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L invention de la propriété privée une

autre histoire de la Révolution 1st


Edition Rafe Blaufarb
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COLLECTION
« la chose publique »
dirigée par pierre serna
ILLUSTRATION DE COUVERTURE :
Jean-Baptiste Le Prince (1734-1781)
Paysage avec un pont.
© Oxford University 2016
The Great Demarcation : the French Revolution and the Invention of Modern
Property
© 2019 pour la traduction française, champ vallon, 01350 ceyzérieu
www.champ-vallon. com
isbn 979-10-267-0837-7
L’INVENTION DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE

Que signifie posséder quelque chose ? Quelles sortes de choses


peuvent être possédées ? Comment renonce-t-on à sa propriété ?
Quelles sont les frontières entre propriété privée et propriété
publique ?
En l’espace de dix ans, la Révolution française s’est efforcée de
répondre à toutes ces questions. Comme Rafe Blaubarb le montre
dans ce livre ambitieux, elle a refondé le système de propriété
existant jusqu’en 1789, avec deux grands objectifs : chasser la
puissance publique de la sphère de la propriété et sortir la propriété
de celle de la souveraineté. Les révolutionnaires les ont réalisés en
abolissant les formes privatives de pouvoir, comme la juridiction
seigneuriale et l’office public vénal, et en démantelant le domaine de
la Couronne, faisant ainsi de l’Etat une pure souveraineté.
Ce fut une grande démarcation, c’est-à-dire une distinction radicale
entre la propriété et le pouvoir, d’où découla la distinction
fondamentale entre le politique et le social, l’Etat et la société, la
souveraineté et la propriété, le public et le privé. Le processus
détruisit le fondement conceptuel de l’Ancien Régime, posa les
fondations du nouvel ordre constitutionnel de la France, cristallisa
toutes les manières de penser l’Etat et la société modernes et créa
une nouvelle réalité juridique et institutionnelle. La Grande
Démarcation montre dans quelle mesure la transformation
révolutionnaire de la propriété d’Ancien Régime contribua à
inaugurer la modernité politique.

Rafe Blaufarb est professeur d’histoire française à la Florida State


University, où il dirige l’Institut sur Napoléon et la Révolution
Française.
RAFE BLAUFARB

L’invention de
la propriété privée

UNE AUTRE HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION

Traduction de l’anglais (États-Unis)


par Christophe Jaquet

Champ Vallon
INTRODUCTION

« La Révolution française ne sera que ténèbres pour ceux qui ne


voudront regarder qu’elle ; c’est dans les temps qui la précèdent qu’il faut
chercher la seule lumière qui puisse l’éclairer. »
Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution
La Révolution française a reconstruit entièrement le système de
propriété qui existait en France avant 17891.. Ce livre porte sur les
transformations apportées à la propriété par la France
révolutionnaire, non du point de vue économique ou social, mais du
point de vue des lois et des institutions. Cette transformation
détruisit le fondement conceptuel de l’Ancien Régime, posa les bases
du nouvel ordre constitutionnel français et cristallisa la manière dont
sont pensées depuis la politique et la société. Cette révolution de la
propriété produisit une Grande Démarcation, c’est-à-dire une
distinction radicale entre le politique et le social, l’État et la société,
la souveraineté et la propriété, le public et le privé. Comment un
changement aussi profond put être le fruit de la refondation
révolutionnaire de la propriété de l’Ancien Régime est le sujet de ce
livre.
Si cette refondation a eu de telles répercussions, c’est parce que la
France de l’Ancien Régime ne faisait pas de distinction claire entre le
régime de propriété et l’ordre constitutionnel. Avant 1789, la notion
même de propriété différait doublement de ce que l’on entend par ce
mot aujourd’hui. D’une part, le pouvoir administratif, le pouvoir
judiciaire et même le pouvoir souverain pouvaient être des biens
patrimoniaux ; de l’autre, les biens immobiliers, comme la terre et le
bâti, étaient rarement la propriété indivisible d’un seul individu. Ils
appartenaient généralement à de multiples propriétaires partiels,
placés l’un vis-à-vis de l’autre dans des rapports de dépendance et
de supériorité définis par la loi.
La première de ces différences, la possession privée d’un pouvoir
public, est le trait le plus insolite du régime de propriété de la France
de l’Ancien Régime. Au premier abord, cela ne paraît pas si différent
de ce que l’on observe de nos jours. Après tout, le fait de posséder
des biens et des richesses de toutes sortes ne donne-t-il pas
toujours un accès privilégié au pouvoir ? Mais le lien est ici indirect :
il passe par les opportunités et par l’influence que la richesse permet
de se procurer. Avant 1789, en revanche, le lien était direct : les
fonctions publiques pouvaient être achetées et faire l’objet d’une
appropriation privée. Les deux exemples les plus connus sont les
offices publics cessibles (appelés ci-après « offices vénaux ») et les
seigneuries juridictionnelles (appelées ci-après « seigneuries »). Ils
étaient présents dans tout le royaume de France.
L’office vénal était une création relativement récente de la
monarchie absolue. Au seizième siècle, la pratique royale consistant
à lever des fonds en vendant des offices, d’abord occasionnelle,
s’était peu à peu développée, puis avait pris une forme routinière et
reçu un fondement juridique solide2.. Au dix-septième siècle, des
milliers d’offices publics avaient été créés et vendus. Ils bénéficiaient
du statut juridique d’un bien immobilier. Comme la terre, ils
circulaient dans un marché aux dimensions du royaume, servaient de
garantie d’emprunt, contribuaient à constituer des dots, s’inscrivaient
dans les héritages. En outre, loin de péricliter avec l’essor de l’État
bureaucratique, la vénalité de l’office ne cessa de se développer. À la
fin du dix-septième siècle, elle était devenue l’épine dorsale de
l’appareil administratif, judiciaire et militaire du royaume, ainsi qu’un
élément essentiel de la politique fiscale royale3..
L’office vénal était aussi la clef de la mobilité sociale de la France
d’Ancien Régime. Les offices les plus prestigieux donnaient à leurs
propriétaires à la fois une fonction publique et la noblesse
héréditaire. En en faisant l’achat, l’élite de la bourgeoisie (au dix-
huitième siècle, le mot désignait les roturiers riches) a pu s’élever
progressivement au rang de la noblesse. Comme le dit un historien
de l’aristocratie française, à cette époque, « le noble n’est plus qu’un
bourgeois qui a réussi4. ». Les offices les plus convoités étaient ceux
de secrétaire du roi, qui ennoblissaient plus rapidement que les
autres, et de magistrat dans les plus hautes cours de justice du
pays. Ce sont ceux qui ont généralement retenu l’attention des
historiens5.. La plupart des offices vénaux étaient cependant plus
modestes et ne conféraient nullement la noblesse à leurs titulaires. Il
y avait par exemple les maîtres des corporations, les professions
juridiques intermédiaires comme celle de notaire ou d’huissier de
justice, et les offices dont foisonnaient les multiples branches du
gouvernement local. Chaque bourg en comptait des dizaines, et
certaines villes une centaine ou plus. À Lyon, une des plus grandes
villes de France, on recensa jusqu’à cent vingt-cinq types d’office
municipal6.. Éminent ou modeste, l’office vénal était omniprésent7..
À travers cette institution, des milliers de personnes, allant des plus
grands aristocrates du royaume à certains artisans des villes,
possédaient à titre privé un pouvoir public.
Le second moyen de détenir un pouvoir public était d’acquérir une
seigneurie. Au nombre de 70 000, les seigneuries couvraient la
quasi-totalité du territoire du royaume. Liée généralement à un bien
foncier appelé fief, la seigneurie se définissait fondamentalement par
le droit de justice civile et pénale sur les habitants d’un territoire. En
principe, la juridiction correspondait aux frontières géographiques du
fief auquel était attachée la seigneurie. Pour presque tous les
habitants du royaume, la justice seigneuriale était le premier niveau
de la hiérarchie judiciaire : le tribunal du seigneur était la juridiction
de première instance. La justice qu’il avait le droit de rendre était
dite basse, moyenne ou haute selon la gravité des affaires portées
devant lui. Les seigneuries de haute justice avaient jadis eu
compétence pour juger souverainement les crimes les plus odieux et
prononcer des peines de mort, mais la Couronne les avait privées
depuis longtemps de ce pouvoir. Les seigneurs « hauts-justiciers »
(ainsi étaient-ils nommés) avaient cependant conservé celui de
dresser des gibets devant leur château, symbole de leur éminente
juridiction.
Comme les offices vénaux, les seigneuries étaient pleinement
transmissibles, par vente, donation ou héritage. Traditionnellement,
elles étaient étroitement associées à la noblesse. Mais leur
transformation en objets de commerce les rendit plus accessibles
aux personnes, physiques et morales, qui étaient assez riches pour
en faire l’acquisition. Il y avait parmi les propriétaires de seigneuries
des femmes (nobles ou non), des roturiers enrichis, des villes et des
villages, des corporations et aussi l’Église. Celle-ci était même le plus
grand propriétaire de seigneuries du royaume, une situation qui
compliqua l’œuvre de nationalisation des biens ecclésiastiques que
lanceraient les révolutionnaires en 1789. Autre facteur de
complication, la seigneurie pouvait être vendue indépendamment du
fief, soit en totalité, soit en plusieurs parcelles. De ce fait, de
nombreuses seigneuries étaient partagées entre plusieurs
propriétaires, dont les parcelles pouvaient être encore divisées en
journées (1/365), heures (1/24) et onces (1/16) 8.. Avant 1789,
pour avoir le nom de seigneur, il suffisait d’acheter une parcelle de
juridiction locale. Les seigneuries restèrent pourtant liées à la
noblesse, à la fois dans l’imaginaire social et dans la composition
sociologique de leurs possesseurs9.. Sur le plan juridique, ce lien
s’exprimait par le droit de franc fief, une indemnité dont devaient
s’acquitter les roturiers qui achetaient une seigneurie. Cette charge
abhorrée était là pour rappeler le fossé séparant la noblesse du reste
de la société10..
La possession privée d’un pouvoir public n’était qu’un des traits
distinctifs de la propriété sous l’Ancien Régime. L’autre était le
caractère extrêmement hiérarchisé de la propriété immobilière et
foncière. La quasi-totalité des terres, des bâtiments et de
nombreuses formes de rentes et d’annuités était détenue par une
multitude de propriétaires, tous placés l’un vis-à-vis de l’autre dans
un rapport de domination et de subordination. Ce que les rédacteurs
du Code Napoléon appelleraient la « propriété absolue », détenue à
titre indépendant et entier par une seule personne, n’existait pas en
France avant la Révolution. En outre, le droit de propriété sur un
bien-fonds quel qu’il fût était généralement divisé entre le
possesseur-occupant réel (que nous appellerons le tenancier) et le
seigneur qui avait concédé la terre. Le premier jouissait du droit
d’utiliser celle-ci et de s’en approprier les fruits ; le second conservait
le droit de percevoir divers droits et d’exercer une certaine autorité
sur le tenancier. Si la propriété se définit comme le droit exclusif de
posséder quelque chose, et de dire d’une chose qu’elle vous
appartient totalement, alors il est erroné d’utiliser ce mot lorsqu’on
parle de la propriété sous l’Ancien Régime.
Le régime de la propriété en France avant 1789 ressemblait
davantage à un système de tenure qu’à un système de propriété11..
Les occupants réels de la terre tenaient leurs parcelles de supérieurs
qui conservaient des droits distincts sur les biens qu’ils avaient
concédés. Les relations entre les premiers et les seconds formaient
la complexe hiérarchie de la tenure. À sa base se trouvait une masse
modeste de tenanciers, urbains ou ruraux, qui n’avaient eux-mêmes,
en dessous d’eux, aucun tenancier. Au-dessus s’étageaient les
multiples strates des seigneurs : tout en étant les supérieurs de ces
tenanciers (et, bien souvent, leurs supérieurs juridictionnels), ces
propriétaires dépendaient eux-mêmes des seigneurs plus élevés des
mains desquels ils tenaient leurs terres. Au sommet de la pyramide
se trouvait la Couronne, qui affirmait que sa souveraineté lui donnait
un droit général de supériorité propriétaire, une sorte de seigneurie
universelle, sur toutes les terres du royaume. En réunissant la
souveraineté et le droit de propriété dans une sorte d’office public
héréditaire, la Couronne incarnait la confusion de la puissance
publique et de la propriété privée qui était la caractéristique même
de l’Ancien Régime.
Ce régime de propriété est généralement appelé le système féodal.
Jadis, il enserrait la quasi-totalité de la population européenne dans
un réseau de liens d’autorité, de devoir et d’obligation. Mais au dix-
huitième siècle, la plupart des obligations de service personnel
(armée, corvée, servage) dans le cadre desquelles les terres avaient
été concédées aux tenanciers par leurs seigneurs disparurent ou
furent converties en équivalents pécuniaires. Souvent lourdes, ces
obligations s’accompagnaient en général de toute une série de
rentes et de droits perpétuels. De la dimension personnelle originelle
du lien féodal subsistaient cependant des vestiges. Les cérémonies
de foi et d’hommage, qui symbolisaient les obligations réciproques
d’homme à homme du tenancier et du seigneur, continuaient d’être
observées dans les translations de propriété. Chaque fois qu’un
nouveau seigneur entrait en possession d’un fief, les tenanciers
devaient reconnaître tenir leurs biens du nouveau maître en pliant
devant lui le genou dans une cérémonie publique. Enfin, les
seigneurs exerçaient sur leurs tenanciers des pouvoirs
réglementaires (dits de « police ») qui variaient grandement d’un fief
à un autre. Même si la féodalité n’était plus le mode de
gouvernement à part entière tel qu’il était associé, dans l’imaginaire,
au temps des chevaliers, le système de la tenure imprégnait encore
le monde de la propriété immobilière des notions de supériorité
seigneuriale et de servitude personnelle12.. Tout entier fondé sur la
dépendance et la hiérarchie, ce régime de propriété était
évidemment incompatible avec les principes fondamentaux de l’ordre
révolutionnaire : la liberté et l’égalité. Et pour refonder le système
politique de la France sur la base de ces nouveaux principes, il fallut
remplacer la tenure hiérarchique et fragmentaire par un régime de
propriété pleinement individuel.
Certes, il existait de nombreuses tenures non féodales, en
particulier dans les provinces méridionales du royaume, mais elles
s’inspiraient tout autant du régime de la tenure que les tenures
féodales. Comme elles, ces dispositifs non féodaux liaient à
perpétuité des propriétés inférieures à des propriétés supérieures et
les soumettaient au paiement de rentes et de redevances. Le même
vocabulaire juridique était utilisé pour les décrire, ce qui montrait à
quel point les tenures non féodales participaient du même esprit
hiérarchique que les tenures féodales. Leurs tenanciers étaient
censés « dépendre » des domaines supérieurs dont leurs tenures
avaient été « démembrées ». Les possesseurs-occupants de ces
tenures inférieures devaient « servir » diverses redevances, en
reconnaissance du « droit de supériorité » réservé à la propriété
principale dont elles relevaient. Ainsi, qu’ils fussent ou non féodaux
d’un point de vue juridique, la quasi-totalité des biens immobiliers de
la France d’Ancien Régime reflétait et intégrait des rapports
hiérarchiques de dépendance et de domination.
La notion de propriété propre à l’Ancien Régime était à la fois plus
et moins large que celle qui s’imposa après 1789 : plus large parce
qu’elle s’étendait à des formes de pouvoir public qui perdirent
ensuite le statut de propriété, comme le droit de justice, par
exemple ; plus limitée parce qu’elle ne permettait pas à un seul
individu d’être pleinement et totalement propriétaire. Pour ces deux
raisons, la propriété sous l’Ancien Régime représentait des valeurs
incompatibles avec les idéaux révolutionnaires. En permettant à des
milliers d’individus d’être propriétaires de parcelles de la puissance
publique, elle fragmentait la souveraineté. En liant à perpétuité les
détenteurs de biens immobiliers dans des hiérarchies de domination
et de dépendance, elle portait atteinte à la liberté et à l’égalité. Pour
bâtir un ordre constitutionnel nouveau, fondé sur la liberté, l’égalité
et la souveraineté nationale, les révolutionnaires ont dû séparer la
puissance publique de la propriété privée, et remplacer le système
de la tenure régissant la propriété foncière par un régime de
propriété individuel et absolu. Ils créèrent, pour cela, la propriété
moderne.
Pour donner un peu de chair à ce bref résumé du régime de
propriété de l’Ancien Régime, il ne sera pas inutile de décrire
concrètement son mode de fonctionnement. On en trouve de
nombreux exemples à Aix-en-Provence, ville moyenne du royaume et
capitale de la Provence, et dans son hinterland. La première chose
qui caractérise ce centre administratif, judiciaire et religieux, c’est la
prolifération des offices vénaux. Comme d’autres villes de même
taille, Aix-en-Provence comptait de nombreux maîtres de corporation
; et comme capitale régionale, elle comptait un nombre encore plus
grand d’offices municipaux, de création royale. Ils allaient des
positions prestigieuses de maire et d’édile municipal (appelé, selon
les époques, échevin, consul, capitoul ou jurat) aux postes
subalternes de héraut, de portier, de concierge de l’hôtel-de-ville, de
crieur des morts. En outre, comme la ville se finançait par des
octrois et des droits de marché, de nombreux offices étaient liés aux
activités commerciales et financières de la cité : ainsi des peseurs et
des mesureurs, des inspecteurs des boucheries, des inspecteurs et
testeurs d’huile, et de toutes sortes d’officiers chargés d’inspecter les
charrettes et de percevoir les droits aux portes de la ville.
Pour arracher de l’argent aux corps d’officiers existants, la
Couronne créait souvent de nouveaux offices dont les fonctions
empiétaient sur les privilèges des premiers. Ce faisant, elle espérait
inciter les officiers menacés à « éteindre » ces offices nouveaux en
les achetant pour eux-mêmes13.. La Couronne usa très souvent de
cette manœuvre fiscale sur les clercs de la ville d’Aix-en-Provence en
créant les offices nouveaux et superflus de clerc municipal (1634),
clerc-secrétaire (1690), clerc héréditaire (1697), contrôleur des
clercs (1704), et clerc alternatif et triennal (1709). Tous ces offices
malvenus étaient achetés et pour ainsi dire étouffés par les clercs
établis. Les officiers du marché furent soumis à des manipulations
fiscales similaires. Ainsi, pour protéger leurs privilèges, les vendeurs
de porcs du marché aixois durent acheter des offices de juré-
vendeur de porcs (1704), de visiteur de porcs (1704), d’inspecteur-
juré de porcs (1707) et de contrôleur de porcs (1707). Ces exemples
montrent combien ces offices vénaux touchaient presque à tous les
aspects de la vie politique et économique locale.
Mais tous les offices vénaux d’Aix-en-Provence n’étaient pas
d’origine triviale ou éhontément fiscale. En tant que capitale
provinciale, la ville disposait de trois cours souveraines : une cour
suprême provinciale (le parlement) et deux hautes cours financières
(une cour des comptes, aides et finances et un bureau des
finances). Ces trois cours réunissaient au total près de deux cents
magistrats, dont les offices étaient à la fois vénaux et très coûteux :
ils valaient entre 30 000 et 150 000 livres (la monnaie française de
l’époque)14.. Ces offices prestigieux ennoblissaient, même si
beaucoup de leurs propriétaires nobles étaient déjà de haut lignage.
En réalité, l’élite urbaine d’Aix-en-Provence était dominée par des
familles nobles qui avaient acquis leur statut plusieurs générations
plus tôt en achetant des offices de magistrature, et qui se les
transmettaient de père en fils par tradition familiale. Esprit-
Hiacinthe-Bernard d’Albert est un parfait exemple de cette
pratique15.. En 1765, âgé de 32 ans, il hérita de l’office de président
de la cour des comptes, qui avait appartenu à son père et à son
grand-père. Quand elles avaient besoin d’argent, les familles de la
noblesse de robe pouvaient vendre leurs offices à de riches
parvenus, souvent des familles marchandes de Marseille qui s’étaient
enrichies dans le commerce méditerranéen ou atlantique. En 1769,
d’Albert épousa Suzanne de l’Enfant de la Patrière, dont la famille
avait récemment acquis la fortune et la noblesse en achetant des
offices dans la haute administration financière et militaire. En
épousant un d’Albert, une des grandes familles de la noblesse
provençale, la jeune femme permettait à la sienne de parachever sa
fulgurante ascension sociale.
Outre des richesses, Suzanne apporta par son mariage une
seigneurie et un fief prestigieux, la baronnie de Bormes, que son
grand-père avait achetée vingt ans plus tôt. Par cette alliance, Esprit-
Hiacinthe-Bernard ajoutait donc une seigneurie à sa présidence de la
cour des comptes. La possession simultanée d’offices de magistrat,
de seigneuries et de fiefs était commune dans l’élite aixoise. Si leurs
membres préféraient généralement vivre dans leurs opulentes
résidences de la capitale provinciale, ils considéraient la possession
d’un fief et d’une seigneurie rurales comme un élément essentiel de
leur identité. Ils étaient ainsi des seigneurs à un double titre : ils
avaient sur leurs tenanciers ruraux à la fois une juridiction
seigneuriale et une supériorité de propriétaire féodal. Le jeune
d’Albert est tout à fait représentatif à cet égard. À l’instar de ses
pairs, il vivait à Aix-en-Provence : d’ailleurs, le château de Bormes,
depuis longtemps en ruines, était inhabitable. Mais comme seigneur
haut-justicier de Bormes, il y gardait un tribunal pour exercer sa
juridiction. Et comme seigneur féodal de Bormes, il jouissait d’autres
pouvoirs et privilèges, dont le droit de percevoir diverses redevances
auprès de ses tenanciers et le droit de premier refus sur leurs
transactions immobilières.
Comparées à celles d’autres seigneurs féodaux, cependant, ces
prérogatives étaient limitées. La raison en est que le premier
seigneur de Bormes, Henry de Grasse, avait vendu depuis longtemps
aux villageois la plupart de ses droits féodaux et banalités
seigneuriales (des monopoles en matière de moulage du grain, de
cuisson du pain et de boucherie) contre un versement pécuniaire
annuel. La suppression de ces possibles sources de friction permit
aux barons de Bormes de maintenir des relations relativement
harmonieuses avec leurs tenanciers tout au long de l’année 1789 et
après. Ce fut rarement le cas dans les fiefs où les seigneurs avaient
conservé leurs prérogatives et où ils insistèrent pour en faire usage.
Ainsi du fief de Cuges, qui fut le théâtre de conflits incessants entre
les villageois et leur dame (le féminin de l’époque pour « seigneur
»), Gabrielle-Charlotte de Gautier de Girenton16.. Du jour qu’elle
hérita du fief, en 1772, jusqu’à sa mort, en 1812, elle assigna en
justice ses tenanciers pour faire respecter ses nombreuses
prérogatives, parmi lesquelles un monopole sur l’usage du pressoir à
olives et du four à pain, le droit de bûcherage17. dans la forêt locale,
l’accès au lavoir communal, la réglementation de l’emploi du violon
dans le village, diverses exemptions fiscales, le don de vêtements
pour les pauvres du village et la supervision du conseil municipal élu.
Les villageois lui rendirent la pareille. Cette guerre d’usure judiciaire
dura jusqu’en 1792, quand les villageois, exaspérés, passèrent à
l’action directe et mirent le château à sac18.. « L’ordre » étant
revenu avec le régime napoléonien, la bataille judiciaire reprit. Elle
ne prit fin qu’en 1865, quand les descendants de Gautier de
Girenton vendirent les derniers biens qu’ils avaient à Cuges.
S’agissant du baron de Bormes, en revanche, aucun conflit judiciaire
ne vint ternir ses relations avec le voisinage, et bien sûr aucun acte
de violence. Cet état des choses assez rare peut expliquer pourquoi
Esprit-Hiacinthe-Bernard accepta la Révolution de 1789, refusa
d’émigrer et put désamorcer les dénonciations de radicaux aixois
grâce aux témoignages de patriotisme et d’humanité dont
l’assurèrent ses anciens tenanciers. Bormes fut une de ces
exceptions qui confirment la règle.
Le régime de la seigneurie et de la tenure était omniprésent dans
les campagnes du royaume. Il serait pourtant erroné de croire que
son emprise s’arrêtait aux portes des villes. À Aix-en-Provence
même, les biens immobiliers faisaient tous l’objet de la même
division hiérarchique. Avec la différence que, comme dans la plupart
des villes de France, le principal seigneur n’était pas la noblesse mais
le clergé. La quasi-totalité des terres et des bâtiments avait été
concédée par des établissements ecclésiastiques et était tenue sous
leur supériorité. Ainsi, les grandes dynasties de l’élite aixoise, qui
possédaient toutes des fiefs ruraux, étaient elles-mêmes en situation
de tenanciers dépendants quand elles résidaient en ville dans leurs
maisons. Peut-être s’en irritaient-elles. C’était certainement le cas de
d’Albert. Le 22 août 1790, il fut un des premiers Aixois à se prévaloir
de l’abolition révolutionnaire de la féodalité pour libérer sa demeure
urbaine de la seigneurie de l’archevêque d’Aix19..
L’exemple d’Aix et de son pays illustre l’imbrication omniprésente
du pouvoir et de la propriété, essence même de l’Ancien Régime. La
possession à titre privé d’un pouvoir public structurait le système
judiciaire, formait l’armature de l’administration locale, définissait les
mécanismes de la hiérarchie et de la mobilité sociales, caractérisait
enfin la monarchie elle-même. La division verticale des droits de
propriété immobilière et foncière par le système de la tenure ne
renforçait pas seulement les hiérarchies sociales traditionnelles de la
France rurale : elle imprégnait également tout l’espace urbain. Pour
les révolutionnaires, ces caractéristiques de la propriété d’Ancien
Régime étaient totalement incompatibles avec le régime politique
qu’ils voulaient instituer. Voulant supprimer ces obstacles au nouvel
ordre constitutionnel, il leur fallait révolutionner le régime de
propriété.
Les hommes de 1789 inscrivaient leur action dans un mouvement
européen plus large de destruction de l’ordre féodal. Ils savaient que
d’autres pays avaient déjà commencé le processus. L’Angleterre avait
aboli la tenure foncière féodale pendant la guerre civile (1642-1649),
tout en laissant intactes les tenures non féodales, qui restaient
nombreuses20.. Après l’indépendance, les États-Unis d’Amérique
étaient allés plus loin et avaient aboli la plupart (mais pas la totalité)
des formes de tenure propriétaire21.. Sur le continent européen, au
milieu du dix-huitième siècle, le grand-duché de Toscane avait réalisé
la suppression progressive de la plupart des droits féodaux, en
indemnisant leurs bénéficiaires, et le royaume du Piémont était en
train d’en faire autant au moment où la Révolution française avait
éclaté22.. Un grand changement était à l’œuvre. Cependant, aucun
pays n’avait tenté un démantèlement aussi rapide et total de la
structure de la tenure foncière sous tous ses aspects, féodaux ou
non, que ne le fit la France révolutionnaire en 1789. Quelque vingt
ans plus tard, contemplant l’œuvre accomplie par les
révolutionnaires français, un réformateur prussien se laissait saisir
par un sentiment d’inéluctabilité : « Notre temps […] exige des
changements dans la nature de la propriété de la terre. Ce sont des
changements qu’aucune puissance humaine ne saurait arrêter23. »,
écrivait-il. Les contemporains de la Révolution avaient perçu
l’ampleur sans précédent de la transformation qu’elle avait entreprise
et reconnu en elle le début d’une ère nouvelle dans l’histoire de
l’humanité.
Bien des commentateurs ultérieurs ont partagé à cet égard leurs
idées, à commencer par le plus influent d’entre eux, Karl Marx. Mais
celui-ci concevait la féodalité d’une tout autre manière que les
révolutionnaires : loin de voir en elle une forme constitutionnelle, il
la définissait en termes économiques comme un mode de production
et d’organisation sociale24.. Cette perspective nouvelle marqua
fortement les travaux menés sur la Révolution française25..
L’interprétation marxiste qui s’en dégagea tenait que 1789 avait été
une révolution bourgeoise qui avait renversé la structure
socioéconomique féodale et inauguré le système capitaliste. Pendant
la première moitié du vingtième siècle, cette interprétation devint le
mode de compréhension dominant de l’histoire de la Révolution
française. Dans les années 1960, cependant, des travaux «
révisionnistes » la contestèrent, estimant que la Révolution n’avait
pas été conçue par la bourgeoisie et n’avait pas modifié
fondamentalement la structure de l’économie du royaume. Loin de
libérer l’économie bourgeoise naissante de ses chaînes féodales,
disaient ces « révisionnistes », la Révolution avait mis à mal les
industries capitalistes qui avaient connu un essor certain dans les
décennies précédentes. Son principal impact économique,
ajoutaient-ils, avait été de faire prendre des dizaines d’années de
retard à l’économie de la France. Avec le triomphe de ce nouveau
courant historiographique, l’idée que 1789 avait été une révolution
bourgeoise antiféodale tomba en disgrâce. Et malgré une attention
renouvelée pour l’ascension de la bourgeoisie marchande, l’essor du
capitalisme et les effets déstabilisateurs de la nouvelle culture
consumériste sur la société traditionnelle des ordres, l’interprétation
marxiste occupe aujourd’hui une place marginale dans
l’historiographie26..
L’idée de féodalité que les « révisionnistes » avaient à l’esprit dans
leur contestation de l’interprétation marxiste était de nature tout
aussi économique que celle proposée par Marx au dix-neuvième
siècle. Ce n’était pas le cas des hommes de 1789, qui ne
considéraient pas la féodalité d’abord en termes économiques et
dont l’ambition n’avait pas été, au moment de l’abolir, de transformer
l’économie du royaume. Les révolutionnaires français regardaient
plutôt la féodalité – qu’ils appelaient aussi le « gouvernement féodal
» – comme une forme constitutionnelle assise sur deux piliers
jumeaux : une puissance publique détenue à titre privé et un régime
hiérarchique de propriété foncière27.. Leur conception de la féodalité
trouvait sa source dans une critique juridique de la « constitution
féodale », qui avait été exprimée pour la première fois au seizième
siècle par les fondateurs de l’humanisme juridique28.. De ce point de
vue, le gouvernement féodal était illégitime parce qu’il était né de
l’usurpation des terres royales et de la justice souveraine du roi par
les seigneurs. La première avait donné les fiefs, la seconde les
seigneuries, et les deux avaient fusionné pour former l’ensemble fief-
seigneurie, héréditaire et cessible, qui recouvrait l’essentiel du
territoire de la France et de l’Europe occidentale. Cette confusion de
la propriété foncière et de la puissance publique avait façonné
l’histoire européenne et été la cause de la plupart des problèmes du
royaume. Pour une part, le récit fait par les jurisconsultes de l’essor
du gouvernement féodal était une réflexion sur l’origine de la
propriété, car tout bien foncier en France était soit un fief, soit le
fruit du démembrement d’un fief, soit encore un fief en puissance.
Cependant, comme la juridiction seigneuriale était devenue
étroitement liée au fief, toute réflexion sur les origines féodales
amenait nécessairement à une réflexion sur le pouvoir politique, la
souveraineté, le gouvernement du royaume. Tant que la propriété et
la puissance étaient indissociables du point de vue conceptuel,
linguistique et institutionnel, le débat sur la propriété était donc un
débat constitutionnel29.. Et comme nombre de révolutionnaires
étaient, de formation ou de métier, des avocats, ils étaient
parfaitement au fait de la pensée des jurisconsultes des seizième et
dix-septième siècles. Celle-ci avait façonné leur conception de la
féodalité, un mode fâcheux de gouvernement basé sur la confusion
du pouvoir et de la propriété. Elle leur avait enseigné que l’ordre
féodal pouvait être défait en mettant fin à cette confusion. Et c’est
précisément ce que les hommes de 1789 entreprirent de faire en
opérant une distinction radicale entre la propriété privée et la
puissance publique.
Ce fut la Grande Démarcation, acte fondamental de la Révolution,
coup porté au cœur même de l’Ancien Régime, pierre de touche de
toutes les autres réformes. Les révolutionnaires engagèrent ce
programme de démarcation dans la nuit du 4 août 1789. Ce fut cette
nuit-là, en effet, qu’ils abolirent, par décret, tout à la fois la
seigneurie, l’office vénal et le régime de la tenure foncière. Bien que
ces mesures eussent été en partie destinées à calmer la
paysannerie, emportée alors par un violent mouvement de panique
appelé la Grande Peur, elles ne furent pas qu’une réponse urgente à
une crise immédiate, loin de là. Les abolitions du 4 août, considérées
dans leur ensemble, découlaient d’un projet plus ambitieux :
démanteler les institutions sur lesquelles reposait sous l’Ancien
Régime la confusion du pouvoir et de la propriété. Les prérogatives
féodales et seigneuriales contre lesquelles les paysans étaient en
révolte en faisaient partie, mais au même titre que l’office vénal, qui
ne concernait pas la paysannerie et qui n’avait rien, juridiquement
ou historiquement, de féodal. Et même quand elles portèrent sur la
propriété foncière, les abolitions du 4 août allèrent au-delà de la
propriété féodale, puisqu’elles cherchèrent à transformer toute forme
de tenure – féodale et non féodale, rurale et urbaine – en propriété
individuelle indépendante. L’expression « abolition de la féodalité » –
que les historiens appliquent souvent, dans un sens économique et
rural, aux mesures adoptées cette nuit-là – ne rend pas compte de la
profondeur de la transformation que tentèrent de réaliser les
révolutionnaires, pas plus qu’elle ne restitue le caractère délibéré et
la puissance novatrice et constructrice de leur action. L’expression «
Grande Démarcation » me paraît plus appropriée à cet égard, car
elle évoque simultanément la confusion à laquelle ils aspiraient à
mettre fin et le principe fondamental qui allait structurer le nouveau
régime. Ce principe fondamental, c’était la séparation, en théorie et
en pratique, de la sphère de la propriété privée et de la sphère de la
puissance publique.
En mettant fin à la tenure foncière et à l’appropriation privée de
tout ou partie de la puissance publique, la Grande Démarcation
rendit possible une nouvelle constitution, assise sur la citoyenneté et
sur un gouvernement électif. La première mesure, le remplacement
de la tenure propriétaire et dépendante par un régime de propriété
pleine et indépendante, fut la condition nécessaire à l’institution de
la liberté et de l’égalité des citoyens. Si la tenure était restée en
place, les liens perpétuels de la hiérarchie propriétaire auraient
empiété sur la liberté du citoyen, lequel serait resté inférieur à son
seigneur. En le maintenant dans un état de dépendance vis-à-vis de
son supérieur propriétaire, le lien de la tenure aurait fait de l’égalité
et de la liberté des mots vides de sens. La seconde mesure,
l’abolition de l’appropriation privée d’un pouvoir public, fut
nécessaire pour rassembler les multiples parcelles de la puissance
publique détenues à titre privé sous forme d’office et de seigneurie,
et pour les reconstituer dans une souveraineté nationale une et
indivisible. Sans cela, le gouvernement électif et représentatif
n’aurait pu fonctionner. Si les morceaux épars de la puissance
publique étaient restés propriétés privées, leurs propriétaires
auraient occupé de droit le pouvoir public. Si cette situation avait
perduré, il aurait été inutile d’organiser des élections, le
gouvernement représentatif n’aurait pu exister, la souveraineté
nationale serait restée un concept creux. L’abolition du régime de la
tenure foncière et de la possession à titre privé d’un office public a
été la condition sine qua non de la citoyenneté, de la souveraineté
nationale et de la Constitution nouvelle.
La Grande Démarcation fut le cadre structurant du nouveau régime.
Elle ne suffit pourtant pas à produire une forme démocratique ni
même libérale de gouvernement : le joug napoléonien en fit
clairement la démonstration. Si ce régime préserva et renforça à
certains égards la séparation entre la puissance publique et la
propriété privée, notamment grâce au Code Napoléon, il réduisit à
néant les pratiques participatives introduites par la Révolution. La
liberté politique disparut. En près de dix ans, la Grande Démarcation
se révéla éminemment compatible avec un gouvernement
autoritaire. Peut-être ne faut-il voir là rien de bien étonnant, puisque
ses origines intellectuelles remontaient à la tradition juridique
absolutiste de la France du seizième siècle30..
La Grande Démarcation ne se traduisit donc pas par le triomphe
d’une forme politique spécifique. Ce qu’elle légua aux générations
futures, c’est la matrice conceptuelle à partir de laquelle ont été
édifiées et comprises les formes politiques modernes. De la Grande
Démarcation du pouvoir et de la propriété sont issues certaines des
distinctions fondatrices de la modernité politique : entre le politique
et le social, l’État et la société, la souveraineté et la propriété, le
public et le privé. Ces dernières décennies, les historiens de la
Révolution française ont débattu de la question de savoir si 1789
avait été une révolution sociale ou politique. Reconnaître dans la
Grande Démarcation l’œuvre révolutionnaire fondamentale permet
de transcender ce débat. N’étant exclusivement ni l’une ni l’autre, la
Révolution de 1789 fut le moment qui clarifia la distinction même
des concepts de « social » et de « politique », concepts qui
structurent encore aujourd’hui la science historique et les sciences
sociales, plus généralement.

Aux yeux des révolutionnaires, cette distinction était parfaitement


claire. Mais pour en faire une réalité, il leur fallut concevoir et mettre
en œuvre toute une série de réformes très concrètes. Contestées,
traumatiques et parfois mal conçues, ces réformes refondirent
l’Église, l’administration financière, le système judiciaire, le
gouvernement local et la Couronne elle-même. Toutes furent les
conséquences nécessaires de la Grande Démarcation. Après un
premier chapitre où seront abordés les premiers débats juridiques et
historiques qui inspirèrent les ambitions des révolutionnaires, le reste
du livre portera sur la manière dont les hommes de 1789 et leurs
successeurs se sont efforcés de mettre en œuvre ce programme. La
tâche ne fut pas aisée, car l’engagement pris dans la nuit du 4 août
exigeait des révolutionnaires qu’ils redéfinissent le concept, le droit
et la structure institutionnelle de la « propriété » en tant que telle.
Nous ne traiterons pas de tous les aspects des réformes
révolutionnaires touchant la propriété : pour cela, l’ouvrage classique
publié en 1953 par Marcel Garaud reste la référence
indépassable31.. Nous nous intéresserons en revanche à plusieurs
types problématiques de propriété, afin de mettre en évidence les
deux défis principaux auxquels les révolutionnaires se sont heurtés à
partir de 1789, quand fut entreprise la Grande Démarcation.
Le premier, détacher la puissance publique de la propriété privée,
est le sujet des chapitres 2 et 3. Pour y parvenir, les révolutionnaires
durent supprimer les formes de propriété qui permettaient la
transmission directe d’un pouvoir public (principalement la seigneurie
et l’office vénal), ainsi que le régime de la tenure, qui grevait la
propriété immobilière de rapports de dépendance et de domination
perpétuels. Étonnamment, l’abolition de l’office vénal et de la justice
seigneuriale ne suscita guère de résistance. Mais quand ils voulurent
démanteler le système de la tenure, les révolutionnaires se
heurtèrent à des difficultés. Elles furent d’ailleurs largement de leur
fait, puisqu’ils étaient déterminés à exiger des tenanciers qu’ils
indemnisent eux-mêmes leurs anciens seigneurs des supériorités
propriétaires qu’ils venaient pourtant d’abolir. Bien souvent avocats
de métier et propriétaires de condition, les révolutionnaires
pensaient que ces supériorités (représentées principalement par des
redevances et des rentes perpétuelles) faisaient partie intégrante du
régime de propriété immobilière et foncière de l’Ancien Régime, et ils
exigèrent donc qu’elles fussent respectées. Cette politique provoqua
une vive opposition populaire. En même temps, l’établissement
d’une distinction juridique claire entre les droits légitimes et
illégitimes s’avéra plus difficile que les révolutionnaires ne l’avaient
pensé. Et comme l’État lui-même était titulaire de nombre de ces
rentes et redevances, ils furent partagés entre leur promesse de les
abolir et la tentation de les utiliser pour financer la dette nationale.
C’est pourquoi le passage d’un régime de propriété immobilière assis
sur la tenure hiérarchique à un régime de propriété immobilière assis
sur la propriété privée indépendante prit un certain nombre
d’années.
Les chapitres 4 et 5 traitent du second grand défi auquel durent
faire face les révolutionnaires au moment de séparer la puissance
publique de la propriété privée : supprimer la totalité des droits de
propriété et des possessions du nouveau souverain, la nation. La
première étape de ce processus consista à décider du sort qu’il
convenait de faire au domaine royal, à savoir les terres, les
bâtiments et les droits de propriété de la Couronne. Sous la pression
des difficultés budgétaires du pays, et tenus par leur promesse de
construire un État purement souverain et non propriétaire, les
révolutionnaires récupérèrent le domaine royal et le convertirent en
domaine national. Contrairement au premier, qui était juridiquement
inaliénable (il ne pouvait être transféré ni par vente ni par donation),
le second fut conçu par les révolutionnaires de telle sorte qu’il puisse
être vendu morceau par morceau à des citoyens acheteurs. Cela
devait permettre de diminuer la dette nationale et de transformer en
biens privés les biens quasi publics de la Couronne. Les
révolutionnaires comprirent aussi que le domaine national pouvait
être un outil idéal pour transformer en fonds individuels les terres
confisquées aux opposants politiques, à l’Église et aux corporations,
par ailleurs abolies. Avec le temps, espéraient-ils, tout ce que le
domaine national avait absorbé serait vendu sous forme de propriété
privée. Cela permettrait de vider le domaine, de nettoyer l’État de la
« souillure » propriétaire, et d’assurer enfin que tout ce qui pouvait
devenir propriété privée tomberait bien dans les mains de
particuliers. Loin d’être un simple expédient budgétaire, le nouveau
domaine national fut ainsi un des instruments qui permirent de faire
une réalité de la séparation entre puissance publique et propriété
privée.
À l’époque, l’expropriation révolutionnaire et la vente des biens
nationalisés ne se passèrent pas sans heurts. Elles suscitèrent une
vive opposition politique, nourrirent la spéculation et provoquèrent
bien d’autres problèmes, que les historiens ont d’ailleurs largement
documentés32.. Plus fondamentalement, les révolutionnaires se
heurtèrent à des difficultés conceptuelles et juridiques inattendues,
en particulier pour distinguer ce qui, avant 1789, était un bien
domanial ou privé. Ces difficultés étaient dues à l’imbrication
omniprésente entre puissance publique et propriété privée héritée de
l’Ancien Régime, imbrication particulièrement prononcée pour tout ce
qui était lié au domaine royal. Dans leur réforme de la législation
domaniale, les révolutionnaires ne pouvaient pas se contenter de
liquider simplement une relique archaïque de la monarchie : il leur
fallut s’attaquer à une institution sur laquelle reposait la confusion de
la puissance publique et de la propriété privée propre à l’Ancien
Régime. Leurs successeurs essayaient encore d’en finir avec cette
imbrication historique à la fin du dix-neuvième siècle.
Le sixième et dernier chapitre examine un aspect généralement
négligé de la transformation révolutionnaire de la propriété, et qui
replace ces deux grands défis dans un cadre unique : il s’agit du sort
qu’il convenait de faire aux rentes et aux droits, d’origine souvent
féodale, que l’État révolutionnaire avait récupérés avec le domaine
royal et les biens de l’Église. Le nom véritable sous lequel ils sont
connus, « les droits ci-devant féodaux appartenant à la nation »,
exprime éloquemment le double statut juridique de ces biens au
statut politique insolite. À la fois féodaux et domaniaux, ils obligèrent
les révolutionnaires à relever dans un même effort les deux défis
fondamentaux que posait la création d’un nouveau régime de
propriété.
Malgré les soubresauts de la Révolution, les hommes de 1789 et
leurs successeurs réussirent à transformer le régime de propriété et,
ce faisant, le régime politique de la France. Ils abolirent l’office vénal
et la seigneurie, transformèrent la tenure en propriété individuelle,
redéfinirent le rapport de l’État à ce nouveau type de propriété en
transformant le domaine royal en domaine national, et supprimèrent
les supériorités propriétaires que celui-ci avait inopinément
absorbées. Nul ne posséderait plus de fonction publique à titre de
propriété privée. Aucune terre ne conférerait plus de suprématie, de
juridiction ou d’autre forme de puissance publique sur un concitoyen.
Ces changements mirent fin à l’Ancien Régime et formèrent la base
de l’ordre constitutionnel qui allait prendre sa place. En arrachant
l’office public des mains des particuliers pour le rendre accessible par
l’élection, l’impossibilité faite à l’appropriation privée de tout ou
partie de la puissance publique ouvrit la voie à la souveraineté
populaire. En brisant les hiérarchies traditionnelles qui reposaient sur
les liens perpétuels de domination et de dépendance propriétaires, le
démantèlement de la tenure rendit possible la liberté et l’égalité des
citoyens. La réforme de la propriété fut l’acte fondateur de la
Révolution, l’acte sans lequel ses principes cardinaux n’auraient pu
devenir réalité et dont dépendait son rêve de Nouveau Régime. Mais
elle fut bien plus encore. En mettant fin à la confusion conceptuelle
et à l’imbrication institutionnelle du pouvoir et de la propriété, la
réforme de la propriété permit de réaliser la Grande Démarcation,
qui fonde et définit encore aujourd’hui notre idée de la politique33..
En établissant les distinctions par lesquelles nous percevons le
monde et agissons sur lui - entre le social et le politique, la société
et l’État, la propriété et la souveraineté –, la Grande Démarcation
nous légua un héritage qui va bien au-delà de l’histoire de la
Révolution française. Elle créa notre manière de voir le monde34..
1 Gérard Béaur, Le Marché foncier à la veille de la Révolution. Les mouvements de la
propriété beaucerons dans les régions de Maintenon et de Janville de 1761 à 1790, Paris,
Éditions de l’EHESS, 1989 ; Gérard Béaur, L’Immobilier et la Révolution. Marché de la pierre
et mutations urbaines, 1770-1810, Paris, Armand Colin, 1994 ; Jacques Dupâquier, La
Propriété et l’exploitation foncières à la fin de l’ancien régime dans la Gâtinais septentrional,
Paris, Presses universitaires de France, 1956 ; Geneviève Koubi (dir.), Propriété et
révolution. Actes du colloque de Toulouse, 12-14 octobre 1989, Paris, Éditions du CNRS,
1990 ; Jean-Laurent Rosenthal, The Fruits of Revolution : Property Rights, Litigation, and
French Agriculture, 1700-1860, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; Albert
Soboul, Les Campagnes montpelliéraines à la fin de l’Ancien Régime. Propriété et cultures
d’après les compoix, Paris, Presses universitaires de France, 1958. Il y a une exception
notable : William H. Sewell Jr., Work and Revolution in France : The Language of Labor
from the Old Regime to 1848, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, ch. 6, « A
Revolution in Property », p. 114-142.
2 Robert Descimon, « La vénalité des offices et la construction de l’État dans la France
moderne : des problèmes de la représentation symbolique aux problèmes du coût social du
pouvoir », in Robert Descimon, Jean-Frédéric Schaub et Bernard Vincent (dir.), Les Figures
de l’administrateur. Institutions, réseaux, pouvoirs en Espagne, en France et au Portugal,
Paris, Éditions de l’EHESS, 1997, p. 77-93.
3 David D. Bien, « Offices, Corps, and a System of State Credit », in K. M. Baker (dir.),
The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, vol. 1, The Political
Culture of the Old Regime, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 89-114 ; David D.
Bien, « Les Offices, les corps et le crédit d’État : l’utilisation des privilèges sous l’Ancien
Régime », Annales H.S.S., vol. 43, n° 2 (1988), p. 379-404 : David D. Bien, «
Manufacturing Nobles : The Chancelleries in France to 1789 », Journal of Modern History,
vol. 61, n° 3 (1989), p. 445-486 ; Robert Descimon, « La vénalité des offices comme dette
publique sous l’Ancien Régime français : le bien commun au pays des intérêts privés », in
Jean Andreau, Gérard Béaur et Jean-Yves Grenier (dir.), La Dette publique dans l’histoire,
Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2006, p. 175-240.
4 Guy Chaussinand-Nogaret, La Noblesse au xviiie siècle. De la féodalité aux Lumières,
Paris, Hachette, 1976, p. 54.
5 François Bluche et Pierre Durye, L’Anoblissement par charges avant 1789, La Roche-sur-
Yon, Imprimerie centrale de l’Ouest, 1962 ; William Doyle, Venality : The Sale of Offices in
18th Century France, Oxford, Clarendon Press, 1996 ; Roland Mousnier, La Vénalité des
offices sous Henri IV et Louis XIII, 2e éd., Paris, Presses universitaires de France, 1971.
6 Issu de l’inventaire imprimé mais inédit des archives communales de Lyon, p. 281-313.
7 Gail Bossenga, « Markets, the Patrimonial State, and the Origins of the French
Revolution », 1650-1850 : Ideas, Aesthetics, and Inquiries in the Early Modern Era, vol. 11
(2005), p. 443-510.
8 Louis Ventre de la Touloubre, Jurisprudence observée en Provence sur les matières
féodales et les droits seigneuriaux divisée en deux parties, Avignon, n. p., 1756, p. 117.
9 L’expression « imaginaire social » est empruntée à Sarah Maza, The Myth of the French
Bourgeoisie : An Essay on the Social Imaginary, 1750-1850, Cambridge, MA, Harvard
University Press, 2005.
10 Tocqueville écrivait : « Je ne sais si le droit de franc fief n’a pas plus servi que tout le
reste à tenir séparé le roturier du gentilhomme, parce qu’il les empêchait de se confondre
dans la chose qui assimile le plus vite et le mieux les hommes les uns aux autres, la
propriété foncière. Un abîme était ainsi, de temps à autres, rouvert entre le propriétaire
noble et le propriétaire roturier son voisin. » L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Michel
Lévy Frères, 1860, p. 175.
11 Telle était la structure générale de la propriété en Europe occidentale et dans les
Amériques jusqu’au dix-huitième siècle, avant qu’elle ne commence à reculer. Elle survit
aujourd’hui encore dans certaines régions d’Europe et de ses anciennes colonies. Elle fut
particulièrement vigoureuse en Écosse, où « l’immense majorité des terres écossaises
[étaient] tenues […] par un titre féodal » dans le cadre d’une complexe « hiérarchie de
souverain, supérieur et vassal », jusqu’à que le Parlement du pays adopte, en 2000, une loi
portant abolition de la tenure féodale (Abolition of Feudal Tenure Act). C. F. Kolbert et N. A.
M. Mackay, History of Scots and English Land Law, The Keep, Berkhampsted, Herts :
Geographical Publications Limited, 1977, p. 103 et 107. Elle existe encore au Brésil.
12 Pour une défense solide de la thèse selon laquelle un système formel de gouvernement
féodal n’a, en réalité, jamais existé pendant le Moyen Âge mais fut une création des juristes
du seizième siècle, voir Elizabeth A. Brown, « The Tyranny of a Construct : Feudalism and
the Historians of Medieval Europe », American Historical Review, vol. 79, n° 4 (octobre
1974), p. 1063-1088. La thèse de Brown a été développée par Susan Reynolds, Fiefs and
Vassals : The Medieval Evidence Reinterpreted, Oxford, Oxford University Press, 1994.
13 Bien, « Offices, Corps, and a System of State Credit », p. 89-114
14 Les chiffres sont empruntés à Paul Boiteau, État de la France en 1789, Paris, Perrotin,
1861, p. 339. Sur les cours supérieures et l’élite des magistrats, voir Donna Bohanan, Old
and New Nobility in Aix-en-Provence, 1600-1695 : Portrait of an Urban Elite, Baton Rouge,
Louisiana State University Press, 1992 ; et Monique Cubells, La Provence des Lumières. Les
parlementaires d’Aix au 18e siècle, Paris : Maloine, 1984.
15 Les informations relatives à d’Albert, sa famille et sa seigneurie de Bormes viennent
des Archives départementales (ci-après AD) du Var, 2 J 198 dossier l’Enfant et 4 E 14
Bormes. Les autres informations viennent de Philémon Giraud, Notes chronologiques pour
servir à l’histoire de Bormes (Hyères, Cruves, 1859), et Louis Honoré, Bormes au dix-
huitième siècle (Montauban, Orphelins imprimeurs, 1913).
16 Rafe Blaufarb, The Politics of Fiscal Privilege in Provence, 1530s-1830s, Washington,
DC, Catholic University Press of America, 2012, p. 242-262.
17 Il s’agit du droit de ramasser du bois et de l’utiliser pour se chauffer.
18 Comme celui de Bormes, il était vide et dans un très mauvais état, car Gautier de
Girenton, comme d’Albert, vivait à Aix.
19 AD Bouches-du-Rhône, 1 Q 1025. Il fut le septième à le faire (sur plus de 400).
20 Par l’ordonnance du 24 février 1645, confirmée après la restauration de la monarchie
par un décret de Charles II en 1660.
21 L’abolition de la tenure aux États-Unis ne se fit pas de façon simple. Les colonies de
Nouvelle-Angleterre abolirent la tenure féodale avant 1776. Huit États le firent pendant ou
après la Révolution. Mais deux autres (la Pennsylvanie et la Caroline-du-Sud) conservèrent
des formes explicites de tenure propriétaire, et trois autres (Delaware, Géorgie, Caroline-
du-Nord) ne se prononcèrent pas sur la question. Voir William R. Vance, « The Question for
Tenure in the United States », Yale Law Journal, vol. 33, n° 3 (janvier 1924, 248-271).
22 Sur la Toscane, voir Eric Cochrane, Florence in the Forgotten Centuries, 1527-1800 : A
History of Florence and the Florentines in the Age of the Grand Dukes, Chicago, University
of Chicago Press, 1973, p. 428-491 ; Furio Diaz, Francesco Maria Gianni : Dalla burocrazia
alla politica sotto Pietro Leopoldo di Toscana, Milan, R. Ricciardi, 1966 ; et Gavriele Turi, «
Viva Maria » : La reazione alle riforme Leopoldine (1790-1799), Florence, L. S. Olschki,
1969. Sur le Piémont, voir Max Bruchet, L’Abolition des droits seigneuriaux en Savoie (1761-
1793), Marseille, Lafitte [1908] 1979.
23 Cité in E. E. Rich et C. H. Wilson (dir.), The Cambridge Economic History of Europe,
Cambridge, Cambridge University Press, 1977, V, p. 620.
24 Pour Marx, la féodalité était d’abord un mode de production, « caractérisé par le
partage du sol entre le plus grand nombre possible d’hommes liges ». Karl Marx, Le Capital,
in Œuvres, Économie I, trad. Joseph Roy, revue par M. Rubel, Paris, Gallimard, 1963,
p. 1172. Plusieurs dizaines d’années avant Marx, Adam Smith s’était intéressé aux
ramifications économiques de ce qu’il appelait le « système féodal ». Mais contrairement à
Marx, qui croyait que la structure économique du féodalisme déterminait la forme féodale
du gouvernement, Smith pensait que l’économie du « système féodal » était une
conséquence du « gouvernement féodal ». Adam Smith, An Inquiry into the Nature and
Causes of the Wealth of Nations , Londres, A. Strahan et T. Cadell, 1789, I, p. 376 et 422.
25 Pour une brève synthèse de cette historiographie, voir William Doyle, Origins of the
French Revolution, 3e éd., Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 3-42.
26 Lauren R. Clay, « The Bourgeoisie, Capitalism, and the Origins of the French Revolution
», in David Andress (dir.), The Oxford Handbook of the French Revolution, Oxford, Oxford
University Press, 2015, p. 21-39 ; Colin Jones, « The Great Chain of Buying : Medical
Advertisement, the Bourgeois Public Sphere, and the Origins of the French Revolution »,
American Historical Review vol. 101, n° 1, 1996, p. 13-40 ; Michael Kwass, Contraband :
Louis Mandrin and the Making of a Global Underground, Cambridge, MA, Harvard University
Press, 2014 ; Silvia Marzagalli, « Economic and Demographic Developments », in Andress
(dir.), Oxford Handbook, p. 3-20 ; et William H. Sewell Jr., « Connecting Capitalism to the
French Revolution : The Parisian Promenade and the Origins of Civic Equality in Eighteenth-
Century France », Critical Historical Studies, vol. 1, n° 1 (printemps 2014), p. 5-46.
27 L’expression semble avoir été inventée dans les années 1720 par Henri de
Boulainvilliers, dont nous reparlerons dans le chapitre suivant. Popularisée par Montesquieu
et Voltaire, elle est vite devenue commune.
28 L’expression est empruntée à J. G. A. Pocock, The Ancient Constitution and the Feudal
Law : English Historical Thought in the Seventeenth Century, Cambridge, Cambridge
University Press, 1957.
29 C’était aussi un moyen important de parler de soi. Voir Charly Coleman, The Virtues of
Abandon : An Anti-Individualist History of the French Enlightenment, Stanford, CA, Stanford
University Press, 2014.
30 Dans une même veine, Lucien Jaume attribue l’origine de la conception révolutionnaire
de la souveraineté aux juristes du seizième siècle : voir Le Discours jacobin et la
démocratie, Paris, Fayard, 1989, p. 263-281.
31 Marcel Garaud, Histoire générale du droit privé français, vol. 2. La Révolution et la
propriété fon­cière, Paris, Sirey, 1953.
32 En 2000, on comptait déjà plus de huit cents études publiées sur les biens nationalisés.
Éric Bodinier et Éric Teyssier, L’Événement le plus important de la Révolution. La vente des
biens nationaux, Paris, CTHS, 2000.
33 Les historiens de l’économie ont affirmé – la littérature à ce sujet est abondante – que
ç’avait été une condition essentielle de l’essor du capitalisme. Voir l’ouvrage classique de
Douglass C. North, Structure and Change in Economic History (New York, W. W. Norton,
1981) et l’ouvrage collectif réaffirmant l’impact de North sur l’étude du droit de propriété et
du développement économique, dirigé par Sebastian Galiani, Institutions, Property Right,
and Economic Growth, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.
34 L’expression est empruntée à John Berger, Ways of Seeing, Harmondsworth, UK,
Penguin, 1972.
CHAPITRE 1:

PARLER DE PROPRIÉTÉ AVANT 1789

« Ils avaient retenu de l’ancien régime la plupart des sentiments, des


habitudes, des idées mêmes à l’aide desquelles ils avaient conduit la
révolution qui le détruisit, et, sans le vouloir, ils s’étaient servis de ses
débris pour construire l’édifice de la société nouvelle. »
Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution
La transformation du régime de propriété fut un élément
fondamental de la « régénération » entreprise par les
révolutionnaires français. « […] [D]ans un État libre, les propriétés
doivent être aussi libres que les personnes », disait le projet de
préambule de leur décret sur l’abolition de la féodalité35.. Mais d’où
venaient leurs idées en la matière ? Qu’est-ce que leur origine
pourrait nous apprendre sur le travail constitutionnel que la
révolution de la propriété ambitionnait d’accomplir ? Nombre
d’historiens s’intéressant aux sources de la pensée révolutionnaire
sur le sujet ne sont guère allés au-delà du Deuxième Traité sur le
gouvernement civil de John Locke (1689)36.. Thomas Kaiser fait
exception. Il montre de façon convaincante que la révolution de la
propriété opérée en 1789 « doit être envisagée moins comme une
violente attaque lockienne venue du dehors que comme le produit
d’une application élargie de certains éléments de la jurisprudence de
l’Ancien Régime37. ». À ses yeux, l’idéal révolutionnaire de la
propriété individuelle et absolue ne s’inspirait pas tant de Locke que
des débats français du dix-septième siècle sur l’alleu38.. Cet
argument est tout à fait pertinent, mais en affirmant qu’une riche
tradition de pensée juridique française a façonné la pensée des
révolutionnaires sur la propriété, il fait une observation qui me paraît
plus importante encore, parce qu’elle ouvre une perspective
entièrement nouvelle sur le sujet.
Le débat sur la propriété des premiers jurisconsultes de l’âge
moderne a souvent pris la forme d’une discussion sur les origines
historiques du fief. Cette querelle, qui peut paraître, à tort, datée,
s’est élargie au seizième et au dix-septième siècle pour englober les
questions du droit de propriété, de la puissance publique et, surtout,
du rapport entre les deux. Dans la mesure où Locke a créé son
concept de propriété naturelle par opposition au modèle patriarcal
de la puissance politique de Robert Filmer, on peut considérer qu’il
participa à ce débat. Au dix-huitième siècle, la discussion est sortie
du milieu des jurisconsultes pour mobiliser toutes sortes de penseurs
: les défenseurs de l’absolutisme et ceux d’une oligarchie
aristocratique, les philosophes de toutes obédiences et les
physiocrates. Les catégories juridiques qui s’en sont dégagées et,
plus important encore, peut-être, les aspirations et les sensibilités
que ce débat a nourries, ont exercé une influence puissante sur les
hommes de 1789 au moment où se posa à eux le problème de la
propriété et du régime politique.
Si le débat sur les origines du fief est bien connu, il ne l’est pas des
historiens de la France du dix-huitième siècle et de la Révolution
française39.. Ce sont surtout des historiens des idées qui s’y sont
intéressés, souvent issus de l’école de Cambridge40.. Mais tout en
produisant sur le sujet des analyses brillantes, ils se sont surtout
penchés sur l’élaboration de l’historiographie et du
constitutionnalisme modernes dans le monde anglophone. Ce n’est
qu’en second lieu qu’ils se sont posé la question de savoir quelle
était la place de la propriété dans ces courants de pratique et de
pensée41.. En outre, leurs recherches ne sont pas allées jusqu’à la
Révolution française, et moins encore au-delà. Toutefois, en éclairant
le rapport problématique entre la propriété et le pouvoir, le débat sur
l’origine du fief a façonné l’approche révolutionnaire du problème de
l’ordre politique et de la propriété.

l’humanisme juridique et les origines féodales


de la constitution française
Au début du seizième siècle, un mouvement intellectuel a
commencé à agiter les facultés de droit françaises. Connu des
historiens des idées sous le nom d’humanisme juridique, il était né
en Italie au moins un siècle plus tôt. Sa méthodologie tout à fait
particulière privilégiait l’analyse étymologique et textuelle des
documents historiques, tant romains que médiévaux. Au cours de
leurs recherches, les jurisconsultes humanistes italiens avaient
découvert un texte qui allait alimenter plusieurs siècles de débat. Il
s’agit de Libri Feudis (Les Livres des fiefs), un écrit lombard du
onzième siècle, qui montrait que le fief, avant de devenir une
propriété patrimoniale (cessible et transmissible), avait été à l’origine
une concession précaire et conditionnelle. En 1518, quand le
jurisconsulte italien André Alciato prit son poste de professeur à
l’université de Bourges, il y apporta sa perspective juridico-
historique, sa sensibilité à la terminologie et son intérêt pour
l’histoire du fief. Comme l’observe fort justement l’historien J. G. A.
Pocock, la diffusion de l’humanisme juridique en Europe du Nord en
général et en France en particulier marqua le début de
l’historiographie moderne42..
Si les élèves d’Alciato ont été fidèles à son approche, l’humanisme
juridique français s’en est départi sur un point essentiel. Tandis que
les jurisconsultes italiens pensaient que le fief avait des origines
romaines, les jurisconsultes français estimaient qu’il était lié à la
conquête franque de la Gaule romaine. À la fin du seizième siècle,
cette thèse qualifiée de « germaniste » était devenue prédominante
en France ; le romanisme réapparut cependant au dix-huitième
siècle43.. La scission entre les romanistes et les germanistes a
toutefois moins d’importance que les débats qui agitèrent le camp
germaniste lui-même sur des questions qui peuvent nous sembler
ésotériques, comme celle de savoir à quel moment le fief était
devenu héréditaire. Mais ce n’était pas là des arguties surannées.
Ces controverses témoignaient au contraire des efforts concurrents
faits pour construire un passé historique susceptible d’être utilisé
dans le temps présent. Les enjeux idéologiques pouvaient être non
négligeables. Ainsi, en France, le passage de la théorie des origines
féodales romaines à celle des origines germaniques avait une
dimension éminemment politique : c’était un moyen d’affirmer la
souveraineté royale face à la papauté et au Saint Empire. De ce
point de vue, les arguties historiques avaient une énorme
importance. En France, les enjeux de politique intérieure étaient
encore plus élevés.
Pour les germanistes, le moment cardinal de l’histoire de la France
était la conquête franque. Souvent qualifiée par eux de « révolution
», ils voyaient en elle l’événement fondateur de la nation. Elle avait,
selon eux, donné au royaume de France ses attributs authentiques
et l’avait placé sur une trajectoire historique incomparable. Les
nombreuses histoires de la conquête qui ont paru entre le seizième
et le dix-huitième siècle expriment indirectement certaines des
questions les plus brûlantes de l’époque. Les différents récits sur la
manière dont les guerriers francs avaient interagi avec les indigènes
gaulois (ceux de Dubos et Boulainvilliers, par exemple) étaient des
interventions à peine voilées dans le débat sur la place respective
des nobles et des roturiers dans la société. Chez Mably, la
glorification des assemblées délibératives des conquérants suggérait
qu’un passé républicain pouvait redevenir actuel. Si ces visions
historiques sont écartées aujourd’hui par les médiévistes, qui les
jugent de peu d’intérêt pour la compréhension de la réalité du
féodalisme médiéval44., elles constituèrent des interventions très
importantes dans les débats politiques du début de l’âge moderne. À
travers elles, les érudits et les polémistes français ont pu critiquer le
temps présent et faire des propositions pour le temps futur. Ainsi,
lorsqu’il écrivait que « les justices sont à présent patrimoniales et
héréditaires », Antoine-Gaspard Boucher d’Arcis, qui contribua à
l’occasion à l’Encyclopédie, n’indiquait pas seulement que cette
institution controversée était une construction historique : il
suggérait aussi qu’elle pourrait un jour avoir disparu45..
En suggérant l’existence possible d’un monde sans justice
seigneuriale, Boucher mettait le doigt sur le problème central du
débat sur l’origine du fief : la confusion du pouvoir et de la propriété.
Ce débat soulevait toutes sortes de questions délicates sur la «
patrimonialité de la puissance publique », qui était le « caractère
indélébile et distinctif » du régime politique français46.. Comment les
terres de la Gaule avaient-elles été distribuées par les Francs ?
Comment leurs tenures originelles et conditionnelles avaient-elles
évolué pour constituer une forme durable de propriété foncière, le
fief ? Comment l’autorité publique (militaire, politique, judiciaire)
s’était-elle attachée à celui-ci ? Comment cet ensemble – le fief et la
puissance quasi souveraine qu’il incorporait – était-il devenu le bien
patrimonial appelé seigneurie ? Les réponses proposées par les
jurisconsultes et les philosophes variaient grandement selon leurs
présupposés, leurs prédilections et leurs préférences politiques.
Certains disaient que Clovis avait distribué unilatéralement les terres
conquises ; d’autres que cela avait été l’œuvre de l’assemblée
nationale de tous les Francs. D’autres encore disaient que les Francs
avaient usurpé la propriété de leurs fiefs par la violence ; et d’autres
enfin que cela s’était passé de façon consensuelle. Malgré
l’importance variable qu’ils accordaient à des épisodes particuliers
dans leurs différentes thèses sur « l’origine des fiefs », les
participants au débat avaient tous un intérêt particulier pour une
question centrale : l’imbrication de la propriété privée et de la
puissance publique dans la constitution de la France. Lefèvre de la
Planche, un réputé domaniste du dix-huitième siècle (c’est-à-dire un
expert du droit du domaine royal), l’affirmait avec une clarté limpide
: « Cette confusion de la propriété avec la puissance publique fait la
clef de notre droit public47.. »
Parler de propriété, c’était donc parler du pouvoir. Nombreux
étaient ceux qui pensaient que la relation entre l’une et l’autre
déterminait la constitution d’une nation : monarchique ou féodale,
souveraine ou propriétaire, libre ou despotique. Pour l’abbé de
Fleury, qui œuvrait à l’éducation des princes, la liberté supposait la
séparation du pouvoir et de la propriété. « Il y a liberté où le
particulier a la disposition entière du droit privé ; et le souverain et
ses officiers, tout l’exercice du droit public : soit que ce souverain
soit tout le peuple en corps, ou une certaine assemblée, ou un seul
homme », écrivait-il. Sous les Francs et au Moyen Âge, il y avait «
confusion de la seigneurie publique avec la seigneurie privée » et «
plusieurs sujets étaient propriétaires de la puissance publique ».
Mais les puissants monarques de la Renaissance et leurs successeurs
avaient largement aboli ces « usurpations », de sorte que toute « la
puissance publique [était] revenue au roi » 48.. Pour Fleury, là
résidait la liberté, car les seigneurs avaient ainsi perdu le pouvoir
d’opprimer leurs sujets et la monarchie, satisfaite de posséder
l’exercice exclusif de la souveraineté, n’empiétait plus sur la sphère
de la propriété.
Tout le monde ne partageait pas cependant cette foi dans
l’absolutisme. Le jurisconsulte Bouquet craignait que le processus
historique (la conquête franque) qui avait « rendu les justices
patrimoniales en France » n’eût produit « le même effet à l’égard de
la justice souveraine dans la main de Clovis et de ses successeurs
[…] La puissance publique souveraine a été annexée à la Couronne
comme la puissance publique subalterne a été incorporée aux
seigneuries49.. » Celles-ci pouvaient-elles être abolies sans que
fussent affaiblies celle-là ? Même Lefèvre de la Planche en doutait.
Pour lui, « l’unité de cet instant », qui avait créé les fiefs et la
monarchie héréditaire, signifiait que la propriété et le pouvoir ne
pourraient être séparés « sans une dissolution entière de la
société50. ». D’autres auteurs, au contraire, voyaient dans leur union
une cause de célébration. Montesquieu affirmait, on le sait,
l’interdépendance de la monarchie et de la noblesse (dont il pensait
que la possession de seigneuries était le trait distinctif) et estimait
que la confusion de la propriété et du pouvoir condamnée par Fleury
était le ressort même du gouvernement modéré. La question de leur
imbrication suscita donc un débat constitutionnel important.

premières réflexions : dumoulin et bodin

La confusion de la propriété et du pouvoir mobilisa les


jurisconsultes français les plus éminents du seizième siècle : Charles
Dumoulin, Jean Bodin et Charles Loyseau. Les deux premiers
délimitèrent le champ dans lequel les penseurs à venir exprimeraient
leurs positions. Loyseau, leur héritier intellectuel, s’appuya sur leurs
travaux pour élaborer un vocabulaire nouveau, dont les théoriciens
et praticiens futurs se serviraient pour aborder la question de la
propriété, du pouvoir et de leur problématique relation.
Charles Dumoulin fut le premier jurisconsulte à traiter le problème
de façon systématique. Actif dans la première moitié du seizième
siècle, il se fit une réputation de codificateur et de défenseur du droit
coutumier. Bien qu’il n’eût pas laissé de traité expressément
constitutionnel ou politique, comme le ferait Bodin, ses
commentaires forment une théorie du pouvoir monarchique, une
théorie d’une importance telle qu’elle amena son auteur à considérer
les droits de propriété respectifs du roi et de ses sujets dans leur
rapport avec la souveraineté. Calviniste d’avant les horreurs des
guerres de religion, Dumoulin était un absolutiste gallican qui
défendait la supériorité de la coutume française sur le droit romain.
Sa foi dans la primauté de la Couronne était absolue. Le roi,
estimait-il, détenait à la fois « une suzeraineté propriétaire et une
juridiction suprême sur l’universalité du royaume51. ». Dans cette
construction théorique particulière, le pouvoir absolu était la
conjonction du droit de propriété (que Dumoulin comprenait en
termes féodaux) et de la souveraineté (qu’il comprenait comme le
pouvoir de juger en dernier ressort). Dans l’essentiel de son œuvre,
cependant, Dumoulin délaissait ce modèle mixte du pouvoir royal en
faveur d’un pouvoir purement juridictionnel ou souverain. Il affirmait
que la souveraineté royale était plus puissante que la suzeraineté
propriétaire du roi parce qu’elle transcendait la hiérarchie féodale et
touchait la base même de l’ordre social52.. Ainsi, les vassaux
secondaires et même tertiaires, qui tenaient leurs fiefs de seigneurs
particuliers et non directement de la Couronne, devaient néanmoins
fidélité au roi en tant que souverain – au point même de faire la
guerre à leurs supérieurs féodaux immédiats pour le compte de
celui-ci. Cela n’aurait pas été possible avec une conception féodale
du gouvernement monarchique.
La reconceptualisation du pouvoir royal en pouvoir purement
souverain se traduisit par l’apparition d’une sphère de la propriété
totalement distincte de l’État. Cela apparaît clairement dans la
défense de Dumoulin de la propriété allodiale. On aurait pu attendre
de cet absolutiste convaincu qu’il condamnât l’allodialité et affirmât
que le roi avait un droit de propriété féodale universel sur toutes les
terres qui n’étaient pas subordonnées à un seigneur particulier. Ce
n’est pas le cas. Dumoulin soutenait au contraire que l’allodialité
n’affaiblissait en rien la juridiction souveraine du roi. En supprimant
pour les propriétaires le paravent de la seigneurie particulière et en
les exposant directement à la souveraineté royale, la propriété libre,
l’alleu, favorisait en réalité l’absolutisme. Comme l’écrit l’historien
Quentin Skinner, loin de les placer dans la hiérarchie des suzerains,
des seigneurs et des vassaux, elle avait pour effet de donner à tous
les membres de la société le « statut juridique indifférencié » de
sujets du roi53..
Dumoulin fut ainsi l’un des premiers jurisconsultes français à
remettre en cause l’imbrication de la puissance publique et de la
propriété. Mais sa capacité – ou sa volonté – de tracer une
distinction conceptuelle claire entre l’une et l’autre avait ses limites.
Quand il considérait la seigneurie – la propriété d’un droit de justice,
généralement lié à un bien foncier (le fief) –, Dumoulin se heurtait à
des difficultés. Le jurisconsulte voyait dans cette institution une
usurpation de la juridiction souveraine du roi. Dans une formule
définitive, il affirmait ainsi que « fief et juridiction n’ont rien de
commun ensemble », puisque le fief n’était qu’un bien-fonds qui «
n’attribue aucune juridiction » 54.. Si la coutume de Paris faisait
depuis longtemps cette distinction, Dumoulin, lui, l’élevait au rang de
maxime du royaume. Sa thèse était radicale : le fief était une forme
de propriété, et la seigneurie une forme de puissance publique. Les
deux n’étaient pas seulement séparables : elles constituaient deux
phénomènes qualitativement différents.
Cette théorie impliquait une séparation radicale de la puissance
publique et de la propriété, et certains successeurs de Dumoulin
n’hésitèrent pas à le dire de façon explicite. Ce ne fut pas le cas de
Dumoulin lui-même. Sa solution au problème de la justice
seigneuriale resserra même les liens qui attachaient le fief et la
seigneurie, la propriété et la puissance. Pour subordonner la
seigneurie au pouvoir royal, Dumoulin assimilait le droit de justice du
seigneur à un fief incorporel, concédé par le roi dans les mêmes
conditions qu’un domaine foncier féodal. Tout en donnant au roi un
levier sur les seigneuries placées sous sa directe, cette solution
corrompait la distinction conceptuelle que Dumoulin avait faite en
reconnaissant que le seigneur pouvait avoir la propriété d’un pouvoir
souverain. Elle renforçait aussi la nature féodale et propriétaire de la
monarchie elle-même. Comme pour beaucoup d’autres absolutistes
avant et après lui, la tentation de la suzeraineté propriétaire s’avérait
difficile à écarter.
En définitive, la tentative faite par Dumoulin pour subordonner la
justice seigneuriale en la définissant comme un fief placé sous la
suzeraineté féodale royale réintroduisait la confusion du pouvoir et
de la propriété qu’il avait par ailleurs essayé de défaire. Elle
renversait les implications radicales de la thèse d’où il était parti – le
fief et la justice n’ont rien de commun – sans vraiment résoudre le
problème de la seigneurie. Redéfinie comme fief, la seigneurie
devenait un bien semblable à un autre. On pouvait en hériter, la
vendre et la diviser. Elle pouvait aussi être concédée par son
seigneur propriétaire en sous-fief à un seigneur subordonné. Cet
écran de seigneuries intermédiaires la protégeait de l’emprise
féodale royale. La solution féodale de Dumoulin au problème de la
seigneurie aurait ainsi permis d’arracher certaines juridictions
possédées à titre privé à l’emprise directe du roi. Il ne serait pas
charitable toutefois de conclure que la pensée de Dumoulin était
ambiguë, contradictoire ou confuse. Elle reflétait en réalité un effort
sans précédent pour élaborer une théorie nouvelle du pouvoir et de
la propriété, dans un contexte discursif et institutionnel qui tendait à
mélanger deux concepts que nous considérons aujourd’hui comme
distincts.
Peut-être Dumoulin finit-il par penser que le droit de propriété royal
devait régner sur la seigneurie parce qu’il concevait la souveraineté,
en juriste, comme la plus haute forme de seigneurie, à savoir
comme une juridiction seigneuriale qui avait de fortes implications en
termes de droit de propriété. Ce n’est qu’en 1576, avec la publication
par Jean Bodin des Six Livres de la République, qu’un concept de
souveraineté distinct du modèle féodal (propriétaire) et seigneurial
(juridictionnel) apparut enfin55.. Bodin était l’héritier intellectuel de
Dumoulin : c’était un absolutiste acquis à l’indivisibilité de l’autorité
royale. Cependant, sa conception de la souveraineté était nouvelle. Il
pensait que l’essence de celle-ci ne résidait pas dans le pouvoir de
juger, et encore moins dans le droit de propriété, mais dans le droit
absolu de faire la loi. Dans ses écrits, la justice est un attribut
essentiel de la souveraineté, mais jamais la souveraineté elle-même.
L’importance de la pensée de Bodin est largement reconnue56..
Mais malgré l’attention qu’elle a reçue, tout n’a pas été dit sur sa
théorie de la souveraineté. En abandonnant la conception plus
ancienne du souverain comme juge, et ses liens avec la notion de
seigneurie, Bodin évitait les comparaisons implicites entre le roi et le
suzerain féodal et entre le royaume et le fief. Cela permettait
d’éloigner la souveraineté royale de la propriété et de distinguer plus
nettement le roi de ses sujets. La souveraineté n’était plus la forme
privilégiée de quelque chose – la juridiction – que des milliers de
particuliers possédaient à titre de seigneuries : unique à la
Couronne, elle ne pouvait pas être aliénée à des particuliers et était
fondamentalement différente des biens dont ils étaient en
possession. En outre, Bodin estimait que la souveraineté était
distincte du prince lui-même : c’était une chose qu’il exerçait « par
forme de prêt ou de [possession] précaire » (p. 222). Cette
dépersonnalisation de la souveraineté, écrit Skinner, favorisait une
conception abstraite et « moderne » de « l’État comme lieu du
pouvoir » 57.. Cette conception de l’État in abstracto permettait
aussi de commencer à imaginer sa contrepartie : la société.
La tendance à démarquer l’État de la société est partout présente
dans les Six Livres. Pour Bodin, le premier est défini par la
souveraineté, la seconde par la propriété. Cela apparaît clairement
dès la première page, où Bodin écrit qu’une république est le « droit
gouvernement de plusieurs maisons » (p. 1). Les chefs de famille,
les éléments constituants de la société, avaient « la puissance que le
chef de famille a sur les siens ». Le gouvernement devait les
respecter en leur abandonnant « la liberté naturelle et la propriété
des biens à chacun » (p. 11 et 279). Bodin renforce cette distinction
entre État souverain et société propriétaire d’une typologie des
monarchies. Il oppose la monarchie seigneuriale, où « le prince est
fait seigneur des biens et des personnes », et la monarchie royale,
où le souverain laisse la « propriété des biens aux sujets » (p. 273).
La monarchie seigneuriale, observe Bodin, était étrangère à l’Europe.
Toute forme de seigneurie était inconnue des Romains, et son
concept même était absent de leurs codes de lois ; ils permirent
même à des peuples conquis de garder leurs terres « en pure
propriété ». Ce n’est que par imitation des Huns que les monarques
germains, lombards et francs se dirent « seigneurs de tous les biens
». Mais ces prétentions, pâles simulacres de l’original, se dissipèrent
avec le progrès de l’« humanité » et des « bonnes lois ». Il n’en
resta bientôt que « l’ombre et l’image de la monarchie seigneuriale »
(p. 275).
À l’opposé, Bodin ne loue jamais assez la monarchie royale.
Respectueuse de la propriété de ses sujets, elle est heureuse et
juste. Tirant sa suprématie de la seule souveraineté, rien ne lui est
comparable en majesté. Dans la vision de Bodin, même le domaine
royal – les droits de propriété et les biens de la Couronne – n’était
pas vraiment le domaine du roi, mais appartenait plutôt au « peuple
» 58.. Libéré des tentations et des contraintes de la propriété, le
monarque de Bodin cesse d’être le seigneur des seigneurs pour
devenir un souverain, un être unique soumis seulement au droit
divin et naturel. Bodin rejette ainsi l’idée, qui soutenait la conception
de la seigneurie de Dumoulin, que le droit de propriété pourrait
rehausser le pouvoir royal. Tout en étant absolutiste – et même en
raison de cela –, Bodin affirme catégoriquement que le souverain «
ne pourra aussi prendre le bien d’autrui59. » (p. 156-157). Il en tire
même une conclusion qui serait étonnante s’il n’était pas convaincu
que la véritable souveraineté nécessitât une démarcation stricte
entre le pouvoir et la propriété, à savoir que le roi ne peut créer
d’impôts sans le consentement de ses sujets60.. En dernière
analyse, le caractère de l’État était déterminé par le rapport entre le
souverain et la propriété : « La différence des monarques », écrit-il,
« ne se doit pas prendre par le moyen de parvenir à l’État, [mais]
par le moyen de gouverner », par le droit de propriété ou par la
souveraineté (p. 284).
En vidant la souveraineté royale du droit de propriété, Bodin
réalisait une avancée théorique audacieuse. Mais que faisait-il des
institutions concrètes qui portaient en elles la confusion de la
puissance publique et de la propriété ? En dépit de sa formation de
juriste, son approche de la seigneurie et de l’office vénal montre que
son esprit était plus enclin à la formulation théorique qu’à
l’application à des situations de la vie réelle. Il ne fait guère de place
dans son traité à la discussion de sujets pratiques, et quand il le fait,
son approche est loin d’être novatrice. Bodin ajoutait ainsi sa voix au
chœur des critiques qui dénonçaient la vente des offices61.. Et
comme beaucoup avant lui, il déplorait l’usurpation par les seigneurs
de la souveraineté royale (p. 214). Sur ces deux points, il n’avait rien
d’original et même se contredisait à l’occasion. Lorsqu’il aborde par
exemple la question de savoir si un roi vassal d’un autre roi est
véritablement souverain, il va jusqu’à oublier sa propre distinction
entre droit propriétaire et droit souverain. Bodin raisonnait qu’un roi-
vassal ne pouvait pas être « absolument souverain » puisque seul un
monarque n’ayant « rien qui ne relève d’autrui » (p. 214) pouvait
avoir cette qualité suprême. En disant que la relation propriétaire
féodale n’était pas seulement sur le même plan que la souveraineté
mais encore qu’elle pouvait l’emporter sur elle, Bodin contredisait ses
propres innovations théoriques. Et quand il appliquait sa théorie à
des cas particuliers, ce qui était rare, il faisait montre d’un respect
fort inégal de la distinction qu’il établissait lui-même entre puissance
publique et propriété.
Les incohérences de Bodin sur la question du roi vassal sont
éloquentes. Elles montrent à quel point il était difficile, même pour
un penseur de cette envergure, de faire une distinction conceptuelle
claire entre pouvoir et propriété. Elles témoignent en outre d’un
problème plus sérieux, omniprésent dans les Six Livres, mais qui
n’était pas spécifique à Bodin. Malgré sa volonté d’exclure la
propriété de la sphère de la souveraineté, les outils linguistiques
dont il disposait ne cessaient de réintroduire de la confusion là où il
s’efforçait de la dissiper. Comme l’écrit Herbert Rowen, « Bodin fut
amené à utiliser le concept de propriété pour démontrer sa thèse62.
». Éloquemment, la densité du lexique de la propriété augmente
d’autant plus que Bodin s’intéresse au concept de souveraineté. On
en trouve des exemples multiples et saisissants dans son chapitre
intitulé « De la souveraineté » (Livre I, chapitre 8). Là, Bodin définit
le prince souverain comme « propriétaire et saisi de la
souveraineté63. » ; par contraste, le magistrat, lui « n’est ni
propriétaire, ni possesseur d’icelle, et ne tient rien qu’en dépôt »
(p. 225). Pour définir le prince élu à vie, Bodin fait usage d’une
terminologie technique qui rappelle celle du bail notarial entre un
seigneur et un tenancier. Ce monarque est vraiment souverain,
conclut-il, parce que « le peuple s’est dessaisi et dépouillé de sa
puissance souveraine pour l’ensaisiner et investir ; et lui et en lui
transporte tout son pouvoir, autorité, prérogatives et souverainetés,
comme celui qui donne la possession et la propriété de ce qui lui
appartenait » (p. 227). Il est extrêmement significatif de voir le
lexique de la propriété envahir ainsi le raisonnement de Bodin sur la
souveraineté. Cela montre combien la langue elle-même était une
source de confusion entre pouvoir et propriété, et qu’une véritable
démarcation de ces concepts nécessitait aussi une solution d’ordre
linguistique.

loyseau et la séparation linguistique


du pouvoir et de la propriété

Charles Loyseau fut le premier jurisconsulte à s’attaquer à la


confusion du pouvoir et de la propriété qui était au cœur du langage
juridique64.. Cet aspect de son travail a rarement été apprécié à sa
juste valeur. Notamment parce que la plupart des spécialistes se sont
surtout intéressés à son Traité des ordres et simples dignités (1610)
65., qui n’était pourtant que le dernier des trois volumes d’un
ouvrage que Loyseau avait conçu comme un tout. Les deux
premiers, le Traité des seigneuries (1608) et le Traité des offices
(1610), portent sur les deux grandes manifestations de
l’appropriation privée de la puissance publique. Les trois livres
étudient l’imbrication historique, linguistique et institutionnelle du
pouvoir et de la propriété dans les institutions de la seigneurie et de
l’office vénal, dans le but de distinguer les deux concepts. Si son
traitement de la puissance publique doit beaucoup à Bodin, Loyseau
va beaucoup plus loin que le simple appel à séparer la souveraineté
de la propriété de son prédécesseur : il propose une réflexion
soutenue sur les origines historiques de leur confusion et invente
plusieurs outils conceptuels et linguistiques pour les séparer. Au
point que le vocabulaire qu’il utilise est rapidement devenu la
terminologie dans laquelle on parlera désormais en France du fief, de
la seigneurie et de l’office66..
Dans les Seigneuries, Loyseau aborde directement le problème de
la langue67.. Il reconnaît que la confusion du pouvoir et de la
propriété venait dans une large mesure de la traduction par le mot
français seigneurie du mot latin dominium, utilisé dans les textes de
droit romain et dans les premiers contrats notariaux modernes pour
désigner une propriété. Or l’emploi du mot seigneurie était
problématique parce qu’il signifiait à la fois la propriété et le pouvoir.
Utilisé pour désigner un bien foncier, le mot seigneurie tirait son sens
du mot « sien ». Loyseau doutait que ce fût sa véritable origine. Il
pensait que le mot devait bien plutôt son sens au latin senior
(personne âgée). Jadis, écrit-il, « presqu’en toutes les nations, les
gens d’âge et d’expérience étaient appelés aux offices68. » (p. 4). Le
« seigneur » désignait le magistrat, et la « seigneurie » son office.
Il en allait ainsi dans la France ancienne. Citant les commentaires
de César sur la guerre des Gaules, Loyseau observait que les Gaules
avaient été gouvernées par des seigneurs dont l’autorité « résidait
[…] en leurs personnes, comme vrai office, et non pas en leurs
terres, comme nos seigneurs d’à présent » (p. 3-5). Dans son
acception première, donc, le concept de seigneurie avait tout à voir
avec la puissance publique et rien à voir avec la propriété. Mais le
mot avait acquis des connotations propriétaires et était devenu « le
terme le plus usité que nous ayons pour signifier la propriété de
quelque chose » (p. 6). C’était le fruit d’un processus historique que
Loyseau considérait comme le moment fondateur de l’histoire de la
France. Exploitant la faiblesse des premiers rois francs, les seigneurs
avaient peu à peu converti leurs seigneuries, « qui de leur origine
n’étaient qu’offices » (p. 6), en propriétés patrimoniales, et les
avaient attachées à leurs terres. Cette « usurpation » (p. 19)
seigneuriale était à l’origine de la seigneurie moderne69.. Comme un
office, elle transmettait un pouvoir public. Mais au contraire d’un
office, elle était devenue une forme de propriété cessible et
transmissible par héritage, donnant ainsi une expression
institutionnelle à l’ambiguïté linguistique déjà présente dans
l’étymologie du mot seigneurie.
Comme Dumoulin et Bodin, Loyseau déplorait cette imbrication.
Mais il était particulièrement conscient que cette confusion avait
envahi le langage lui-même. Pour parler de propriété, il fallait utiliser
le mot seigneurie, qui, en mettant sur le même plan la propriété
d’une terre et l’autorité sur autrui, indiquait un rapport de pouvoir
inscrit dans la tenure hiérarchique. Inversement, lorsqu’on parlait de
pouvoir, il fallait employer le mot seigneurie, qui, en tant que
traduction du latin dominium, impliquait un droit propriétaire.
L’apport de Loyseau fut de démêler ce nœud linguistique et
d’élaborer une terminologie nouvelle pour distinguer les deux
acceptions du mot seigneurie. Il le fit en opposant deux types
distincts de seigneurie, l’une privée et l’autre publique. La seigneurie
privée signifiait la propriété. Exprimant les concepts de « tien » et de
« mien », cette forme propriétaire de seigneurie était « réelle et
toute apparente » (p. 1). C’était donc, en un mot, le droit de
propriété en soi : « la vraie propriété et jouissance actuelle de
quelque chose […] le droit que chaque particulier a en sa chose »
(p. 7). Comme l’indiquait l’épithète « privée », cette seigneurie ne
conférait pas de « puissance publique » sur des individus mais
seulement la propriété sur des choses70.. À l’inverse, la seigneurie
publique était synonyme de pouvoir formel sur des individus, et en
particulier de droit de justice (p. 8). C’était un « droit intellectuel »,
une sorte d’« autorité » qui pouvait être « mal aisée à faire paraître
». Abstraite et immatérielle, elle ne pouvait pas devenir une
propriété légitime. En outre, les seigneuries avaient « du
commencement été établies en confusion par force et usurpation ».
En raison des origines chaotiques et indignes de la seigneurie
publique, « il [avait] depuis été comme impossible d’apporter un
ordre à cette confusion, d’assigner un droit à cette force, et de régler
par raison cette usurpation » (p. 1). Pour Loyseau, la seigneurie qui
était apparue en France (ce qu’il appelait la seigneurie in concreto)
était la fusion monstrueuse de deux ordres différents de seigneurie –
privée ou publique, relevant de la propriété ou de la puissance – en
une entité unique. En divisant le concept de seigneurie en deux, la
seigneurie publique et la seigneurie privée, il faisait un pas
significatif vers la dissociation du pouvoir et de la propriété.
Loyseau opérait aussi une distinction à l’intérieur de ces deux types
de seigneurie. S’agissant de la seigneurie privée, une première
distinction était apparue en vertu des circonstances historiques de la
conquête franque. Après leur victoire, les Francs avaient pris toutes
les « terres de la Gaule » et attribué « à leur État l’une et l’autre
seigneurie [privée et publique] d’icelles » (p. 13) 71.. Après avoir
réservé certaines de ces terres pour le « domaine du prince », le
reste avait été distribué « aux principaux chefs et capitaines de leur
nation ». Ces élites guerrières n’avaient pas joui cependant d’une
seigneurie complète sur les terres qui leur avaient été cédées.
Premièrement, l‘État avait conservé la totalité de la seigneurie
publique, se créant un monopole de la puissance publique que
Loyseau jugeait éminemment souhaitable. Deuxièmement, les
guerriers ne tenaient pas leurs concessions foncières à titre de
propriété héréditaire, mais seulement pour la durée de leur service
militaire. Avec le temps, cependant, ils avaient tiré avantage de la
faiblesse des princes pour élargir peu à peu les conditions de leur
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kietoutuneesta käsivarresta, olisi pitänyt ilmaista hänelle paljon,
mutta Norman of Torn oli hidas oivaltamaan, että nainen saattoi
katsoa häneen rakastavan silmillä. Eikä hän itse tuntenut Joania
kohtaan mitään muuta kuin ystävän ja suojelijan tunteita.

Ja sitten hän mielessään näki toiset kauniit kasvot — Bertrade de


Montfortin — ja Norman of Torn joutui yhä pahemmin ymmälle, sillä
hän oli sydämestään puhdas, ja uskollisuuden rakkaus oli hänessä
voimakas. Naisen rakkaus oli hänelle uutta, ja kun hän oli koko
yksinäisen elämänsä ajan saanut olla vailla rakkautta ja ystävällistä
kumppanuutta, sekä miesten että naisten, ei voida kummastella, että
häneen helposti vaikutti ja hänessä herätti vastakaikua se tunne,
jonka hänen voimakas persoonallisuutensa oli virittänyt kahden
Englannin kauneimpiin tyttäriin kuuluvan naisen sydämessä.

Mutta noiden toisten kasvojen näkeminen sai hänet himmeästi


tajuamaan, että kenties se voima, joka pani tytön taipuisan,
lämpimän vartalon niin tiukasti painautumaan häntä vasten, olikin
väkevämpi kuin ystävyys tai pelko. Hänen päähänsä ei ollut
hetkeksikään pälkähtänyt, ettei hän ollut vastuussa siitä
ratkaisevasta vaiheesta, johon heidän nuori ystävyytensä oli niin
pian joutunut. Hänestä oli koko syy hänen; ja kenties juuri tämä
ritarillinen ominaisuus oli hänen jalon luonteensa monista ylevistä
piirteistä hienoin. Niinpä hänen seuraavat sanansa olivat häntä
kuvaavia; ja rakastipa Joan de Tany häntä tai oli rakastamatta, sinä
yönä tyttö oppi häntä kunnioittamaan ja häneen luottamaan niin kuin
hän kunnioitti vain harvoja tuntemiaan miehiä.

»Mylady», virkkoi Norman of Torn, »olemme kokeneet paljon ja


muistutamme pieniä lapsia ylisillä, ja jos olen niin ollen ollut liian
tuttavallinen» — hän hellitti käsivartensa tytön hartioiden ympäriltä
— »pyydän sitä anteeksi, sillä heikkoudesta ja päähäni osuneen
iskun aiheuttamasta kivusta tuskin tiedän, mitä teen».

Joan de Tany vetääntyi hitaasti hänestä loitommalle, tarttui mitään


vastaamatta hänen käteensä ja lähti taluttamaan häntä pimeässä,
kylmässä käytävässä.

»Nyt meidän täytyy kävellä varovasti», huomautti hän vihdoin,


»sillä läheisyydessä on portaat».

Norman puristi hänen kättänsä tiukasti, kenties tiukemmin kuin


olosuhteet vaativat, ja tyttö antoi kätensä olla ohjatessaan miestä
hyvin hitaasti karkeatekoisia kiviportaita myöten alaspäin.

Norman of Torn aprikoi, oliko tyttö häneen suuttunut, ja ollen


kokematon rakkausasioissa hän sitten virkkoi kömpelösti:

»Joan de Tany.»

»Niin, Roger de Condé, mitä haluat?»

»Olet äänetön, ja pelkään sinun olevan minulle vihaisen. Sano


antavasi anteeksi menettelyni, jos se sinua loukkasi! Minulla on niin
vähä ystäviä», lisäsi hän surullisesta »ettei minun kannata menettää
sinun kaltaistasi».

»Et milloinkaan menetä Joan de Tanyn ystävyyttä», vakuutti neito.


»Olet voittanut hänen kunnioituksensa ja — ja —» Mutta hän ei
saanut sitä suustansa ja lopetti sen vuoksi heikosti — »ikuisen
kiitollisuutensa».

Mutta Norman of Torn arvasi, minkä sanan Joan olisi lausunut, jos
hän, Norman, olisi uskaltanut sallia hänen lausua sen. Hän ei
uskaltanut, sillä hänen silmissään väikkyi aina Bertrade de Montfortin
kuva; ja nyt hän näki toisen näyn, joka varmasti olisi sulkenut hänen
huulensa, jollei edellinen olisi sitä tehnyt — hän näki Tornin
henkipaton riippumassa hirsipuussa.

Aikaisemmin hän oli ainoastaan pelännyt Joan de Tanyn


rakastavan häntä; nyt hän sen tiesi, ja samalla kun hän ihmetteli,
että niin ihana olento saattoi tuntea rakkautta häntä kohtaan, hän
taaskin moitti itseään ja oli pahoillaan heidän kummankin tähden,
sillä hän ei puolestaan rakastanut tyttöä eikä voinut kuvitella niin
voimakasta rakkautta, joka olisi kestänyt sitä tietoa, että se kohdistui
Tornin paholaiseen.

Pian he saapuivat portaiden alapäähän, ja Joan de Tany talutti


häntä hapuillen, kuten heidän kajahtelevista askelistaan päättäen
tuntui, avarassa huoneessa. Ilma oli kylmä, kostea ja
homeentuoksuinen, ainoatakaan valonsädettä ei tunkeutunut tähän
maanalaiseen holviin eikä hiljaisuutta häirinnyt ainoakaan ääni.

»Tämä on linnan hautaholvi», supatti Joan, »ja täällä kerrotaan


tapahtuvan outoja seikkoja yön hiljaisina hetkinä; linnan nukkuessa
kuuluvat sen vainajat nousevan arkuistaan ja kalistelevan kuivia
luitansa.

»St! Mikä se oli?» hätäili hän, kun ihan heidän oikealta kupeeltaan
kuului kahinaa; sitten he selvästi erottivat vinkumista, ja Joan de
Tany pakeni Norman of Tornin voimakkaiden käsivarsien suojaan.

»Ei ole mitään pelkäämistä, Joan», rauhoitti häntä Norman of


Torn. »Kuolleet eivät heiluttele miekkoja, eivät liiku eivätkä vingu.
Tuuli ja rotat ovat luultavasti ainoana seuranamme täällä.»
»Minua peloittaa», supatti neito. »Jos saat tulta, niin varmasti
löydät täältä vanhan lampun, eikä sitten tunnu niin kaamealta.
Lapsena kävin usein tässä linnassa, ja seikkailuja etsiessämme
liikuimme usein näissä käytävissä, mutta aina päiväsaikaan ja valoa
muassamme.»

Norman of Torn noudatti hänen pyyntöään ja löydettyään lampun


sytytti sen. Kammio oli ihan tyhjä lukuunottamatta komeroissaan
olevia arkkuja ja joitakuita määrättyjen välimatkojen päähän
toisistaan seinään kiinnitettyjä marmoritauluja.

»Eipä niin kovin kammottava paikka sittenkään», huomautti


Norman, hiukan naurahtaen.

»Mikään paikka ei nyt näyttäisi kammottavalta», vastasi toinen


koruttomasti, »kunhan vain on valoa näyttämässä, että vierelläni
ovat Roger de Condén uljaat kasvot».

»Hiljaa, lapsi!» varoitti henkipatto. »Et tiedä, mitä puhut. Kun opit
tuntemaan minut paremmin, harmittelet sanojasi, sillä Roger de
Condé ei ole se, joksi häntä luulet. Älä senvuoksi enää hiiskahda
ainoaakaan kehuvaa sanaa, ennenkuin pääsemme pois tästä
onkalosta ja sinä olet turvassa isäsi saleissa.»

Pimeän huoneen äänien aiheuttama pelko oli vain ollut omiaan


tuomaan tytön kasvot taaskin likelle hänen kasvojaan, joten hän
tunsi Joanin kuuman, hivelevän hengityksen poskillaan, ja niin
sukeutui uusi rengas häntä neitoon kiinnittävään ketjuun.

Lampun valossa he etenivät ripeämmin ja saapuivat muutamien


minuuttien kuluttua holvikäytävän päässä olevalle matalalle ovelle.
»Tästä ovesta päästään linnan alapuolella olevaan rotkoon.
Olemme tulleet muurien ja vallikaivannon alitse. Mitä teemme nyt,
Roger, ilman ratsuja?»

»Laittaudutaan pois täältä ja niin kauaksi kuin suinkin pimeän


turvissa, ja epäilemättä keksin jonkun keinon viedäkseni sinut isäsi
linnaan», vastasi Norman of Torn.

Sammutettuaan valon, jotta se ei herättäisi linnan muureilla


astelevien vahtien huomiota, Norman of Torn työnsi auki pikku oven
ja astui raikkaaseen yö-ilmaan.

Rotko oli niin täynnä sekaisin kasvavia viiniköynnöksiä ja villejä


pensaita, että jos siellä oli joskus ollutkin polku, se oli nyt tyyten
hävinnyt; ja vain vaivoin mies raivasi itselleen tietä jalkoihin
takertuvien köynnöskasvien ja kärhien seassa. Tyttö kompuroi hänen
jäljessään ja kaatui kahdesti, ennenkuin he olivat edenneet
pariakymmentä askelta.

»Pelkään, etteivät voimani riitä», valitti hän vihdoin. »Tie on


vaivaloisempi kuin luulinkaan.»

Niinpä Norman of Torn nosti hänet väkevään syliinsä ja hoippui


pimeässä pensaikossa rotkon keskustaa kohti. Kului lähes tunti,
ennenkuin hän pääsi vähän matkan päässä olevalle maantielle; ja
koko sen ajan tytön pää nojasi hänen olkaansa, ja hiukset hipoivat
hänen poskeaan. Kerran, kun Joan nosti päätänsä puhuakseen
hänelle, kumartui hän tytön puoleen, ja pimeässä hänen huulensa
sattumalta pyyhkäisivät tytön huulia. Hän tunsi neidon hennon
vartalon vavahtavan käsivarsillaan ja hiljaisen huokauksen lähtevän
hänen huuliltaan.
Nyt he olivat maantiellä, mutta hän ei laskenut taakkaansa
maahan. Hänen silmiensä edessä väikkyi utua, ja hän olisi saattanut
pusertaa neitoa rintaansa vasten ja peittää hänen lämpöiset
huulensa suudelmillaan. Hitaasti hänen kasvonsa kallistuivat tytön
puoleen, yhä tiukemmaksi kävi hänen rautaisten lihaksiensa
puristus, mutta sitten hän ihan selvästi näki Tornin henkipaton
ruumiin roikkumassa hirsipuun poikkipienassa, ja sen juurella oli
polvillaan upeaan, kullalla ja runsailla jalokivillä koristettuun asuun
puettu nainen. Hänen kasvonsa olivat poispäin käännetyt, ja hänen
kätensä olivat ojennetut riippuvaa hahmoa kohti, joka heilui ja pyöri
kolkossa, ohuessa poikkipuussa. Hänen vartaloaan puistattivat
kauhuisen murheen pusertamat, tukahdutetut nyyhkytykset. Äkkiä
hän hoippuroi pystyyn ja kääntyi poistumaan, peittäen kasvonsa
käsillään; mutta silloin Norman näki hänen kasvonsa hetkisen — se
nainen, joka peittelemättä ja yksin suri Tornin henkipaton kuolemaa,
oli Bertrade de Montfort.

Hitaasti hänen käsivartensa höltisivät, ja hellävaroen ja


kunnioittavasti hän laski Joan de Tanyn maahan. Sillä hetkellä
Norman of Torn oli oppinut tuntemaan ystävyyden ja rakkauden sekä
rakkauden ja intohimon välisen eron.

Kuu valaisi heitä kirkkaasti, ja tyttö kääntyi silmät levällään ja


kummastuneena saattajaansa päin. Hän oli tuntenut rakkauden rajun
kutsun eikä jaksanut nyt käsittää miehen näennäistä kylmyyttä, sillä
hän ei ollut nähnyt mitään muuta kuin onnellisen elämän noiden
voimakkaiden käsivarsien syleilyssä.

»Joan», virkkoi Norman, »mieleni teki ihan äskenkin tehdä sinulle


vääryyttä. Suo minulle anteeksi. Unohda, mitä on välillämme
tapahtunut, kunnes voin tulla luoksesi, käyttäen omia värejäni, jolloin
meitä ei enää kiehdo kuutamon ja seikkailun lumous, ja sitten» —
hän pysähtyi — »ja sitten ilmaisen sinulle, kuka olen, ja sinä saat
sanoa, vieläkö haluat nimittää minua ystäväksesi — enempää en
pyydäkään.»

Hänellä ei ollut sydäntä kertoa tytölle rakastavansa ainoastaan


Bertrade de Montfortia, mutta olisi ollut tuhat kertaa parempi, jos hän
olisi sen tehnyt.

Joan oli vastaamaisillaan, kun heitä ympäröivistä varjoista


syöksähti esille kymmenkunta miestä, jotka vaativat heitä
antautumaan. Suoraan johtajaan osuva kuutamo valaisi kookasta,
jättiläismäistä miestä, jolla oli suunnattomat, törröttävät viikset — hän
oli Shandy.

Norman of Torn antoi kohotetun miekkansa painua.

»Minä tässä olen, Shandy», sanoi hän. »Pidä kielesi hiljaa


suussasi, kunnes puhelen kanssasi kahden kesken! Odota tässä,
mylady Joan! Nämä ovat ystäviä.»

Vietyään Shandyn syrjään hän sai tietää tämän uskollisen miehen


käyneen levottomaksi päällikkönsä pitkän poissaolon tähden ja
lähteneen etsimään häntä muassaan pieni sotilasosasto. He olivat
tavanneet ratsastajattoman sir Mortimerin syömässä ruohoa
maantien ohessa ja vähän matkan päässä huomanneet taistelun
merkkejä teiden risteyksessä. Sieltä he olivat löytäneet Norman of
Tornin kypärin, joka oli vahvistanut heidän pahimpia aavistuksiaan.
Läheisessä majassa asuva talonpoika oli kertonut heille kahakasta ja
opastanut heidät sille tielle, jota myöten kreivi vankeineen oli
lähtenyt.
»Ja nyt olemme tässä, mylord», lopetti roteva soturi.

»Kuinka monta teitä on?» tiedusti henkipatto.

»Yhteensä viisikymmentä, ne mukaanluettuina, jotka ovat


väijyksissä kauempana pensaikossa.»

»Anna meille ratsut ja käske kahden miehen ratsastaa


jäljessämme!» komensi päällikkö. »Ja, Shandy, lady ei saa tietää
tänä iltana ratsastavana Tornin henkipaton seurassa.»

»Hyvä, mylord.»

Pian he olivat ratsailla ja laskettivat maantietä myöten takaisin


Richard de Tanyn linnaa kohti.

Äänettömästi ihmetellen Joan de Tany silmäili näitä tuimia sotilaita,


jotka riensivät yön pimennosta näkyviin täyttämään Roger de
Condén, ranskalaisen herrasmiehen, käskyjä.

Punapää-Shandyn kookkaassa ruhossa oli jotakin tuttua; missä


hän oli aikaisemmin nähnyt tuon valtavan vartalon? Ja nyt hän
katseli tarkasti Roger de Condén olemusta. Niin; jossakin muualla
hän oli nähnyt nämä kaksi miestä yhdessä; mutta missä ja milloin?

Ja sitten hänen mieleensä johtui vielä yksi kummallinen seikka.


Roger de Condé ei osannut englanninkieltä, mutta kuitenkin hän oli
selvästi erottanut tämän miehen huulilta lähtevän englanninkielisiä
sanoja hänen puhutellessaan punapäistä jättiläistä.

Norman of Torn oli saanut takaisin kypärinsä siltä sotilaaltaan, joka


oli ottanut sen maanteiden risteyksestä, ja nyt hän ratsasti
äänettömänä kypärinsilmikko suljettuna, kuten hänen tapansa oli.
Nyt hänen ulkonäössään oli jotakin uhkaavaa, ja kun kuutamo
valaisi hänen takanaan ratsastavien, tuimien, äänettömien miesten
julmia kasvoja, puistatti Joan de Tanya vähäinen väristys.

Vähää ennen päivänkoittoa he saapuivat Richard de Tanyn


linnalle, ja vahdilta pääsi äänekäs luikkaus, kun Norman of Torn
huusi:

»Avatkaa! Avatkaa mylady Joanille!»

He ratsastivat yhdessä linnanpihalle, jossa vallitsi kiihkeä hyörinä.


Kymmenet äänet syytivät kymmeniä kysymyksiä ja huutelivat uusia
odottamatta vastauksia.

Richard de Tany, hänen perheensä ja Mary de Stutevill olivat vielä


täysissä pukimissa, sillä he eivät olleet nukkuneet koko yönä. He
suorastaan kävivät käsiksi Joaniin ja Roger de Condéhen
lausuessaan huojentuneina ja riemastuneina heidät tervetulleiksi.

»Kas niin, kas niin!» hoki parooni. »Mennään sisälle. Teidän on


varmaankin hirveä nälkä, ja kaipaatte kunnollisia ruokaa ja juomaa.»

»Minä lähden ratsastamaan, mylord», torjui Norman of Torn.


»Minulla on pieni asia selvitettävänä ystäväni Buckinghamin kreivin
kanssa, ja pelkään, että se on kiireellinen.»

Joan de Tany katseli äänettömänä sivusta. Eikä hän kehoittanut


saattajaansa jäämään, kun tämä vei hänen kätensä huulilleen
jäähyväisiksi. Sitten Norman of Torn poistui ratsunsa selässä pihalta;
ja kun hänen sotilaansa lähtivät hänen jälkeensä sarastavan päivän
hämärässä valossa, tarkkaili de Tanyn tytär heitä portin lävitse, ja
silloin vaikeni hänelle salaisuus, sillä hän näki saman näyn, jonka
hän oli nähnyt muutamia päiviä aikaisemmin, kun hän oli kääntynyt
satulassaan katselemaan Tornin hirtehisten loittonevia hahmoja
heidän lähdettyään jatkamaan matkaansa hänen isänsä seurueen
pysäyttämisen jälkeen.
NELJÄSTOISTA LUKU

Joitakuita tunteja myöhemmin seurasi viisikymmentä miestä Norman


of Tornia sen linnan lähellä olevaan rotkoon, johon John de Fulm,
Buckinghamin herttua, oli sijoittanut päämajansa, samalla kun vielä
tuhat miestä väijyi synkän rakennuksen edustalla kasvavassa
metsässä.

Sekavan pensaikon suojassa he kenenkään näkemättä ryömivät


pienelle ovelle, josta Joan de Tany oli opastanut Roger de Condén
edellisenä yönä. Käytävien ja linnanalaisten holvien kautta he
saapuivat kiviportaille ja nousivat sille laudoitukseen sovitetulle
ovelle, josta pakenijat olivat päässeet livahtamaan.

Painettuaan lukon ponninta Norman of Torn astui huoneeseen


sotureiden seuratessa hänen kintereillään. He etenivät huoneesta
toiseen, mutta eivät etsinnästään huolimatta nähneet merkkiäkään
kreivistä eivätkä hänen palvelijoistaan, ja pian kävi selväksi, että
linna oli jätetty tyhjilleen.

Pihalle tultuaan he huomasivat penkillä päivää paistattavan


vanhuksen. Heidät nähtyään oli ukko vähällä kuolla säikähdyksestä,
sillä rohkeammankin miehen posket olisivat hyvin saattaneet kalveta
hänen nähdessään viidenkymmenen aseistetun miehen ilmestyvän
asumattomista saleista.

Häntä kuulustellessaan Norman of Torn sai tietää de Fulmin


lähteneen varhain aamulla ratsastamaan Doveriin, jossa prinssi
Edward silloin oleskeli. Henkipatto tiesi, että takaa-ajo olisi
hyödytöntä, mutta niin kiukuissaan hän oli tätä miestä kohtaan, että
hän komensi joukkonsa ratsaille, sijoittui jonon etunenään, samosi
Middlesexin halki, meni Thamesin ylitse Lontoon yläpuolelta ja
saapui Surreyhin myöhään saman päivän iltapuolella.

Heidän aikoessaan sinä iltana leiriytyä Kentissä, Lontoon ja


Rochesterin keskivälissä, Norman of Torn sai tietää Buckinghamin
kreivin lähettäneen saattueensa edelleen Doveriin ja pysähtyneen
vierailemaan erään kuningasmielisen paroonin vaimon luona, jonka
puoliso oli prinssi Edwardin joukoissa.

Tämän tiedon tuoja oli muuan myladyn palvelija, jolla oli kaunaa
emäntäänsä kohtaan jonkun hänelle tehdyn vääryyden tähden. Kun
hän kuuli näiden tuimien miesten etsivän de Fulmia, arveli hän
saaneensa mahdollisuuden kostaa emännälleen.

»Kuinka monta aseellista miestä on linnassa?» tiedusti Norman of


Torn.

»Tuskin kymmentä paitsi Buckinghamin kreiviä», vastasi palvelija.


»Ja sitäpaitsi voin näyttää teille sisäänpääsytien, mylord, niin että
pääsette kenenkään huomaamatta siihen huoneeseen, jossa mylady
ja kreivi ovat illallispöydässä.»

»Ota mukaasi kymmenen miestä, Shandy!» komensi Norman of


Torn.
»Käväisemme lyhyellä vierailulla katsomassa lemmenkaihoista
ystäväämme,
Buckinghamin kreiviä.»

Puoli tuntia ratsastettuaan he saapuivat linnan näkyviin. He


laskeutuivat maahan, jättivät hevosensa yhden sotilaan huostaan, ja
Norman of Torn ja Shandy etenivät yhdeksän jäljelläolevan miehen
seuraamina kavaltavan palvelijan jäljessä.

Mies opasti heidät linnan taakse, johon hän oli pensaikkoon


kätkenyt karkeatekoiset tikkaat, jotka nostettuina muuria vasten
nojalleen ulottuivat vallihaudan ylitse noin kolmen metrin korkeudella
maasta olevan ikkunan alareunaan.

»Pidä miestä täällä viimeiseksi, Shandy», käski henkipatto,


»kunnes kaikki ovat ehtineet sisälle, ja jos huomaat merkkiäkään
petoksesta, pistä miekkasi hänen vatsansa lävitse — siten on
kuolema hitaampi ja tuskallisempi!»

Niin sanottuaan Norman of Torn kapusi rohkeasti väliaikaista siltaa


myöten ja katosi ikkuna-aukkoon. Yksi toisensa jälkeen hirtehiset
menivät pienestä ikkunasta sisälle, kunnes kaikki olivat linnassa
päällikkönsä luona; Shandy ja palvelija tulivat viimeisinä.

»Opasta minut hiljaa siihen huoneeseen, jossa mylord on


illallisella, palvelija!» käski Norman of Torn. »Sinä, Shandy, sijoita
sotilaasi niin, että he suojelevat minua häiritsijöiltä!»

Minuutin tai parin verran Shandyn jälkeen tuli tikkaita myöten


salavihkaa hahmo, joka Norman of Tornin seurueineen poistuttua
pienestä huoneesta työntyi sisälle ikkunasta ja seurasi suurta
henkipattoa pimeässä käytävässä.
Kun mylady Leybourn hetkistä myöhemmin kohotti katseensa
lautasestaan, näki hän tilavan ruokasalin ovella seisovan tuiman
rauta-aseisen ritarin.

»Herra kreivi!» parkaisi hän. »Katsokaa taaksenne!»

Ja kun Buckinghamin kreivi vilkaisi taaksensa, kaatoi hän tuolin,


jolla istui, ehättäessään ponnahtamaan pystyyn, sillä Buckinghamin
kreivillä oli paha omatunto.

Tuima hahmo kohotti kättänsä pidättäväsi, kun kreivi tempaisi


miekkansa.

»Hetkinen, mylord», lausui matala ääni moitteettomalla


ranskankielellä.

»Kuka olette?» kirkaisi lady.

»Olen mylordin vanha ystävä; mutta sallikaa minun kertoa teille


pieni tarina!

»Eräässä kolkossa, vanhassa linnassa Essexissä piti muuan


mahtava englantilainen ylimys viime yönä väkisin vankinaan erään
jalon perheen kaunista tytärtä, ja kun neito halveksien torjui hänen
lähentelynsä, iski hän nyrkillään vasten tytön kauniita kasvoja ja yritti
kuristaa hänet raakalaiskourillaan. Siinä linnassa oli myöskin
halveksittu ja vainottu henkipatto, jonka päästä on luvattu palkkio ja
jonka kaulaa hamppuinen silmukka on odottanut useita vuosia. Ja
juuri tämä halpa mies ennätti ajoissa pelastamaan nuoren naisen
tämän ritariston ylevän kukan kynsistä, joka olisi tuhonnut hänen
nuoren elämänsä.
»Henkipatto tahtoi tappaa ritarin, mutta useita sotilaita riensi
ylimyksen avuksi, ja niinpä oli henkipaton pakko paeta tytön
seurassa, jotta ylivoima ei nujertaisi häntä ja tyttö siten jälleen
joutuisi rääkkääjänsä käsiin.

»Mutta tämä raaka henkipatto ei tyytynyt ainoastaan tytön


pelastamiseen, vaan tahtoi välttämättä myöskin oikeudenmukaisesti
rangaista hänen ylimyksellistä ryöstäjäänsä ja täysin määrin
toteuttaa verikoston, joka yksin pystyy sovittamaan neitoa
kohdanneen loukkauksen ja väkivallan.

»Mylady, se nuori tyttö oli Joan de Tany, ylimys oli mylord,


Buckinghamin kreivi, ja henkipatto seisoo edessänne suorittaakseen
sen tehtävän, jonka hän on vannonut tekevänsä. En garde, mylord!»

Taistelu oli lyhyt, sillä Norman of Torn oli tullut tappamaan, ja


hänen silmiensä edessä oli tuntikausia väikkynyt veripunainen utu,
kun hän vain oli ajatellut lurjuksen sormia Joan de Tanyn kauniissa
kaulassa ja tytön kasvoihin tärähtänyttä julmaa iskua.

Hän ei armahtanut, vaan hellittämättä pakotti kreivin


perääntymään huoneen nurkkaan; ja saatuaan hänet sinne, joten
hän ei voinut enää päästä mihinkään suuntaan, Norman of Torn
survaisi säilänsä niin voimakkaasti hänen saastaiseen sydämeensä,
että kärki upposi parin, kolmen sentimetrin syvyyteen hänen
takanansa olevaan tammilaudoitukseen.

Claudia Leybourn istui näkemänsä kohtauksen herättämän


kauhun jähmettämättä, ja kun Norman of Torn kiskaisi säilänsä irti
vainajan ruumiista ja pyyhki sitä lattialle levitettyihin ruohoihin, katseli
emäntä kaamean lumouksen vallassa, kun mies vetäisi tikarinsa ja
piirsi sillä merkin kuolleen ylimyksen otsaan.
»Olkaapa henkipatto tai paholainen», lausui tuima ääni heidän
takanaan, »Roger Leybourn on velvollinen olemaan ystävänne,
koska olette pelastanut hänen kotinsa kunnian».

Molemmat kääntyivät ja näkivät rauta-asuisen miehen oviaukossa,


josta
Norman of Torn oli äsken ilmestynyt.

»Roger!» kiljaisi Claudia Leybourn ja pyörtyi.

»Kuka olette?» kysyi Leybournin isäntä, puhutellen henkipattoa.

Vastaukseksi Norman of Torn osoitti kuolleen Buckinghamin


kreivin otsaa, ja siinä Roger Leybourn näki veriset kirjaimet NT.

Parooni astui eteenpäin käsi ojossa.

»Olen teille suuressa kiitollisuuden velassa; olette pelastanut


poloisen, ajattelemattoman vaimoni tämän raakalaisen kynsistä; ja
Joan de Tany on serkkuni, joten minun tulee olla kaksin kerroin
kiitollinen teille, Norman of Torn.»

Henkipatto ei ollut huomaavinaan toisen kättä.

»Ette ole velkaa minulle mitään sellaista, sir Roger, mitä ei voitaisi
maksaa kelpo illallisella; olen syönyt vain kerran
neljäänkymmeneenkahdeksaan tuntiin.»

Nyt henkipatto huusi luoksensa Shandyn ja hänen miehensä,


käski heidän edelleen olla vahdissa, mutta kielsi heitä häiritsemästä
linnan asukkaita.
Sitten hän istuutui pöytään Roger Leybournin ja hänen tajuihinsa
tulleen puolisonsa seurassa, ja heidän takanaan lattian heinillä virui
de Fulmin ruumis pienessä verilätäkössä.

Leybourn kertoi kuulleensa de Fulmin olevan hänen talossaan ja


kiiruhtaneensa kotiin, olleensa piilossa linnan läheisyydessä jo puoli
tuntia ennen Norman of Tornin saapumista odottamassa sopivaa
tilaisuutta pujahtaakseen sisälle palvelijoiden huomaamatta. Juuri
hän se oli kavunnut tikkaita myöten Shandyn jälkeen.

Henkipatto vietti sen yön Roger Leybournin linnassa ensi kerran


muistinsa aikaan mieluisena vieraana oikealla nimellään
herrasmiehen talossa.

Seuraavana päivänä hän sanoi isännälleen jäähyväiset, palasi


leiriinsä ja lähti paluumatkalle Torniin.

Kun he päivän alkaessa olla puolessa lähestyivät Thamesia likellä


Lontoota, näkivät he suuren väkijoukon, joka syyti pilkkahuutoja
pienelle seurueelle ylimyksiä ja aatelisnaisia.

Joillakuilla väkijoukosta oli aseita, ja yli voimaiseen


lukumääräänsä luottaen alkoi rahvas rohkaistua käymään
väkivaltaisesti käsiksi seurueeseen. Pientä ratsujoukkoa viskeltiin
loalla, kivillä ja lahonneilla kalikoilla, ja usein olivat heitot vähällä
osua seurueen naisiin.

Norman of Torn ei jäänyt kyselemään mitään, vaan karautti


ratsunsa sankimpaan tungokseen ja sivalteli miekkansa lappeella
oikealle ja vasemmalle. Hänen sotilaihinsa tarttui esimerkki, he
syöksyivät parvena hänen jälkeensä, kunnes koko ahdistava
roskajoukko oli ajettu Thamesiin.
Ja vilkaisemattakaan sitten taaksensa pelastamaansa
seurueeseen hän lähti jatkamaan matkaansa pohjoista kohti.

Pieni seurue istui ratsujensa selässä, ihmeissään katsellen


loittonevien pelastajiensa hahmoja. Sitten kääntyi muuan naisista
lähellään olevan ritarin puoleen, lausuen komennuksen ja käskevästi
viitaten nopeasti katoavaan joukkueeseen päin. Näin puhuteltu mies
kannusti hevostaan ja lähti ripeätä laukkaa ratsastamaan henkipaton
sotajoukon jälkeen. Hän saavutti sen muutamissa minuuteissa ja
pysähtyi Norman of Tornin viereen.

»Seis, herra ritari!» huusi ylimys. »Kuningatar haluaisi


henkilökohtaisesti kiittää teitä siitä, että niin urheasti puolustitte
häntä.»

Aina herkkänä tuntemaan tilanteen huumorin Norman of Torn


pyöräytti ratsunsa ympäri ja palasi kuningattaren lähetin mukana.

Saavuttuaan hänen majesteettinsa eteen Tornin henkipatto


kumarsi syvään satulan nuppinsa ylitse.

»Olette omituinen ritari, kun pidätte kuningattaren hengen


pelastamista niin mitättömänä seikkana, että ratsastatte edelleen
edes kääntämättä päätänne ikäänkuin vain olisitte karkoittanut
koiralauman juoksukissan kimpusta», virkkoi kuningatar.

»Paljastin miekkani tehdäkseni palveluksen naiselle, teidän


majesteettinne, enkä kuningattarelle.»

»Mitä nyt! Haluaisitko vielä vähäksyä tekoasi, jonka me kaikki


näimme? Kuningas, puolisoni, palkitsee sinua, herra ritari, jos vain
ilmoitat minulle nimesi.»
»Jos mainitsen nimeni, niin kuningas luultavasti mieluummin minut
hirttäisi», tokaisi henkipatto nauraen. »Olen Norman of Torn.»

Seurueen kaikki jäsenet katsahtivat häneen säikähtyneinä ja


hämmästyneinä, sillä kukaan heistä ei ollut koskaan nähnyt tätä
rohkeata rosvoa, jota koko Englannin aatelisto ja ylimystö pelkäsivät.

»Vähäisemmistäkin palveluksista kuin se on, jonka äsken suoritit,


on kuningas aikaisemmin armahtanut miehiä», lausui hänen
majesteettinsa. »Mutta avaa kypärinsilmikkosi! Haluaisin nähdä niin
kuuluisan rikollisen kasvot, joka kuitenkin osaa esiintyä
herrasmiehen tavoin ja kuningattarensa uskollisena suojelijana.»

»Ne, jotka ystäviäni lukuunottamatta ovat nähneet kasvoni»,


vastasi Norman of Torn rauhallisesti, »eivät ole jääneet eloon
kertoakseen, mitä ovat nähneet tämän kypärinsilmikon takaa; ja mitä
teihin tulee, madame, olen nyt vuoden aikana oppinut pelkäämään,
että teille saattaisi koitua onnettomuudeksi, jos näkisitte Tornin
paholaisen avatusta kypärin silmikosta hänen kasvonsa». Mitään
muuta virkkamatta hän käänsi ratsunsa ympäri ja lasketti neliä
takaisin pienen armeijansa luokse.

»Tuo nulikka, luo hävytön nulikka!» kiljui Englannin kuningatar


Eleanor raivoissaan.

Ja siten Tornin henkipatto ja hänen äitinsä kohtasivat toisensa


kaksikymmenvuotisen eron jälkeen ja taaskin erosivat.

Kaksi päivää myöhemmin Norman of Torn käski Punapää-


Shandyn viedä Tornin sotavoimat Essexissä olevasta leiristä takaisin
Derbyyn. Niinä päivinä, jotka he viettivät tässä rikkaassa piirissä,
maanteillä alituisesti liikkuneet, lukuisat saalistusjoukkueet olivat
kuormittaneet ylimääräiset kuormajuhdat runsaalla ja arvokkaalla
saaliilla, ja tällä kertaa saatuaan kyllikseen taistelua ja saalista
miehet käänsivät kasvonsa Torniin päin ilmeisen tyytyväisenä.

Henkipatto puhui alapäälliköilleen neuvottelukokouksessa; Tornin


vanhus istui hänen vierellään.

»Ratsastakaa lyhyitä taipaleita, Shandy! Minä saavutan teidät


huomenaamulla. Käväisen vain pikaisesti de Tanyn linnassa asialla,
ja koska viivyn siellä ainoastaan muutamia minuutteja, ehdin
varmasti seuraanne huomenna.»

»Älkää unohtako, mylord», muistutti Orja-Edwild, kookas,


keltahiuksinen, saksilainen jättiläinen, »että lähellä Tanyyn
haaraantuvaa tietä on leirissä osasto kuninkaan sotaväkeä!»

»Kierrän sen kyllin kaukaa», lupasi Norman of Torn. »Kaulastani ei


viruttaminen tuntuisi hyvältä», laski hän pilaa ja nousi ratsaille.

Viisi minuuttia sen jälkeen, kun hän oli ratsastanut lyhyttä laukkaa
maantietä pitkin leiristä, talutti espanjalainen Spizo kenenkään
huomaamatta hevosensa leiriä ympäröivään metsään, keikahti
satulaan ja lähti laskettamaan hänen jälkeensä. Leirissä kaikki olivat
ankarassa puuhassa sälyttäessään kuormia niskuroivien, pahasti
uupuneiden juhtien selkään ja satuloidessaan omia hurjia ratsujaan,
eikä kukaan pannut merkille hänen poistumistaan. Ainoastaan pieni,
tuikea vanhus tiesi hänen lähteneen sekä tunsi hänen matkansa
syyn ja määrän.

Samalla kun Roger de Condé sinä iltapäivänä päästettiin Richard


de Tanyn linnaan ja saatettiin pieneen huoneeseen, jossa hän odotti
lady Joanin tuloa, ojensi tumma-ihoinen sanansaattaja kirjeen

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