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Plus d’un an de lock-out au Journal de Montréal

Une vision unilatérale du syndicalisme québécois


par Michel COUTU, professeur titulaire, École de relations industrielles de l’Université de Montréal,
Laurence Léa FONTAINE, professeure, Département de sciences juridiques, Université du Québec à Montréal,
membres du Centre interuniversitaire de recherche sur la mondialisation et le travail (CRIMT)
et Georges MARCEAU, avocat en droit du travail, associé de l’étude Melançon, Marceau, Grenier et Sciortino.

Alors que le conflit au Journal de Montréal s’enlise depuis plus d’un an et que la Confédération
des syndicats nationaux (CSN) lance une campagne nationale pour tenter d’accélérer le règlement
du différend, il importe de revenir sur l’arrière-plan de ce lock-out qui tient à l’image fort
négative qu’entretient Quebecor à propos du syndicalisme québécois. Si l’on relit en effet le texte
publié à ce sujet par M. Pierre-Karl Péladeau dans le Journal de Québec du 21 janvier 2010, nous
apprenons notamment que les syndicats québécois bénéficient de nombreux « privilèges » de
moins en moins justifiables dans un contexte où la « transparence » et « l’imputabilité » ont
envahi l’ensemble des sphères politiques et économiques. Et M. Péladeau de souligner les
exemples suivants de tels privilèges injustifiables pénalisant notre devenir collectif et nuisant
grandement à la productivité des entreprises d’ici: la retenue des cotisations syndicales et
l’obligation d’adhérer, le caractère non-imposable des prestations de grève, enfin l’accréditation
par signature des formules d’adhésion.

En tant que juristes du travail, nous croyons impératif de réfuter certaines de ces affirmations, en
nous en tenant pour l’essentiel à la dimension juridique de la question.

Le Code du travail (C.t.) du Québec repose sur certains principes fondamentaux, dont la source
se trouve dans le célèbre Wagner Act états-unien de 1935: reconnaissance du droit d’association;
protection des travailleurs contre la discrimination antisyndicale; accréditation par l’État du
syndicat le plus représentatif; négociation collective au niveau de l’unité d’accréditation;
obligation de négocier de bonne foi; institutionnalisation des conflits et recherche de la paix
industrielle; portée quasi réglementaire de la convention collective; règlement des griefs par une
procédure d’arbitrage. C’est dans ce cadre général qu’il faut situer les éléments suivants.

La sécurité syndicale. La liberté d’association est protégée par la Charte canadienne des droits et
libertés (art. 2d, Loi constitutionnelle de 1982) ainsi que par la Charte des droits et libertés de la
personne (art. 3) laquelle représente la loi fondamentale à la base de l’ordre juridique québécois.
La jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada (arrêts Dunmore et surtout Health
Services de 2007) fait maintenant preuve d’une approche contextualisée et sociale (par opposition
à libérale au sens économique) de la liberté d’association. Une telle interprétation de la liberté
d’association, attentive aux réalités du monde du travail et à la vulnérabilité historique des
syndicats du point de vue organisationnel et financier, ne s’oppose nullement, bien au contraire, à
la mise en place de règles relatives à la sécurité syndicale, tel le précompte syndicale (la fameuse
Formule Rand). Quant à l’obligation d’adhérer au syndicat après l’embauche, celle-ci ne découle
pas du Code du travail, mais de dispositions de conventions collectives négociées avec les
employeurs.

1
L’obligation de payer des cotisations. Le droit de percevoir des cotisations, par prélèvement
direct, est garanti par l’article 47 C.t. et donne les moyens à l’association d’assumer son objectif
premier: la négociation de conditions de travail. Ce précompte syndical obligatoire (Formule
Rand), imposé presque partout au Canada, respecte pleinement la liberté constitutionnelle
d’association (arrêt Lavigne). Puisque l’association accréditée détient le pouvoir exclusif de
représenter les salariés d’une unité de négociation donnée, elle assume en retour un devoir de
juste représentation de l’ensemble de ces salariés (C.t., art. 43 et 47.2). En contrepartie, tous
doivent soutenir, financièrement, l’effort de négociation et d’administration de la convention
collective. Les lois du travail s’opposent ici à la présence néfaste de free-riders, ces bénéficiaires
parasites qui minent la solidarité syndicale.

Quant au pouvoir exclusif de représenter les salariés d’une unité de négociation donnée, il
bénéficie aussi à l’employeur. Ce dernier obtient ainsi le droit au respect de la paix industrielle
pendant la durée de la convention. Comme l’écrivait la Cour suprême dans l’affaire Noël: « On
perd parfois de vue les effets de ce système à l’égard de l’employeur… ce régime lui offre la
perspective d’une paix temporaire dans son entreprise… [laquelle ne sera] pas remise en cause
intempestivement à l’initiative d’un groupe de salariés, sinon d’un seul d’entre eux. » (par. 44.)

Non-imposition des prestations de grève ou de lock-out. Ces prestations sont puisées dans un
fonds de grève constitué au fil des ans, grâce à la perception des cotisations syndicales. Les
prestations de grève ne constituant pas un revenu provenant d’une source imposable mais une
indemnité pour perte de revenu, elles ne sont pas assujetties à l’impôt sur le revenu (voir le
jugement Fries de 1990).

Mesure de la représentativité syndicale par le décompte des adhésions. Quiconque n’est pas
familier de la réalité des relations du travail pourrait penser que la tenue d’un vote au scrutin
secret relatif à la représentativité syndicale constitue le moyen le plus sûr de fonder la vie
associative de manière démocratique. Hélas, l’expérience enseigne précisément le contraire. Aux
États-Unis, où le vote, précédé d’une longue campagne électorale à laquelle l’employeur
participe de plein droit, est obligatoire, la lenteur de la procédure donne ouverture à toutes les
manœuvres patronales imaginables, légales et illégales (congédiements, intimidation, menaces de
fermeture, etc.) pour contrer les campagnes de syndicalisation. Les études des spécialistes des
relations industrielles démontrent que ce cadre juridique inadéquat représente l’un des facteurs
les plus importants expliquant le déclin dramatique du syndicalisme aux États-Unis. Au contraire,
la procédure d’accréditation syndicale en vigueur au Québec et au Canada (niveau fédéral)
fournit un moyen sûr, rapide et effectif de vérification de la représentativité syndicale. En règle
générale, le décompte des formules d’adhésion, dûment signées moyennant paiement des droits
d’adhésion, permet de vérifier adéquatement – et sans interférence de l’employeur, interdite à
juste titre par le Code du travail (art. 32, al.4) – le caractère représentatif du syndicat. En cas de
doute seulement (par exemple quant à la qualité des adhésions), la Commission des relations du
travail (CRT) procédera à l’organisation d’un scrutin secret. On relèvera à cet égard que
l’administration Obama, consciente des faiblesses et iniquités du cadre juridique actuel aux États-
Unis, tente de modifier les règles du jeu (voir le projet relatif au Employee Free Choice Act) en
s’inspirant du modèle canadien (fédéral et québécois). Ce projet, adopté par la Chambre des
représentants, rencontre toutefois, comme on peut s’en douter, l’opposition farouche des
sénateurs républicains.

2
Quoiqu’il soit, rappelons que notre système des relations industrielles n’est pas « neutre » , c’est-
à-dire indifférent au fait que les travailleurs puissent ou non négocier collectivement leurs
conditions de travail, et qu’il ne doit pas l’être. En effet, en vertu des obligations internationales
contractées par le Canada avec l’appui du Québec (adhésion à l’Organisation internationale du
Travail [OIT] et ratification de la Convention no 87 relative à la liberté syndicale), l’État a
l’obligation de « respecter et promouvoir […] la liberté d'association et la reconnaissance
effective du droit de négociation collective » (Déclaration de l’OIT relative aux principes et
droits fondamentaux au travail, adoptée en 1998). Comme l’écrit la Cour suprême du Canada
dans l’arrêt Health Services: « Le droit de négocier collectivement avec l’employeur favorise la
dignité humaine, la liberté et l’autonomie des travailleurs en leur donnant l’occasion d’exercer
une influence sur l’adoption des règles régissant leur milieu de travail et, de ce fait, d’exercer un
certain contrôle sur un aspect d’importance majeure de leur vie, à savoir leur travail » (par. 82).
Ce sont ces principes fondamentaux qui devraient guider les parties, mais aussi le gouvernement
du Québec et notre très passif ministère du Travail, dans la recherche urgente d’une solution
adéquate du conflit de travail au Journal de Montréal, et non une vision unilatérale et passéiste
du fait syndical et des relations de travail.

Montréal, 8 avril 2010

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