Neefs - J. Starobinski, La Relation Critique

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Access provided by Universite de Geneve (18 Aug 2016 11:40 GMT)


Jean Starobinski, la relation critique

Jacques Neefs

L’œuvre de Jean Starobinski est une œuvre critique, intégralement.


Pas de « fiction » dans celle-ci, mais une extrême attention à la vérité
complexe que les textes et les œuvres apportent avec eux, vérité qu’il
faut déceler scrupuleusement, qu’il faut moins dévoiler qu’accompa-
gner, qu’il faut faire être en soi et dans le texte de commentaire qui
en naît. Le texte de commentaire devra tirer sa portée, sa ferveur, et
sa parfaite intelligibilité, de la nature même et de l’intensité de cette
relation critique. Aussi, cette œuvre est elle hautement « écrite »,
c’est-à-dire qu’elle se déploie par un bonheur de l’écriture, dans le
mouvement des phrases qui font mouvement de pensée, d’interro-
gation, d’accueil. La lecture des textes, ou des tableaux, ou de la
musique, est d’abord accueil de l’œuvre, ou des œuvres, car toujours
celles-ci se font écho, chez un écrivain singulier, mais aussi et peut-
être surtout entre les écrivains ; ou encore, c’est l’accueil de l’époque
où se sont jouées tant de choses à la fois (je pense aux grands livres
qui sont l’exploration de ce qu’une époque peut porter en avant
d’elle-même, de la complexité qui fait un « moment », au sens quasi
physique, de l’histoire : Les Emblèmes de la Raison et L’Invention de la
liberté). Les œuvres de Jean Starobinski sont toujours comme aimantées
par un attrait qui importe au plus profond, et la relation critique est
forte de cet attrait. Cette relation est hautement scrupuleuse – dans
l’exactitude, dans la précision des citations, dans l’écoute donnée à
l’objet investi par l’écriture critique, dans la manière de développer
ce qui se joue de vie dans cet objet même, car c’est ce qui vient de
cet objet qui importe, c’est ce qui fait sa vie même, comme œuvre,
ou comme ensemble d’œuvres, que l’œuvre critique doit recevoir.
Dans le texte qui accompagnait la grande exposition que Jean Sta-

MLN 128 (2013): 787–795 © 2014 by The Johns Hopkins University Press
788 Jacques Neefs

robinski avait été invité à composer au Musée du Louvre, en 1994,


et qu’il a intitulée « Largesse », celui-ci souligne combien les figures
du « don » – l’exposition tire son titre, indique la quatrième de cou-
verture, « de la main qui lance fastueusement les pièces de monnaie,
les objets précieux, les friandises, dont le peuple se disputera la
possession dans une mêlée brutale » – renvoient au don de l’œuvre
elle même (l’on pense aussitôt au « don du poème », que Mallarmé
allégorise), c’est à dire à ce don qui permet le poème et qu’est, en
même temps, le poème : « La différence, certes, est considérable
entre la prophétie – profération d’un texte antérieur “ingurgité” – et
la production de l’œuvre originale, qui résulte, elle, d’un “don de la
nature”, d’une faculté “possédée” par le sujet humain parce qu’il
“appartient” lui-même à l’ordre naturel. » Jean Starobinski se réfère
alors à Kant : « Le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium)
par laquelle la nature donne ses règles à l’art1. » Le don passe, de la
possibilité donnée de faire œuvre, à ce que donne l’œuvre. Mais ce
don ne passe ainsi, aussi, comme mouvement vital, et de fabrication
comme naturelle, que par ce que la relation critique – telle que la
conçoit Starobinski – relaie, et par ce qu’elle expose en recevant.
« Le Poème. D’où venu ? » C’est le titre de l’un des « Envois » de
Largesse2, en écho de Mallarmé, que le texte cite : « Le don se produit,
chez l’écrivain, d’amonceler la clarté radieuse avec des mots qu’il
profère comme ceux de Vérité et de Beauté 3 ». La relation critique
tire sa légitimité (« radieuse » ?) à s’attacher à cette origine du « don »
esthétique, à l’accueillir dans sa propre écriture.
Dans Le Poème d’invitation, un texte d’entretien avec Frédéric Wen-
delère, de 20014, Jean Starobinski évoque le plan d’un récit qu’il avait
esquissé à vingt ans, intitulé La Source, mais qu’il n’a jamais développé.
Il commente ce projet comme étant une « rêverie allégorique » (« Dans
un pays imaginaire, au fond d’un désert, un couple découvrait une
source et un petit temple abandonné » : le couple s’installe dans
ce paradis, rétablit le culte d’un ancien dieu, mais « de nouveaux
venus voulaient partager leur bonheur » et « des ennemis faisaient
intrusion »). Jean Starobinski commente : « Mais la leçon impliquée

1
Jean Starobinski, Largesse (Paris : Éditions de la Réunion des musées nationaux,
1994) 161.
2
Starobinski, Largesse 159.
3
Le texte est tiré de Variation sur un sujet. Grands faits divers. Or. Jean Starobinski note
que le texte a été écrit à propos du scandale financier de Panama : à cette clarté ra-
dieuse du poème, Mallarmé oppose « le défaut de la monnaie à briller abstraitement ».
4
Starobinski, Le Poème d’invitation (Genève : La Dogana, 2001).
M LN 789

était que le bonheur séparé n’est jamais tenable ». Il souligne ainsi


combien « l’image de la source était présente à [son] esprit. » Mais
c’est précisément en ce point que l’invention critique, elle aussi se
situe, comme rêve d’approche, de réveil d’un culte, de bonheur à
protéger et à partager, en même temps, dans une sorte d’équilibre
difficile mais vital : « Ce que je retiens de cette velléité d’écriture, c’est
qu’elle était liée à une préoccupation vitale (ou “existentielle” pour
recourir à un mot que je n’ai guère voulu employer). La difficulté
consistait à donner suite à une intuition (ou saisissement, ou question)
initiale5. » On entend dans de telles phrases une intensité d’intention,
un ton d’insistance que l’on pourrait dire ferme et courtoise. Staro-
binski reprend, en passant à l’écriture critique : « Dans le domaine
de l’essai, mon point de départ est aussi le saisissement, l’intuition
d’une question où notre vie est impliquée. Le problème est aussi d’y
donner suite. Une réflexion se met en mouvement qui passe par les
significations ou les exemples que des œuvres littéraires, musicales,
picturales, etc., nous réservent6. »
« Ce que les œuvres nous réservent » : le verbe dit beaucoup de cette
relation entretenue par l’écoute attentive – ou par l’œil qui est disposé
à accueillir ce qui est tendu, à peine offert, mais pourtant présent là,
dans l’œuvre, ou plutôt au fait que « de l’œuvre » s’offre à nous, nous
sollicite. Qu’est-ce alors que se donner la peine de relayer ce que les
œuvres « nous réservent » : c’est écouter ou voir ce qu’elles retiennent
– mais on peut toujours se poser la question : est-ce pour nous vrai-
ment ? C’est aussi demander, se demander, ce qu’elles contiennent et
conservent, précisément comme « en réserve », pour on ne sait quel
secours, ou on ne sait quelle disette qu’elles viendraient combler ;
mais c’est encore s’émerveiller de quelles surprises heureuses elles
peuvent nous combler (« je te réserve une infinie surprise, toujours
à reprendre, à gagner à nouveau », nous disent les œuvres – comme
ce que Baudelaire attribue à la rue, ou à la peinture, ou aux yeux
d’une passante, ou à la chevelure d’une maîtresse) : dans une telle
disposition on mesure combien le critique accompagne de l’œuvre
sa plénitude, mais selon un double mouvement, celui qui vient d’elle
vers nous, assurément (les œuvres ne sont-elles pas toujours en attente
de ce que nous pouvons faire d’elles), mais en même temps celui qui
consiste à se plier, volontairement, à cette sorte de volonté qui vient
de l’œuvre, son intensité, son impératif, et l’infinie trame de ce dont
elle fait le don, et la surprise.

Starobinski, Le Poème d’invitation 11.


5

Starobinski, Le Poème d’invitation 11.


6
790 Jacques Neefs

Je voudrais l’expliquer autrement encore, par le recours à un poème


de Baudelaire. « Tout mon être obéit à ce vivant flambeau » : ce vers
de Baudelaire appartient au poème « Le Flambeau vivant », poème à
la fois érotique, en tout cas amoureux et à tonalité mystique (le texte
fut envoyé par Baudelaire sous forme de manuscrit à l’intérieur d’une
lettre anonyme à Madame Sabatier, datée du 7 février 1854), mais la
figure qui s’y joue dit également l’attrait que le poème veut produire :
la soumission à « ces Yeux pleins de lumière » (« Ils marchent devant
moi, ces Yeux pleins de lumière »), à ces « Charmants Yeux » (« Char-
mants Yeux, vous brillez de la clarté mystique/ Qu’ont les cierges
brûlant en plein jour [ . . . ] ») est en même temps un chemin vers
la Beauté, comme l’indique la deuxième strophe du sonnet : « Me
sauvant de tout piège et de tout péché grave, / Ils conduisent mes pas
dans la route du Beau ; / Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ;
/ Tout mon être obéit à ce vivant flambeau. » Les « charmants Yeux »
sont littéralement la source du poème, ce que le poème regarde et ce
que le poème veut conquérir, mais ils sont aussi ce que le poème veut
être, en tant précisément que poème de cette soumission à l’attrait,
comme le signent les deux derniers vers du poème : « Vous marchez en
chantant le réveil de mon âme, / Astres dont nul soleil ne peut flétrir
la flamme. » C’est bien d’un tel attrait vital, désireux, fébrile aussi,
parfois (mais d’une manière exemptée de tension religieuse) que la
relation critique, selon Starobinski, est alimentée, et c’est cet étrange
entrelacs entre ce qui attire dans ce que l’œuvre « nous réserve », et
ce que le texte critique en reçoit en déployant cette « réserve » de
toute évidence inépuisable, qui constitue précisément la pertinence
et le prix du geste critique.
En ce mouvement, une profonde activité mentale, un travail d’in-
tellection et de connaissance sensibles, sont en jeu : « La fin que je
choisis est de comprendre et de faire comprendre. Il faut donc que
ma recherche soit partageable, ce qui veut dire qu’elle soit portée
par une exigence de raison.7 » Cela est repris un peu plus loin sous
la forme : « Les exigences de la science littéraire sont pour moi une
conséquence du désir de comprendre et de faire comprendre.8 »
Mais ce mouvement d’intellection n’a sa vraie portée que parce
qu’il s’applique toujours à « suivre » le mouvement de l’œuvre elle
même, à se plier aux événements qu’elle offre et organise dans son
inscription même. Cela est particulièrement sensible dans les textes

7
Starobinski, Le Poème d’invitation 11.
8
Starobinski, Le Poème d’invitation 12.
M LN 791

de lectures plus « microscopiques » (on peut certes proposer des


rapprochements et des comparaisons avec les « microlectures » de
Jean-Pierre Richard, ou avec certaines lectures de Roland Barthes,
son Michelet, par exemple), lectures qui sont minutieusement atten-
tives à la lettre des textes ou des œuvres, à leur configuration mise
en mouvement par le regard ou/et la lecture. C’est ce que conduit
avec une précision sidérante parfois, la lecture de « Trois fureurs »
(Gallimard, 1974), (« Trois nocturnes. Trois possessions » prolonge
l’Avertissement, « trois aveuglements ») : « L’épée d’Ajax », grand
texte sur la Mélancolie, « Noir est le sang qui sort des narines et du
flanc d’Ajax » (64) ; « Le combat avec Légion » sur un passage de
l’Évangile selon Marc, qui suit la substitution des paroles, qui montre
que l’échange des positions fait que « ce qui doit être compris devient
ce qui permet de comprendre, ce qui permet d’interpréter devient
ce qui doit être interprété », engageant la nature même du cercle
de l’interprétation ; ou à propos du Cauchemar de Füssli, qui lui ne
promet aucune issue. Mais dans tous les cas c’est la transformation
qui se joue dans la trame de l’œuvre qui est l’objet et la matière de la
lecture : « un nouveau savoir, une nouvelle parole, un nouveau regard :
voilà ce qui est atteint, une fois traversées la fureur et l’absence » dit
« l’Avertissement » (8) La relation critique est cette approche qui
déploie, et qui touche juste.
Cela est encore développé dans des textes comme les « Trois lec-
tures de Baudelaire » réunies dans La Mélancolie au miroir (1989) ou
« L’Échelle des températures », publié en 1980 dans Le Temps de la
réflexion, à propos de Madame Bovary9. Dans Mélancolie au miroir, Staro-
binski analyse en particulier le grand poème qu’est « Le Cygne » de
Baudelaire: l’écriture critique épouse littéralement le cours le plus
minutieux du poème pour en déceler les paradoxes, les retourne-
ments : « close reading » assurément, mais qui construit l’événement
du sens, qui éclaire et rend complexe à la fois, qui décèle dans le
poème une pensée infuse de la mélancolie : « Dans la première strophe
de la seconde partie, l’allégorie, qui rime avec mélancolie, semble se
pétrifier entre les deux rimes monosyllabiques : blocs, rocs. Et l’immo-
bilité (“rien . . . n’a bougé”), la pesanteur (l’hyperbole rendant les
“chers souvenirs plus lourds que des rocs”) confèrent à la mélancolie
deux de ses attributs les plus constamment évoqués dans la tradition

9
Texte repris dans Travail de Flaubert, Gérard Genette et Tzvetan Todorov dir. (Paris :
Seuil, Points, 1983) 45–78.
792 Jacques Neefs

poétique et philosophico-médicale10. » C’est bien un savoir que la


relation critique fait sourdre là des mots du poème ; le poème est
la source d’une sorte de connaissance prise dans les mots, dans les
sons, dans les rythmes. Dans le texte sur Madame Bovary, la lecture
que construit lentement le texte de Jean Starobinski consiste à déceler
dans les termes mêmes de la prose, dans les sonorités et le rythme
des phrases, une expérience nouvelle en littérature, expérience du
corps propre, du schéma corporel, « l’appréhension cénesthésique
du corps par lui-même ».
Jean-Claude Mathieu a commenté en détail, dans le numéro de la
revue Littérature consacré à Jean Starobinski, paru en mars 2011, ce
versant de l’écriture critique, qui est une profonde relation sensible,
sensorielle, avec ce que l’œuvre « nous réserve » : « à [l’] exploration
tactile du monde et des textes, l’œil joint ses touches, caressant le
grain d’une peau, s’attardant aux reliefs d’un monument [ . . . ] »11
Jean Starobinski commentait lui-même cette profondeur muette du
corps comme nature première. Contre la bêtise des discours et des
actes « n’y aurait-il pas un domaine qui en demeurerait indemne, et
qui serait, précisément, la sensation, l’appréhension cénesthésique du
corps par lui-même ; en-deçà des mots et par son inarticulation même,
le langage corporel ne serait-il pas la seule expression humaine que
ne contamineraient pas le poncif et l’ineptie12 ? »
Dans la thèse de médecine de Jean Starobinski, Histoire du traitement
de la mélancolie des origines à 1900, publiée en 196013, on trouve ces
phrases d’une parfaite et simple autorité intellectuelle, en entrée du
chapitre sur « L’époque Moderne » et sous la rubrique « Nouveaux
concepts » :
« La philosophie sensualiste du XVIIIe siècle, en donnant à la
perception et à la sensation un rôle déterminant dans le développe-
ment de nos idées ou de nos passions, donnait du même coup aux
nerfs et au système nerveux une responsabilité accrue. Bien que les
fonctions principales du cerveau et des nerfs fussent connues de très
longue date, il appartenait au siècle des lumières de leur attribuer la
primauté la plus indiscutable. Le système nerveux est ce vaste réseau
sensible par lequel l’homme se perçoit lui-même, prend connaissance

10
La Mélancolie au miroir: Trois lectures de Baudelaire (Paris : Julliard, 1989, réédition
1997) 75.
11
Littérature n° 161 (mars 2011) : 18.
12
« L’échelle des températures », Le Temps de la réflexion 1, 182 (Travail de Flaubert 77).
13
La bibliothèque de Johns Hopkins University en possède deux exemplaires, dont
l’un est dédicacé à « Owsei Temkin ».
M LN 793

du monde et réagit aux impressions qui lui sont communiquées. » Le


développement conduit un peu plus loin à cette formule concernant la
mélancolie : « La mélancolie est une maladie de l’être sensible » (49).
Or, c’est bien cet « être sensible », mais diversifié à l’infini dans les
œuvres abordées, accompagnées, qui est littéralement ramifié dans la
prose critique de Jean Starobinski. Cet « être sensible » est ce vers quoi
se porte cette écriture, quand elle se tourne aussi bien vers le fond
noir des mythes, des figures, des folies (« Car il n’est pas supportable
de laisser innommés, ininterprétés, la puissance égarante, le pouvoir
aliénant : ils s’appelleront Athéna, ou Amadis ; et en dernier recours,
cet ennemi insinué dans le corps : la bile noire » dit la fin du texte
« L’Épée d’Ajax » [71]), que vers l’extravagance dansante, bouffée
de gratuité, que sont « le double grimaçant » et « le clown » du Por-
trait de l’artiste en saltimbanque14, ou que vers l’invitation du poème,
ou la « largesse florale » de Mallarmé, dans « quelques apparitions
de fleurs dans la poésie de Mallarmé » dans Starobinski en mouvement
[2001]).
La relation critique telle qu’agie par Starobinski est liberté et
mouvement, pour faire que l’être lui-même de la vie soit accueilli
en pensées vives, en œuvre vivace : « Ce que je souhaite par-dessus
tout ? – Le mouvement libre. Un mouvement qui se déroule dans la
pensée et dans le sensible. Un mouvement qui invente son chemin,
en prenant les mots et le fin détail des images pour indices. Un
mouvement composé, entre le besoin de me rapprocher de certaines
figures et le désir d’aller plus loin, peut-être même d’obliquer à de
nouveaux carrefours. Mouvement qui déjoue, à l’occasion, les barrières
disciplinaires, non pour le plaisir de les transgresser, mais pour celui
de relier ce qui attend d’être mis en relation. Mobilité aussi, entre
l’écoute du passé et la réponse au monde présent. Voies de passage à
établir entre l’exactitude impersonnelle des enquêtes savantes et les
actes personnels où s’instaurerait une communion amicale ; concilier
le plus de science avec le plus de poésie : juger, comprendre, aimer,
résister, – et garder vif le goût du mouvement15. »
Cette mobilité infinie, soigneusement protégée, de l’intelligence et
du sensible tient, par le goût des œuvres, par l’accueil actif, lumineux,

14
Portrait de l’artiste en saltimbanque (Paris : Gallimard, 2004), en marge de l’exposition
du Grand Palais à Paris, « La grande parade. Portrait de l’artiste en clown », en 2004.
Ce livre est la reprise, amplifiée, du livre publié en 1970 chez Skira, dans la collection
« Les Chemins de la création ».
15
Starobinski en mouvement, suivi de La Perfection, le chemin, l’origine, sous la direction
de Murielle Gagnebin et Christine Savinel (Seyssel : Champ Vallon, 2001).
794 Jacques Neefs

que l’écriture critique leur procure, dans un mouvement parfaitement


ouvert, à l’idée d’appartenir à la nature, à la vie. Comment appeler
autrement ce mouvement d’être, qui conduit aussi bien l’invention de
l’art, que la puissance de la nature, que les représentations mythiques
et religieuses dont les humains ont su se doter ?
« J’accepte, comme un rêve gratuit, que la force imageante qui
se manifeste dans le geste d’un artiste ou la parole d’un poète soit
de même nature que la force qui construisit le cristal, les premières
molécules vivantes, les feuillages, les cultures, les figures des dieux,
les temples couverts de fresques . . . 16 » Il y a une sorte de preuve,
par l’existence de l’art, d’une parfaite immédiateté du monde : « Si
l’origine était une chose du passé, nous n’en connaîtrions que l’écho
affaibli. Si la perfection n’était pas, d’une certaine façon, déjà là, nous
n’en connaîtrions que l’écho affaibli. »17 La relation critique est plé-
nitude d’être : « Au moment de la compréhension et du plaisir, il n’y
a qu’un seul instant, une puissance qui se confond avec le but, – le
chemin étant tout ensemble parcouru et aboli18. »

À propos de Montaigne (c’est sur l’invitation de Merleau Ponty


que Jean Starobinski a commencé à écrire sur Montaigne) écrivant :
« En faveur des Huguenots, qui accusent notre confession privée et
auriculaire, je me confesse en publicq, religieusement et purement »,
Starobinski écrit : « On ne saurait exprimer plus clairement le lien
de la subjectivité avec le monde “extérieur”, dont l’antagonisme et
l’écoute lui sont nécessaires à titre égal. La conscience libre n’est pas
une conscience solitaire19. » La relation critique, telle que Jean Sta-
robinski la construit dans son écriture, est un mouvement du même
ordre, conscience libre et attachée à l’extérieur, interrogation sur le
corps propre, le sensible, et rencontre par là de l’être sensible du
monde, en partage avec les capacités et les obscurités humaines.
Je voudrais conclure avec ce que Jean Starobinski écrivait dans
L’Œil vivant, en 1951, à propos de Stendhal — ici une parenthèse,
mais qui renvoie à une profonde fidélité, et au sens d’une fonction
essentielle de la littérature, qui serait de faire vivre la durée longue,
et de construire sa propre mémoire : c’est à propos du Lucien Leuwen
de Stendhal que Jean Starobinski avait écrit, à vingt-trois ans, un
mémoire sous la direction de Marcel Raymond, et c’est également

16
« La perfection, le chemin, l’origine », Starobinski en mouvement 492.
17
« La perfection, le chemin, l’origine », Starobinski en mouvement 492.
18
« La perfection, le chemin, l’origine », Starobinski en mouvement 492.
19
Montaigne en mouvement (Paris : Folio Essais, 1993) 577.
M LN 795

une anthologie de Stendhal qu’il avait réunie pour la collection « Le


Cri de la France » publiée à Fribourg en 1943, dans une collection
qui se donne pour mission de « crier » la résistance au nazisme, et
d’inscrire cette résistance en rappelant les valeurs inscrites chez des
écrivains français — je termine donc avec ce portrait de Stendhal en
soi et l’autre, Stendhal dont on comprend que Jean Starobinski l’ait
aimé aussi :
« Ainsi l’évasion hors de soi et la quête de soi se renvoient constam-
ment l’une à l’autre [ . . . ] En sorte que cette œuvre vit de son para-
doxe, qui est d’être à la fois une entreprise de connaissance de soi
et une fuite hors de soi dans l’imagination “tendre et folle” – d’être
traversée par les tendances contraires de l’aliénation et de la connais-
sance, de la métamorphose et de la sincérité –, d’être enfin l’œuvre
d’un homme qui souhaite d’être à soi-même plus intérieur et plus
étranger qu’il n’est permis20. »
The Johns Hopkins University

20
« Stendhal pseudonyme », L’Œil vivant (Paris : Gallimard [1961] 1997) 240.

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