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La musique ottomane dans la littérature

européenne du XVIIe siècle


Quel rapport à l’altérité musicale ?
1619 : Kepler,
Harmonices mundi
Dans son traité sur l’harmonie des
sphères, Kepler introduit un extrait de
“musique turque”

● Pourquoi? Quel est l’intérêt de


cette mélodie?
● Quelle musique turque? Qu’a-t-
il entendu et qu’a-t-il compris,
par rapport à sa
compréhension personnelle de
la musique?
● Comment? Quel moyen de
transcription utilise-t-il?
Pourquoi?

● S’insère dans le le livre III, qui traite de la musique (consonances, intervalles,


etc.) dans une conception quadriviale néo-platonicienne.
● Chapitre XIII : aborde les types de dissonances (notes de passage,
appoggiatures, retard, etc.)
● Extrait musical : introduit le chapitre… par un contre-exemple
➔ Montre une musique qui exploite des intervalles “étonnants, étranges, hachés
et horrifiants” => une altérité tout à fait différenciée et anormale
Quelle musique ottomane?

● Prière qu’il a entendue à la cour de Rudolf II à Prague => Kepler n’a pas “été
chercher” la mélodie
● Dimension religieuse autre couplée à la musicalité autre => la musique
ottomane ne peut pas être harmonie des sphères.

Comment transcrit-il la musique ottomane? Comment montre-t-il ces intervalles


“étonnants, étranges, hachés et horrifiants” ?

● Motif descendant irrégulièrement chromatique


○ Irrégularité peu appréciée dans le contexte musical de Kepler
● Rythmiquement incomplet
○ 22 fuses + 1 semibrève
➔ Contribue à rendre cette mélodie étrange, hachée et peut-être horrifiante…
Jusqu’à quel point la vision de Kepler est-elle partagée
chez d’autres auteurs du XVIIe siècle ?
Mise en contexte

1453 - chute de Constantinople (Turc = altérité impressionnante et invincible)

1571 - bataille de Lépante (Turc = altérité pas vraiment invincible, mais toujours un barbare ennemi à
combattre)

1619 : Harmonices Mundi, Kepler

1650 : Musurgia universalis, Kircher ; Mecmûa-i Sâz ü Söz, Wojciech Bobowski (Ali Ufki)

1683 : l’échec de l’assaut ottoman sous les murs de Vienne change la perception européenne de
l’altérité turque (plus un ennemi barbare invincible) et cet événement intensifie les contacts

1688 : Della letteratura de’ Turchi, Donà


Kircher : une conception… intéressante?
Copie la mélodie de Kepler avec quelques différences

● Inclus en tant qu’annexe à un chapitre sur les passions


● Thèse : plus un intervalle est grand, plus il suscite d’émotions. L’irrégularité,
par la surprise, apporte des émotions aussi
● Cette oeuvre ne touche pas l’âme selon lui… Mais mélodie irrégulière? Et il a
simplifié les intervalles? Pourquoi?
➔ Très irrationnel : jugements subjectifs sur base d’arguments peu concrets et
contradictoires. Peut-être ne s’est-il pas vraiment penché sur la question?
Giovanni Battista Donado,
Della letteratura de’ Turchi

- 1688, Venise
- G.B. Donado (Donà) : ambassadeur (bailo)
vénitien à Constantinople (1680-1684)
La vision de Donà est-elle radicalement différente de celle
de Kepler et de Kircher ?

Selon la plupart des articles : vision révolutionnaire qui change le point de vue
européen sur les Turcs
● “Donà sut s’approcher des manifestations culturelles turques avec un esprit nouveau et libéré
de beaucoup de préjugés traditionnels”. (MOLNÁR Monika F., “Nuova visione degli intellettuali italiani sulla cultura
musulmana del Seicento : Giovanni Battista Donado e Luigi Ferdinando Marsigli sulla letteratura e scienza dei Turchi”, dans Nuova
Corvina, 24 (2012), p. 57-7.)

En effet, Donà semble poursuivre un objectif nouveau (cf. note de l’imprimeur


au début de l’ouvrage)
● Science et littérature turques VS art militaire uniquement
Mais il précise tout de même que

leurs musiques « risentono dello strepitolo, essendoche la Turca Natione è fatta con la guerra » et que
par conséquent leurs instruments sont « nel maggior numero militari ».

→ discours qui oscille entre pensée innovante et vision stéréotypée/réductrice

→ nuancer le propos : ne pas envisager cet ouvrage uniquement dans ce qu’il a


d’innovant
En “annexe” : trois chansons

Début de
la
première
chanson
Mecmûa-i Sâz ü Söz, Wojciech Bobowski (Ali Ufki)
Comment expliquer l’absence de basse continue ?
« Avvertirò pur anco il Lettore, che se nella Musica non vi si vede il Basso, questo accade, per lasciar le
Canzoni Turchesche nell’aria appunto, che stanno, e lo praticano i Turchi ; poiche loro nella Musica non
hanno il Basso ».(p. 140)

Le but de Donà aurait été d’éviter l’ajout spontané d’une basse continue par les
lecteurs de son livre
“Vedrà, e udirà dunque lei le seguenti, che ho procurato raccogliere, e far ponere sulla Carta, perché
possano essere tasteggiate, e intese” (p. 133)

Mais dans quel but Donà ajoute-t-il ces transcriptions en


annexe ?
1) Un enjeu politique
Publication en 1688 dans un contexte de tensions entre Venise et l’Empire
Ottoman : la guerre de Morée (1684-1699).
1) Un enjeu politique
Publication en 1688 dans un contexte de tensions entre Venise et l’Empire
Ottoman : la guerre de Morée (1684-1699).

→ Audace personnelle de Donà ou attitude motivée politiquement ?


● Profession politique de Donà (bailo)
● Relations commerciales entre Venise et l’Empire ottoman
● Fréquentes guerres vénéto-ottomanes

→ Intérêt politique et commercial :


● faire oeuvre de réconciliation entre les deux peuples (insérer des chansons turques dans un
ouvrage en italien)
● mieux connaître son ennemi et allié commercial
2) Un enjeu d’authenticité
« Osservationi fatte da Gio Battista Donado Senator Veneto, Fù
Bailo in Costantinopoli »

→ Attente suscitée (argument de vente) : exotisme

Pourquoi avoir placé les chansons en annexe tandis que la


traduction des paroles se trouve dans le corps de texte ?

● La mélodie à elle seule n’est pas une preuve suffisante


d’authenticité ; ni la traduction seule
● Authenticité qui tient plus à l’ajout des paroles en turc
● Position en annexe => illusion d’avoir ajouté des
documents “authentiques”, de première main
3) Un enjeu relationnel (rapport à l’altérité)
Renforcer les liens, atténuer la différence, “fondre” les deux cultures (mélodies
turques tasteggiate)

Condition :

EXOTISME RAPPROCHEMENT

Absence de basse Aspect européanisé des


continue mélodies

Paroles en turc
Conclusion
Constante dans ces trois sources : la musique n’est pas insérée pour elle-même
dans un but musicologique, mais elle participe d’un discours d’abord
philosophique (Kepler et Kircher), ensuite politique (Donà).

Divergence :

- Kepler : l’altérité musicale est “non-naturelle et horrifiante”


- Donà : l’altérité musicale est envisagée comme une culture autre digne
d’intérêt… pour autant qu’elle se rapproche de la nôtre.

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