«Qa prend » LN SANTEE
Lyhistoire littéraire comporte, semble-t-il, peu d’énigmes. En
Voici, cependant, une qui a Proust pour héros. Elle m’intrigue et
m'intéresse @autant plus qu’il s'agit d’une énigme de création (les
seules qui soient pertinentes pour qui veut écrire),
On se plait a répéter que Proust n’a écrit qu’une oeuvre, A la
recherche du temps perdu, et que, méme si cette ceuvre est nomi-
nalement tardive, toutes les publications mineures qui Pont pré
cédée n’ont fait que la préfigurer. Soit. Il n'empéche que la vie
créative de Proust présente deux parties bien tranchées. Jusquen
1909, Proust méne une vie mondaine, écrit ici et la, ceci ou cel
cherche, essaye, mais visiblement, la grande ceuvre ne «prend>
pas; la mort de sa mére, en 1905, Pébranle beaucoup, le retire
un temps du monde, mais envie d’écrire le reprend bientot, sans
quil puisse, semble-t-il, sortir @une certaine agitation stérie.
Lagitation, cependant, se resserre et prend peu a peu la form
@ane indécision : va-t-il (veut-il) écrire un roman ou un essai
Itente Pessai en prenant a partie les idées de Sainte-Beuve, d’une
maniére pourtant romanesque, puisqu’il méle a des fragments
esthétique littéraire, des morceaux, des scenes, des dialogues,
des personages, qu’on retrouvera plus tard dans la Recherche,
Cet essai (mot-limite), appelé Contre Sainte-Beuve, forme un
manuscrit qu’il dépose en juillet 1909 au Figaro, et qui est refusé
en aodt. Ici se place un épisode énigmatique, dont nous ne savons
rien, un «silence », qui constitue le suspens dont je parlais : que
se passe-til, ce mois de septembre 1909, dans la vie ou dans la
téte de Proust? Toujours est-il que la biographie le retrouve en
octobre de cette méme année, déja lancé a fond de train dans la
grande ceuvre a laquelle il va désormais tout sacrifier, entrant
en retraite, pour l’écrire, parvenant & Parracher de justesse ala
mort. Done, deux cdtés, deux versants de part et dautre de ce
mois de septembre 1909: avant, la mondanité, ’hésitation oréa-
tive, apres, Ja retraite, la rectitude (évidemment, je simplific),
Lrenjeu de cette mutation est a mes yeux le suivant: tous les
écrits de Proust qui précédent la Recherche ont un aspect frag-
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TEXTES 1979
menté, court: de petites nouvelles, des articles, des bouts de
textes. On al’impression que les ingrédients sont la (comme on dit
en cuisine), mais que Popération qui va les transformer en platn’a ’
pas encore eu lieu : ce n’est pas < vraiment ca». Et puis, tout d’un
coup (septembre 1909), «ea prend»: la mayonnaise se lie, et n’a
plus das lors qu’a augmenter peu a peu. Proust pratique aureste de
plus en plus la technique des « ajoutages »: il réinfuse sans cesse
de la nourriture a cet organisme qui s*épanouit, parce que désor-
mais il est bien formé. La graphic elle-méme change : Proust,
certes, a toujours écrit, comme il dit, «au galop » (et ce rythme
manuel n’est peut-étre pas sans rapport avec le mouvement de sa
mais au moment ov la Recherche démarre, Vécriture
surcharge de cor-
de septembre,
s'est produit en Proust une sorte d’opération alchimique qui a
transmuté essai en roman, et la forme bréve, discontinue, en
forme longue, filée, nappée.
Ow'est-ce qui s'est passé? Qu’est-ce qui a fait que tout d’un
coup, un mois d’été, a Paris, « ca a pris», et pour toujours (jusqu’a
la mort de Proust, en 1922, et bien au-dela, puisque notre lecture
présente, active, ne cesse d’augmenter la Recherche, de la sur-
nourrir) ?Je ne crois pas & une détermination venue de la biogra-
phie ; certes, les événements privés peuvent avoir une influence
décisive sur une c@uvre; mais cette influence est complexe, |
s’exerce a retardement : nul doute que la mort de la Mere n’ait en
quelque sorte «fondé» la Recherche; mais la Recherche n’a éé
lancée que quatre ans aprés cette mort. Je crois plutét a une
découverte d’ordre créateur : Proust a trouvé un moyen, peut-étre
franchement technique, de faire «tenir> loeuvre, de «faciliter »
son écriture (au sens opératoire ot ’on parle de « facilitants»).
Intuitivement, je dirai que ce qui a été trouvé appartient sans
doute a Pune des « techniques » suivantes (ou a plusieurs d’entre
elles, en méme temps): 1) une certaine maniére de dire
un mode d’énonciation original qui renvoie dune fagon indé
dable a auteur, au narrateur et au héros; 2) une «vérité » (poé-
tique) des noms propres finalement retenus ; pour les principaux
noms de la Recherche, Proust a beaucoup hésité; la Recherche
semble partir quand les noms «corrects» sont trouvés; et ’on
sait quily a dans le roman lui-méme une théorie du Nom propre
3) un changement de proportions; il peut se faire en effet (c
mie mystérieuse) qu’un projet longtemps bloqué devienne pos-
sible des lors qu’on décide brusquement, et comme par inspira-
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tion, @agrandir sa taille; car, dans Vordre esthétique, la dimen-
sion d'une chose en détermine le sens; 4) enfin, une structure
romanesque, dont Proust a la révélation dans La Comédie
‘humaine, et qui est (je cite Proust) « "admirable invention de Bak.
zac d'avoir gardé les mémes personages dans tous ses romans »;
procédé que Sainte-Beuve a condamné, mais qui, pour Proust,
est une idée de génie; quand on sait Pimportance des retours,
coincidences, renversements, tout au long de la Recherche, et
combien Proust était fier de cette composition par enjambements,
qui fait que tel détail insignifiant, donné au début du roman, se
retrouve a la fin, comme poussé, germé, épanoui, on peut pen-
ser que ce que Proust a découvert, c'est Vefficacité romanesque
de ce que Von pourrait appeler le «marcottage » des figures plan-
{6c ici, souvent discrétement (disons, au hasard, par exemple
Ja dame en rose), une figure se retrouve bien plus tard, par enjam_
bement au-dessus (une infinité @autres relations, fonder une
nouvelle souche (Odette).
Tout ceci devrait faire Vobjet d'une recherche, A la fois bio-
graphique et structurale. Et, pour une fois, V’érudition serait peut-
étre justifiée, en ce quelle éclairerait « ceux qui veulent écrire »,
Maoazine uirreaaiae
Janvier 1979
Un contexte trop brutal
Je suis un essayiste. Je n’ai pas plus approché la création dra-
matique que la création romanesque : je n’ai jamais créé de per-
sonnages fictifs. Dans certains essais, j’ai approché, bien sar, le
romanesque, mais en tant que catégorie. Pavoue étre tenté
aujourd’hui d’écrire quelque chose qui pourrait s’apparenter au
roman, mais cette tentation ne va pas a la piéce de théatre. Le
monde professionnel du théatre est un monde tres difficile, tres
irrégulier; tout se joue dafs un contexte extrémement brutal et
dans un temps record.
Cette notion temporelle, sur le plan de la survie d’un texte,
est rebutante. Ce qui fait la brutalité de la création théatrale
en fait sans doute aussi sa volupté et son prix. Ce doit étre tres
excitant de voir son texte passer dans le corps de V’acteur,
dans ses gestes, dans cette espece de réalisation immédiate.
Mais la machine théatrale francaise repose sur un systéme
économique trés Apre : il y a une lutte avec ou contre Vargent.
Peut-étre serai-je un jour acculé a la tentation décrire des
dialogues. Mais ce qui me manquerait alors serait le complé-
‘ment d'une histoire ou d'une intrigue, méme si le théatre @’au-
jourd’hui peut s’en passer. Il est arrivé qu’on porte a la scéne
des morceaux d’un texte écrit comme Fragments d’un discours
amoureux. Pour moi, en tant qu’auteur, ce fut trés intéressant.
Cela me montrait ce que devient un texte «silencieux » quand
il passe dans la voix, dans le soufile de Pacteur, cela me mon-
trait ce que devient la ponctuation, une fois dans le corps
de Pacteur, les virgules se transformant en silences ou en
gestes. A ce moment, j’ai eu envie d’écrire « exprés» des dia~
logues de théatre. Si, par miracle, j’écrivais une piéce, je sens
que j’écrirais un texte trés littéraire. Je réagirais alors contre
un certain théatre’actuel qui sacrifie entigrement le texte ala
dramaturgie.
Dans les essais que j’ai écrits, et qui concernaient la littéra-
ture et non le théatre, j’ai souvent lutté pour qu’on ne limite pas
la lecture d’un texte A un sens défini. Or, dés qu’il y a spectacle,
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