XIII ~
MERLE AU-PONTY
EXISTENCE ET DIALECTIQUE
DANS LA PHILOSOPHIE
DE MERLEAU-PONTY *
i
Ce que nous devons 4 Merleau-Ponty est bien plus considérable
que nous ne le croyons. Son ceuvre est devenue pour nous comme
ces paysages familiers qu’on ne voit plus parce qu’ils sont toujours
déja 14 et comme impliqués dans notre regard. Les themes généraux
de la Structure du comportement et de la Phénoménologie de la perception
sont maintenant les présupposés de nos recherches, ils sont sédi-
mentés dans notre pensée, c’est pourquoi il faut y revenir, les répérer
afin de prendre une claire conscience de l’acquis philosophique de
notre temps. L’opération qui les a incorporés 4 notre étre philoso-
* Burrait des Temps modernes, x7® année, n® 184-185,p. 228 2 244, octobre 1961.MERLEAU-PONTY 687
qui les nourrissent secrétement, et od on a peine 4 reconnaitre des
noémes, la Terre par exemple qui n’est pas en mouvement comme
les corps objectifs, mais pas davantage en repos, puisqu’on ne voit
pas 4 quoi elle serait clouée — so] ou souche de notre pensée comme
de notre vie, que nous pourrons bien déplacer ou reporter quand
nous habiterons d’autres planétes, mais c’est qu’alors nous aurons
agrandi notre patrie, nous ne pouvons Ja supprimer » (1). Ainsi
sesquissent dans cette étude du Philosophe et son ombre deux péles
de la pensée de Merleau-Ponty qui seront toujours chez Jui en tension
dialectique, Ja révélation « d’un monde sauvage et d’un esprit sau-
vage » qui sont l’ombre pour la pensée raisonnable, et que pourtant
cette pensée raisonnable qui est Pautre péle doit récupérer. Cette
tension vivante est le seul savoir absolu de l’existence qui nous
transit tout entier, puisqu’il n’y a pas d’autre monde auquel nous
référer, et sans doute dans cet étre qui transparait 4 l’existence peut-on
déceler V'influence grandissante de Heidegger sur Merleau-Ponty.
Lirrelatif désormais ce n’est pas Ja nature en soi, ni le systéme des
saisies de la conscience absolue, et pas davantage l’homme, « mais
cette « téléologie » dont parle Husserl — qui s’écrit et se pense entre
guillemets — jointure et membrure de I’Etre qui s’accomplit 4
travers homme » (2).
Autant que sur cette influence de Husserl, et sur l’originalité
de Tinterprétation que Merleau-Ponty en a donnée, il nous faut
insister sur le dialogue vivant et jamais interrompu avec J.-P. Sartre.
On les a comptés l’un et l’autre comme des existentialistes, soit pour
les critiquer ensemble, soit pour les opposer l’un 4 Vautre. J] s’agit
bien entre eux d’un dialogue od tout 4 Ia fois ils s’opposent et se
completent, od parfois ils échangent leurs positions dans une action
réciproque. Chez Sartre l’existence est toujours tadicalisée, Ja liberté
(1) Signes, p. 227.
(2) Signes, p. 228.MERLEAU-PONTY 689
récupére et tantét s’alourdit d’un passé qu’on ne saurait récuser,
méme si on le biffe. C’est cette existence de homme jeté dans le
monde, et proprement dans le monde déja culturel et humain, qui
est au centre de la réflexion contemporaine. Si nous en croyons
Merleau-Ponty les deux grandes découvertes philosdphiques de
notre Epoque sont précisément cette existence et cette dialectique en
tant qu’elles se référent l’une 4 l'autre. L’existence est toujours hors
de soi, elle n’est soi-méme que dans cette ouverture, dans cette béance
temporelle, ce qu’on nomme sa transcendance. La dialectique n’est
pas ce jeu axtificiel de notions qu’on a souvent reproché 4 Hegel,
mais elle est une dialectique du réel, celle méme que nous redécou-
vrons aujourd’hui dans la Phénoménologie de l’esprit. Ainsi existence
et dialectique ne s’opposent pas comme une donnée immédiate et
une médiation intellectuelle. Cette jonction temporelle de Pimmédiat
et de la médiation, c’est Ia dialectique de l’existence telle qu’elle se
dévoile 4 nous dans ’auvre de Merleau-Ponty.
0
Structure du comportement et Phénoménologie de Ja perception se com-
plétent Pune autre. L’une, par une critique de la science objec-
tive qui se place dans un monde complet et réel sans s’apercevoir
qu’a Pégard du monde l’expétience perceptive est constituante (1),
nous apprend 4 envisager le comportement comme un débat exis-
tentiel avec le monde, et non comme une mosaique de réflexes ajoutés
les uns aux autres. L’explication pat causalité linéaire vient se heurter
4 ces totalités concrétes que sont les organismes et qui sont des tota~
lités phénoménales et non des apparences. La relation entre l’orga-
nisme et le milieu est une relation dialectique, plus encore Ia relation
entre ’homme et le monde. L’autre, par une description de la cons-
(1) Structure du comportement, 1942, p. 287.690 FIGURES DE LA PENSEE PHILOSOPHIQUE
cience perceptive, nous découvte la matrice de toute pensée, le
point d’origine 4 partir duquel seuls se constituent les modéles
de la science en général et des sciences humaines en particulier.
La Structure du comportement prépare la Phénoménologie de la perception
puisqu’elle oblige la science 4 révéler les phénoménes sur lesquels
elle ne cesse de s’appuyer. La forme, et avec elle l’univers de l’histoire
et de Ja perception, reste indispensable 4 horizon de Ja connaissance
physique, comme ce qui est vis¢ par elle : « La forme est donc, non
pas une réalité physique mais un objet de perception, sans lequel
ailleurs la science physique n’aurait plus de sens puisqu’elle est
construite 4 propos de lui et pour le coordonner » (1). Le phéno-
méne, au sens technique du terme qui l’oppose 4 la pure apparence,
est le berceau de toute science objective. Loin donc que la forme
physique puisse étre le fondement réel de Ja structure du comporte-
ment, et en particulier de sa structure perceptive, elle n’est elle-méme
concevable que comme un objet de perception (z). Cette analyse de
la science physique, vitale, humaine, renvoie donc 4 la perception, 4
une expérience que Kant a trop vite dépassée pour y substituer les
objets de la science physique. Mais inversement la Phénoménologie
de la perception renvoie 4 son tour a la Structure du comportement qu’il
faut alors relire. On y découvre une épistémologie, une réflexion
sur la science qui pourrait aujourd’hui nous étre précieuse. L’objet
scientifique, le modéle construit n’est pas méconnu, il est remis 4 sa
place : la nature, la vie, ’humanité sont saisies dans leurs significations
dialectiques, car la science contemporaine, qui n’est plus celle du
xvmré ou méme du x1x® siecle, a besoin de se comprendre elle-méme
dans sa genése concréte. Merleau-Ponty ne dit-il pas de la physique
actuelle qu’elle manifeste « une fidélité croissante aux spectacles
concrets du monde » (3) ? On entrevoit ici tout un prolongement de
(1) Structure da comportement, p. 192-193.
(2) Structure du comportement, p. 194.
(3) Structure de comportement, p. 194.MERLEAU-PONTY 691
la pensée de Merleau-Ponty. La science elle-méme n’enrichit-elle
pas la perception, comme le fait 4 sa fagon l’ceuvite d’art ? :
Le privilége de la conscience qui pergoit, et qui, en percevant,
s’ouvre immédiatement au monde et 4 autrui, se spécialise et se tem-
poralise, n’est pas arbitraire. Il est le retour aux choses elles-mémes :
la phénoménologie, source unique de toute ontologie possible. Entre
Vempirisme de Hume et l’intellectualisme kantien, il y a place pour
une existence qui s’exprime en exprimant le monde sur lequel elle
s’ouvre. Elle est cette unité originairement synthétique — dialec-
tique — dont Hegel disait qu’on ne saurait la confondre avec le
« je pense » kantien qui n’en est qu’une puissance abstraite, Cette
existence ouverte est 4 la fois notre texte et notre contexte, elle ne
se survole pas comme un « je pense » intemporel ou comme une sou-
daine percée de l’instant, elle est elle-méme temporalisation. Son
présent vivant n’est pas coupé du passé, car il est rétention immédiate
du moment antérieur, et, 4 travers lui, rétention de rétention, pas
plus qu’il ne V’est de l’avenir vers lequel il se tend. Son ouverture au
monde est un dévoilement qui est une action, et une action qui est
un dévoilement; le vert que je vois est le vert des arbres de ce jardin
dont les profils se référent de proche en proche 4 la totalité d’un
monde qui est 14 et qui, pourtant et par essence, ne peut étre épuisé
dans son exploration. Cet inachévement, cette impossibilité de syn-
thése totale sont fondamentaux, ils sont l’étre méme comme
temps : « Ainsi i] semble que nous soyons conduits 4 une contra-
diction, la croyance 4 la chose et au monde ne peut signifier que la
présomption d’une synthése achevée — et cependant cet achéve-
ment est rendu impossible par la nature méme des perspectives 4
réaliser, puisque chacune d’elles renvoie indéfiniment par ses hori-
zons a d’auttes perspectives » (1). Le temps est la mesure de J’étre,
Pinachévement, Ja base et la présence. Cette croyance originaire au
(1) Phtnoménologie de la perception, p. 13%.692 FIGURES DE LA PENSEE PHILOSOPHIQUE
monde et 4 autrui, elle est la naiveté premiére, qui se prolonge dans
le dogmatisme des sciences ; c'est elle pourtant que vise 4 ressaisir
toute véritable réduction phénoménologique, qui fait de cette
naiveté son théme. La réflexion n’est plus alors le passage un
autre ordre qui résorbe celui des choses actuelles, « c’est d’abord une
conscience plus aigué de notre enracinement en elles » (1).
Merleau-Ponty 2 montré comment cette existence et cette ouver-
ture au monde étaient inséparables d’un corps phénoménal qui
« existe le monde » et « co-existe » les autres corps sensibles. Ce corps,
sans quitter sa place et son point de vue, « dans l’opacité du sentir se
tend vers des choses, dont il n’a pas d’avance la clé, et dont cepen-
dant il porte en lui-méme le projet, s’ouvrant 2 un Autre absolu
qu’il prépare au plus profond de lui-méme » (z). Mon corps est
lui-méme Vintentionnalité opérante, il n’est pas le support d’une
signification qui en setait détachable; en lui et par lui l’expression
vient 4 Vétre sans pouvoir s’épuiser. Cette découverte dialectique
du sens, toujours susceptible de contresens, toujours sur fond de
non-sens et de hasard sécupérable, elle est le tissu méme de notre
histoire personnelle autant que de Vhistoire de ’humanité, « une
vérité sur fond d’absurdité, une absurdité que la téléologie de la
conscience présume de pouvoir convertir en vérité, tel est le phéno-
méne original » (3). L’enfance de Léonard, l’interrogation qu’elle lui
posait ont contribué au sens qu’il s’est donné lui-méme 4 partir de
cette enfance, et image du vautour, analysée par Freud, est aussi
ambigué que fondamentale dans cette destinée. De méme le hasard
d’un corps joue un réle dans le dévoilement du monde, telles ces
figures allongées du Gréco, révélées 4 partir d’une anomalie visuelle.
Mon corps phénoménal appartient au transcendantal. On ne
(t) Signes, p. 131.
(2) Phénamtnologie de la perception, p. 376.
(3) Phénoménologie de la perception, p. 342.MERLEAU-PONTY 693
saurait le penser ni comme un instrument, ni comme un moyen,
Vexistence 4 travers lui est immédiatement coexistence avec le monde
et avec autrui, c’est en usant de son style d’expression que j’exprime
Je monde, ne me décentrant qu’A partir de ce centre singulier. L’exis-
tence lourde ainsi dévoilée n’est plus un immédiat non ‘dialectique,
elle n’est pas une rencontre intemporelle qui s’achéve et se ferme
sur soi, mais la dialectique dont il est alors question n’est pas un jeu
abstrait de significations détachables, elle est, comme dans les meil-
leures pages de la Phtnoménologie de Pesprit, Vitinéraite et Paventure
@une existence qui cherche 4 s’atteindre dans sa tension vers Pautre,
et ’opacité de sa propre histoire. « Cette dialectique-la et intuition ne
sont pas seulement compatibles, il ya un moment ot elles confluent;
on peut suivre 4 travers le bergsonisme, comme 4 travers la carritre
de Husserl, le travail qui, peu 4 peu, met en mouvement V’intuition,
change la notation positive des données immédiates en une dialec-
tique du Temps, la vision des essences en une phénoménologie
de Ja genése et lie dans une unité vivante les dimensions opposées
d'un temps qui est finalement coextensif 4 l’étre » (1),
La prise de conscience d’une expression qui, comme structure,
est dabord ambigué et vécue, peut s’avérer distincte de cette vie
et en porte-a-faux sur elle; nous vivons notre classe, notre milieu,
nos affections avant de les penser, et cette pensée peut étre fallacieuse
ou au contraire, comme Ja conscience de soi de la vie chez Hegel,
inaugurer une nouvelle existence. Mais la pensée oublie son origine,
et par 14 méme peut se renier. Au cours d’un récent voyage en U.R.S.S.
qui préparait celui de Merleau-Ponty, nous avons pu constater un
décalage entre la pensée philosophique et Vexpérience vécue, si
féconde et si profonde, de tout un peuple. Les hasards tragiques d’une
histoire dont on gardait pourtant le souvenir disparaissaient dans
une philosophie qui ne nous semblait pas adéquate 4 l’événement,
(3) Signes, p. 197.694 FIGURES DE LA PENSEE PHILOSOPHIQUE
comme a Pavénement d’une nouvelle société, 4 travers des contin-
gences surmontées. Il y avait, nous a-t-il semblé, un décalage entre
le systéme pensé et l’expérience vécue, décalage qui possédait aussi
son sens vital. La dialectique se voulait purement objective et
condamaait l’existence 4 n’étre qu’un reflet ou parfois une contin-
gence négligeable. L’existentialisme de Sartre, aussi bien que celui
de Merleau-Ponty, c'est une réaction contre cette dialectique qui
se veut exclusivement objective (1).
La Phénoménologie de la perception nous a conduit 4 l’origine phéno-
miénale de toute pensée, mais on pouvait, dans son dévoilement de
Vinvisible par le visible ot « Vinvisible est le relief et la profondeur
du visible » (2), entrevoir deux thémes qui s’entrecroisent. L’un
vise notre histoire et le devenit humain 4 partir de la praxis, Pautce
a un catactére plus esthétique que pratique. Mezleau-Ponty a médité
sut effort de Cézanne pour retrouver le monde primordial, suivre
dans une modulation colorée la naissance des contours, et comme
une topologie premiéte qui est le site du savoir avant le savoir (3).
Dans son dennier écrit, il s’est attaché une fois de plus 4 ce dévoile-
ment esthétique du visible par la peinture. Il a insisté sur « la texture
imaginaire du réel », un imaginaire qui n’est pas fait « d’auxiliaires
que j’empruntezais au monde vrai pour viser & travers eux des choses
Prosaiques en leur absence.» (4), mais qui est quasi-présence et
visibilité imminente. Il a montré comment nous habitons ce visible
que Descartes, dans sa Dioptrique, tentait en vain de constcuire selon
une pensée qui ne le hantait plus. Cette dualité de thtmes 4 la ren-
contre du dévoilement et de ’action n’est pas contradictoire. Quand
Vexigence de Vhistoite pésera moins sur nous, l’existence s’avérere
(2) Nous ne devons pas toutefois oublier que le dialogue s'amorce entre cette
dialectique objective ct notre existentialisme.
(2) Signes, p. 29-
(5) Sens ef nomsens, p. 27.
(4) L’eeil et Pespsit, Art de France, p. 190.MERLEAU-PONTY 695
davantage dévoilement de l’étre, mais dans le monde que nous vivons
Cest Ja constitution de cette histoire humaine qui nous domine, son
infrastructure exprimant les relations intexsubjectives et la dia-
lectique de la praxis. Cette conception de la praxis, de la relation
hégélienne de homme au monde par le travail, on le trouve spé-
cialement développée dans la Structure du comportement, on y voit pour-
quoi Bergson a manqué le monde humain en ne concevant pas
dintermédiaire entre Vaction vitale et 1’émotion mystique. C’est
au contraire la dialectique du travail, des objets culturels, de la trans-
formation de Penvitonnement dans le champ d’un monde, exploré
dans son unicité pour tous, qui est le tertain de notre histoire. La
Stracture du comportement écadie toutes les formes de totalités qui
s’offrent comme phénoménes, et c’est cette notion méme de struc-
tare plus encore que celle de signification qui fait le centre de ’aeuvre :
structures des ensembles physiques que nous appréhendons dans
Punivers, structures des vivants et des hommes. Dans l’impuissance
ow nous sommes de penser la totalité, l’omnitudo realitatis, la science
ne peut que saisir dans le monde physique des totalités partielles
dont le découpage est plus ou moins relatif, et dont notre mathé-
matique parvient 4 énoncer dans son langage la complexité et l’unité;
encore faut-il s’en prendre 4 une figure plus ou moins stable dans
Je tourbillon cosmique ! Loi et forme sont alors relatives l’une a
autre et n’ont de sens qu’en rapport 4 ces figures un moment décou-
pées. Il n’y a pas de lois éternelles qui précédent les phénoménes,
mais il n’y a pas non plus de phénoménes physiques parfaitement
isolables. C’est 14 une dialectique dans la connaissance de la nature
qui ne peut se développer sans I’horizon du monde pergu. La loi de
la chute des corps n’est telle sur notre planéte, comme le remarquait
Cournot, que par l’événement de la rotation de ka tetre, elle suppose
pour étre ce qu’elle est des conditions stables ; la loi est relative 4 une
structure, mais cette structure 4 son tour dépend d’autres lois, et ces
autres lois renvoient 4 de nouvelles structures plus.ou moins isolables.696 FIGURES DE LA PENSEE PHILOSOPHIQUE
La totalité vitale ou humaine est d’un autre ordre, elle a dans le
phénoméne méme une signification, un sens qui fait corps avec elle,
comme le sourire ou la menace que l’enfant pergoit. Le comporte-
ment animal n’est pas détermin¢ pat le milieu géographique, mais
par le milieu qui est le sien et celui de son espéce. Il y a une inter-
férence dialectique entre l’organisme et son environnement, il y a
des normes et des comportements privilégiés. L’unité des systémes
physiques est une unité de corrélation, celle des organismes est
une unité de signification. Nous n’observons pas seulement le
comportement, nous le comprenons déji comme tel, et la signifi-
cation que nous lisons en lui « est 4 Ia cause finale ce qu’est a la cause
productive Je rapport de fonction 4 variable » (1). La dialectique
du vivant et de son milieu plaquée encore dans ]’en-soi (mais l’esprit
de la nature disait Hegel est un esprit caché, en soi et non pour soi),
nest pas complatement rigide, elle s’éléve déja quand on passe des
formes synerétiques ov V’animal réagit 4 des conditions naturelles
prédonnées — en ne traitant les situations inédites que comme des
allusions aux situations vitales qui lui sont prescrites — aux formes
amovibles, dans lesquelles l’animal percoit un signal ; mais ’appren-
tissage du signal ne résulte pas d’une relation pure et simple de
contiguité; Vapprentissage présuppose une transposition d’une
forme dans une autre, avec indépendance de la matiére.
Chez Vhomme enfin le comportement devient symbolique, le
signe remplace le signal, et la relation du signifiant au signifi,
pourvu qu’on envisage chaque moment dans son ensemble, et qu’on
fasse correspondre les ensembles entre eux, est une relation d’expres-
sion. Le rapport de l’expression 4 l’exprimé, simple juxtaposition
dans les parties, est intérieur et nécessaite dans les ensembles (2).
L’homme est capable de conduites qui s’éloignent des situations
(1) Structure du comportement, p. 216.
(2) Structure du comportement, p. 163.MERLEAU-PONTY 697
réelles, et concernent le virtue] ou le possible. Cette marge ouvre
un monde, et le comportement humain n’a plus seulement une
signification, il est lui-méme signification. « A partir de ce moment le
comportement se détache de l’ordre de l’en-soi et devient la projection
hors de V’organisme d’une possibilité qui lui est intérieure. » Les
significations sont ainsi Papanage de Phomme, mais il est toujours
tenté de les poser pour-soi en dehors de l’en-soi, d’oublier leur
genése, et la lourdeur de existence qui les améne 4 l’étre. C’est ainsi
qu’une philosophie dualiste opposera la matiére a la forme, la seasi-
bilité 4 l’entendement, le corps 4 l’dme, ou, pour éviter cette sépa-
ration radicale, tombera dans un matétialisme de l’en-soi, ou un
idéalisme du pour-soi. La réflexion ne saurait oublier sa propre
otigine, elle se perdrait tout aussi bien qu’en s’abimant dans la
vie animale : « Le passage réflexif 4 la conscience intellectuelle est-il
une adéquation de notre savoir 4 notre étre, ou seulement une
maniére pour la conscience de se créer une existence séparée — un
quiétisme [...]. Une philosophie d’inspiration cziticiste fonde la
morale sur la réflexion qui retrouve, derriére tous les objets, le
sujet pensant dans sa liberté. Si au contraice on reconnait, fit-ce a
titre de phénomiéne, une existence de la conscience et de nos struc~
tures résistantes, notre connaissance dépend de ce que nous sommes,
la morale commence par une critique psychologique et sociologique
de soi-méme, ’homme n’est pas assuré d’avance de posséder une
source de moralité, la conscience de soi n’est pas chez lui de droit;
elle ne s’acquiert que par l’élucidation de son étre concret, ne se
vérifie que par l’intégration active des dialectiques isolées — corps
et Ame — entre lesquelles il est d’abord disloqué » (1). Le physique,
le vital, ’humain, sont des significations qui s’étagent et se dépassent
Vune dans l’autre en se conservant, mais le risque d’un enlisement,
dune chute, est toujours possible; cette chute dans le pathologique
(5) Structure de comportement, p. 303.698 FIGURES DE LA PENSEE PHILOSOPHIQUE
2 son style propre, elle n’est pas seulement un déficit; elle est une
nouvelle structuration de l’organisme selon Goldstein; « enfin la
mort n’est pas dépourvue de sens puisque la contingence du vécu est
une menace perpétuelle pour les significations éternelles dans les-
quelles Vhommne croit s’exprimer tout entier » (1). Quant aux tech-
niques humaines et 4 ces machines qui, de la machine cinématique a la
machine 4 feed-back, tentent d’égaler l’organisme lui-méme, elles
sont cuvte de homme, il faut les comprendre dans le milieu de
cette dialectique; il faut replacer dans son site originaire « cette
pensée opératoire ot les créations humaines sont dérivées d’un pro-
cessus naturel d’information, mais lui-méme congu sur le modéle
des machines humaines » (2). Selon le mot profond de Heidegger :
« Lressence de la technique n’est pas elle-méme technique. »
ql
Lexistence « nous livre un passage entre le possible et le néces-
saire vers le réel », mais ce réel est le réel humain, il est situation et
histoire. Cette existence n’est donc pas seulement Je liberté qui
« précéde essence », « ceci n’est qu’une conséquence frappante et
sous l’idée du choix souverain il y avait chez Sartre méme, comme
on le voit dans L’Eive et le Néant, Vidée autre, et 4 vrai dire antago-
niste, dune liberté qui n’est Liberté qu’incorporée au monde, et
comme travail accompli sur une situation de fait. Et dés lors, méme
chez Sartre, exister n’est pas seulement un terme anthropologique;
Pexistence dévoile face 4 la liberté toute une nouvelle figure du
monde, le monde comme promesse et menace pour elle, le monde
qui lui tend des piéges, le séduit ou lui céde, non plus le monde plat
des objets de science kantiens, mais un paysage d’obstacles et de
(x) L’ccil et Vesprit, Art de France, p. 187.
(2) Ibid.MERLEAU-PONTY 699
chemins, enfia le monde que nous existons et non pas seulement le
théatce de notre connaissance et de notre libre arbitre » (1). C’est
pourquoi cette existence est dialectique, en tant qu’elle est reprise
et dépassement de situations antérieures, en tant que dans la coexis-
tence elle est confit et conciliation : « La dialectique n%st pas une
relation entre des pensées contradictoires et inséparables, c'est la
tension d’une existence vers une autre existence qui Ja nie et sans
laquelle pourtant elle ne se soutient pas » (2)..Une telle dialectique
est histoire, sa modalité n’est pas celle d’une nécessité préétablie.
Le marxisme, faute parfois de reconnaitre ce caractére de la dialec-
tique, risque de retomber dans une théologie. Sur ce point Sartre
et Merleau-Ponty sont d’accord. Mais qu’elle porte le nom de Hegel
ou celui de Marx, une philosophie qui renonce 4 [esprit absolu
comme motevt’ de Vhistoire, qui fait matcher l’histoire sur ses
pieds, et qui ne reconnait dans les choses d’autres raisons que celles
qu’y font paraitze leur rencontre et leur action réciproque, cette
philosophie ne saurait affirmer @ priori la possibilité de Phomme
intégral, postuler une synthése finale, ou en affirmer la réalisation
inévitable (3). Le propre du marxisme est de nous inviter 4 faire
prévaloir, sans garantie métaphysique, la logique de Vhistoire sur
sa contingence. Mais ’expérience de cette contingence est une
expéxience considérable de notre temps. C’est en méditant sur elle
que Merleau-Ponty a écrit Les aventures de la dialectique. Ul avait pris
dans Humanisme et terreur une position d’attente 4 V’égard du commu-
nisme : la révolution mondiale allait peut-étre se produire, et l’exis-
tence d’un Etat communiste ne poserait plus les mémes questions.
Les aventures de la dialectique ensegistrent au contraire ]’échec de cette
conception de la révolution absolue et de la classe universelle qui
(1) Signes, p. 196.
(2) Signes, p. 195.
(5) Sens ef non-sens, p. 162.Joo FIGURES DE LA PENSEE PHILOSOPHIQUE
n’est plus représentée que par l’organisation d’un peuple qui coexiste
avec les autres. La position de Merleau-Ponty ne doit pas étre mal
comprise. Ce qu’il refuse c’est un réve de solution dialectique, un
mythe qui se substituerait 4 la dialectique réelle et nous empécherait
de comprendre notre histoire, ce que devient notre monde histo-
rique. L’a-communisme dont il parle a donc un sens précis, il signifie
Ia distance nécessaite pour juger dans sa réalité et dans son contexte
mondial ’U.R.S.S., il permet de chasser des fantémes et de combattre
aussi bien la croisade contre le communisme : « L’a-communisme,
condition stricte de la connaissance de l’U.R.S.S., parce qu’il con-
fronte avec son idéologie ce que nous savons de sa réalité, est du
méme coup, et sans paradoxe, condition d’une critique moderne du
capitalisme parce qu’il repose seul ea termes modemnes les problémes
de Marx. Il est seul capable d’une confrontation et d’une comparaison
perpétuelle des deux systémes. On entrevoit une économie généra-
lisée dont ils sont des cas particuliers. Cette prise de conscience, et
avec elle l’action qu’elle commande, est la tache d’une gauche non
communiste qui ne sera donc pas un compromis entre les idéologies
données » (1). Il importe de s’élever au-dessus des inerties locales
et des histoires particuliéres pour apercevoir ce fait qui n’est pas
sans grandeur : le réveil des pays sous-développés et le temps du
monde fini, celui ot V’histoire humaine devient enfin une histoire
universelle. « Il n’y a pas d’hosloge universelle, mais des histoires
locales sous nos yeux prennent forme et commencent de se régler
elles-mémes, et 4 tatons se relient l’une 4 l’autre [...]. Le monde est
plus présent 4 lui-méme dans toutes ses parties qu’il ne le fur
jamais » (2). Ce probleme des peuples sous-développés, qui réclament
4 la fois leur indépendance et leurs conditions de vie, est le probléme
majeur en fonction duquel s’organise le champ de histoire contem-
(1) Les aventures de la dialectique, p. 302.
(2) Signs, p. 147.MERLEAU-PONTY Jor
poraine. L’économie capitaliste est trop étroite pour faire face a ce
probléme. « Les moyens classiques de )’économie libérale, on méme
ceux du capitalisme américain ne sont pas, semble-t-il, en mesure
d’opérer méme l’équipement de l’Inde » (1). Quant au marxisme
confronté A cette tache, i] a da se modifier profondément, renoncer
4 sa conception d’une révolution enracinée dans l’histoire ouvsiére :
substituer « 4 la contagion révolutionnaire des transferts de pro-
priété ditigés d’en haut mis en sommeil, la thése du dépérissement
de I’Etat et celle du prolétariat comme classe universelle ». C'est
pourquoi « aucune des conceptions que l’Europe a inventées ne nous
permet de penser ces problémes ». Il faut pouvoir jeter un regatd
neuf sur cette histoire universelle que nous sommes en train de
vivre, et qui s’accompagne de bouleversements considérables dans
les fagons de vivre, comme dans les techniques de production et
d’administration. En prenant conscience du monde sous-développé,
Sartre, dans son radicalisme, est remonté jusqu’aux conditions
conerétes de l’affranchissement des hommes et des classes, il 2
tepensé le probleme de l’aliénation dans le milieu intechumain de la
rareté. La mort de Merleau-Ponty a interrompu le dialogue, mais
il s’attaquait 4 ce méme probléme des peuples sous-développés
et de la coexistence humaine 4 notre époque. Il appréciait 4 sa valeur
cette rencontre d’un monde archaique et d’un monde équipé, « cette
proximité et cette distance du passé et du présent, de l’archaique
et du modemme [...], cette perpétuelle surdétermination des événements
humains qui fait que, quelle que soit la singularité des conditions
locales ou temporelles, le fait social nous apparait toujours comme
variante d’une seule vie dont Ja nétre aussi fait partie, et que tout
autre ¢st pour nous un autre nous-méme » (2). Il voulait rendre
adéquate notre pensée au monde que nous existons, et ce but n’était
(x) Signes, p. 302.
(2) Signes, p. rar.
J. SYPPOLITE — 11 anJou FIGURES DE LA PENSEE PHILOSOPHIQUE
pas seulement contemplatif. Ce monde est menacé par un conflit
qui recouvre des antagonismes réels et mesurables sous des idéo-
logies; quel rapport ont-elles avec les réalités vécues >? L’a-commu-
nisme ne saurait signifier une complicité secréte avec l’anticommu-
nisme; bien au contraire, il permet de ne pas tomber dans le pitge
des adversaires qui désignent le communisme comme le mal en soi:
« Séculariser le communisme, c’est le priver du préjugé favorable au-
quelilaurait droit, s’ily avait une philosophie de’histoize, et luidonner
ailleurs une attention d’autant plus équitable qu’on.n’en attend pas la
fin de Vhistoire [...]. Il est essentiel 4 la paix que le communisme
cesse d’étre ce fantéme flottant quelque part entre la liberté transcen-
dantale et la prose du quotidien qui attire sur lui les ferveurs, mais
aussi les humeurs guerritres » (1). Le communisme n’est pas la fin de
histoire puisqu’il est plus ou moins entré en elle, qu’il est devenu
un moment qui apparait et qui a aussi bien un dehors, en tant qu’il
existe sous la forme d’un Etatavec son économie et son gouvernement.
Ce qui donc est caduc, ce n’est pas la dialectique, c'est la prétention
de Ja terminer dans une fin de V’histoire ou dans une révolution perma-
nente, « dans un régime qui, étant la contestation delui-méme, n’ait pas
besoin d’étre contesté du dehors et, en somme, n’ait plus de dehors ».
Cette analyse de notre situation — et avec ses caractéres singu~
liers celle de la France — s’accompagnait chez Merleau-Ponty
d’engagements précis et fermes. On verra, dans le portrait qu’il
fait de Montaigne, homme qu’il fut lui-méme : « N’a-t-il pas agi
d’autant mieux qu’il n’y tenait pas trop », et encore : « J’ai été si
épargnant 4 promettre que je pense avoir plus tenu que promis ni
da [...]. Il a cherché et peut-étre trouvé le secret d’étre en méme
temps ironique et grave, libre et fidéle » (2). Seulement notre époque
nest plus celle ot le jugement lucide d’un penseur peut avoit immé-
(1) Les aventures de la dialectique, p. 246
(2) Signes, p. 264.MERLEAU-PONTY 703
diatement de influence. Le temps de Vaffaire Dreyfus est derriére
nous (1). Il le savait sans doute et ne perdait pas espoir dans ces
signes qu’il s’efforgait de déchiffrer, sans pouvoir leur enlever tout
& fait leur secret d’existence.
Puis-je terminer ainsi et laisser comme une posstbilité de doute
sceptique dans lesprit du lecteur ? Je voudrais étre aussi fidéle que
possible 4 Merleau-Ponty, 4 mon amitié, 4 nos longues conversations
dans ces derniéres années. I savait mieux que personne que nous
étions dans une période trouble, ot les prises de position des intel-
lectuels restaient sans poxtée immédiate, étaient méme mépris¢es,
ov le décalage grandissait entre la vie vécue et la signification idéelle.
Son a-communisme lui permettait d’envisager avec lucidité Jes ententes
nécessaires, les réintégrations indispensables. Il écrivait en 1958 :
« Crest assez clair cette fois, le fameux décompte des voix commu-
nistes ampute la France d’un certain nombre de citoyens qui sont
ce qu’ils sont, mais certainement pas ultras, couvre d’avance les opé-
rations de la droite, annonce le parti pris de capituler, est le premier
acte du chantage 4 la guerre civile »; et déja, dans Les aventures de la
Galectique on trouve ce texte fort net : « Sile droit de gréve, les libertés
politiques, V’exécution de nos promesses aux colonies risquent
d’amener le communisme, le risque doit étre couru, cat ceux qui
veulent s’en prémunit n’ont plus qu’a organiser la répression par-
tout » (2). Il pensait encore 4 une démocratie vraie, qui, o’ignorant
tien des hypocrisies et des masques du libémlisme formel, saurait
retrouver le contact vivant avec Vhistoire. Il y avait en lui la nostalgie
de certains grands moments de la [Je République, et je crois qu’il
exprimait toute sa pensée dans cet éloge de Mendes France : « Si le
gouvernement Mendes France a pu un moment, comme aucun autre
(1) Et pourtant « il cireule plus de vérité qu'il y a vingt ans dans le capita-
lisme’ mondial, et dans le communisme mondial, et entre cux » (Signes, p. 47).
(2) Les aventures de Ja dialectigue, p. 249.704 FIGURES DE LA PENSEE PHILOSOPHIQUE
gouvernement ne I’a fait depuis 1944, tirer la vie politique frangaise
de V’angoisse et de ennui, c’est parce qu’il concevait le gouverne-
ment.comme une initiative qui rallie, l’action comme un mouvement
qui ne peut étre harcelé instant par instant, mais qui se ménage des
rendez-vous avec la nation, organise sa propre pédagogie, démontre
4 mesure qu’il se développe. C’est cela un pouvoir vivant, et non pas
la fulguration sur Je Sinai. Mais Mendés France agissait ainsi d’ins-
tinct, je dirai parce qu’il est bien né, il n’e jamais cherché 4 mettre
sa pratique en théorie. La question est de trouver des institutions
qui implantent dans les meeurs cette pratique de la Liberté, » Batre
ce mendésisme et le castrisme de J.-P. Sartre le dialogue pouvait
rester ouvert.
L’histoite humaine, cette existence dialectique, n’est pas seulement
bruit et fareur; méme si elle est une phrase qui pourrait ne pas s’ache-
ver, elle reste capable d’une vérité : « Si Phistoice nous enveloppe
tous, c'est 4 nous de compzendre que ce que nous pouvons avoir
de vérité ne s’obtient pas contre l’inhérence historique, mais par
elle; superficiellement pensée, elle détruit toute vérité, pensée radi-
calement elle fonde une nouvelle idée de la vérité » (1). C’est cette
nouvelle idée de la vérité que nous promettait Merleau-Ponty dans
un livre sux Véritd ef existence.
(2) Signes, p. 337.Epiméthée
Essais philosopbiques
COLLECTION FONDEE PAR JEAN HYPPOLITE
FIGURES ~
DE LA PENSEE
PHILOSOPHIQUE
ECRITS DE
JEAN HYPPOLITE
(1931-1968)
TOME Il
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS
1971