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«LES ÉNIGMES DE L'UNIVERS »

Collection dirigéepar Francis Mazière


DUMÊMEAUTEUR

COMMENTJE SUIS DEVENUVOYANT,


éd. Pierre Horay, 1959, épuisé.
LE DOSSIER WILLIAMBART,
éd. du Dauphin, 1970, épuisé.
LATROISIÈME OREILLE,
éd. Robert Laffont, 1972.
Traduit en allemand, italien, espagnol, grec, néerlandais, portugais.
UNVOYANTÀLARECHERCHE DUTEMPS FUTUR,
éd. Robert Laffont, 1975.
PETITE ENCYCLOPÉDIE DES ARTSDIVINATOIRES,
éd. Robert Laffont, 1976.
HISTOIRES EXTRAORDINAIRES D'UN VOYANT,
c o l l e c t i o n « L ' A v e n t u r e m y s t é r i e u s e »,
éd. J'ai lu, juin 1977, n° A345.
ANTHOLOGIE DEL'AU-DELÀ,
1/ Domaine français, 1978,
2/ Domaine anglo-saxon, 1981,
éd. Robert Laffont.
BELLINE

LES
GRANDSVISIONNAIRES
DE L'HISTOIRE

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT


PARIS
Sivous désirez être tenu au courant despublications de l'éditeur decet ouvrage, il
vous suffit d'adresser votre carte de visite aux Éditions Robert Laffont. Service
«Bulletin », 6, place Saint-Sulpice, 75006 Paris. Vous recevrez régulièrement, et
sans engagement de votre part, leur bulletin illustré, où, chaque mois se trouvent
présentées toutes les nouveautés —romans français et étrangers, documents et
récits d'histoire, récits de voyage, biographies, essais —que vous trouverez chez
votre libraire.
ⓒÉditions Robert Laffont, S.A., Paris, 1983
ISBN2-221-01138-4
À toutes les époques de
l'humanité, des hommes et des
femmes sincères eurent des
visions et firent d'étonnantes
prédictions.
Cet ouvrage leur est dédié.
BELLINE
AVANT-PROPOS

Paul Valéry, avecune verve toute méridionale, nous incitait à


nous rappeler ce que nous devons aux autres : «Rien de plus
original, rien deplussoi quedesenourrir desautres. Maisil faut
les digérer. Lelion est fait de moutons assimilés. »Pascal disait,
lui, que nous étions des «nains montés sur des épaules de
géants ».
Tous deux évoquent le travail et l'existence de ceux qui nous
ont précédés, célèbres ou anonymes, et sans lesquels nous ne
serions pas ce que nous sommes..
Lorsque j'eus la surprise de voir mon cabinet de travail
reconstitué dans une salle du musée national des Arts et
Traditions populaires à Paris, ce sentiment s'imposa encore plus
fortement à moi.
Mondestin s'est trouvé lié à celui d'Edmond Billaudot. Ona
quelque peu oublié, de nos jours, le pouvoir de ce mage
incorruptible qui fut le voyant de Victor Hugo, d'Alexandre
Dumas, de Napoléon III, d'Eugène Sue...
J'ai raconté ailleurs 1comment mefurent légués, un jour, ses
documents personnels, ses manuscrits et deux jeux de tarots
originauxqu'il avait siadmirablementdessinéset enluminésdesa
propre main, que Picasso souhaitait les acquérir. Mais j'avais
décidé d'en faire don à l'État, à la mémoire de mon fils. Or, à
1. Un voyant à la recherche du tempsfutur, éditions J'ai lu : A356.
la suite d'un enchaînement singulier de circonstances, ce ne
furent pas seulement les cartes d'Edmond qui allèrent au musée
mais, je l'ai dit, mon cabinet de consultation tout entier !... Dès
lors, je sentis grandir madette envers Edmond Billaudot, disparu
il y a tout juste un siècle, moi qui sondais l'avenir —et parfois à
des grands de ce monde — dans ses cartes divinatoires qui
m'aidaient, selon la locution d'Ernst Jünger, à franchir le «Mur
du Temps ».
Edmond Billaudot, bien sûr... mais il y a aussi les autres
visionnaires, grands ou modestes...
Et d'abord, Villiers de l'Isle-Adam... Par une sorte de coïnci-
dence (occulte ?) semblable à celle qui mit entre mes mains les
archives du voyant de Napoléon III, j'ouvris, il ya plus d'un quart
de siècle, moncabinet de travail au 45 de la rue Fontaine à Paris,
là où, justement, le poète visionnaire entreprit avec le plus
d'intensité sa quête des réalités invisibles.
Je m'étais donc promis, dans le secret de mon cœur, de leur
rendre un jour hommageet de leur renvoyer, en quelque sorte, le
«signe » que tous deux paraissaient m'avoir fait, au-delà du
monde des apparences.
Cependant, au fil du temps, des amis (historiens, voyageurs,
journalistes, voire des initiés) me familiarisèrent quelque peu
avec les expériences des visionnaires, des mages, des voyants
appartenant auxsiècles passés et àd'autres civilisations. Plusieurs
érudits étaient même allés sur place, en Inde, en Grèce, en
Orient, en Israël... pour s'approcher des hauts lieux, des grandes
sources d'où avaient jailli des oracles qui marquèrent parfois le
cours de l'histoire. D'autres, plus sensibles auxméthodes précises
de la Futurologie et aux chiffres des ordinateurs, me communi-
quèrent les résultats (contestés) des modernes recherches «pré-
visionnelles »...
Il m'arrivait de comparer les messages, de m'étonner de la
diversité des destins de ceux auxquels on reconnaissait le don de
voyager dans l'invisible et dans le temps. Ces longues heures de
récits, de lectures, jalonnés d'anecdotes et de citations parfois
fulgurantes, j'en avais noté l'essentiel, ayant même pris soin, ici
ou là, d'enregistrer nos débats et réflexions.
Un jour, enfin, songeant à Edmond Billaudot (j'étais allé
fleurir sa tombe), j'eus l'idée de mepencher sur mesarchives qui
s'étaient pour ainsi dire constituées d'elles-mêmes. Le désir me
vint de rassembler ce que j'avais appris, découvert. Et de faire
partager mes découvertes. Et c'est ainsi que ce qui ne devait être
d'abord qu'un bref hommage à Edmond Billaudot et à Villiers de
l'Isle-Adam devint peu à peu un livre qui finissait par montrer à
quel point mes deux héros, toute proportion gardée, étaient
enracinés dans unpassé plusieurs fois millénaire. Unpassé que je
tente d'évoquer ici en mefondant davantage sur ses «correspon-
dances » secrètes que sur un ordre chronologique.
Mais j'ai tenu aussi à ne pas omettre des Figures secondaires,
plus humbles, parfois cocasses —voire inquiétantes —dont les
dons ou le comportement ont, à travers les siècles, intrigué ceux
qui les ont approchées. Le lecteur choisira et jugera...
Et si un jour, ce lecteur me demandait ce que les visionnaires
les plus authentiques, en dépit de leur différence, me semblent
avoir en commun, je serais tenté de leur citer cette prière de saint
François d'Assise :
Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix.
Là où est la haine, queje mette l'amour.
Là où est l'offense, que je mette le pardon.
Là où est la discorde, que je mette l'union.
Là où est l'erreur, que je mette la vérité.
Là où est le doute, que je mette la foi.
Là où est le désespoir, que je mette l'espérance.
Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière.
Là où est la tristesse, que je mette la joie.
Ôseigneur, que je ne cherche pas tant
d'être consolé que de consoler,
d'être compris que de comprendre,
d'être aimé que d'aimer.
Car c'est en se donnant que l'on reçoit,
C'est en s'oubliant soi-même que l'on se retrouve soi-même,
C'est en pardonnant que l'on obtient le pardon,
C'est en mourant que l'on ressuscite à l'éternelle vie.
Cette prière, je la dis souvent, à la mémoire de mon fils
disparu, Michel...
BELLINE
NOTE DE L'AUTEUR

Cet ouvrage traite des grands visionnaires, prophètes, devins et


voyants. Or, s'ils ont bien un point commun —celui de voir à
travers le temps —, ils ne se situent pas tous sur le même plan.
Littré nous dit que le mot «prophète » est emprunté du latin
ecclésiastiquepropheta, issu du mot grec prophetein. Il en donne
la définition : «Interprète d'un dieu. » Exemple : les prophètes
juifs de la Bible, les prophétesses de Delphes, Mahomet...
Autrement dit : le prophète, en état de transe prophétique, est un
intermédiaire. Dieu s'exprime par sa bouche. C'est le cas de
Daniel, Ézéchiel, Isaïe, Jérémie. Dieu vient à la parole et révèle
sa Vérité. Différent du prophète, le voyant, lui, ne parle pas
directement au nom d'une divinité. Il est, plus simplement celui
qui, à l'aide de quelque sixième sens, «voit »et tente de franchir
les barrières de l'espace et du temps.
Il existe, en outre, desformes complexes devisions d'une autre
nature. Je ne puis les évoquer, les décrire dans ce livre, bien
qu'elles m'aient souvent incité à la rêverie, à la réflexion, voire à
la comparaison. C'est la dimension initiale qui est à la base
d'innombrables créations plastiques, musicales ou littéraires,
dans toutes les civilisations. Là encore, un fond abyssal semble
interpeller souvent le créateur et c'est lui qui, telle une boussole,
oriente parfois secrètement le mouvement d'ensemble de l'œuvre
et le jeu des proportions. Àce propos, Tolstoï parle d'un focus,
d'un foyer invisible, présent dans chaque grande œuvre, centre
mystérieux qui ne s'exprime jamais directement, mais qui gou-
verne et éclaire celui qui crée, au cours de son travail. Que l'on
songe aux dons stupéfiants de l'enfant Mozart, au regard secret
de Vermeer, de Van Gogh, de Cézanne, ces dévoileurs d'énig-
mes, qu'il s'agisse de celles de la lumière ou du monde. Que l'on
songe aux visages du sculpteur Phidias, à leurs regards à la fois
proches et venus «d'ailleurs », aux icônes byzantines, aux signes
visionnaires de tous les arts sacrés...
Je ne désespère pas de me pencher un jour sur l'histoire des
visionnaires de l'art...
BELLINE
EDMOND BILLAUDOT :
LE MAGE DE VICTOR HUGO,
D'ALEXANDRE DUMAS, DE NAPOLÉON III

Il doit exister ce que l'on pourrait appeler une géographie du


sacré. Unerégion parcourue par desvoies occultes, desitinéraires
énigmatiques sur lesquels cheminent, immenses ou modestes, les
messagers du destin.
Il ya aussi des lieux, des habitations, des sites privilégiés entre
tous qui, à travers les années ou les siècles, servent en quelque
sorte de relais d'un visionnaire à l'autre.
N'est-ce qu'une coïncidence étrange ? J'exerce mon métier de
voyant depuis plus d'un quart de siècle au 45 de cette rue
Fontaine où vécut et écrivit le poète visionnaire Villiers de
l'Isle-Adam.
Je fus plus troublé encore lorsque je découvris, un jour, qu'à
quelques numéros de là, au 30 de cette même rue, Edmond
Billaudot, l'un des prestigieux voyants du siècle dernier, com-
mença sa carrière à Paris !
Edmond...
Edmond le Voyant... C'est ainsi que l'on désignait en son
temps celui que vint consulter Alexandre Dumas, celui qui
ébranla Eugène Sue, le sceptique, par la justesse de ses prédic-
tions, au point que l'auteur des Mystères de Paris lui consacra un
long éloge dans ses Mémoires.
Celui qui étonna Victor Hugo, celui que Louis Napoléon
Bonaparte se refusa à écouter et qu'il congédia, malgré la
confiance qu'il lui avait témoignée en d'autres occasions, quand il
osa lui prédire une défaite militaire catastrophique et la fin de
l'Empire...
Par suite d'un mystérieux concours de circonstances, j'ai hérité
des auxiliaires de travail et des «supports » occultes de cet
homme hors du commun. Aussi me permettra-t-on de me
considérer quelque peu, et sans vanité déplacée, commel'humble
continuateur de ce maître qui m'a mystérieusement choisi en me
faisant, par un détour singulier, le dépositaire de ses cahiers
personnels, de ses manuscrits les plus précieux et de ses jeux de
cartes divinatoires, enluminés de sa main : ces «merveilles »
polychromes dont je ne me suis moi-même servi qu'avec pru-
dence et émotion.
J'aurais failli à la vocation de générosité qu'il s'était tracée en
gardant tous ces trésors dans mes tiroirs.
Lui-même a légué à sa mort d'inestimables volumes ésotéri-
ques à la bibliothèque de sa bonne ville d'Auxerre. Je n'ai que
suivi son exemple en faisant don au musée national des Arts et
des Traditions populaires de Paris de la plus grande partie de ses
écrits et de ses jeux personnels.
Aujourd'hui il ne reste plus en mapossession que quelques-uns
de ses manuscrits très spécialisés, un traité de chiromancie assez
obscur et original, illustré de sa propre main, des notes astrolo-
giques, un portrait sans valeur marchande, mais auquel je tiens
par-dessus tout.
Ce portrait n'est en rien celui d'un ascète au faciès spectacu-
laire ou d'un prophète vitupérateur d'images d'Épinal. Edmond
nous apparaît comme un homme solide, presque corpulent,
serein, avec quelque chose de Balzac auquel on aurait ajouté de
rudes et longues moustaches.
Mais c'est surtout son regard qui vous frappe. Des yeux
profonds et très doux, empreints d'une indicible bonté.
Né en 1829 à Poilly-sur-Serein, dans l'Yonne, cet extraordi-
naire personnage n'avait pas vingt ans qu'il avait déjà conquis une
partie de la haute société parisienne par ses voyances que l'on
finissait par croire «infaillibles ».
Le voici, par exemple, un soir, dans un salon très fermé où l'on
se presse autour de Victor Hugo. Ce dernier est alors au faîte de
sa gloire. Son nomest sur toutes les lèvres, ses aventures de cœur
défraient la chronique. On le tient pour le plus grand écrivain
français vivant et son étoile politique brille de tous ses feux.
L'auteur d'Hernani n'est-il pas pair de France ?
Edmond l'attire dans un coin discret. L'entretien ne dure que
quelques minutes mais lorsqu'il revient parmi les invités, Hugo
est pensif, troublé...
— Le voyant Edmond, confie-t-il, vient de m'annoncer les
graves ennuis que je ne vais pas tarder à subir de la part du
pouvoir ainsi que le prochain exil qui, selon lui, en résultera. Il a
donné un sens occulte au rôle qui était le mien : celui d'un poète
épris de liberté, irréductible, faisant face à l'oppression.
— Allons ! C'est impossible ! se récrie-t-on de toutes parts.
Vous êtes vénéré de tous. Aucun pouvoir, si imprudent qu'il soit,
n'osera jamais s'en prendre à vous.
— Non, répond le poète, Edmond, je le crains, ne se trompe
pas. Avant de me parler, il a interrogé ses tarots. Quoi qu'il en
soit, je prendrai mes dispositions. Je crois Edmond d'autant plus
sincère qu'un voyant, lorsqu'il exerce, n'a pas à prendre parti. Et
d'ailleurs, comment le pourrait-il, lui qui par moments se trouve
entraîné dans d'autres dimensions du temps ? Car il ya un temps
qui domine tous les «Temps ».
Le poète aurait même ajouté :
— L'invisible est le cœur duvisible et certains hommesont été
choisis pour entendre battre ce cœur.
On rapportera ces propos à Edmond.
Il avait vujuste : peu après, Victor Hugofut expulsé de France,
exilé à Jersey.
Une quinzaine d'années plus tard, Napoléon III, soucieux,
voulut consulter le mage Edmond. Comment refuser ? Edmond
procéda àune préparation spirituelle. Il jeûna, note-t-il, et il pria,
ainsi que le prescrivaient de vieuxrituels, lorsqu'il s'agit d'accom-
plir une expérience occulte d'importance majeure. Il savait qu'il
aurait àsepencher sur l'avenir mêmede son payset qu'il lui serait
peut-être difficile de se faire entendre.
Revêtu de satunique de lin blanc filée par unevierge et ceint de
sa ceinture de mage ornée de pentacles et de runes kabbalisti-
ques, il se rendit au Palais des Tuileries avec le jeu de cartes qu'il
avait dessiné et annoté. Celui-là mêmequi est entré par la suite en
ma possession et que chacun peut voir, aujourd'hui, au musée.
Si j'en crois ses notes, Edmond demanda à l'empereur de tirer
sept lames. Il les contempla longuement. Edmond demeura
silencieux, attentif à la vision qui commençait à s'ébaucher en
lui ; le mage sentit la tristesse et le doute l'envahir. Voyait-il
juste ? Devait-il parler ou se taire ? Dilemme du voyant qui
«voit » et ne peut cependant se résoudre à tout dire, à tout
dévoiler.
L'empereur avait tiré la carte 52, celle du Cloître, symbolisant
la prison ; puis la carte 50, celle de la Ruine, de la défaite ; puis la
carte 47 représentant la Stérilité. Ensuite apparurent la carte 11,
celle de la Trahison et la carte 33, celle des Procès. Enfin, surgit la
septième carte, celle des Ennemis, la carte 35.
— Eh bien, parlez !dit Napoléon III dont l'inquiétude parais-
sait grandir.
Troublé, Edmond Billaudot demeura silencieux quelques
minutes encore. Jamais il n'avait fait tirer un tel jeu. Ce qu'il
venait d'entrevoir le troublait. L'empereur allait être anéanti...
Pourtant, il fallait parler. L'homme qui se trouvait en face de
lui était l'un des plus puissants souverains du monde et il devait
être capable de supporter la révélation des épreuves probables
qui l'attendaient.
— Majesté, reprit Edmond, si vousfaites la guerre àla Prusse,
je dois vous avertir... je vous vois... je vousvois traqué commele
sanglier. Vous serez contraint de capituler. Je vois des tours en
ruine : l'Empire sera à tout jamais perdu.
L'empereur, un instant déconcerté, se reprit sur-le-champ. Il
esquissa une moue sceptique, salua Edmond avec une froideur
ostensible et le congédia.
Quelques années plus tard Napoléon III capitulait à Sedan.
Peut-être s'est-il souvenu alors des paroles du voyant en regar-
dant sur les armoiries de la ville le sanglier qu'avait évoqué
Edmond !
Je possède un manuscrit original d'Edmond, prédisant la
Première Guerre mondiale. En voici quelques passages prophé-
tiques :
«... Dans la dernière nuit du mois de juin 1854, j'ai songé que
je regardais le ciel qui était couvert de nuages gris. Je contemplais
leurs formes étranges...
«Une lueur d'un gris sombre sefit voir au ciel en face demoi. Il
me semblait que cette lueur avait son foyer au levant. Tout à
coup, les nuages prirent la forme d'une immense quantité de
fusils gigantesques avec leurs baïonnettes. Ces fusils étaient
divisés en deux parties, l'une à ma droite, l'autre à magauche et
les baïonnettes se touchaient pointe à pointe. Ensuite, auprès de
chaque fusil, il se forma une figure de soldat. Ces figures se
divisèrent en deux troupes immenses en face l'une de l'autre...
«... Uncombatterrible s'engagea alors. Il fut tellement violent
et acharné que les morts tombaient du ciel comme une grêle. Ils
disparaissaient à mes pieds dans un gouffre béant...
«... Un bruit épouvantable se fait ensuite entendre dans les
airs, semblable à un bouquet de feu d'artifice dont chaque
étincelle serait le corps d'un soldat français... »
Edmond a vu «la guerre des obus et des tranchées », les
premiers aéroplanes dont la réalisation si proche était, bien sûr,
tout à fait improbable à l'époque où il transcrivait ce «songe »,
comme il l'appelle, en 1854.
De nos jours, dans le monde entier, des chercheurs s'intéres-
sent de plus en plus à la question de la survie. J'ai retrouvé chez
moi un texte d'Edmond, soigneusement calligraphié, clair et
précis, qui rend compte d'une expérience de contact avec
l'Au-delà.
Plongé par un praticien dans un état de «magnétisme hypnoti-
que »qui devait servir de support à sa voyance, Edmond prit la
main d'un mourant et tenta de traduire tout ce que vivait
l'homme au seuil de l'énigmatique passage.
Les assistants présents posèrent des questions. Les réponses
d'Edmond, données sans aucune fioriture, sont impersonnelles.
Edmond, au risque de voir chanceler sa raison, est littérale-
ment «mort » avec son sujet. Il a vécu d'instant en instant la
séparation de l'esprit et du corps. Il a «vu », le terme n'est pas
trop fort, avec les yeux de l'âme, ce qui se passait peut-être de
l'autre côté. Il a cheminé dans le grand mystère de la mort...
Tenter ainsi de mourir en même temps que quelqu'un, n'est pas,
je le répète, une aventure psychique sans risque. D'autres, par
desmoyens divers, ont essayé de soulever le voile d'Isis et ne sont
jamais revenus du voyage ou ont perdu la raison.
Decette expérience, qui donnetoute la mesure dupersonnage,
je transcris ici le procès-verbal inédit jusqu'à ce jour. C'est, je
crois, la première expérience de ce type dans les annales de la
parapsychologie.
SOMNAMBULISME (extrait de notes)
«Voulant assister à la séparation de l'âme d'avec le corps, je
me fis endormir par un de nos plus célèbres magnétiseurs au
chevet d'un mourant dont je pris la main, les assistants écrivant
les questions qui me sont adressées et mesréponses, après douze
minutes de passes magnétiques :
Question —Dormez-vous ?
Réponse —Oui !
Q. — Que voyez-vous ?
R. — La lutte entre l'âme et le corps du mourant.
Q. — Faites une comparaison physique de cette lutte.
R. — Attendez... Cela ressemble exactement à l'enfant qui sort
du sein de sa mère. L'âme se dégage de toutes les parties
extérieures de cecorps, tantôt lentement, tantôt avecde brusques
secousses... C'est ce qui à vos yeux produit l'agonie.
Q. — Dépeignez cette âme.
R. — Elle a exactement la forme du corps !
Q. — De quoi vous semble-t-elle composée ?
R. — D'une molle vapeur d'un blanc bleuâtre.
Q. — Que voyez-vous encore ?
R. — L'âme tend à s'élever mais elle en est empêchée encore
parce que la vapeur qui la composeet qui sembleêtre plus épaisse
à mesure qu'elle s'approche du corps l'y retient attachée à sa
surface, comme le brouillard qui s'élève d'une fontaine, l'âme
sera ainsi maintenue jusqu'au dernier soupir !
Q. — Voulez-vous attendre ce dernier soupir avant de vous
éveiller ?
R. — Oui, mais chargez-moi de beaucoup de fluide et mainte-
nez votre main droite sur mon estomac et votre main gauche sur
le sommet de ma tête.
Q. — Voilà qui est fait. Combien faut-il attendre ?
R. — Attendez sept minutes, puis comptez onze secondes.
Q. — Qu'éprouvez-vous ?
R. — Un malaise général. Il me semble que l'âme du mourant
m'attire à elle. Maintenez-moi par votre pensée et ne m'interro-
gez plus jusqu'à la fin.
Unassistant compte alors sept minutes. Mafigure secontracte,
ma respiration devient haletante, des mouvements convulsifs
agitent tout moncorps. Àla onzième seconde, je pousse ungrand
cri, au moment où le mourant rend le dernier soupir.
Q. — Que voyez-vous ?
R. — L'âme a accompli sa délivrance. La voilà partie. Elle
monte avec la rapidité de la pensée en traçant un sillon lumineux.
Je ne la vois plus. Réveillez-moi...
Je fus plusieurs heures comme anéanti. Ma figure avait la
blancheur du cadavre. Un violent mal de cœur me saisit. Une
torpeur générale s'empara de moi...
Ma curiosité était satisfaite mais je jurai bien de ne plus
recommencer. »
Signé : EDMONDBILLAUDOT

Hallucinant ! Pourtant j'entends déjà réagir les sceptiques.


Ayant fait moi-même, depuis, d'autres expériences bouleversan-
tes, je suis bien placé (hélas) pour savoir que, dans ce domaine
insolite, aucune preuve décisive, irréfutable, en effet, ne peut
être fournie. J'ai été d'autant plus intéressé par les travaux
soviétiques sur les diverses applications du procédé photographi-
que découvert par Kirlian. Cet électronicien de Krasnodar a mis
au point une technique très sophistiquée qui permet de photogra-
phier les auras des phénomènes. Son système qui utilise une
plaque photographique ordinaire et des courants àhaute fréquen-
ce, permet de rendre visible l'étrange luminosité aux mille
couleurs qui «entoure » tout être vivant, de la feuille à l'être
humain. Depuis, d'autres parapsychologues se sont penchés sur
ce mystérieux corps éthéré, invisible à l'œil.
Le professeur Inyoutchine de l'université d'Alma-Ata est même
allé jusqu'à écrire que ce n'était là, en somme, rien d'autre que la
région de l'« âme»dont parlent les croyants. Certains visionnaires,
souligne le savant, ont eu, en raison deleurs facultés paranormales,
le pouvoir de percevoir cette aura du vivant sans l'aide d'éléments
techniques. EtcemêmeInyoutchine, ayantfilmél'aura d'unhomme
en train de mourir semble avoir obtenu des images qui ne
contredisent pas la singulière vision d'Edmond Billaudot.
Edmond quitta le monde terrestre en 1881. On peut regretter
que l'histoire ait oublié, jusqu'ici, celui quifut —contrairement à
d'autres qui n'avaient pas son envergure —l'un des plus grands
voyants du XIX siècle.
Oui, il mesemble parfois qu'il m'a gratifié d'un signe occulte et
amical, au-delà de l'espace et du temps...
J'espère lui répondre en écrivant ces lignes et ce livre, et ne pas
être trop indigne de lui.
VICTOR HUGO PROPHÈTE

Victor Hugo, exilé commele lui avait prédit le mageEdmond


Billaudot, est à Jersey. Sans doute, dut-il maintes fois penser au
voyant sur cette île battue par les vents, face ausinistre «rocher
des proscrits ». Il acinquante ans, il a été expulsé de France par
Louis Napoléon Bonaparte pour s'être opposé avec fougue au
coupd'État du2décembre1851quidonneratouspouvoirsàcelui
qu'il avait surnomméNapoléonle Petit. L'atmosphère est étran-
ge. Encompagniedesafemmeet desestrois enfants, lepoète se
promène parfois sur le rivage désolé où, affirment les habitants,
des spectres errent la nuit : la Dame grise (une druidesse
parricide), la Damenoire (uneinfanticide), uneDameblanche et
un Homme sans tête —un décapité.
Le soir du 11septembre 1853, la première «séance »réussit.
—Esprit es-tu là ?
Pendant cinq jours la «table »n'avait rien dit. Et soudain le
guéridon à trois griffes se met à frapper des coups. La table
«parle ». Lesassistants sontémus,puispétrifiés. VictorHugoest
bouleversé. MmeHugoéclate ensanglots : la table vient de dire
le nom de l'esprit qui communique.
—Qui es-tu, toi ?
—Fille morte !
—Ton nom?
Latable frappe alors :
—L.É.O.P.O.L.D.I.N.E.
Léopoldine ! C'est Léopoldine, leur fille qui leur parle de
l'Au-delà, Léopoldine qui, huit ans auparavant s'est noyée dans
la baie de Seine. Le terrible drame de Villequier.
C'est la belle Delphine de Girardin qui a initié Victor Hugo au
spiritisme et lui a appris à faire tourner les tables. Delphine est la
«muse du romantisme », elle a été l'amie de Chateaubriand et de
Musset. Elle disait : «On m'a raconté que les Assyriens faisaient
déjà tourner les tables pour écouter leurs morts, " entendre " le
monde des disparus. »
Durant deux ans, de 1851 à 1853, dans sa maison de «Marine
Terrace », Victor Hugo fera tourner les tables et notera scrupu-
leusement les révélations fantastiques que lui-même, sa famille et
leurs amis, «entendront ». Victor Hugo communique notam-
ment avec les prophètes du passé : Moïse, Isaïe, Josué, Jésus-
Christ, Mahomet. Siextraordinaires sont leurs paroles, si amples
les «visions », qu'il en vient à se considérer lui-même comme le
fondateur élu d'une religion nouvelle, comme le poète-voyant
d'une nouvelle Bible. Avec tous ses prédécesseurs, il parle donc
d'égal à égal, à travers les siècles. Rassemblant tout ce qu'il a
entendu et vu ultérieurement au cours de ces séances étranges, la
«Bible »qu'il imagine doit annoncer la naissance d'une humanité
future dotée d'une nouvelle conscience spirituelle et politique,
accordée à la vie cosmique.
L'ensemble des comptes rendus des séances de spiritisme de
Jersey constituent sans nul doute l'un des plus étonnants docu-
ments parapsychologiques du monde. Les tables, certes, s'expri-
mentinvariablement dans le style mêmedeVictor Hugo. On apu
en conclure que c'est donc surtout lui, en fait, qui, dans un état
quasi médiumnique, avec tout son génie et son souffle lyrique,
devient le porte-parole d'une dimension visionnaire à la réalité de
laquelle il n'a jamais cessé de croire.
Certains textes de Jersey, en effet, ont l'éclat singulier d'au-
thentiques visions prophétiques. Ils sont d'une telle puissance,
qu'ils peuvent rivaliser avec ceux qui, dans l'histoire des civilisa-
tions, ont été inspirés par les plus hautes expériences mysti-
ques.
Ainsi, un soir du 26 décembre, c'est Mahomet, prophète de
l'Islam, qui se manifeste à Victor Hugo. Le prophète de l'Islam
lui annonce des révolutions futures :
«L'ombre est encore sur le monde... Lavérité martyre saigne à
tous les clous de l'erreur. La nuit est profonde. Les despotes
disent : " Nous sommes le droit "... Mais les bastilles de l'ombre
tomberont et la terre tremblera sous ceuxqui sont encore debout,
et le ciel s'ouvrira sur ceux qui sont à genoux... »
Deux ans plus tard, c'est l'esprit de Jésus-Christ qui évoque à
son tour l'homme accompli de demain :
«Il ne croit pas, il pense, c'est le grand interlocuteur de
Dieu. »
Et voici, un soir d'orage, qu'une mise en garde terrible se fait
entendre àtravers la table. Lescoupsfrappés dans le meuble sont
aussitôt, selon leur nombre, transcrits avec des lettres correspon-
dantes de l'alphabet.
C'est Josué, disciple et successeur de Moïse, celui qui, selon la
Bible, arrêta la course du soleil. D'un ton prophétique il évoque
les dangers que fait courir à l'univers l'orgueil de l'homme qui se
livre à la conquête de la matière et de l'espace :
«Prenez garde, distances du ciel ! L'homme est affamé d'as-
tres ! L'homme est le grand voyageur, le grand allumeur de
réalités. Il vousprendra, abîmes, dans le creux de samain. Sivous
ne voulez pas, il vous forcera... Il vous entassera... »
Mais Josué précise à Victor Hugo la menace que fait peser la
course effrénée de l'homme vers la maîtrise totale de l'uni-
vers :
«L'homme mettra le feu àl'ombre avec son immense étincelle
et les étoiles crieront à l'incendie. »
La parole de Josué transcrite par Victor Hugo résonne comme
un avertissement, près d'un siècle avant l'explosion de la pre-
mière bombe atomique.
Mais en décembre 1854, l'esprit de Josué le Visionnaire dicte à
Victor Hugo dans un style prophétique, ces paroles d'espérance
sur l'avenir du monde :
«Vous verrez, vous verrez, vous verrez. Ôtoute-puissance de
Dieu !Il a rendu le monde imperdable ; il a mis le germe de tous
les êtres dans chaque être ; il afait de tout fruit le noyau et de tout
noyau le fruit ; il a enfermé l'homme dans la bête et la bête dans
l'homme, la plante dans le caillou et le caillou dans la plante ; il a
mis l'étoile dans le ciel ; le ciel dansl'étoile et, lui, il s'est misdans
tout et il a mis tout dans lui, de sorte que si un jour il arrivait
qu'un tourbillon, un déluge, un ouragan détruisît les hommes, les
bêtes, les plantes et les pierres, s'il arrivait qu'une comète dévorât
les étoiles et, s'anéantissant elle-même, ne laissât plus de la
création qu'un grain de sable. Dieu sourirait et, prenant le grain
de sable dans ses mains, il le lancerait dans l'espace en s'écriant :
" Sortez, millions de mondes !" »
Une autre nuit, les tables dictent à Victor Hugo despensées sur
le destin du monde :
«Le monde a progressé non seulement pour l'homme, mais
pour les animaux, les plantes et les pierres. Au commencement,
l'Enfer était complet. L'homme ignorait, la bête ignorait, la
plante ignorait, la pierre ignorait. Une ombre profonde couvrait
la conscience universelle. Des sauveurs sont venus. Moïse a
appris à l'homme son droit de vivre. Socrate lui a enseigné son
droit de penser. Jésus lui a montré son devoir d'aimer. Ces trois
hommesont emporté chacun un peu des ténèbres de la terre dans
leur tombeau. »
Et la même année, l'Archange se manifeste et parle, lui, du
destin des mortels :
«Lavie humaine a deux espèces de bienfaiteurs, les bons et les
méchants, les martyrs qui, pendant qu'ils sont sur la terre, lui
donnent leur souffrance, et les bourreaux qui, morts, lui donnent
leur repentir. Les bienfaiteurs de la vie saignent, les bienfaiteurs
de la mort pleurent. Les premiers s'appellent Galilée, Jean Huss,
Savonarole, Socrate, les Gracques, Jeanne d'Arc, Dante ; les
seconds s'appellent Néron, Héliogabale, Tibère, Torquemada,
Charles IX, Henri VIII, César Borgia. Le calvaire a deux noms :
Jésus et Judas. »
Un autre jour, les esprits dictent à Victor Hugo —est-ce celui
de Shakespeare ? —des descriptions fantastiques du Paradis et
de l'Enfer. Voici comment s'exprime le Paradis :
«Comme l'homme est heureux ! plus de mal ! plus de sang !
plus de larmes ! l'homme est une immense fleur dont la racine
plonge dans la lumière et qui a autant de pétales que la bouche de
Dieu a de baisers. L'immensité, l'éternité lui sont douces comme
des langes. Il dort tranquille et souriant dans ces deux bras de
Dieu. Le matin, il s'éveille dans la joie, le soir il s'endort dans le
ravissement. L'énorme Dieu des abîmes, des tempêtes et des
vents, devient le père épris de son enfant et se montre si tendre, si
dévoué et si doux que les hommes lui disent : ma mère ! La
création rentre toutes ses griffes et n'est plus que caresses.
«Les éléments s'apaisent : l'air, l'eau, la terre, le feu, ces
quatre vieux ennemis de l'homme, l'entourent d'amour et de
bonheur. L'air ne contient plus de tempêtes, l'eau ne contient
plus de naufrages, le feu ne contient plus d'incendies, la terre ne
contient plus de sépulcres ; les hydres et les dragons furieux qui
s'agitaient dans les ondes et dans les flammes se sont transfigurés
et sont devenus des figures célestes : les grincements de dents se
changent en sourires ; les larmes en rosée ; le vide en plénitude ;
et je regarde s'enfuir dans les ténèbres et dans les solitudes le
géant Chaos et le spectre Néant, tous deux sombres, causant,
maugréant, maudissant et tout effarés. »
Mais l'Enfer, à son tour, entre en scène et dicte au poète des
mots dans lesquels se dévoile l'essence même du Mal :
«Tu mens, Paradis. Tout pleure et tout saigne !tout est crime
et tout est souffrance ; il n'y a pas des millions d'étoiles dans la
nuit du cœur humain, il n'y a que deux lunes, la lune louche et la
lune aveugle, la lune trahison et la lune misère, l'astre Judas et
l'astre Job. L'oiseau humain ades ongles àses ailes, le nidhumain
est un fumier, le ciel humain est un antre de ténèbres. L'horreur
est partout. Le remords est le nuage rouge où se couche le soleil,
et son char est un tombereau de cadavres. L'immensité est un
masque de bourreau, l'éternité est un poids qui frappe et brise la
faible raison de l'homme dans son implacable oscillation, et le
balancier de l'infini résonnant dans le crâne humain le remplit et
le submerge de son flux et de son reflux comme la marée d'un
océan de sanglots. Car toute heure, toute minute, toute seconde
est un cri de douleur. »
Oui, réellement étranges sont ces séances de spiritisme dans
l'île de Jersey. Elles nous proposent des visions poétiques et des
prophéties avec une intensité telle que nous restons sans voix.
Autour de la maison, la nôtre elle-même semble de connivence
avec les esprits. Un soir, de janvier 1854, la petite table semble
prise de convulsions, elle parle soudain : «Ils aboient », dit-elle.
Stupeur ! Voilà qu'autour de la maison des chiens se mettent à
aboyer furieusement. Tous les détails de ces moments d'épou-
vante seront scrupuleusement notés. On interroge l'esprit :
— La maison est-elle entourée de spectres ?
— Oui.
Mais la table ordonne : «Taisez-vous, chiens... »et dehors les
chiens se taisent. Calme soudain, mais très vite les aboiements
reprennent. Les chiens hurlent dans toute la plaine et sur toute la
grève.
— Pourquoi aboient-ils ?
— Ils voient les oiseaux noirs... Taisez-vous, chiens ! dicte la
table. Et les aboiements cessent.
Des coïncidences énigmatiques inquiètent les assistants : le
jeudi 17 août 1854, un esprit apparemment affaibli frappe des
coups à peine perceptibles. Il se nomme en latin : felis miser —
c'est un «chat malheureux ». Le compte rendu des séances
signale que la chatte de la maison est encore malade le lendemain
matin, à la suite d'une crise d'épilepsie qui l'avait saisie durant la
séance. À vrai dire, la vie quotidienne des exilés de «Marine
Terrace »semble peu à peu se dérouler sous le regard omnipré-
sent des esprits.
Le 18décembre, un autre esprit, l'Ombre du Sépulcre évoque
l'immensité de Dieu :
«Dieu, c'est le grand mur et le grand abordable ; il s'échappe
dans l'inaccessible et il se donne dans l'accessible ; il ne se dérobe
pas, il ne s'isole pas, il ne s'enfuit pas ; il est tout seul partout ; les
millions de mondes font ce solitaire énorme ; les foules de
créations font cet immense anachorète ! les multitudes de cieux
font cette prodigieuse caverne ; les cohues d'astres et les popula-
ces de soleils sont l'âme et l'unité de ce tranquille cénobite qui
jette sur le monde sa bure de ténèbres ; l'universelle liberté fait
cet incommensurable prisonnier ; Dieu est au secret dans le
mystère ;Dieu est le maître dela prison qui s'attendrit sur tous les
esclavages, mais qui est esclave lui-même ; il n'est que la misère ;
il n'est que la douleur, il n'est que la pitié ; Dieu est la grande
larme de l'infini. »
Et voici que, dans le même style «visionnaire », est révélée à
Victor Hugo la loi des mondes :
«... Il n'y a pas d'astres solitaires, il n'y a pas d'astres
orphelins, il n'y a pas d'étoiles veuves ; il n'y a pas de soleils
perdus ; il n'y apas de coin de la nuit qui soit en deuil ; il n'y apas
de jour abandonné ; il n'y a pas de sphère qui ne soit à elle seule
tout le noyau du ciel !toute la voûte est pleine d'un seul astre qui
se répand ; les autres astres ne sont que les graines de l'astre-
fleur. Un immense besoin de dévouement, voilà la loi des
mondes ; la nuit, c'est la démocratie étoilée ; le firmament, c'est
la république symbolique qui mêle les astres de tous les rangs et
réalise la fraternité par le... rayonnement... »
Et la voix conclut par un hymne cosmique consacré à
l'amour :
«L'immensité est le mot amour de l'éternité. Amour, amour,
tu es la solution suprême, tu es le dernier chiffre, tu es le milliard
de Dieu et le total prodigieux que forment dans le firmament
étoilé tous ces zéros éblouissants. Tu es le calcul extrême, le
trésor du sépulcre et l'héritage des morts. Tu es plein de
résurrection et tu fais descaveauxcélestes deslieux splendides où
l'on voit rayonner, à travers la profondeur des tombes, des piles
de cadavres et des lingots d'ossements. »
Victor Hugo se sent désormais responsable de tout ce qu'il a
entendu et souhaite diffuser un jour ces «révélations » de
l'Au-delà. Mais quand devra-t-il le faire ? Par l'intermédiaire des
tables, c'est la Mort elle-même, cette fois, qui répond à sa
question :
« ... Ôvivant, voici ce que je te conseille : l'œuvre de ton âme
doit être le voyage de ton âme. Tune dois pas prophétiser, tu dois
deviner, tu dois deviner le ciel étoilé et ytracer ton itinéraire, y
désigner du doigt tes auberges, y fixer les relais d'amour de ta
pensée et, voyageur invisible, marquer d'avance tes étapes
inconnues sur la grande route faite de précipices qui conduit à
l'hôtellerie farouche de l'incompréhensible. Châtelain de l'im-
mensité, tu dois dire dans ces pages quelles sont les planètes qui
t'attendent et parler de leur civilisation, de leur lumière et de leur
ombre, de leurs épines et de leurs fleurs, de leur place dans
l'horreur ou de la marche dans la joie. »
Enfin, c'est le physicien Galilée qui se fait le porte-parole d'une
fantastique cosmogonie.
Pour lui, inventeur du télescope, «tous les télescopes humains
sont dans l'à-peu-près... Le firmament est une énorme énigme
avec des millions de clés ». Les formules de ce Galilée extra-
terrestre sont d'une puissance poétique étonnante : «Je suis pris
dans le tournoiement de la roue au moyeud'or. Oùcela va-t-il, je
n'en sais rien... Dieu n'a ni feu ni lieu... Moi, Galilée, je déclare
ignorer le contenu de l'infini... J'ignore où cela commence, où
cela finit. » C'est donc une mise en question inattendue de la
prétention à la connaissance absolue : l'univers ne se laisse pas
mettre en fiches ! Galilée insiste et remet à sa place l'orgueil des
humains. Le cosmos n'acceptera pas d'être convoqué devant le
tribunal exclusif de la science.
L'esprit de Galilée déclare : «La vérité ne fera pas d'aveux...
L'infini ne se laissera pas intimider... Tout est rayons et masques,
tout est soleil et errant... L'immensité est une famille de
vagabonds. » Qui risque, selon Galilée, d'être soumise à cent
mille ans de surveillance ! Qui surveille ? «La haute pensée »,
c'est-à-dire la seule science !L'univers est-il donc menacé par la
volonté de puissance de la raison humaine ?Dans leurs messages,
les esprits le disent : tout a une âme (les galaxies comme les
fleurs, les animaux comme les pierres) et cette âme risque d'être
étouffée.
Mais je ne résiste pas au désir de citer, dans ce livre, un
fragment plus complet de ce que dicte à Victor Hugo «l'esprit »
de Galilée, le 17 décembre 1854 :
«Vos mains tâtonnent au ciel et touchent parfois les boutons
rayonnants des portes divines : tout le faux de l'homme est plein
de tout le vrai de Dieu...
«... Moi, Galilée, je déclare ignorer le contenu de l'infini ;
j'ignore où cela commence et où cela finit ; j'ignore ce qu'il y a
devant, derrière, au milieu, à droite, à gauche, à l'est, à l'ouest,
au sud, au nord, je ne sais pas l'intérieur ni l'extérieur, je vois des
astres, des astres, des astres ; je vois des constellations, des
constellations, des constellations ; je vois des rayons mêlés à des
splendeurs, noués à des flamboiements, des éblouissements
perdus dans des contemplations, des contemplations plongées
dans des éblouissements ; je suis pris dans un prodigieux tour-
noiement de la roue auxmoyeuxd'or. Oùcelava-t-il ?je n'en sais
rien. La nuit est l'ornière des étoiles. Je regarde la nuit et je n'y
vois que les millions de roues, lancées à toute vitesse vers un but
invisible, de tous les chars de l'éternel triomphateur ; je suis un
ignorant de l'inconnu ; je ne sais pas plus l'astre alpha que l'astre
oméga ; je défie qu'on t'en dise plus long que moi sur la nuit ;
c'est une mine de ténèbres avec des filons d'étoiles ; on ne creuse
l'ombre qu'avec l'ombre comme on ne polit le diamant qu'avec le
diamant ; la carrière de marbre noir laisse de temps en temps
deviner la statue au statuaire, et Dieu au ciel ! Voilà tout. Le
firmament est une énorme énigme avec des millions de clés. »
Et brusquement, les tables se turent. Pourquoi ?Enfait, nul ne
l'a jamais su. À Guernesey, où le poète s'installa après avoir été
expulsé de Jersey (à la suite d'un jeu de mots malencontreux sur
les jarretières de la reine d'Angleterre !), le dialogue de Hugo
avec les esprits continua, certes, mais sans le truchement des
tables. Et aujourd'hui encore, «l'énigme de Jersey »ne cesse de
nous surprendre.
Il est curieux de constater que la dimension visionnaire de
l'expérience de Victor Hugo, le voyant EdmondBillaudot semble
bien l'avoir vue, elle aussi. Ses notes personnelles permettent de
reconstituer assez bien l'ordre dans lequel lui apparurent les
cartes du tarot tirées par lui avant de rencontrer Victor Hugo, et
qui le conduisirent à annoncer au poète son futur exil
Il avait d'abord, note-t-il, vu la carte 7, celle des Honneurs,
suivie par la Ruine, la carte 50, qui semble avoir été suivie par la
carte 15représentant le Navire. Il avait tiré la carte 47 représen-
tant la Stérilité, l'île déserte, puis la carte 42annonçant la Suprême
Sagesse, la Clairvoyance, et enfin Edmond Billaudot avait tiré la
carte de l'Aigle couronné, l'Oiseau de lumière (volant à haute
altitude), représenté par la carte 39.
Je ne suis ni un adepte ni un familier du spiritisme et je dois
même avouer que certains spirites m'ont plutôt déçu. Mais force
m'est de reconnaître que si l'on confronte les communications des
tables de Jersey avec d'autres textes de visionnaires cités dans ce
livre, on ne peut qu'être intrigué par l'évidence de stupéfiantes
analogies.

1. Cf. le chapitre Edmond Billaudot.


Dans toutes les civilisations, à travers tous les siècles,
des hommes et des femmes doués de facultés excep-
tionnelles semblent avoir franchi le "mur du Temps" et
le seuil de l'Invisible. Ils ont su "voir" d'avance, chacun
à leur manière, toutes sortes d'événements, marquant
parfois l'Histoire de leur empreinte.
Ces grands visionnaires, Belline, voyant de réputation
internationale, auteur de La Troisième Oreille, raconte ici
leur vie, leurs épreuves et leurs visions. Sans négliger
pour autant d'autres personnages plus modestes, cocas-
ses ou même inquiétants. Voici réunis dans une même
approche les prophètes d'Israël, LaoTsee, les devins de
l'Antique Rome, les initiés d'Eleusis, Rabbi Siméon le
maître de la Kabbale, les grands prêtres aztèques, les
soufis et les derviches tourneurs, Nostradamus, Victor
Hugo et son mage Edmond Billaudot. Voici même, pour sa
clairvoyance, le général de Gaulle. Ou encore, parmi
d'autres, Léonard de Vinci, Villiers de l'Isle-Adam, Jules
Verne, Aldous Huxley. Mais aussi, plus controversés,
Cagliostro, Bonaventure Guyon, l'astrologue de Bona-
parte, Raspoutine, le médium américain Edgar Cayce.
Un livre captivant, clair, riche en enseignements, qui se
présente comme un authentique "récit d'aventures
occultes du monde des visionnaires".
Belline invite ici ses lecteurs à un voyage sans précédent
qui traverse le Temps.
Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès
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