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T
rès souvent, dans les contextes humanitaires, nous sommes confrontés Elisabetta Dozio est
psychologue clinicienne,
à des populations qui présentent des taux élevés de stress post- PhD, référente Santé
traumatique (PTSD1) (De Jong et al., 2003 ; Neria et al., 2008). De plus, Mentale - Soutien
les problèmes de santé mentale et psychosociaux qui apparaissent lors des Psychosocial et Protec-
tion à Action Contre la
conflits s’articulent autour de la dimension sociale et/ou psychologique ainsi Faim. Chercheuse à l’U-
que dans des contextes culturels et transculturels variés (Inter Agency nité Inserm 1178, Univer-
sité de Paris, Université
Standing Committee, 2007).
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Paris sud, UVSQ.
Selon une récente revue systématique de l’OMS (Charlson et al., 2019), la
prévalence des troubles mentaux parmi les populations touchées par des Léopoldine Caron est
psychologue clinicienne,
conflits (que ces troubles soient ou non liés aux conflits et sans tenir compte responsable projet en
de leur gravité) est évaluée à 22,1 %. Les formes légères à 13 % et les formes Santé Mentale - Soutien
moyennes à 4 %, mais pour ces deux derniers chiffres, les auteurs n’évaluent Psychosocial et Protec-
tion à Action Contre la
que les troubles dépressifs et anxieux (incluant le PTSD). Faim en République Dé-
Pour prendre en compte la complexité de ces éléments qui affectent la mocratique du Congo.
dimension collective ainsi que l’individu, en 2007, le Comité Permanent Christine Gady est
Interorganisations (CPI) 2 avec une équipe composée de plusieurs ONGs et psychologue clinicienne,
Agences des Nations Unies a publié un guide avec des lignes directrices pour responsable du Départe-
ment Santé Mentale -
les interventions en « Santé Mentale et Psychosocial dans les situations Soutien Psychosocial et
d’urgence ». Dans ce guide est proposée une pyramide d’interventions Protection à Action
possibles qui se structurent à différents niveaux pour pouvoir répondre aux Contre la Faim en Cen-
trafrique.
besoins en santé mentale et psychosociaux de populations touchées par les
crises humanitaires. En plus des actions spécifiques de soins psychiatriques Cécile Bizouerne est
psychologue clinicienne,
et psychologiques au sommet de la pyramide (prodigués par des profes- PhD, référente du sec-
sionnels de la santé mentale), il est préconisé de travailler au niveau teur Santé Mentale -
communautaire pour la restauration et/ou l’activation des liens et de Soutien Psychosocial et
Protection à Action
mécanismes de soutien traditionnels qui peuvent avoir été durement impactés Contre la Faim.
par la crise en cours. À la base de la pyramide est prévue la mise en place de
services de base qui garantissent la sécurité et la dignité des personnes. Une
cartographie des interventions en santé mentale et des acteurs humanitaires 1 Post-Traumatic Stress
Disorder (PTSD).
permet d’identifier à quel niveau se situent les lacunes dans la réponse aux
besoins identifiés pour ensuite coordonner la réponse selon les compétences 2 Le CPI a été créé en
et le mandat opérationnels des différentes agences ou ONGs. 1992 pour donner suite à
la résolution 46/182 de
Les besoins sont très importants et dépassent les capacités d’accueil et l’Assemblée générale, qui
de soins existants. C’est la raison pour laquelle des interventions en santé préconisait un renforce-
mentale et en soutien psychosocial ont été développées et mises en place ment de la coordination
de l’aide humanitaire. Cette
pour renforcer la résilience psychosociale des communautés touchées et résolution a institué le CPI
soulager la détresse psychologique (ONG, gouvernements, Agences des en tant que principal mé-
canisme de facilitation de
Nations Unies, associations locales, etc.) (Miller & Rasmussen, 2010 ; Neuner, la prise de décision inter-
2010 ; Van Ommeren et al., 2008). organisations concernant
172 | L’autre , cliniques, cultures et sociétés, 2021, volume 22, n°2, pp. 172-186
LE DESSIN DANS UN DISPOSITIF DE SOINS EN AFRIQUE | Dossier
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élaborés et testés par la communauté internationale dans le but de rendre
accessibles les soins psychiques à large échelle y compris dans les endroits
les plus reculés où les services en santé mentale sont inexistants ou
inefficients (Lancet Global Mental Health, 2007). La mise en place de
dispositifs de soins suivant un protocole simple et prédéfini a permis aussi
d’intervenir dans les contextes où le personnel qualifié n’est pas disponible,
du fait de cursus universitaires incomplets ou insuffisants, ou de densité de
professionnels inadéquate pour répondre à la crise humanitaire en cours.
Grâce au cadre de ces protocoles, pensés pour soulager la détresse
psychologique, les paraprofessionnels de la santé mentale peuvent apporter
les premiers soins psychologiques, première étape d’un projet thérapeutique,
pour les patients tout en s’assurant de ne pas leur nuire.
L’utilisation de ces protocoles n’est pas exempte de points de réflexions et
d’interrogations. En premier lieu, il faut souligner la nécessité d’une super-
vision clinique et d’une formation continue des équipes composées de
paraprofessionnels par des psychologues experts qui assument une position
de « faire ensemble » et proposent des moments dédiés à l’analyse de la
pratique.
En plus de cela, il est fondamental de moduler les interventions en prenant
en compte le contexte culturel spécifique, en adaptant le savoir technique aux
représentations de la souffrance psychique et des mécanismes de soins,
propres à chaque culture.
Nous présentons ici le dispositif proposé par l’ONG Action Contre la Faim
(ACF, 2018), élaboré dans le but d’apporter du soutien psychologique aux
personnes exposées à des évènements traumatiques dans des situations de
conflit ou de post-conflit. Initialement conçu pour la population centrafricaine,
il a ensuite été utilisé dans différents pays de la région, en particulier au Tchad
et en République Démocratique du Congo (RDC).
Ce protocole offre un cadre d’intervention pour supporter les équipes de
soignants, dans la rencontre avec les populations touchées par des
évènements traumatiques ; il se veut flexible et adaptable aux différents
contextes culturels.
Dans ces trois pays, les équipes étaient composées d’un psychologue
expatrié, un superviseur et des travailleurs psychosociaux recrutés
localement. Le profil des membres des équipes est assez varié et dépend
de plusieurs facteurs parmi lesquels : la disponibilité de formations spé-
cifiques en psychologie dans le pays ou dans la région, la disponibilité des
personnes qualifiées à travailler dans des endroits très reculés et parfois
dangereux, le besoin de recruter dans les régions décentralisées pour
favoriser l’acceptation au niveau communautaire, les questions relatives au
genre, etc. À titre d’exemple, dans certains contextes, l’accès à l’éducation
pour les femmes est réduit, mais il est parfois préférable de recruter des
travailleuses psychosociales moins formées, qui pourront travailler plus
aisément et être acceptées dans des groupes de femmes.
Dans les cas spécifiques de l’expérience décrite dans les paragraphes
suivants, l’équipe de la République Démocratique du Congo (RDC) était la
seule à être composée en partie de psychologues, récemment diplômés.
Pour les autres équipes, en particulier au Tchad, le recrutement a été fait
sur la base des compétences personnelles relationnelles plus que
professionnelles. Tous les travailleurs psychosociaux au Tchad et certains
psychologues en RDC étaient accompagnés par des traducteurs, car ils ne
connaissaient pas les langues parlées dans la région d’intervention.
Dans une idée de décentrage culturel (Moro & Baubet, 2009), un travail
d’analyse contextuelle des possibles points de blocage dans le dispositif
proposé s’avère fondamental pour la bonne réussite et l’adhésion des
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patients au traitement. Une meilleure connaissance des représentations
culturelles différentes de celles des aidants, en particulier les
représentations sur la souffrance mentale, les soins psychiques, ou encore
les rôles dans la famille, permet de proposer des ajustements aux protocoles
du fait des spécificités culturelles et contextuelles ou de la sidération
psychique lorsque les évènements traumatiques débouchent sur un état de
stress post-traumatique.
Dans le dispositif détaillé dans le Tableau 1, le dessin, qui n’était pas
prévu dans la version initiale, a été introduit comme outil pour accéder au
psychisme des femmes et des hommes touchés par les conflits et leur
permettre l’élaboration nécessaire pour avancer dans le processus de deuil
ou pour une meilleure réparation des blessures traumatiques.
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situations de grande précarité, d’insécurité, pendant des périodes longues
(la durée moyenne de vie en tant que réfugié est de 10 à 15 ans).
Les modules et ses six sessions peuvent être perçus comme un dispositif
directif à la fois pour les soignants et pour les patients. Si ce cadre veut
représenter la certitude que le parcours clinique est proposé sans nuire aux
participants, les soignants sont libres d’ajuster le contenu dans la mise en
œuvre : la temporalité des échanges ou les rituels qui constituent la
dynamique groupale. L’adaptation du contenu et des modalités de travail
psychique seront propres aux compétences du soignant ainsi qu’à son
référent culturel et personnel, ce qui permet de rendre le dispositif plus
flexible. Les participants au groupe peuvent aussi s’approprier cet espace
pour amener ce qui est plus proche de leurs préoccupations.
Le groupe est animé par un soignant ou un travailleur psychosocial qui
facilite la circulation de la parole spontanée des participants. Il les fait réagir
aux récits, aux émotions exprimées par les membres du groupe, tout en
laissant la liberté de garder le silence. Au début du cycle de prise en charge,
les participants décident d’un nom pour les groupes, ce qui favorise
l’appartenance à une entité groupale et qui contribue aux renforcements des
ressources internes et externes. Plusieurs groupes continuent de se
rencontrer même une fois le dispositif terminé.
Dans les endroits où le travailleur psychosocial ne connait pas les
langues parlées par la population, la présence d’un traducteur est prévue.
Pour faciliter la dynamique au sein du groupe, le traducteur participe aussi
aux formations et à la supervision technique faite par le psychologue
expatrié. Régulièrement des séances de supervision sont prévues pour
renforcer les compétences cliniques, mais aussi pour analyser les contre-
réactions et les mouvements internes des soignants ainsi que des
traducteurs. Pendant ces séances de supervision, un esprit critique au
protocole et aux difficultés rencontrées est encouragé pour que des
améliorations ou des adaptations culturelles soient envisagées.
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Session 4 • Faciliter le processus de deuil pour la perte d’êtres
« Les êtres chers chers
perdus » • Savoir reconnaitre, accepter et gérer les émotions
relatives aux êtres chers perdus
Session 5 • Encourager l’identification et/ou le développement
« Ressources de ressources internes et externes
et espoirs pour • Renforcer une image positive de soi et se sentir
l’avenir » capable de faire face aux adversités
• Encourager la réflexion et la planification de
l’avenir
Session 6 • Renforcer la capacité de se projeter dans l’avenir,
« Dire au revoir » malgré les défis
• Avoir conscience des ressources internes et
externes identifiées, renforcées et/ou créées
pendant la rencontre en groupe
Se dire « au revoir »
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et de la transformer. En art-thérapie, le produit est moins important que le
processus thérapeutique et la qualité de la production n’est pas ce qui est
observé par le thérapeute. Le mouvement corporel, dans le geste créateur du
patient, concrétise sous forme d’images ou d’objets les émotions, les pensées,
les rêveries, etc. Ces représentations des mouvements psychiques internes
permettent au patient d’en prendre conscience de façon à pouvoir y donner
une forme et une signification pour qu’il puisse ensuite les élaborer et intégrer
dans de nouvelles attributions de sens.
Pour ce dispositif nous avons choisi d’utiliser le dessin comme médiation
artistique.
Très souvent utilisé en thérapie avec les enfants, l’outil dessin peut aussi
être pensé comme médiateur thérapeutique avec les adultes : le dessin sert
de forme de communication non verbale, il permet l’expression de sentiments,
de pensées et de visions du monde, et il offre la possibilité d’explorer les
problèmes, les forces et les possibilités de changement (Oster & Crone, 2004).
Il présente aussi d’autres caractéristiques qui le rendent très adapté à
l’utilisation en contexte humanitaire. D’un point de vue purement pratique et
logistique, le dessin est peu coûteux et le matériel nécessaire le rend
facilement utilisable dans les cadres thérapeutiques parfois compliqués où
les équipes sont mobiles et doivent se déplacer avec tout leur matériel sans
pouvoir le stocker de façon durable dans des lieux protégés.
Il offre également la possibilité d’être utilisé collectivement et pour cela,
de s’inscrire dans des approches de prises en charge groupale pour une
réponse plus large à la souffrance psychologique, qui affecte une large partie
de la population dans les situations de conflits et post-conflits.
Le dessin s’avère être très efficace dans la clinique du trauma, pour sa
capacité à mobiliser l’expression des souvenirs sensoriels, très
caractéristiques des expériences traumatiques (Rothschild, 2000). Il facilite
l’exploration des souvenirs très chargés émotionnellement et permet
l’initiation d’un récit. Par son cadre sécurisant, il permet de ressentir et en
même temps de penser dans un mouvement psychique qui peut aboutir à
l’élaboration des expériences vécues (Malchiodi, 2011).
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géographiques, des objets botaniques, des parties anatomiques en biologie.
Une grande partie des patients rencontrés dans les trois pays n’est jamais
allée à l’école et ces personnes n’ont donc pas « appris » à dessiner. Elles ne
savent pas tenir un stylo et au moment de la proposition thérapeutique de
dessiner, sont gênées, car mises face au fait de ne pas « savoir » dessiner.
Tenir un crayon est réservé aux érudits. Nous avons dû travailler sur
l’élaboration d’une bienveillance entre participants pour qu’ils puissent
développer la confiance en soi nécessaire pour s’autoriser à s’exprimer à
travers cet outil.
Dans ce but, nous avons aussi redonné de la valeur à la capacité innée de
produire des traces en mettant l’accent sur l’expérience commune dans les
trois pays d’intervention : pendant l’enfance, la quasi-totalité des participants
avait tracé des lignes et dessiné avec les doigts dans la terre au sol ou avec
du charbon sur le mur ou encore, sur des feuilles de manguiers ou de
bananiers. Cette évidence rassurante a permis aux patients peu confiants au
départ de se saisir très rapidement du dessin sur papier.
Il a été nécessaire de prendre en compte ces éléments, pour mieux
appréhender l’outil et orienter la consigne de façon à faire adhérer les patients
à l’utilisation du dessin.
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consigne n’est pas extrêmement détaillée pour laisser à chacun la possibilité
de s’approprier le temps nécessaire pour symboliser et représenter les per-
sonnes et/ou les biens perdus et apprivoiser l’outil selon sa propre perspective.
Ainsi les patients peuvent accéder à certains souvenirs pénibles et les élaborer,
leur donner une forme sur la feuille, mais aussi, de façon plus intime, ils peu-
vent dialoguer intérieurement avec les personnes, les animaux, les biens re-
présentés et travailler les affects de séparation liés à la perte qui avait été
brutale et inattendue.
Comme le souligne Tisseron (2011),
les traces dans le dessin d’adulte mettent
en jeu une fonction contenante et mobili-
sent des représentations de séparation,
qui sont nécessaires dans l’expérience du
deuil traumatique pour s’approprier la tris-
te réalité et permettre enfin une répara-
tion consolatoire.
Dans les dessins présentés ici, nous
pouvons voir l’intensité des pertes subies
et mieux comprendre le travail douloureux
de la mise en mots des émotions asso-
ciées à ces séparations et pertes trauma-
tiques.
Figure 1.
Figure 2. Le dessin représente la perte de deux filles, d’un oncle ainsi que
des pertes matérielles (la maison et de l’argent récupéré par les assaillants
de Boko Haram).
Le dessin a permis de contenir et de
supporter les angoisses liées à la
disparition d’un monde structuré, re-
lationnel, précieux, cette disparition
étant source d’affects négatifs. Il ouvre
la possibilité de se représenter la mort,
la destruction, et de donner, à travers
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la représentation graphique, une forme
de sépulture digne et respectueuse à
des amis chers, à des « petits-frères
et sœurs », aux filles et aux fils, aux
parents, etc. La perte de biens maté-
riels est également importante, car as-
sociée à des valeurs identitaires indi-
viduelles et collectives ; elle est aussi
liée à la condition de survie. La perte
de la maison peut être vécue comme
Figure 3. Le dessin représente une une attaque du corps et accompagnée
maison brulée, une fille tuée sous les de sentiments de perte d’identité, d’in-
yeux de sa grand-mère qui décèdera sécurité permanente, ou encore se tra-
par la suite de chagrin, et enfin l’or duire par une dissociation psychique.
gardé pour subvenir aux besoins de Ces pertes ont pu se matérialiser
la famille. à travers la trace du crayon et face à
des témoins que constituent les autres
membres du groupe. Le processus de séparation peut enfin se concrétiser,
ce qui ouvre à un espace psychique, à une prise de conscience partagée,
source d’une potentielle force créative qui aidera les patients à se projeter
dans des projets.
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Elle a ainsi pu se représenter, puis visualiser chaque personne perdue et
les dessiner ; elle a pu les nommer, en parler et leur parler. Le fait de s’être
souvenue de chacun d’entre eux a permis d’élaborer la séparation et de
ressentir une sorte de soulagement et de consolation. Le massacre auquel
elle a survécu, mais où elle a tout perdu, reprend les contours d’un réel cruel
et insensé, mais le fait de retrouver la maitrise de ses propres souvenirs et
pouvoir honorer ses êtres chers lui permet de s’ouvrir un espace où la
réparation et la reconstruction sont possibles.
En République Démocratique
du Congo, « les trois arbres »
La province du Nord-Kivu, à l’est de
la République Démocratique du
Congo, est en proie à des crises hu-
manitaires récurrentes depuis plu-
sieurs décennies, avec de multiples
déplacements de populations dé-
clenchés par des conflits armés inter-
communautaires de faible intensité
répartis sur la quasi-totalité des ter-
ritoires. Plus de 125 groupes armés
irréguliers opèreraient dans la région.
En 2019 le nombre de personnes
(déplacées, rapatriées et autochto-
nes) affectées par ces mouvements
était estimé à plus de 800 000. L’in-
tervention de réponse rapide aux be-
soins des populations suite aux exac-
Figure 4. Le dessin de Madame Clarisse tions par les groupes armés,
réalisée par ACF entre 2019
et 2020, prévoyait aussi un volet
psychosocial.
C’est à Mweso, et dans les villages environnants, que le dessin a été introduit
dans la sixième et dernière séance.
La consigne est cette fois plus spécifique puisqu’il est demandé aux patients
de dessiner trois arbres: le premier représentant leur vie avant l’évènement
traumatique, le second après cet évènement et enfin le troisième représentant
leur vie après la prise en charge psychologique qui vient de s’achever (cette
technique est une déclinaison de la technique des trois dessins (avant la guerre,
pendant et dans le futur), technique proposée par les Brauner aux enfants réfu-
giés lors de la guerre d’Espagne (Brauner & Brauner, 1991).
À travers cette consigne, nous souhaitions donner une continuité à l’histoire
des patients, lorsque les traumatismes vécus provoquent des interruptions
répétées de la ligne du temps vécu et de la mémoire épisodique, fragilisant la
construction d’une stabilité émotionnelle. Ainsi, travailler dans l’ici et le main-
tenant par l’introduction de ce support graphique, tout en imposant la règle
de ce dessin en trois temps, permet la possibilité pour le sujet de scénarios
par lesquels il se sent ancré dans son histoire, sur un fil continu, où le passé,
le présent et le futur sont intimement liés. L’effraction psychique et la sidération
dont il était victime suite au traumatisme sont alors mises en forme. Le sujet
au départ comme figé, en « pause » et morcelé, jusqu’au début de la prise en
charge peut désormais relier entre eux les fragments de sa vie. La mise en
forme fait place à la mise en mot, à la réorganisation et à la fragmentation.
Ci-dessous, Monsieur Nestor a choisi de métaphoriser ses dessins. Le pre-
mier représente un bananier, le second un plant de maïs et le troisième un
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avocatier. Si ces trois arbres
sont certainement en lien
avec des épisodes de vie bien
distincts, on peut également
y lire une forme de cohérence
dans son choix d’image, trois
végétaux pouvant se retrouver
sur le même champ, comme
trois évènements de vie pou-
vant se retrouver sur un
même plan de vie.
Monsieur Nestor y décrit
dans un premier temps une
vie stable et calme, il possé-
dait des terres, la vie ne l’an-
goissait pas outre mesure.
Puis vient cette période de
guerre. Il décrit, dans son
deuxième dessin, une période
sombre, de pillages et de dé-
placements. Enfin, pour le troi-
sième et dernier arbre, Mon-
sieur Nestor évoque une
« stabilité émotionnelle ». Sans
Figure 5. Le dessin de Monsieur Nestor que l’on perçoive une volonté
de nier le passé, ses propos
sont en écho avec une évolution, une continuité cohérente qui a pu substituer
au non-sens de l’expérience traumatique.
Madame Bijou, elle, dessine trois petits arbres en haut à droite d’une page.
À propos du premier elle relate une vie conjugale stable, un bon état phy-
sique. Elle reprend dans le second des violences sexuelles abordées lors de
précédentes séances. Elle a choisi de dessiner un arbre couché. Son visage se
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Madame Béatrice évoque bien ici
l’effraction dont elle a souffert, un
avant et un après qui encadrent le
vécu de la sidération traumatique.
Avec le troisième et dernier arbre
dont les feuilles et les fruits se déve-
loppent à nouveau, elle décrit un
apaisement dans un espace conte-
nant : « votre arrivée nous a rassu-
rés », confie-t-elle à l’équipe. Puis elle
Figure 7. Le dessin de Madame Béatrice ajoute que dans le groupe thérapeu-
tique elle a pu découvrir ses ressour-
ces internes: « comparables aux bour-
geons des arbres qui n’avaient, dans ce prolongement qui nous est cher, jamais
totalement disparus ».
En fin de séance l’équipe de travailleurs psychosociaux, encourage les pa-
tients à présenter leurs productions. Le groupe et la production artistique per-
mettent de rendre tangibles et visibles des sentiments, des pensées, des per-
ceptions qui ne peuvent pas être communiqués à travers les mots. Lorsque
des pensées et des idées créatives émergent dans le processus de groupe, il
est essentiel de les souligner, de leur donner la valeur d’ancrages validés par
le groupe et l’équipe (Riley, 2013). Cela peut se faire dans une expression
verbale, si le patient le souhaite.
Ce temps de parole favorise le tissu associatif et propose donc implicitement
un nouveau regard via la participation active du groupe ; fonction de miroir où
le patient se voit exposer une part de sa propre réalité, mais est aussi convié
à écouter celle des autres, ce qui peut entrer en résonance avec sa propre ex-
périence. Le dessin devient dès lors prétexte à la prise de parole, au partage,
dans ce processus groupal où l’expression d’affects sensibles s’inscrit dans
un cadre sécure et contenant.
Conclusion
Dans un dispositif de prise en charge de troubles psychiques en humanitaire
(traumas psychiques, dépressions, deuils, troubles anxieux) nous avons été
confrontés à la difficulté que peuvent avoir certains patients à rentrer dans
un processus de symbolisation via l’expression verbale. Cela, dans nos contex-
tes de travail peut être dû à plusieurs facteurs : le fait de patients peu accou-
tumés à l’expression de soi-même, à l’introspection psychique et à la verbali-
sation de ses propres états d’âme. Mais aussi, une réticence à parler due aux
interdits culturels qui règlent le lien avec les défunts et enfin, l’impossibilité
d’accéder aux souvenirs et émotions associés du fait de la sidération psy-
chique, imputable à l’effraction traumatique, suite à l’exposition à des évène-
ments extrêmement violents.
L’outil « dessin » est alors venu s’inscrire comme une médiation thérapeu-
tique permettant d’instaurer du lien à plusieurs niveaux. Lien entre la trace et
le discours, entre les faits vécus et les affects, entre le sujet et ses pairs et
entre le passé et le futur.
Favorisant la capacité de symbolisation, le dessin a offert aux patients un
support leur permettant de mettre en scène leurs conflits et leurs angoisses,
ce qui était pour eux moins douloureux que de les exprimer oralement.
Le groupe de parole, cadre défini dans le dispositif de prise en charge,
apparaît comme un espace contenant, où la médiation du dessin devient un
support de communication permettant un aperçu de la richesse interne de
chacun et facilitant le partage des vécus émotionnels. Le groupe prend alors
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la forme d’un lieu où l’on peut déposer les traces de la violence, du deuil, de
la reconstruction et le dessin en devient le support manifeste.
Enfin le dessin a facilité la création d’une alliance thérapeutique, pour
mettre en place un lien de confiance entre tous les membres du groupe,
thérapeutes compris. Comme l’art-thérapie avec les adultes, le dessin montre
un avantage unique face aux mouvements transféro-contre-transférentiels : le
patient, engagé dans la tâche artistique, arrive à communiquer au niveau
symbolique en se montrant moins résistant au traitement. Cela permet au
thérapeute de rester investi dans les situations où le patient se montre
silencieux ou défendu (Landgarten, 1981).
Via la dynamique de groupe, le dessin s’est non seulement présenté
comme un relais entre le conscient et l’inconscient que ce soit de manière
individuelle chez chaque patient, de manière collective en renforçant la
capacité associative entre les patients, mais aussi entre les participants du
groupe et le(s) thérapeute(s) en permettant aux patients de s’investir
davantage dans le processus thérapeutique. l
n Bibliographie
ACF. (2018). Protocole de prise en charge groupale du trauma chez les adultes.
Document non publié.
Brauner, A., & Brauner, F. (1991). J’ai dessiné la guerre : le dessin de l’enfant dans la
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Miller, K. E., & Rasmussen, A. (2010). Mental health and armed conflict : The importance
n Résumé
Le dessin comme outil d’élaboration du traumatisme psychique dans un dispositif de
soins en Afrique
Dans les contextes humanitaires, en particulier lors des situations de conflits, une large
partie de la population est exposée à des évènements traumatiques. La prise en charge
des personnes traumatisées peut s’avérer difficile quand les patients montrent des
difficultés à verbaliser leur souffrance, que ce soit du fait des spécificités culturelles
© La Pensée sauvage | Téléchargé le 08/01/2024 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 130.79.14.140)
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et contextuelles, ou de la sidération psychique lorsque les événements traumatiques
débouchent sur un état de stress post-traumatique. Nous présenterons un dispositif
de prise en charge groupale pour adultes, proposé par l’ONG Action contre la Faim dans
trois pays d’Afrique Centrale : le Tchad, la Centrafrique et la République Démocratique
du Congo. Dans le cadre de ce dispositif, l’outil « dessin » a été introduit comme une
médiation thérapeutique pour faciliter la capacité de symbolisation et d’élaboration du
vécu traumatique. Malgré quelques hésitations initiales d’utiliser un moyen d’usage
peu courant chez les habitants des zones rurales, nous avons constaté que les patients
pouvaient s’approprier cette forme de médiation pour s’exprimer de façon moins
douloureuse que par la mise en mots. Grâce au « dessin » ils ont pu accéder plus
facilement aux souvenirs douloureux, ritualiser les processus de deuil, partager avec
le groupe l’indicible dans un processus individuel et collectif, qui s’est avéré
fondamentale dans la dynamique d’élaboration du deuil et de réparation de l’effraction
traumatique.
Mots-clés : élaboration psychique, adulte, traumatisme psychique, dessin, médiation
thérapeutique, culture d’origine, Tchad, Centrafrique, République Démocratique du
Congo, Afrique Centrale.
n Abstract
Drawings as a tool for elaboration of psychic trauma in a care setting in Africa
In humanitarian contexts, in particular situations of conflict, a large part of the
population is exposed to traumatic events. The care of traumatized people can be
arduous when patients have difficulty in verbalizing their suffering, whether for reasons
of cultural specificity or because of a freeze response resulting from the traumatic
experience.
In a group care setup for adults, implemented by the NGO Action contre la Faim in three
Central African countries : Chad, the Central African Republic and the Democratic
Republic of Congo, the “drawing” tool was introduced as a therapeutic mediation tool
to facilitate the ability for symbolization and the elaboration of the traumatic experience.
Despite some initial hesitations, psychosocial workers and patients faced with a tool
not widely used in rural areas of Central Africa perceived benefits with this form of
expression felt to be less painful than putting things into words. By way of drawings
they were able to access bad memories, ritualise mourning processes, share the
unspeakable with the group in an individual and collective process, which proved to be
fundamental for the dynamics of mourning and for the repair of traumatic breakdown.
n Resumen
El dibujo como herramienta para la elaboración del trauma psicológico en un entorno
asistencial en África
En contextos humanitarios, especialmente en situaciones de conflicto, una gran parte
de la población está expuesta a acontecimientos traumáticos. La atención a las per-
sonas traumatizadas puede ser difícil cuando los pacientes tienen dificultades para
verbalizar su sufrimiento, ya sea por las especificidades culturales y contextuales, o
por el choque psicológico cuando los acontecimientos traumáticos conducen a un es-
tado de estrés postraumático. Presentaremos un sistema de atención grupal para adul-
tos, propuesto por la ONG Acción contra el Hambre en tres países centroafricanos :
Chad, República Centroafricana y República Democrática del Congo. En el marco de
este proyecto, se introdujo la herramienta “dibujo” como mediación terapéutica para
facilitar la capacidad de simbolización y elaboración de la experiencia traumática. A
pesar de algunas dudas iniciales sobre el uso de un medio que no es comúnmente uti-
lizado por las personas que viven en zonas rurales, encontramos que los pacientes
fueron capaces de utilizar esta forma de mediación para expresarse de una manera
menos dolorosa que poniéndolo en palabras. Gracias al “dibujo” pudieron acceder más
fácilmente a los recuerdos dolorosos, ritualizar los procesos de duelo, compartir con
el grupo lo indecible en un proceso individual y colectivo, que resultó fundamental en
la dinámica de elaboración del duelo y reparación de la efracción traumática.
Palabras clave : elaboración psíquica, adulto, trauma psíquico, dibujo, mediación te-
rapéutica, cultura de origen, Chad, República Centroafricana, República Democrática
del Congo, África Central.
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