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A la découverte du roman 1st Edition

Lianke Yan
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n contrepoint de ses romans, le grand écrivain chinois Yan Lianke

E mène depuis longtemps une réflexion sur l’écriture et la littérature, qui

continue de nourrir toute son œuvre.

« Colère et passion sont l’âme de mon travail. »

A l’origine, il y a la révolte de l’écrivain. Son désir de détruire la prison

conventionnelle que les classiques lui ont léguée. De tailler en pièces le réel

manipulé et falsifié de la propagande culturelle chinoise.

Lorsque la réalité ressemble à un tremblement de terre prêt à tout moment à

ébranler le sol où l’on marche, il faut aller chercher des causes cachées,

invisibles qui puissent expliquer ce réel incompréhensible et chaotique.

Remontant le temps, Yan Lianke convoque les grandes voix du réalisme,

Stendhal ou Kafka aussi bien que Joyce ou Garcia Marquez, pour retracer

l’évolution de la fiction dans son pouvoir à rendre compte du réel. Il nous

conduit ainsi à la découverte de ce qu’il appelle audacieusement le

« mythoréalisme », la seule forme littéraire susceptible de nous emmener à

la découverte des contre-courants et des sombres tourbillons sous le fleuve

clair du rationnel.

Un manifeste littéraire qui est aussi un acte de foi en la capacité de

l’humanité à survivre à la folie du monde.


YAN Lianke

À LA DÉCOUVERTE

DU ROMAN
Roman traduit du chinois

par Sylvie Gentil


Ouvrage publié sous la direction de

CHEN FENG

DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS PHILIPPE PICQUIER

Bons Baisers de Lénine

Les Chroniques de Zhalie

La Fuite du temps

Les Jours, les Mois, les Années

Les Quatre Livres

Le Rêve du village des Ding

Servir le peuple

Songeant à mon père

Un chant céleste

Nous remercions Anne-Marie Métailié de nous avoir accordé l’autorisation

de reproduire l’intégralité du récit de João Guimarães Rosa, Le Troisième

Rivage du fleuve.

Titre original : Fa Xian Xiao Shuo

© 2011, Yan Lianke

© 2017, Editions Philippe Picquier

pour la traduction en langue française

Mas de Vert

B.P. 20150

13 631 Arles cedex

www.editions-picquier.fr

Conception graphique : Picquier & Protière

En couverture : © Izutsu Hiroyuki

Mise en page : Christiane Canezza - Marseille

Préparation du format ePub : LEKTI


ISBN (papier) : 978-2-8097-1251-3

ISBN (ePub) : 978-2-8097-2658-9


CHAPITRE I

LES LIMITES DU RÉALISME

1. Un fils impie du réalisme

Le « fils impie du réalisme » : c’est en ces termes que je me décrivais

dans Traître à l’écriture, la postface rédigée pour la version originale des


1
Quatre Livres , un roman qui n’est malheureusement jamais sorti en Chine.

J’y disais :

Se déclarer « traître à l’écriture », c’est se faire beaucoup d’honneur et

j’ai longuement hésité, n’étant pas sûr d’en être digne. Si j’ai fini par m’y

résigner, c’est songeant à ce que tout ce que Les Quatre Livres comprennent

d’infidélités à la « littérature habituelle », lesquelles si elles ne relèvent pas

exactement de l’authentique « félonie », sont malgré tout encourageantes et

pourraient constituer un présage positif pour la suite de mon œuvre. Que les

dés en soient jetés.

Depuis longtemps je caressais le rêve d’écrire autrement qu’à « fin de

publication ». Les Quatre Livres en a été une tentative, débridée : je ne

prétends pas l’avoir semé de céréales, pas plus que de jolies fleurs et de

pleines lunes, mais pas non plus des fientes de poule ou crottes de chien qui

rebuteraient le lecteur. Non, il s’agissait d’affirmer la possibilité de raconter

une histoire comme j’en aurais envie. Que ce soit par le biais de divagations

ou de propos en l’air, peu importait : ce qui comptait c’était de faire tomber

les barrières de la construction littéraire et de détruire la prison

conventionnelle que les classiques ont léguée à l’écrivain. De lui accorder


une liberté radicalement anarchiste, la latitude d’un vocabulaire et d’un récit

dégagés de toute entrave, lui permettre d’instaurer un nouvel ordre narratif.

Car tel est le rêve de tout littérateur un peu mûr. Jamais je ne me suis senti

aussi bien que pendant la rédaction de ces Quatre Livres. Tout convergeait

vers moi. Je n’étais plus esclave des mots mais empereur de l’écriture, adieu

l’enfant sage qui obéissait à ses maîtres.

De toutes mes forces j’essayais de me comporter autant en souverain

qu’en traître.

A m’entendre ainsi délirer on peut imaginer le point de rage, de partialité

et d’insolence où m’avait mené mon impatience de fuir certaine forme

d’écriture. Mais pourquoi ? L’illumination m’est venue au moment où j’ai

pris la plume : si je voulais trahir, c’était probablement que j’étais un fils

impie du réalisme. Un jeune écrivain de talent m’a un jour expliqué qu’il y

a, sur l’Internet chinois, un site dédié aux enfants des années 1980 et 1990

où ils vomissent la haine que leur inspirent leurs parents. Un espace qui

permet à ces jeunes, par ailleurs prisonniers de la morale, de faire tomber

les chaînes qui les brident et d’insulter allègrement père et mère. De clamer

haut et fort ce qu’il y a de plus ridicule et haïssable chez eux. De dénoncer

leurs comportements absurdes, vils et méprisables. En gros, libérés des

contraintes qu’impose la vertu, de s’en prendre à eux comme à leurs pires

ennemis. Quitte à s’autoriser des sorties aussi choquantes qu’un « Qu’est-ce

que j’aimerais les tuer ! » en étant sûr de rencontrer un écho et d’exprimer

le cri du cœur de sa génération.

Il m’en a parlé de manière si vivante que j’en suis resté abasourdi – sans

un instant mettre son propos en doute. Mais de fait, quand aujourd’hui je

m’époumone, hurlant avec la plus grande sincérité sur ma page que « je

larderais bien de coups de couteau » le réalisme spécifique à notre pays – un

réalisme aux couleurs socialistes, celui de la littérature chinoise

contemporaine –, honnêtement je me comporte exactement comme eux.

« A coups de couteau ! »

Je suis vraiment le fils impie du réalisme. Mon dégoût et ma rébellion

sont tels que j’ai dû mal à garder mon sang-froid – plus ou moins à la

manière d’un criminel qui sur le point de commettre un meurtre en perd le

sommeil parce qu’il lui reste un peu de sens moral : son pire ennemi n’est

pas son adversaire, mais sa conscience. Moi, quand j’insulte le réalisme,


c’est la confusion de mon âme qui me plonge dans les tourments. Ce que je

porte en moi de rationalité littéraire m’a peu à peu fait comprendre qu’il est

impossible de radicalement lui dire adieu et lui échapper ; et encore plus de

le tuer. Au poteau d’exécution, et hop ? Mais à l’instant où il poserait le

couteau sur la gorge de ses géniteurs, ce qui viendrait au fils rebelle ce serait

la bonté avec laquelle ils l’ont éduqué, la peine qu’ils se sont donnée pour

lui. D’un autre côté, cet enfant cruel, tous les bienfaits du monde ne

suffiraient pas à lui faire baisser l’arme. Si bien qu’au bout du compte,

prisonnier de mes contradictions et contrairement à toute logique incapable

de choisir, je ne peux que m’enfuir le plus loin possible en éructant des

injures, errer solitaire dans la steppe déserte et désolée d’une écriture privée

de direction.

Ou alors m’y dresser, dans cette campagne sauvage, et en silence y

divaguer :

Réalistes…

ô mes parents,

plus près de moi je vous prie.

Réalisme…

ô mon tombeau,

plus loin de moi je te prie.

2. Le réel fallacieux

En 1719, quand Robinson Crusoé a été publié, Daniel Defoe n’imaginait

sans doute pas qu’il venait de poser deux des pierres angulaires de l’écriture

réaliste, soit l’expérience et l’expression du réel. L’expérience est le terreau

du réalisme, ce que chaque lecteur ressent dans son corps. Il y a là-dessus

entente tacite entre l’auteur et le lecteur. Quant au réel, ce sont les fruits

qu’on y a plantés, le but auquel tend l’auteur. Si ce qu’il ambitionne de

transmettre par le biais de l’expérience est le poids dans la balance, celui

qui permettra de la faire pencher du côté de la reconnaissance et du respect,

l’expression du réel est sa monnaie, plus il en possède et plus il peut

échanger. L’expérience ne saurait véritablement constituer une richesse,

c’est le réel qui sera la banque de sa célébrité. Construit avec en guise de


briques et de tuiles ses personnages, leur environnement, leur histoire, les

intrigues, les détails et la psychologie, etc., ce réel qu’il exprime à sa

manière propre est l’entrepôt de sa fortune, là où il entassera les revenus de

sa renommée, dont il espère que résultera le plus véridique des paysages,

celui qui aura l’éclat incomparable de la réalité.

Bien sûr, sur le chemin qui y mène, auteur et lecteur se sont mis d’accord

sur une vision des personnages – là encore il y a accord, et des plus

importants. Au point que le premier n’écrit qu’en le respectant à la lettre, et

que le second en contrôle scrupuleusement le produit. Cela fait penser à

l’invention de l’argent : au départ simple moyen pratique, le but étant

l’échange, devenu au fil du temps objectif en soi quand les hommes se sont

aperçus qu’il permettait d’atteindre tous les autres. D’où les invasions de

fausse monnaie. Et afin d’en freiner la prolifération, la nécessité d’aller sans

cesse plus loin dans l’invention de méthodes pour endiguer la contrefaçon,

de sans cesse les renouveler et les inventer. De la même manière, la

représentation du réel dans le réalisme est perpétuellement en modification,

perpétuellement on l’approfondit et on la développe. Si bien que, quels que

soient le domaine, la région, l’époque et l’arrière-plan culturel, le réalisme à

la chinoise tend aujourd’hui à l’exprimer de quatre manières. Il y a :

1. Le réalisme fallacieux, où le réel exprimé est celui d’une société sous

contrainte, une image falsifiée et contrôlée.

2. Le réalisme mondain, où le réel est considéré sous son aspect extérieur

et superficiel.

3. Le réalisme vital, où le réel est vu sous l’aspect de l’expérience et de la

vie.

4. Le réalisme spirituel, où l’expression du réel consiste en une

exploration des profondeurs de l’âme humaine.

A partir du moment où l’expression du réel est devenue la clé de l’écriture

réaliste, elle s’est répartie sur les quatre étages de ce théâtre.

Elle ne peut, obligatoirement, que relever de l’un ou l’autre de ces

niveaux. D’où il ressort que pour l’essentiel ce sont les tréteaux sur lesquels

les écrivains déambulent ou se lamentent. Ceux d’entre eux qui, du premier

étage, ne proposent que mots fabriqués et chants vides sont bien obligés,

pour obtenir la confiance des foules, de sauter plus ou moins à leur cœur
défendant, à la manière de ces comédiens qui descendent de scène pour

serrer la main des spectateurs, jusqu’au deuxième étage où ils se donnent de

grands airs – mais familiers ! – afin que la foule ignorante en soit émue au

point de pleurer de joie. Ce réel joué/fabriqué au premier étage – le réel

fallacieux – est essentiellement prédominant dans les pays où le pouvoir est

fort, ou centralisé, là où l’idéologie politique est profondément implantée.

Plus le pouvoir dans un pays sera totalitaire, plus l’idéologie s’y exprimera

de manière intense, et plus le réalisme fallacieux et son réel feront preuve de

gigantisme et de sommaire. S’il est impossible de nier que l’Allemagne

d’Hitler ait eu un art et une littérature, la fin du régime nazi a aussi signifié

celle de ces voix rudimentaires qui vociféraient au premier niveau. Ce qui a

disparu, autrement dit, ce n’est pas seulement une littérature au réel

fallacieux, mais toute forme de réalité fallacieuse dans la société. Voyez


2 3
Kolbenheyer et Goebbels . Paracelse, le roman historique du premier, a

été la grande œuvre littéraire du Troisième Reich ; Michael, le roman-fleuve

du second, destin allemand couché dans les lignes d’un journal intime,

modèle littéraire regroupant toutes les caractéristiques du fascisme et du

nazisme, a en ces temps de pouvoir brutal fasciné nombre de jeunes exaltés.

Mais le cours du temps les a relégués à la chambre froide, personne n’en

fait plus mention et ils ne sont désormais que momies enterrées sous la

poussière de l’histoire littéraire allemande, simple matériau pour les

chercheurs qui iront fouiller et balayer parmi les débris du passé.

La littérature russe à l’époque soviétique a certes produit nombre

d’œuvres relevant du réalisme fallacieux, mais tout à fait « vraies », en ce


4
qu’elles étaient issues d’une société fallacieuse. Ce que Viktor Erofeev

explique avec la plus grande clarté dans son fameux essai Requiem pour la

littérature soviétique, publié après la chute de l’URSS :

Les plus beaux temples de la littérature soviétique sont ceux qui ont été

édifiés à partir du projet élaboré par Staline et Gorki pour les générations
5
futures. De style baroque, ils comprennent les Alexis Tolstoï, les Fadeïev ,
6 7
les Pavlenko , les Gladkov et bien d’autres, trop nombreux pour être

mentionnés. Même si dans ce corpus les œuvres de vile qualité, juste là pour

faire nombre, ne manquent pas, ce sont des monuments qui en dépit de


toutes les intempéries sont allés jusqu’à influencer la culture des autres
8
pays du bloc socialiste .

Un propos qui nous permet de voir le dessous de deux cartes : d’abord,

que ce qui est à la racine du réel fallacieux – des productions du réalisme

fallacieux – est bien le pouvoir ; ensuite, que cette littérature sous contrôle

et falsifiée a influencé celle des autres pays du bloc socialiste. Si Viktor

Erofeev ne s’étend pas sur ces sujets, pour nous, écrivains et lecteurs

chinois, cela va de soi. Nous sommes au courant, nous avons toujours su de

quelle fontaine venait l’eau que nous buvions, et la prenons pour ce qu’elle

est.

L’utilisation du mot « fallacieux » a, au sens où je l’entends, une

implication première et évidente : on parle ici en quelque sorte de « tarif

imposé ». Tout pouvoir exerce un contrôle, mais si c’est par la force, cela

s’appelle de l’oppression. Si c’est le pouvoir qui fixe le prix lorsqu’il passe

commande, l’accord se fait avec un écrivain qui signe et paraphe le bon,

puis paye avec un chèque sur sa conscience et fait le deuil de sa

personnalité. L’objet de l’échange est pourtant un produit invisible. Ce à

quoi, d’un commun accord, les deux parties s’engagent, c’est la production

d’un réel littéraire à la fois quasi inexistant mais obligatoirement doué

d’existence, qui brillerait comme une comète au ciel de l’histoire, quoique

fondé sur une fiction tirée du néant et un mode d’expérience totalement

outrancier, ainsi que sur la généralisation de cas complètement uniques et

particuliers. Dans une telle fiction l’expression d’un prétendu « réel » est la

condition et le noyau, ce qui lui permet d’être, et d’être crue. Cela fait un

temps déjà, plus d’un demi-siècle, que ce genre de littérature est la forme

dominante sur le territoire chinois (soit neuf millions six cent quarante mille

kilomètres carrés !), elle y est désormais si profondément enracinée, son

feuillage y est si touffu et les fruits qu’elle a portés si riches et abondants

que personne ne s’interroge plus à son sujet – un peu comme tous nous

croyons à certains mirages, à des forteresses marines que personne ne verra

jamais mais dont nous restons persuadés qu’elles relèvent d’un imaginaire si

authentique qu’il les fait presque exister. Il en va de même avec le réel

manipulé et falsifié. L’Etat ayant besoin d’un réalisme fallacieux, et ce réel

étant la fondation sans laquelle il ne saurait exister, auteur tout autant que

lecteur en viennent à force à croire en son existence. A la fois base et


nécessité de la pensée et de la création de plusieurs générations d’écrivains,

il est devenu leur assise.

Presque tous les efforts de la propagande chinoise, des organismes

culturels et de l’Association des écrivains ont pour but de créer et parfaire

un réalisme absolument fallacieux. De manière concrète, cela revient à

élaborer un réel fictif à l’intérieur de la littérature. A maquiller leur contrôle

de l’imaginaire pour en faire une fée qui épandrait ses fleurs, à l’existence

universelle et si belle qu’on la dirait vraie, et surtout, surtout, cela revient à

considérer ce contrôle comme le pilier de la littérature chinoise, au risque

sinon de donner l’impression d’avoir honte d’une époque prétendument

grandiose et d’une réalité sociale aux dehors dynamiques.

Pour les Chinois, le 1984 de George Orwell ne compte pas parmi les

classiques au sens traditionnel du terme. Où classer pourtant ce formidable

pied de nez à toutes les inféodations et falsifications du monde ? Si du point

de vue stylistique La Ferme des animaux lui est supérieur, sa renommée est

telle qu’il est devenu l’aîné, La Ferme le puîné, et ceci parce qu’en sus

d’être fallacieux dans certains pays en raison d’une idéologie assez

répandue, le réel l’est aussi dans tous les lieux que le pouvoir tend à réguler.

Or dans le monde, le pouvoir est aussi universel que notre besoin d’air et

d’eau. D’où il ressort que la rationalité du réalisme fallacieux, expression

d’une falsification du réel, dépend de la qualité de son alliance avec le

pouvoir ; sa véracité, du caractère fictionnel de l’existence, et de la facilité

des gens à suivre le mouvement et à s’adapter aux circonstances.

Aujourd’hui, pour qui voudrait détruire ce gigantesque édifice

minutieusement érigé, lever la main contre cet air et cette eau du réel

fallacieux, le pire ne serait à craindre ni du pouvoir, ni de la conscience

sociale, mais de ces écrivains et lecteurs formés par le temps et beaucoup

trop d’œuvres. C’est en effet en partie grâce au soutien de la grande

majorité d’entre eux que le réalisme fallacieux a droit d’existence, un peu

comme si des millions d’individus avaient levé la main pour voter la mort

de Galilée. Heureusement, s’il se trouve aujourd’hui en Chine des gens qui

acceptent de décrire un réel falsifié, cela n’empêche pas qu’en même temps

il y en ait pour s’efforcer d’atteindre à un réel mondain, ou au réel vital ou

spirituel. Lorsque certains, aspirant au pouvoir et à la célébrité, n’épargnent

aucun effort pour asservir le réel dans leurs œuvres, d’autres s’appliquent et
progressent, tranquilles et obstinés dans leur bureau, pour nous offrir des

textes qui parlent des apparences du monde, de la vérité de la vie ou de la

réalité de l’âme, et donnent par là à notre littérature la possibilité de rester

en partie respectable, bien plus assurément que le cinéma, la télévision ou le

théâtre.

3. Le réel mondain

Scarlett se croit amoureuse d’Ashley mais au fond, c’est Rhett Butler

qu’elle aime vraiment et quand au bout de trois mariages et d’une existence

mouvementée elle s’en apercevra, il sera trop tard, il la quittera : cette

histoire d’amour a fait d’Autant en emporte le vent un classique fondateur

du réalisme mondain. Si nous apposons le mot « classique » à l’œuvre de

Margaret Mitchell, ce n’est pas simplement parce que celle-ci, rédigée en

1926 et publiée en 1936, a immédiatement connu une célébrité mondiale, ni

parce qu’elle a été à l’origine d’un film aussi éblouissant qu’oscarisé, mais

aussi et surtout pour son arrière-plan, la guerre de Sécession, et pour le très

authentique respect qu’a son auteur de la littérature. N’étaient ces deux

points, Margaret Mitchell ne serait pas une réaliste au sens le plus noble du

terme, mais juste une réaliste mondaine, voire triviale. Le réalisme

mondain, celui qui s’attache à décrire le visage de la société, est une des

formes d’écriture les mieux accueillies en ce monde, c’est la forme de

réalisme la plus sûre, celle qui a le plus de succès. Le risque subsiste : entre

réalisme mondain et roman de gare la cloison est mince, percée de portes et

fenêtres qui permettent toutes les allées et venues, tous les échanges. Ce à

quoi vise le réalisme vulgaire, c’est à une identification maximale, mais par

une masse définie de gens ou par une classe sociale. Le réalisme mondain se

situe au-delà, il s’efforce de gagner la reconnaissance commune des masses.

Si elles ne s’y identifient pas, il n’y a pas de noyau à la forme. Margaret


e
Mitchell date de la première moitié du XX siècle, mais très vite Somerset

Maugham a marché sur ses pas, et lui aussi a réussi à éviter l’écueil du

vulgaire pour rester dans le mondain. Si ses histoires ont des liens latents

avec ce qui a les faveurs du public, là où il est génial, c’est quand il sait

allier badinage et sagacité, dans une langue parfaitement adaptée à l’humour

occidental. Les personnages de ses histoires appartiennent souvent à l’élite


– acteurs, écrivains, artistes ou peintres, ce sont aux yeux des lecteurs des

célébrités – et ses anecdotes sont tirées de la réalité. D’où des œuvres d’un

réalisme mondain où le réel est si bien rendu que le lecteur ne songe pas à

remettre trop en question le processus et la rationalité de la logique de cause

à effet. Que ce soit L’Envoûté, sur Vincent Van Gogh, La Ronde de l’amour,

à propos de Thomas Hardy, ou Le Fil du rasoir et La Comédienne où il

parle de l’actrice à laquelle certain savant et lui faisaient tous deux la cour,

tous ces récits empruntent si bien aux réalités de l’existence que le lecteur,

sans avoir besoin d’y réfléchir, les ressent immédiatement comme relevant

du réalisme mondain. Qu’il s’agisse de l’histoire, des personnages, de

l’arrière-plan culturel ou du pays où elles se situent, les œuvres de Somerset

Maugham et de Margaret Mitchell sont si éloignées l’une de l’autre qu’il

n’est pas possible de les comparer, pourtant les deux auteurs faisant montre

de la même virtuosité dans leur manière de peindre le visage du monde et

de dépasser le réalisme trivial, ils y sont de force égale et ne se différencient

que par le mode d’expression : là où l’un a opté pour la légèreté et la

comédie, l’autre a préféré la manière dramatique.

Le réel trivial, le roman de gare, refuse la réflexion et la profondeur.

Le réel mondain, qui dépeint la superficie du monde, les imite.

Le réel vital les poursuit.

Le réel spirituel les parfait.

Sur ce point, l’imitation de la réflexion et de la profondeur, il y a des

points communs entre réalisme mondain et réalisme fallacieux. Mais si le

second se construit sur la base d’une absence de conscience commune, c’est

de l’expérience commune que le premier est le fruit. En effet, le réalisme en

tant que peinture du monde et de la société dans leurs aspects extérieurs

s’appuie essentiellement sur le vécu de la société populaire. C’est par le

biais d’une approche inductive et minutieuse des généralités de son

expérience qu’il flatte le lecteur, gagnant ainsi sa reconnaissance et ses

louanges. Il s’agit pour ces auteurs de faire renaître cette expérience

commune, ce à quoi ils s’appliquent de manière élaborée, avec beaucoup de

subtilité, se concentrant sur des sentiments quasi universels, ou ce qui excite

généralement la curiosité, qu’ils n’ont ensuite plus qu’à raconter en se

délectant. Si l’on fait fi de l’arrière-plan culturel et temporel, qu’on se

contente de ce qu’exprime le texte en lui-même, on s’aperçoit que Balzac,


dont l’œuvre est peut-être le summum du réalisme, y excelle tout

particulièrement. Volontairement chroniqueur de la société parisienne, il ne

pouvait faire autrement que croquer, dans des tableaux qui font penser à des

huiles, les us et les mœurs de ses contemporains. Pour aller plus loin,

approcher ou atteindre le réel vital, il faut comprendre le réel mondain en

tant que toile de fond de son œuvre. Peindre les usages sociaux est son

dessein, c’est aussi ce qui fait son charme. Même si, bien sûr, classer Balzac

parmi les réalistes mondains serait une absurdité, et une marque d’irrespect,

puisque c’est lui justement qui de manière magistrale nous a amenés à

transcender cette forme de réel et à voir, autant qu’à être touchés par, la

lumière du réel vital. Il suffit de se plonger dans ses œuvres pour en trouver

la trace et comprendre que c’est elle qui imprime à ses romans leur tonalité.
9
Dans ce registre, parmi les écrivains chinois, c’est à Shen Congwen et
10
Eileen Chang que je pense. Considère-t-on leur œuvre dans son

intégralité, sans l’ombre d’un doute ils ont dépassé le réalisme mondain, se

sont approchés, voire ont atteint le réel vital, mais on est bien forcé de

regretter que leurs écrits les plus représentatifs soient constellés de réel

trivial et de réel mondain, et que ce soit là ce qui leur vaut leur célébrité. Le

Passeur de Chadong doit son succès au fait que l’auteur a

intentionnellement évité de se pencher sur les complexités profondes de la

société, une dérobade d’où il découle qu’il biaise aussi avec la réalité et se

situe dans la droite ligne d’un Zhuangzi et de sa philosophie du


11
détachement, ou d’un Tao Yuanming pour qui La Source aux fleurs de

pêcher a constitué l’expression de son rejet de la guerre et de la politique.

Tout, dans Le Passeur de Chadong, tend à déplorer la déliquescence des

coutumes populaires. Dans un monde troublé, de plus en plus en proie à

l’influence de la modernité, c’est la chance du Passeur de se trouver en

parfaite adéquation avec un lectorat nostalgique, une rencontre impromptue

née du désir de l’auteur de freiner cette tendance.

Comme tous les habitants de cette région frontalière, ces filles (les

prostituées) avaient le cœur simple. Quand un nouveau client se présentait,

elles le faisaient payer d’avance et vérifiaient la somme avant de fermer

leur porte et de se livrer à ses caprices. Les habitués au contraire donnaient

ce qu’ils voulaient. Si la plupart de ces femmes dépendaient pour leur


subsistance des commerçants du Sichuan, elles choisissaient en général

leurs amants parmi les bateliers. Les plus épris, au moment de se séparer,

se mordaient les lèvres ou le cou en se jurant de « ne pas commettre de


12
bêtises lorsqu’ils seraient loin l’un de l’autre »…

De tels détails, révélateurs de la noblesse des classes inférieures en ce

temps-là, sont inconcevables dans notre univers mercantile. Mais à l’idée

d’une telle simplicité dans les relations humaines, c’est avec encore plus de

nostalgie que nous repensons à ces bourgades aujourd’hui disparues et nous

replongeons dans les minutieuses descriptions du Passeur. D’où cet écho

sentimental qui perdure de nos jours entre le livre et ses lecteurs. Pour

autant, il ne conviendrait pas de négliger la poésie et l’esthétique de sa

langue. Ferait-on abstraction de l’histoire et des personnages, il suffirait

d’ouvrir le livre au hasard pour en quelques lignes s’en enivrer comme d’un

vieux vin, c’est ce qui fait son charme unique. Dans la même veine,
13
l’univers que Wang Zengqi réussit, en à peine deux ou trois nouvelles, à

construire lui confère un tel prestige que beaucoup d’écrivains, de sa

génération et de celles qui ont suivi, ont l’impression de ne pas lui arriver à

la cheville et qu’inévitablement, cela a déclenché des jalousies. On voit bien

ici la tendresse des lecteurs et des théoriciens chinois pour le réel mondain.

Le plus difficile, avec ce genre d’écriture, c’est la nécessité de savoir décrire

avec précision et véracité, dans un vocabulaire et avec une langue à la

beauté raffinée.
14
Si La Cangue d’or, Un amour dévastateur, Rose rouge et Rose blanche

s’efforcent, comme tous les textes d’Eileen Chang, d’échapper au cadre de

la description mondaine pour atteindre sa réalité, tous aussi, comme Le

Passeur de Chadong, ont renoncé à la possibilité de faire un pas plus avant

et de serrer au plus près le réel vital. C’est dans l’intention d’un effet de réel

mondain, habituel, que l’auteur ne ménage ni son encre, ni ses forces – et y

prend grand plaisir. Là encore, c’est bien la preuve de la grande indulgence

des critiques, et encore plus des lecteurs, pour le réalisme mondain. Dans la

littérature chinoise il n’est pas considéré comme inférieur au réalisme vital,

celui pour qui c’est la vie qui est la réalité, et les textes qui relèvent du genre

peuvent tout à fait y jouir du statut de classique et être considérés comme

immortels. C’est que si d’un côté, dans la catégorie du réalisme vital, nous
15
avons une œuvre aussi grandiose que Le Rêve dans le pavillon rouge , nous
16
avons aussi Fleur en fiole d’or , illustration d’une tradition culturelle dans

la veine du réalisme mondain. Qui plus est, et c’est encore plus important,

l’habitude du réalisme fallacieux, miroir d’un réel manipulé et falsifié, étant

ancrée dans notre culture, le réalisme mondain a par comparaison pu être

considéré comme une force de résistance, et par là gagner une certaine

vitalité, voire une signification différente.

Autre œuvre représentative de l’école, La Forteresse assiégée de Qian


17
Zhongshu doit également son succès à la vigueur de son opposition au

réalisme fallacieux. Mais là où le livre se différencie des écrits d’Eileen

Chang et du Passeur de Chadong, c’est que si la première s’attache à

décrire l’aspect du monde dans les villes, et Shen Congwen celui des

campagnes, La Forteresse, elle, nous parle essentiellement de société. Là où

le territoire de la population citadine est relativement autonome et fermé sur

le plan littéraire, où les rues et ruelles d’un village constituent l’unique

scène sur laquelle déambulent les personnages, dans un roman qui dépeint

l’aspect de la société le nombre des environnements est illimité, le peuple et

l’univers se font territoire sans frontières où n’importe qui peut évoluer.

Décrire l’aspect du monde populaire, c’est décrire les individus et la couche

superficielle de la vie en un lieu donné sur fond de culture populaire ;

peindre l’aspect de la société, c’est se baser sur la culture et l’arrière-plan

social pour décrire les individus en tant qu’êtres sociaux, et leur destin en

tant qu’éléments pris dans la tourmente de la société. Si les uns et les autres

diffèrent, ils ne s’en ressemblent pas moins en tant que branches du réalisme

mondain.
e
Ce qui séparait Balzac de Victor Hugo au XIX siècle n’était pas

simplement la division entre fidélité à la réalité et romantisme, mais venait

aussi de leurs visions différentes de l’homme et la société. Balzac parle du

chaos de leur relation, de l’impossibilité de les séparer ; Hugo de ce qui les

oppose, de l’impossibilité de les harmoniser. La première attitude est

devenue célèbre sous l’appellation de réalisme critique, la seconde en tant

que romantisme. Dans les fictions de la première catégorie, les personnages

ont pour l’essentiel un rôle mondain social et individuel ; dans celles de la

seconde, ils évoluent comme dans une pièce de théâtre sur la scène de la

religion et de la société. Voyez par exemple le Jean Valjean des Misérables,


ou le Quasimodo et l’Esméralda de Notre-Dame de Paris. Ou les

personnages de Quatre-vingt-treize, pour qui c’est la Révolution française,

avec sa lutte entre chouans et volontaires de l’armée républicaine, qui

constitue les tréteaux sur lesquels se joue leur destin. Le réel mondain

populaire est essentiellement le réel de l’expérience humaine, il peut être

critiqué, il peut être loué, il peut avoir des associations équivoques, mais

toujours il sera celui de l’expérience du lecteur, ou d’une expérience à

laquelle il peut s’identifier. Tandis que le réel social ne concerne pas

directement la majorité d’entre eux, seulement ce à quoi ils aspirent. Les

personnages que fait naître la plume de Balzac donnent l’impression d’être

à nos côtés. Ceux de Hugo vivent dans notre espoir et notre imagination.

J’ajouterai que ce ressenti n’est pas le seul apanage des lecteurs et des
e
écrivains chinois, les grands romans du XIX siècle sont partout appréciés,

tout le monde éprouve à leur lecture ce genre d’émotion.

Pour en revenir au réel mondain dans la littérature chinoise, nous dirons

que Le Passeur de Chadong est le modèle de sa veine rurale ; les textes

d’Eileen Chang, de sa veine citadine ; et que La Forteresse met d’avantage

l’accent sur la société. Quant à Mao Dun ou Ba Jin, ainsi que le note avec
18
finesse Chen Sihe dans Au bout des fleuves impétueux il faut qu’il y ait
19
une aube : « Quand on se repenche sur le parcours de M. Ba Jin, d’abord

activiste qui avait foi en la société, puis écrivain célèbre et éminent, puis

dans les dernières années de sa vie conscience de la société et auteur de


20
cette réflexion sur la Révolution culturelle qu’a été Au fil de la plume , on

s’aperçoit que ce qui, de l’activisme de ses débuts à sa critique sociale

ultime, lui a toujours tenu à cœur, c’était le développement sain de la

société chinoise, une existence rationnelle pour le peuple chinois, et il n’est

pas exagéré de dire que l’expression “avoir souci de la nation et du peuple”

lui sied comme un gant. » Une phrase qui résume de fait l’œuvre de tous les

écrivains de cette génération. Il suffit d’examiner leurs écrits à sa lumière

pour s’apercevoir que ce qui motivait leurs efforts, ce qui leur tenait à cœur,

c’était la description de la réalité « mondaine » de la société, de son visage

apparent. L’œuvre de Lao She est en comparaison plus variée, plus

composite, un mélange de réel populaire et social. Chez l’un comme chez

l’autre, il y a du plus ou moins achevé, du meilleur et du plus approximatif,

qu’il est souvent impossible d’apprécier de manière séparée – de même


qu’on ne saurait dire qui, de Balzac ou de Hugo, est le plus grand. La

différence ne se trouve pas entre mondain populaire et mondain sociétal,

elle n’est pas non plus à chercher dans leur association, mais dans l’œuvre

de chacun, dans cette capacité à transcender le mondain qui permet à Balzac

comme à Hugo d’approcher le niveau plus profond de la réalité vitale.

Les œuvres qui aboutissent à un effet de réel mondain sociétal faisant

partie, dans la tradition de lecture et de critique chinoises, de celles dont

« la forme trouve rapidement ses marques », il est naturel que nos écrivains

se ruent sur cette veine. S’ils sont moins nombreux à opter pour le mondain

populaire, où les choses vont plus lentement, une fois leur choix fait souvent

ils s’y tiennent, et ce pour une raison : ces romans qui illustrent une réalité

populaire au fil de ses fluctuations temporelles en immortalisent aussi la

pérennité. Tandis qu’au fur et à mesure de l’évolution de la société et du

passage des ans, les romans qui relèvent du mondain sociétal risquent de

tomber dans une obsolescence instable. Ce qui nous ramène à Margaret

Mitchell et Somerset Maugham : bien qu’ayant profité d’un vaste arrière-

plan social, la première n’a rien à voir avec le courant des écrivains réalistes

qui se cantonnent au mondain sociétal, courant autrefois répandu et

florissant mais aujourd’hui marginalisé, un peu comme un cadre à la

retraite ; quant au second, si on laisse de côté justement cet arrière-plan, il

n’a strictement rien à voir avec les romanciers chinois du mondain sociétal.

Parlerions-nous encore d’eux s’ils avaient été chinois ? J’ai parfois des

idées bizarres : comment comprendrions-nous un Autant en emporte le vent

rédigé par une improbable Margaret Mitchell originaire comme Eileen

Chang de Shanghai ? Quelle impression nous ferait une Scarlett née en

Chine, dont l’histoire se déroulerait avec pour toile de fond la guerre de

résistance contre le Japon, les rivalités entre seigneurs de la guerre et la

Longue Marche, ou la guerre civile entre nationalistes et communistes ?

Considérerions-nous cette vision comme un indéniable classique, une

œuvre majeure dans l’histoire de la littérature ?

4. Le réel vital

Si on considère les romans qui relèvent du réel mondain comme dansant

au deuxième niveau de la scène, il va de soi que c’est leur puissance et leur


degré de vitalité qui leur permettront d’éventuellement accéder au troisième

étage – celui du réel, justement vital, à quoi aspire tout écrivain ayant un

idéal et de l’ambition. C’est le but commun à tous les réalistes, Balzac et

Victor Hugo étant les archétypes de ceux qui y sont brillamment parvenus.

En Chine, il n’y a guère que Lu Xun qu’on puisse ajouter à la liste, même si

c’est avec assurance, sans éprouver le besoin de se faire trop discret ou de

prendre un air embarrassé. Certes, il n’a pas à son actif une œuvre aussi

monumentale que Madame Bovary, Le Rouge et le Noir ou Les Misérables,

mais pour son époque et par rapport à ses confrères, il a joué dans la quête

de ce réel un rôle de précurseur, a retroussé ses manches, mis la main à la

pâte et montré l’exemple. Si l’on se repenche, à plus de cent ans de distance,


e
sur ce XIX siècle qui a été un sommet du réalisme et l’a poussé vers une

incomparable modernité, on s’aperçoit que quel qu’ait été le chemin

emprunté par l’auteur, le mondain à la Balzac ou le drame social à la Hugo,

c’est toujours à cette couche plus profonde, celle du réalisme vital, qu’il

tentait de parvenir. Un plan sur lequel, à sa manière tranquille, l’expression

du réel par Tolstoï mérite sans doute plus que d’autres notre respect et notre

admiration. Pourquoi ? Parce tous les écrivains réalistes qui ont atteint le

réel vital ont obéi aux mêmes règles – autrement dit, ont subi la même

contrainte, celle de faire parfaitement concorder leurs personnages et

l’époque où ils les situaient.

Autrement dit, de créer des personnages qui soient typiques de leur temps.

Plus l’accord entre les deux était parfait, et plus on trouvait l’œuvre

grandiose, plus elle se parait d’une aura universelle. S’il s’agit là d’une

convention instaurée d’un commun accord par les théoriciens, les lecteurs et

les écrivains, elle implique pour ces derniers la nécessité absolue de devenir

les grands régulateurs et praticiens de l’esprit de leur époque. Un écrivain se

devait d’avoir par rapport à son temps une sensibilité à fleur de peau, par

rapport à l’esprit de ce temps la plus grande maîtrise, d’être plus que tout

autre en mesure de le reconnaître, puisque c’était là l’unique base sur

laquelle il pouvait s’inventer des héros adéquats. Le terreau fertile qui lui

permettrait de planter ses arbres, la chaîne de montagnes où s’élèverait un

pic plus élancé et plus remarquable que les autres. Une base dont le défaut

signifiait que l’existence des personnages ne faisait plus sens, les montagnes

devenaient collines, plates et chauves.


L’absence de personnages types est inconcevable dans le cadre de

l’écriture réaliste. Impossible d’imaginer quelle signification concrète aurait

eue sur le réalisme à venir un Don Quichotte toujours parodique du roman

de chevalerie et de cent quinze ans antérieur à Robinson Crusoé, sans la

parfaite alliance des personnages de Don Quichotte et de Sancho Pança.

Impossible aussi, sans eux, d’entrevoir quelle aurait été la rationalité de

l’inscription de Cervantès à la liste des très grands et des classiques. Quant

à la réalité de Robinson en tant que personnage, elle équivaut carrément à la

réalité de Defoe en tant qu’écrivain. Si nous admettons que le roman réaliste

est la plus importante forme d’écriture, il faut aussi admettre que le

personnage devienne la principale preuve de l’existence du réel. C’est grâce

à lui que dans de telles œuvres on dépasse le réel mondain pour atteindre le

vital, soit dans la réalité des faits un approfondissement et un élargissement

qui correspondent au passage du héros mondain au héros vivant. Cette

progression constitue, dans le long processus qui a été celui du réalisme, le

plus précis des indicateurs. Voilà pourquoi Le Père Goriot ou Eugénie

Grandet de Balzac sont devenus des modèles du genre. En tant que parfaits

exemples de l’alliance entre mondain sociétal et mondain populaire, tous

deux ont ouvert la voie au personnage archétypal du réel mondain et du réel

vital, et s’ils ont permis à beaucoup de s’engager sur ce chemin, ils leur ont

aussi permis d’aller encore plus loin : ils ont rendu possible la création dans

le cadre du réel vital de héros si typiques qu’ils prenaient le pas sur le nom

de leur auteur.
e e
Parmi les chefs-d’œuvre du XIX et du début du XX siècle, nombreux sont

les romans dont le titre est lié aux personnages, ou comporte un message,

annonce des faits en liaison avec eux. Même en remontant plus avant, nous

ne manquons pas d’exemples : Gargantua et Pantagruel, Don Quichotte,

Faust, Tom Jones, Robinson Crusoé, Les Souffrances du jeune Werther,

Jane Eyre, Les Aventures de Monsieur Pickwick, Histoire des Forsyte, Le

Père Goriot, Eugénie Grandet, Madame Bovary, Tess d’Uberville, Pères et

Fils, Les Frères Karamazov, Martin Eden, La Véritable Histoire d’Ah Q,

etc. La liste serait longue de ces héros et des romans qui les évoquent en

couverture, une longueur qui démontre de manière plaisante la place de roi

qu’a petit à petit, et surtout dans la littérature réaliste, occupée le

personnage type. Si le réalisme vise à atteindre le réel vital, c’est parce qu’il
est l’expression de la vérité et de la profondeur des êtres humains et de leur

existence, ce qui implique qu’il va avant tout s’appuyer sur les protagonistes

pour créer le plus authentique des univers. Que c’est par la grâce de leur

support que la plume de l’écrivain parviendra à soulever la planète du réel


e
vital. Aucun écrivain réaliste du XIX siècle ne saurait faire partie des

vraiment grands s’il n’a pas, parmi ses créations, un héros au nom

retentissant. Même Tolstoï, sans Anna Karénine et sans la Maslova, devrait

être rayé de la liste et son étoile n’y brillerait plus. Sans Anna et son roman

éponyme, sans la Maslova de Résurrection, sans ces deux héroïnes dressées

tels deux grands arbres, le réel s’effondrerait, tomberait comme un château

de cartes soufflé par le vent aux quatre coins. Est-ce grâce à Flaubert

qu’Emma Bovary est immortelle, ou à cause d’elle qu’il vivra à jamais dans

nos cœurs et nos pensées ? Difficile à dire… Dans les cas du Père Goriot et

d’Eugénie Grandet, l’amalgame est tel entre famille et fortune à l’intérieur

de leur temps et leur société que les deux œuvres en ont acquis une

signification complémentaire. Car si c’est bien lui, l’argent, qui fait de

Goriot et d’Emilie des esclaves, ce sont eux en revanche qui donnent à

Balzac sa très grande force et font de lui, parmi ses pairs, une puissance aux

ressources infinies. Victor Hugo a Jean Valjean et Quasimodo ; Stendhal,

Julien et Fabrice. Même Maupassant, ci-inclus à cause de ses nouvelles,

voire Tchékhov, ne sont universellement connus que parce qu’ils ont été

capables de façonner certains archétypes qui comptent parmi les plus

immortels dans cette galerie de portraits. Pour Tchékhov : l’Otchoumélov

du Caméléon, l’Ivan Dimitritch Tcherviakov de La Mort d’un fonctionnaire

ou la Sauterelle, Olga Ivanovna ; pour Maupassant : la Mathilde Loisel de

La Parure et Boule-de-Suif, etc. Le respect que nous avons pour eux ne

serait pas ce qu’il est si de telles figures n’étaient, et surtout si elles n’étaient

pas aussi pleinement, aussi parfaitement réelles.


e
Les grands écrivains du XIX siècle doivent leur renom à deux facteurs.

En premier lieu, ils ont su disséquer leur époque. Plus leur analyse est

profonde et originale, plus leur œuvre brille d’un éblouissant éclat. En

second lieu, plus leurs protagonistes sont riches et complexes, plus ils sont

marquants et uniques, et plus eux-mêmes resplendissent et attirent le regard

dans leur lumière. Telles sont au départ les deux jambes sur lesquelles

l’auteur se plante pour affirmer son importance. Au fil du temps néanmoins,


plus la distance s’accroît entre l’époque où l’écrivain évoluait avec ses

personnages et celle où vivent ses lecteurs, et plus l’éclat qu’il projette ne

provient que du second facteur. L’arrière-plan temporel ne sert qu’à faire

courir la plume des chercheurs spécialisés dans l’étude de la société en ce

temps-là. Tout dépend des héros et des héroïnes : qu’ils soient animés, de

chair et de sang, et il aura l’éclat de la vie – un éclat, donc, totalement

dépendant du niveau de réel vital qu’il aura su leur injecter. Prenons la

littérature russe, et deux de ses plus brillantes étoiles : Tolstoï et

Tourgueniev. S’ils appartiennent à la même génération, au niveau de

l’œuvre ils ont toujours scrupuleusement gardé leurs distances, et dans la

vie ne se sont jamais rencontrés. Pourtant, à l’époque de la révolution russe,

ils se sont tous deux retrouvés titans, côte à côte. La littérature avait alors un

tel retentissement sur la société que Tourgueniev a même un temps été placé

plus haut que Tolstoï. Lorsque Pères et Fils a été publié en 1862, et que des

places à gauche et à droite de l’échiquier politique ont été attribuées à

Bazarov et Paul Pétrovitch Kirsanov, une grosse année de terrorisme et

d’actes violents divers – manifestations qui dégénéraient ou incendies

criminels – en a résulté à Saint-Pétersbourg. Ainsi que le pointe Isaiah

Berlin, cité par Coetzee : « Personne dans l’histoire de la littérature russe,

ou peut-être dans l’histoire de la littérature en général, n’avait jamais été

attaqué à la fois par la gauche et la droite de manière aussi féroce et


21
continuelle . » On peut en déduire l’éclat du soleil à son zénith dont

brillait en ce temps-là l’auteur ! Aujourd’hui pourtant – du moins aux yeux

des lecteurs et théoriciens chinois –, Guerre et Paix, Anna Karénine et

Résurrection ont plus de prestige et de vitalité que Roudine, A la veille,

Pères et Fils, Terres vierges ou Mémoires d’un chasseur. Pourquoi ? C’est

un problème d’accord entre les personnages et l’époque où l’auteur les

situe. Un point que Tolstoï a bien plus travaillé et perfectionné que

Tourgueniev. Quand le premier insiste dans ses histoires sur « l’homme »

tel qu’il était en son temps et sur sa vie, l’autre se concentre sur l’être social

et l’analyse de la classe à laquelle il appartient à un moment donné. Or,

ainsi que le note le traducteur dans sa préface à l’édition chinoise d’Anna

Karénine, Tolstoï déplorait que pour certains un être ne puisse être que bon

ou méchant, intelligent ou sot, énergique ou apathique ; car s’il arrive qu’il

en aille ainsi, ce n’est pas forcément le cas : beaucoup sont tantôt l’un tantôt
l’autre. L’homme n’était pas pour lui une donnée constante, mais quelque

chose de fluctuant, capable autant de déchoir que de progresser. C’est cette

capacité d’appréhender la vie dans sa complexité qui lui permet de peindre

une héroïne aussi extraordinaire et séduisante que digne de pitié. Lorsque

nous lisons que peu avant de se jeter sur les rails, voyant « une horrible

dame à tournure, Anna la déshabilla en pensée et fut horrifiée de sa


22
laideur », nous touchons de si près à la vérité du personnage que ce serait

presque à en avoir la chair de poule et que le réel vital y acquiert une

incomparable authenticité.

Oui, j’éprouve une grande inquiétude, et la raison m’a été donnée pour

m’en délivrer ; il faut donc que je m’en délivre. Pourquoi ne pas éteindre la

lumière lorsqu’il n’y a plus rien à regarder, lorsque tout vous semble

abject ? Mais comment faire ? Pourquoi cet employé court-il le long du

marchepied ? Pourquoi ces jeunes gens crient-ils dans le compartiment d’à

côté ? Quel besoin ont-ils de parler, de rire ? Partout la fausseté, le


23
mensonge, la fourberie, le mal !

On croirait presque entendre le cri que pousserait tout commentateur de la

vie d’Anna. C’est elle pourtant qui va s’allonger sur les rails :

… elle se défit de son petit sac rouge, rentra la tête dans les épaules et se

jeta sous le wagon, les mains en avant ; puis d’un mouvement souple pour

se remettre debout, elle se renversa sur les genoux. A ce moment-là, elle fut

épouvantée de ce qu’elle faisait. « Où suis-je ? Qu’est-ce que je fais ?

Pourquoi ? » Elle voulut se relever et se jeter en arrière mais une masse

énorme et inflexible la frappa à la tête et l’entraîna par le dos. « Seigneur,

pardonne-moi tout ! » murmura-t-elle en sentant l’inutilité de la lutte. … Et

la lumière qui pour elle avait éclairé le livre de la vie avec ses angoisses,

ses trahisons et ses tourments brilla d’un éclat plus vif en projetant une

lueur sur tout ce qui jusqu’alors était resté dans l’ombre ; puis elle vacilla,
24
pâlit et s’éteignit pour toujours .

Pour l’observateur superficiel, c’est juste la fin, la conclusion de l’histoire.

A y regarder de plus près, nous avons là une description fine et subtile de

personnage littéraire, une manière de le raconter qui prend en compte toute


son épaisseur et sa profondeur dans la perspective du réel vital. A partir du

personnage archétypal qu’est Anna, c’est la nature même de la vie humaine

qu’il nous est donné de lire. Tandis qu’en ce qui concerne Bazarov, tout ce

que nous voyons, c’est s’il situe à gauche ou à droite de l’échiquier

politique. Entre Tolstoï et Tourgueniev la différence est là, et c’est en cela

aussi qu’un siècle plus tard ils forment encore le duo héroïque le plus

brillant du réalisme de leur temps. Il y a aussi Stendhal, Le Rouge et le Noir.

Ne se soucie-t-on que d’époque et de société, c’est un roman exactement

semblable à ce qu’en dit son auteur : une « chronique de 1830 ».

Aujourd’hui, inévitablement, l’amplitude de l’arrière-plan social et la


e
finesse de la dissection de cette bourgeoisie du début du XIX siècle donnent

l’impression d’un trop-plein de détails, mais l’originalité, la richesse et la

complexité du personnage de Julien sont telles qu’elles font de lui une des

projections les plus réelles de la vie. Si bien que, de longtemps, nous ne

pourrons nous le sortir de la tête.

Qu’un héros soit plus important que son réel social, forcément complexe à

l’intérieur de l’histoire, qu’il transcende l’espace-temps, qu’il ait plus ou

moins un caractère d’intemporalité et d’universalité, nous n’en demandons

pas moins. L’exigence est exorbitante, le réalisme traditionnel a pourtant su

y satisfaire.

Quatre-vingt-dix ans se sont écoulés depuis la rédaction de La Véritable

histoire d’Ah Q. Pourquoi, au bout de ce temps, le personnage reste-t-il

aussi vivace, de chair et de sang, dans le cœur des lecteurs chinois ? Parce

qu’il a été créé pour transcender les complexités sociales et temporelles, que

son auteur en a délibérément fait un miroir universel dans lequel nous

pouvons encore nous contempler. Parce qu’il est le plus vivant né sous sa

plume, et probablement de toute notre littérature moderne. A lui seul il

suffirait à faire admettre Lu Xun au panthéon des écrivains réalistes. Sans

lui – et quelques autres nouvelles tout aussi vibrantes de réel vital –, au

moment de l’y inclure, certains bafouilleraient sans doute. On peut bien sûr

déplorer qu’aucun des grands romans réalistes, aucune de ces œuvres

immortelles construites autour de protagonistes complexes et inscrites à


e
l’intérieur de leur époque n’émanent de Chine. Mais au début du XX siècle,

certains de nos écrivains ont assez collé aux talons de la littérature mondiale

pour que nous leur en soyons redevables et les respections. Si Maupassant


compte parmi les maîtres de la nouvelle, il n’en a pas moins écrit des

romans. Les lecteurs ont ignoré Une Vie et Bel-Ami, certains se sont même

demandé pourquoi il avait signé des œuvres aussi communes. En moins de

vingt à trente mille caractères (pour la traduction chinoise), en ce qui

regarde l’analyse de la société et de l’humain, Boule-de-Suif est à mille

coudées au-dessus d’Une vie et ses trois cent mille caractères. Le réel vital

atteint dans ces personnages à une profondeur telle que la nouvelle surclasse

sans problème les romans dans lesquels l’auteur s’est efforcé de mille

manières de dépeindre les classes supérieures de la société. Dans cette

perspective, à quoi bon regretter que Lu Xun ne nous ait pas laissé de

« chef-d’œuvre » de ce genre ? En eût-il écrit un, comment garantir que son


e
roman serait en mesure de rivaliser avec ceux du XIX siècle ? Qu’avec

Cris, qu’avec Errances il soit le premier écrivain chinois à avoir

parfaitement compris l’essence du réalisme et celui qui nous a introduits à

l’étage du réel vital devrait être assez pour que nous nous en glorifiions.

Non, ce dont nous devons nous plaindre, l’objet de nos lamentations, devrait

être que ceux qui lui ont succédé n’aient pas progressé sur cette voie, qu’ils

ne l’aient pas explorée plus avant, ne soient pas allés plus loin vers plus de

profondeur et d’étendue. Dès la révolution la littérature s’est trouvée

enchaînée, un anneau dans le nez, du niveau du réel vital obligée de

redescendre à celui du mondain, et même du fallacieux. Un processus

rétrograde dont, des dizaines d’années plus tard, tels des bœufs menés par

leur maître, nous avons du mal à nous affranchir : à jamais condamné à

tourner en rond, avec diligence, sans savoir sa fatigue, l’écrivain chinois

alimente le moulin du réalisme socialiste.

Au niveau où nous nous situons, celui du vital, si nous décidons

d’examiner cette littérature avec sérieux et honnêteté, notons au passage un


25
autre nom, qu’il convient de ne pas négliger, celui de Xiao Hong . A se

demander comment C. T. Hsia a pu l’ignorer, lui qui grâce à sa

connaissance des littératures autant chinoise qu’occidentale, a pu exprimer

un point de vue unique et autonome et corriger dans son History of Modern


26
Chinese Fiction le biais favorable qu’a trop longtemps eu la littérature

chinoise pour le réel social à l’intérieur du roman mondain. C’est grâce à lui

qu’on a commencé à parler d’auteurs relevant du mondain populaire comme

Shen Congwen, Eileen Chang ou Qian Zhongshu et sa Forteresse assiégée.


Autrement dit, il a remis de l’ordre dans notre histoire littéraire. Redonner à

Shen Congwen son statut de classique était d’autant plus justifié qu’à peu

près toute son œuvre est signifiante au niveau du réel vital, et que toujours il

a cherché à résister au puissant attrait du réel mondain. Quant à Eileen

Chang et son réalisme mondain citadin, qui a tant de succès aujourd’hui,

elle aussi tire sa force de l’extrême aversion des lecteurs pour notre réalisme

à la chinoise, où l’imaginaire est contrôlé. L’amour exagéré qu’ils ont

aujourd’hui de son œuvre n’est en grande partie que l’illustration de leur

rejet de cette forme manipulatrice et falsificatrice. Il en découle que

l’omission est surprenante, à se demander si en dépit de l’objectivité dont

fait montre C. T. Hsia la table sur laquelle repose son histoire de la

littérature ne serait pas bancale, comme s’il lui manquait un pied, et par là

entachée de partialité.

Si nous ne saurions accepter qu’un critique littéraire fasse fi de toute

rationalité pour ne suivre que son humeur, d’un auteur nous tolérons en

revanche l’expression exacerbée de ses états d’âme et ses biais. Aussi est-ce

en accord avec les miens, d’après ma propre conception du réalisme en

littérature moderne et à travers ma vision du réel vital et du réel mondain,

que je m’autorise ici à établir une liste de quelques grands noms : Lu Xun,

Shen Congwen, Lao She, Xiao Hong, Eileen Chang, Ba Jin, Yu Dafu, Mao

Dun.

Et ainsi de suite, en gros. Un jeu de cartes brassé et redistribué par un

homme qui n’y connaît rien.

5. Le réel profond spirituel

Voici ce que Coetzee dit du quotidien de Dostoïevski :

27
Au risque d’exagérer, Frank appelle Dostoïevski « un prolétaire de la

littérature obligé d’écrire pour l’argent ». A propos de ces circonstances

qui l’obligeaient à s’adonner à des travaux d’écriture routiniers,

Dostoïevski ressentait une considérable amertume. Même avec Crime et

Châtiment – un énorme succès populaire – et L’Idiot derrière lui, il se

sentait douloureusement inférieur à Tourgueniev et Tolstoï, tous deux tenus

en plus haute estime par les critiques (et mieux payés que lui à la page). Il
enviait à ces rivaux leur temps, leur loisir et les fortunes dont ils avaient

hérité ; il attendait le jour où il serait en mesure de s’attaquer à un thème

véritablement majeur et se montrerait leur égal. Il a ébauché relativement

en détail le brouillon d’une œuvre ambitieuse, appelée dans un premier

temps Athéisme, puis La Vie d’un grand pêcheur, dans l’intention de se faire

reconnaître en tant qu’écrivain sérieux. Mais ce projet a dû être cannibalisé


28
pour Les Démons, et le grand œuvre à nouveau remis à plus tard .

C’est assez intéressant, au sens où nous apprenons ici au moins deux

choses : que Dostoïevski s’estimait inférieur à Tourgueniev et Tolstoï ; et

que c’était, à son avis, parce qu’il n’avait écrit aucun roman au « thème

véritablement majeur ». C’est pourquoi il aspirait à rédiger celui qui ferait

de lui un écrivain sérieux. A l’époque, pourtant, en privé il taxait déjà leurs

écrits de « littérature de propriétaire foncier » relevant d’une époque

révolue. Et à côté de ça, il rêvait de cette « œuvre ambitieuse » qui le

mettrait au rang des « écrivains sérieux » ! Que nous nous penchions sur la
e
glorieuse période qu’a été le XIX siècle pour la littérature russe, ou

étudiions les ouvrages critiques consacrés à ses grands auteurs réalistes,

forcément il y aura un point commun : plus on dissèque une œuvre, et plus

sautent aux yeux la complexité et les bouleversements qui ont marqué

l’époque. Derrière l’histoire et ses héros il y a forcément un immense

arrière-plan social, pas question autrement d’intégrer la liste des « grands »,

vous ne faites pas partie des « écrivains sérieux ». Les personnages types

des romans réalistes ne pouvaient qu’être le produit d’une société complexe.

Or, telle n’est pas la manière de Dostoïevski. Ses romans, certes imbriqués

dans la réalité sociale, n’ont pas un arrière-plan aussi vaste que ceux de

Tolstoï et Tourgueniev, qu’on pense à Guerre et Paix ou Pères et Fils. Si le

réalisme repose sur ce genre de toile de fond forcément sophistiquée, c’est

parce que souvent elle fonctionne, enfouie derrière la narration (grandiose)

à la manière d’une dynamite qui aiderait l’auteur à faire du bruit. Et c’est

bien ce que Dostoïevski entend lorsqu’il parle d’« œuvre à thème majeur »

et d’« écrivain sérieux ». C’est ce que justement il n’avait pas. Et qui le

tourmentait au point qu’il lui semblait être moins habile que les autres. Ce

qu’il n’avait pas considéré, c’est que le niveau de réel qu’il atteint dans ses

écrits – le réel profond spirituel – allait en faire des modèles immortels, que
grâce à eux la littérature réaliste acquerrait une nouvelle créativité, plus de

sens et de richesse. Et qu’ainsi il serait le pont qui permettrait les


e
révolutions littéraires du XX siècle – à qui il ouvrirait les portes du

possible.

Le réel profond spirituel est le plus haut niveau de réel dans le roman

réaliste. Il correspond à une nouvelle exigence, constitue une nouvelle

percée, au-dessus du réel vital. Si nombre des plus grands écrivains du


e
XIX siècle ont, à partir de ce niveau inférieur, réussi à le toucher du doigt,

rares sont ceux qui comme Dostoïevski se sont consacrés, de la première à

la dernière page d’un roman, à la description et la mise à nu des âmes ; ont

su leur faire émettre, de leurs tréfonds, dans des tremblements d’une

incomparable richesse, la lumière éblouissante du réel. Le magnifique

travail de traduction et d’analyse qu’a effectué Yue Lin a permis aux

lecteurs chinois de bien comprendre à quel point cette restitution du réel

profond spirituel était la pierre d’angle de l’œuvre de Dostoïevski, en même

temps que le sommet et la plus grande profondeur du réalisme. D’autant

qu’il n’est ici pas question de détails, d’une intrigue ou d’une histoire, mais

d’un tout, de plusieurs romans, de l’œuvre d’une vie.

Né dans les classes inférieures de la société, Dostoïevski connaissait bien

les ruelles sordides des quartiers pauvres, le dénuement extrême de leurs

masures sombres et humides. Le destin de leurs habitants l’émouvait, il

avait pour eux beaucoup d’empathie, une profonde compassion qui lui a

permis de décrire avec réalisme et pénétration leurs tourments, leurs peines

et leurs humiliations. De plonger le lecteur dans cette géhenne dont ils

étaient des millions à pâtir et par là susciter la haine du régime capitaliste.


e
Premier écrivain du XIX siècle russe à faire mention dans ses écrits de la

tragique misère des populations pauvres des villes, il a été le porte-parole


29
de la classe des petits citadins .

Cette interprétation assez « chinoise » de Dostoïevski selon la tradition

révolutionnaire continue malheureusement de plus ou moins fourvoyer les

lecteurs dans leur appréciation du réalisme et de l’œuvre de certains

auteurs. Quant à Freud, si lui aussi considérait Les Frères Karamazov

comme le plus imposant roman jamais écrit, on peut regretter que ce soit du

point de vue de la psychologie qu’il l’interprète, et non à partir de l’âme des


personnages. C’est pourtant dans cette optique – en se plaçant au niveau le

plus profond du réel – qu’il faut examiner son œuvre pour comprendre que,

sans l’ombre d’un doute, il a élevé le niveau global de restitution du réel, lui

a fait passer un palier, transcender le réel vital et accéder au réel spirituel.

Autrement dit, il l’a poussé dans son retranchement ultime, et par là a mis

un point final à sa capacité de développement. Il avait écrit la conclusion, la


e
fiction du XX siècle allait être obligée de faire demi-tour et de tout

reprendre à zéro.

Avec ce niveau de réel le réalisme avait atteint son zénith, ensuite il ne

pouvait plus que décliner. Pour la littérature cela n’avait rien d’une chance,

il fallait plutôt y voir un inévitable requiem. Mais tant que Dostoïevski en a

joué la partition, il a couvert le chemin de tous les tremblements, toutes les

respirations, bref tous les comportements les plus authentiques de l’âme.

Dans Crime et Châtiment, par exemple, on voit clairement, à partir des

contorsions de son être intime, se déployer celle de Raskolnikoff. Quand,

dans l’incapacité de régler son loyer il est obligé de se cacher pour sortir :

« … depuis quelque temps il se trouvait dans un état d’agacement nerveux

voisin de l’hypocondrie. S’isolant, se renfermant sur lui-même, il en était

venu à fuir non pas seulement la rencontre de sa logeuse, mais tout rapport

avec ses semblables. La pauvreté l’écrasait ; toutefois il avait cessé, en


30
dernier lieu, d’y être sensible . »

Suite à cet étalage initial d’intériorité, on pénètre vite plus avant dans

l’âme de l’ancien étudiant :

L’obscurité était déjà complète, lorsqu’il fut réveillé par un bruit terrible.

Quelle scène affreuse se passait, mon Dieu ! C’étaient des cris, des

gémissements, des grincements de dents, des larmes, des coups, des injures,

comme il n’en avait jamais entendu ni vu. Epouvanté, il s’assit sur son lit ;

sa frayeur croissait de minute en minute, car à chaque instant le

retentissement des coups frappés, les plaintes, les invectives arrivaient plus

nettement à ses oreilles. Et voilà que, à son extrême surprise, il

reconnaissait tout à coup la voix de sa logeuse.

La pauvre femme geignait, suppliait d’un ton dolent. Impossible de

comprendre ce qu’elle disait, mais sans doute elle demandait qu’on cessât

de la battre, car on la battait impitoyablement dans l’escalier. Le brutal qui


la maltraitait ainsi vociférait d’une voix sifflante, étranglée par la colère, de

sorte que ses paroles étaient elles aussi inintelligibles. Soudain Raskolnikoff

se mit à trembler comme une feuille…

Raskolnikoff tomba sans force sur le divan, mais il ne put plus fermer

l’œil ; pendant une demi-heure, il resta en proie à une épouvante telle qu’il
31
n’en avait jamais éprouvé de semblable .

La description est réaliste, il ne s’agit pourtant que d’une hallucination de

Raskolnikoff. Le genre d’illusion, d’effroi spirituel auquel il est sujet depuis

qu’il n’est plus un être normal mais un assassin. C’est une manière de

confession, le monologue et les tremblements de son âme depuis qu’il a tué

la logeuse. Si bien que lorsque pour la première fois, à cause d’un accident,

il se retrouve dans un poste de police, cette âme se débat et résiste :

… cette idée que tous les législateurs et les guides de l’humanité, en

commençant par les plus anciens, pour continuer par Lycurgue, Solon,

Mahomet, Napoléon, etc., que tous, sans exception, ont été des criminels,

car en donnant de nouvelles lois, ils ont par cela même violé les anciennes,

observées fidèlement par la société et transmises par les ancêtres ;

certainement ils ne reculaient pas non plus devant l’effusion du sang, dès

qu’elle pouvait leur être utile.

Il est même à remarquer que presque tous ces bienfaiteurs et guides de

l’humanité ont été terriblement sanguinaires…

… Quant à ma division des gens en ordinaires et extraordinaires, je

reconnais qu’elle est un peu arbitraire, mais je laisse de côté la question

des chiffres dont je fais bon marché. Je crois seulement qu’au fond ma

pensée est juste. Elle revient à dire que la nature partage les hommes en

deux catégories : l’une inférieure, celle des hommes ordinaires, sortes de

matériaux ayant pour seule mission de reproduire des êtres semblables à

eux ; l’autre supérieure, comprenant les hommes qui possèdent le don ou le

talent de faire entendre dans leur milieu un mot nouveau. Les subdivisions,

naturellement, sont innombrables, mais les deux catégories présentent des

traits distinctifs assez tranchés. A la première appartiennent d’une façon


générale les conservateurs, les hommes d’ordre, qui vivent dans

l’obéissance et qui l’aiment… Le second groupe se compose exclusivement


32
d’hommes qui violent la loi ou tendent, suivant leurs moyens, à la violer .

On la voit ensuite, cette âme, se métamorphoser amoureuse devant Sonia :

… J’ai voulu tuer sans casuistique, tuer pour moi, pour moi seul ! Même

dans une pareille affaire j’ai dédaigné de ruser avec ma conscience. Si j’ai

tué, ce n’est ni pour soulager l’infortune de ma mère, ni pour consacrer au

bien de l’humanité la puissance et la richesse que, dans ma pensée, ce

meurtre devait m’aider à conquérir. Non, non, tout cela était loin de mon

esprit. Dans ce moment-là, sans doute, je ne m’inquiétais pas du tout de

savoir si je ferais jamais du bien à quelqu’un ou si je serais toute ma vie un

parasite social !… Et l’argent n’a pas été pour moi le principal mobile de

l’assassinat, une autre raison m’y a surtout déterminé… Je vois cela

maintenant… Comprends-moi : si c’était à refaire, peut-être ne

recommencerais-je pas. Mais alors il me tardait de savoir si j’étais une

vermine comme les autres ou un homme dans la vraie acceptation du mot, si

j’avais ou non en moi la force de franchir l’obstacle, si j’étais une créature

tremblante ou si j’avais le droit…

Mais voyons, comment ai-je tué ? Est-ce ainsi qu’on tue ? S’y prend-on

comme je m’y suis pris, quand on va assassiner quelqu’un ? Je te

raconterai un jour les détails… Est-ce que j’ai tué la vieille ? Non, c’est

moi que j’ai tué, que j’ai perdu sans retour !… Quant à ma vieille, elle a été
33
tuée par le diable, et non par moi .

L’amour est grand. Et lorsqu’il ne fait qu’un avec la religion, la plus

criminelle des âmes étincelle de leur tendre lumière. S’il arrive que la loi

soit dans l’incapacité de poursuivre un individu pour ses crimes, jamais une

âme vivante n’y sera indifférente. Tout chez Raskolnikoff découle de son

crime. C’est un assassin, c’est aussi une âme vivante, et sans doute, l’âme

est l’ennemie du crime. Pourtant elle est aussi sa complice. Pas un instant,

dans Crime et Châtiment, celle de l’ancien étudiant ne cesse de se débattre

et de lutter pour savoir si elle sera l’ennemie du criminel ou son amie, pas
un instant elle ne le laisse en répit. Et c’est la vie, tremblante, qui finit par

triompher :

Ses regards se portaient avidement à droite et à gauche, il s’efforçait

d’examiner chaque objet qu’il rencontrait et ne pouvait concentrer son

attention sur rien. « Dans huit jours, dans un mois », songeait-il, « je

repasserai ce pont ; une voiture cellulaire m’emportera quelque part ; de

quel œil alors contemplerai-je ce canal ? remarquerai-je encore l’enseigne

que voici ? Le mot Compagnie est écrit là : le lirai-je alors comme je le lis

aujourd’hui ? Quelles seront mes sensations et mes pensées ?

Arrivé au milieu de la place, le jeune homme se rappela tout à coup les

paroles de Sonia : « Va au carrefour, salue le peuple, baise la terre que tu

as souillée de ton péché et dis tout haut, à la face du monde : Je suis un

assassin ! »

A ce souvenir, il trembla de tout son corps. Les angoisses des jours

précédents avaient tellement desséché son âme qu’il fut heureux de la

trouver encore accessible à une sensation d’un autre ordre et s’abandonna

tout entier à celle-ci. Un immense attendrissement s’empara de lui, ses yeux

se remplirent de larmes. Il se mit à genoux au milieu de la place, se courba

jusqu’à terre et baisa avec joie le sol boueux. Après s’être relevé, il

s’agenouilla de nouveau.

En se voyant l’objet de l’attention générale, Raskolnikoff perdit un peu de

son assurance, et les mots : « J’ai tué », qui allaient peut-être sortir de sa

bouche, expirèrent sur ses lèvres. Les exclamations, les lazzi de la foule le

laissèrent, d’ailleurs, indifférent, et ce fut avec calme qu’il prit la direction


34
du commissariat de police .

Du meurtre que commet l’ancien étudiant à la manière dont il tente en lui-

même de se justifier et à son geste, quand il embrasse la terre boueuse et va

se constituer prisonnier parce que son âme a rendu son verdict : les neuf

cent et quelques pages de Crime et Châtiment décrivent d’une plume forte

et haute en couleurs les tremblements intimes de Raskolnikoff. Personne,


e
parmi les grands réalistes du XIX siècle, n’a su peindre avec une telle
puissance ce réel spirituel qui transcende le banal. Nul mieux que

Dostoïevski n’a su faire rayonner ses personnages de son éblouissante

lumière – ce n’est pas sur une âme morte qu’il s’arrête pour nous en

dévoiler le réel. Autre exemple d’âme qui respire et nous émerveille : celle

d’Aliocha, dans Les Frères Karamazov. Encore plus compréhensive à

l’égard du crime et de la souffrance, elle est aussi plus tendre et lumineuse :

Il descendit le perron sans s’arrêter. Son âme exaltée avait soif de liberté,

d’espace. Au-dessus de sa tête, la voûte céleste s’étendait à l’infini, les

calmes étoiles scintillaient. Du zénith à l’horizon apparaissait, indistincte,

la voie lactée. La nuit sereine enveloppait la terre. Les tours blanches et les

coupoles dorées se détachaient sur le ciel de saphir. Autour de la maison les

opulentes fleurs d’automne s’étaient endormies jusqu’au matin. Le calme de

la terre paraissait se confondre avec celui des cieux : le mystère terrestre

confinait à celui des étoiles. Aliocha, immobile, regardait ; soudain, comme

fauché, il se prosterna.

Il ignorait pourquoi il étreignait la terre, il ne comprenait pas pourquoi il

aurait voulu, irrésistiblement, l’embrasser tout entière ; mais il l’embrassait

en sanglotant, en l’inondant de ses larmes, et il se promettait avec

exaltation de l’aimer, de l’aimer toujours. « Arrose la terre de larmes de


35
joie et aime-les … »

A ce niveau de réel, l’intensité du rayonnement spirituel est ce qui fait la

différence entre une « grande » et une « petite » âme. Par ses écrits, en

gravant la réalité des personnages, Dostoïevski a fait étinceler celles

d’Aliocha et de Raskolnikoff. Sa quête lui a permis d’aller au-delà du


e
réalisme du XIX siècle et d’accéder au plus haut niveau d’écriture du réel.

Au point que les écrivains qui suivront, confrontés au réalisme et au réel,

seront condamnés à n’être que brins d’herbe au pied de son arbre, où leurs

efforts se borneront à respirer et se balancer. D’où les révolutions littéraires


e
du XX siècle, dont on peut considérer que c’est tout à l’honneur du
e
XIX siècle que d’avoir accéléré l’avènement.

6. Interconnexions entre les réels

Etablir la distinction entre réel fallacieux, mondain, vital et spirituel

revient à découper le ciel à la hache. Ce n’est pourtant que lorsque le

boucher a démembré et ouvert les corps que nous pouvons y plonger, en

découvrir tant les organes essentiels que les appendices inutiles, et peut-être

nuisibles. Le réel où la créativité est tenue en laisse en fait partie, comme en

font partie le réel mondain, qui serait la peau, le réel vital, qui serait

l’ossature, et le réel spirituel, qui serait le cœur. Tous sont nécessaires si l’on

veut considérer le réalisme dans son intégralité, même le fallacieux,

pourtant malfaisant et sans aucun intérêt pour la littérature postsocialiste.

C’est bien parce que les parois qui séparent ces différents niveaux sont

poreuses que la littérature chinoise est aujourd’hui complexe. Du premier

étage il est facile de percer la cloison pour emprunter ou voler le masque du

deuxième, et ce faisant maquiller ou travestir sa vacuité. Car c’est

malheureusement un réel manipulateur et falsifié, celui du réalisme

socialiste légalisé pendant la période précédente, qui y prospère. Les

lecteurs chinois sont d’une adorable candeur face au réel littéraire, souvent

comme les enfants d’une lointaine campagne : soit ils détestent la littérature

à la manière du paysan qui détesterait la ville, soit ils en sont fous, comme

ces gamins que poubelles et toilettes publiques laissent béats d’admiration.

Il suffit aux écrits vides du réel fallacieux d’emprunter au registre mondain

quelques-uns des fards dont il pare ses personnages, de déguiser et

maquiller les siens, pour qu’aussitôt certains critiques de bas étage – ou

opportunistes – et nos gentils lecteurs se mettent comme de petits paysans à

rire, à pleurer et à battre des mains, et que dans les journaux, à la télévision

et sur les réseaux sociaux on bondisse et pousse des cris de joie en

brandissant bien haut les deux poings. Certains critiques – de ceux qui ont

toujours été des béni-oui-oui – s’entendent de manière plus ou moins tacite

avec les médias qui en se développant ont perdu leur conscience pour berner

le lecteur. Lequel, dindon de la farce, est ainsi encouragé à croire fermement

que le réel manipulé et falsifié qu’on lui propose déborde de vie et


d’authenticité. Et pourquoi ? Simplement parce que les personnages de ces

histoires, qui pour les éduquer les haranguent du haut de leur piédestal,

s’expriment de temps à autre en langage courant, profèrent ici ou là quelque

grossièreté et font des gestes de tous les jours. Prenons par exemple ces

« nouveaux héros » dont nous abreuvent les nouvelles et les romans primés,

ou ces personnages types qui déferlent sur nos écrans : parce qu’ils ont le

juron facile et osent déclarer en termes crus leur amour à la gent féminine,

on nous les présente comme de nouveaux « types humains », ils sont

qualifiés de « poétiques » par les lecteurs, les spectateurs et de soi-disant

érudits à l’agenda surchargé depuis qu’ils gagnent leur pitance en s’étant

coiffés du chapeau de critique. Résultat : c’est tout bénéfice pour eux et

pour les auteurs, mais les pauvres lecteurs dont ils se jouent sont, eux,

humiliés et lésés.

Le réel fallacieux se faufile souvent entre les mailles de son filet pour

emprunter au réel mondain les techniques qui camoufleront sa vacuité, sa

fausseté et sa servilité à l’égard du pouvoir. Ce dont en revanche il est

incapable, c’est après avoir effectué cette incursion, d’aller mendier et

implorer auprès du réel vital. Parce que si le réel mondain peut l’aider à

affirmer sa « vérité », le vital en démontrerait l’imposture. Un peu comme

ces auteurs qui se servent de Lu Xun pour prouver leur profondeur et leur

justesse, mais sont incapables quand ils écrivent de faire courir la plume à

sa manière.

N’empêche : ils auraient effectivement de quoi se mettre sous la dent chez

ceux qui ont le mieux réussi dans le domaine du réalisme mondain, auprès
36
des Zhou Zuoren, Eileen Chang, Hu Lancheng et consorts. Politiquement

parlant, c’est inconcevable. Shen Congwen lui aussi pourrait leur fournir

des idées quant aux bijoux et parures susceptibles d’enjoliver leurs histoires.

Hélas, au bout de compte, dans beaucoup de ses romans ou nouvelles, il

approche trop du réel vital. La subtilité du Passeur de Chadong aurait du

mal à se fondre dans un réel fallacieux. Ne parlons pas de Gorki. Ni de


37
Pavel Korchagin, le héros de Et l’acier fut trempé . Quand la littérature n’a

plus ni modèle ni source, forcément elle vacille, d’où le caractère instable et

crispé du réel fallacieux. Par quelque bout qu’on le prenne, il a quelque

chose de la baudruche : une épine et hop, sa véritable nature devient

évidente, il se dégonfle, ce qu’il veut à tout prix éviter. Mais s’alignant sur
le réel mondain, dont il emprunte la technique et la résilience, il

progresse…

Et l’aide qu’il consent à lui offrir permet au réel mondain d’être conforté

dans sa position de classique par le pouvoir, lequel lui renouvelle ce faisant

le soutien dont dépend son succès. Seule exception : Eileen Chang, dont le

nom est toujours évocateur de « traître à la patrie ». Disons que sa version,

populaire, du réalisme mondain ne lui vaut pas trop d’allocations. De toute

façon, les plus gros bénéficiaires sont ceux dont l’œuvre relève de la version

sociale. Tant pis si la version populaire, indûment négligée, est plus à même

de décrire le visage du petit peuple, plus proche des réalités de la vie des

classes inférieures. Qu’on parle beauté ou laideur, bien ou mal, il lui est plus

facile d’approcher le réel vital et d’éventuellement s’allier à lui. Or être

reconnu à ces deux niveaux vous assied plus solidement et pour plus

longtemps dans la liste des classiques. Ainsi de Shen Congwen avec les

nouvelles Xiaoxiao, Le Mari ou Le Grand Fleuve ; d’Eileen Chang avec La

Cangue d’or, Un amour dévastateur, Rose rouge et Rose blanche.

La fiction du mondain est la veine la plus puissante, et la plus importante,

de la tradition chinoise. On pense par exemple aux grandes favorites du


38
public, les histoires de Ling Mengchu et Feng Menglong . Même si elles

ne comprennent pas ou très peu d’éléments de réel vital, elles sont tellement

appréciées qu’émettre à leur sujet le moindre doute ou leur manquer de

respect serait probablement s’attirer la vindicte des foules. Il en irait

vraisemblablement de même si on s’en prenait à L’Initiation d’un jeune

bonze (de Wang Zengqi) ou à sa Chronique de Danao. Or, de mon point de

vue – qui ne regarde que moi –, ce ne sont pas ses meilleures nouvelles.

Parce qu’il leur manque trop de la qualité du vital, que pas assez de sang ne

coule dans leurs veines. Sinon, effectivement, ce sont de très beaux textes,

et dès que j’en ai le loisir, moi aussi il m’arrive de les parcourir, d’en lire en

silence quelques pages et d’avoir l’impression de savourer un vieil alcool

oublié. Au bout du compte, dire de la fiction que c’est l’art du langage, c’est

user d’une formule qui va droit au cœur, mais a trop été mise en pratique. Et

ces deux nouvelles, sans l’ombre d’un doute, sont exagérément parsemées

de délectables « merveilles » qu’on aimerait souligner. Au fond, une fiction

mondaine qui ne tend pas au réel vital, au vrai visage de la vie, va forcément
finir dans la malle des produits exquis, plutôt qu’être admise parmi les

chefs-d’œuvre qui nous font nous extasier.

Dans la littérature moderne, Lu Xun a été le premier à porter la fiction

mondaine vers ce réel vital. Devenu pour lui la limite, le but à atteindre,

sous sa plume il s’est déployé et a trouvé un mode d’expression parfait.

C’est cette capacité qui l’a propulsé au panthéon. Ceci dit, entre le réel vital

et le réel spirituel, il n’y a plus de mailles au filet, ne reste qu’un tunnel,

sombre et profond, un sentier dérobé. S’en serait-il tenu là, il ne serait

d’ailleurs pas devenu le « prototype » de l’écrivain moderne, c’eût été un

peu juste. Mais le fait qu’en dépit d’une carrière littéraire assez brève il ait

réussi à tirer le réel vital dans la direction du spirituel, là est la pierre

angulaire, le trépied qui fait de lui cet authentique « nec plus ultra ».

Si nous plaçons d’un côté Lu Xun, de l’autre Tolstoï et Dostoïevski sur les

plateaux de la balance que serait le sentiment des lecteurs, impossible de

contester que, même prises individuellement, les âmes du Raskolnikoff de

Crime et Châtiment, de la Maslova de Résurrection ou de l’Aliocha des

Frères Karamazov la font probablement (nous disons : probablement, sans

plus) pencher plus d’un côté que de l’autre. D’où notre tendance à éviter ce

genre de questionnement, à n’en pas parler, ou si peu. Et si vraiment nous

n’avons pas le choix, à rester sur notre quant-à-soi. Si ce n’est pas la preuve

de notre vanité ! Sans doute, c’est aussi le témoignage de la vénération et de

l’amour que nous avons pour Lu Xun – lui qui aurait autant raillé de telles

comparaisons et vilipendé cette idée de peser les âmes qu’il se moquait de

son vivant du prix Nobel. Et si nous nous inspirions de sa grandeur d’âme et

de sa modestie ? Dans le monde du réel profond il y a de grandes âmes, et il

y en a de petites ; certaines ont du poids, d’autres moins. Si nous ne

saurions nier que dans son œuvre, certaines sont petites (le vieux Shuan du
39
Remède , par exemple), il nous est tout autant impossible de refuser la

grandeur à celles de la Maslova, d’Aliocha et de Raskolnikoff – ni leur

statut, au plus haut niveau du réalisme.

40
S’ils n’avaient pas la même foi, Dostoïevski et Cao Xueqin étaient de

grandes âmes, de ces âmes tendres, meilleures et plus que tout autres

miséricordieuses. De celles auxquelles aucune intelligence ne saurait se

comparer. Tous deux sensibles à l’extrême, surtout à la misère de notre ici-


bas, c’est par la douleur qu’ils ont saisi la réalité des âmes. Chez tous deux

on reconnaît cette tendance à embrasser la souffrance, et à la transcender.

Ces deux génies avaient les yeux emplis de larmes, qui fussent-elles de

reconnaissance ou de tristesse n’en étaient pas moins, toujours, d’abord,

des larmes d’amour et de compassion. Tous deux ont été des pics de la

littérature du monde, qui tous deux nous disent, dans leurs styles différents :

quels que soient le point de vue et l’idéologie qu’on défende, il ne saurait y

avoir création sans amour et empathie. De toute éternité les sommets de la

création poétique ont d’abord été l’écho, disparu, d’un grand amour enfoui
41
dans notre âme et sous nos sentiments .

Ce grand amour dont parlent ici Liu Zaifu et sa fille Jianmei pèse en gros

le poids d’une âme. C’est ce qui fait la différence entre les petites et les

grandes. Si, en dépit de la brièveté de notre modernité littéraire, Lu Xun a

trouvé le temps de nous montrer ce qu’un écrivain peut faire au niveau du

réel spirituel, je ne vois pas en quoi nous devrions chercher la petite bête à

propos de profondeur et de poids.

Mais peu importe : que le réel exprimé soit fallacieux, mondain, vital ou

spirituel, il n’est pas de création purement indépendante. Evacuons le

problème du fallacieux et considérons celui des mondain, vital et spirituel

en tant que niveaux littéraires qui correspondraient à une progression par

paliers : force est d’admettre qu’ils s’appuient les uns sur les autres,

s’imprègnent et s’influencent mutuellement, mais que fondamentalement il

n’est jamais difficile de les identifier. Si le réel mondain est apte aux

incursions dans le vital, celui-ci peut tout à fait se risquer dans le spirituel,

tenter une pointe vers ses tréfonds. Ne nous arrive-t-il jamais lors de nos

lectures de sentir que la plume de l’écrivain a de manière plus ou moins

consciente franchi la frontière ? Dans certaines nouvelles de Shen Congwen

ou d’Eileen Chang, par exemple ? Impossible pourtant d’établir un parallèle

avec celles de Lu Xun, que l’on parle de réel vital ou de réel spirituel. Et

tout aussi impossible de comparer, pour la profondeur, les textes de Lu Xun

avec les romans de Dostoïevski. Si Shen Congwen, Eileen Chang ou Xiao

Hong ne valent pas Lu Xun, s’il y a entre eux des différences de poids et de

profondeur, parle-t-on de dimension spirituelle, Tchekhov, Tourgueniev,

Tolstoï et Dostoïevski ne sont pas non plus égaux.


Shen Congwen et Eileen Chang nous ont pourtant montré que du réel

mondain, on peut passer au vital, puis au spirituel. Lu Xun, Stendhal,

Dickens, Tourgueniev, Dostoïevski, Balzac, Hugo, Flaubert, Stendhal et

Dickens, pour leur part, nous enseignent que, quelle que soit la manière

dont vous dépeignez l’âme et la vie, vous ne pouvez échapper à l’étude et la

description du mondain. Plus on s’attache aux strates profondes, et plus il

faut a contrario de mondain et de commun. Dans la fiction, les différents

niveaux du réel sont imbriqués et s’appuient les uns sur les autres.

7. Quelle profondeur peut atteindre le réalisme ?

Quels que soient le régime et le système, la création littéraire est un peu

comme l’alimentation et la vêture : incapable d’échapper à l’influence du

réalisme. Le réalisme, c’est le dessin d’après nature et les croquis sur le vif

de la peinture moderne, un effort premier sans lequel nous n’aurions pas

Picasso. Une littérature sans réalisme est inimaginable. Pourtant si


e
aujourd’hui, au XXI siècle, les œuvres de tous les écrivains du monde

relevaient du réalisme, là, ce ne serait pas seulement inimaginable, ce serait

effrayant.

Nos écrits ont deux arrière-plans : l’époque postsocialiste qui est la nôtre,

soit une donnée sur laquelle nous n’avons aucun pouvoir, mais à laquelle il

est bon de réfléchir ; et le fait qu’aujourd’hui, le réalisme n’est plus celui du


e e
XX , mais du XXI siècle, autrement dit une toile de fond qui correspond en

histoire à une phase, en littérature à une culture puissante et sophistiquée, et

qu’il ne convient pas plus de négliger que de faire semblant d’ignorer.

D’où la question : à quoi ressemblera la fiction chinoise de ce nouveau

siècle postsocialiste ? A quoi doit-elle ressembler ? Autrement dit, le

réalisme postsocialiste peut-il encore gagner en profondeur ? Jusqu’où peut-

il aller dans l’expression du réel ? Quel niveau peut-il atteindre ? Où

s’arrêtera-t-il ?

Il suffit de parler d’expression du réel pour que nous nous mettions à

déplorer l’infériorité de la littérature contemporaine par rapport à la

moderne, à soupirer que parmi les auteurs d’aujourd’hui aucun n’ait

l’envergure d’un Lu Xun, l’excellence et l’originalité unique d’un Shen

Congwen. Insister pour établir ces parallèles et se lamenter, c’est oublier les
gigantesques bouleversements qui se sont entretemps produits, considérer le
e
XXI siècle avec les yeux du réalisme, ou plutôt du réalisme traditionnel. Si

nous continuons de nous fonder sur ses niveaux de réel pour décider de la

qualité d’une littérature, il va de soi que nous trouverons la contemporaine

moins bonne que la moderne, nos auteurs moins grands et vénérables que

Lu Xun ou Shen Congwen. Trop d’entre nous s’arrêtent aux étages du

fallacieux ou du mondain. Les premiers écrivent pour ne rien dire, et ce à

n’en plus finir ; les seconds, appliqués et conventionnels, ont l’impression

de se situer dans la lignée des classiques. Mais demander à un contemporain

d’atteindre le même niveau de réel vital que Lu Xun, c’est négliger

l’arrière-plan social, bien réel, auquel il est confronté, et son acquis culturel,

qui sont de grands obstacles à l’approfondissement de l’expression du réel

dans le réalisme.

Admettons-le une bonne fois pour toutes : la littérature chinoise est

aujourd’hui limitée, tenue à certains engagements par le système. Comme

sur un terrain de sport : là aussi il y a des règles. Sans le stade et sans ces

règles, le sport tel que nous le connaissons n’existerait pas. La différence,

c’est qu’une littérature qui accepte de se laisser imposer des limites par le

régime et le système (le terrain et les règles) n’est sans doute pas une

authentique littérature. Comme toutes les formes de création artistique, c’est

pour briser les frontières et les règles qu’elle a été inventée ; tandis que le

sport, lui, l’a été pour s’y conformer. Si sous un régime, à l’intérieur d’un

système, la littérature n’a pas le droit se confronter à l’actualité, à l’histoire,

et de souligner les problèmes, y compris spirituels, qui en découlent, parler

de réalisme devient aussi ridicule et absurde que cette histoire des singes

qui font cercle autour d’un puits pour essayer d’y pêcher la lune. Telles sont

pourtant les prémisses de notre littérature, les conditions dans lesquelles

elle est produite et écrite, se glorifiant en plus de cette porte fermée, ou mi-

close. Ce qu’il faut absolument comprendre – que l’on parle de socialisme

classique ou de postsocialisme, des trente premières ou trente dernières

années –, c’est que les conditions n’ont pas changé, il n’y a aucune

différence, nous sommes toujours dans un système « socialiste », ou

« socialiste avec des particularités ». Or qui dit socialisme, dit

obligatoirement réalisme socialiste. Avec au cœur de son réel, bien sûr, un

réel fallacieux, à l’imaginaire manipulé et falsifié. On notera juste que


pendant les trente premières années il était seul à avoir droit de cité,

qu’aucune autre forme n’était autorisée. Tandis que dans les trente qui ont

suivi, d’autres ont été tolérées. Faire dépasser à la littérature chinoise ce réel

vide, ou lui échapper, ne serait plus si difficile aujourd’hui :

malheureusement les écrivains n’en ont plus guère envie. Le réel fallacieux

leur est devenu nécessaire, car il leur permet de prospérer. Beaucoup, s’ils y

renonçaient, perdraient tout. Rechercher des protections ou faire le chien

courant, jouer la comédie ou n’en pouvoir mais, appelez cela comme vous

voudrez, mais lorsqu’au lieu d’aboutir à de la vie les manières d’écrire se

contentent de quelque chose qui y ressemble, c’est l’honorabilité de

l’écrivain qui est monnaie d’échange. Le dépassement lui est devenu un défi

insurmontable. Vendu à la gloire et à l’argent il relève de l’économie de

marché socialiste. Plus il brade sa dignité, et plus on lui distribue honneurs

et richesses. Ou pour dire les choses de manière plus populaire : « Pas

besoin d’appuyer sur la tête du bœuf pour le faire boire. » De lui-même il

va au bord de la rivière où il perdra pied. Derrière se cache pourtant une

main invisible. De grosses brassées de billets et de gloire qu’il suffit de lui

montrer pour le faire avancer.

Autrefois c’était une poigne qui « attrapait » l’écrivain, aujourd’hui elle

n’a plus qu’à faire signe pour l’appâter. Devenu nécessité commune pour le

lecteur, le pouvoir et l’auteur, le réel fallacieux s’est fait « élément

incontournable » de la littérature chinoise. Demander à ces gens

d’abandonner la plume pour hurler ce qu’ils pensent vraiment serait

contrevenir à cette règle qui veut qu’on n’ait pas besoin de tirer le bœuf au

bord de la rivière, ce n’est pas nécessaire, même s’il risquait d’en résulter

une littérature, une existence autres, ou presque autres.

En plus de cette « main invisible », parmi les facteurs qui entravent la

progression de la fiction vers les couches plus profondes du réel, il faut

compter avec l’écrivain lui-même. Avec son cœur, en tant qu’être humain.

Avec la capacité d’habitude et les défenses de ce cœur. Difficile en

littérature de pousser à la résistance et d’encourager la dissection de

l’idéologie politique et sociale. Un travail qui serait le verso idéologique de

l’écriture. Une nouvelle philosophie. Réfléchissons qu’avec un réalisme qui

prône l’homme en tant qu’être social (et non être humain) et fuit l’analyse

de la société, ledit homme aura du mal à atteindre une hauteur et une

profondeur de personnalité qui dépasseraient cette société et la politique.


Dostoïevski ne fuyait pas, n’avait aucun moyen de fuir les contradictions de
e
la société russe du XIX siècle quand il nous donnait à voir le fond de ses

personnages. Dans les œuvres des diverses générations d’écrivains qui se

sont succédé chez nous depuis plus d’un demi-siècle, censure et

autocensure ont toujours été tellement cultivées qu’elles courent comme un

sang caché dans leurs veines. Quand nous prenons la plume, que nous

l’admettions ou non, cette habitude inconsciente de se juger soi-même

affecte la manière dont nous allons décrire un caractère et déteint sur notre

capacité à explorer les couches profondes du réel vital.

Troisième obstacle à cette exploration : la force de persuasion qu’exercent

les classiques traditionnels du réalisme mondain. Ce qui était admissible

dans les écrits de Lu Xun constitue aujourd’hui un danger. Inutile de

l’expliquer, tout le monde est au courant, c’est pourquoi la grande majorité

des écrivains et des critiques ont cru à l’avenir de la veine à l’intérieur du

réalisme à la chinoise : située dans le prolongement de la tradition et offrant

pour l’avenir la possibilité d’accéder au rang de classique, elle ne prête pas

à conséquence et est unanimement acceptée. Aussi est-elle devenue

réceptacle de sagesse et s’est-elle attiré la faveur d’écrivains parmi les plus

talentueux – en même temps que le plus grand obstacle à l’exploration des

couches profondes du réel par le réalisme. Les investigations se sont

arrêtées à son niveau, elle barre la route. Le réalisme à la chinoise a édifié là

une digue qui interdit d’aller plus loin. Il faudrait tout changer, la franchir –

ce qui dans le passé est arrivé – mais aujourd’hui nous stagnons, comme

face à un insurmontable obstacle.

Cette situation vient des écrivains eux-mêmes, de leur personnalité, mais

aussi du fait que l’imaginaire est sous contrôle. Elle vient de l’habitude de

s’autocensurer spontanément que le pouvoir leur a inculquée. Elle vient de

l’adéquation du réel mondain en tant que modèle classique à la mentalité

chinoise. Mais en dernier lieu, il faut surtout y voir l’impuissance de

l’écrivain, son inaptitude à creuser les couches profondes du réel spirituel et

du réel vital.

Il n’y a pas impossibilité, mais incapacité.

Ni même incapacité d’ailleurs, simplement ils ne veulent pas. C’est

fondamentalement la raison du marasme actuel de notre littérature.


1 Yan Lianke, Les Quatre Livres, traduit par Sylvie Gentil, Editions

Philippe Picquier, 2012.

2 Erwin Guido Kolbenheyer (1878-1962), écrivain et soutien du Parti

national-socialiste. Dans son œuvre la plus fameuse, une trilogie, Paracelse

est un alchimiste dont l’art médical et la recherche se fondent sur l’intuition

et le mystère. Premier à prédire l’avènement d’un nouvel empire, il a de ce

fait été particulièrement chéri, et popularisé, par les nazis. Son roman, qui

paraît en 1940, est un modèle de cette littérature prônée par le Troisième

Reich où « l’ancien est au service du présent ». Cf. Han Yaocheng, Histoire

de la littérature allemande, éditions Yilin, Nankin, 2008, p. 368 (note de

l’auteur).

3 En plus d’être ministre de la Propagande, Paul Joseph Goebbels (1897-

1945) était un écrivain dont le roman Michael, ein deutsches Schicksal in

Tagebuchblättern est l’expression, en langage poétique, de sa foi politique.

Il a séduit les jeunes revanchards du peuple vaincu pendant la Première

Guerre mondiale. Cf. J. M. Ritchie, Histoire de la littérature allemande au

temps des nazis, éditions Wenhui pour la version chinoise, Shanghai, 2006,

p. 44 (note de l’auteur).

4 Viktor Erofeev, écrivain russe né en 1947.

5 Alexandre Fadeïev (1901-1956).

6 Pyotr Pavlenko (1899-1951).

7 Fedor Gladkov (1883-1958).

8 « Requiem pour la littérature soviétique », in Literaturnaïa Gazetta,

1991, cité dans Littérature du monde (Shijie wenxue), n° 4, 2010, p. 64,

traduit par Wang Zonghu. En l’absence de version française, la traduction

donnée ici est une approximation basée sur le chinois.

9 Shen Congwen (1902-1988). En français : Le Passeur de Chadong, cf.

note 1, p. 20, Le Petit Soldat du Hunan et L’Eau et les nuages : comment je

crée mes histoires et comment mes histoires me créent, traduction d’Isabelle

Rabut, Albin Michel et Bleu de Chine, respectivement 1992 et 1999.

10 Eileen Chang, ou Zhang Ailing (1920-1995), a été principalement

publiée chez Bleu de Chine et Zulma.

11 Tao Yuanming (365-427), poète. Son œuvre la plus célèbre est La

Source aux fleurs de pêcher, dans laquelle il décrit un village totalement


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CHAPTER XI
DOSTOIEVSKY’S ANNIVERSARY

St. Petersburg, February 24th.

They are celebrating the 25th anniversary of the death of


Dostoievski, and this fact has brought back to my mind, with great
vividness, a conversation I had with the officers of the battery at Jen-
tzen-tung last September, and which I have already noted in my
diary.
We were sitting in the ante-room of the small Chinese house which
formed our quarters. This ante-room, which had paper windows and
no doors, a floor of mud, and a table composed of boards laid upon
two small tressels, formed our dining-room. We had just finished
dinner, and were drinking tea out of pewter cups. Across the
courtyard from the part of the dwelling where the Chinese herded
together, we could hear the monotonous song of a Chinaman or a
Mongol singing over and over to himself the same strophe, which
rose by the intervals of a scale more subtle than ours and sank again
to die away in the vibrations of one prolonged note, to the
accompaniment of a single-stringed instrument.
The conversation had languished. Somebody was absorbed in a
patience, we were talking of books and novels in a vague, desultory
fashion, when suddenly Hliebnikov, a young Cossack officer, said:
“Who is the greatest writer in the world?” Vague answers were made
as to the comparative merits of Homer, Dante, Shakespeare, and
Molière, but Hliebnikov impatiently waived all this talk aside. Then
turning to me he said: “He knows; there is one writer greater than all
of them, and that is Dostoievski.”
“Dostoievski!” said the doctor. “Dostoievski’s work is like a clinical
laboratory or a dissecting-room. There is no sore spot in the human
soul into which he does not poke his dirty finger. His characters are
either mad or abnormal. His books are those of a madman, and can
only be appreciated by people who are half mad themselves.”
The young Cossack officer did not bother to discuss the question.
He went out into the night in disgust. We continued the argument for
a short time. “There is not a single character,” said the doctor, “in all
Dostoievski’s books who is normal.” The doctor was a cultivated
man, and seeing that we differed we agreed to differ, and we talked
of other things, but I was left wondering why Hliebnikov was so
convinced that Dostoievski was the greatest of all writers, and why he
knew I should agree with him. I have been thinking this over ever
since, and in a sense I do agree with Hliebnikov. I think that
Dostoievski is the greatest writer that has ever lived, if by a great
writer is meant a man whose work, message, or whatever you like to
call it, can do the greatest good, can afford the greatest consolation to
poor humanity. If we mean by the greatest writer the greatest artist,
the most powerful magician, who can bid us soar like Shelley or
Schubert into the seventh heaven of melody, or submerge us like
Wagner beneath heavy seas until we drown with pleasure, or touch
and set all the fibres of our associations and our æsthetic
appreciation vibrating with incommunicable rapture by the magic of
wonderful phrases like Virgil or Keats, or strike into our very heart
with a divine sword like Sappho, Catullus, Heine, or Burns, or ravish
us by the blend of pathos and nobility of purpose with faultless
diction like Leopardi, Gray, and Racine, or bid us understand and
feel the whole burden of mankind in a thin thread of notes like
Beethoven or in a few simple words like Goethe, or evoke for us the
whole pageant of life like Shakespeare to the sound of Renaissance
flutes, or all Heaven and Hell like Dante, by “thoughts that breathe
and words that burn”?
If we are thinking of all these miraculous achievements when we
say a great writer or the greatest writer, then we must not name
Dostoievski. Dostoievski is not of these; in his own province, that of
the novelist, he is as a mere workman, a mere craftsman, one of the
worst, inferior to any French or English ephemeral writer of the day
you like to mention; but, on the other hand, if we mean by a great
writer a man who has given to mankind an inestimable boon, a
priceless gift, a consolation, a help to life, which nothing can equal or
replace, then Dostoievski is a great writer, and perhaps the greatest
writer that has ever lived. I mean that if the Holy Scriptures were
destroyed and no trace were left of them in the world, the books
where mankind, bereft of its Divine and inestimable treasure, would
find the nearest approach to the supreme message of comfort would
be the books of Dostoievski.
Dostoievski is not an artist; his stories and his books are put
together and shaped anyhow. The surroundings and the
circumstances in which he places his characters are fantastic and
impossible to the verge of absurdity. The characters themselves are
also often impossible and fantastic to the verge of absurdity; yet they
are vivid in a way no other characters are vivid, and alive, not only so
that we perceive and recognise their outward appearance, but so that
we know the innermost corners of their souls. His characters, it is
said, are abnormal. One of his principal figures is a murderer who
kills an old woman from ambition to be like Napoleon, and put
himself above the law; another is a victim to epileptic fits. But the
fact should be borne in mind that absolutely normal people, like
absolutely happy nations, have no history; that since the whole of
humanity is suffering and groaning beneath the same burden of life,
the people who in literature are the most important to mankind are
not the most normal, but those who are made of the most complex
machinery and of the most receptive wax, and who are thus able to
receive and to record the deepest and most varied impressions. And
in the same way as Job and David are more important to humanity
than George I. or Louis-Philippe, so are Hamlet and Falstaff more
important than Tom Jones and Mr. Bultitude. And the reason of this
is not because Hamlet and Falstaff are abnormal—although
compared with Tom Jones they are abnormal—but because they are
human: more profoundly human, and more widely human. Hamlet
has been read, played, and understood by succeeding generations in
various countries and tongues, in innumerable different and
contradictory fashions; but in each country, at each period, and in
each tongue, he has been understood by his readers or his audience,
according to their lights, because in him they have seen a reflection
of themselves, because in themselves they have found an echo of
Hamlet. The fact that audiences, actors, readers, and commentators
have all interpreted Hamlet in utterly contradictory ways testifies not
merely to the profound humanity of the character but to its
multiplicity and manysidedness. Every human being recognises in
himself something of Hamlet and something of Falstaff; but every
human being does not necessarily recognise in himself something of
Tom Jones or Mr. Bultitude. At least what in these characters
resembles him is so like himself that he cannot notice the likeness; it
consists in the broad elementary facts of being a human being; but
when he hears Hamlet or Falstaff philosophising or making jokes on
the riddle of life he is suddenly made conscious that he has gone
through the same process himself in the same way.
So it is with Dostoievski. Dostoievski’s characters are mostly
abnormal, but it is in their very abnormality that we recognise their
profound and poignant humanity and a thousand human traits that
we ourselves share. And in showing us humanity at its acutest, at its
intensest pitch of suffering, at the soul’s lowest depth of degradation,
or highest summit of aspiration, he makes us feel his comprehension,
pity, and love for everything that is in us, so that we feel that there is
nothing which we could think or experience; no sensation, no hope,
no ambition, no despair, no disappointment, no regret, no greatness,
no meanness that he would not understand; no wound, no sore for
which he would not have just the very balm and medicine which we
need. Pity and love are the chief elements of the work of Dostoievski
—pity such as King Lear felt on the heath; and just as the terrible
circumstances in which King Lear raves and wanders make his pity
all the greater and the more poignant in its pathos, so do the
fantastic, nightmarish circumstances in which Dostoievski’s
characters live make their humanness more poignant, their love
more lovable, their pity more piteous.
A great writer should see “life steadily and see life whole.”
Dostoievski does not see the whole of life steadily, like Tolstoi, for
instance, but he sees the soul of man whole, and perhaps he sees
more deeply into it than any other writer has done. He shrinks from
nothing. He sees the “soul of goodness in things evil”: not exclusively
the evil, like Zola; nor does he evade the evil like many of our writers.
He sees and pities it. And this is why his work is great. He writes
about the saddest things that can happen; the most melancholy, the
most hopeless, the most terrible things in the world; but his books do
not leave us with a feeling of despair; on the contrary, his own “sweet
reasonableness,” the pity and love with which they are filled are like
balm. We are left with a belief in some great inscrutable goodness,
and his books act upon us as once his conversation did on a fellow
prisoner whom he met on the way to Siberia. The man was on the
verge of suicide; but after Dostoievski had talked to him for an hour
—we may be sure there was no sermonising in that talk—he felt able
to go on, to live even with perpetual penal servitude before him. To
some people, Dostoievski’s books act in just this way, and it is,
therefore, not odd that they think him the greatest of all writers.
CHAPTER XII
THE POLITICAL PARTIES

Moscow, March 11th.

The political parties which are now crystallising themselves are the
result of the Liberal movement which began in the twenties, and
proceeded steadily until the beginning of the war in 1904, when the
Liberal leaders resolved, for patriotic reasons, to mark time and wait.
This cessation of hostilities did not last long, and the disasters caused
by the war produced so universal a feeling of discontent that the
liberation movement was automatically set in motion once more.
On the 19th of June, 1905, a deputation of the United Zemstva, at
the head of which was Prince S. N. Troubetzkoi, was received by the
Emperor. Prince Troubetzkoi, in a historic speech, expressed with
the utmost frankness and directness the imperative need of sweeping
reform and of the introduction of national representation. The
coalition of the Zemstva formed the first political Russian party, but
it was not until after the great strike, and the granting of the
Manifesto in October, that parties of different shades came into
existence and took definite shape. During the month which followed
the Manifesto the process of crystallisation of parties began, and is
still continuing, and they can now roughly be divided into three
categories—Right, Centre, and Left, the Right being the extreme
Conservatives, the Centre the Constitutional Monarchists, and the
Left consisting of two wings, the Constitutional Democrats on the
right and the Social Democrats and Social Revolutionaries on the
left. Of these the most important is the party of the Constitutional
Democrats, nicknamed the “Cadets.” “Cadets” means “K.D.,” the
word “Constitutional” being spelt with a “K” in Russian, and as the
letter “K” in the Russian alphabet has the same sound as it has in
French, the result is a word which sounds exactly like the French
word “Cadet.” Similarly, Social Revolutionaries are nicknamed
“S.R.’s” and the Social Democrats “S.D.’s.”
In order to understand the origin of the Constitutional Democrats
one must understand the part played by the Zemstva. In 1876 a
group of County Councillors, or Zemstvoists, under the leadership of
M. Petrunkevitch devoted themselves to the task of introducing
reforms in the economical condition of Russia. In 1894 their
representatives, headed by M. Rodichev, were summarily sent about
their business, after putting forward a few moderate demands. In
1902 these men formed with others a “League of Liberation.” M.
Schipov tried to unite these various “Zemstva” in a common
organisation, and some of the members of the Liberation League,
while co-operating with them, started a separate organisation called
the Zemstvo Constitutionalists. Among the members of this group
were names which are well known in Russia, such as Prince
Dolgoroukov, MM. Stachovitch, Kokoshkin, and Lvov. But these
“Zemstvoists” formed only a small group; what they needed, in order
to represent thinking Russia, was to be united with the professional
classes. In November, 1904, the various professions began to group
themselves together in political bodies. Various political unions were
formed, such as those of the engineers, doctors, lawyers, and
schoolmasters. Then Professor Milioukov, one of the leading
pioneers of the Liberal movement, whose name is well known in
Europe and America, united all professional unions into a great
“Union of Unions,” which represented the great mass of educated
Russia. Before the great strike in October, 1905, he created, together
with the best of his colleagues, a new political party, which united the
mass of professional opinion with the small group of Zemstvo
leaders. He had recognised the fact that the Zemstvoists were the
only men who had any political experience, and that they could do
nothing without enrolling the professional class. Therefore it is
owing to Professor Milioukov that the experienced Zemstvo leaders
in October had the whole rank and file of the middle class behind
them, and the Constitutional Democrats, as they are at present,
represent practically the whole “Intelligenzia,” or professional class,
of Russia. This party is the only one which is seriously and practically
organised. This being so, it is the most important of the political
parties.
Those of the Right have not enough followers to give them
importance, and those of the Left have announced their intention of
boycotting the elections. These various parties are now preparing for
the elections.
We are experiencing now the suspense of an entr’acte before the
curtain rises once more on the next act of the revolutionary drama.
This will probably occur when the Duma meets in April. People of all
parties seem to be agreed as to one thing, that the present state of
things cannot last. There is at present a reaction against reaction.
After the disorders here in December many people were driven to the
Right; now the reactionary conduct of the Government has driven
them back to the Left.
So many people have been arrested lately that there is no longer
room for them in prison. An influential political leader said to me
yesterday that a proof of the incompetence of the police was that they
had not foreseen the armed rising in December, whereas every one
else had foreseen it. “And now,” he said, “they have been, so to speak,
let loose on the paths of repression; old papers and old cases,
sometimes of forty years ago, are raked up, and people are arrested
for no reason except that the old machine, which is broken and
thoroughly out of order, has been set working with renewed energy.”
The following conversation is related to me—if it is not true (and I
am convinced that it is not true) it is typical—as having taken place
between a Minister and his subordinate:—
The Subordinate: There are so many people in prison that there is
no possibility of getting in another man. The prisons are packed, yet
arrests are still being made. What are we to do? Where are these
people to be put?
The Minister: We must let some of the prisoners out.
The Subordinate: How many?
The Minister: Say five thousand.
The Subordinate: Why five thousand?
The Minister: A nice even number.
The Subordinate: But how? Which? How shall we choose them?
The Minister: Let out any five thousand. What does it matter to
them? Any five thousand will be as pleased as any other to be let out.
It is interesting to note that last November the Minister of the
Interior was reported to have said that if he could be given a free
hand to arrest twenty thousand “intellectuals,” he would stop the
revolution. The twenty thousand have been arrested, but the
revolution has not been stopped.
So far, in spite of the many manifestoes, no guarantee of a
Constitution has been granted. The Emperor has, it is true, declared
that he will fulfil the promises made in his declaration of the 17th of
October, and it is true that if these promises were fulfilled, the result
would be Constitutional Government. But at the same time he
declared that his absolute power remained intact. At first sight this
appears to be a contradiction in terms; but, as the Power which
granted the Manifesto of October 17th was autocratic and unlimited,
and as it made no mention of the future limiting of itself, it is now, as
a matter of fact, not proceeding contrarily to any of its promises. The
liberties which were promised may only have been meant to be
temporary. They could be withdrawn at any moment, since the
Emperor’s autocratic power remained. The Manifesto might only
have been a sign of goodwill of the Emperor towards his people. It
promised certain things, but gave no guarantee as to the fulfilment of
these promises. The whole of Russia, it is true, understood it
otherwise. The whole of Russia understood when this Manifesto was
published that a Constitution had been promised, and that autocracy
was in future to be limited. What Count Witte understood by it, it is
difficult to say. Whether he foresaw or not that this Manifesto by its
vagueness would one day mean much less than it did then, or
whether he only realised this at the same time that he realised that
the Conservative element was much stronger than it was thought to
be, it is impossible to determine. The fact remains that the Emperor
has not withdrawn anything; he has merely not done what he never
said he would do, namely, voluntarily abdicate his autocratic power.
The Conservatives are opposed to any such proceeding; not in the
same way as the extreme reactionaries, some of whom relegated the
portrait of the Emperor to the scullery on the day of the Manifesto
from sheer Conservative principle, but because they say that if the
autocratic power is destroyed the peasant population will be
convulsed, and the danger will be immense. To this Liberals—all
liberal-minded men, not revolutionaries—reply that this supposed
danger is a delusion of the Conservatives, who have unconsciously
invented the fact to support their theory and have not based their
theory on the fact; that many peasants clearly understand and
recognise that there is to be a constitutional régime in Russia; that if
this danger does exist, the risk incurred by it must be taken; that in
any case it is the lesser of two evils, less dangerous than the
maintenance of the autocracy.
Count Witte’s opponents on the Liberal side say that the course of
events up to this moment has been deliberately brought about by
Count Witte; that he disbelieved and disbelieves in Constitutional
Government for Russia; that he provoked disorder in order to crush
the revolutionary element; that the Moderate parties played into his
hands by not meeting him with a united front; that, Duma or no
Duma, he intends everything to remain as before and the power to be
in his hands. What his supporters say I do not know, because I have
never seen one in the flesh, but I have seen many people who say that
what has happened so far has been brought about with infinite skill
and knowledge of the elements with which he had to deal. Further,
they add that Count Witte has no principles and no convictions; that
he has always accommodated himself to the situation of the moment,
and worked in harmony with the men of the moment, whatever they
were; that he has no belief in the force or the stability of any
movement in Russia; that he trusts the Russian character to simmer
down after it has violently fizzed; that he intends to outstay the
fizzing period; that he has a great advantage in the attitude of the
Moderate parties, who, although they do not trust him, play into his
hands by disagreeing on small points and not meeting him with clear
and definite opposition. They add, however, that he has
miscalculated and wrongly gauged the situation this time, because
the simmering down period will only be temporary and the fizzing
will be renewed again with increasing violence, until either the cork
flies into space or the bottle is burst. The cork is autocracy, the bottle
Russia, and the mineral water the revolution. The corkscrew was the
promise of a Constitution with which the cork was partially loosened,
only to be screwed down again by Count Witte’s powerful hand.
Among all the parties the most logical seem to be the Extreme
Conservatives and the Extreme Radicals. The Extreme Conservatives
have said all along that the talk of a Constitution was nonsensical,
and the Manifesto of October 17th a great betrayal; that the only
result of it has been disorder, riot, and bloodshed. They are firmly
based on a principle. The Extreme Radicals are equally firmly based
on a principle, namely, that the autocratic régime must be done away
with at all costs, and that until it is swept away and a Constitution
based on universal suffrage takes its place there is no hope for
Russia. Therefore the danger that the Moderate parties may
eventually be submerged and the two extremes be left face to face,
still exists. As a great quantity of the Radicals are in prison they are
for the time being less perceptible; but this era of repression cannot
last, and it has already created a reaction against itself. But then the
question arises, what will happen when it stops? What will happen
when the valve on which the police have been sitting is released?
The influential political leader with whom I dined last night, and
who is one of the leading members of the party of October 17th, said
that there was not a man in Russia who believed in Witte, that Witte
was a man who had no convictions. I asked why he himself and other
Zemstvo leaders had refused to take part in the administration
directly after the Manifesto had been issued, when posts in the
Cabinet were offered to them. He said their terms had been that the
Cabinet should be exclusively formed of Liberal leaders; but they did
not choose to serve in company with a man like Durnovo, with whom
he would refuse to shake hands.
He added that it would not have bettered their position in the
country with regard to the coming Duma, which he was convinced
would be Liberal. Talking of the Constitutional Democrats he said
they were really republicans but did not dare own it.
CHAPTER XIII
IN THE COUNTRY

Sosnofka, Government of Tambov,


March 25th.

When one has seen a thing which had hitherto been vaguely familiar
suddenly illuminated by a flood of light, making it real, living, and
vivid, it is difficult to recall one’s old state of mind before the inrush
of the illuminating flood; and still more difficult to discuss that thing
with people who have not had the opportunity of illumination. The
experience is similar to that which a child feels when, after having
worshipped a certain writer of novels or tales, and wondered why he
was not acknowledged by the whole world to be the greatest author
that has ever been, he grows up, and by reading other books, sees the
old favourite in a new light, the light of fresh horizons opened by
great masterpieces; in this new light the old favourite seems to be a
sorry enough impostor, his golden glamour has faded to tinsel. The
grown-up child will now with difficulty try to discover what was the
cause and secret of his old infatuation, and every now and then he
will receive a shock on hearing some fellow grown-up person talk of
the former idol in the same terms as he would have talked of him
when a child, the reason being that this second person has never got
farther; has never reached the illuminating light of new horizons. So
it is with many things; and so it is in my case with Russia. I find it
extremely difficult to recall exactly what I thought Russia was before
I had been there; and I find Russia difficult to describe to those who
have never been there. There is so much when one has been there
that becomes so soon a matter of course that it no longer strikes one,
but which to the newcomer is probably striking.
The first time I came to Russia I travelled straight to the small
village where I am now staying. What did I imagine Russia to be like?
All I can think of now is that there was a big blank in my mind. I had
read translations of Russian books, but they had left no definite
picture or landscape in my mind; I had read some books about
Russia and got from them very definite pictures of a fantastic
country, which proved to be curiously unlike Russia in every respect.
A country where feudal castles, Pevenseys and Hurstmonceuxs,
loomed in a kind of Rhine-land covered with snow, inhabited by
mute, inglorious Bismarcks, and Princesses who carried about
dynamite in their cigarette-cases and wore bombs in their tiaras;
Princesses who owed much of their being to Ouida, and some of it to
Sardou.
Then everything in these books was so gloriously managed;
everybody was so efficient, so powerful; the Bismarcks so
Machiavellian and so mighty; the Princesses so splendide mendaces.
The background was also gorgeous, barbaric, crowded with Tartars
and Circassians, blazing with scimitars, pennons, armour, and
sequins, like a scene in a Drury Lane pantomime; and every now and
then a fugitive household would gallop in the snow through a
primæval forest, throwing their children to the wolves, so as to
escape being devoured themselves. This, I think, was the impression
of Russia which I derived before I went there from reading French
and English fiction about Russia, from Jules Verne’s “Michel
Strogoff,” and from memories of many melodramas. Then came the
impressions received from reading Russian books, which were again
totally different from this melodramatic atmosphere.
From Russian novels I derived a clear idea of certain types of men
who drank tea out of a samovar and drove forty versts in a vehicle
called a Tarantass. I made the acquaintance of all kinds of people,
who were as real to me as living acquaintances; of Natascha and
Levine, and Pierre and Anna Karenine, and Basaroff, and Dolly, and
many others. But I never saw their setting clearly, I never realised
their background, and I used to see them move before a French or
German background. Then I saw the real thing, and it was utterly
and totally different from my imaginations and my expectations. But
now when I try to give the slightest sketch of what the country is
really like the old difficulty presents itself; the difficulty which arises
from talking of a thing of which one has a clear idea to people who
have a vague and probably false idea of the reality. The first thing one
can safely say is this: eliminate all notions of castles, Rhine country,
feudal keeps, and stone houses in general. Think of an endless plain,
a sheet of dazzling snow in winter, an ocean of golden corn in
summer, a tract of brown earth in autumn, and now in the earliest
days of spring an expanse of white melting snow, with great patches
of brown earth and sometimes green grass appearing at intervals,
and further patches of half-melted snow of a steely-grey colour,
sometimes blue as they catch the reflection of the dazzling sky in the
sunlight. In the distance on one side the plain stretches to infinity, on
the other you may see the delicate shapes of a brown, leafless wood,
the outlines soft in the haze. If I had to describe Russia in three
words I should say a plain, a windmill, and a church. The church is
made of wood, and is built in Byzantine style, with a small cupola
and a minaret. It is painted red and white, or white and pale-green.
Sometimes the cupola is gilt.
The plain is dotted with villages, and one village is very like
another. They consist generally of two rows of houses, forming what
does duty for a street, but the word street would be as misleading as
possible in this case. It would be more exact to say an exceedingly
broad expanse of earth: dusty in summer, and in spring and autumn
a swamp of deep soaking black mud. The houses, at irregular
intervals, sometimes huddled close together, sometimes with wide
gaps between them, succeed each other (the gaps probably caused by
the fact that the houses which were there have been burnt). They are
made of logs, thatched with straw; sometimes (but rarely) they are
made of bricks and roofed with iron. As a rule they look as if they had
been built by Robinson Crusoe. The road is strewn with straw and
rich in abundance of every kind of mess. Every now and then there is
a well of the primitive kind which we see on the banks of the Nile,
and which one imagines to be of the same pattern as those from
which the people in the Old Testament drew their water. The roads
are generally peopled with peasants driving at a leisurely walk in
winter in big wooden sledges and in summer in big wooden carts.
Often the cart is going on by itself with somebody in the extreme
distance every now and then grunting at the horse. A plain, a village,
a church, every now and then a wood of birch-trees, every now and
then a stream, a weir, and a broken-down lock. A great deal of dirt, a
great deal of moisture. An overwhelming feeling of space and
leisureliness, a sense that nothing you could say or do could possibly
hurry anybody or anything, or make the lazy, creaking wheels of life
go faster—that is, I think, the picture which arises first in my mind
when I think of the Russian country.
Then as to the people. With regard to these, there is one fact of
capital importance which must be borne in mind. The people if you
know the language and if you don’t are two separate things. The first
time I went to Russia I did not know a word of the language, and,
though certain facts were obvious with regard to the people, I found
it a vastly different thing when I could talk to them myself. So
different that I am persuaded that those who wish to study this
country and do not know the language are wasting their time, and
might with greater profit study the suburbs of London or the Isle of
Man. And here again a fresh difficulty arises. All the amusing things
one hears said in this country, all that is characteristic and smells of
the Russian land, all that is peculiarly Russian, is like everything
which is peculiarly anything, peculiarly English, Irish, Italian, or
Turkish, untranslatable, and loses all its savour and point in
translation. This is especially true with regard to the Russian
language, which is rich in peculiar phrases and locutions,
diminutives, and terms which range over a whole scale of delicate
shades of endearment and familiarity, such as “little pigeon,” “little
father,” &c., and these phrases translated into any other language
lose all their meaning. However, the main impression I received
when I first came to Russia, and the impression which I received
from the Russian soldiers with whom I mingled in Manchuria in the
war, the impression which is now the strongest with regard to them
is that of humaneness. Those who read in the newspapers of acts of
brutality and ferocity, of houses set on fire and pillaged, of huge
massacres of Jews, of ruthless executions and arbitrary
imprisonments, will rub their eyes perhaps and think that I must be
insane. It is true, nevertheless. A country which is in a state of
revolution is no more in its normal condition than a man when he is
intoxicated. If a man is soaked in alcohol and then murders his wife
and children and sets his house on fire, it does not necessarily prove
that he is not a humane member of society. He may be as gentle as a
dormouse and as timid as a hare by nature. His excitement and
demented behaviour are merely artificial. It seems to me now that
the whole of Russia at this moment is like an intoxicated man; a man
inebriated after starvation, and passing from fits of frenzy to sullen
stupor. The truth of this has been illustrated by things which have
lately occurred in the country. Peasants who have looted the spirit
stores and destroyed every house within reach have repented with
tears on the next day.
The peasants have an infinite capacity for pity and remorse, and
therefore the more violent their outbreaks of fury the more bitter is
their remorse. A peasant has been known to worry himself almost to
death, as if he had committed a terrible crime, because he had
smoked a cigarette before receiving the Blessed Sacrament. If they
can feel acute remorse for such things, much more acute will it be if
they set houses on fire or commit similar outrages. If you talk to a
peasant for two minutes you will notice that he has a fervent belief in
a great, good, and inscrutable Providence. He never accuses man of
the calamities to which flesh is heir. When the railway strike was at
its height, and we were held up at a small side station, the train
attendant repeated all day long that God had sent us a severe trial,
which He had. Yesterday I had a talk with a man who had returned
from the war; he had been a soldier and a surgeon’s assistant, and
had received the Cross of St. George for rescuing a wounded officer
under fire. I asked him if he had been wounded. He said, “No, my
clothes were not even touched; men all around me were wounded.
This was the ordinance of God. God had pity on the orphan’s tears. It
was all prearranged thus that I was to come home. So it was to be.” I
also had tea with a stonemason yesterday who said to me, “I and my
whole family have prayed for you in your absence because these are
times of trouble, and we did not know what bitter cup you might not
have to drink.” Then he gave me three new-laid eggs with which to
eat his very good health.

March 29th.

To-day I went out riding through the leafless woods and I saw one
of the most beautiful sights I have ever seen, a sight peculiarly
characteristic of Russian landscape. We passed a small river that up
to now has been frozen, but the thaw has come and with it the floods
of spring. The whole valley as seen from the higher slopes of the
woods was a sheet of shining water. Beyond it in the distance was a
line of dark-brown woods. The water was grey, with gleaming layers
in it reflecting the white clouds and the blue sky; and on it the bare
trees seemed to float and rise like delicate ghosts, casting clearly
defined brown reflections. The whole place had a look of magic and
enchantment about it, as if out of the elements of the winter, out of
the snow and the ice and the leafless boughs, the spring had devised
and evoked a silvery pageant to celebrate its resurrection.

Moscow, April 6th.

I have spent twelve instructive days in the country; instructive,


because I was able to obtain some first-hand glimpses into the state
of the country, into the actual frame of mind of the peasants; and the
peasants are the obscure and hidden factor which will ultimately
decide the fate of Russian political life. It is difficult to get at the
peasants; it is exceedingly difficult to get them to speak their mind.
You can do so by travelling with them in a third-class carriage,
because then they seem to regard one as a fleeting shadow of no
significance which will soon vanish into space. However, I saw
peasants; I heard them discuss the land question and the manner in
which they proposed to buy their landlords’ property. I also had
some interesting talks with a man who had lived among the peasants
for years. From him and from others I gathered that their attitude at
present was chiefly one of expectation. They are waiting to see how
things turn out. They were continually asking my chief informant
whether anything would come of the “levelling” (Ravnienie); this is,
it appears, what they call the revolutionary movement. It is
extremely significant that they look upon this as a process of
equalisation. The land question in Russia is hopelessly complicated;
it is about ten times as complicated as the land question in Ireland,
and of the same nature. I had glimpses of this complexity. The village
where I was staying was divided into four “societies”; each of these
societies was willing to purchase so much land, but when the matter
was definitely settled with regard to one society two representatives
of two-thirds of that society appeared and stated that they were “Old
Souls” (i.e., they had since the abolition of serfage a separate
arrangement), and wished to purchase the lands separately in order
to avoid its partition; upon which the representatives of the whole
society said that this was impossible, and that they were the
majority. The “Old Souls” retorted finally that a general meeting
should be held, and then it would be seen that the majority was in
favour of them. They were in a minority; and in spite of the
speciousness of their arguments it was difficult to see how the
majority, whose interests were contrary to those of the “Old Souls,”
could be persuaded to support them. This is only one instance out of
many.
Another element of complication is that the peasants who can earn
their living by working on the landlords’ land are naturally greatly
averse from anything like a complete sale of it, and are alarmed by
the possibility of such an idea. Also there is a class of peasants who
work in factories, and therefore are only interested in the land
inasmuch as profit can be derived from it while it belongs to the
landlord. Again, there are others who are without land, who need
land, and who are too poor to buy it. If all the land were given to
them as a present to-morrow the result in the long run would be
deplorable, because the quality of the land—once you eliminate the
landlord and his more advanced methods—would gradually
deteriorate and poverty would merely be spread over a larger area.
One fact is obvious: that many of the peasants have not got enough
land, and to them land is now being sold by a great number of
landlords. To settle the matter further, a radical scheme of agrarian
reform is necessary; many such schemes are being elaborated at this
moment, but those which have seen the light up to the present have
so far proved a source of universal disagreement. The fact which lies
at the root of the matter is of course that if the land question is to be
solved the peasant must be educated to adopt fresher methods of
agriculture than those which were employed in the Garden of Eden;
methods which were doubtless excellent until the fall of man
rendered the cultivation of the soil a matter of painful duty, instead
of pleasant recreation.
I asked my friend who had lived among the peasants and studied
them for years what they thought of things in general. He said that in
this village they had never been inclined to loot (looting can always
arise from the gathering together of six drunken men), that they are
perfectly conscious of what is happening (my friend is one of the
most impartial and fair-minded men alive); they are distrustful and
they say little; but they know. As we were talking of these things I
mentioned the fact that a statement I had made in print about the
peasants in this village and in Russia generally reading Milton’s
“Paradise Lost” had been received with interest in England and in
some quarters with incredulity. It was in this very village and from
the same friend, who had been a teacher there for more than twenty
years, that I first heard of this. It was afterwards confirmed by my
own experience.
“Who denies it?” he asked. “Russians or Englishmen?”
“Englishmen,” I answered. “But why?” he said. “I have only read it
myself once long ago, but I should have thought that it was obvious
that such a work would be likely to make a strong impression.”
I explained that at first sight it appeared to Englishmen incredible
that Russian peasants, who were known to be so backward in many
things, should have taken a fancy to a work which was considered as
a touchstone of rare literary taste in England. I alluded to the
difficulties of the classicism of the style—the scholarly quality of the
verse.
“But is it written in verse?” he asked. And when I explained to him
that “Paradise Lost” was as literary a work as the Æneid he perfectly
understood the incredulity of the English public. As a matter of fact,
it is not at all difficult to understand and even to explain why the
Russian peasant likes “Paradise Lost.” It is popular in exactly the
same way as Bunyan’s “Pilgrim’s Progress” has always been popular
in England. Was it not Dr. Johnson who said that Bunyan’s work was
great because, while it appealed to the most refined critical palate, it
was understood and enjoyed by the simplest of men, by babes and
sucklings? This remark applies to the case of “Paradise Lost” and the
Russian peasant. The fact therefore is not surprising, as would be, for
instance, the admiration of Tommy Atkins for a translation of
Lucretius. It is no more and no less surprising than the popularity of
Bunyan or of any epic story or fairy tale. When people laugh and say
that these tastes are the inventions of essayists they forget that the
epics of the world were the supply resulting from the demand caused
by the deeply-rooted desire of human nature for stories—long stories
of heroic deeds in verse; the further you go back the more plainly this
demand and supply is manifest. Therefore in Russia among the
peasants, a great many of whom cannot read, the desire for epics is
strong at this moment. And those who can read prefer an epic tale to
a modern novel.
Besides this, “Paradise Lost” appeals to the peasants because it is
not only epic, full of fantasy and episode, but also because it is
religious, and, like children, they prefer a story to be true. In
countries where few people read or write, memory flourishes, and in
Russian villages there are regular tellers of fairy tales (skashi) who
hand down from generation to generation fairy tales of incredible
length in prose and in verse.
But to return to my friend the schoolmaster. I asked him if
“Paradise Lost” was still popular in the village. “Yes,” he answered,
“they come and ask me for it every year. Unfortunately,” he added, “I
may not have it in the school library as it is not on the list of books
which are allowed by the censor. It is not forbidden; but it is not on
the official list of books for school use.” Then he said that after all his
experience the taste of the peasants in literature baffled him. “They
will not read modern stories,” he said. “When I ask them why they
like ‘Paradise Lost’ they point to their heart and say, ‘It is near to the
heart; it speaks; you read and a sweetness comes to you.’ Gogol they
do not like. On the other hand they ask for a strange book of
adventures, about a Count or a Baron.” “Baron Munchausen?” I
suggested. “No,” he said, “a Count.” “Not Monte Cristo?” I asked.
“Yes,” he said, “that is it. And what baffles me more than all is that
they like Dostoievski’s ‘Letters from a Dead House.’” (Dostoievski’s
record of his life in prison in Siberia.) Their taste does not to me
personally seem to be so baffling. As for Dostoievski’s book, I am
certain they recognise its great truth, and they feel the sweetness and
simplicity of the writer’s character, and this “speaks” to them also. As
for “Monte Cristo,” is not the beginning of it epical? It was a mistake,
he said, to suppose the peasants were unimaginative. Sometimes this
was manifested in a curious manner. There was a peasant who was
well known as a great drunkard. In one of his fits of drink he
imagined that he had sold his wife to the “Tzar of Turkey,” and that
at midnight her head must be cut off. As the hour drew near he wept
bitterly, said goodbye to his wife, and fetching an axe said with much
lamentation that this terrible deed had to be done because he had
promised her life to the “Tzar of Turkey.” The neighbours eventually
interfered and stopped the execution.

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