La Désinformation Dans Les Conflits Modernes1

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La désinformation : l’arme suprême dans les conflits

modernes ?

Maxime Dupont
Analyste au sein du département Armées de l'Institut d'études de
géopolitique appliquée

Juin 2023

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que la responsabilité de l'auteur.

ISSN : 2739-3283
© Tous droits réservés, Paris, Institut d'études de géopolitique appliquée, 2023.

Comment citer cette publication :


Maxime Dupont, La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?, Institut d'études
de géopolitique appliquée, Paris, 7 juin 2023.

Institut d'études de géopolitique appliquée


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La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

SOMMAIRE

Introduction - 2

L’impact important de la désinformation dans les conflits traditionnels – P.4

La désinformation, arme stratégique de domination dans les conflits traditionnels – P. 4

La société civile : acteur établi de la lutte contre la désinformation – P. 6

L’opération « INFEKTION » : étude d’une opération de désinformation nécessitant une


amélioration de la lutte contre la désinformation – P. 8

L’impact sans pareil de la désinformation dans les conflits modernes – P. 10

La désinformation, arme de domination au potentiel illimité dans les conflits modernes – P.


10

L’intervention des États dans la lutte contre la désinformation pour endiguer le potentiel de
la désinformation – P. 12

Les « Macron Leaks » : étude d’une opération de désinformation entravée par la nouvelle
stratégie de lutte contre la désinformation – P. 14

Conclusion – P. 17

Bibliographie – P. 18

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La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

« La première victime d’une guerre, c’est la vérité » affirmait l’écrivain


et journaliste Rudyard Kipling. La vérité est en effet si importante
qu’elle nécessite d’une part la mise en œuvre de moyens pour la
connaître et, d’autre part, une protection efficace pour la conserver. En
ce sens, Winston Churchill énonçait qu’« en temps de guerre la vérité
est si précieuse qu’elle devrait toujours être protégée par un rempart
de mensonges »1.

La recherche et la manipulation de la vérité existent depuis les premiers


conflits entre civilisations. Le général chinois Sun Tzu, au VIe siècle
avant notre ère, établissait déjà les prémices de cette stratégie en
affirmant qu’« une armée est victorieuse si elle cherche à vaincre sans
combattre » 2 . Au fil des époques, les hommes ont compris que la
manipulation de l’information était non pas une simple tactique, mais
bien une stratégie pour vaincre les différents ennemis sans subir les
moindres pertes. Dès lors, plusieurs armes et ruses ont été utilisées pour
mener à bien les « guerres de l’information » mais l’arme la plus
efficace reste encore aujourd’hui la désinformation.

Le terme « désinformation » a d’abord été théorisé par le MGB3, avant


de faire son apparition en 1949 dans le Dictionnaire de la langue russe
de Sergueï Ozhegov4. Cette arme de manipulation de l’information est
désignée comme étant la propagation consciente d’informations fausses
et délibérément créées pour nuire à une personne, publique ou privée,
morale ou physique. Vladimir Volkoff, considéré comme le père de la
désinformation, la définit comme « une manipulation de l’opinion
publique à des fins politiques, avec une information traitée par des
moyens détournés ». Cette arme diffère ainsi de l’intoxication qui ne
suppose pas la manipulation de l’opinion publique, de la propagande
qui n’utilise pas de moyens détournés et de la publicité qui n’est pas
utilisée à des fins politiques5.

La désinformation peut être utilisée dans de nombreux domaines,


notamment politique, économique et militaire. La dimension militaire
est particulièrement intéressante et permet de comprendre comment
fonctionnent les opérations de désinformation. Ces dernières visent à
tromper un ennemi pour qu’il adopte une posture inappropriée facilitant
ainsi la manœuvre alliée 6 . Une opération de désinformation est
accomplie lorsque la cible pense avec les mots et partage les images de
l’auteur de la manœuvre.

Malgré les changements d’époque et de civilisation, la stratégie pour


mener à bien la guerre de l’information est immuable. En effet,

1
Phrase prononcée lors de la préparation du débarquement du 6 juin 1944.
2
Sun TZU, L’art de la guerre, Agora, 1993
3
Ancien service de renseignement soviétique, le MGB a été renommé « KGB » en 1954, puis « FSB » en 1991.
4
David COLON, La désinformation d’hier à aujourd’hui, Sciences Humaines, vol. 346, no. 4, 2022
5
Vladimir VOLKOFF, Petite histoire de la désinformation, Editions du rocher, 1999
6
Michel KLEN, La désinformation opérationnelle, Revue Défense Nationale, vol. 786, no. 1, 2016, p. 114

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La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

l’émergence exponentielle du numérique et de l’interconnexion entre


les personnes permet de multiplier les manœuvres au niveau des
batailles. Toutefois, à l’échelle de la guerre, la méthode reste identique.

La désinformation est assurément une véritable stratégie de domination


en temps de guerre. Il est dès lors intéressant de comprendre quel est
son impact sur les conflits aussi bien traditionnels que modernes afin
d’appréhender l’intensification de sa puissance entre hier et
aujourd’hui, et d’étudier les manœuvres mises en place dans le but de
gagner la guerre informationnelle.

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La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

I. L’impact important de la désinformation dans les


conflits traditionnels

La désinformation, arme stratégique de domination dans les


conflits traditionnels

L’histoire nous enseigne que la guerre de l’information suit de


perpétuels « schémas » qui permettent le contrôle des esprits. Au sein
de ces conflits traditionnels, la désinformation s’inscrit tant au niveau
micro, grâce à la mise en œuvre de multiples opérations de
désinformation, qu’au niveau macro avec un conflit porté au-delà de
ces dernières. C’est pourquoi l’étude de l’organisation de cette arme
stratégique de domination à différentes échelles aide à la maîtriser mais
aussi à constater que la manipulation de l’information est omniprésente.

Dans un monde marqué par la guerre informationnelle, la ruse, la


stratégie indirecte et l’art de la connaissance apparaissent comme les
seuls recours efficaces 7 . Lord Ponsonby a donc théorisé l’existence
d’éléments intemporels permettant de s’illustrer dans cette guerre
cognitive8. Cette thèse a été reprise par Anne Morelli dans son ouvrage
Principes élémentaires de la propagande de guerre 9 posant dix
éléments essentiels à la victoire. Ces principes peuvent aujourd’hui
faire l’objet de débats doctrinaux mais sont cependant utilisés par les
plus grands experts de la désinformation et par les États eux-mêmes.
Plusieurs principes font référence au fait de diaboliser l’ennemi
d’inscrire dans les esprits l’image d’un affrontement manichéen du bien
contre le mal. Ainsi, dans le cadre de la guerre informationnelle en
Ukraine, cet État se bat contre un « fou » n’ayant ni légitimité ni respect.
Par conséquent, le vainqueur de cette guerre est aisément identifiable.

Joseph Goebbels, ministre de la propagande sous le gouvernement nazi


de 1933 à 1945, considéré comme un maître de la désinformation
déclarait que « quand je parle ce n’est pas pour dire la vérité mais
produire des effets ». Cette affirmation s’inscrit dans la mise en œuvre
des opérations de désinformation en ce qu’elle dispose que chaque
action possède un but unique : altérer la vérité pour influencer les
esprits. En ce sens Sénèque écrivait qu’« il convient de ne pas tout
rapporter à ses yeux car un trop plein de regard donne une altération
de la vérité ».

Afin de mettre en œuvre une opération de désinformation, il est


important de respecter d’une part les principes platoniques de la guerre
cognitive et de les utiliser d’autre part de manière concrète grâce à
plusieurs étapes. L’organisation de cette opération est ordinaire. Elle
doit débuter par la définition des objectifs, le choix des moyens à mettre
7
Philippe BAUMARD, Christian HARBULOT, La guerre cognitive : l’arme de la connaissance, Paris,
Lavauzelle, 2002
8
Arthur PONSONBY, FalseHood in Wartime, E. P. Dutton, 1928
9
Anne MORELLI, Principes élémentaires de la propagande de guerre, Aden, 2010

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La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

en œuvre pour les atteindre10 et enfin l’exécution grâce à l’accord de


l’autorité décisionnelle. Cependant, ce qui fait la singularité et la
difficulté des opérations de désinformation est l’identification et
l’exploitation des vulnérabilités. En effet, être en phase avec la cible est
l’élément clé de toute action de manipulation.

Afin de garantir cette connexité entre l’attaquant et sa cible, plusieurs


personnages possédant des rôles précis se coordonnent au sein de
l’opération. Le premier d’entre eux, le commanditaire est le
protagoniste cherchant à influencer sur autrui. Il s’agit généralement
d’un décideur institutionnel à la tête de services spécialisés au sein
desquels œuvrent des planificateurs. Ces derniers veillent à ce que
l’opération ne mette pas en cause l’attaquant mais aussi à ce que les
moyens mis en œuvre tels que les réseaux sociaux ou algorithmes soient
parfaitement maîtrisés par les contrôleurs11. À leur tour, les contrôleurs
ont pour mission de mettre en œuvre les outils et de choisir les
intermédiaires. En outre, l’acteur le plus emblématique de l’opération
est le relais d’opinion 12 , agent d’influence sachant ou non qu’il est
manipulé. Son rôle est d’influencer un grand nombre de personnes afin
de manipuler des « idiots utiles » 13 qui relaieront les fausses
informations en toute bonne foi.

Un orchestre de l’ensemble de ces acteurs est essentiel afin de mener à


bien une opération de désinformation. Toutefois, l’élément clé de la
réussite est la sélection de la cible. Une opération peut ainsi s’effectuer
grâce à la diffusion effrénée de la désinformation au plus grand nombre
d’esprits, mais elle peut également s’exécuter au sein de milieux
présentant des vulnérabilités indéniables. Les journalistes, par exemple,
s’illustrent comme des excellents relais en ce que certains sont prêts à
diffuser de fausses informations pour accroître leur notoriété. Plus
inquiétant encore, certains enseignants-chercheurs jouissent d’une
légitimité permettant d’asseoir des idéologies. Ce fut le cas avec le
doyen Georges Ripert qui conforta le « bien-fondé » du droit antisémite
sous le régime de Vichy.

Malgré le potentiel d’influence développé par les opérations de


désinformation, c’est à l’échelle macro que la guerre des narratifs
atteint le paroxysme de sa puissance. Friedrich Nietzsche énonçait que
« Les peuples d’avenir sont les peuples qui ont la plus longue
mémoire » car la connaissance et la considération d’éléments du passé
permettent à chaque civilisation de ne pas commettre les mêmes erreurs
et de posséder des bases légitimes de fondations et d’évolution. Dans
son ouvrage 1984, George Orwell affirmait quant à lui que « Celui qui
10
La sélection des types d’outils, les choix des mensonges, et la décision des zones géographiques à impacter sont
tout autant de moyens disponibles pour mener à bien les opérations de désinformation.
11
Egalement nommé « officier traitant », ce terme a notamment été utilisé dans l’affaire Farewell où l’officier
traitant portait le nom de Patrick Ferrant, attaché militaire à l’ambassade française à Moscow.
12
Le relais d’opinion est un individu susceptible d’influencer un grand nombre de personnes grâce à sa notoriété
due à son activité sociale ou professionnelle. Il est nommé en anglais « Key Opinion Leader » (KOL).
13
Expression attribuée à Lénine en raison des propos employés dans une lettre du 10 février 1922 au commissaire
soviétique des affaires étrangères Gueorgui Tchitcherine en négociation à la conférence de Gênes.

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La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du


présent a le contrôle du passé ». Ce principe est le fondement de
certaines idéologies incapacitantes telles que les mécanismes
totalitaires d’amnésies programmées mises en œuvre par les polices de
la pensée afin de contrôler des populations entières. Le totalitarisme a
en effet une emprise parfaite sur le peuple grâce à la doctrine du « Tout
pour, rien contre, rien en dehors » dénoncée par la philosophe Hannah
Arendt.

Il existe un autre défi de la guerre des narratifs pour les démocraties : la


bataille sémantique. Le but ultime de ce combat est de faire en sorte que
la cible analyse le monde tel qu’on le souhaite. À partir du moment où
la cible pense avec les mots de l’attaquant, ce dernier a gagné. À ce titre
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, ministre des Affaires
étrangères sous la Restauration, proclamait qu’« est vrai ce qui est
cru ».

La désinformation s’inscrit comme un glaive permettant une véritable


domination au sein des conflits traditionnels. Afin de s’en protéger, la
société civile possède un bouclier faisant de lui l’acteur établi de la lutte
contre l’arme de la désinformation. Cette protection porte un nom :
l’esprit.

La société civile : acteur établi de la lutte contre la désinformation

La définition de la société civile varie selon les États, les époques et les
domaines d’étude. Par conséquent, il convient de définir cette notion en
la rapprochant de la formule de Cicéron : la « societas civilis »14. Ici, la
société civile est une société composée de citoyens disposant de droits
fondamentaux leur permettant de penser et de s’exprimer librement
dans le but de garantir une diversité d’idées. Aristote quant à lui
affirmait qu’il n’existait pas de société civile au sein des États
despotiques dont la population était asservie de force15.

Les capacités d’agir, de penser et de s’exprimer librement sont les


moyens classiques de la riposte contre la désinformation. Ces droits,
qui permettent de diffuser ses propres opinions, participent à un
équilibre entre des exigences contradictoires. D’un côté, les émetteurs
revendiquent la liberté et de l’autre, les récepteurs souhaitent être
protégés contre les diverses manipulations. Ainsi, si les émetteurs
acquièrent trop de liberté, la désinformation pourra naître et grandir de
façon exponentielle. Par ailleurs, si les récepteurs sont excessivement
protégés, aucune information, même de bonne foi, ne pourra être
transmise, diminuant les liens entre les individus.

Des mécanismes qui respectent cet équilibre doivent donc être mis en
place. Ainsi, les libertés d’expression et d’opinion doivent être
consacrées au niveau supralégislatif de manière à être protégées des
14
CICERON, De la République, Livre I, XXXII
15
ARISTOTE, Politique, IVe siècle av J-C

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La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

changements de majorité parlementaire et de l’instabilité qui en résulte.


En effet, ces libertés sont des droits fondamentaux associés à la
démocratie. L’expression est une fonction du langage qui permet
l’épanouissement de la personne humaine, chacun pouvant exprimer
son individualité et participer à la polis16 afin d’écarter le despotisme
menaçant.

Heureusement, la liberté d’expression jouit de nombreuses sources lui


conférant un caractère presque invulnérable. Que ce soit au niveau
international par le biais du Pacte international relatif aux droits civils
et politiques adopté en 1966 17 ou au niveau européen avec la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales de 195018 mais aussi au niveau national par le
biais de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du
Citoyen (DDHC) de 1789, l’équilibre tenant à la liberté d’expression
possède une place majeure au sein de chaque système juridique.
Néanmoins, des limites peuvent être apportées si elles sont
expressément formulées par la loi et utiles à la sauvegarde de la sécurité
nationale et de l’ordre public. La liberté d’opinion jouit évidemment de
sources analogues – elle est par exemple consacrée par l’article 10 de
la DDHC –.

La garantie de ces droits permet le pluralisme des idées et des courants


de pensées indispensables au développement perpétuel de la polis.
Grâce à cela, chacun peut disposer librement de son esprit. Cependant,
afin de contrer les tentatives de désinformation, chaque individu doit en
être conscient et développer un esprit critique ainsi qu’une pensée
rationnelle. La pensée est rationnelle lorsqu’elle utilise des principes
clairement définis et une connaissance éclairée de l’essence des
termes 19 afin d’élaborer des syllogismes cohérents. Les ruses
rhétoriques, arguments d’autorité et autres manipulations du pathos20
ne peuvent donc pas porter atteinte à un esprit ayant développé ce type
de pensée.

Dans les conflits traditionnels, l’exercice de la liberté d’expression et


d’opinion associé au développement de l’esprit critique et de la pensée
rationnelle de chacun a permis une défense relative contre les diverses
tentatives de manipulation. Cependant, le XXe siècle a multiplié de
façon exponentielle le nombre de relations interpersonnelles. Ce

16
En grec ancien, la « polis » est la cité-Etat, composée de citoyens libres et égaux en droit.
17
Au niveau international, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 mentionne également la
liberté d’expression.
18
Au niveau européen, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne consacre le droit à la liberté
d’expression et précise que la liberté des médias et le pluralisme devront être respecté.
19
Du grec « oussia » puis du latin « essentia » venant de « esse » signifiant « être », l’essence désigne la nature
propre à une chose, ce qui la constitue fondamentalement, indépendamment de toutes les modifications qu’elle a
pu subir au cours de son évolution.
20
Depuis Aristote, le pathos correspond à l’un des trois moyens de persuasion – aux côtés du logos et de l’éthos –
d’un discours dans la rhétorique classique. Le pathos est le moyen qui fait appel à l’émotion.

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La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

phénomène, dû au développement d’un « village global »21 mondial, a


réellement impliqué une amélioration de la lutte contre la
désinformation. L’événement ayant catalysé cette prise en compte est
une opération ayant touché la majeure partie du monde occidental. 40
ans plus tard, elle continue à affecter de nombreuses personnes. Il s’agit
de l’opération « INFEKTION ».

L’opération « INFEKTION » : étude d’une opération de


désinformation nécessitant une amélioration de la lutte contre la
désinformation

Dans un contexte difficile marqué par la guerre froide, les États-Unis


ont pris un certain avantage grâce à leur puissant soft power. Il était
donc nécessaire, pour l’Union soviétique, de mener une offensive
discrète mais conséquente ayant pour but de porter atteinte à l’influence
de Washington en faisant croître l’anti-américanisme : c’est l’objet de
l’opération « INFEKTION ».

Cette manœuvre trouve ses origines dans la confusion et la peur de la


population engendrée par un mystérieux virus se propageant en premier
lieu en Amérique du Nord, puis dans le monde entier dès le début des
années 1980. Il s’agit du syndrome d’immunodéficience acquise, plus
connu sous le nom de SIDA.

Ces contextes sociaux et géopolitiques ont révélé de nombreuses


vulnérabilités exploitables par l’URSS. L’émergence de complots et de
campagnes de désinformation visant à déstabiliser l’Occident était donc
propice. Les failles étaient au nombre de trois : premièrement, le climat
d’angoisse face à la pandémie permettait une montée des éventuelles
suspicions. Deuxièmement, le gouvernement américain subissait un
mouvement de défiance en raison du scandale du Watergate de 1974,
suivi des agissements illégaux de certaines agences de renseignement
américaines, notamment la CIA 22 . La troisième faille était due à la
pérennisation d’un racisme et à la discrimination ethnique. En 1972, des
scientifiques ont ainsi mené une étude clinique portant sur les effets de
la syphilis sans dire aux cobayes de l’expérience – afro-américains –
qu’ils étaient malades et qu’ils pouvaient être simplement guéris en
prenant de la pénicilline23. La situation était donc favorable à la mise en
œuvre d’opération de désinformation24.

Ces vulnérabilités furent dès lors exploitées par le KGB et la Stasi25. En


juillet 1983, le KGB instrumentalisa la presse indienne. Un journal
indien de gauche nommé « patriot » dénonça le fait que le SIDA avait
21
Expression du théoricien de la communication Marshall MCLUHAN, tirée de son livre The medium is the
Massage paru en 1967, afin de déterminer les effets du développement des technologies de l’information et de la
communication au niveau mondial.
22
Révélés par les commissions d’enquête Church et Rockefeller formés à la suite du scandale du Watergate.
23
Il s’agit de l’étude de Tuskegee sur la syphilis menée de 1932 à 1972.
24
Pascale MASCHERONI, Opération INFEKTION : Le cas d’une campagne de désinformation réussie sur le
SIDA, Ecole de guerre économique, 2021
25
La Stasi est le ministère de la Sécurité d’Etat de l’Allemagne de l’Est. Elle a été créée le 8 février 1950.

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La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

été créé à Fort Detrick26, un laboratoire du Maryland. La source aurait


été issue d’un « scientifique américain bien connu », ce qui était bien
évidemment faux. Deux ans plus tard, en 1985, le journal de
propagande soviétique « Literaturnaya Gazeta » repris les mêmes
termes que la presse indienne en précisant que la pandémie était en train
d’atteindre la Russie. C’est ainsi que la campagne de désinformation
s’initia dans les esprits.

En 1986, l’impact de l’opération devint exponentiel, grâce à Jakob


Segal, considéré comme l’idiot utile de l’opération. Il publia ainsi un
texte intitulé le « Rapport Segal »27 énonçant que le chercheur Robert
Gallo était à l’origine de la création du SIDA en mélangeant deux virus
au sein du laboratoire de Fort Detrick. Afin de paraître pertinent, Jakob
Segal fut alors présenté comme un scientifique français bien que né en
Russie et ayant vécu en Allemagne de l’Est. Le « Rapport Segal » fit le
tour de monde en raison de son importante diffusion par le KGB et la
Stasi.

Malgré les multiples tentatives de ripostes des États-Unis face à cette


impressionnante campagne de désinformation, le soft power américain
fut durablement affecté. Aujourd’hui encore, la rumeur continue de
circuler et s’est même ancrée dans bon nombre d’esprits. Par ailleurs,
la guerre de l’information entre Washington et Moscou est loin d’être
achevée. Les deux capitales envisagent toujours des stratégies
d’influence et des capacités de ripostes afin d’affaiblir l’ennemi28.

La raison de l’efficacité de l’opération « INFEKTION » tient d’abord


au contexte de défiance à l’égard des institutions américaines et de peur
face à la pandémie de SIDA. Toutefois, l’opération n’aurait pu avoir le
même impact si elle avait été diffusée quelques années plus tôt. La
multiplication des relations interpersonnelles due à la mondialisation et
à l’émergence des nouvelles technologies depuis la moitié du XXe
siècle a véritablement impliqué un changement de paradigme dans la
désinformation. Elle est passée d’une arme stratégique au sein des
conflits traditionnels à une arme suprême dans les conflits modernes.

II. L’impact sans pareil de la désinformation dans les


conflits modernes

La désinformation, arme de domination au potentiel illimité dans


les conflits modernes

26
Le laboratoire de Fort Detrick était utilisé, jusqu'à la fin des années 60 pour expérimenter et de développer des
armes biologiques. Cependant, ce programme fut définitivement stoppé sous l’impulsion de Richard Nixon en
1969. Le journal « patriot » énonce que le Pentagone n’a jamais abandonné ses recherches sur ces types d’armes.
27
Le rapport était intitulé « Le SIDA, sa nature et ses origines » et fut co-signé par Lily Segal, son épouse mais
également par un professeur retraité de l’Université Humboldt à Berlin.
28
Maud QUESSARD, La diplomatie publique américaine et la désinformation russe : un retour des guerres de
l’information ?, Note de recherche, IRSEM, 2018

Maxime DUPONT © Institut d’études de géopolitique appliquée Juin 2023 9


La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

Les nouvelles situations géopolitiques, sociales et technologiques


survenus ces dernières années ont fait apparaître une multitude de
facteurs de vulnérabilités. Par le passé, les institutions et les
démocraties jouissaient d’une légitimité permettant une certaine
cohésion sociale. Aujourd’hui, la patrie est devenue le peuple.
Auparavant, la presse et la télévision étaient les principales sources
d’information, ce qui permettait un contrôle avéré des données.
Aujourd’hui ces médias traditionnels sont surpassés par les médias
sociaux. Avant, le monde était polarisé autour de l’occident et de
l’orient, ce qui permettait une identification aisée des alliés et des
ennemis. Ce monde bipolaire est aujourd’hui devenu multipolaire. Ces
changements ne sont pas nécessairement des régressions. Toutefois, de
nouveaux enjeux et de nouveaux dangers en découlent.

De nos jours, la puissance de la désinformation réside dans le fait


qu’elle peut exploiter la majeure partie des vulnérabilités existantes.
Elle est ainsi devenue l’arme suprême. Dans un contexte de crise de
confiance dans les démocraties, la désinformation est facilitée par les
divisions sociétales et par le sentiment de non-appartenance à un État,
voire à la communauté internationale, de certaines minorités. C’est le
cas par exemple des multiples minorités russophones qui vivent dans
les États baltes. Leurs opinions divergentes à l’égard du gouvernement
permettent à la Russie de les manipuler. Vladimir Poutine s’adresse
souvent à ses « compatriotes de l’étranger » afin de promouvoir le
« soft power » russe au sein des autres États, créant alors des discordes
grâce à cette instrumentalisation29. En outre, la défiance des autorités
locales engendrée par l’épisode français des violences policières a
également permis à la Russie d’étendre son influence30. En finançant
les victimes de ces violences – souvent d’origine maghrébines –,
Moscou accroît son pouvoir ainsi que sa légitimité en Afrique31 tout en
dévalorisant l’image de la France32. Cette division au sein des sociétés
démocratiques est donc une aubaine pour les mises en œuvre
d’opération de désinformation.

De la même manière, il s’avère que le contexte géopolitique actuel


favorise également la désinformation car la multipolarité peut susciter
des controverses quant à l’auteur et la provenance des manipulations.
À titre d’exemple, la Chine publie de fausses informations sous
l’identité de médias supposés être taiwanais. Les médias traditionnels
de cette île recueillent et diffusent ainsi ces nouvelles sans les vérifier.
Finalement, la population ne comprend plus d’où provient
l’information.

29
Anne DE TINGUY, La Russie et les compatriotes de l’étranger : hier rejetés, demain mobilisés ?, loin des yeux,
près du cœur, 2010
30
Benoît VITKINE, Une officine d’influence russe s’intéresse aux violences policières en France, Le Monde, 14
septembre 2021
31
Cette opération participe à la volonté de la Russie de s’implanter en Afrique afin de jouir de ses ressources. Le
groupe Wagner est par exemple de plus en plus présent au Mali et se finance grâce à aux exploitations minières
notamment.
32
S’appuyer sur les vulnérabilités d’un Etat afin de dévaloriser son image est appelé le Sharp power.

Maxime DUPONT © Institut d’études de géopolitique appliquée Juin 2023 10


La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

La plus grande crainte quant à la désinformation réside dans


l’exploitation du numérique qui permet d’ajouter du faux en illimité,
notamment par l’intermédiaire de bots33 et de trolls34. Depuis le début
de l’humanité, aucune civilisation n’avait auparavant été confrontée à
un tel flux de communication. Selon le professeur de sociologie Gérald
Bronner, cette augmentation considérable de la quantité d’informations
engendrerait la « dérégulation massive du marché cognitif » qui
amènerait à un « affaiblissement civilisationnel » 35 . Ce marché de
l’information est un marché où le contenu, dans la majorité des cas étant
assez trivial et dans de rares cas étant vérifié et important, fait
évidemment l’objet d’une contrepartie. Cette monnaie d’échange est
simplement le trésor le plus précieux de l’humanité, notre temps de vie
biologique 36 . Ainsi, cet échange peut être judicieux dans les rares
occasions où les recherches sont nécessaires et fructueuses. Cependant,
ce marché est le plus souvent une manipulation de l’esprit dans le but
de faire perdre de la disponibilité cérébrale à l’adversaire tout en lui
inculquant des images souhaitées. Cette manœuvre est d’autant plus
puissante que la victime est un partenaire consentant. Elle donne
implicitement son accord pour la manipuler.

Le célèbre réseau social chinois « Tik Tok » illustre parfaitement ces


propos. La manœuvre de désinformation est telle qu’elle pourrait faire
l’objet d’une recherche à part entière. Cette application – évidemment
interdite en Chine – est une opération consistant d’une part, à faire
perdre du temps de vie à l’adversaire, afin d’assurer un développement
plus rapide et efficace de l’État maître du réseau et d’autre part, à
injecter de fausses idées et informations afin de promouvoir le régime
chinois.

L’analyse des différentes vulnérabilités présentes ces dernières années


conduit donc à comprendre que la désinformation pourrait s’imposer en
arme suprême lors des conflits modernes si aucune entrave n’est
amorcée. En effet, la vigilance passive de la société civile à l’égard de
la désinformation ne suffit plus à combattre les offensives de
désinformation. Ainsi, les États et les organisations internationales
doivent apporter une aide déterminante à la population afin d’inhiber la
surpuissance de la désinformation.

L’intervention des États dans la lutte contre la désinformation pour


endiguer le potentiel de la désinformation

Les opérations de désinformation visent souvent les mêmes États – les


démocraties occidentales – afin de déstabiliser la vie démocratique mais
33
Les bots sont des robots programmés pour interagir automatiquement avec un serveur. Ils peuvent être utilisé
de façon malveillante pour diffuser de fausses informations en illimité, voler des données et obstruer des sites
entiers.
34
Un troll est un individu visant à générer des polémiques et des ressentis négatifs. Il existe des « usines à trolls »
qui sont des organisations où se coordonnent des trolls et hackers notamment dans le but de déstabiliser des régimes
politiques.
35
Gérald BRONNER, Apocalypse cognitive, Paris, Puf, 2021
36
Parwana EMAMZADAH, Entretien de Gérald BRONNER, Le temps, 8 janvier 2021

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La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

également de freiner les diverses avancées technologiques et


économiques à long terme. Ainsi, les États victimes sont conscients de
la nécessité de mettre en place des parades afin d’entraver ces tentatives
d’affaiblissement.

Comme pour toutes les menaces, les États doivent en premier lieu
organiser des réseaux internes permettant aux autorités décisionnelles
et aux experts de travailler ensemble afin d’identifier et contrer les
opérations. Ce système de réseau fait consensus dans l’ensemble des
démocraties. À titre d’illustration, les Pays-Bas possèdent une
organisation, agissant sous l’autorité du ministère de la Justice, animée
par le coordinateur national contre le terrorisme (NCTV) où se
coordonnent les ministères de la Défense, des Affaires étrangères, des
Affaires sociales, les services de renseignement37 et le NCTV. Il est
manifeste que l’efficacité des réseaux internes dépend principalement
des moyens qui leurs sont alloués38.

Le pouvoir exécutif n’est pas le seul à pouvoir empêcher les campagnes


de désinformation. Le pouvoir législatif possède lui aussi un instrument
d’une certaine efficacité : les enquêtes parlementaires. Cet outil, qui
permet en temps normal de recueillir des informations sur des questions
animant la société, peut être utilisé en vue d’établir les responsabilités
des auteurs de certaines opérations. Dans cette perspective, la chambre
des communes au Royaume-Uni a mené des enquêtes approfondies
conduisant au rapport « Disinformation and ‘fake news’ : Final
Report » 39 qui dresse un constat des différentes campagnes de
désinformation pesant sur Londres et des propositions permettant de s’y
défendre.

Les États peuvent agir sur le volet institutionnel mais également en se


rapprochant des acteurs privés, dont la société civile. Des actions de
sensibilisation sont donc nécessaires afin d’ouvrir les esprits et ainsi
leur éviter de ne pas se faire piéger par les campagnes de manipulation
de l’information. Les moyens à disposition des États sont nombreux.
Les formations, actions de sensibilisation dans les écoles, productions
de doctrine, diagnostics de fiabilité des sources sont autant d’outils
utilisés pour éduquer la population aux différents dangers. Outre la
société civile, les acteurs privés et notamment les médias, possèdent
une place importante dans la lutte contre la désinformation. Les États
encadrent véritablement les médias – aussi bien traditionnels que
sociaux – car ils sont souvent le support des différentes manipulations
de l’information. Leur contrôle est donc strict : ils peuvent censurer,

37
Tels que le Forsvarets Efterretningstjeneste (FE), le service de renseignement militaire danois.
38
Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, Alexandre ESCORICA, Marine GUILLAUME, Janaina HERRERA, Les
Manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties, rapport du Centre d’analyse, de prévision et de
stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et de l’Institut de recherche stratégique de
l’Ecole militaire (IRSEM) du ministère des Armées, Paris, 2018
39
House of Commons, Disinformation and ‘fake news’ : Final Report, 2019

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La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

surveiller, réprimer, réguler et imposer des enregistrements ou


dénonciations aux différents médias sous leur autorité40.

En interne, nombre d’efforts sont réalisés par divers États. Cependant,


certains autres pays n’investissent pas dans la lutte contre les opérations
de désinformation notamment pour des questions économiques ou
idéologiques41. De plus, certaines campagnes ne visent pas une région
en particulier mais bien l’ensemble du monde occidental42. Une action
internationale est donc nécessaire pour faire face aux enjeux
sécuritaires posés par la désinformation.

Victimes de nombreuses opérations, l’OTAN et l’Union européenne


ont mis en place de multiples outils de protection de l’ordre public.
Ainsi, plusieurs centres et think tanks ont été créés et agissent de concert
à l’intérieur de ces organisations pour détecter, analyser et répondre à
la menace. C’est le cas du « NATO StratCom COE », centre
d’excellence de l’OTAN qui permet de faire avancer la doctrine, mener
des enquêtes et des formations au public en matière de manipulation de
l’information. D’autres mesures de prévention, sensibilisation et de
protection de l’information sont également mises en place à l’échelle
internationale. Un « Code des bonnes conduites contre la
désinformation » a ainsi été publié le 17 juillet 2018 par la Commission
européenne afin de promouvoir les actions d’autoévaluation et
d’examen des plateformes en ligne. Il est donc important de pérenniser
ces mesures et d’en instaurer de nouvelles afin de répondre à l’ensemble
des campagnes de désinformation43.

Malgré cette augmentation de la coopération internationale, certaines


opérations importantes ne font l’objet d’aucune riposte : c’est le cas des
ingérences dans les processus électoraux. Entravée par le manque de
coordination et d’unification des règles juridiques entre les États, la
réponse de la 44 communauté internationale contre ces ingérences est
inefficace. Il est donc nécessaire de réfléchir à un système de
sécurisation des élections commun à l’ensemble des États, notamment
européens 45 . La coopération internationale se présente donc comme
l’une des solutions majeures à la lutte contre la désinformation. Il est
donc indispensable de la renforcer et de l’étendre afin de se protéger
contre l’évolution indéfinie de la menace41.

40
Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, Alexandre ESCORICA, Marine GUILLAUME, Janaina HERRERA, Les
Manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties, rapport du Centre d’analyse, de prévision et de
stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et de l’Institut de recherche stratégique de
l’Ecole militaire (IRSEM) du ministère des Armées, Paris, 2018
41
En illustration, Chypre ne prend aucune mesure de lutte contre la désinformation et obstrue tous les efforts
européens à ce sujet. Jusqu’en 2021, la Grèce était aussi dans cette optique d’entrave.
42
Estelle HOORICKX, La désinformation, un enjeu sécuritaire majeur pour l’UE et l’OTAN, Revue Défense
Nationale, octobre 2021, n°845
43
En ce sens, le « Code des bonnes conduites contre la désinformation » a été renforcé le 16 juin 2022 grâce à un
accroissement de la diversité d’acteurs et de domaines couverts par ce code.
44
Communication conjointe, plan d’action contre la désinformation, 2018
45
Sandra KALNIETE, Document de travail sur le financement dissimulé des activités politiques provenant de
donateurs étrangers, 22 avril 2021

Maxime DUPONT © Institut d’études de géopolitique appliquée Juin 2023 13


La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

L’État s’est positionné comme le pivot de la riposte contre la


désinformation. Il communique avec l’ensemble des autres acteurs afin
d’élaborer différentes tactiques défensives. Dès lors, cette mise en place
exponentielle de moyens amène ainsi à une nouvelle forme de défense
contre la désinformation, plus sophistiquée et plus efficace, pour faire
face à la montée en puissance de la désinformation au cours des
dernières années. Une opération entravée par cette nouvelle forme de
défense, les « Macron Leaks », en est l’illustration parfaite.

Les « Macron Leaks » : étude d’une opération de désinformation


entravée par la nouvelle stratégie de lutte contre la désinformation

Lors de la campagne présidentielle de 2017, le candidat Emmanuel


Macron a été la cible d’une opération de désinformation massive afin
de contrer son élection. Cependant, malgré les moyens colossaux mis
en œuvre pour la mener à bien, cette opération n’a ni réussi à diviser la
société française, ni à déstabiliser la vie politique française. Il est donc
intéressant de comprendre comment les « Macron Leaks » sont nés et
ont été bloqués par les nouveaux outils de lutte contre la
désinformation.

Le vendredi 5 mai 2017, quelques heures avant le second tour des


élections présidentielles, 9 gigabits de données piratées concernant
Emmanuel Macron et sa formation politique ont été dévoilées.
Toutefois, les « Macron Leaks » ne désignent pas seulement cet acte
mais bien l’ensemble des mesures prises depuis plusieurs mois dans le
but de discréditer le candidat, à commencer par des attaques
d’hameçonnage en janvier 201746.

Plusieurs étapes se sont ainsi succédées afin d’amplifier l’impact de


l’opération. Une série de fausses nouvelles a d’abord été diffusée sur la
plateforme 4Chan mais également dans les médias RT et Sputnik 47 .
Puis, ces informations ont été relayées sur les médias sociaux classiques
tels que Twitter. Enfin, la propagation a trouvé un écho au sein des
groupuscules d’ultradroite pro-russes aux États-Unis et en France. De
nombreux indices prouvent alors que cette attaque avait été orchestrée
par le Kremlin, dont l’intérêt était l’élection de Marine Le Pen à la
présidence.

En apparence, les « Macron Leaks » est une campagne de


désinformation convenablement menée grâce à une bonne exploitation
des vulnérabilités, une excellente définition des objectifs, des acteurs
46
Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, Alexandre ESCORICA, Marine GUILLAUME, Janaina HERRERA, Les
Manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties, rapport du Centre d’analyse, de prévision et de
stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et de l’Institut de recherche stratégique de
l’Ecole militaire (IRSEM) du ministère des Armées, Paris, 2018
47
RT et Sputnik sont des médias d’influence russes. Ils sont souvent accusés d’être des instruments de
désinformation utilisés par le Kremlin. Sputnik a été placé en liquidation judiciaire le 4 mai 2022 à la suite des
multiples sanctions européennes. Pour ce qui est de RT France, sa présidente a annoncé sa fermeture définitive le
21 janvier 2023.

Maxime DUPONT © Institut d’études de géopolitique appliquée Juin 2023 14


La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

expérimentés ayant correctement accompli leur mission, et une


utilisation remarquable de la puissance du numérique, notamment des
réseaux sociaux et des bots48. Malgré cela, le résultat n’a pas été celui
escompté. En dépit des moyens considérables mis en place par les
antagonistes, les électeurs n’ont pas été influencés. Quelle est donc la
raison de l’échec de cette opération ?

Plusieurs facteurs expliquent l’échec des « Macron Leaks ». Avant tout,


la société civile a joué un rôle indéniable dans la riposte. Les traditions
françaises d’un environnement médiatique sain, ainsi qu’un
scepticisme constant, un esprit critique et une pensée rationnelle liée à
une éducation développée ont permis aux citoyens de ne pas se laisser
manipuler par les fausses informations. Cependant, l’ampleur de
l’opération aurait pu outrepasser cette « barrière des esprits » si la
population n’avait pas bénéficié du soutien de l’État français.

Avant tout, à quelques semaines du scrutin, le ministre des Affaires


étrangères, le ministre de la Défense ainsi que le président de la
République François Hollande ont communiqué et averti le monde
entier que la France ne tolérerait aucune ingérence dans le processus
électoral. Dans un second temps, la Commission nationale de contrôle
de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle
(CNCCEP) et l’Agence nationale de la sécurité des systèmes
d’information (ANSSI) ont joué le rôle de réseaux internes étudiés
ultérieurement. Leur travail consistait à dénoncer les ingérences dans le
processus électoral, mais aussi à maintenir la confiance du public dans
le résultat. Pour ce faire, ils ont contacté l’ensemble de la sphère
médiatique ainsi que les acteurs de l’élection – les partis politiques, le
public ainsi que certaines autorités décisionnelles – afin de les
sensibiliser aux dangers de la manipulation. La sécurité du vote a
notamment été renforcée en interdisant le vote électronique des
Français à l’étranger pour contrer les cyber-attaques49. La CNCCEP et
l’ANSSI n’ont pas été les seuls acteurs institutionnels ayant joué le rôle
de contre-ingérence puisque l’ensemble des autorités a agi de concert
afin d’endiguer cette opération. Effectivement, l’une des réussites de
cette riposte est aussi due à la mobilisation des plus hautes institutions
tels que le Secrétariat général de défense et de sécurité nationale
(SGDSN), le Conseil constitutionnel50 et le Conseil de défense et de
sécurité nationale (CDSN) qui ont permis des échanges d’informations
au plus haut niveau de l’État51.

La réponse étatique et le rapprochement des autorités institutionnelles


avec les acteurs privés tels que les médias et les partis politiques –
48
Les bots ont joué un rôle majeur dans cette opération. En effet il a été découvert que certains comptes publiaient
automatiquement plus de 150 tweets par heure.
49
France drops electronic voting for citizens abroad over cybersecurity fears, Reuters, 6 mars 2017
50
Jean-Jacques BRIDEY, Rapport fait au nom de la commission de défense nationale et des forces armées sur le
projet de loi (n°659) relatif à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses
dispositions intéressant la défense, 14 mars 2018
51
Jean-Baptiste JEANGENE VILMER, The « Macron Leaks » opération : A Post-Mortem, Atlantic Council,
IRSEM, 2019

Maxime DUPONT © Institut d’études de géopolitique appliquée Juin 2023 15


La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

notamment le parti En Marche ! – ont permis de réduire


significativement la présence de vulnérabilités pour protéger le
processus électoral à tous les niveaux. Au-delà de l’anticipation
permettant de limiter les atteintes dans la vie politique, l’excellente
réaction de chacun a également réduit l’impact de l’opération. Quelques
heures après la diffusion des données piratées, une enquête a été ouverte
par la Brigade d’enquêtes sur les fraudes aux technologies
d’information (BEFTI). De surcroît, la CNCCEP a communiqué
abondamment en demandant aux médias sociaux de ne pas relayer les
informations. Ces demandes ont été écoutées et satisfaites. Cette
nouvelle stratégie de coopération entre l’ensemble des acteurs publics
et privés a donc permis une entrave exemplaire à la désinformation.
C’est en poursuivant sur cette voie qu’une arme qui s’avérait
auparavant redoutablement efficace deviendra ordinaire.

Conclusion

La manipulation de l’information existe depuis les premières


civilisations. Les techniques utilisées par les ennemis pour manier cette
arme ont donc évolué afin d’accroître son potentiel. Dans les conflits
traditionnels, la désinformation s’est présentée comme un outil d’une
grande utilité pour imposer une autorité et déstabiliser des régimes.
Cependant, les tactiques pour mettre en œuvre cette arme n’étaient pas
à leur apogée. En effet, le manque de moyens de diffusion de grande
ampleur empêchait la véritable intensité des opérations de

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La désinformation : l’arme suprême dans les conflits modernes ?

désinformation. Seuls les gouvernements qui contrôlaient l’ensemble


de leur population pouvaient manipuler les esprits à leur guise. En
contrepartie, cette population avait le pouvoir de résister aux tentatives
de désinformation notamment grâce au pluralisme des idées, à
l’exercice de l’esprit critique ainsi qu’à la garantie de certaines libertés
fondamentales.

Un tournant aura lieu à compter de la seconde moitié du XXe siècle avec


l’émergence des nouvelles technologies et du phénomène de la
mondialisation. Cet accroissement exponentiel, voire infini, des
relations interpersonnelles a dès lors permis d’augmenter la capacité de
désinformation, la faisant passer d’une arme stratégique à une arme
suprême. Le Kremlin a illustré cette puissance dévastatrice en
réussissant à ébranler durablement la première puissance mondiale
grâce à l’opération « INFEKTION ».

Le potentiel de dommages pouvant être causés par la désinformation a


donc largement dépassé ce qui pouvait être contrôlé par la société civile.
Dès lors, la solution visant à réduire son impact a été de faire appel aux
États et à la coopération entre l’ensemble des acteurs. Ainsi, cette
nouvelle forme de riposte contre la désinformation s’est révélée
particulièrement efficace lors de l’élection présidentielle française de
2017. Cette stratégie de lutte doit donc être poursuivie afin de faire face
aux défis futurs concernant la manipulation de l’information. En effet,
si cette menace n’est pas prise au sérieux par l’ensemble des acteurs,
l’avènement de l’intelligence artificielle, la démocratisation des
messageries cryptées, la montée des extrêmes et les nouvelles fractures
du monde sont autant de contextes dans lesquels la désinformation
pourra se généraliser.

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 Philippe BAUMARD, Christian HARBULOT, La guerre cognitive : l’arme de la


connaissance, Paris, Lavauzelle, 2002

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des forces armées sur le projet de loi (n°659) relatif à la programmation militaire pour

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