certaines
sources estiment que la flotte expéditionnaire comptait de deux cents à trois cent dix-sept bateaux, soit environ vingt mille marins, les
bateaux pouvant accommoder cinq cents personnes. Zhen He, un Chinois musulman, visita ainsi la péninsule arabique, la côte est du
continent africain, l’Inde, Ceylan et toute l’Asie du sud-est y compris Bornéo. Zheng He n’était pas un explorateur. Les routes suivies
étaient connues de longue date et déjà du temps de l’empire romain existait un trafic maritime entre la Chine et la péninsule arabique.
Certains attribuent à Yongle sa fringale d’explorations au fait qu’il prit le trône en chassant son neveu, l’empereur Jianwen. Ce dernier
aurait, selon une version, choisi de périr avec ses concubines dans l’incendie de son palais, selon d’autres, le corps n’ayant pas été
retrouvé, il se serait enfui ou serait devenu moine. Hongxi lança une enquête en 1403, ce qui ne fit qu’alimenter la rumeur. Les archives du
règne de Jianwen furent détruites par Hongxi et il n’existe aucun temple au nom de cet empereur, ni aucune tombe. Les expéditions
auraient eu pour but de s’assurer que Jianwen n’avait pas trouvé refuge dans un autre pays.

2. Sur le plan humain, la période des explorations eut cependant des conséquences graves. L’empire, ayant
toujours une main-d’œuvre en abondance et aucune épidémie du genre de la grande peste, n’était pas à la
recherche de populations à capturer et à exploiter. L’ouverture des routes maritimes produisit le résultat
inverse des explorations européennes, ce qui montre leur densité : une émigration massive de la main-
d’œuvre chinoise excédentaire. En est la preuve aujourd’hui le peuplement de la Thaïlande, du Vietnam, de
la Malaisie, du Cambodge et du Vietnam, voire même de certaines îles d’Indonésie, où la population de
souche chinoise se retrouve absolument partout. Cette émigration économique avait des conséquences
sociales importantes car, cette société étant basée sur le clan familial, le départ d’un chef de famille
correspondait à une désertion de ses responsabilités sociales. Son départ aboutissait à la ruine pure et simple
du clan. Ceux qui restaient, femmes, enfants et ancêtres du clan devenaient alors ce qu’aujourd’hui on
appellerait des cas sociaux, n’ayant plus aucune place dans la société. L’empire prit donc en 1431 des
mesures draconiennes pour interdire l’émigration des Chinois. Cette décision est aujourd’hui encore
ridiculisée dans certains ouvrages mais elle s’apparente sur le plan économique aux théories
protectionnistes. Les Européens n’en comprennent pas la motivation car ils n’eurent jamais sur une grande
échelle à résoudre ce genre de problème.
Les Européens, dont la vision négative de la Chine a été façonnée par les missionnaires, ont conclu que
l’empereur voulait emprisonner son peuple par désir de pouvoir absolu de vie ou de mort sur tout le monde.
On prête aussi à la décision la volonté d’empêcher la propagation d’idées nouvelles au sein de la société. On
en tire la conclusion que le gouvernement chinois est despotique (oubliant que les

gouvernements monarchiques européens ne le sont pas moins) et esclavagiste (oubliant que l’Europe a
institutionnalisé et modernisé le commerce d’esclaves en Atlantique).
L’image d’un gouvernement impitoyable est contredite par le simple fait des découvertes technologiques
faites par la Chine bien avant l’Europe dans les domaines les plus utiles à la vie quotidienne. Ces
découvertes n’ont pu être faites in abstracto, sans qu’il existe une forte stimulation intellectuelle, ce qui
aurait été impossible dans une population tenue en esclavage par une élite militaire brutale.
La décision de l’empire de cesser toute exploration au XVe siècle paraît, compte tenu des circonstances
économiques de l’empire, raisonnée et rationnelle. En l’interprétant à travers le prisme des motivations
spirituelles, c’est-à-dire le prosélytisme religieux, moteur essentiel de la colonisation de l’Amérique derrière
la recherche de l’or et de l’argent, les historiens commettent donc un contre-sens absolu, faussant jusqu’à
nos jours notre perception des motivations des gouvernements chinois d’hier et d’aujourd’hui.
3. Le premier Portugais à entrer dans la rivière des perles est Jorge Alvares qui, en

1513, affrète trois jonques chinoises à Malacca et débarque sur l’île de Lintin. Il y érige un padrão, cette
fameuse borne qui marque tous les territoires portugais. Peu de temps après, un cousin de Christophe
Colomb, Rafael Perestrello, est envoyé à Canton pour négocier avec les autorités la possibilité de
commercer mais en vain. Les Portugais s’incrustent néanmoins dans le coin. En 1517, un autre Portugais,
Tomé Pires, est envoyé en ambassade par le vice-roi des Indes portugaises auprès de la cour impériale et
cette ambassade dure jusqu’en 1521. Les rapports entre Portugais et Chinois, d’abord cordiaux, dégénèrent
pendant cette période à cause des nouvelles venant de Malacca, une ville au sud de la péninsule malaise
d’obédience musulmane dont le sultan est tributaire de l’empereur de Chine. Le sultan, réfugié à Bintan,
demande à la Chine son aide pour reprendre la ville où les Portugais commettent des atrocités, exécutant les
musulmans qui ne veulent pas se convertir. En outre, il devient clair que Malacca est devenue la base des
pirates portugais rançonnant le commerce autour de la péninsule. L’empereur ordonne alors l’arrestation de
tous les Portugais sur territoire chinois. Tomé Pires fait partie de ceux-là et il serait mort en prison en 1524.
Ving-trois auraient été exécutés pour piratage.
Vers 1540, la couronne royale portugaise, victime elle aussi du piratage à grande échelle qui règne dans la
région, commence à faire la chasse aux pirates portugais et chinois, ce qui est apprécié de la cour impériale.
Les relations devenant meilleures, les Portugais cherchent une nouvelle fois à officialiser leur présence à
l’embouchure de la rivière des perles. En 1549, ils obtiennent la permission de commercer pendant la bonne
saison à partir de l’île de Shangchuan. En 1554, Leonel de Sousa signe un accord avec les autorités de
Canton et accepte de payer des taxes, mettant fin ainsi à ce qui n’était que de la contrebande. Sur la base de
cet accord, la cour consent à ce que les Portugais utilisent l’île de Macao comme port mais il n’y a aucun
accord de concession. C’est juste une tolérance. Aucun Chinois n’est autorisé à vivre sur l’île qui, pour les
autorités de Canton, n’est plus territoire chinois. Cet arrangement adhoc durera jusqu’en 1999.

4. La Compagnie est née de la fusion décidée par Colbert de trois autres compagnies

proches de la faillite : la Compagnie d’Orient établie en 1604, la Compagnie de Madagascar établie en 1642
et la Compagnie de Chine établie en 1660. Elle obtient pour cinquante ans le monopole du commerce entre
la France et les pays situés à l’est du cap de Bonne-Espérance. Louis XIV lui fait aussi don de Madagascar.
Dotée d’un capital de huit millions de livres par le roi, auquel s’ajoute deux millions et demi apportés par
des souscripteurs, elle achète une flotte.
Le premier objectif de Colbert est la réhabilitation de Madagascar et son repeuplement. Il recrute pour cela
des Hollandais à qui on offre la naturalisation française, notamment François Caron (1600-1673), un
huguenot bruxellois réfugié en Hollande qui a fait toute sa carrière dans la Dutch East India Company et
connaît toute l’Asie.
François Caron séjourne de 1626 à 1641 au Japon où il grimpe tous les échelons de la Compagnie. En 1641,
il revient en Europe, est nommé membre du Conseil de la Compagnie et commandant de la flotte. En 1643,
il repart. En septembre, à la tête d’une flotte de mille sept cents marins, il attaque les Portugais à Ceylan. Il
est ensuite nommé gouverneur de Formose que la Compagnie a colonisée. Il y reste jusqu’en

1646 puis devient directeur général à Batavia (1646-1647). En 1651, il est accusé de faire du commerce à
son compte et doit se rendre aux Pays-Bas pour s’en défendre. Il quitte alors la Compagnie, honorablement,
paraît-il. Colbert lui propose la direction de la nouvelle Compagnie en 1664. Caron meurt au large de
Lisbonne dans le naufrage du bateau le ramenant en Europe en 1673. La Compagnie sera au bord de la
faillite plusieurs fois, Madagascar s’avérant un gouffre financier. Ce n’est qu’à partir de 1674 qu’elle prend
son essort, avec la création de Pondichéry, Chandernagor, Balassor et Cassimbazar en Inde comme premiers
comptoirs rentables.

5. Louisbourg est alors la capitale de l’île royale, aujourd’hui la Nouvelle-écosse. La forteresse contrôle
l’embouchure du Saint-Laurent. Essentiellement tournée vers la mer pour repousser l’attaque d’une flotte,
elle est prise par surprise par des loyalistes anglais arrivant de Nouvelle-Angleterre en 1745. L’année
suivante, la flotte française essaie de reprendre la ville mais échoue à cause du mauvais temps et d’une
épidémie au sein des troupes. Louisbourg sera repris par les Anglais dans la guerre suivante, en

1758, et le port fortifié sera alors systématiquement démantelé et abandonné.

6. Cette politique est similaire à celle adoptée par les états-Unis dans la région après la seconde guerre
mondiale. Malheureusement Louis XV et ses conseillers se désintéressent totalement de ce qui se passe en
Asie.
7. Signé le 9 février 1757 entre la East India Company et le nawab, le traité reprend toutes les provisions
des concessions accordées en 1717 par l’empereur moghol Farrukh Syar. La principale conséquence de ce
traité qui donne carte blanche aux Anglais à Calcutta et qu’ils vont immédiatement renforcer, c’est de briser
l’alliance entre le nawab et la Compagnie des Indes Orientales. Celle-ci perd ainsi le Bengale. Elle ne s’en
remettra pas.

8. La East India Company ne se contente pas de contrôler la route maritime. Elle s’immisce dès 1765 dans
la politique intérieure du Népal dans le but d’ouvrir une route terrestre. Warren Hastings, gouverneur du
Bengale, essaie dès 1774 puis en 1786

de pénétrer au Tibet via le Népal. Le Tibet est alors un état vassal de l’empereur de Chine, sous protectorat
direct depuis 1720. Le but de la Compagnie est de contourner l’édit de l’empereur concernant le commerce
par voie maritime, et d’accéder directement à travers le Tibet aux plans de thé du Yunan. Les Népalais,
également vassaux de l’empire chinois, ont de tout temps eu le droit de commercer en Chine librement.
L’idée est donc d’utiliser les Népalais comme agents de la Compagnie pour se fournir sans entrave. La East
India Company finance dans ce but en 1790 une invasion du Tibet par le Népal. La proie paraît facile car le
Tibet est un pays en loque, détruit par les guerres intestines des trois grandes familles qui le contrôlent.
L’invasion s’avère être une erreur stratégique importante dont les conséquences poursuivent encore le Tibet
aujourd’hui. Kangxi réagit à l’invasion et à la demande d’aide des Tibétains en mobilisant des troupes ayant
instruction d’envahir le Népal (1791). Dans la débâcle qui suit, la East India Company extorque au
gouvernement népalais des traités commerciaux qui le ruinent (1791-1792), lui faisant miroiter une
assistance qui ne viendra jamais. Les Chinois ne s’inscrustent pas au Népal. Ce pays n’a jamais fait partie
de la mouvance chinoise mais de l’influence indienne et hindouiste voire musulmane dans certains cantons.
Kangxi exige une indemnité de guerre, moyennant quoi les troupes chinoises repartent quand elle a été
perçue. C’en est alors fait du plan de Hastings. La route terrestre est définitivement fermée. Néanmoins la
Compagnie continue à intriguer. En 1814, frustrés par les Gurkhas qui défendent farouchement leur
indépendance, les Anglais décident d’envahir le pays. Le Népal se tourne vers l’empereur de Chine pour le
protéger. L’Empereur décline, déclarant « ceci se passe en dehors de nos frontières. Nos soldats ne peuvent
se rendre

chez vous ». Le tribut payé en 1792 était une indemnité de guerre, pas autre chose.

Le Népal est alors contraint de négocier et la East India Company installe un résident
permanent à Katmandou en 1815. Petit et pauvre, le Népal ne peut rien contre les troupes anglaises et il
servira de base arrière pour attaquer la Chine en 1854.
Certains historiens attribuent à un manque de clairvoyance de la part de l’empereur son refus d’assister le
Népal en 1814, le livrant ainsi aux Anglais. Une poussée chinoise au Népal n’aurait fait que retarder une
confrontation inévitable qui aurait eu lieu alors au Bengale entre Anglais et Chinois. Sur le plan politique,
cela n’aurait pas changé le cours des choses. Sur le plan culturel, les Gurkhas, hindouistes, n’ont aucun
point commun avec la Chine. Ce sont deux univers sociaux différents, le Népal étant un pays de caste, un
concept inconnu dans le monde chinois. Etrangers à l’histoire du pays, étrangers à sa culture et à ses
normes, les Népalais ne peuvent prétendre à la protection de l’empire. L’attitude de l’empereur n’est donc
pas surprenante.

9. Au Népal il est encore fréquent de voir dans la campagne des plans de pavots le long des chemins. Les
paysans considèrent que c’est un excellent vermifuge pour leur bétail et les vétérinaires confirment
effectivement son efficacité pour soigner diverses infections.

10. Le problème est débattu au sein de la Compagnie dès 1772. Warren Hastings, gouverneur du Bengale en
1772, puis gouverneur général de l’Inde en 1773, est favorable au développement des cultures pour des
raisons financières. Les marges sont énormes et il lui faut trouver de l’argent pour payer les troupes, la
couronne anglaise ne fournissant aucun revenu pour cela.
Philip Francis (1740-1818), un membre du parlement britannique, l’un des quatre

membres du Directoire appointé par le gouvernement en 1773 pour superviser la Compagnie, choqué par le
cynisme de Hastings, le poursuivra d’une haine implacable. Hastings démissionne de ses fonctions en 1784
lorsque Pitt, le premier ministre, alarmé par ce qui se passe au Bengale et ce qu’on lui rapporte, fait adopter
un texte par le parlement (le Pitt India Act) pour réglementer les activités de la Compagnie et organiser une
séparation des pouvoirs entre le politique et le commercial. De retour en Angleterre, Hastings est convoqué
au parlement pour répondre d’accusation de corruption formulée par Philip Francis, qui dénonce la culture
de l’opium. Hastings est censuré en 1787. Un procès qui durera 7 ans s’ensuit. En 1795, il est acquitté mais
quasiment ruiné par les frais consacrés à sa défense. Il meurt en 1818.

11. Les Portugais ont dès le XVIe siècle exporté vers la Chine de petites quantités d’opium produit au nord
de Bombay et connu sous le nom de Malwa. Les Américains essaieront de faire la même chose avec une
production venant de Turquie. Souvenons-nous que la médecine chinoise est d’abord une médecine
herbaliste et homéopathique. La Chine a de tout temps été un importateur de plantes ayant des vertus
médicinales, comme le pavot. Ainsi les pétales du pavot rouge entrent dans la composition des espèces
pectorales, celles du pavot blanc dans celle de baumes. Séchées, les capsules de certains pavots renferment
du latex et sont utilisées pour produire des décoctions émollientes. Conclure que la Chine est
traditionnellement un importateur d’opium parce que la drogue y est populaire est une interprétation
abusive de la nature réelle du commerce du pavot mais, en propageant cette légende, les Anglais rejetaient
ainsi la responsabilité de la croissance extrême du trafic sur la société chinoise.

12. Le premier bateau commerçant entre la Chine et l’Angleterre (1700), le Macclesfield, transportait pour
tout cargo de la soie et de la porcelaine, avec en complément un peu de thé. Quelques années plus tard, la
porcelaine chinoise est largement supplantée par le thé et, vingt ans plus tard, la East India Company ne
transporte plus que du thé. La soie française a supplanté la soie chinoise et les porcelaines de Sèvres la
porcelaine chinoise. Dans l’autre sens, on ne trouve à exporter que des horloges, les fameux coucous. Ce
n’est pas grand-chose.

13. Ce sont les Espagnols qui, en exportant massivement des pièces en argent frappées au Mexique à
l’époque où le Portugal et l’Espagne sont sous la même couronne, ont créé ce mode de paiement. Les pièces
valent en fait leur poids. Avec le temps, les transactions seront comptabilisées dans cette monnaie.
14. C’est au demeurant ce chiffre qui s’avérera incontournable lorsque le gouvernement britannique, sous
pressions de parlementaires scandalisés par la nature du commerce, étudiera la possibilité d’éliminer la
production d’opium au Bengale. Tous les premiers ministres y renonceront car, avec le temps, les sommes
en jeu vont devenir astronomiques et irremplaçables.

15. En 1755, le représentant de la East India Company (appelé Supracargo) organise une pétition signée par
tous les étrangers présents (français, hollandais, suédois et prussiens) pour supprimer le Hoppo qu’ils
considèrent la source de leur problème. Ils veulent négocier leur cargaison directement avec les
commerçants chinois. Le

vice-roi (voir la note 18 sur ce titre) leur accorde seulement la permission de faire des achats directement
uniquement s’il s’agit de produits à usage personnel mais refuse de changer le système (il n’en a au reste
pas le pouvoir). N’ayant pas obtenu satisfaction, la East India Company décide en 1756 d’envoyer
directement l’un de ses bateaux, le Earl of Holdernesse, dans deux autres ports à l’est. C’est une violation
directe de l’édit de Kangxi. L’empereur est bien entendu informé immédiatement par le mandarin desdits
ports. Le représentant de la East India Company, un certain Flint, est renvoyé à Canton. L’empereur se
décide alors à agir (source Asiatic Journal Vol XIII nº75).

16. Connu aussi sous le nom de Ch’ien Lung. Après Kangxi, c’est le plus long règne que connaît la Chine.
C’est lui qui, octogénaire, reproche à l’ambassadeur Macartney de lui offrir des outils de mort. Son règne
est aussi brillant que celui de Kangxi.

17. La Compagnie des Indes Orientales utilisait des bateaux faiblement armés, avec seize canons en
général, le même type de bateau pouvant en fait en avoir soixante-quatre en période de guerre. Ces bateaux
étaient construits à Nantes. La East India Company, nous l’avons vu, n’était pas propriétaire des bateaux
allant à Canton. Ces derniers étaient connus sous le nom générique de Indiaman et n’allaient pas en Europe.
Ils étaient construits au Bengale et ils étaient armés de cinquante-six canons. Leur équipage comportait plus
de cent personnes. On comprend alors les problèmes à Whampoa où se cotoyaient Anglais, Français,
Hollandais, Danois, Suédois, etc. Il pouvait y avoir rapidement quasiment mille marins confinés au même
port, les bateaux ayant régulièrement un équipage supérieur à cent cinquante personnes pour un bateau de
mille tonnes et de cent vingt-cinq pour un bateau de huit cents tonnes.

18. Les historiens anglais ridiculisent cette disposition en accusant l’empereur de racisme et de penser qu’il
était indigne pour un Chinois de travailler pour un barbare. Rien ne vient étayer cette hypothèse. Kangxi
n’avait pas jugé bon de réglementer cette relation. En fait, les Portugais à Macao emploient environ trente
mille Chinois et cela ne pose aucun problème. Il y existe en outre une importante communauté mixte - ce
qui ne se produit jamais dans les colonies anglaises. Les Chinois n’ont donc aucun préjugé sur l’emploi. Si
l’administration impériale intervient, c’est que les Chinois employés dans les sociétés de négoce sont en
position subalterne et que de nombreux conflits et abus sont rapportés. Ceux-ci ne peuvent être confiés au
système judiciaire chinois puisque les étrangers refusent de le reconnaître. Il en résulte alors un
affaiblissement de la confiance du peuple dans sa propre administration. Ce n’est pas tolérable.
Il existe un parallèle récent sur ce problème. Lorsque les Américains ont voulu laisser des troupes en Irak,
ils ont exigé que celles-ci ne soient pas soumises à la législation locale. Le gouvernement irakien a refusé et
les troupes ont dû être retirées.
Ne pouvant arbitrer les conflits, l’administration chinoise ne peut que décourager les emplois de ce genre.
Bien entendu sur le plan pratique, l’appât du gain reste le principal attrait et nombre de Chinois sont
désireux de travailler pour les sociétés de négoce en saison. En interdisant ces emplois, l’administration
signale que ces travailleurs perdent sa protection. L’emploi est aux risques et périls de celui qui le prend.

Un tragique fait divers illustre la clairvoyance de l’administration chinoise. En 1773, un Britannique,


Francis Scott, est accusé par les autorités chinoises d’avoir tué un Chinois à Macao. Le mandarin somme les
autorités de Macao de livrer Francis Scott pour qu’il soit jugé. La East India Company fait pression sur les
autorités portugaises pour ne pas livrer le meurtrier car il est hors de question qu’un Anglais soit jugé par
une cour de justice chinoise. Les autorités portugaises rétorquent donc que Francis Scott qui est arrêté sera
jugé à Macao. Le procès tourne à la farce, aucun Chinois ne venant témoigner. Le juge doit donc acquitter
Francis Scott faute de preuves. L’administration chinoise réagit en ordonnant à la population chinoise de
quitter Macao. Elle organise ensuite un blocus de l’enclave qui ne peut pas vivre en autarcie. Le port ne
produisant rien, il est rapidement acculé à la famine. Après plusieurs jours, la population portugaise
demande à l’évêque (le vrai pouvoir dans l’enclave comme nous avons vu) d’intervenir. Après tout, il s’agit
d’un Anglais et qui plus est, tout le monde le sait, meurtrier. Finalement le sénat de la ville décide de livrer
Scott. Les vivres réapparaissent dans l’heure qui suit, montrant à tous la vulnérabilité de cette communauté.
Scott est alors passé en justice et condamné à mort pour le crime. Dans le système chinois, l’empereur doit
confirmer la peine et le meurtrier, sauf en cas de crime abominable (voir le chapitre sur ce sujet), peut
racheter sa peine. Dans le cas de Scott, il n’existe pas de document pour savoir ce qui s’est passé et
pourquoi il a été exécuté. Soit l’empereur a voulu faire un exemple, soit Scott était trop pauvre pour
racheter sa peine, soit la East India Company l’a abandonné à son sort parce que le crime était crapuleux et
qu’il aurait été peu honorable de racheter un meurtrier alors que le procès avait donné toutes les preuves du
crime.

19. Britain in the Far East - Peter Lowe - Longman 1981.

20. En 1779, un Ecossais, John Reid, jusqu’alors sous-traitant de la East India Company, refuse à la fin de
la saison de suivre les instructions de cette dernière de quitter Whampoa, lui déclarant, document à l’appui,
qu’il est désormais consul d’Autriche. Le Select Committee, après avoir vérifié l’authenticité des
documents de la cour autrichienne, s’incline la mort dans l’âme. L’un de ses hommes est désormais sous la
protection d’un pavillon étranger et donc hors d’atteinte. Le problème est que la Chine ne reconnaît aucun
pavillon étranger, ni les consuls. Reid reste donc un homme de la Compagnie. La East India Company se
trouve menacée sur deux fronts. D’une part, elle doit répondre de cet homme mais ne le peut pas, d’autre
part, sous couvert d’immunité diplomatique, Reid est devenu un concurrent indépendant. C’est une atteinte
à peine déguisée au monopole de la Compagnie. En 1787, un autre Britannique, John Cox, utilise le même
stratagème, se mettant sous la protection de son partenaire, John Beale, qui s’est fait nommer consul de
Prusse.
L’histoire de John Cox est au reste emblématique. Sa famille fabriquait des réveils-coucous. Voulant
liquider un stock invendable à Londres, John Cox demanda l’autorisation à la Compagnie de venir les
vendre en Chine. Celle-ci lui donna la permission d’accompagner sa cargaison et il arriva à Canton en 1782
avec ses réveils-coucous. Au début, il ne vendit rien. Sur les conseils d’un autre marchand, il accepta alors
de faire du troc et de prendre en échange de son stock des produits chinois. C’était une première infraction
aux règles de la Compagnie qui interdisait

le troc. John Cox échangea ensuite ses produits chinois contre de l’opium, ce qui amena une plainte des
exportateurs agréés par la Compagnie à Calcutta. Son partenaire à Londres, John Beale, acheta alors sa
fonction de consul de Prusse auprès du représentant de la Prusse dans la capitale puis lui procura son poste à
Canton. John Cox ajoutera ensuite une ligne de troc : les fourrures de l’Alaska. On comprend qu’avec de
tels personnages, la East India Company ait eu du mal à tenir ses troupes.
La East India Company a alors à faire face à une épidémie de consuls. En 1790, le frère de John Reid arrive.
Il est sous protection danoise. Puis un certain Schneider se présente comme vice-consul de la république de
Gênes. John Cox se coiffe du chapeau de consul de Suède et bientôt il y a même un Polonais à Canton.
Tous ces gens ont deux points communs : ce sont tous d’anciens employés de la East India Company et ils
parlent anglais.

21. La East India Company commence en 1791 à approcher le premier ministre, William Pitt le Jeune, avec
une première proposition qui a été rédigée à Calcutta. Elle demande au gouvernement de négocier un traité
non seulement avec la Chine mais avec le Japon où le commerce paraît possible, même si les prohibitions
concernant les étrangers mises en place quand tous les missionnaires ont été expulsés sont encore en
vigueur. À vrai dire, les Hollandais réussissent à commercer mais le danger vient d’ailleurs : de Russie qui
envoie une mission auprès de l’empereur du Japon en

1794. L’isolement de ces pays est tel que le premier problème à résoudre est celui de trouver un interprète
fiable. Les Russes, en refusant de livrer un Japonais ayant fait partie d’une expédition de La Pérouse, feront
capoter la mission anglaise. Macartney n’ira pas au Japon.
Un responsable de la East India Company à Calcutta propose d’étendre la mission non seulement avec la
Chine mais aussi avec le Japon.

22. Georges Macartney (1737-1809) né en Irlande, appartient à une famille aristocra-tique écossaise. En
1764, il réussit à travers ses relations au parlement britannique à être nommé envoyé spécial auprès de
Catherine II de Russie pour négocier une alliance dirigée contre la France avec la Russie. En 1768, il est élu
au parlement irlandais et devient « secrétaire général d’Irlande », c’est-à-dire le numéro deux de
l’administration britannique dans l’île (il est sous l’autorité du Lord Lieutenant). Sa fonction est
essentiellement politique. Il garde ce poste trois ans. En 1775, il est nommé gouverneur des îles
britanniques aux Caraïbes (West Indies), tout en restant membre du parlement irlandais. En 1780, il se fait
élire au parlement britannique. En

1781, il est nommé gouverneur de Madras. Il reste en place jusqu’en 1786. Quand on lui propose de devenir
le gouverneur-général en Inde (c’est-à-dire directeur général local de la East India Company), il refuse et
retourne à Londres. En 1792, il est nommé envoyé extraordinaire en Chine. Son voyage dure deux ans. En
1795, il est envoyé en mission en Italie puis en 1796 il est nommé gouverneur de Cape Colony en Afrique
du Sud que les Anglais viennent d’occuper. En novembre 1798 il démissionne pour raison de santé et rentre
au pays. Il meurt en 1806, sans descendance, ses titres héréditaires passant à son neveu qui reprend le nom.
CHAPITRE 18

Le désastreux Macartney

Le voyage de Lord Macartney a fait l’objet de nombreuses descriptions,


notamment dans l’ouvrage d’Alain Peyrefitte « l’Empire immobile ». Nous
allons ici seulement aborder les traits caractéristiques de cette ambassade tout
aussi ratée que celle de Tournon et Mezzabarba1.
Tout d’abord, Macartney, comme les deux légats qui l’ont précédé à la cour
impériale, part en mission sur des prémisses fausses. Par manque d’information
mais surtout arrogance2, il ignore tout du fonctionnement du gouvernement en
Chine et de la politique du pays. Il est aussi clair, devant la stupéfaction
d’Anderson, l’auteur du journal de voyage qui rendra Macartney familier à tous
les historiens, que non seulement l’ambassadeur mais aussi son personnel ont
une idée aussi vague du pays que la Chine de l’Angleterre3.
Tout comme Kangxi avec Tournon, Qianlong, l’empereur de Chine, alors dans
sa quatre-vingt-sixième année, se révèle relativement patient devant les requêtes
extravagantes du gouvernement britannique qui se résument à ceci :
- l’installation d’un résident diplomatique britannique à Pékin pour, entre autres
choses : « réguler la conduite de nos sujets et recevoir les plaintes contre leur
conduite … » ce qui revient,

comme le souligne Yu Shengwu4, à établir le principe d’extraterritorialité des


citoyens britanniques en Chine, clairement une proposition irrecevable5 ;
- l’autorisation de commercer à Chusan (Zhoushan), Ningpo et Tientsin ;
- l’ouverture d’entrepôts à Pékin même pour vendre des produits

anglais6 ;
- la mise à disposition d’une île non fortifiée à proximité de Chusan pour
entreposer les invendus, avec droit de résidence permanente pour le personnel
britannique responsable de l’entrepôt ;
- la même chose près de Canton ;
- l’abolition des règles de transit entre Macao et Whampoa

(Canton) ;
- l’interdiction de lever des droits sur les biens anglais autres que ceux fixés par
l’empereur lui-même (ce qui montre une totale incompréhension du rôle du
Hoppo).
Qianlong fait répondre que « chaque pouce du territoire de la dynastie Céleste
est… sacré. Même les bancs de sable et les îlots marqués de façon à savoir à qui
ils appartiennent ». Il ne peut accepter de céder pour des raisons commerciales
une parcelle de son autorité, sous le principe d’extrajuridiction que l’Angleterre
demande, ou une île, aussi abandonnée soit-elle.
À sa requête extravagante parfaitement dans la lignée des demandes
extravagantes de Tournon dans le passé de commander les âmes chinoises,
Macartney ajoute le fait de systématiquement refuser le rituel protocolaire de la
cour impériale sous prétexte que ce dernier ne s’applique qu’aux états vassaux et
à leurs représentants. Il est le représentant d’un état souverain et de la couronne
britannique. Le protocole des subalternes ne saurait s’appliquer à lui !
Avec ce genre d’argument, Macartney pense-t-il alors introduire un concept
d’égalité entre les deux états ? Nul ne sait qui le conseilla sur une telle stratégie,
typique de l’arrogance du corps des officiers anglais dans tous les coins du
monde (on retrouve une anecdocte semblable en Ouzbekistan où un officier
britannique se retrouve arrêté puis exécuté pour avoir refusé de suivre le
protocole de la cour du sultan de Bukhara !).

Macartney insiste sur le fait que, si l’empereur de Chine se prétend souverain de


terres immenses, le roi d’Angleterre n’est pas moins que « le souverain des mers
».
Mais l’ambassadeur de la Couronne Britannique, sans conseiller sur la nature
du monde chinois (les Anglais n’ont pas même un interprète de leur nationalité
!), choisit un très mauvais véhicule pour vendre son argument. La vérité est que
la notion d’états vassaux est un concept européen qui n’existe pas dans la psyché

chinoise. C’est un concept de relation verticale, du haut vers le bas, où l’état


vassal est en bas. La notion d’états vassaux qu’entretient la Chine est une notion
politique moderne, celle de bloc politico-économique. Du fait de sa taille, la
Chine est forcément le cœur du bloc, le centre (l’empire du milieu) et le pouvoir
à l’intérieur de celui-ci, mais les petits états ne se considèrent pas vassaux pour
autant (pas plus que le Luxembourg ne se considère aujourd’hui vassal de la
France ou de l’Allemagne). Le sujet reste à étudier en détail mais la relation
entre Pékin et les états frontaliers se caractérise alors par deux traits que l’on
retrouve aujourd’hui :
1) la non-intervention politique si possible dans le pays frontalier est de règle
(voir le refus d’intervenir comme au Népal).
2) la mise en place de relations commerciales privilégiées.
C’est ce second point qui est le plus novateur. Le principe des

tributs que les historiens européens assimilent volontiers à une exaction de la


Chine sur ses voisins est une expression particulière d’un traité commercial aux
bénéfices des deux parties (et non de la Chine seule). Il faut se souvenir aussi
que, à la surprise des Anglais, le gouvernement chinois n’a pas de système
douanier. Lorsqu’un gouvernement « vassal » envoie un représentant à la cour
de l’empereur pour lui donner un « tribut », il est en fait à la tête d’une caravane
commerciale exempte de taxes et de droits sur le territoire chinois sur tout ce
qu’elle vend et tout ce qu’elle achète. La périodicité de ces missions
diplomatico-commerciales est fixée en fonction non des circonstances politiques
mais des

échanges désirés. Ainsi le royaume de Liuqiu7 a une mission tous les deux ans et
le royaume de Birmanie tous les dix ans. Le succès commercial de ces missions
est tel que les pays « vassaux » cherchent tous à en augmenter les fréquences.
Pékin en est réduit à essayer de les contrôler, tout comme aujourd’hui toutes les
multinationales rêvent d’être le numéro un en Chine.
La Chine, comme aujourd’hui, en est déjà réduite à prendre des mesures pour
maintenir l’équilibre des flux (ou dirait aujourd’hui celui de sa balance
commerciale) avec chaque état vassal. L’empereur fixe ainsi à quatre ans les
rythmes des missions du Liuqiu et la Birmanie qui est venue trois fois à Pékin
entre 1795 et 1800 se voit imposer des restrictions pour limiter les conséquences
de son

commerce dans la région chinoise limitrophe. Les rapports entre états vassaux et
état suzerain ne sont donc pas ce que l’on croit et ils sont à l’opposé de ce qui se
développe sans vergogne en Europe avec l’expansion des empires coloniaux
saignant à blanc les pays colonisés sans contre-partie. L’Europe est alors
incapable d’apprécier la nuance d’un système beaucoup plus ancien que le sien.
Macartney ne s’en tire donc pas mieux que Tournon ou Mezzabarba. « Reçus
comme des mendiants à Pékin, dit son secrétaire, nous y séjournâmes comme
des prisonniers, et nous en sortîmes comme des voleurs »8.
Macartney quitte Pékin furieux le 7 octobre 1793. Il passe dix jours à Canton
et s’embarque pour Londres, de Macao, le 8 mars 1794. La mission est un échec
sur toute la ligne. Les clichés qui doivent courir dans les bureaux de la East India
Company et qu’il a connus en Inde reviennent immédiatement sous sa plume :
« Il suffirait de quelques frégates pour détruire toute leur flotte côtière » écrit-il.
Et partageant l’opinion de Hasting qu’il a connu quand il était à Madras et du
ministre Dundas, directeur de la East India Company, il évoque à nouveau la
deuxième option mise en place en 1786 mais qui elle aussi tourna au fiasco «
provoquer une invasion du Tibet à partir du Bengale, dans une région qui n’a
besoin que de peu d’encouragement9 ».
Le 8 février 1796, Qianlong abdique, après soixante ans de règne. Sa décision
est un signe de piété filiale car il ne veut pas, par respect, régner plus longtemps
que son grand-père, Kangxi. Respectant la méthode mise en place par son père
Yongzheng, il désigne comme successeur son quinzième fils, Jiaqing (1760-
1820)10. Ce dernier présidera au déclin de l’empire et s’avérera résolument anti-
chrétien. Il faut dire qu’il hérite d’un empire à son apogée. Qianlong qui vit
encore quatre ans lui laisse un pays de plus de trois cents millions d’habitants (la
population va atteindre quatre cent trente millions vers 1850, un chiffre qu’elle
ne retrouvera que dans les années 1960).
Cette Chine énorme, tel un corps boursouflé, fait craquer les coutures de son
système administratif et gouvernemental. L’infiltration de l’opium, bien que
stabilisée autour de quatre mille

coffres11 grâce aux mesures prises par Qianlong dans le sud et

maintenues après sa mort, va avoir des conséquences pernicieuses sur le système


monétaire du pays. En effet, si en volume, l’importation stagne, en valeur une
inflation galopante du prix multiplie par quatorze l’hémorragie, le prix du coffre
passant de cent dollars argent en 1796 à mille quatre cents en 180312. Le pays
connaît donc rapidement une hyper-inflation qui, à partir de 1828, devient
quasiment incontrôlable et cela à cause du marché de l’opium13.
Néanmoins, nous pouvons dire qu’à la fin du XVIIIe siècle, la Chine tient
toujours bon. Elle a résisté aux assauts du pape, à la visite de Macartney et des
autres et elle s’est enrichie au-delà de tous les rêves des Occidentaux. La
stabilité, écornée ici et là sans affeter le centre, a été une source de prospérité.
Bien entendu, il y a des points sombres dans certains coins de province et puis il
y a Canton.
Ici, l’administration est impuissante devant la multitude d’incidents triviaux de
toutes sortes que provoque la présence de si nombreux marins européens et
d’aventuriers sans scrupule. Au reste ces incidents, pour ennuyeux qu’ils soient,
sont une source intarissable de revenus pour l’empire car le Hoppo a pour
mission de prélever tout ce qui est possible de ce commerce avec l’Europe14.
Mais tout comme nos crises financières à répétition sont attribuées au non-
respect des règles des opérateurs financiers et des banques, alors que leur origine
est certainement l’appât du gain qui balaie tout scrupule, les activités
frauduleuses qui se développent à Canton que les historiens européens attribuent
à l’incurie et la corruption du système chinois sont à attribuer au manque de
scrupules des acteurs. Les country-traders ne sont pas des enfants de chœur mais
des aventuriers de haut vol, prêts à tout pour de l’argent, toujours plus d’argent,
et ceux qu’ils ont en face

d’eux sont de même des marchands madrés15. Tout ce petit monde élabore des
techniques plus ou moins compliquées pour violer en toute impunité les huits
réglementations gouvernementales, tout comme Goldman Sachs élaborait avec
le gouvernement grec des techniques pour que ce pays joigne la zone euro, sans
jamais en respecter les réglementations. Sur ce plan, il n’y a rien de différent si
ce n’est que ça se passait entre 1795 et 1825 !
L’acteur le plus important, le régulateur de tout cela est le hong.

Il y en a treize16 mais les Anglais ont leur favori, celui avec qui on

peut toujours trouver une solution. Nous verrons que certains sont passés à la
postérité, d’autres, sans doute les plus honnêtes, non.
Responsable de tout, le hong, ce membre du directoire personnellement et
solidairement responsable des dettes du Hoppo, doit fournir la main-d’œuvre (les
coolies), le thé, les autres denrées. Il doit aussi approvisionner les bateaux, les
avitaillant avant leur départ pour l’Inde ou l’Europe. En sus, il collecte pour
l’empereur diverses contributions que Robert Morrison (1782-1834), un
missionnaire anglais, le seul interprète dont dispose la East India Company, liste
ainsi l’année de sa mort :
- contributions à l’anniversaire de l’empereur : 56 000 taels ;
- cadeaux du Hoppo aux mandarins de Canton : 14 000 taels ;
- donation pour les inondations du fleuve jaune : 10 000 taels ;

- achat de ginseng : 46 000 taels.


Morrison estime donc que chaque bateau doit payer environ
140 000 taels de frais généraux17.
De fait les hongs risquent à tout moment la banqueroute car, comme le courtier
de la Nouvelle-Orléans spéculait sur le coton allant à Manchester, ils
commencent rapidement à spéculer sur le thé, en contravention directe des édits
impériaux. Mais le gain potentiel est pour le hong trop important pour y résister.
Au demeurant, il faut ici lever une ambiguïté sur ces personnages que les
Anglais dénigrent mais aussi parent volontiers d’un pouvoir qu’ils n’ont pas. Les
hongs ne sont pas recrutés dans le mandarinat. Ce ne sont que des commerçants
au bas de l’échelle sociale, même s’ils sont riches. Ainsi un achat de thé à un
prix fixe à la production peut la saison suivante être une bonne affaire ou bien
une très mauvaise. Néanmoins comme en bourse aujourd’hui, tout

le monde croit gagner18.


1. Nous nous appuyons ici sur les analyses de Yu Shengwu (1926-2009), chercheur à l’Institut des études historiques de l’Académie
Chinoise des Sciences Sociales.

2. Pourtant depuis l’arrivée de Ricci à Pékin, pas moins de seize Européens l’ont précédé, allant en
ambassade à Pékin. Nous avons beaucoup parlé des légats mais six Russes, quatre Portugais, trois
Hollandais, ainsi que les légats (trois en tout) ont fait le voyage dans l’espoir de négocier quelque chose et
de rencontrer l’empereur. Malgré cela, Macartney n’a fait aucune recherche sérieuse sur le protocole, sur les
cadeaux à emporter (son choix s’avérera calamiteux), sur l’objet même de sa visite. Macartney n’étant pas
un imbécile, on peut donc conclure qu’il était aveuglé par l’arrogance que lui conférait la fonction de
représentant de la première nation marchande du monde.

3. Trente ans après le passage de Macartney, la cour impériale se demande toujours où se situe précisément
le pays. Il est vrai alors qu’un seul Chinois converti, Michel Shen Fu-Tsung, s’est rendu en Angleterre dans
les bagages des jésuites et c’était en

1685. Shen Fu-tsung n’est pas retourné en Chine. Il est mort en route au Mozambique.

4. “Vestige of colonialist Ideology : an obstacle to the history of Sino-Western relations” (Volume 1/1992 -
Social Science in China - une publication trimestrielle de l’Académie Chinoise des Sciences Sociales).

5. On comprend mieux l’impudence de la demande lorsqu’on sait que tous les envoyés de la couronne
avaient pour mission de défendre cette position, même avec les pays amis. Ainsi la couronne portugaise
sera harcelée sur le sujet, que ce soit à Lisbonne ou à Rio où elle se réfugie quand les troupes
napoléoniennes envahissent le pays, et généralement les Anglais obtiennent gain de cause car des
catholiques ou l’Inquisition ne sauraient juger des anglicans. Bien entendu la réciproque est fausse. Les
Anglais n’autorisent jamais ce principe chez eux…

6. C’est aussi une exigence présentée par les Anglais au prince régent du Portugal pour la ville de Rio de
Janeiro !
7. Les îles Ryuku, aujourd’hui japonaises, où se trouve notamment Okinawa. D’environ trois mille
kilomètres carrés, elles bénéficient d’un climat qui en faisait un

grenier agricole riche. Les Américains y ont mis le pied en 1945 et depuis refusent de déménager des terres
occupées par leur armée.

8. Macartney ne reçut aucune réponse à ses demandes ni aucun message à transmettre mais l’empereur,
dans une adresse à George III, lui dit “ l’Europe consiste en une mosaïque de nations. Si chacune avait vos
exigences, comment ferait-on ? Ce que vous demandez est impraticable. Comment pourrions-nous modifier
nos habitudes

seulement pour vous satisfaire ?” Plus méchamment, il ajoute : “ en ce qui concerne

votre proposition d’améliorer les échanges commerciaux entre nos deux pays, je ne

vois aucun objet, ingénieux ou non, sortant de vos manufactures dont nous aurions

l’usage. Nous n’avons nullement besoin de vos productions.”

9. Cité par Alain Peyrefitte dans l’Empire Immobile (Fayard 1989). Macartney, selon Peyrefitte citant des
correspondances inédites de l’ambassadeur auquel il aurait eu accès, établit alors la stratégie à suivre pour
coloniser le commerce chinois. Ancien agent de la compagnie quand il était gouverneur de Madras,
Macartney confirme ainsi que l’invasion du Tibet, lancée avant qu’il ne quitte Londres, est une résultante
directe des agissements de la East India Company dans la région. Macartney est-il responsable de cette
stratégie ? La seule chose certaine est que des troupes népalaises, financées par la Compagnie, pénètrent au
Tibet en 1786, alors que Macartney est gouverneur de Madras.

10. Le prince Jia a pendant trois ans un rôle difficile, son père étant toujours vivant et de facto régent de
l’empire. Dès la mort de ce dernier, dans ce qui est la séquence classique des successions dans toutes les
cours du monde, il accuse Heshen, le premier ministre de son père, de corruption et d’abus. Ce dernier
reçoit l’ordre de se suicider. Toutes ses propriétés et biens sont saisis. L’empereur distribue à sa sœur,
mariée à un fils de Heshen, quelques propriétés de son beau-père. Le nouvel empereur a à faire face à deux
mouvements de rébellion, celui du Lotus blanc (1796-1804) et celui des Miaos (1795-1806). Pour avoir une
idée de la grandeur de la Chine et de ses problèmes, il suffit de noter que la rébellion du Lotus blanc, qui se
déroule dans la province du Sichuan et qui est à l’origine une jacquerie née des exactions fiscales du clan
Heshen, entraîne la mort de seize millions de personnes. La jacquerie est matée en suivant deux politiques,
d’une part la force, d’autre part l’amnistie de tous ceux qui se rendent. La rébellion des Miaos est d’un autre
type. Il s’agit du rejet des Chinois « Han » par les minorités tribales de la région du Guizhou et du Hunan,
Miaos mais aussi d’autres, qui constituent soixante pour cent de la population locale. Les Miaos ne furent
jamais pacifiés et une nouvelle rébellion éclata en 1854.
En 1803 puis de nouveau en 1813, des membres de la famille de l’empereur essaient de l’assassiner. Il fait
exécuter les coupables et exile des centaines de membres de sa famille.

11. Un coffre d’opium divisé en une vingtaine de compartiments contenait de cent trente à cent soixante
livres d’opium.
12. Comme souligné précédemment il s’agit du dollar frappé en pièce d’argent venant du Mexique.

13. Un moyen clair de jauger quel effet cette inflation monétaire allait avoir sur le petit peuple est de
regarder la courbe du prix du transport du grain sur le grand canal (donc loin de Canton), puisque ce coût
était répercuté sur plus de trois cents millions de consommateurs chinois (une analyse du même type a été
faite pour la France, liant la hausse du blé à Paris à l’explosion révolutionnaire).
En 1732, le prix des bateaux oscillait entre cent trente et deux cents taels le voyage. En 1800, il était de trois
cents, soit une inflation de 130% en soixante-huit ans (3,8% par an). Entre 1800 et 1810, le prix passe à
cinq cents, soit 66,7% en dix ans (6,7% par an). En 1821, le prix passe à sept cents taels. L’inflation sur
quatre-vingt neuf ans est de 4,9% par an mais, et c’est là la distorsion essentielle, le prix en argent-métal (le
tael) est en fait payé en pièces de cuivre. Le taux de change est donc fondamental. Or très rapidement, après
1800, l’argent disparaît du système et ne circule plus car les contrebandiers négocient au comptant et la East
India Company ne traite qu’en argent-métal. Le gouvernement chinois a alors à faire face à une crise
monétaire qu’il n’arrive pas à juguler.

14. Bien que les prélèvements du Hoppo s’apparentent aujourd’hui à une taxe à l’importation et à
l’exportation, les Anglais considèrent dès le départ qu’il s’agit d’une exaction arbitraire du fait que la Chine
ne publie pas de tarifs et que les prélèvements varient de saison en saison et parfois de mois en mois.
Aujourd’hui on pourrait considérer qu’ils ont un rôle régulateur mais aucune étude sérieuse n’a été à ce jour
faite en ce sens. L’autre chose qui dérange les Européens, c’est que le prélèvement est le fait d’un
organisme, le Hoppo, et non le fait de l’empereur, lequel ne taxe pas mais demande un revenu fixe. Pourtant
tout cela s’apparente à des modèles économiques déjà essayés en Europe par les souverains, notamment
avec la création de l’affermage des positions (qui ne sont que la délivrance de licences à opérer telle ou telle
activité).

15. Après une série de problèmes financiers dûs à l’extension de lignes de crédit à des fonctionnaires du
Hoppo (en violation des instructions impériales), le Hoppo est réorganisé en 1783 avec la création d’un
directoire de douze membres, étendus ultérieurement à treize, collectivement responsables des dettes du
Hoppo. Le problème de cet organisme c’est qu’il ne contrôle que 25% du commerce réel, puisque 75% sont
souterrains (l’opium). Ce commerce au noir est la source de toutes les corruptions et il est le plus
rémunérateur. Ironiquement, l’Angleterre eut le même problème lorsqu’un temps elle essaya de maintenir
des droits prohibitifs sur l’importation du thé. Le problème disparut le jour où les droits furent supprimés,
rendant toute l’économie souterraine inutile. Mais bien qu’informé, l’empereur de Chine n’a pas ce choix
car il s’agit d’opium et pas de thé. Le seul moyen est donc le contrôle et sa politique s’apparente à celle de
la guerre de la drogue aux états-Unis menée par le FBI. Pour la même raison, cette guerre est vouée à
l’échec.

16. Les treize directeurs du Hoppo achetaient leur charge puis se payaient sur la bête. Il existait de
nombreux postes rémunérés de cette façon en Europe dans les cours. Le fait de payer sa charge n’est pas
une tradition impériale, c’est une tradition

ancrée dans le monarchisme. En Angleterre, la pratique est bien vivace et ne choque personne, tant que le
titulaire est anglais et de grande famille.
17. Ces chiffres ont été souvent cités pour souligner l’absurdité du système mis en place par l’empereur
mais après recoupement il est difficile de se faire une idée de leur importance relative. Morrison fait son
estimation en livres anglaises mais les cargaisons s’achètent et se vendent en taels. Trois dollars-argent
valent environ quatre taels d’argent. La ponction se monte donc à environ cent quatre-vingt-dix mille taels.
Est-ce beaucoup ? Fairbanks (dans The Cambridge History of China, volume 10) souligne que l’empereur
est l’un des principaux bénéficiaires du commerce parce que le Hoppo remet environ huit cent cinquante-
cinq mille taels par an au Nei-wu-fu (la maison impériale).
À quoi devons-nous comparer ce chiffre ? Dans les années 1800, le budget total du bureau responsable des
canaux et de l’irrigation est de six millions de taels, soit sept fois le niveau de la redevance du Hoppo. En
1808, le gouvernement débloque huit millions de taels pour curer les canaux. Pour faire la guerre aux
pirates dans le sud, le responsable militaire de Canton demande cent quarante mille taels pour construire
vingt jonques. En fait, la flotte dont il a besoin représente un budget de un million. En comparaison, le
chiffre d’affaires des country-traders et de la East India Company est de plusieurs millions de taels. Les
revenus venant du commerce international sont donc, semble-t-il, dérisoires et le budget de l’empereur n’en
tient guère compte. Tout ceci devient évident après la guerre de l’opium lorsque les Européens exigent des
dommages de guerre, dans la tradition du vainqueur, et veulent assortir ces dommages d’une garantie prise
sur les recettes douanières. On constate alors que la Chine n’a pas de système douanier et c’est un Anglais
qui devient le premier directeur des douanes du pays ! On peut donc estimer que les ponctions
gouvernementales sur le commerce à Canton n’ont jamais été importantes.

18. Il y eut quelques faillites spectaculaires, compensées parfois par des fortunes faites en une saison. Le
Hoppo se décide à allouer 3% chaque année à un fonds de réserve pour pallier des problèmes mais la
croissance spectaculaire du commerce le rend rapidement caduque. Ce n’est pas 3% qu’il aurait fallu, mais
30%.
CHAPITRE 19

Les Anglais à la conquête de Macao

Le fiasco de Macartney à Pékin, venant peu après celui enregistré au Népal où


les troupes de l’empereur sont allées à Katmandou faire le ménage en 1791,
donne bien entendu des frissons à la East India Company et aux marchands
anglais. Ces deux faits sont de graves revers car les dispositions prises par
l’administration chinoise à Canton pour bloquer l’importation frauduleuse de
l’opium et assainir les échanges commerciaux commencent à faire leur effet. Le
volume de contrebande stagne et les risques augmentant considérablement, les
coûts grimpent de façon astronomique, tant et si bien que les principaux
bénéficiaires du commerce avec la Chine ne sont plus les actionnaires de la
Compagnie. Les marges s’effondrent au point de tomber à environ 5% des
capitaux en circulation1. Le plus honteux au reste est que les contrebandiers
parsis n’ont jamais été aussi riches ! Bref tout devient intolérable.
Macartney revenant dans une Europe en guerre contre la France
révolutionnaire puis consulaire puis bonapartiste, la East India Company n’est
pas en mesure d’attirer l’attention du gouvernement britannique sur l’urgence de
la situation. Elle se contente donc de ronger son frein et d’essayer par divers
moyens d’améliorer sa marge de profit en contournant dès que possible la
réglementation chinoise en matière d’importation. Cette politique reposant
essentiellement sur les country-traders et la corruption en tous genres et à tous
niveaux augmente considérablement la pression sanguine des membres éminents
du « Select Committee » qui, de Macao, supervisent tout ce petit monde
crapuleux.
La tournure des événements en Europe vient alors favoriser leur dessein
chinois au moment où tous se désespèrent de la situation.

En effet, le Portugal, depuis le mariage de Catherine de Bragance, fille du roi


Jean IV, au roi d’Angleterre Charles II en 1662, a lié pour le meilleur ou pour le
pire sa destinée aux vicissitudes de la politique européenne2. Comme toutes les
monarchies européennes, le Portugal est entré en guerre contre la France
révolutionnaire en
1794, après avoir essayé en vain d’échapper à la tourmente en se déclarant
neutre dans la conflagration qui se déroule à ses portes.
Le Portugal étant en mauvaise cour à Londres parce qu’il refuse de s’allier
avec la couronne contre Napoléon, les directeurs de la East India Company
ressortent opportunément un vieux plan. Puisque la couronne portugaise n’existe
guère plus que sur le

papier et que ses jours sur le trône sont comptés3, ne serait-il pas plus simple de
s’emparer de Macao avant que les troupes françaises ou espagnoles ne s’y
intéressent ? La Compagnie obtient l’oreille du gouvernement anglais d’autant
que ce dernier a les mêmes visées sur Lisbonne, qu’il ira occuper en l’absence
du roi en 1809. Il est en effet facile de développer un scénario cauchemardesque.
Si Macao tombait dans les mains d’un corsaire français, c’en serait fait du
financement des troupes anglaises en Inde pour assurer le trafic de l’opium !
Il est possible que ce soit en fait cette considération qui ait accéléré la décision
d’envoyer Macartney demander une concession territoriale sous juridiction
entièrement britannique, une vieille proposition que les membres du Select
Committee avaient déjà lancée dès les années 1780.
Les membres du Select Committee, installés chaque saison à Macao, avaient
bien avant l’apparition des consuls de complaisance à Canton, conclu que les
Portugais étaient des incapables. Particulièrement scandaleux était pour les sujets
de sa majesté britannique le fait que la couronne portugaise ne protégeait pas les
leurs des courroux de la justice chinoise, les autorités locales ne s’opposant
jamais à l’administration chinoise dans ce genre d’affaires4.
Le fait que ce soit grâce à cette souplesse que les Portugais aient pu conserver
Macao sans jamais eu à avoir à financer une garnison militaire coûteuse, ni sans
jamais avoir eu à négocier un traité politique échappait complètement aux
honorables directeurs

de la Compagnie. L’auraient-ils perçu, l’argument n’aurait pas été suffisant car,


tout bien considéré, l’honneur de la couronne était en jeu. Pour les résidents de la
Compagnie, qui de Penang (dans le détroit de Malacca) à Singapour, fixaient
leurs propres lois, il était impensable de se plier à celles d’un « local ».
En 1788, Henry Dundas5, ministre de la marine, nommé par

Pitt en 1784 au « Select Committee », exprime le point de vue que


« Macao est une base idéale pour la Compagnie mais évidemment la question de
déloger les Portugais mérite réflexion ». Il n’envisage peut-être pas alors une
action militaire. Les ports de Tanger et de Bombay avaient été récupérés par les
Anglais à l’occasion du mariage de Catherine de Bragance avec le roi
d’Angleterre en

1662 sans tirer un boulet6. Il s’agit seulement de convaincre la Chine que le


Portugal est désormais un piètre partenaire commercial.
Pour lancer des négociations en ce sens, Dundas décide dès

1788 d’envoyer un officier de haute lignée, Charles Allan Cathcart7, à Pékin.


Dundas, dans une lettre, lui rappelle que Macao

est le meilleur dépôt possible. Il lui faut l’obtenir. Hélas, Charles Cathcart n’aura
pas le temps de vivre les déconvenues inévitables que l’objet de sa mission
aurait assurément créées. Il meurt dans un naufrage. Lorsque la nouvelle
parvient à Londres, on a alors d’autres chats à fouetter. Le 3 septembre 1791, la
monarchie absolue des rois de France a fait place à une monarchie
constitutionnelle. L’Angleterre a besoin de tous ses officiers. Le projet de reprise
de Macao est remisé dans les cartons du Select Committee. Et comme il faut se
serrer les coudes entre monarques face au parvenu Bonaparte, ce n’est pas le
moment de piquer un joyau de la couronne portugaise.
La East India ressort donc en 1791 son plan B car, que ce soit Macao ou
ailleurs, il lui faut la Chine et surtout circonvenir les règles impériales qui
entravent le commerce. Ce qu’on ne peut obtenir par la porte de devant,
pourquoi ne pas l’obtenir de force par la porte de derrière ? L’option « Népal »
redevient d’actualité.
Mais celle-ci n’a guère de succès. Après quelques morts à Katmandou à
l’arrrivée des Chinois dans la ville, Dundas change d’avis. Le Portugal est fini,
lui semble-t-il. Foin donc des susceptibilités des Bragance. En fait, on peut
même dire qu’on va leur rendre service car, si Lisbonne risque à tout moment de
tomber dans les mains de Napoléon, que dire alors de Macao ? L’opportunité est
là, d’autant plus que vis-à-vis de l’empereur de Chine, on peut prétendre que le
Portugal s’en remet aux Anglais pour sauver ce qui peut l’être.
Il s’ensuit un quasi-vaudeville. En mars 1802 arrive dans la rade de Macao un
navire de guerre anglais au nom prophétique : le H.M.S Arrogant, accompagné
de trois bateaux de la East India Company. Ces derniers ne sont pas remplis de
cotonnades, mais de troupes largement indiennes destinées à être débarquées
pour
« protéger » l’enclave portugaise des troupes françaises qui ne sauraient tarder.
Bien qu’on lui présente cette flotte comme une flotte « amie », le

gouverneur José Manuel Pinto8 ne s’en laisse pas conter. Après tout l’alliance
entre le Portugal et l’Angleterre est quelque peu contre nature, car l’un est ultra-
catholique et l’autre anglican ! Au reste, ce que les Anglais oublient, c’est que
dans ce territoire éloigné de la métropole, on vit dans un autre temps. L’autorité
suprême de l’enclave, c’est l’évêque qui ne saurait tolérer la présence d’anti-
papistes pas plus qu’il ne saurait tolérer les Chinois en masse. Pinto a en outre à
tenir compte de la susceptibilité des Chinois. Il est impensable de mettre les
autorités de Canton devant un tel fait accompli. Il refuse donc tout net le
débarquement des troupes.
Les officiers britanniques sont alors placés devant une situation inattendue.
Personne n’a envisagé une seconde que Pinto agirait

ainsi. Faut-il passer outre9 ?


La question est tranchée sur un malentendu. Le gouverneur du Bengale,
Wellesley, mal informé, croit à la suite d’un cessez-le-feu que le Portugal s’est
rendu à la France10. Il en conclut que la route du thé va alors être coupée de la
même façon que la route du blé a

été coupée par l’empereur de Russie. Il faut donc agir sans tarder. Il envoie trois
autres bateaux, toutes voiles dehors, vers la petite enclave avec l’acte de
reddition de l’enclave portugaise déjà signé.

Le gouverneur récalcitrant n’aura qu’à apposer son nom11 au bas du document.


Mais premier pataquès, Wellesley en a trop fait. L’arrivée d’une

telle armada militaire ne saurait rester inaperçue des autorités cantonaises et tout
cela se passe en début de saison. Les membres du Select Committee en ont des
frissons. Et si les autorités cantonaises fermaient Canton ? Les vieux de la vieille
de Macao le savent. Un débarquement ne débouchera que sur un blocus du
commerce et éventuellement un blocus tout court de la ville qui ne pourrait
nourrir une telle flotte12.

Les enjeux commerciaux sont énormes, la Compagnie ayant déjà vendu (à


crédit) aux enchères à Calcutta ses coffres d’opium qu’il faut absolument
transformer en tonnes de thé. Fait aggravant, malgré l’interdiction du commerce
à crédit, elle a aussi probablement payé à un prix fixé la récolte de la nouvelle
saison. Si tout se bloque à cause de l’armada, c’est le krach assuré, la faillite
créanciers et débiteurs et la preuve de la duplicité de la Compagnie et de
l’Angleterre dans leurs relations avec l’empereur.
Les honorables membres du Select Committee suggèrent donc aux officiers de
sa Majesté de temporiser. L’invasion peut et doit prendre place à la fin de la
saison. Et puis l’armada étant ancrée devant Macao, on peut toujours prétendre
qu’elle est là pour protéger le commerce des incursions françaises.
Pinto, aucunement dupe du scénario, met à profit le sursis que lui donne le
démarrage de la saison commerciale pour solliciter le support des Chinois. Tous
les Portugais, au reste seulement trois mille personnes, sont conscients que si les
troupes anglaises débarquent, elles ne repartiront jamais. Pinto, ne sachant
combien de temps les troupes peuvent être maintenues à bord sans incidents ou
épidémies, habitué à la lenteur de l’administration chinoise et connaissant son
fonctionnement, sait aussi que le gouvernement de Canton n’a pas le pouvoir de
décider d’envoyer des troupes à Macao. Il décide donc de court-circuiter le
système et pour cela il utilise les relations particulières qu’entretient l’épiscopat
de Macao

avec celui de Pékin13. Une fois de plus, c’est la relation particulière


qu’entretiennent les jésuites avec l’empereur qui permet à Pinto de présenter sa
requête. Le frère Almeida14, un jésuite portugais, obtient de faire une
présentation de la situation de Macao devant l’empereur. L’affaire est alors mise
immédiatement à l’ordre du jour du conseil de guerre avec lequel, souvenons-
nous, le gouverneur-général de Canton n’a aucune relation hiérarchique ou
fonctionnelle. Néanmoins, et Pinto habitué au fonctionnement régalien européen
l’ignore, aucune décision ne peut être prise sans l’avis du gouverneur de la
province et de ses deux collègues, tous mandarins de deuxième rang. Or Pinto,
court-circuitant les mandarins de deuxième rang, endommage gravement sans le
vouloir leur réputation. Le rôle essentiel des autorités de Canton n’est-il pas
d’être les yeux et les oreilles de l’empereur ? Si un conseil saisit l’empereur
d’une affaire dont ses représentants ne sont pas au courant, c’est la preuve qu’ils
ne font pas leur travail. La requête portugaise, venant directement à Pékin alors
que Macao est sous la juridiction d’un préfet, ledit préfet sous la juridiction d’un
gouverneur-général, est une remise en cause de la chaîne administrative pour un
problème qui semble microscopique (Macao a moins de vingt mille habitants15).
On comprend alors l’attitude des mandarins de second rang de Canton, qui font
tous bloc devant l’affront, lorsqu’ils sont consultés. La réponse unanime est que
Pinto se trompe. Il ne se passe rien à Macao d’inhabituel. Au reste le commerce
est normal, ce qui est factuellement vrai. Pour des motifs obscurs mais on sait
que les Européens se querellent sans cesse, le gouverneur de Macao a tout
inventé.

Le discours est d’autant plus plausible que, lorsque les autorités de Canton
remettent leur avis, la cour à Pékin a été informée de la signature du traité
d’Amiens entre l’Angleterre et la France, l’Espagne et la république batave et
que, conséquence de ce traité, la flotte anglaise a levé l’ancre sans débarquer.
Le père Almeida est bien entendu incapable d’expliquer le revirement de la
situation en Europe et l’empereur ne peut alors que tancer Pinto, l’accusant de
fomenter des troubles sans raison. Les Anglais, mis au courant de la réponse des
autorités de Canton à l’empereur, concluent que Pinto a été « liquidé » par
l’empereur parce que ce dernier leur est favorable. Cette conclusion est une
bévue monumentale car elle débouche sur la conclusion que l’empereur a lâché
les Portugais. Les membres du Select Committee envoient donc des messages en
ce sens et suggèrent à nouveau de recommencer l’opération à la première
opportunité.
Les paix napoléoniennes n’étant pas faites pour durer mais pour

réarmer, l’Asie étant à plusieurs mois de distance, lorsqu’arrive la nouvelle du


traité d’Amiens à Macao via Penang (Malaisie), ce dernier est déjà caduque. La
East India Company ne relance cependant pas son projet car le vent qui souffle à
Londres depuis la chute du gouvernement Pitt et le départ de Douglas ne lui est
guère favorable. Pire, Douglas, l’allié de toujours, est accusé de corruption et
convoqué à la Chambre des Lords. Douglas sera censuré puis innocenté bien des
années plus tard. Ce qui est certain c’est qu’il a fait fortune grâce aux affaires de
la East India Company et que les affaires de cette dernière ne sont guère propres.
Ce qui ressort du vaudeville de 1802, c’est que les Anglais sont désormais à
l’affût et que Macao est la proie et ce d’autant plus que l’Empereur leur est,
d’après leurs analyses, favorable. Cette fiction va voler en éclat en 1809.
Entre-temps, ce qui se passe dans la péninsule ibérique occupe tous les esprits.
L’Espagne et le Portugal, deux anciennes puissances dont les colonies attisent
les ambitions, sont l’enjeu de tous les appétits. Au Portugal, Jean VI essaie de
rester neutre mais l’Espagne est à la remorque de la France depuis 1796. Le
désastre de Trafalgar (1805) a pour résultat de scinder définitivement la famille
royale espagnole entre pro-napoléoniens et anti-napoléoniens (être pro-anglais
est impossible étant donné que la couronne britannique est anti-catholique). Pour
ressouder son alliance avec l’Espagne, Napoléon décide de lui offrir le Portugal
dont ses troupes ne devraient faire qu’une bouchée. Tout cela est consigné

dans le traité de Fontainebleau signé le 28 octobre 180716.


Ce traité fait les affaires de la East India Company. Comment le gouvernement
britannique pourrait-il rester indifférent à ce qui risque de se passer à Macao ?
Lisbonne n’a-t-elle pas été prise17 ? La prise de Macao devient soudainement
une urgence mais l’expérience de 1802 a servi. Il ne s’agit pas de débarquer en
début de saison. L’objectif est de tout régler entre la fin de saison commerciale
(septembre) et de tout boucler avant le début de la suivante (avril).
Le 11 septembre 1808, deux navires de guerre anglais s’ancrent en face de la
Praia Grande qui borde le rivage de Macao. Le vice-amiral Drury18 ne perd pas
de temps pour informer le gouverneur

de Macao, Aleixo de Lemos Faria, des désastres militaires qui se sont produits
au Portugal, de la fuite de la famille royale au Brésil et de ce qui l’attend
désormais, sans flotte et sans renfort, avec sa maigre garnison, s’il ne se place
pas sous la protection de la marine britannique.
Lemos Faria écoute. L’invasion du Portugal est une chose

possible mais elle a été annoncée plusieurs fois depuis six ans19. Pour le reste,
Faria n’est pas dupe mais a-t-il les moyens de résister ? Il ne croit pas à un
débarquement espagnol car les Espagnols commercent activement depuis
Manille avec l’Empire Céleste. Et Macao est bel et bien toujours sous la
protections bienveillante de la Chine. Seuls les Anglais croient que la bévue de
1802 les a mis bien en cour. Les Portugais savent qu’il n’en est rien. John
Roberts, le président du Select Committee, semble lui aussi avoir quelque doute
sur la stratégie de Drury. Il propose de négocier le débarquement, sans doute
pour faire croire aux Chinois que ce sont les Portugais qui ont appelé au secours.
Faria va torpiller cette charade car, tout comme Pinto, il sait que les Chinois ont
horreur du changement. Il refuse donc de signer le document que Drury

lui présente20. Drury menace. À quoi bon exposer la population à des


destructions et des morts violentes si les troupes débarquent de force ? On
s’observe alors pendant quatre jours, puis Lemos Faria semble céder mais pas
dans les conditions espérées. Il proclame haut et fort que devant la force il ne
peut que s’opposer à une invasion anglaise. Le mot est lâché. Il ne s’agit plus de
protéger des amis.
Les membres du Select Committee sont furieux mais que peuvent-ils faire ?
John Roberts est pour un débarquement immédiat, les autres hésitent. Il n’y a
aucun doute que les autorités de Canton sont désormais au courant de ce qui se
passe vraiment. Le gouverneur portugais, dans ses déclarations, a détruit tous les
faux-semblants mais sa décision ne fait pas l’unanimité dans la communauté
portugaise. Tout comme à Lisbonne, il y a en son sein des pro-britanniques. L’un
d’eux, Miguel de Arriaga, ouvidor (c’est-à-dire juge) de la ville, prend sur lui
d’aller voir le préfet chinois dont dépend Macao, un dénommé P’eng chao-lin,
pour lui demander si le débarquement de troupes britanniques sous pavillon
portugais

lui poserait un problème. Le préfet n’est qu’un mandarin de 7e rang,

ce qui montre bien la faible importance économique de l’enclave au niveau de


l’empire 21. Bien entendu, si le gouverneur-général, mandarin de deuxième
classe, ne peut prendre une telle décision, le mandarin de septième le peut encore
moins. La palabre ne mène donc à rien sinon à informer directement
l’administration chinoise des visées britanniques sur Macao. John Roberts,
pensant avoir suffisamment permis à l’administration chinoise de sauver la face,
dit alors à Drury de débarquer sans plus attendre. Par précaution, on débarque
cependant sous pavillon portugais mais hélas, Lemos Faria refuse cette charade.
Il se retire dans le fort Monte avec ses quelques troupes, prêt à soutenir un siège
si on vient le déloger.
Les membres du Select Committee ont toutes les peines du monde à retenir
Drury qui se voit déjà prendre le fort d’assaut. Cela détruirait tout semblant
d’harmonie or on croit encore que les Chinois en ont assez des pitreries
portugaises. La ville se réveille donc avec un gouverneur portugais réfugié dans
un fort et les troupes anglaises occupant les deux autres. Quant à la Chine, elle
ne réagit pas immédiatement. Elle observe. Cette inaction renforce l’opinion que
l’empereur n’attendait que cela. On jubile à la East India Company même si
certains disent que ce fut trop facile.
Et ils avaient raison. Deux semaines après le débarquement, le premier boulet
tombe, non pas à Macao mais à Canton : on découvre que le Hoppo a fermé.
Tout commerce avec les étrangers est désormais interdit ! La décision touche
non seulement les Anglais mais aussi les Américains, les Français, les Portugais,
etc. Heureusement que la saison est presque finie. On en était quasiment aux
inventaires … Le deuxième boulet tombe une semaine plus tard : tout le
personnel chinois des entrepôts disparaît, plongeant les étrangers dans un abîme
de problèmes domestiques insolubles, l’approvisionnement alimentaire devenant
soudainement impossible. Canton se vide alors de sa population étrangère qui se
dirige vers Macao où tout continue comme avant. Le 22 octobre

1808 arrivent à Macao des renforts anglais venant de Calcutta. Drury, par
prudence, les avaient demandés avant même que les Portugais ne se rendent. Il
semble bien alors que ces derniers vont perdre leur enclave. Que pourraient-ils
faire ?
Lemos Faria est toujours dans son fort. A-t-il confiance dans la

stratégie des autorités chinoises ? Lui sait, comme tous les Portugais, que tout
dépend à Macao des Chinois. Sans eux, la ville ne peut ni travailler ni se nourrir.
Et il se produit ce qui s’est déjà produit à chaque crise de ce genre. Le lendemain
de l’arrivée des troupes supplémentaires, plusieurs centaines de bouches à
nourrir, la quantité de vivres frais arrivant au marché est des plus réduites, ce qui
provoque une envolée des prix. Et chacun fait le compte de son personnel
chinois qui n’est pas apparu.
Le Select Committee compte alors sur son joker : le nouveau gouverneur de
Macao, Lucas José Alvarenga, que le vice-roi des territoires portugais, Bernardo
José Maria da Silveira e Lorena,

comte de Sarzedas22, vient de nommer à la place de Lemos Faria. Ce gouverneur


étant favorable aux Anglais23, il n’y a guère de doute qu’il saura expliquer aux
autorités chinoises que la présence des troupes anglaises n’est due qu’au danger
que représentent les troupes napoléoniennes.
Mais aussitôt qu’Alvarenga débarque, les choses ne se passent pas comme
imaginées par les stratèges de la East India Company. En effet, la tradition veut
que les autorités chinoises agréent la nomination du gouverneur. C’est
normalement une affaire de routine où le partant présente son successeur au
préfet de Heangshan. Cette fois, ce dernier refuse d’agréer Alvarenga, sous
prétexte qu’il est arrivé sur un bateau de la East India Company et non sur un
bateau portugais. Ceci est sans précédent. Qui plus est, comme Lemos Faria ne
sort pas de son fort, il n’est pas présent. Le mandarin de septième classe
confirme donc que le gouverneur de Macao reste Lemos Faria et ce jusqu’au
départ des troupes britanniques.
John Roberts convainc alors le vice-amiral Drury qu’un mandarin de si peu
d’importance ne peut être que dépassé par de tels événements. Ce qu’il faut,
c’est négocier directement avec le vice-roi de Canton, au demeurant pour
l’aristocratie anglaise et pour un vice-amiral, le seul homme de leur monde.
Nous avons déjà observé que les Anglais ne comprennent rien au
fonctionnement et à la hiérarchie de l’administration chinoise, ils croient ici
régler leur affaire comme on le ferait en Europe. Drury adresse une missive au
vice-roi. Elle reste sans réponse. La seule information qui revient, c’est un
message aux membres du Select Committee : le

Hoppo rouvrira le jour où Drury et ses troupes auront rembarqué !


Drury voit rouge. Comment ose-t-on lui donner des ordres ? Pour qui se
prennent ces Chinois ? Il est temps de faire parler la poudre. Ses ardeurs
belliqueuses trouvent quelques échos auprès de John Roberts car, la saison étant
finie et le commerce au point mort, on n’a rien à faire pour six mois. Ainsi pour
la première fois, une puissance européenne envisage sérieusement de canonner
des Chinois.
Le 21 novembre 1808, Drury donne instruction à tous les Britanniques encore
à Canton de quitter les lieux. Cette fois, c’est lui qui ordonne l’évacuation des
entrepôts. Il s’agit d’éviter une prise d’otages. Il demande à John Roberts qui est
à Whampoa de faire partir tous les bateaux de la Compagnie et des country-
traders qui seraient dans les parages. Il lui faut un fleuve vide de tous navires
marchands, car il ne s’agit pas de provoquer un incident avec une puissance
alliée ou avec les Américains, eux aussi présents à Canton.
Drury découvre alors que le tout-puissant président du Select Committee de la
East India Company ne préside en fait à rien d’autre qu’à son petit club. En effet,
les country-traders refusent tout net les instructions de John Roberts, pire même
les commandants des bateaux de la compagnie refusent eux aussi de bouger. Les
marchands sentent d’autant moins l’utilité d’une guerre avec la Chine que leur
chiffre d’affaires et leur bénéfice vont croissant chaque année, quelle que soit la
réglementation byzantine à laquelle ils doivent se plier. Et bien entendu,
personne ne mentionne le fait que 90% des profits viennent du trafic illicite de
l’opium. Les ambitions stratégiques du gouvernement britannique et de la East
India Company sont finalement étrangères à chacun ! Les marchands de tous
bords signent donc une pétition commune au Select Committee pour signaler
que toute action militaire débouchera sur une guerre sérieuse et des pertes
considérables pour eux

tous, y compris la Compagnie24. Pas un ne lève l’ancre.


Devant la révolte des marchands, Drury est impuissant. Il est impossible de
tirer quelques boulets sur les Chinois sans exposer toute la flotte marchande à de
grands risques. De plus si les Chinois saisissent des marchands anglais, l’affaire
deviendra impossible à

dénouer. Pendant trois semaines, le vice-amiral cherche en vain une solution à


l’impasse dans laquelle John Roberts l’a fourré. La Chine, entre-temps, a pris la
mesure des intentions belliqueuses de Drury. Le responsable militaire de
l’embouchure du fleuve publie un ordre de réquisition militaire à Canton,
Whampoa et Macao. La Chine lève une troupe pour annihiler les « barbares
malveillants »25. De plus il ordonne un état d’alerte général et réarme tous les
forts surveillant l’estuaire jusqu’à Whampoa (un passage que les marins
européens appellent le Bogue).
Drury qui voulait faire une démonstration de force se retrouve soudainement
exposé à une invasion de Macao ! Le voilà consultant le colonel responsable de
sa troupe d’élite (les sepoys). Le colonel Weguelin lui répond que défendre
Macao est impossible. D’abord il ne dispose que de cinq cents hommes face à
une armée infiniment plus nombreuse, d’autre part toute la population locale
portugaise est hostile aux Anglais. En fait les Anglais risquent d’être attaqués de
l’extérieur et de l’intérieur. Qui plus est l’approvisionnement des sepoys dépend
des Portugais qui rendent déjà la vie impossible aux troupes de Sa Glorieuse
Majesté. Dès l’ouverture des hostilités, toute la logistique dont la troupe a besoin
va se gripper.
Drury pose la même question au capitaine Roberston, le commandant de sa
flotte. Qu’en pense-t-il ? Robertson tire la même conclusion. S’il ne s’agissait
que de la marine, il en ferait son affaire car sa flotte est supérieurement armée
mais ses marins ne sont pas des fantassins. Au reste que peut-on espérer ? Tenir
Macao militairement mais dans quel but ? Clairement les objectifs initiaux sont
impossibles à atteindre. La Chine n’est pas l’alliée des Anglais contrairement à
ce que tout le petit monde de la East India Company pensait.
Drury prend alors la seule décision possible. Il lui faut se retirer avec les
honneurs, et surtout, sauver ce qui peut être sauvé, c’est-à-dire le commerce.
John Roberts étant discrédité, il demande à l’un des deux autres membres du
Select Committee, un dénommé Pattle, connu pour son opposition au plan initial
de Roberts, de négocier avec Lemos Faria une solution sauvant la face au départ
des troupes. Le 11 décembre 1808, une réunion a lieu entre Lemos Faria, Arriaga

et Alvarenga d’un côté, et le colonel Weguelin et le capitaine Robertson de


l’autre. Ironiquement, ces deux derniers adoptent le discours initial de Lemos
Faria : Macao étant sous la protection des Chinois, leur présence est inutile.
Lemos Faria est chargé d’expliquer que toute l’affaire est un affreux malentendu,
Sa Gracieuse Majesté n’ayant jamais officiellement été informée de l’existence
d’un tel accord entre le Portugal et la Chine. Maintenant que tout est éclairci, les
troupes n’ont plus de raison de rester. Bien entendu, dès leur départ, il va de soi
que le commerce avec l’Angleterre et les autres nations reprendra comme par le
passé.
La chronique26 ne dit pas si Lemos Faria prit la peine de débiter de telles
fadaises aux Chinois. Arriaga alla s’assurer auprès du préfet que le commerce de
la East India Company ne serait pas affecté par ce malheureux incident, dont
cette dernière n’était bien entendu nullement responsable. Chacun chargea la
mule du voisin, le Select Committee étant, dans un renversement complet des
rôles, à la merci de celui qu’il voulait renverser !
Finalement le rideau tombe le 18 décembre 1808. Pendant la semaine écoulée,
Arriaga a palabré en vain avec le préfet sans rien obtenir de concret. C’était
prévisible. Il n’y a pas eu de déclaration officielle annonçant la fermeture du
Hoppo. Il n’y en aura pas pour annoncer sa réouverture. Drury aurait peut-être
patienté plus longtemps, certainement en vain lorsque l’on connaît le
fonctionnement de l’administration chinoise mais Lemos Faria lui fait parvenir
un ultimatum. Si à minuit les bateaux ne sont pas sortis de la rade, l’armée
impériale envahit Macao. Le gouverneur en a été informé par le préfet de
septième classe dont il dépend. Ce dernier a reçu le décret impérial fixant l’heure
et la date d’occupation de Macao.
Drury file au petit matin avec ses sepoys vers le Bengale, abandonnant le
Select Committee à son sort.
L’occupation anglaise a duré trois mois.
Le 1er janvier 1809, sans aucune annonce, le Hoppo rouvre ses portes.
1. Chiffre cité par Fairbanks (The Cambridge History of China).

2. Catherine de Bragance est reine d’Angleterre quand éclate de nouveau une crise monarchique à Lisbonne
: son frère, Alphonse VI, est déclaré fou en 1667 et exilé aux Açores jusqu’en 1675. Sa femme, Marie de
Savoie-Nemours, fait annuler son mariage et épouse le frère cadet d’Alphonse et de Catherine, Pierre. Ce
mariage maintient ainsi les alliances dynastiques de la famille de Bragance. Pierre porte le titre de
gouverneur du pays et, lorsque son frère meurt en 1683, il est couronné sous le nom de Pierre II. L’Espagne
reconnaît alors de nouveau l’indépendance de la couronne portugaise. En 1693, la reine Catherine, veuve de
Charles II, revient s’installer à Lisbonne et œuvre au rapprochement des deux pays. En 1703, Pierre II signe
un accord commercial avec Lord Methuen, obtenant un débouché pour les vins portugais en Angleterre
contre l’ouverture du pays aux importations de tissus anglais. Ce que vise l’Angleterre, ce sont les
territoires américains du Portugal, notamment le Brésil dont l’économie est déjà très supérieure à celle du
Portugal. Ces accords commerciaux alignent progressivement le Portugal sur la politique anglaise.
L’isolement de la famille de Bragance devient encore plus évident quand elle se fait un ennemi du nouveau
roi d’Espagne, le petit-fils de Louis XIV, Philippe d’Anjou, proclamé roi en 1700. Le Portugal se retrouve
alors entre le marteau et l’enclume. En 1750, le marquis de Pombal, qui dirige le gouvernement espagnol,
essaie en vain de rénover la politique d’un pays contrôlé par un clergé moyennâgeux (l’Inquisition règne
toujours à Lisbonne) protégeant ses prébendes.

3. Lorsque Joseph I meurt en 1777, il laisse une fille unique, Maria, cousine germaine de Marie-Antoinette.
Elle épouse alors le frère de son père, Pedro, qui règne sous le nom de Pedro III. À la mort de ce dernier,
Maria devient reine mais le décès de son premier fils, mort de la variole alors qu’elle a refusé de le faire
vacciner, la tourne vers la religion et la folie. Son fils cadet Jean est nommé régent en 1792. Il deviendra
officiellement roi en 1816, sa mère gardant le titre de reine jusqu’à sa mort en 1816, à Rio. Jean VI devient
roi du Portugal alors qu’il est en exil volontaire avec toute sa cour à Rio. Il revient seulement en 1821 à
Lisbonne et meurt en 1826. Pendant son exil, le Portugal est virtuellement sous la coupe du consul anglais à
Lisbonne.
4. Depuis 1779, de nombreux incidents criminels ont abouti à l’exécution des coupables (notamment un
Hollandais pendu sur son bateau pour avoir tué un autre Hollandais puis un Français coupable d’avoir tué
un Portugais dans une rixe). Ni la Hollande ni la France n’en font une affaire d’état. En revanche, à deux
reprises, les Anglais cherchent à imposer leur loi : en 1779, l’emprisonnement d’un employé de la
Compagnie pour troubles à l’ordre public (l’homme était ivre) outrage les membres du Select Committee,
puis en 1784 survient un incident plus grave, un marin innocent étant remis aux autorités chinoises à la suite
d’un incident ayant provoqué la mort de deux Chinois.

5. Il semble que le clan Dundas soit, comme beaucoup d’autres, l’une des premières familles écossaises à
avoir redoré sa fortune en travaillant pour la East India Company d’une façon ou d’une autre. Henry
Dundas (1742-1811) est en 1781 nommé membre du comité “secret” de la East India Company qui
supervise les opérations militaires engagées en Inde contre les roitelets locaux. En 1782, il est ministre de la
marine et membre du Conseil de la Couronne (Privy Council) et du Conseil des Affaires Indiennes. Il en
profite pour favoriser l’avancement de son neveu, Philip Dundas (1763-1807) entré à la compagnie à dix-
neuf ans, promu capitaine à vingt-trois ans (1786). Philip deviendra superintendant de Bombay (1792-1801)
et fera fortune. Henry Dundas sera accusé de malversations lorsque son protecteur, William Pitt, quittera le
pouvoir.

6. Les Anglais évacueront Tanger en 1668 devant la menace espagnole mais ils ne lâcheront jamais
Bombay.

7. Charles Allan Cathcart (1759-1788) est le cinquième fils de Lord Cathcart qui fut ambassadeur auprès de
l’empereur de Russie. Il commence sa carrière militaire en

1776 en Amérique. En 1780 il est lieutenant-colonel d’un régiment envoyé en Inde pour faire la guerre aux
troupes françaises de la Compagnie des Indes. En 1788, il est choisi par la East India Company pour aller
négocier à Pékin le rachat de Macao. Il n’a que vingt-neuf ans. Le bateau sur lequel il s’embarque, le
Vestal, sombre à proximité de Sumatra le 10 juin 1788.

8. José Manuel Pinto fut gouverneur de Macao une première fois de 1793 à 1797. Il vécut donc le fiasco de
l’épisode Macartney, qu’il reçut au retour de Pékin en 1794. Les objectifs de cette mission étaient évidents.
Pinto fut à nouveau gouverneur de l’enclave de 1800 à 1803. Les gouverneurs de Macao étaient des
officiers militaires nommés par Lisbonne, avec l’assentiment du vice-roi qui vivait à Goa et dirigeait
l’administration de la région.

9. Churchill aura moins de scrupules lorsqu’il fera anéantir la flotte française à

Toulon alors que les deux pays étaient encore officiellement alliés !

10. La comédie des erreurs qui prend place à Lisbonne, où tout le monde vit de rumeurs, sera connu sous le
nom de “guerre des oranges”, avec le vin le seul produit d’exportation du pays.

11. J’ai passé instruction à l’officier responsable de la flotte, écrit Wellesley sans
façon, de proposer à votre Excellence les termes de la reddition de Macao et de ses dépendances… La
sagesse de son Excellence et son discernement lui suggèreront qu’il est inutile d’opposer une résistance à
l’exécution de cette mesure, l’humanité et la justice de votre Excellence ne lui permettant pas d’exposer la
vie et les biens des habitants de Macao…

12. L’ironie de l’histoire est que, lorsque l’armada arrive à Macao sur les instructions de Wellesley, la
situation a changé du tout au tout en Europe. En effet l’Angleterre voit l’Autriche l’abandonner face à
Napoléon. Pitt a démissionné et a été remplacé par Addington. Dundas qui a poussé Wellesley à agir n’est
plus ministre ! Addington signera le traité d’Amiens le 25 mars 1802.

13. Lorsque Pinto utilise la filière ecclésiastique, il utilise en fait la filière nationaliste. L’évêque de Pékin
est un franciscain portugais, Alexandre de Gouveria (1751-1808). Il est en Inde lorsqu’il est nommé premier
évêque du nouveau diocèse de Pékin (1783). Il passe par Macao où il reste deux ans et rouvre un séminaire.
Il arrive à Pékin en 1785. Alexandre de Gouveria entretient des relations cordiales avec la mission jésuite de
Pékin qui a toujours compté des Portugais de qualité dans ses rangs. C’est cette connexion qui permet à
Pinto de remonter rapidement à l’empereur. Le successeur de Gouveria sera aussi un Portugais (Joaquim da
Souza Saralva, évêque de 1808 à 1818).

14. José-Bernardo d’Almeida (1728-1805) est le dernier jésuite d’origine portugaise de la mission de Pékin.
Il est arrivé à Pékin en 1759 après avoir séjourné à Goa puis à Macao. Il est astronome et mathématicien
dans le bureau de l’empereur. Il sera hostile, tout comme le directeur du bureau d’astronomie, le père
Rodrigues, à l’ambassade de Macartney.

15. Ce principe est toujours d’actualité et il est essentiel au fonctionnement de l’administration chinoise.
Ainsi le président Jiang Zemin disait à l’auteur au cours d’un entretien privé : « Aucune affaire ne doit
remonter à moi sans avoir été traitée auparavant par les autorités locales. Celles-ci ont compétence pour les
problèmes affectant moins de dix millions de personnes. Au-delà, elles doivent saisir le gouvernment
central. Si elles ne sont pas capables de résoudre les problèmes de cette population, elles sont incapables et
doivent être remplacées. »

16. Le traité de Fontainebleau signé le 28 octobre 1807 entre Charles IV d’Espagne et Napoléon autorise le
passage des troupes françaises en Espagne afin d’envahir le Portugal. Une fois conquis et la famille royale
portugaise détrônée, le pays aurait été divisé en trois. La partie nord aurait été espagnole, la partie centrale
aurait éventuellement été échangée pour Gibraltar et l’île de la Trinité et le sud seraient devenus une
principauté. Bien entendu rien de cela n’eut lieu, l’invasion tournant au fiasco.

17. Le général Junot entre à Lisbonne le 30 novembre 1807. Il y reste jusqu’en août

1808. L’occupation est un désastre et ses troupes, sous-payées et sous-alimentées, se

font haïr par les exactions auxquelles elles se livrent.

18. William O’Bryen Drury. Lieutenant en 1778. Capitaine en 1797, vice-amiral en


1804. Envoyé en 1807 en Inde. Il meurt en Inde en 1811.

19. Une fois de plus les nouvelles ne sont plus d’actualité. Le Portugal, loin d’être annexé par la France et
l’Espagne, s’est révolté en mai-juin 1808, une nouvelle qui dut parvenir en Inde au moment où Drury
préparait son expédition. De toute façon, l’omni-présent Wellesley a débarqué au Portugal pour “restaurer”
la famille royale, laquelle vit paisiblement à Rio de Janerio en attendant que l’orage passe … Le
gouverneur-général en Inde est alors l’Ecossais Gilbert Elliot Murray (connu sous le nom de Lord Minto).
Ses instructions sont brèves : « défendre Macao contre les Espagnols et les Français. »

20. SelonAustin Coates (The British & Macau - Oxford University), Lemos Faria aurait fait allusion à un
traité existant entre le Portugal et la Chine sur le statut de l’enclave pour justifier son refus. Le gouverneur
n’a sans doute pas eu besoin de prétendre à l’existence d’un traité non-existant. Le fait était que Macao
restait administrativement sous l’autorité d’un mandarin chinois, le territoire était donc bel et bien en Chine
et tout débarquement exigeait le consentement du gouverneur-général de Chine.

21. Ce détail montre que les Portugais, tout comme les Anglais, ont la plus grande difficulté à cerner les
centres de pouvoir et de décision dans l’administration chinoise. Une autre hypothèse est qu’Arriaga,
parfaitement conscient du niveau hiérarchique de cet interlocuteur, est en train de leurrer les Anglais,
lesquels sont convaincus que le préfet pourrait leur accorder le droit de débarquer. Le déroulement des faits
semble indiquer que le gouverneur Lemos Farria et son administration ont décidé d’utiliser toutes les
ficelles à leur disposition pour faire échouer le débarquement, Arriaga jouant le rôle du bon flic, et Lemos
Faria celui du mauvais. Quoi qu’il en soit, les membres du Select Committee sont menés en bateau.

22. Le marquis de Pombal avait supprimé la position de vice-roi en 1776. Bernardo Lorena e Silveira
(1756-1818), anobli en 1805, a été pendant neuf ans le gouverneur de Sao Paulo (Brésil). Il est nommé vice-
roi des Indes en 1806. Il arrive à Goa le 27 mai 1807. Il gouverne jusqu’en 1816 et préside au déclin de Goa
que les Anglais, utilisant le même stratagème qu’à Macao -la protection de l’enclave contre les troupes
napoléoniennes-occupent alors sans rencontrer d’opposition.

23. Il n’y a pas le moindre doute que la nomination de Alvarenga n’avait pour but que d’émininer Lemos
Faria car tout a été décidé sans que ce dernier soit au courant de ce qui se tramait à Goa.

24. Drury, tout au long de son aventure, semble avoir été abusé par la position de John Roberts. En effet, si
ce dernier est en titre le président du Select Committee qui surpervise le commerce pendant la saison, ce
comité de trois membres n’a qu’un rôle de coordination. Il n’est ni l’initiateur des contrats commerciaux ni
le négociateur. En outre et c’est un point que Drury réalise seulement après le 21 novembre, les deux

autres commissaires sont en désaccord avec John Roberts. Ces derniers refusent tout net de signer l’ordre de
départ des bateaux de la compagnie. Or la tradition voulait que tout ordre d’importance soit signé des trois
(pour éviter la corruption entre un commissaire et un commandant). Drury découvre tout cela trop tard.

25. Le commandant en question agissait sur instruction de son supérieur à Canton, lequel suivait les
instructions du conseil de guerre qui avait été saisi de la situation.
26. Nous utilisons principalement trois sources :
« Macao Historico » de C.A. Montaldo de Jesus - Edition de 1926 réimprimée par

Livros do Oriente (Macao 1990)


« Macao and the British - 1642-1842 » de Austin Coates (Oxford University Press

HK - 1988)
« Foreign Mud » de Maurice Collins (1846) - réédité par Graham Brash - Singapore

1980
CHAPITRE 20
La guerre des pirates

À chacun sa vérité, dit Pirandello. Rien ne saurait être plus vrai en ce qui
concerne les relations entre la Chine et l’Occident depuis des siècles. Quelle est
donc la vérité à l’époque où nous allons arrêter notre narration ?
« L’amiral Drury » écrit l’historien anglais H.B. Morse (quelque

peu fâché avec la hiérarchie, Drury ne sera jamais amiral !) « dans

sa rencontre avec la résistance passive orientale, fut défait sans qu’un seul
homme ne soit perdu de part et d’autre et, aux yeux des Chinois, il doit être
apparu comme ayant tout sauvé sauf l’honneur. Il était venu à Macao avec des
intentions bienveillantes

(sic !) : son objectif était d’aider les Portugais à défendre Macao

contre les Français. Cette aide fut rejetée, à la fois par les Portugais, locataires du
port, et par les Chinois, lords de leur terre 1 ».
L’opinion qui règne dans les ouvrages européens ou américains que nous
trouvons aujourd’hui dans toutes les bibliothèques est que les Chinois
déduisirent devant le départ de la flotte anglaise que leur tactique de blocus avait
été encore une fois suffisante pour résister aux barbares. Ayant ainsi une
confiance absolue dans une tactique passive (et pacifiste), ils négligèrent alors le
danger. Cette façon de voir souligne ainsi l’incompétence des dirigeants chinois
à gérer leurs propres affaires, un point de vue journalistique qui, à ce jour n’a
guère cessé. Cette incompétence, Austin Coates la souligne par une remarque
assassine en guise de conclusion de l’épisode de l’invasion manquée de Macao
en 1808 : « le gouverneur de Canton est limogé pour avoir laissé le
débarquement se faire » écrit-il.
Cette observation n’a nul fondement et expose l’ignorance des uns et des
autres du fonctionnement de l’énorme machinerie

administrative que la Chine eut de tout temps. En fait, si Wu Hsiung-kwang


quitte ses fonctions en avril 1809, peu de temps après la fin de l’épisode Drury,
c’est parce que, nommé en 1805, il a terminé son temps de rotation dans la
province. Au demeurant, le souci majeur de Wu, précédemment gouverneur-
général de Chihli avant d’être nommé à Canton, ce n’est pas la petite flotte de
Drury composée de quelques centaines d’hommes mais la présence d’une
coalition de corsaires (d’autres diront pirates mais nous reviendrons sur cette
définition) qui se compte en dizaines de milliers et à qui la Chine fait une guerre
sans pitié mais sans grand succès depuis 1801.
Nous allons maintenant revenir sur cette guerre ignorée de nos

livres occidentaux2 car elle constitue la toile de fond de ce qui se passe à Macao
et reste la préoccupation essentielle des gouverneurs-généraux de Canton à
l’époque où les membres du Select Committee de la East India Company
pensent être le centre des préoccupations de la politique chinoise.
Cette guerre donne aussi un éclairage intéressant sur le statut des états vassaux
que nous avons évoqué rapidement à propos des prétentions de Macartney à être
exempté du protocole de la cour impériale. En effet, si la province de Canton se
retrouve à cette époque harcelée par des milliers d’hommes et de bateaux pillant
impunément les villages côtiers et affectant tout son commerce maritime, c’est
parce que le Vietnam est en pleine guerre civile.
La destruction des équilibres politiques au Vietnam, un état riche commerçant
activement avec la Chine (fournissant en particulier les denrées de luxe que sont
les bêches-de-mer, les nids d’hirondelles, le riz, etc.) commence en 1773 lorsque
trois frères, Nguyen Van Lu, Nguyen Van Nhoc et Nguyen Van Hue, s’emparent
de la capitale provinciale de Qui Hnon. Cette rébellion, au départ une jacquerie
paysanne, rompt les équilibres précaires qu’entretiennent un empereur nominal
(l’empereur Le) et les deux grandes familles

féodales se partageant le sud et le nord du pays3.


Les deux familles, les Nguyen (sans rapport avec les chefs de la jacquerie) et
les Trinh rouvrent les hostilités entre elles, ce qui favorise l’expansion de la
révolte paysanne. Le pays entre dans le chaos et, tout comme le Népal ou le
Tibet, fait appel à l’empereur de Chine. L’empereur Le adresse une missive à
Qianlong, lui demandant de

l’aide pour remettre de l’ordre dans le pays. Qianlong y répond favorablement


car il s’agit de protéger les approvisionnements venant du Vietnam. En 1788,
l’empereur Le, avec l’aide de trois corps d’armée envoyés par Qianlong, reprend
le contrôle de la situation mais pour peu de temps. Nguyen Van Hue, à la tête de
ses paysans, l’attaque et le défait. Van Hue se proclame alors empereur à la place
de Le. Fait notable, la Chine, au lieu de renforcer ses troupes, reconnaît la défaite
de Le et Hue qui a pris le nom de Quang Toan. Qui plus est, Qianlong le
reconnaît aussi comme roi du Annam (le Cambodge).
L’affaire en resterait là en ce qui concerne la Chine si Quang Toan, pour
remplir ses caisses, ne se lançait alors dans la piraterie à grande échelle. Il n’est
pas le seul souverain à avoir envisagé cette façon rapide de faire fortune.
L’Angleterre et la France y ont eu recours pour détruire les effets commerciaux
du traité de Torquesidas entre l’Espagne et le Portugal, en donnant des lettres de
marque à leurs capitaines, les autorisant à courir sus aux navires

commerciaux ennemis4.
L’empereur vietnamien est, qui plus est, issu d’une famille de marins dont
c’est le mode de vie. Il investit donc dans quelques corsaires locaux. Il leur offre
un port d’attache et une base d’avitaillement en échange d’un pourcentage sur
toutes les prises.
Le Vietnam reste longtemps en guerre civile. Les Nguyen du sud reprennent le
contrôle de leur ville, Hué, en 1801. L’empereur se réfugie alors à Hanoi.
Le résultat de l’instabilité qui règne dans le pays est de peupler le golfe en une
mer de corsaires qui, bientôt, en l’absence de tout gouvernement central
puissant, deviennent purement et simplement des pirates sans maître.
Le gouverneur-général de Canton, alors nommé Chi-ching, ne reste pas inactif.
Il est immédiatement conscient de la dégradation qui se produit à la frontière
ouest de sa province et sa première réaction est de demander à Pékin la
permission d’utiliser deux

cent seize mille taels5 venant de la recette du sel pour construire quatre-vingts
jonques de défense. Malheureusement, deux autres provinces chinoises (le
Shensi et le Sitchuan) sont également en ébullition6 et les opérations militaires
qui y ont lieu drainent les

finances de Pékin. On fait donc au plus juste. Le nouvel empereur, Jiaqing, ne lui
fait allouer que cinquante-six mille taels pour vingt-huit bateaux. Le reste est
alloué aux dépenses militaires au Sitchuan où les problèmes sont autrement
sérieux.
Vingt-huit jonques, ce n’est rien contre les centaines que comptent les pirates
vietnamiens. Un seul pirate, Chen Ch’i, dispose à lui seul d’une flotte de dix-sept
jonques et de mille hommes. Il arraisonne sans difficulté dix-huit bateaux de sel
et cinq jonques de pêche en 1801. L’affaire est si bonne que tout le monde se
met à convoiter les jonques chargées de sel.
La prise de jonques de sel est un développement très préoccupant car cette
denrée est un monopole impérial. Comme en France et en Angleterre à la même
époque, le sel est une source majeure de revenus, en particulier à Canton où il
existe vingt-deux marais salants. Or tout le trafic du sel se fait par voie maritime
et non terrestre. À cela s’ajoutent les exactions habituelles, rançonnage et

brigandage en tout genre le long de la côte7.


Les opérations militaires tournent une par une au désastre. En octobre 1803, le
gouverneur-géneral perd vingt jonques en une bataille. Le commandant en chef
des forces de la province, Sun Chian-Mou, est démis de ses fonctions en 1804
pour incompétence. Il est remplacé par Wai-ta-pin. Celui-ci, six mois plus tard,
le 16 janvier 1805, à la suite d’une erreur, envoie ses quarante bateaux dans une
tempête. Pas un n’en réchappe. La sanction du conseil de guerre, contresignée
par l’empereur, tombe le 8 juin

1805. Il est également limogé. Son successeur, Hsü Wen-mo, dure deux mois.
Le 2 août 1805 lui succède Ch’ien Men-hu. Rappelons ici que le pouvoir est à
Canton détenu par un triumvirat où les responsabilités sont clairement définies.
Le gouverneur-général de Canton, celui que les Anglais affublent volontiers du
titre de vice-roi, n’a en fait aucun pouvoir sur l’armée ou sur le commandant en
chef qui dépend directement du conseil de guerre à Pékin.
À Pékin, on décide de nommer au poste un poids lourd de l’administration, un
Mandchou, l’ancien président du conseil, anciennement gouverneur-général du
Shensi puis du Kansu. Il s’agit de Na-yen-cheng. Sa mission est explicite. Il lui
faut lancer une campagne militaire d’envergure pour éliminer le piratage de la
province.

Na prend ses fonctions en décembre 1804 et fait immédiatement l’inventaire des


forces dont la province dispose : dix-neuf mille hommes, quatre-vingt-trois
bateaux dont vingt-sept sont considérés inutilisables. C’est insuffisant et ce
d’autant que les bateaux sont des mi-ting, à l’origine des embarcations ventrues à
fond plat de trente pieds destinées à transporter du riz et non des teng-hua, c’est-
à-dire de vraies jonques de cent pieds. Un mi-ting peut entasser soixante à
quatre-vingt-dix hommes, alors qu’une jonque en accommode de cent à deux
cents. Na estime les forces à éliminer à environ quarante mille hommes et
probablement deux mille jonques (son estimation s’avérera proche de la réalité).
À titre de comparaison et pour mettre en proportion les préoccupations des uns
et des autres, le commerce international représente à cette époque environ
quatre-vingt bateaux par saison. En tonnage, tout cela ne dépassait pas 5% du
commerce global de la province !
Na, comme son prédécesseur, demande un budget pour construire au minimum
trente-trois jonques nouvelles et remettre en état toute la flotte. Il lui faut, estime-
t-il, un minimum de cent vingt jonques avant de lancer une quelconque opération
militaire.
En attendant la réponse de Pékin, il lance une politique de réquisition des
jonques de pêcheurs et de commerçants. Puis il lance sa première opération en
attaquant une base d’avitaillement connue des pirates, à Kuangchou Wan. Il y
engage quatre-vingts bateaux de toutes sortes. L’opération est un fiasco malgré
l’énormité des chiffres : six cents pirates tués, deux cent trente-deux faits
prisonniers, dix-huit jonques détruites et huit saisies. Seulement pour cela, il a
perdu quarante bateaux. À ce rythme, il lui faut vingt fois plus de moyens, c’est-
à-dire un million de taels.
Il fait un autre calcul : à dix taels par pirate, il lui faut cent mille taels pour en
éliminer dix mille. À vingt mille, il pense que la coalition qui s’entraide contre le
gouvernement s’effondrera d’elle-même car chacun deviendra vulnérable. Deux
cent mille taels contre un million ? Il vaut mieux se lancer dans une campagne
de pacification. Il annonce donc que ceux qui se rendent seront

pardonnés et récompensés8.
Fin octobre 1805, le bilan est de mille huit cent dix pirates et dix chefs (qui ont
obtenu en échange le titre de lieutenant dans

l’armée impériale). À chacun, Na a fait remettre dix taels (trois cent cinquante-
sept grammes d’argent métal).
L’empereur, informé de la nouvelle tactique, ne donne son accord que sur une
chose : le pardon. Il interdit de verser une somme aux pirates. Sa mansuétude lui
semble assez généreuse. Na, réaliste, a une autre opinion. Sans récompense
sonnante et trébuchante, pas un pirate ne se rendra. Il décide donc de passer
outre, probablement avec l’accord du gouverneur-général Pai-ling. Il va
continuer à payer les pirates. Hélas, peu de temps après intervient la rotation
classique de ce dernier. Pai-ling quitte la province. Lui succède Sun-Yün-ting,
mandarin de seconde classe comme Pai-Ling et Na. Souvenons-nous que tous
ces administrateurs ont le même rang hiérarchique et n’ont aucun rapport
fonctionnel direct. Chacun dépend de son administration à Pékin. Sun découvre
(plus probablement est informé directement) que la consigne de l’empereur n’est
pas respectée. Il n’est pas d’accord. Les décisions de l’empereur sont sacrées. Na
n’arrive pas à le convaincre que sa tactique est la seule qui puisse économiser
une guerre difficile à gagner. Sun n’écoute pas et saisit Pékin en novembre 1805.
Il souligne que la province n’a pas les cent mille taels que veut Na. De plus,
selon lui, le niveau d’activité des pirates n’a guère baissé. Il souligne un incident
récent : à proximité de Macao, ces derniers ont encore saisi

trente mille piculs de riz et vingt mille taels de cargo9.


Cette dénonciation met à jour l’efficacité du système mis en place depuis des
siècles pour contrôler les roitelets de province. Ici l’intention de Na est louable
mais elle aurait tout autant pu être dangereuse ou nuisible. Bien que ce dernier
soit mandchou (comme l’empereur) - ce qui prouve que l’origine ethnique du
mandarin est indifférente lorsqu’il s’agit de sanctionner - Sun obtient la tête de
Na. Le 12 décembre 1805, Na est démis de ses fonctions. À son retour à Pékin, il
est jugé pour insubordination et condamné à l’exil.
Le remplace alors Wu Hsiung-kuang, dont la rotation dans une autre province
a été écourtée. Il faut noter ici que l’arrivée inoppinée de Wu à Canton ne fait
l’objet d’aucune observation pertinente au sein du Select Committee, ni dans les
ouvrages relatifs à la Chine et à l’Occident. La vacation aurait dû prendre place
en

1808 et non en 1805. Aussi lorsqu’Austin Coates attribue à Wu, partant en avril
1809, le sort de Na, il est clair qu’il se trompe. Le départ de Wu n’a rien à voir
avec ce qui s’est passé à Macao.
Wu, au début, n’a guère plus d’efficacité que Na dans la guerre qu’il faut
mener. Il sait que son mandat est d’exterminer les pirates et non de leur
pardonner. Tout comme Na, il réalise que c’est impossible mais il va placer
immédiatement l’empereur devant le choix qui s’impose : investir dans une
flotte ou investir dans une reddition collective. Lui aussi déclare la flotte
totalement inadéquate. Il lui faut sept mille taels par jonque. En sus, il faudra
payer l’armement. Pour Pékin qui vient de mettre un terme à la rébellion du
Lotus blanc, c’est trop cher. Les caisses sont vides. Wu reçoit la réponse de ne
rien construire et de faire avec les moyens du bord.
En réalité, Pékin n’est pas aussi absurde qu’il y paraît mais, faute de consensus
au sein du conseil de guerre sur la marche à suivre, on ne décide rien. La
situation se dégrade donc à nouveau. En 1806, les pirates innovent. Ils enlèvent
six membres d’équipage d’un bateau de la East India Company et demandent
une rançon. Cinq mois plus tard, elle est payée : sept mille cent cinquante
dollars. Le Hoppo accepte d’y contribuer pour moitié. Quelques escarmouches
prennent place, avec toujours plus de pertes du côté du gouvernement que du
côté des pirates. Puis à cause de la mousson, en octobre, chacun rentre chez soi.
De saison en saison, Wu n’arrive à rien et préserve essentiellement ses forces,
attendant un budget qui ne vient pas. En juillet

1808, les autorités voulant casser la reprise du piratage en début de saison se


lancent à l’attaque sur une flotte de pirates. Nouveau fiasco, cette fois aggravé
par le fait que le commandant de la flotte, Lin, qui vient d’arriver à Canton, est
tué.
C’est à cette période que Drury ancre sa flotte dans la rade de Macao.
Clairement, Wu a d’autres chats à fouetter car pour l’instant l’arrivée de bateaux
anglais en début de saison ne présente rien de particulièrement alarmant. Au
reste deux semaines après son arrivée, alors qu’Arriaga approche un mandarin de
septième classe pour expliquer la situation à Macao, la flotte chinoise s’attaque à
une armada de pirates. Une fois de plus les dégâts sont considérables : six
bateaux perdus (et seulement vingt-quatre hommes).

Si les pirates en perdent beaucoup plus, cela ne change rien à la donne. Le


nombre global de bateaux et de pirates ne diminue pas.
Drury rembarque avant que la saison 1809 ne redémarre. Wu, qui a fait son
temps, s’en va. Revient alors Pai-ling, qui a fini son temps dans une autre
province et ne semble pas avoir été éclaboussé par l’affaire Na. Sans doute a-t-il
été renvoyé à Canton parce qu’il connaît le terrain. Lui comme les autres insiste
auprès de Pékin. Il lui faut une flotte mais, alors que Wu voulait vingt jonques
armées, Pai-ling estime que pour la même dépense il peut avoir cent mi-ling. Il
reprend aussi la politique de réquisition de Na auprès des pêcheurs et des
commerçants et, voulant couper les vivres aux pirates, il fait évacuer les villages
côtiers. Enfin il décide que le sel voyagera par la route, privant ainsi les pirates
de leur revenu favori.
Au début, Pai-ling n’a guère plus de succès que ses prédécesseurs.
D’escarmouche en escarmouche, il perd dans l’année soixante-trois bateaux, soit
50% de ce qu’il a réquisitionné. Il conclut alors qu’il faut changer de tactique. Il
prend trois décisions : demander aux préfets locaux d’organiser des milices de
défense, réactiver la politique du pardon mais dans le respect des directives de
l’empereur, forcer les Portugais à participer à la lutte anti-pirate.
L’idée n’est pas nouvelle. Dès 1792 le préfet de septième classe de Heangshan
avait demandé officiellement à l’administration portugaise d’avoir deux navires
armés en permanence prêts à intervenir contre les pirates si besoin était. Les
Chinois lui rappellent donc une obligation qui semble avoir été oubliée d’autant
plus aisément que la marine portugaise est en pleine décadence et sans

budget10.
À la suite de ce précédent, la East India Company propose son assistance pour
mettre fin à l’activité des pirates dans l’estuaire et en particulier dans le bogue.
Pourtant ses bateaux craignent peu

les pirates car ils sont trop hauts sur l’eau pour ces derniers11 et fortement armés
non pour leur résister mais pour faire face aux corsaires des puissances
occidentales ennemies, en particulier la flotte napoléonienne. Ainsi en 1804, la
Compagnie fait une proposition au préfet de septième classe. Celui-ci accepte-t-
il de laisser

à l’ancre dans le bogue deux vaisseaux de la flotte des Indes sous l’autorité du
capitaine Page12 ? L’offre est refusée. La Chine ne saurait accepter sur son
territoire une flotte de guerre étrangère, quel que soit le motif. Au reste le préfet
n’a aucune confiance, sachant parfaitement que les Anglais ont déjà essayé en
1802 de trouver un prétexte pour occuper Macao. Cette demande n’a non
seulement pas le résultat escompté mais elle incite quelque temps après Pai-ling
qui vient de reprendre ses fonctions à relancer la demande faite en 1792 aux
Portugais. Cette fois, il précise que les deux bateaux devront s’ancrer non à
Macao mais dans le bogue. C’est le prélude à un accord de défense conjoint
tacite qui va jouer son rôle lorsque Drury arrivera.
Bien que nous ayons vu dans le cas de Na que le gouverneur-général agissait
parfois de sa propre initiative, il est douteux dans le cas de Pai-ling qu’il ait agi
sans instruction. En effet, demander à une flotte étrangère armée de rester dans
le bogue, en territoire chinois, aurait pu être considéré comme un acte de
trahison. En fait cette décision semble être la réponse de Pékin à l’invasion
anglaise de 1802, Pai-ling montrant aux Anglais, sans en avoir l’air, que la
sécurité du commerce est confiée aux Portugais de Macao mais aussi montrant
aux pirates que les affaires deviennent autrement sérieuses.
C’est donc avec l’accord de Pai-ling qu’en mai 1807 le commandant portugais
de la flotte de Macao - un nom grandiose pour une

armada de trois bateaux dont un est une lorcha13 de vingt tonneaux équipée d’un
antique mortier - engage directement en vue de la ville une flottille de pirates
chinois et la détruit. Lemos Faria n’avait donc pas tout à fait tort de laisser
entendre aux Anglais que Macao était sous la protection de la Chine, une chose
que les Anglais ne croyaient nullement possible, faute d’un vrai traité entre le
Portugal et la Chine.
Les lenteurs de l’administration chinoise sont légendaires, nous n’y
reviendrons pas, mais rien ne l’arrête. Ainsi les problèmes de la côte sud ne sont
pas ignorés mais analysés sous tous leurs aspects. Il y a bien entendu la guerre
contre les pirates, coûteuse et difficile. Il ne s’agit pas d’engager un seul vrai
ennemi, une armada et de tout détruire. Il n’y a pas un chef, il n’y a pas une
flotte. Il y a

des dizaines de clans, des dizaines de flotilles qui s’évaporent ou renaissent de


leurs cendres à chaque saison. Et puis il y a Macao. Pékin sait que les Anglais
ont tout balayé en Inde et que Macao est désormais isolé et affaibli. Ce qui se
passe en 1802 n’est pas vraiment une surprise, mais que faire ?
Ironiquement, les autorités portugaises de Macao que les Anglais ont toujours
eu tendance à regarder avec mépris (au point de penser qu’ils ont le pouvoir de
faire nommer le gouverneur de leur choix en 1807) sortent des péripéties de
1802 et 1808 la tête haute et l’honneur sauf. Au lieu de se laisser vulgairement
soudoyer, les Portugais de Macao - la plupart ont fait souche dans l’enclave -
n’ont de cesse de berner les Anglais. Leur attitude vis-à-vis des sujets de Sa
Gracieuse Majesté, sérieusement testée en 1802 puis à nouveau en 1808, va alors
renforcer la complicité mutuelle qui règne entre la province chinoise et l’enclave
depuis 250 ans, au grand dam des membres du Select Committee !
Nous touchons ici du doigt la complexité des relations dans l’ordre chinois.
Dans ce système, quand on se met d’accord, on se

regarde dans les yeux. C’est tout14. L’application d’une convention repose sur
une confiance réciproque. Macao s’est créée ainsi, sans aucun traité.
Pai-Ling est de toute évidence arrivé avec des instructions venant du conseil de
guerre et il va les suivre à la lettre. La mise à disposition d’une flotte portugaise
a deux avantages certains : d’une part cela lui donne une puissance de feu que
Pékin ne peut ou ne veut financer. Cela revient moins cher de contraindre les
Portugais à faire le ménage à l’embouchure de la rivière et puis, sans jamais
répondre aux demandes anglaises, cela indique clairement que la flotte
britannique est non grata dans les parages.
S’engagent alors entre Macao et Canton des discussions qui ont pour objectif
de vassaliser l’enclave désormais livrée à elle-même, vu la situation du Portugal
en Europe. L’accord de location d’une flotte portugaise pour chaque saison est
mis sur la table. Le

12 septembre 1809 a lieu la première démonstration de cet accord. Macao s’est


dotée d’un nouveau bateau, le Belisario. Ce dernier, avec le Princessa Carlota
construit spécialement pour répondre à la demande de 1792, remonte le bogue et
va rejoindre les jonques

impériales pour une opération conjointe contre une flotte de pirates. Le résultat
n’est guère probant, le Belisario, ancien bateau de commerce mal reconverti, est
malgré ses douze canons mis hors de combat. Mais le principe est acquis et la
confiance entre les parties accrue.
La East India Company réagit particulièrement rapidement à ce
développement, voyant effectivement dans un rapprochement entre Canton et
l’administration portugaise de Macao la fin de ses ambitions sur la place. Elle
loue un bateau américain, le Mercury, pour aller canonner les pirates et montrer
aux Chinois qu’elle a des moyens que Macao n’a pas. Une offre en bonne et due
forme suit, soulignant la faiblesse de la flotte portugaise. Le Select Committee
accumule les arguments : en 1792 et 1804, tout ce que Macao a pu mobiliser
comme flotte est un bateau de guerre de cent vingt tonneaux et quatorze canons,
et un bateau marchand mal reconverti de douze, désormais hors d’usage pour
une longue période. Ce qu’il faut c’est une flotte ayant une puissance de feu de
cent canons !
Pai-ling écoute mais ne répond pas aux Anglais. Il demande aux autorités de
Macao de trouver une flotte équivalente. Une fois de plus, c’est le juge José
Arriaga qui négocie sur deux fronts, d’une part avec les Chinois, d’autre part
avec des bailleurs de fonds. La flotte devrait être une source de revenus puisque
le gouvernement chinois s’engage à la louer saison après saison, quatre-vingt
mille taels la saison. Deux marchands portugais, Francisco Antonio Pereira
Tovar et Félix José Coimbra assurent le financement

d’une flotte de six bateaux et cent dix-huit canons15. La East India Company est
mise à contribution. Elle ne peut guère refuser. Elle financera la poudre et les
munitions.
Le gouvernement chinois s’avère avoir visé juste. Dès l’annonce de cette mini-
armada, les pirates ne tardent pas à venir à la table de négociation. Deux chefs
commandant une troupe de cinq mille cinq cent soixante-dix-huit hommes, cent
treize bateaux et cinq cents canons (anciens) demandent à Arriaga de négocier
avec Pai-Ling. Ce dernier, cherchant à faire un exemple, applique alors les
mêmes règles que Na auparavant. Cette fois l’empereur a dû comprendre que
c’était la meilleure tactique. Pai-ling propose un poste de lieutenant dans

deux chefs, un dénommé Kuo, et de l’argent aux autres. Peu de temps après
l’annonce de la reddition de Kuo, neuf mille autres prirates suivent son exemple.
Pai-ling, en récompense de son coup de maître, reçoit de l’empereur la plus
haute marque de confiance, la plume de paon. Ses peines ne sont cependant pas
finies. Il faudra encore un an de palabres et d’échaffourées sanglantes pour que
Chang Pao, le plus important des pirates, songe à négocier sa reddition. Il vaut
dix-sept mille trois cent dix-huit pirates, deux cent vingt-six jonques et mille
trois cent quinze canons. Pai-Ling lui offre le titre de lieutenant-général dans
l’armée impériale16.
Na ne sera jamais réhabilité quand bien même sa tactique s’est avérée la seule
efficace. Sa faute était trop grande. Quant aux pirates, ils ne disparaîtront jamais
totalement de la région. Divers coups de main, année après année, alimentent la
chronique des faits divers mais c’en est fait des grandes compagnies. Le reste
n’est que la racaille habituelle jouant au chat et à la souris avec les autorités.
1. Cité par Austin Coates (Macao and the British).

2. Il faut attendre 1987 pour qu’une historienne l’analyse en détail. Il s’agit de Dian H. Murray qui publie «
Pirates of the South China Coast »- 1790-1810 (Stanford University Press).

3. Il s’agit des Nguyen de la ville de Hué (aucun rapport avec les frères Nguyen) et des Trinh installés au
nord.

4. Au XVIIe siècle la course fait de tels bénéfices qu’elle est l’objet de toutes les spéculations, courtisans et
ministres y investissant des capitaux importants. Elle ne sera officiellement supprimée qu’en 1856 !

5. Le tael vaut environ 37,5 g. Le gouverneur-général veut donc utiliser l’équivalent de huit tonnes d’argent
pour construire une flotte.

6. Il s’agit du début de la jacquerie connue sous le nom de Lotus blanc. Elle va durer jusqu’en 1804. Le
Lotus blanc est une secte issue des croyances taoïstes qui, du XIVe au XXe siècle, ressurgit périodiquement
dans l’histoire de la Chine et s’oppose à la dynastie régnante.

7. En 1803, les pirates vietnamiens enlèvent deux cent cinquante femmes dans un village et proposent de les
revendre le lendemain au même village. Le prix est tel que seulement cent sont rachetées. Les autres sont
alors vendues aux marins de la flotte, à quarante dollars l’une. À noter cependant que l’homosexualité
semble avoir été prévalente dans toutes les flottes de pirates. Les pirates avaient la réputation de terroriser
mais il n’y a pas de cas où, ayant reçu l’argent d’une rançon, ils n’aient pas restitué la victime. Ils
cultivaient leur réputation de férocité afin d’obtenir la reddition des bateaux sans combat. Les équipages
saisis étaient généralement tués. Les pirates n’attaquaient pas la flotte occidentale qui était supérieurement
armée et plus rapide.

8. Nombre de pirates étant en fait des paysans enlevés terrorisés ne devant leur vie qu’à leur obédience aux
plus endurcis, Na fait rajouter une clause : seront récompensés ceux qui se présentent avec la tête ou les
oreilles de leurs geôliers. Un Anglais raconte

qu’à la première réddition, il vit un pirate avec deux têtes suspendues par leur natte en sautoir autour du
cou, ayant tout l’air d’en chercher une troisième !

9. Un picul correspond à dix catties, environ quatre kilos. La quantité volée serait donc d’environ cent vingt
tonnes, ce qui paraît énorme. Sans doute Sun voulait-il frapper les imaginations.
10. Lorsque la demande avait été faite en 1792, le gouverneur de Macao avait passé commande à Calcutta
d’un bateau de cent vingt tonneaux et de seize canons : le “Princesa Carlotta”.

11. Les brigs des contrebandiers occidentaux (country-traders) sont plus bas sur l’eau que les bateaux de
l’amirauté et avec un équipage réduit de vingt à trente hommes. Ils sont donc plus exposés au piratage. Mais
tous étant bourrés d’opium, la Compagnie ne peut guère les mentionner. Au reste les country-traders étant
fortunés, ils achètent ce qui se fait de mieux en matière de canons. Chaque bateau dispose d’une puissance
de feu très supérieure et beaucoup plus précise que celle des jonques et les capitaines n’hésitent pas à
l’utiliser sans sommation. Les pirates ne se frottent donc pas à cette flotte.

12. La flotte de la Compagnie est alors appelée à l’amirauté la East India Station. Son commandant est le
vice-amiral Peter Raignier (1741-1808), petit-fils d’un huguenot du Poitou. Il deviendra amiral dans ce qui
est appelé la promotion Trafalgar, visant à combler les vides laissés par la mort de l’amiral Nelson et un très
grand nombre d’officiers de marine dans la bataille (1805). Ce qui prouve combien était rentable une
carrière au sein de la East India Company, c’est la fortune qu’il accumule durant sa vie. D’origine modeste,
il lègue à sa mort à l’état deux cent cinquante mille livres pour réduire la dette nationale, soit seulement le
dixième de sa fortune estimée alors à deux millions de livres au minimum !

13. Dès 1550 les Portugais de Macao ont commencé à construire des bateaux hybrides, avec des coques de
style européen et le même système de gréement que les jonques chinoises. Ces bateaux hybrides étaient
réputés être plus rapides que les jonques à cause de leur coque mieux profilée. L’avantage d’un gréement
chinois était sa simplicité et le fait qu’il demandait peu d’équipage. Ce type de bateaux se trouve encore en
Indonésie.

14. L’auteur de cette phrase est David Li, un éminent banquier et homme politique de

Hong Kong (Politique Internationale - Hiver 1992/1993).

15. La flotte est constituée de l’Inconquistavel, quatre cents tonneaux, vingt-six canons et cent soixante
membres d’équipage, vaisseau amiral sous la responsabilité du capitaine Alcoforado qui fut de la première
échaffourée avec les pirates en 1809, du Pallas, vingt-huit canons et cent soixante hommes, de l’Indiana,
vingt-quatre canons et cent vingt hommes, du São Miguel, seize canons et cent hommes, du Belizario,
douze canons et cent vingt hommes, et de l’antique Princesa Carlotta de cent vingt tonneaux et seize
canons.

16. Chang Pao se montre brillant dans son nouveau rôle consistant à chasser les pirates vietnamiens. Il
meurt à trente-six ans dans une bataille en face des îles Pescadores.
CHAPITRE 21

Épilogue

De la mort de Ricci à la fin de la guerre des pirates, de 1610 à 1810, nous


venons de couvrir deux siècles pendant lesquels les rapports entre la Chine et
l’Occident ont été tortueux et le dialogue celui qu’un sourd peut entretenir avec
un aveugle. Néanmoins, malgré l’incompréhension du côté de Pékin et une
frustration évidente à Rome ou à Londres, à l’aune des mœurs de l’époque, les
relations restent convenables. De toute évidence les deux mondes sont aux
antipodes l’un de l’autre et tel l’eau et l’huile ils ne peuvent se mélanger.
L’épisode de la guerre des pirates et l’existence de Macao montrent cependant
que cette incompréhension n’est pas nécessairement une source d’hostilité
systématique. La rencontre entre les deux mondes ne contient pas, a fortiori, les
ingrédients de l’explosion de violence qui va ramener la croissance de la
population chinoise de 30% en 1810 à 0% en deux générations puis la geler à ce
niveau pendant un siècle.
Après 1810, le dialogue que nous avons survolé dans ce livre se transforme en
un marchandage de moins en moins décent. La raison de cette évolution n’est
pas due à notre sens à l’assertion colportée sans cesse dans les ouvrages
occidentaux traitant de

la Chine au XIXe siècle d’une administration chinoise dépassée, corrompue et


décadente. Il n’en existe aucune preuve économique et le dynamisme du pays à
l’époque vient certainement contre-dire ce point de vue. En effet, de 1787 à
1812, grosso modo de la visite de Macartney à l’invasion ratée de Macao, la
population de la province de Canton, par où tout commence en Chine (y compris
la révolution de Sun Yat-sen, comme nous le verrons dans le tome suivant)
augmente de 30%. Dans une Chine en ruine,

cette croissance démographique aurait assurément provoqué d’extrêmes tensions


sociales si elle n’avait pas été accompagnée d’une croissance économique
comparable1.

La continuité de la durée de la croissance de l’empire entre le XVIIe et le XIXe


siècle montre qu’il ne souffre pas de vices conceptuels fondamentaux2. Bien
entendu les habituelles manifestations de l’activité humaine telle que la
corruption, le népotisme voire la pure bêtise sont présentes ici et là chez les
Anglais (avec Dundas accusé de concussion par exemple par la chambre des
lords et tous les clans écossais s’enrichissant sans vergogne dans le commerce de
l’opium) et les Chinois (où les Hoppos qui ne sont pas des mandarins
s’enrichissent également plus ou moins légalement).
Les chantres du capitalisme ont aussi souvent reproché aux empereurs chinois
d’avoir cherché à bloquer le progrès économique de leur pays en limitant les
échanges avec l’Occident afin de mieux contrôler leur population. C’est aussi un
point de vue qu’aucun chiffre ne vient étayer. Bien après la guerre de l’opium,
bien après l’effondrement de l’empire chinois provoqué par les destructions dues
aux Européens, il nous faut bien admettre que le niveau technologique réel de la
Chine de l’époque (notamment le fait que ce pays n’eut jamais d’épidémie
comparable à la grande

peste qui à la fin du XIVe siècle tue vingt-cinq millions d’Européens alors que sa
société est infiniment plus nombreuse) n’est pas inférieur à celui de l’Europe
(sauf en ce qui concerne les armes de destruction !). Cette société infiniment plus
nombreuse que tout ce que l’Occident peut imaginer vit effectivement en
harmonie.
De même lorsque Georges III3 proclame de Londres à la fin du XVIIIe siècle
qu’il est le souverain des mers, il est évident que lui et son gouvernement
ignorent tout du trafic maritime en mer de Chine et du fait que Canton, dès le
moyenâge, est un port trois fois plus grand que celui de Venise (Londres étant
alors à l’aune de la Chine une bourgade).
Pour encadrer le commerce des Européens à Canton, les autorités de Canton
utilisent le même arsenal que les pays européens utiliseront à un moment ou à un
autre pour eux-mêmes afin de protéger leur développement industriel. Cet
arsenal de mesures, même s’il gêne énormément les marchands, n’a rien
d’absurde et ne saurait être critiqué comme étant la cause d’une régression
économique.

La réalité est beaucoup plus simple. Tout comme le Japon dans les années 1980
n’avait rien à acheter aux états-Unis, ce qui agaçait profondément Washington et
donnait lieu à toutes sortes de menaces, les Chinois n’ont rien à acheter en
grandes quantités à Londres. L’inverse n’est pas vrai. L’Angleterre, si fière de
son industrie cotonnière, découvre avec horreur que l’industrie cotonnière
chinoise offre mieux et moins cher. Londres considère alors cela quasi-criminel.
Nous nous sommes attardés sur Macao, objet de fixation dans la psyché
anglaise et porte d’entrée des jésuites en Chine mais le commerce international
ne se résume pas à cette seule enclave. À la même époque, au nord, le port de
Maimacheng (Dalian aujourd’hui) est ouvert aux Russes tandis que Khasgar, en
pleine terre, reste de tout temps un monstrueux bazar oriental ouvert à deux pays
(Kokand et Bukhara, aujourd’hui l’Ouzbekhistan). Le trafic de la route de la soie
n’a jamais cessé et cela pendant deux mille ans !
De 1685 à 1756, quatre ports vont rester théoriquement ouverts au trafic avec
des pays européens : Canton, Xiamen, Ningbo et Yuntaishan (aujourd’hui
Shanghaï). Les Anglais n’y trouvent pas leur compte. Ce qu’ils veulent c’est un
port à eux, pour eux. Ils s’incrustent dans l’île de Zhoushan (Chusan) à l’entrée
du fleuve Yangtsé, la Compagnie y mettant un représentant permanent en

1700, s’imaginant créer ainsi leur Macao (qui est aussi à l’embouchure d’un
fleuve). Le gouvernement ne se donne même pas la peine de faire une opération
militaire. La garnison anglaise est décimée par les fièvres locales, l’île étant un
réservoir à moustiques (c’est pourquoi l’empire développe Ningbo sur la côte et
non Zhoushan). En 1703, la East India Company prend sa perte: elle abandonne
ses entrepôts et retire son personnel.
En 1747, les autorités de Xiamen, une autre île, plus au sud, déplorent que pas
un bateau européen n’ait relâché depuis des lustres ! Le commerce de la East
India Company s’y avère peu rentable. Elle n’y va donc pas.
Seule Canton est riche (et aujourd’hui rien n’a changé : cette province
représente 80% du commerce international de la Chine).
Les décisions prises pour recentrer le commerce européen à Canton
correspondent autant à une réalité économique qu’à

un besoin administratif visant à simplifier les contrôles. À quoi bon maintenir


une administration pléthorique dans divers ports si rien ne vient
économiquement justifier ce genre d’arrangement? Et puis gardons à l’esprit que
partout où les marins occidentaux débarquent se posent des problèmes d’ordre
public.
En définitive la critique la plus sévère que les historiens adressent à Qianlong,
le fils de Kangxi, est de ne pas avoir été capable de mieux prévoir le
comportement occidental, autrement dit de n’avoir pas prévu la possibilité d’une
guerre. Ce reproche est fondé avec le recul que donne la suite de l’histoire mais à
l’époque qui aurait pu penser qu’il existait un danger alors que tous les
indicateurs, pour utiliser le verbiage économique d’aujourd’hui, sont au

beau fixe4?
Qianlong et ses conseillers peuvent d’autant moins envisager un conflit de
grande ampleur que la guerre est, à l’aune de la Grande Règle, une anomalie, et
qu’aucun Chinois n’a encore pris conscience que l’Occident est prêt à tout pour
de l’argent.
Dire que la guerre est une anomalie ne veut pas dire que l’empereur la refuse
comme solution politique - les frontières sont constamment en turbulence et à
chaque succession la Chine connaît des turbulences - mais, une fois sur le trône,
un empereur se doit de l’éviter. En tout état de cause, l’empereur n’en est plus à
conquérir. Le centre de gravité de l’univers chinois et du peuple Han est
parfaitement défini depuis des siècles (alors que de Louis XIV à Napoléon des
villes européennes vont changer plusieurs fois de souveraineté). Souvenons-nous
de la réaction de Qianlong à propos des Népalais lui demandant de l’aide face à
l’agression anglaise. Il veut bien les aider. Une fois les opérations militaires
terminées, il leur présente une facture et retire les troupes. Pas une seconde il
n’envisage une annexion de ce pays vassal qui, de plus, lui demande sa
protection. Le Tibet, quant à lui, que les Anglais veulent (déjà)

occuper, est bel et bien une partie éloignée de l’empire céleste5.


Préparer une guerre n’a de sens que si Qianlong et ses successeurs immédiats
se sentent menacés par une puissance militaire équivalente. Au début du XIXe
siècle, il est impossible pour le conseil de guerre d’avoir une telle perception,
quand bien même les

bateaux de l’amirauté anglaise semblent supérieurement équipés6.

La fausse prise de Macao en 1808 reflète parfaitement la situation des équilibres


depuis deux siècles. Thomas Weguelin7 lui-même, le commandant des sepoys
anglais, ne sent pas ses fantassins assez « armés » pour soutenir un assaut
militaire (alors qu’en Inde, les mêmes troupes font plier tous les roitelets locaux
et se sont emparés du Bengale). La Chine n’est pas impressionnée par l’agitation
de Drury parce qu’une invasion militaire en bonne et due forme n’est pas
plausible.
Mais ce qui est vrai en 1810 n’est plus vrai en 1840. Pourquoi ? Tout
simplement parce qu’en Europe, à cause des guerres napoléoniennes et des
sommes colossales investies dans les armées, tout a changé dans le domaine des
armes de destruction massive.
Ainsi en 1808 les fantassins de Weguelin sont armés de fusils guère plus
perfectionnés que ceux dont disposent parcimonieusement les troupes chinoises.
La raison du manque d’intérêt au sein de l’armée chinoise pour les armes à feu
est que le fusil est si peu fiable que les généraux préfèrent s’en tenir à une
multitude d’archers utilisant des arbalètes à tir multiple d’un type inconnu en
Europe. Ces arbalètes peuvent décocher onze flèches en quinze secondes et
mettre hors de combat plusieurs hommes dans ce laps de temps alors qu’un fusil
en 1808 tire selon l’habileté de son utilisateur deux à trois coups en une minute,
dont certains peuvent être ratés, le silex s’étant usé. La probabilité de mettre
plusieurs hommes hors de combat en quinze secondes en utilisant un fusil est
tout simplement impossible. Il possède un seul avantage sur l’arbalète, sa portée
mais, de 1717 à 1808, celle-ci n’est que de cent cinquante mètres au mieux, ce
qui est à peine plus qu’une arbalète mécanique. En conséquence, le fait que
l’empereur répugne à dépenser de l’argent pour équiper son armée de

cette nouvelle invention8 n’est pas alors significatif. La puissance de tir anglaise
n’est pas supérieure à celle de ses troupes. Si à cela on ajoute l’avantage
numérique des troupes chinoises, il n’y a pas à s’inquiéter des exploits réalisés
sur le continent indien par les sepoys.
Mais tout évolue. En 1814, un ingénieur bernois, Samuel Pauly (1766-1828),
propose à Napoléon une platine à percussion mais ce dernier n’y attache guère
l’importance que cela mérite. Néanmoins

l’invention de Pauly est reprise par son élève français Jean-Nicolas Dreyse
(1787-1867) qui va transformer le fusil en une arme redoutable. Dreyse conçoit
une capsule cylindrique de cuivre contenant l’amorce fulminante9 et la poudre
servant à la charge. Combinée avec la platine à percussion de Pauly10, la capsule
donne naissance au fusil à piston en 1828. L’armée anglaise s’en équipe
immédiatement. Ce nouveau fusil multiplie considérablement la puissance de feu
d’un régiment. À cela s’ajoute une augmentation spectaculaire de la portée (de
cent cinquante à quatre cent cinquante mètres). En 1840, les généraux anglais
considèrent que l’armée chinoise démunie de fusils à piston est totalement
dépassée et qu’en cas de confrontation, les pertes humaines côté britannique
seront, à cause de la différence de portée entre les arbalètes chinoises et les fusils
à piston, faibles. Quand un pays se sent invulnérable, il ne sait résister aux
sirènes de ses généraux et la guerre n’est alors plus qu’une question d’occasions
à saisir. Un engrenage infernal va s’enclencher. Il existait la guerre de cent ans
entre la France et l’Angleterre. Nous allons découvrir la guerre de cent ans entre
la Chine qui ne veut pas mourir et l’Occident qui veut la faire disparaître de la
carte « au nom du progrès ».
Mais progrès et humanité, est-ce bien la même chose ? Les vainqueurs vous
diront que oui. Quant aux vaincus, ils ne sont plus là car tel est le prix du mythe
auquel nous adhérons par idéologie et non par rationalisme. Je veux parler du
mythe de notre civilisation

qui, comme le souligne Jimmy Goldsmith11 « a pour objectif non pas


l’enrichissement des peuples mais l’amélioration d’indices économiques12
complètement détachés de la réalité ».
Quand tout a été dit, que reste-t-il de toutes les émotions provoquées par la
propagande des idées à laquelle nul n’échappe ? Il reste des hommes face à leur
destin, chacun réagissant subjectivement au chaos qui l’entoure. Certes on
raisonne sur des concepts comme le bien-être, la civilisation, la religion mais
tout ceci en définitive est imaginaire. Aucun individu, européen ou chinois, ne se
fond dans un tel schéma. Petite particule de vie avec l’éternité devant lui,
solitaire à la naissance et seul devant la mort, il est comme l’écrit Saint-Augustin
sa propre planète, gravitant autour de sa propre illusion. En voulant faire changer
le Chinois d’orbite pour

des raisons purement mercantiles, l’Occident ne fit que détruire les équilibres
prescrits par la Grande Règle. C’est une nouvelle histoire qui commence où
s’achève celle-ci. Nous la parcourrons dans deux autres ouvrages nous amenant
jusqu’au retour de l’équilibre qui fut retrouvé à la fin du XXe siècle, une
situation qui effraie aujourd’hui les Occidentaux qui ne peuvent se faire à cette
idée d’une Chine éternelle et différente à jamais.
1. La moyenne nationale chinoise pour la période est de 24%. Par comparaison, et cela donne à réfléchir sur le sens du progrès et du
bonheur humain, la population française pendant la même période diminue, victime de la révolution et des guerres napoléoniennes qui
ravagent deux générations. Il n’existe pas alors de statistiques concernant la probabilité de vie mais en 1790 il est évident qu’un enfant a
plus de chances de vivre en Chine une vie normale qu’un enfant en France ou en Angleterre. L’indice de criminalité que nous considérons
comme le corollaire de l’indice de pauvreté est à cette époque si abominable à Londres que le gouvernement anglais décide de déverser les
exclus du progrès en Australie. Il n’existe rien de comparable en Chine où Macartney découvre que la police est inexistante.

2. On peut tirer la même conclusion en ce qui concerne le gouvernement issu du maoïsme qui aujourd’hui
dirige la Chine. La croissance continuelle depuis les années

1980 ne peut être l’œuvre du hasard. Et pourtant dans les médias occidentaux il est de règle de critiquer les
gouvernants. Ainsi le président Jiang Zemin et le premier ministre Li Peng furent sans cesse considérés
comme des imbéciles dans les années

1990, ne méritant leur position que par leurs intrigues moyenâgeuses.

3. Georges III (1738-1820) devient roi en 1760. Il est aussi duc et prince-électeur de Hanovre (puis roi de
Hanovre en 1814). Tout comme ceux de Louis XIV et de Kangxi, son règne officiel dure soixante ans mais,
devenant progressivement fou, il est déclaré incapable de gouverner en 1810. Son nom est associé à la perte
des colonies américaines et il est souvent affublé du nom de roi fou.

4. Cette idéologie de l’ineptie de l’empereur et de sa cour face aux Anglais est persistante dans tous les
ouvrages occidentaux traitant de la période. Je dis bien tous, car jusqu’ici je n’ai encore jamais trouvé un
ouvrage exposant les faits différemment. Certains argumentent alors que si c’est le cas, c’est une vérité mais
personne ne s’est posé la question suivante: à quoi Qianlong pouvait-il juger l’état de son empire? Une
civilisation usée comme celle de l’égypte pharaonique perd sa population et s’effondre car une société en
pleine décomposition ne se renouvelle plus (c’est en partie le cas de la civilisation chrétienne occidentale
aujourd’hui). Or en Chine, de Kangxi à Qianlong et ses successeurs, la croissance démographique reste
continue, avec un pic de quatre cent trente millions de personnes vers 1850. De 1850 à 1950, la population
chinoise décroît de façon dramatique puis revient sous Mao à ce chiffre de quatre cent trente millions. De
1950 à aujourd’hui, la population se multiplie par trois, rattrapant le temps perdu… On ne peut donc guère
juger de l’attitude de Qianlong gouvernant un pays en expansion et ignorant tout de la folie des grandeurs
des puissances occidentales.

5. Il est ironique de constater que l’obsession actuelle sur le statut du Tibet (aujourd’hui peuplé de quatre
millions de personnes contre deux millions et demi en 1950) commence avec l’obsession de la East India
Company d’ouvrir une voie commerciale évitant Canton pour s’approprier les plantations de thé du
Yunnan. Le Tibet n’a jamais été un pays indépendant de la Chine. Il a de tout temps été vassalisé car sans la
Chine il ne peut vivre. Ses relations avec le pouvoir impérial remontent à la nuit des temps, l’empereur
ayant été l’arbitre de toutes les luttes qui se déroulent entre les chefs des différentes tribus de cette région
ingrate.
En 1264, l’empire (sous une dynastie mongole) octroie au supérieur du couvent de Sakya le titre de
souverain. C’est la naissance du système que nous connaissons aujourd’hui. Trois monastères (Sakya, Sitya
et Rinpung) se disputent les terres et le pouvoir. Au XVIIe siècle, le pays éclate en plusieurs principautés
selon des lignes tribales (Koukou-nord, Chigatse, Tchoros, etc.). Deux alliances se forment, l’une autour du
dalai lama, l’autre autour du panchen lama. Lhassa (capitale du dalai lama) tombe en 1717, envahi par les
Tchoros. Les Chinois interviennent, expulsent les Tchoros et restaurent le dalai lama sur son trône. Lassé
des querelles entre les deux clans dans le pays, l’empereur décide d’y installer deux commissaires à
demeure, le plaçant effectivement sous protectorat. L’Angleterre l’envahit en 1904, suivant ainsi une
stratégie écrite un siècle auparavant par le directoire de la East India Company. Elle fait entériner par Pékin
(en 1906) des accords commerciaux privilégiés (l’empire est alors en pleine déconfiture). Le Tibet est sans
souverain, le dalai lama s’étant enfui en Mongolie pour ne pas tomber aux mains des Britanniques. C’est le
début de la fin, et le début d’une légende alimentée en Occident. Le Tibet est désormais un pion qui, à cause
de ses hauts-plateaux, devient un enjeu militaire stratégique entre

1945 et 1990. Il est à parier que son aura va disparaître car, avec l’ère des missiles, son emplacement
stratégique est devenu insignifiant sur le plan planétaire.
6. Le canon, tout comme le fusil, fait peu de progrès entre le XVIIIe siècle et le XIXe siècle. La différence
entre les canons chinois et anglais est imperceptible, tous deux étant alors limités par le poids du fût qui en
limite la longueur et donc la portée. En ce qui concerne les boulets, les Chinois possèdent déjà la technique
des boulets incendiaires, encore inconnus en Europe. Le canon est très imprécis, c’est surtout une arme de
destruction de fortifications ou de coques de bateaux.

7. Thomas Matthias Weguelin (1767-1828) commence sa carrière à Calcutta en 1782. Il participe à la


guerre du Bengale (1803). Après son séjour à Macao, il fait partie de l’expédition anglaise qui s’empare de
l’île Maurice et en devient le commissaire-général (1810-1812) puis il devient le commissaire-général du
Bengale. Il participe à la guerre du Népal (1814-1816). En 1820, il se retire en Angleterre. Il est promu
colonel en 1823 et meurt à Londres.

8. Le fusil fut inventé en France en 1630. Il subit peu de modifications jusqu’en

1818. On le chargeait par la bouche du canon. L’étincelle était provoquée par un silex. Son adoption fut
lente pour les raisons évoquées : manque de fiabilité et faible portée pour un prix élevé. En 1670, il y en
avait quatre par compagnie. En 1690, le chiffre augmente à six. En 1703, on lui ajoute la baïonnette. Ce
n’est qu’en 1777 que les calibres, les platines et les cartouches sont unifiés. La dimension reste cependant
variable en fonction du service : fusil de marine, fusil d’infanterie, fusil de dragon ou d’artilleur.

9. Inventée en 1786 en France mais difficilement utilisable sans la capsule de cuivre, l’amorce devient la
norme grâce à l’invention de Pauly et les améliorations que lui apporte Dreyse.

10. C’est-à-dire un chien qui frappe la capsule fulminante pour provoquer le coup.

11. Sir James Goldsmith (1933-1997) l’incarnation même du capitalisme débridé était devenu milliardaire
en achetant et revendant des entreprises. Né à Paris d’une mère française et d’un père anglais, il était dans
les années 1990 la coqueluche des magazines économiques de New-York à Paris, tant par son audace sur
les marchés boursiers que par sa vie romantique et ses multiples liaisons. À soixante ans, il publie un livre
désabusé dénonçant les ravages du capitalisme sauvage (The Trade) que provoquent les gens. Il se retire du
monde de la finance et lance alors un parti politique pro-européen et anti-Nafta et se retrouve député
européen en 1994. Il meurt en 1997 d’un cancer. Un autre milliardaire, George Soros, semble avoir été lui
aussi perturbé par les ravages que provoque le jeu des financiers. Depuis une décennie, il dénonce
régulièrement l’immoralité du système, tout en continuant à en profiter largement.

12. En ce qui concerne la Chine, les indices consistaient en la courbe de profit de la

East India Company et celle de la balance des paiements du Royaume-Uni.


La Chine au XVIIe siècle (source BnF)
La Chine au XVIIIe siècle (source BnF)
La Chine au XXIe siècle
TABLE DES MATIÈRES

Préface
Présentation
Introduction
La Grande Règle
Les Chinois et le mort
Les trois grandes écoles de pensées : confucéisme, taoïsme, bouddhisme
La fusion des idées et des doctrines
La faille mentale
La médecine chinoise
Le moralisme chinois
les règles sociales
Le mariage chinois
Peut-on comprendre la Chine ?
La première rencontre
La création du mythe
La querelle des noms
Le coup de main de Louis XIV
Confucius est-il chrétien ?
Le fiasco papal à Pékin
Le commerce : le sujet qui fâche
Le désastreux Macartney
Les Anglais à la conuqête de Macao
La guerre des pirates
Épilogue
Cartes
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