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‘sopnodoureyy arydos ‘g saujfu0 sou sump snow-suoyauay> anAVANT-PROPOS
63 millions! C’est le nombre d’animaux de compagnie
que compte la France. Au moins deux fois plus quill y a
trente ans. Avec 64 millions d’habitants sur le territoire
métropolitain, cela fait en moyenne un animal par per-
sonne... Beau record, qui classe I'Hexagone en téte des pays
européens. Siles poissons forment le gros des troupes, plus
de 11 millions de chats et plus de 7 millions de chiens se
disputent également le coeur des Frangais. Sans compter ces
«nouveaux animaux de compagnie», pythons, batraciens
— ou mygales! ~, qui s'installent eux aussi dans nos foyers.
Jamais, dans la longue histoire commune de homme
et des bétes, nos animaux familiers rront pris tant de place.
Jamais ils rvont été si choyés, considérés, sollicités, interpel-
lés de la voix et du regard. Ils font partie de la famille, au
méme titre parfois que les enfants - quand ils ne s’y substi-
tuent pas. Rien nfest trop beau, rien niest trop cher pour eux.
A commencer par leur santé. Et il ne s'agit plus seulement
de soigner leurs maladies organiques. Car les chats, et plus
encore les chiens, ont désormais des troubles de I'ame! Et
des psys pour les en soulager.
5CHIENS, CHATS... POURQUOL TANT DAMOUR?
C1aupe Béara, vétérinaire comportementaliste, fut parmi
les pionniers de cette nouvelle discipline aujourd'hui en
plein essor. Toulonnais depuis toujours, il vit & deux enca-
blures de la mer dans une maison peuplée d’animaux: des
chats, des chiens, des lapins, et un perroquet avec lequel sa
femme entretient une aventure passionnelle. Quand on lui
demande ce qui l’a décidé & se spécialiser dans les troubles
du comportement, il répond que cest d'avoir compris que
l'important pour les gens, avant toute autre chose, était que
leur vétérinaire protge la relation qui les liait & leur animal:
que cette histoire d'amour, qu’il nomme joliment «la splen-
deur de la banalité», soit préservée malgré la maladie. Apres
un rapide état des lieux du marché que constituent les ani-
maux de compagnie ~ car les intéréts économiques, dans
ce domaine, sont loin détre négligeables -, ce clinicien au
parler imagé nous fait entrer de plain-pied dans le quotidien
de sa pratique, au coeur de consultations qui s‘apparentent
bien souvent... une thérapie familiale. Il nous livre au pas-
sage quelques-uns des ressorts de I’attachement qui se noue
entre ’homme et le chien, le chat... ou le perroquet.
Pourquoi les aime-ton si fort? Et depuis si longtemps?
Car laffaire, a bien y regarder, ne date pas d’hier. Elle com-
mence avec le chien il y a au moins 14000 ans, soit plu-
sieurs milliers d’années avant la domestication des animaux.
Des relations étroites se sont également tissées avec le chat
plusieurs milliers d'années avant J.-C.: en Egypte bien si,
mais aussi — on le sait moins - a Chypre et en Chine. De
VAntiquité a 'époque contemporaine, que se passe-til entre
Vanimal et nous? Pourquoi enterre-t-on son chien 4 Rome,
pourquoi devient-il méprisé au Moyen Age? Quel réle
6
AVANT-PROPOS:
jouera dans ce parcours le christianisme? L'aristocratie? La
bourgeoisie post-révolutionnaire ? I] appartient & Phistorien
de nous conter cette tumultueuse épopée.
nrc Baratay est historien, mais un historien pas comme
les autres. Spécialiste des interactions entre hommes et bétes,
il laboure un champ peu défriché dans le paysage fran
Mettant en regard les données de l’éthologie et celles de I’
toire, il relégue 'humain au second plan pour se concentrer
sur le point de vue de V'animal - titre, dailleurs, d'un de ses
récents ouvrages. Certains lui reprochent son anthropomor-
phisme? II nfen a cure, et défend vaillamment sa position
Cette démarche singuliére lui fait emprunter des chemins de
traverse, et cest en les suivant a ses c6tés que nous revisitons
les grands moments de cette aventure entre espaces. Jusqu’a
la formidable mutation qui permit, il n'y a pas si longtemps,
Yavénement des animaux dit «de compagnie».
Car dans notre France rurale peuplée de veaux, vaches,
cochons, les chiens furent avant tout, et pendant des siécles,
des compagnons de travail. Quant aux chats, ils étaient
appréciés pour leur talent de chasseurs de souris, mais on
ne frayait guére avec eux. Or, tout change vers la fin du
xx‘ sidcle avec la révolution urbaine. Dans les villes, de plus
en plus peuplées, on va continuer a vivre avec les animaux.
Mais pas comme avant. Seuls ceux qui peuvent s’adapter &
la vie en appartement restent au plus prés des hommes: les
chiens, les chats, et une multitude doiseaux. Les chevaux,
que ne remplacent pas encore l'automobile, sillonnent allé-
grement les rues de Paris. Mais ils dorment a l'écurie.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale survient un
autre grand changement. Dans un contexte dominé par
7NS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
la nécessité de reconstruire l'économie, l’élevage tradition-
nel et familial s'industrialise de facon radicale. Les chep-
tels, regroupés dans des exploitations agricoles de plus
en plus intensives, meurent dans d’invisibles abattoirs.
Vurbanisation allant croissant, la population perd éga-
Jement le contact avec les bétes sauvages — lesquelles, de
toute manire, se voient accorder un territoire de vie de plus
en plus restreint. Lamour que nous portons aux uns nous
déculpabiliserait-il du sort que nous réservons aux autres?
Toujours est-il qu'au moment méme oit ces deux faunes
traditionnelles s'estompent de notre environnement, celle
des animaux de compagnie émerge en pleine lumiére.
En quelques décennies, leur nombre explose dans les
villes, faisant naitre une sensibilité nouvelle & la cause ani-
male. Le chat, le chien, bient6t suivis du lapin et du hams-
ter, deviennent des compagnons intimes, indissociables de
la vie de famille. Ils jouent avec les enfants. Ils réconfortent
les personnes agées et solitaires. Par leur présence silen-
cieuse, ils répondent aux besoins d’une société de plus en
plus individualiste, tournée vers la découverte de soi.
Ala méme époque ~ ce nest pas un hasard -, la science,
elle aussi, commence a modifier le regard quelle porte sur
les animaux. Elle découvre et démontre qu’ils sont capables
de souffrance, démotions, d'intentions, Que les plus évolués
dentre eux savent mentir, mais aussi faire preuve de courage
ou daltruisme: des valeurs longtemps réservées a Fespece
humaine. Toutes choses susceptibles de passionner la p
sophie des sciences, tout comme la psychologie ou léthologie.
Philosophe, psychologue, éthologue, ViNcrANe DEsPRET
est tout cela. Mais pas que cela. On peut préciser quelle est
8
AVANT-PROPOS,
belge, professeur de philosophie & 'université de Liege, et
quelle démystifie comme personne notre regard sur l'ani-
malité, montrant combien mammiféres et oiseaux sont
plus intelligents, plus doués que nous le croyons. Mais cela
ne suffit toujours pas. Pour gotiter le détonnant mélange
de sensibilité, dacuité, ‘humour, de liberté de pensée qui
la caractérise, il faut écouter ~ ou la lire. On comprend
mieux alors comment elle interroge, avec un esprit volon-
tiers tourné vers la stratégie du contre-pied, les dispositifs
conceptuels grace auxquels avance la science.
De Charles Darwin au neurobiologiste Gregory Berns, en
passant par Ivan Pavlov, Burrhus Skinner, Donna Haraway
ou Iréne Pepperberg, Vinciane Despret nous raconte, &
travers deux siécles d’expérimentation, la maniére dont
les chercheurs se sont intéressés aux animaux ~ au chien
notamment, bien plus corvéable que le chat. Et cest ainsi,
au fil de son récit, qu’apparait une évolution essentielle de
Ia recherche: aprés s‘étre longtemps contentée d’étudier
Y«animal-machine» pour mieux connaitre les ressorts de
Ja physiologie ou de la psychologie humaines, celle-ci vise
désormais a comprendre l’animal pour lui-méme, a décryp-
ter sa maniére de se comporter et de raisonner.
Belle revanche du simple sur le savant! Car la vérité
quadmet aujourd'hui la science était connue de longue
date de ceux qui cétoient au quotidien nos compagnons &
pattes: chacun dentre eux a son caractere, son individualité,
sa fagon d’étre au monde. Au point que certains les consi-
dérent désormais comme des «quasi-personnes». Vontils
trop loin? Outrepassent-ils la sacro-sainte limite de lexcep-
tionnalité humaine? Une chose est sire: & mesure qurils
9AIMONS-NOUS TROP NOS ENFANTS?
sont plus étroitement mélés a n os vies, 8 mesure quon
leur propose une aventure commune plus forte, plus intime
—en un mot: plus intéressante -, chiens, chats et autres ani-
maux «amis» modifient leurs comportements. En plus de
la conduite propre a leur espéce, ils adoptent une conduite
adaptée a leur relation 3 Yhomme.
Nom d'un chien... Ne chercheraient-ils pas se faire
encore plus aimer?
xix
ELLE COURT,
ELLE COURT,
LA MALADIE D'AMOUR
Entretien avec Claude Béata
Nous avons mille maniéres de nous attacher 4 eux,
ils ont autant de facons de nous répondre.
Mais que se passe-til quand nos animaux favoris
deviennent fous ? Quand on les aime trop, ou mal?
Quand ils sont jaloux les uns des autres ?
Et comment les soigner de ces troubles de l’ame?CATHERINE VINCENT — Avec 63 millions d’animaux
de compagnie pour 66 millions dhabitants, la France est la
championne d'Europe en ce qui concerne nos amies les bétes.
Comment expliquez-vous un tel engouement ?
C1aupe Béara ~ Par la volonté d’avoir un contact avec le
vivant. La relation d'attachement que lon a avec son chien
ou son chat peut étre trés forte, bien sir, mais ces deux
espéces ne sont pas celles que les Francais possédent le
plus. II faut donc trouver une autre explication que le seul
besoin relationnel.
Ce chiffre de 63 millions que vous citez provient de la
Facco, la chambre syndicale des fabricants d'aliments pré-
parés pour animaux familiers, qui le tient elle-méme de la
demniére enquéte TNS-SOFRES conduite & l'automne 2012
aupres de 14.000 foyers francais. Et ce que dit aussi cette
enquéte, cest que, parmi ces 63 millions d’animaux, on ne
trouve «que» 11,4 millions de chats et 7,4 de chiens. A quoi
s‘ajoutent 6,4 millions doiseaux, 2,7 millions de rongeurs...
et 35 millions de poissons! Or, il faut l’avouer, ces derniers
sont des espaces avec lesquelles Pattachement est quelque
peu limité ~ méme si certains poissons, cest vrai, réagissent
a la présence des humains,
Si tant de gens ~ prés d'un foyer sur deux — possédent
un ou plusieurs animaux chez eux, cest avant tout, me
semble+-il, parce qu'il leur semble insupportable de rester
sans contact avec le vivant. Crest d'autant plus vrai que nos
sociétés modernes sont de plus en plus en milieu urbain,
coupées de la nature et des animaux qu'elle héberge. Vous
2
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
allez me dire: il y a aussi de plus en plus de gens qui
vivent seuls, pour qui un animal représente une vraie com-
pagnie... Mais en réalité, ce n’est pas cette population qui
est la plus concernée. Les études montrent que les ani-
maux familiers se concentrent en priorité en périphérie
des villes, dans des zones plutét pavillonnaires, chez des
familles ayant un enfant ou plus.
— Les enquétes réalisées dans les foyers francais montrent que
la population canine y diminue réguligrement, en moyenne de
100000 chiens par an, au profit de la gent féline: 200.000 chats
de plus chaque année. Que vous inspire cette évolution ?
—Elle miintéresse beaucoup. Parmi ensemble des ani-
maux familiers, le chien, a mes yeux, occupe une place tout
a faita part. Il est sans doute le premier animal 4 avoir vécu
au contact de homme. De récents travaux ont apporté la
preuve qu'il était déja domestiqueé il y 14.000 ans, soit 3000
4.5000 ans avant lére du Néolithique, ot Yon a commencé
a vivre avec les autres animaux. Entre homme et le chien,
Yalliance historique est donc trés forte. Or, cette alliance, en
France, a brusquement diminué de fagon importante: 25 %
de chiens en moins en un quart de siécle, cest beaucoup!
Comment expliquer cette diminution relative du
nombre de chiens au profit des chats? On peut invoquer
plusieurs raisons. La premiere, cest que les gens ont une
vie de plus en plus citadine, et que celle-ci est beaucoup
plus facile avec un chat qu’avec un chien. Si vous vivez en
appartement et qu’il vous faut partir pour trois jours, cela
peut se discuter avec lui, pour peu que vous lui laissiez des
croquettes en quantité suffisante et une caisse propre. Avec
un chien, cest impensable... A Paris, désormais, certains
BCHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D/AMOUR?
de mes confréres vétérinaires comptent ainsi dans leur
fichier 65 & 70 % de chats!
Deuxiéme raison: la loi qui a été votée en 2008 pour
renforcer les mesures de prévention et de protection des
personnes contre les chiens dangereux.
Cette loi partait sans doute d’une bonne intention. Mais
rares sont les lois intelligentes faites sous le coup de 'émo-
tion, et elle nen a pas moins contribué, associée a la média-
tisation d'un certain nombre @’accidents, 4 donner du chien
une image plus négative qu’autrefois. Par ailleurs, le chat
répond la demande de beaucoup d’humains: apporter de
affection sans pour autant étre trop dépendant ~ ce que ne
fait pas le chien. Enfin, j'ai une hypothése plus sociologique
pour expliquer cette préférence pour le chat au détriment
du chien. Je pense quelle correspond a un glissement de la
valeur référence, de la valeur phare.
Hiérarchie canine et sensibilité féline
Pour schématiser, ce glissement se produit & partir d'une
valeur hiérarchisée, masculine et canine, vers une valeur non
hiérarchisée, féminine et féline. C’est pourquoi cette évolu-
tion est récente. Dans les années 1980, quand j'ai commencé
a exercer, il y avait plus de 10 millions de chiens en France,
et leur nombre n/avait cess¢ d'augmenter pendant les Trente
Glorieuses. Or, jusqu’aux années 1960-1970, que ce soit
dans entreprise, en politique ou dans la famille, on vivait
dans des structures trés pyramidales. C’était une société de
type machiste, avec un homme au sommet de la pyramide.
Mais cétait également une société de type canin, les chiens
ayant eux aussi un sens aigu de la hiérarchie. Désormais,
4
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
on s'achemine vers une société oi les valeurs masculines
diminuent au profit des valeurs féminines. Et les valeurs
véhiculées par le chat — cocooning, sensualité — sont plus
féminines que masculines. Si on s’interroge sur la passion
qui existe aujourd'hui autour du chat, et si on regarde les
innombrables forums ou blogs qui lui sont consacrés, on se
rend compte que cest une passion trés féminine.
— Toutes especes confondues, le marché frangais des ani-
maux de compagnie sc montait en 2013 a 4,2 milliards deuros,
dont 3 milliards pour Falimentation, 580 millions pour Vhygiene
et les soins, 405 millions pour les accessoires... Une sacrée niche
commerciale, non?
—On le constate en effet: les Frangais, malgré la crise,
peuvent dépenser pour leur animal préféré. Les études
montrent qu’en moyenne, nos concitoyens consacrent
600 euros par an 3 leur chat, 800 euros 8 leur chien... Pour
les revenus modestes, cest beaucoup. A ce propos,
souvent railler la multiplication des gadgets pour animaux,
ces jouets et vétements pour chiens et chats dont 'anthropo-
morphisme frise parfois le ridicule. Ces objets représentent
un marché, cest vrai. Mais je n'ai jamais vu une marque
faire fortune sur les jouets ou vétements pour animaux!
J'ai dailleurs appris que Harrods, le célébre grand maga-
sin de Londres, avait fermé en janvier 2014 son célébre
mais déficitaire rayon animalier ~ le «Pet Kingdom» ~ ott
Ton pouvait commander toutes sortes d'animaux exotiques,
mais aussi acheter un collier de chien serti de diamants ou
un lit & baldaquin couvert de soie pour son chat... Je dois
dire que cela ne me dérange pas outre mesure: quand on
voit le genre de petites robes que les gens sont capables de
5“Les croquettes, diététiquement
parlant, constituent le meilleur
gage de longévité des chiens.
| Le probléme, c’est que les chiens,
contrairement aux chats,
n’y trouvent pas de plaisir.
Et le plaisir c’est important !”
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
mettre 8 leur chien, on se demande si on ne fréle pas, par-
fois, la perversion sexuelle! Mais il ne s'agit tout de méme
que d'un marché marginal. Le vrai marché des animaux de
compagnie, comme le montrent les chiffres que vous citez,
est celui de l’alimentation.
Lart de la diététique animate
Cest intéressant, l’alimentation. Dans les années 1980,
au moment oii je commengais 4 avoir ma clientéle, nous,
vétérinaires avons passé beaucoup de temps ~ et je le reven-
dique — a dire aux gens qu’ils nourrissaient mal leurs ani-
maux parce qu’ils le faisaient de fagon familiale. On répétait
8 qui voulait l'entendre que les croquettes étaient la bonne
fagon de nourrir les chats, qu’ils adoraient ¢a, qu'il y avait
tout dedans, la bonne teneur en protéines, etc., etc. Au nom
de !€quilibre nutritionnel, on a ainsi fait basculer beaucoup
de possesseurs de chiens et chats vers Valimentation indus-
trielle de haute qualité, laquelle est devenue rapidement un
véritable marché.
Le corollaire de cette évolution, cest que lespérance de vie
des animaux a bondi, Une étude a été menée aux Etats-Unis,
pendant quatorze ans, sur 48 labradors: publiée en 2001,
elle a montré quen changeant seulement la qualité de leur
nourriture, leur espérance de vie moyenne passait de 11,3 ans
ay ans... Plus dun an et demi pour un chien, cest au moins
dix ans pour les humains! II n'y a donc pas de doute sur le
bénéfice global de cette diététique. Grace a elle, par exemple,
on ne voit pratiquement plus jamais d/hypervitaminose A,
un trouble aux conséquences graves qui menacait autrefois
les chats nourris quasi exclusivement avec du foie.
v7CHIENS, CHATS... POURQUOI TANT DAMOUR?
~ Cela signifie quaujourd’hui, chats et chiens de compagnie
sont nourris essentiellement aux croquettes ?
~ Oui et non. Les chats les mangent trés volontiers et sen
portent trés bien dans la plupart des cas, mais pas toujours.
Depuis quelques années, on se rend compte en effet que
pour 20 A 25 % deentre eux ~ ce qui n'est pas négligeable -,
la nourriture sche peut étre une catastrophe. Le chat est un
animal désertique a lorigine, qui ne boit quen fonction du
manque dau qu'il y a dans sa nourriture. La plupart dentre
eux arrivent tres bien & compenser la faible quantité d’eau
contenue dans les croquettes ~ moins de 10 %, contre 90 %
dans l'alimentation en boite. Mais dautres n'y arrivent pas,
ce qui entraine plus facilement l'apparition de calculs.
Avec les chiens, cest une autre affaire... Eux n’ont pas
de problémes de calculs, et les croquettes, diététiquement
parlant, constituent leur meilleur gage de longévité — a
moins bien stir de passer beaucoup de temps & leur faire
des petits plats spécialement équilibrés. Le probléme, cest
que les chiens, contrairement aux chats, n’y trouvent pas
de plaisir... Etle plaisir, cest important! Alors il faut parfois
naviguer & vue... Regardez celui-la (il désigne le plus dgé de
ses deux terriers, qui somnole sur un fauteuil d cété de nous).
Ty aun an, il a fait un grave accident cardiaque. Je l'ai
emmené chez un confrére, spécialisé en cardiologie, qui
ma dit qu’il nen avait plus que pour quelques semaines.
Ma femme et moi nous sommes dit qu’'au point ot on en
était, il n'y avait pas de raison de ne pas lui faire plaisir. Il
a donc eu des tas de friandises en plus de ses croquettes.
Cela fait un an, il est toujours la... et maintenant, cest tres
compliqué de lui éter les friandises!
18
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
=Ily aun autre marché dont nous navons pas parlé, cest
celui des animaux eux-mémes. Cela vous semble-til répréhen-
sible de vouloir acheter un chien ou un chat de race, quand ils
sont si nombreux a pouvoir étre adoptés?
Crest ce que disent certaines associations de protection
animale: cest mal acheter un chat ou un chien, alors qu'il
ya déja bien trop d’animaux abandonnés & adopter. De la
méme fagon, et pour les mémes raisons, ces associations
considérent que cest mal de laisser se reproduire son chat
ou son chien. Je les comprends, mais je ne suis pas d'accord
avec cette volonté, qui penche plus du cété de la morale que
de Vefficacité. Le probleme est plus complexe que cela.
Sauvageon ou chaton de maison
Personnellement, je trouve trés dommage que les pro-
priétaires de chattes trés sociables, s'ils en ont envie, ne les
fassent pas se reproduire au moins une fois ~ & condition
bien stir qu’ils se montrent responsables: il faut s‘occuper
des chatons et leur trouver une place. Parmi les vétérinaires,
nous sommes minoritaires a tenir ce discours aujourd'hui:
Ia tendance est & la sterilisation avant la puberté. Pour une
raison médicale, d'une part. Plus tot on stérilise 'animal,
plus on le protége des maladies liées a la reproduction:
tumeurs mammaires, infection de Putérus, etc. Mais aussi
pour une raison sociétale, selon laquelle il ne faut pas mettre
des chatons supplémentaires sur le marché.
Je comprends la position des associations de protection
animale, qui passent leur temps & récupérer des chats aban-
donnés par la lacheté humaine, & les soigner et & tenter de
9CHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
leur trouver de nouveaux mattres. Mais la conséquence, cest
quion ne trouve pratiquement plus de chatons nés de chattes
de maison, élevées au contact des humains, habituées par-
fois & d'autres animaux et la vie civilisée. Les jeunes chats
qui vont alimenter le marché seront soit des chatons d'éle-
vage, soit des chatons engendrés dans des tas de bois, des
cimetires ou des cours de récréation... Autrement dit des
chatons de portées sauvages, dont la mére n’aura jamais
ecu une caresse humaine,
Selon Venquéte 2012 de la Facco dont nous parlions pré-
cédemment, les chats sont en majorité adoptés — 55 % des
chiens que Ion trouve dans les foyers sont achetés, contre
seulement 7 % des chats. Et prés des trois-quarts sont des
chats européens. Sur l'ensemble de la population féline,
plus de 80 % des males seraient désormais castrés, et pres
de 75 % des femelles seraient stérilisées. Pour les chiens
également, le taux de stérilisation augmente régulirement:
37 % de la population totale de chiens en 2012, contre 32,5 %
en 2010. Et comme pour les chats, la proportion de chiens
adoptés augmente. Sans doute en partie sur des arguments
économiques, mais aussi parce que cela devient compliqué
dacheter un chien,
~ Pour quelle raison ?
~ Si vous achetez un chien dans un élevage qui fait bien
son travail, cela revient vite trés cher — sans pour autant
que les éleveurs se fassent une fortune, beaucoup ont au
contraire du mal a s'en sortir. Si vous l'achetez sur les quais
de la Mégisserie a Paris, ou par des circuits qui ne sont
as certifiés conformes, vous risquez de favoriser le trafic
de chiens. Aprés celui de la drogue et celui des armes, le
20
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
trafic @’animaux est actuellement considéré comme le troi-
sigme au monde par son importance économique. On sait
bien qu'il existe des importateurs illégaux, qui paient trois
francs six sous des famnilles en Europe de I'Est pour obte-
nir telle ou telle race de chien, quiils font ensuite passer
par la Belgique... Et si vous décidez d'acheter frangais, vous
pouvez tomber sur un de ces nouveaux élevages, appelés
«farming», ot Yon fait naftre jusqu’a 200 chiens simulta-
nément... Mais un chien, cest tout sauf ga! Un chien, ¢a
vit dans une structure familiale, une meute de quelques
individus dont chacun doit avoir son importance pour les
hommes! Ga ne s’léve pas dans des cages, dans un élevage
industrialisé qui sera nickel sur le plan sanitaire, mais qui,
sur le plan émotionnel, se révélera une catastrophe.
— Et vos propres chiens et chats, dott vienment-ils ?
Mon premier chien était un chien de refuge, il était
complétement traumatisé. A lépoque je n’étais pas encore
vétérinaire comportementaliste: on s‘en est bien sorti, mais
cela tenait un peu du miracle. Je sais maintenant que ce
chien avait un vrai syndrome de privation sensorielle: il
niavait pas été suffisamment stimulé a la vie sociale lorsqu'il
était petit, et il devenait terrorisé dés que quelqu'un s‘appro-
chait de lui. Pas agressif, mais terrorisé. II n'y avait que nous
qui pouvions l’approcher... Ce métait vraiment pas facile
pour lui, et donc pour nous. Maintenant nous avons deux
chiens délevage, des fox-terriers.
‘Nous avons également deux chats «de maison» — comme
on dit aujourd'hui pudiquement pour désigner les chats
de gouttire. Chiquita, la mére, est née d'une chatte que
mavaient amenée les pompiers et qui a accouché le
a“Lorsque je faisais mes études,
dans les années 80, on pratiquait
encore la castration du chat
sans anesthésie.”
LA MALADIN DAMOUR
Jendemain (les vétos passent leur temps a faire ce type de
protection animale silencieuse): mes fils ont craqué devant
la petite chatte tricolore et nous I'avons adoptée, Comme
jessaye d'etre cohérent, Chiquita, la chatte sociable par
excellence, habituée aux chiens, aux chats, aux lapins et aux
enfants, a eu le droit de faire une portée, Et nous avons gardé
Hermione, une de ses filles. Aujourd'hui les deux sont stéri-
lisées. Nous avons également une chatte sphynx ~ une race
originaire du Canada et caractérisée par une quasi-absence
de fourrure. Une maladie respiratoire chronique la rendait
inapte a la reproduction, son éleveur ne pouvait plus la
garder. Le vétérinaire qui s‘occupait de I’élevage savait que
était une race qui nous amusait: il nous en a parlé et nous
avons recueillie a la maison.
— Vous étes vétérinaire a Toulon depuis 1985. Pendant plus
de dix ans, vous avez eu une clientéle généraliste, avant de vous
consacrer, a partir de 1998, aux troubles du comportement. Au
début de votre carriére, quelle importance la profession accor.
dait-lle a la relation avec Vanimal ?
—Ce était pas la question! Il faut sen souvenir, la méde-
cine vétérinaire n’a pas été fondée pour soulager I’animal.
Liidée de créer un corps de professionnels dans ce domaine
est née sous le roi Louis XV, et la premiére école vétérinaire
au monde a été créée A Lyon en 1762. C’était une école d’hip-
piatrique royale. Lidée r’était pas de soigner les animaux
our les protéger en tant que tels, mais de réparer les che-
vaux, trés utiles pour la guerre. Et aussi de lutter contre la
peste bovine qui sévissait alors dans les campagnes, mena-
gant gravement économie rurale. La prise de conscience de
Ja souffrance des bétes, et du soulagement qu’on peut leur
23CHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
apporter, intervient bien plus tard: grosso modo aprés la
Seconde Guerte mondiale, Comme par hasard, cest & cette
période que débute, dans les pays occidentaux, lessor de
Vanimal de compagnie. Cst aussi le moment oi la profes-
sion vétérinaire se transforme: autrefois rurale, elle devient
de plus en plus urbaine, et commence a se féminiser, $'il
a fallu encore quelques décennies pour que le mot «bien-
étre» et que le comportement de l'animal fassent partie
intégrante de la culture vétérinaire, la grande majorité des
praticiens a, das cette époque, une approche soignante
empathique et relationnelle.
A la hussarde
Un exemple: lorsque je faisais mes études a Iécole vétéri-
naire, entre 1978 et 1984, on pratiquait encore la castration
du chat sans anesthésie. Non pas par cruauté, mais parce
que les anesthésiques dont disposaient a l’époque les vété-
inaires étaient si puissants que les chats se réveillaient au
bout de trois jours... quand ils se réveillaient. La balance
bénéfice-risque penchait donc en faveur de lopération sans
anesthésie. On utilisait pour cela un dispositif dit «botte &
chat», charmante camisole dont ne sortaient que les pattes
arrigre. Aujourd’hui, on sait trés bien qu'une castration a vif
procure les plus hautes douleurs. Mais a ’époque, ceux qui
étaient en exercice rfen étaient pas convaincus. Lorsque les
étudiants que nous étions avons appris que le premier anes-
thésique efficace pour chats était désormais sur le marché,
et avons suggéré que nous pourrions peut-étre éviter la
ctuauté de cette opération a vif, on nous a répondu: «Cela
ne doit pas leur faire si mal, puisque quand on ouvre la
mw
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
boite, ils ronronnent!> Il est vrai que lorsqu’on arréte de
se donner des coups de marteau sur les doigts, cela fait du
bien... Mais il est probable que les chats gardaient & l'poque
de leur passage chez le vétérinaire des sensations extréme-
ment violentes. Nous étions bien contents de nous sentir
appartenir & la premiére génération qui allait pouvoir les
traiter en maitrisant la douleur.
Votre «clientile>» a-t-elle beaucoup changé entre les
années 1980 et 1990? Quels animaux avez-vous vu apparaitre
dans votre cabinet ?
~Ala fin des années 1990, quand jai cessé d’étre généra-
liste, je recevais pour lessentiel des chiens et des chats. Des
oiseaux également. C’était juste avant larrivée en nombre
des furets, et fon voyait déja pas mal de lapins. Quel change-
‘ment en a peine plus de dix ans! Quand j'y pense... Lorsque
je suis sorti de l’école vétérinaire, jai d'abord travaillé a cOté
de Lyon, dans l’Ain: les gens m'appelaient pour me deman-
der si je soignais les chats, et ils s'excusaient presque de me
déranger pour cela... En 1985!
A Yépoque, ce rest pas du tout la norme de soigner les
chats, Méme dans les grandes villes, ce n'est pas encore
tres répandu. Je vais vous raconter une anecdote. Alors que
jétais installé depuis un an ou deux a Toulon, je vois un
jour arriver une dame qui me dit: «Je viens pour le vaccin du
chat.» Comme elle semble un peu inquidte, je lui demande
comment cela se passe d’habitude... « Pas trop mal», me
répond elle sans plus de détails. Jentrouvre le panier, je
vois un chat tigré qui me regarde. On se parle, je le grat-
touille entre les oreilles, il se laisse faire, je le mets sur la
table, je le caresse, je Vausculte, je lui fais son injection, je le
25CHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
remets dans le panier: tout se passe trés bien. La dame me
dit alors: «Ah! Vous ne faites pas comme on faisait avant ?> Et
elle raconte: «J‘allais chez un de vos confréres, qui me disait
“Avec les chats, on ne sait jamais comment ga va se passer,
Cest pourquoi il faut un peu les étourdir avant de les soi-
gner”, Avant de faire quoi que ce soit, il prenait donc le panier,
et il le faisait tournoyer autour de sa téte...» Au sortir de ce
traitement, le chat, en effet, était un peu étourdi! Crest dire
siles chats, pour les vétérinaires formés dans les années 50,
étaient des animaux étranges et mal connus. Ce confrére
avait trouvé une solution originale que nous ne recomman-
dons plus du tout! Aujourd’hui, nous sommes devenus trés
bons dans la manipulation des chats. Mais ce quon faisait
ily a encore peu de temps sur les lapins était aussi exotique
que Texercice de ce malheureux chat faisant le Spoutnik au-
dessus de la téte du vétérinaire!
~A chaque nouvel animal de compagnie (NAC), il faut une
nouvelle formation ?
—En quelque sorte, oui. Heureusement, la profession
aun systéme de formation continue qui est trés efficace.
Notamment par le biais de ’Association francaise vété-
rinaire pour animaux de compagnie (AFVAC), laquelle,
pour reparler de notre ami le chat, dispense aujourd’hui
un cours modulaire concernant uniquement cette espace
et couvrant toutes ses particularités — y compris son com-
portement. LAFVAC posséde aussi un groupe détude dédié
aux nouvelles espaces, le GENAC. On y trouve des réfé-
rents pour chaque espace: que vous vouliez endormir un
faret ou un octodon, opérer un caméléon ou un chinchilla,
vous disposez désormais de protocoles d’anesthésie et de
26
FLLE COURT, FLLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
connaissances sur les dominantes pathologiques de tous ces
animaux. Devenir vétérinaire, Cest plus souvent apprendre
2 apprendre que savoir
— Est-ce que ces NAC représentent aujourd'hui une part
significative des animaux. de compagnie ?
—Diaprés ce que j’ai lu, ils concerneraient en France
a peu prés 5 % des foyers, On en compterait environ
5 millions, dont 3,5 millions de petits mammiferes - le
trio gagnant étant formé par le furet, le cochon d’Inde et
le lapin. Parmi les 1,5 millions restant, on trouve des ser-
pents, des tortues, des lézards ou des araignées... Il y a
souvent dans le choix de ces animaux exotiques un effet
de mode, et beaucoup, malheureusement, sont victimes de
leur succés: ceux qui les acquiérent connaissent mal leurs
besoins physiologiques et comportementaux, et finissent
souvent par les maltraiter, les négliger, voire les aban-
donner purement et simplement. Cela dit, ce ne sont pas
des animaux que je vois beaucoup. Dans ma spécialité, je
recois exceptionnellement des oiseaux, parfois des chats,
et essentiellement des chiens.
— Pourquoi étes-vous devenu vétérinaire comportementaliste ?
—Cela ma intéressé dés mes études, et des rencontres
ont orienté mes choix. Celle de Patrick Pageat, d'abord,
Vhomme qui a refondé en France la science du compor-
tement des animaux de compagnie. Patrick est un vétéri-
naire de la méme génération que moi. Lorsque nous étions
étudiants, il affirmait que ce qui se faisait en matigre de
comportement animal dans les écoles vétérinaires, cétait
n'importe quoi, du béhaviorisme de bas étage. Il faut fonder,
aCHIENS, CHATS... POURQUOI TANT DAMOUR?
disait-il, une psychiatrie vétérinaire digne de ce nom. Cest
ce quill a fait, et jai eu le plaisir et la chance de pouvoir par-
ticiper aux fondations de cette nouvelle discipline’.
Le gardien du lien
Parce que cétait important pour mon travail, pour com-
prendre les freins qui parfois empéchent de soigner, j'ai
ensuite rencontré le monde de la psychiatrie. Boris Cyrulnik,
dont I'humanisme, la capacité de synthése et la volonté
douverture au travail interdisciplinaire ont transformé ma
vision. Et le psychiatre Philippe Raymondet, chef de service
a 'hépital de Toulon, qui nous accompagne depuis plus de
vingt ans dans la maitrise de ces thérapies. Son exigence et
ses compétences ont beaucoup contribué a ce que se mette
en place, entre vétérinaires comportementalistes et ani-
maux, une vraie relation thérapeutique.
Cest ainsi qu’a partir de 1998, je n’ai plus fait du tout de
clinique généraliste, seulement de la pratique en comporte-
ment ~ & quoi s‘ajoute la formation en comportement que
je dispense dans les écoles vétérinaires et les laboratoires,
et du travail de consulting. Pour moi, cest la plus belle
des spécialités! Elle allie ce qui m/avait intéressé au départ
~ Vaspect technique et diagnostique ~ la dimension de
relation humaine qui fait le sel de notre métier. Je me suis,
vite rendu compte que ce qui importait aux gens, ce qui
leur faisait parler de «bon» ou de «mauvais» vétérinaire,
ce nétait pas tant la fagon de soigner ~ et moins encore
* Et notamment de créer Zoopsy, Vassociation qui regroupe les vétéri-
naires passionnés de psychiatric animale. www:zoopsy.com
28
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
dans le cas d'une affection bénigne. Ce qui leur importait,
cétait de savoir si on avait protégé la relation entre eux et
leur animal. Que le vétérinaire soit un bon technicien, cela
reste une évidence. Mais dans son travail au quotidien, il
est trés souvent le gardien du lien. Cst cela, finalement,
qui m’a orienté vers les troubles du comportement: la
splendeur de la banalité.
— Crest-0-dire?
—Lorsque je participe 4 des émissions de télévision en
tant que vétérinaire comportemenialiste, on me demande
toujours de raconter un événement extraordinaire. Mais
Vévénement extraordinaire, Cest de voir tous les jours des
histoires damour! De voir tous les jours des relations fortes,
oit les gens comprennent leur animal, et ne supportent pas
qu'il aille mal. Ov les méres arrivent en courant, entre les
courses et ’école, et viennent m/amener leur chien parce que
cane va pas, et qu’on ne peut pas garder un des membres
du groupe qui ne va pas bien sans rien faire... Et je ne vous
parle pas la de méméres & chien-chien! La splendeur de la
banalité, ce sont des familles normales, en couple, avec des
enfants, des gens qui ont tout pour éire occupés par ailleurs,
et qui ont, en plus, un animal... Celui-ci a une valeur intrin-
séque: on y fait attention, et cest important... C’est cela qui
m’a attiré: il m’a semblé que ce lien-Ia, cétait essentiel de le
protéger, voire de le réparer lorsqu'il est en danger. Prévenir,
et éventuellement guérir.
Prophylaxie, diagnostic, traitement: soigner les troubles
du comportement, cest une vraie discipline. Et cela passe
toujours par une relation. Par un humain qui fait attention.
Un vétérinaire comportementaliste, cest un psychiatre pour
29“Lorsque je participe 4 des émissions
de télévision en tant que vétérinaire
comportementaliste, on me demande
toujours de raconter un événement
extraordinaire. Mais l’événement
extraordinaire, c’est de voir tous
les jours des histoires d’amour !”
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
animaux. Ce sont les vétérinaires généralistes qui mien-
voient les cas qui leur posent probleme. Contrairement &
eux, qui, en ville, soignent au moins 50 % de chats, ceux
ci ne constituent que 10 % des animaux que je vois. Les
90 % restants sont des chiens. De temps en temps un per-
roquet qui souffre d’anxiété et s‘arrache les plumes, ou bien
un lapin agressif, mais cela reste vraiment anecdotique.
— Cette relation entre Vhomme et Vanimal qui revét tant
importance, Vavez-vous vue évoluer au cours des dernitres
décennies ?
~Ce que je vois, cest que les gens respectent de plus en
plus animal quills ont en face deux. Bien sit, cela nfem-
péche pas certains d'abandonner leurs bétes — je ne vis pas
chez les Bisounours. Ni des maitres de continuer a les ins-
trumentaliser. Ni des chasseurs d'appeler tous leurs chiens
«Toby» — de la méme fagon qu’au siécle dernier, dans cer-
taines familles qui avaient du personnel de maison, on don-
nait toujours le méme prénom aux bonnes pour se faciliter
la vie, Mais la plupart des chasseurs, sous ce vernis un peu
anonyme, ont le plus souvent une trés forte relation avec
leur chien. Et il en va de méme chez les pompiers ou les
brigades canines: dans tous les métiers oit le chien est utile,
méme quand il peut paraitre nfétre qu'un instrument de tra-
vail, la relation avec lui est trés importante.
La définition du bon chien
A ce propos, je me souviens d'avoir participé a une dis-
cussion trés instructive entre des politiques et des vété-
rinaires. C’tait au printemps 2008, lors des rencontres
31CHIENS, CHATS... POURQUOI TANT DAMOUR?
«Animal et société». Celles-ci avaient été lancées par
Michel Barnier, a l’époque ministre de 'agriculture et de
la péche, afin d’élaborer des propositions d’action autour
du bien-étre animal. Lors de ce «Grenelle des animaux», il
avait notamment été débattu de la dangerosité des chien:
Pour compenser cette image négative, tout le monde était
tombé d’accord quill serait bien de faire la promotion du
«bon chien». On sest alors demandé: «C'est quoi, un bon
chien ?». Cest l& que cest devenu amusant. En substance,
les politiques ont dit: « Un bon chien, cest un chien qui va
bien, qui ne pose pas de probleme et qui est beau.» Ce & quoi
les vétérinaires et les responsables d’associations de pro-
tection animale leur ont répondu: «Mais ce n'est pas du tout
ga! Un bon chien, cest un chien avec qui on stentend bien.»
Et cela, je le vois au quotidien. Les gens peuvent bien avoir
un chien laid, ou un chien malade: non seulement cela
ne va pas altérer le lien, mais cest bien souvent ce qui va
le renforcer. Quand on s‘investit pour garder et rendre
heureux un animal qui a un trouble majeur du comporte-
ment, celui-ci prend une valeur que le chien qui ne pose
aucun probléme n’aura jamais. Finalement, ce que les gens
achatent ou adoptent, cest une relation.
—Cette relation n’est-elle pas encore plus forte avec les
enfants?
—Elle est en tout cas, souvent, plus singuliére. A
Vépoque de ces rencontres « Animal et société», la Société
frangaise de pédiatrie voulait émettre une recommanda-
tion selon laquelle, au regard des dangers présentés par
le chien, il n’était pas recommandé d’en avoir un chez
soi tant que les enfants avaient moins de dix ans. Cela
32
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE D'AMOUR
me semble étre une contre-vérité aux conséquences
graves! Du strict point de vue des morsures, cest vrai,
les pédiatres ont raison. Mais quid de la rencontre affec-
tive? De la découverte de l'autre? Si Yon prend tous les
paramétres en compte, la balance bénéfice-risque n'a pas
été faite. En restant sur le plan strictement médical, une
récente étude a montré, par exemple, que les enfants qui
ont des chiens ou des chats ont deux fois moins de risques,
détre allergiques que les autre
Pour en revenir 2 la relation, ce qui apparait clairement
dans ma pratique, cest que pour les enfants, encore plus
facilement que pour les adultes, animal est une personne.
Cela peut créer des relations trés compliquées: il y a des
enfants plus ou moins sympas et des chiens plus ou moins
sympas; des enfants hyperactifs dont un chien hyperac-
tif va aggraver le comportement (et réciproquement), des
enfants trés renfermés qu’un chien hyperactif va aider a
souvrir vers Vextérieur... Mais quoi qu'il en soit, la plupart
du temps, il s'agit d’une rencontre trés forte.
La rencontre de l’Autre
Quand on sait combien une peluche peut étre impor-
tante pour un jeune enfant, on imagine sans peine ce que
cela peut étre avec un vrai animal, vivant et capable de
réciprocité dans le lien... Pour enfant, il s‘agit bien sou-
vent de la premiére rencontre avec l'Autre ~ avec un grand
A. Le firére ou la sceur, ce nest pas vraiment un autre, les,
parents, n’en parlons pas - on vient de sa mére, et on a
souvent du mal a s‘en discerner. Alors que ’animal, cest
vraiment un autre: un autre individu, une autre espéce.
33CHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
Pour peu que les parents guident Yenfant vers le respect, ui
apprennent & ne pas faire de mal & Vanimal, celui-ci peut
devenir une source denrichissement considérable. Y com-
pris sur le plan émotionnel, celui du jeu ou de la solidarité:
des enfants et des animaux en méme temps, cest une trés
grande majorité de moments magiques! Et cest aussi, sou-
vent, 'apprentissage de la temporalité et de la mort.
— Dela mort? Que voulez-vous dire?
—Dans la décision de prendre un animal, il y a
quon va le suivre du début a la fin de sa vie. Et avec les
enfants particuligrement, cette notion de fin est trés impor-
tante, Méme si ce n’est pas gai, on ne peut pas éluder cet
aspect des choses: quand on offre un animal a des enfants
jeunes, on leur promet le fait d’assister 4 sa mort. On leur
fait le cadeau d'une vie complate, ce qui inclut la nécessité
daccepter qu’a un moment donné, 'animal mourra
Lorsquil était enfant, l'un de mes fils, Adrien, m’a beau-
coup appris dans ce domaine. I y avait chez. lui un respect
trés important du corps des animaux morts. Notre pre-
miére expérience en la matiére a eu lieu en Corse, pendant
des vacances: Adrien avait 7 ou 8 ans. La ot nous logions,
durant toute la semaine, on avait vu se promener une petite
souris, Les enfants lui avaient donné un nom, cétait la petite
souris de la maison... Le dernier jour, alors qu’on préparait
les bagages pour le retour, ma femme Marie prend son sac,
le pose par terre, et l4, on entend «Criouic...». Sous le sac, il
y avait la petite souris. Morte. Pour Adrien, scandale. Mais il
sest repris tout de suite, en décidant qu’il fallait enterrer la
petite souris. Notre bateau partait une heure aprés, mais on
a tras vite compris que ce n'était pas négociable. On a done
34
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE D'AMOUR
creusé un petit trou, on a enterré la souris, on a pris deux
branches pour faire une petite croix... Lorsqu‘on est partis,
Adrien était apaisé.
Par la suite, on a eu beaucoup de petits animaux. Quand
ils mourraient, les garcons leur faisaient des cercueils.
Le premier d’entre eux fut Ramsés, un hamster que les
enfants caressaient dans sa cage. Sa dernigre demeure fut
fabriquée en Lego, et comme on était a école en pleine
période égyptienne, il eut droit a des funérailles dans les
régles: cercueil royal — avec friandises et nourriture, car il
s'agit d'un long voyage — enterré par mes fils au pied du
mimosa de notre petit jardin... A les regarder faire, la mine
gtave, je me disais qu’ils devaient étre trés tristes pour y
consacrer tant deux-mémes... Et dix minutes plus tard je
les retrouvais en train de jouer aux Indiens! Ils avaient
effectué le rituel, tout allait bien,
—A vous entendre, il ne faut donc pas cacher la mort de son
animal favori a un enfant, méme trés jeune..
= Il ne faut surtout pas mentir. Face & la mort de V'ani-
mal familier, on voit souvent des parents qui cherchent &
faire mentir les vétérinaires. Et nous, vétérinaires compor-
tementalistes, nous tentons d’apprendre a nos confréres &
ne plus se laisser faire. Il mest arrivé que les propriétaires
d'un chien qui devait étre euthanasié m’annoncent: «On a
dit & notre enfant que vous Vaviez gardé chez vous»... Jen parle
a un confrére, qui m’a dit avoir connu la méme histoire.
Sauf que l’école du petit gargon 4 qui on avait fait ce men-
songe était juste en face de sa clinique! Un jour, branle-bas
de combat: le petit gargon disparait de cole, sa mére le
cherche partout... Et on le retrouve dans la clinique oi il
35CHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
voulait voir son chien, sans jamais avoir compris pourquoi
Cétait la quill était gardé depuis trois mois
Les études vétérinaires ne nous préparaient pas a ce
genre de situation: parfois il est difficile de résister a une
demande insistante. Aujourd’hui nous conseillons aux
parents de ne pas mentir aux enfants, et en tout cas, nous
apprenons a ne pas entrer dans leur jeu. D’autant moins
que la plupart du temps, ce sont les adultes qui ne sup!
portent pas I'idée d’annoncer @ leur enfant la mort de son
animal préféré, Cest de leur fragilité qu’il sagit, pas de celle
de Venfant. Pour celui-ci, cest vrai, cela peut entrainer un
tres gros chagrin, avec les caractéristiques du deuil: mais
cela dure souvent peu de temps. Et cest un apprentissage
du cycle de la vie dont il serait dommage, au méme titre que
les naissances, de le priver.
L'enfant, un allié précieux
Pour résumer: méme sur un sujet si sensible, les enfants,
dans la majorité des cas, sont tout a fait capables dentendre
la vérité. De méme quiils sont tout a fait capables de la dire!
Cest pourquoi ils sont de précieux alliés en consultation
comportementale: ils «balancent» plus facilement que les
parents les défauts des animaux. Ils diront par exemple:
«Il est pas sympa ce chien, il est brutal. Je Wai pas envie de
jouer avec lui», face & des parents génés de cette sincérité.
Lorsqu'ils sont assez grands, ils sont également précieux
pour la thérapie elle-méme: ils ont souvent plus de temps
que les parents pour l'appliquer, et ils prennent cette res-
ponsabilité trés a coeur. De maniére générale, il est souvent
plus facile dexpliquer & un enfant qu’a un adulte ce que lon
36
ELLE COURT, FLLE COURT, LA MALADIE D'AMOUR
veut faire dans le monde de l’animal. Celui-ci leur est sou-
vent plus proche, plus accessible. Et ils effectueront ce qu’on
leur demande moins intellectuellement et plus spontané-
ment - ce qui est souvent la meilleure chose & faire lorsqu'il
S‘agit @améliorer la cohabitation avec son animal.
~ En tant que clinicien, quels sont les troubles du comporte-
‘ment les plus fréquents que vous rencontrez ?
~Préalable qui me semble important: qui dit psychopa-
thologie suppose souffrance. Aujourd’hui encore, certaines
personnes, parmi lesquelles des chercheurs et quelques vété-
rinaires, distinguent la douleur de la souffrance: ils sacra-
lisent cette derniére et la réservent & Vespéce humaine, en
relation avec un sentiment religieux, une posture philoso-
phique ou scientifique. Mais pour un vétérinaire comme moi,
il est clair qu’un animal qui a un trouble du comportement
est un animal en souffrance. Je peux vous affirmer que pour
un chien en syndrome de privation, un chien qui a peur de
tout dés qu’il est 3 lextérieur, vivre, cest compliqué. Souffrir,
disait le philosophe Paul Ricoeur, cest «endurer, cest-d-dire
persévérer dans le désir détre et leffort pour exister en dépit de...».
Eh bien pour ce chien-Ia, cest exactement cela: il continue a
vouloir vivre, alors que le monde, pour lui, est une horreur,
Pour répondre plus précisément a votre question, on
rencontre beaucoup de troubles de comportement. Le
répertoire complet, chez le chien, compte 64 diagnostics
différents. Il me parait important d’insister sur deux dentre
eux, qui sont des troubles du développement. Ils concernent
donc des animaux jeunes, et il ne faut pas attendre pour
seen occuper, car leur prise en charge précoce fait la diffé-
rence en terme de pronostic. Ces deux grands troubles sont
7“On rencontre beaucoup
de troubles de comportement.
Le répertoire complet, chez le chien,
compte 64 diagnostics différents !”
ELLE COURT, FLLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
a peu prés identiques chez le chien et le chat: il s‘agit du
syndrome de privation sensorielle, et du syndrome d’hyper-
sensibilité-hyperactivité (HsHa)
Le syndrome de privation sensorielle provient d’un
manque de stimulation lorsque Vanimal est jeune, ou d’une
stimulation mal adaptée au milieu dans lequel il vivra par la
suite, Cest par exemple mon chien Toc, quia été élevé dans
les plaines de Brignoles, avec les oiseaux et dans la nature.
Le soir de son arrivée & Toulon — il était agé de deux mois -,
ily avait un match de football de OM. Et ‘0M marque un
but, ce qui est assez rare. Tout le monde saute et crie de joie
dans la maison, et le chien part en hurlant de peur.
Toc avait encore un mois pour que son cerveau s’adapte
4 son nouvel environnement, puisquion considére que la
base de données primitive est acquise pendant les trois pre-
miers mois. Il sen est donc bien sorti. Mais le méme chien,
levé dans les mémes conditions et déplacé en ville a Page
de quatre mois, aurait eu plus de risques de développer un
syndrome de privation avec un état phobique ou anxieux.
Ce trouble est trés fréquemment rencontré en milieu
urbain. Plus les chiens sont gros, plus ils sont élevés loin
des villes, et plus ils ont du mal a s'adapter & leur nouvelle
vie, Et si ce sont des races de bergers, sélectionnés pour
étre particuliérement attentifs, cest le risque assuré: quand
on a été élevé avec trés peu de stimulation et quion a une
tendance a l'hypervigilance, adaptation au milieu urbain
est dautant plus périlleuse. $i Yon élevait les chiens de ville
en ville, cela 1ésoudrait en grande partie le probleme. J'ai
ailleurs lu récemment une étude selon laquelle il y a peu
de syndrome de privation au Japon, parce que les chiens y
sont élevés... sur le toit des immeubles.
39CHIENS, CHATS... POURQUO! TANT D'AMOUR?
Le syndrome d'hypersensibilité-hyperactivité, ou HsHa,
est tout a fait autre chose. C’est un animal qui saute par-
tout, qui veut tout le temps jouer, qui dort trés peu, qui
mange tout le temps et qui ne fait que des bétises... Tres
gentil, par ailleurs! Mais quand les gens arrivent chez moi,
ils sont épuisés. Pour peu quills aient également un enfant
hyperactif, la vie devient vite infernale.
—Quelle est la cause de ce syndrome, et comment le
traite-t-on ?
~Lhypothase la plus probable est que le syndrome HsHa
provient d'un défaut d'acquisition des autocontréles, dans
la toute petite enfance, lorsque le chiot vit encore avec sa
mere. Et cela se soigne, méme a lage adulte. En tant que
vétérinaire comportementaliste, j'ai beaucoup de sympa-
thie pour les chiens hyperactifs, car ils figurent parmi nos
grands succes thérapeutiques. Le traitement peut étre long
~ il nécessite en général une association de médicaments et
de thérapie comportementale souvent fondée sur le jeu -,
mais il est efficace. Et un chien hyperactif guéri ou bien
amélioré, cest un chien formidable!
Une remarque a ce propos, sur une différence qui ne cesse
de métonner. En France, le syndrome HsHa a été défini ily
a vingt ans: on en a déterminé des stades distincts et réper-
torié une multitude de cas qui leur correspondent; on est
assez rigoureux sur le diagnostic... Mais aux Etats-Unis, ce
syndrome niexiste pas chez le chien. Alors méme que cest le
pays oit on peut acheter de la Ritaline® dans les drugstores
pour traiter les enfants hyperactifs! De la méme facon, dans
Jes manuels américains, la dépression animale rrexiste pas.
On peut bien leur dire: «Mais enfin, comment pouvez-vous
40
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE D'AMOUR
soutenir cela, alors que tous les modéles de dépression humaine
sont faits chez Vanimal? Et que la définition de la dépression
aigué, cest une définition purement biologique, un effondrement
des transmissions monoaminergiques ? Pour qu'une molécule soit
dite antidépressive, il faut quelle agisse sur le modele animal : Cest
bien que la dépression existe chez lanimal!»... Les Américains
bottent en touche, et répondent: « Puisque parmi les symp-
t6mes de la dépression, ily a le fait @avoir des idées noires, et que
Ton ne peut pas savoir si le chien a des idées noires, le chien n'a
pas de dépression.> Je caricature un peu, mais & peine.
= Pourquoi une telle différence entre la France et les
Etats-Unis?
—Pour étre exact, il s'agit plutot dune différence entre
Ja France d'un c6té, les pays anglo-saxons et nordiques de
Vautre. On retrouve ici le méme clivage que dans la psychia-
trie humaine, discipline dans laquelle la France a toujours
cherché en priorité a comprendre ce qui se passait dans le
cerveau, quand d'autres pays accordaient plus d'importance
a la thérapie comportementiale. Ce fut la méme chose avec
la psychiatrie animale. En 1964, Henri By, grand psychiatre
et humaniste des années 50-60, a publié un livre en collabo-
ration avec le vétérinaire Abel Brion, sous le titre: Psychiatrie
animale, Il y a 50 ans! Et il commence avec cette phrase
tres avant-gardiste, qui dit en substance: « Tout le monde est
aésormais d’accord quiil existe une psyché animale. Mais sil y a
une psychologie animale, comment pourrait-il ne pas y avoir de
psychopathologies chez les animaux?»
Pour le dire autrement: cela construit un monde comple-
tement différent si vous considérez que le chien que vous
recevez est en souffrance parce que son cerveau fonctionne
aCHIENS, CHATS... POURQUOI TANT DAMOUR?
dune fagon anormale ~ et donc quil faut aider son cerveau a
mieux fonctionner -, ou si vous considérez que ses maitres
sont défaillants, et que cest leur faute parce qu'ils ne lui
apportent pas la stimulation adéquate.
7
La folie de l’attachement
De méme, cela construit un monde complétement dif.
férent dadmettre ou non qu’un animal puisse étre fou. Ce
qui, pour moi, est une évidence. Le syndrome dissociatif du
chien, par exemple, est un équivalent de la schizophrénie
humaine. Mais pour la Société européenne déthologie vété-
rinaire des animaux domestiques, la réponse est non: aucun
chien, aucun chat n’est fou. Et qu’on ne viene pas me dire
que l'animal nest fou que dans le regard de homme! 1
Yest aussi dans le regard de ses congénéres, je peux vous
Vaffirmer. La folie de l'attachement niest d'ailleurs pas réser-
vée aux animaux de compagnie. Vous souvenez-vous de
Kamuniak, cette lionne vivant dans un parc du Kenya qui
sobstinait, il y a de cela un peu plus de dix ans, & adopter
des bébés oryx au lieu de les dévorer? En deux ans, elle en
a adopté six. Elle les défendait contre les autres lions, allant
jusqu’a mettre sa vie en péril pour protéger les petits oryx.
S'il ne s'agit pas la de folie, alors de quoi parle-t-on?
— Vous étes donc d'accord pour prescrire des psychotropes &
un chien ou un chat ?
—Absolument. Selon la pensée classique antipsychia-
trique, le psychotrope est le représentant de la science offi-
cielle, la camisole chimique qui est la pour enfermer ou
pour normaliser. Mais pour mes confréres et moi-méme,
2
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE D'AMOUR
donner des psychotropes & Vanimal est au contraire totale-
ment révolutionnaire! Crest dire que l'animal a un cerveau,
qu'il n'est pas une machine triviale mais complexe, dont
Vétat interne produit des réponses pas si prévisibles que ¢a.
Dans ce cadre-la, non seulement ce n'est pas norma-
tif de donner des psychotropes animal, mais cest lui
faire un cadeau! Je sais que ce n'est pas I'avis d’un cer-
tain nombre de vétérinaires ou d’éthologues... Ni celui de
tous les propriétaires de chiens ou de chats ~ méme si ces
derniers, en général, sont assez faciles & convaincre dés
lors qu’ilé comprennent que ma prescription ne vise pas
leur tranquillité mais le mieux-étre de leur animal. Mais
de fait, il y a des cas d’anxiété massive chez le chien que
je ne pourrais strictement pas traiter sans psychotropes,
méme s’ils s’accompagnent bien évidemment d'une th
rapie comportementale. Pour résumer: je tiens beaucoup
a l'idée que notre position de psychiatres vétérinaires nest
pas une position normative, mais une position denrichis-
sement. Nous acceptons V'animal dans sa totalité, dans sa
complexité, dans sa richesse - y compris pathologique. Cela
lui donne la possibilité davoir des dépressions, de souffrir
danxiété, Autrement dit d’avoir une forme de liberté par
rapport aux contraintes de la vie quotidienne.
—Pouvez-vous nous raconter comment se déroule une
consultation ?
Comme je suis vétérinaire, mon patient cest ’animal.
Mais ce que je diagnostique avant tout lorsqu’on m'améne
un chien ou un chat, cest une relation: celle qui existe entre
lui et le groupe d’humains avec lequel il vit. Notre approche
est forcément systémique: on considére que celui qui est
4BCHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
malade est le porteur du symptéme, mais qu'il est inclus
dans un systéme. Pour traiter les troubles du comportement
chez l'homme, tout le monde ne travaille pas ainsi. Ceux
qui se recommandent avant tout des thérapies comporte-
mentales et cognitives, par exemple, prennent celui qui ne
va pas bien et le traitent individuellement. De méme dans
Vapproche psychanalytique. Mais pour nous, vétérinaires
comportementalistes, il n’y a pas le choix: le diagnostic met
forcément en jeu deux individus (au moins) de deux espaces
différentes, et une relation.
Consultation transgénérationnelle
Dans le cas qui pourrait paraitre le plus simple — mais
on verra que cest le plus compliqué -, qui a-t-on a cette
consultation ? Un propriétaire, son animal et le vétérinaire.
Soit un systéme a trois individus, auxquels il faut ajouter
Ja relation entre le propriétaire et animal, la relation entre
le propriétaire et le vétérinaire, la relation entre le vétér
naire et 'animal, et enfin ceil du vétérinaire sur la relation
entre le propriétaire et l'animal. On est déja dans un sys-
téme complexe! Or, si l'on en croit le psychiatre Jacques-
Antoine Malarevicz, spécialiste de l’approche systémique
chez homme, plus un systéme est simple, plus il est com-
iqué a faire bouger. Cest une loi fondamentale: lorsque
je vois arriver une personne qui vit seule avec son animal,
je sais que cela sera plus difficile que lorsque je vois arri-
ver une famille tribu avec plusieurs enfants et plusieurs
animaux. Quand on est jeune praticien, on croit qu’on va
étre submergé par le nombre... Or plus il y a de gens, plus
ily a de solutions.
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE D'AMOUR
Le cas réellement le plus simple, celui qui permet le
mieux de travailler, cest de recevoir tous les membres de la
famille. C’est pourquoi je demande a mes clients, dans la
mesure du possible, de venir avec toutes les personnes qui
vivent avec le chien, Cela donne parfois des consultations
trés transgénérationnelles! Un jour, cest la grand-mere
d'une famille qui a ainsi pris rendez-vous, en me disant
delle-méme: «Je voudrais que mes enfants viennent en consul-
tation avec leur animal, parce que ma petite fille a été mordue
et je pense que cette hisloire ne va pas.» A Vheure dite arrive
donc la grand-mére initiatrice de la consultation, suivie du
pare, de la mére, de la petite fille, du grand frére et du beau-
ceron! A Vépoque, j/avais un petit cabinet, cela commencait
faire beaucoup de monde... Mais il faut apprendre a tra-
vailler ainsi. Car on est [a véritablement dans le systéme,
et animal aussi: il apprécie les forces, il apprécie ce qui se
passe... Et dans ce systme, bien souvent, il y a différents
rOles: celui des acteurs, celui des spectateurs et celui des
saboteurs. Qui va jouer quoi? Il est trés important de repé-
rer assez vite les saboteurs, pas forcément pour les faire
devenir acteurs, mais au moins spectateurs.
= Un exemple de ce petit théatre?
—Eh bien, il mlarrive assez souvent de demander aux pro-
priétaires d'un animal de ne plus lui donner de nourriture
pendant le temps du repas. Les acteurs sont ceux qui vont
activement respecter la nouvelle régle, renvoyer le chien s'il
‘approche, et qui ne lui donneront sa récompense qu’aprés
Ja fin du repas des humains. Le spectateur, lui, ne va rien
faire, sie nlest observer ce qui se passe: il nenfreindra pas
les nouvelles consignes, mais ne les renforcera pas non
6“Au bout du compte,
la prescription est toujours
la méme. Quelles qu’en soient
les modalités, elle consiste
a dire au chien : «On va
te redonner une place claire. »”
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE D'AMOUR
plus. Quant au saboteur, vous I'avez deviné, il suffit de tour-
ner le dos pour qu'il glisse un morceau de nourriture & V’ani-
mal pendant le repas, mettant ainsi en jeu le résultat final
de cette thérapie.
Comment, concrétement, se déroule une consultation ?
Combien de temps dure-telle?
Question durée, je suis un assez mauvais exemple.
Comme les gens qui viennent me voir arrivent souvent de
loin, et que je sais que je ne vais pas pouvoir les revoir avant
un moment, je les garde longtemps. Normalement, une
consultation ne devrait pas dépasser beaucoup plus d'une
heure. Mais quand le systéme est complexe comme celui que
je viens dévoquer, cela peut durer jusqu’a deux heures.
La plupart du temps, avec les chiens, le travail se déroule
autour des liens d’attachement et des rapports de pouvoir.
Pour certains dentre eux, la question de leur place hiérar-
chique est trés importante: 30 % des chiens que je vois
souffrent de «sociopathies», cest-i-dire de troubles des
relations sociales dues ce probléme. Savoir quelle est leur
place dans le groupe auquel ils appartiennent, cest une
grande histoire dans leur vie! Ces troubles donnent parfois
des réactions d'agressivité, le plus souvent d’anxiété, et sont
toujours ligs a la question: « Quelle est ma position dans le
groupe?» Au bout du compte, la prescription est toujours
la méme. Quelles quien soient les modalités, elle consiste &
dire au chien: «On va te redonner une place claire.»
Je me souviens d'avoir recu, il y a longtemps, une
famille marseillaise recomposée. Il y avait le chien - un
rottweiler -, le maitre du chien qui était le fils ainé (agé de
17-18 ans), la mére, le nouveau compagnon de la mere...
gCHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
De l'attachement, il y en avait beaucoup! Mais les régles en
étaient complétement folles.
‘Tres vite, le chien vient vers moi et me donne deux coups
de téte, comme font ces gros chiens assez stirs deux pour
demander une caresse. Je repére son mode de communica
tion, et la deuxiéme fois ot il arrive vers moi, je léve le genow
et le repousse séchement en lui disant: «Tu viens quand je
Fappelle.» La mere me dit alors: «Mais vous ne pouvez pas faire
ea! ~ Et pourquoi pas? — Parce que notre fils nous Ya bien dit: il
n'y a quune seule personne qui peut le sanctionner, cst lui! — Et
quand votre fils west pas la, vous faites comment? Quel message
envoyez-vous au chien s'il n'y a que votre fils qui a autorilé sur
lui?» Au bout d'un moment, je me suis adressé au nouveau
compagnon de la mare: « Vous voyez, le probléme, c'est que la
prochaine personne qui va étre menacée et mordue, c'est vous.
Vous étes un méle, vous avez une place un peu centrale dans
la famille. Si personne dautre que ce garcon ne peut contréler le
chien, celui-ci va un jour ou Vautre essayer de voir qui, de vous et
ui, est le plus fort...» Alors qu’ils repartaient, jai entendu celui-
Gidire a sa compagne: «Je te préviens, i n'est pas question que je
‘me fasse mordre!» Le systéme avait un peu bougé...
— Les chats, avez-vous dit, constituent environ 10 % de votre
«patientéle». Pourquoi viennent-ils consulter ? '
— Les deux grands motifs de consultation pour les chats,
ce sont la malpropreté et l’agressivité, Contrairement a ce
qui se passe avec les chiens, on ne pourra pas travailler sur
les relations sociales et hiérarchiques, car celles-ci niexistent
pas vraiment pour le chat. En termes d’intervention théra-
peutique, cela limite donc le jeu. Mais des troubles du com-
portement, il y ena!
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
Je vais vous raconter ’histoire de Melly. Un jour, sa pro-
priétaire arrive et me dit: « Vous allez me prendre pour une
folle. On me prend toujours pour une folle quand je raconte
cette histoire. » Et elle me décrit une chatte... qui est deux
chattes & la fois. Un abyssin adorable, qui vit avec un autre
chat, dort dans ses pattes et partage avec lui des rapports
tres harmonieux. Sauf que de temps en temps, cette méme
chatte devient tres bizarre. Elle regarde tout le monde avec
les yeux dilatés, se léche furieusement au point de s'arra-
cher les poils, agresse les autres chats, peut méme attaquer
les gens... Et ce sont des moments, me précise la dame,
qui durent plusieurs jours!
Diagnostic thérapeutique
Je lui réponds quelle rest pas folle, mais que sa chatte
souffre de dysthymie unipolaire — ’équivalent de notre
trouble maniaco-dépressif. Et brusquement, je vois cette
dame souffler! Cela fait des années qutelle essaie de racon-
ter son histoire et quion lui répond que cest elle qui s’y
prend mal ou quelle se fait des idées. Enfin quelqu’un la
cxoit, et propose un traitement! Lequel, dans un cas comme
celui-ci, passe obligatoirement par des médicaments. Mais,
avant méme que le traitement fasse effet, la relation elle-
méme est changée par une consultation de ce type. Le
simple fait de dire a cette dame qurelle n'est pas folle et que
son chat est malade, le fait quielle reparte avec un diagnos-
tic et une marche a suivre lorsque les crises apparaitront,
tout cela va faire bouger les choses au plan relationnel. Et
permettre d’éviter dentrer dans un cercle vicieux condui-
sant finalement & abandon ou a euthanasie de 'animal.
49CHIENS, CHATS... POURQUO! TANT D'AMOUR?
~ Et la malpropreté du chat, cela signifie quoi?
—Chez cette espéce, et quand il n'y a pas de cause orga-
nique, cest la manifestation la plus évidente d'un mal-étre.
On a évoqué l'importance du groupe social pour le chien.
Pour le chat, ce qui est le plus important, le socle sur lequel
il construit son équilibre, cestle tervitoire. Le chat nest pas
une espace territoriale au sens propre, dans la mesure oit il
nien défend pas I'intégralité, Mais il défend son lieu de vie,
son biotope. C'est pourquoi on parle de «biotopathie» pour
désigner les troubles qui y sont liés. Et ces troubles ne sont
pas faciles a prévoir! Vous pouvez par exemple décider de
mettre une jolie tapisserie a rayures dans votre salon, et pro-
voquer chez votre chat un changement de lieu de vie qui va
le perturber: il va alors perdre les phéromones d’apaisement
qu'il secrétait en se frottant la joue dans son environnement,
et les remplacer... par des marqueurs urinaires.
Pipi de chat
Cela dit, il faut étre tras attentif avec la malpropreté du
chat, car il y a aussi beaucoup de maladies physiques qui
peuvent la provoquer. II ne faut donc pas se tromper de dia-
gnostic, et toujours procéder a une vérification complete
des causes de troubles du bas-appareil urinaire, fragile chez
cette espace. Ce qui est stir, est que dans tous les autres
cas, la malpropreté est le signe d’un malaise. Cest pourquoi
il ne sert a rien de punir. Cela ne fait méme souvent qu’ag-
graver les choses, y compris lorsque lanimal est tout petit.
Les gens pensent souvent qu'il faut mettre au jeune chat le
«nez dans son pipi> pour lui apprendre & étre propre, mais,
50
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
ga ne sert strictement a rien! De méme avec le chien! Que
fait celui-ci, en effet, quand il sort dans la rue? Il renifle
tous les pipis avoisinants... Lui mettre le nez dans son pipi,
ce n'est pas une punition! Ce a quoi il va réagir éventuelle-
ment, cest & la colére. Mais pour que cette colere soit effi
cace, il faut prendre 'animal sur le fait. Si son propriétaire
entre deux heures aprés et se met en colére parce que son
tapis est trempé, le chien va penser qu'il se met en colére
parce qu'il vient lui dire bonjour en frétillant de la queue...
Tlne va rien comprendre.
~ Idem pour les chats ?
—Absolument. Les prendre par la peau du cou pour leur
faire renifler leur pipi quand ils sont tous petits, cela les met
en position foetale, ils ne voient rien, nfentendent rien, et donc
niapprennent rien. Quand ils sont plus agés, cela leur fait
:al, ils sont en réaction de défense et ne vont rien apprendre
non plus. La malpropreté chez le chat est la manifestation
d'un comportement anxieux, et la seule chose qui fonctionne,
Cest de faire diminuer V’anxiété. Par des moyens chimiques
si nécessaire, mais souvent par une simple restructuration
de son territoire. Faire attention a ce que sa nourriture ne
soit pas a c6té de sa caisse, lui assurer un champ d'isolement
~endroit oi il dort et se toilette — dans lequel il peut se
réfugier sans étre perturbé par d’autres animaux ou des sti-
mulations désagréables, cela peut suffire & régler le probléme.
Bref, pour que le chien soit heureux, il faut qu'il ait des
relations claires et harmonieuses. Pour que le chat soit
heureux, il fzut qu'il ait un environnement contrélable par
lui-méme ~ aprés quoi, seulement, il peut développer des
relations équilibrées.
31“Les gens pensent souvent
qu'il faut mettre au jeune chat
le «nez dans son pipi»
pour lui apprendre a étre propre,
mais ga ne sert strictement a rien!”
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE D'AMOUR
—Est-ce que vous recevez parfois des perroquets en
consultation ?
Moi, non, mais cela existe. Cest assez bouleversant, les
perroquets. Quand ils vont mal, une des manifestations de
leur souffrance est le picage, autrement dit le fait de s’ar-
racher des plumes. Ce comportement stéréotypé est pour
Voiseau la seule facon de s'apaiser partiellement ~ contre
Yennui, la peur ou les troubles de l'attachement. Il arrache
ses plumes, mais il ne parvient jamais a s'apaiser tout &
fait. C’est un cercle vicieux, qu'il est pas facile de faire
diminuer, puis disparaitre. Regardez cette photo, ce caca-
tos affublé d'une muselidre: il se piquait tellement au sang
que ses propriétaires avaient di en arriver & cette extrémité!
Vous imaginez, pour un perroquet, ne plus pouvoir se servir
de son bec... Cela équivaut 4 une camisole de force.
Les traitements? Celui-ci a été traité avec des psycho-
tropes, on a enrichi sa cage, et on a réussi a 'en sortir: en
trois mois, mon confrére et ses propriétaires sont parve-
nus 4 le remplumer. Quand un perroquet fait du picage,
on peut essayer d’améliorer son environnement, supprimer
ce qui le dérange, lui accorder plus d’attention, mettre & sa
disposition des jouets et de la végétation pour qu'il s‘oc-
cupe... Moi, je me sens relativement a l’aise avec cet oiseau,
parce que j‘en ai un & la maison, et que jai lu tout ce qui
a été écrit a leur sujet. Mais on connait encore trés peu de
choses sur la psychopathologie du perroquet. Cela dit, on
ne peut pas imaginer, avec les capacités cognitives qui sont
les leurs, qu’ils n’aient pas toute la panoplie des Loubles
comportementaux et anxieux que nous connaissons chez
les chiens et les chats. Ce sont des oiseaux qui ont besoin
53IENS, CHATS... POURQUO! TANT D'AMOUR?
de comprendre ce qui se passe, de controler leur environne-
ment, de savoir comment le manipuler... Quand les choses
leur échappent, cela met certains dentre eux dans un état
émotionnel indescriptible.
—Avoir vous-méme un perroquet, cela vous a beaucoup
appris?
= Cela ouvre un monde! Avant d'avoir Salsa, il était tres
compliqué pour moi d'imaginer la relation que les gens pou-
vaient avoir avec un oiseau comme celui-la ~ un oiseau qui se
comporte comme une personne qui leur parle. Aujourd’hui,
la relation que j'ai avec cette femelle perroquet est celle d'un
propriétaire lambda doublé d'un vétérinaire comportemen-
taliste. Ce qui la rend doublement intéressante!
Cognition rime avec émotion
Jen suis arrivé ainsi a une observation passionnante.
Avec les mammiféres comme les chiens et les chats, nous
partons d'une racine commune: les liens qui existent entre
nous ne sont pas seulement historiques, mais biologiques.
Avec les perroquets, cest le contraire: il n'y a pas de base
commune, mais il semble que se soient produites des évo-
lutions convergentes... De maniére générale, les espéces
qui ont un cerveau, une capacité de préhension et des yeux
semblent avoir convergé vers des capacités cognitives qui
sont plus impressionnantes que les autres, Ces oiseaux
ont donc pris un autre chemin que nous pour arriver
un résultat assez proche du nétre. Et ce qui est extraor-
dinaire, cest que chez ces espéces a trés haut niveau de
cognition, le niveau d’émotion est aussi trés élevé. Voila
54
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE D'AMOUR
qui fait mentir mon grand-pére, qui me disait: « Les études,
0 dessiche le coeur!»
Mon grand-pére sous-entendait que lorsquon monte en
cognition, on baisse en émotion. Je pense exactement le
contraire. La cognition rend surtout les choses plus com-
plexes. Que ce soit chez le perroquet, chez le dauphin, chez
le chien ou chez I'humain, plus haut est le niveau de cogni-
tion, plus complexes et intéressants devienment la capacité
dattachement et le registre émotionnel. Par exemple: un per-
roquet est fait pour vivre en couple avec un autre perroquet,
mais s'il se retrouve sans autre perroquet, et quel qu’en soit
le sexe, il vivra en couple avec un autre individu. Pour Salsa,
qui est avec nous depuis trois ans, le partenaire est tres clai-
rement ma ferme Marie. La plupart des gens ne peuvent pas
la caresser, Marie peut en faire ce quelle veut... Moi, je suis
le prince consort: je peux faire beaucoup de choses avec elle,
|a faire travailler, mais je n’ai pas droit aux mémes privautés
que Marie. Quant a nos fils, il leur arrive de se faire attaquer.
—Entre Salsa et Marie, il s‘agit d'une véritable histoire
damour?
~ Crest le moins quion puisse dire! Quand Salsa est arri-
vée dans notre foyer, je me suis retrouvée dans la position
du spectateur, parce que le lien s'est fait immédiatement
entre Marie et elle. Et ga, ce fut pour moi une vraie surprise!
Salsa avait moins de sept mois au moment de son adoption.
Lorsque nous sommes allés chez son éleveur, il lui restait
deux perroquets: Pun avec une bague bleue, et l'autre, qui
était déja réservé par d'autres personnes, avec une bague
blanche. Les deux oiseaux étaient sur le toit de leur cage, et
pouvaient s'approcher a leur guise des visiteurs.
55CHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
Ce qui stest passé est presque incroyable, Marie arrive, et
Bague blanche flashe instantanément sur elle. Ceest alors un
tout petit oiseau agé de six mois. Elle s/avance sur le toit de
la cage — tandis que Bague bleue, celle qui nous était des-
tinée, semble méfiante et effrayée -, Marie ‘approche, elle
commence a lui parler doucement... Au bout d'une demi-
heute, je dois la tirer par la manche pour rendre la liberté
4 notre héte! Le lendemain, je rappelle 'éleveur et je lui
dis: «Je crois quon a un probleme... - Oui, jai bien vu qui
stétait passé quelque chose. Ecoutez:: les personnes qui avaient
retenu ce perroquet ne Yont pas vu. Je vais leur poser la question,
si ga ne les dérange pas de changer..., me répond-il. Et cest
ainsi que Salsa est arrivée & la maison, ott elle a repris la
conversation avec Marie la oi elle s’tait arrétée, D'emblée,
Cétait joué. C’est cela qui m’a surpris: je ne mYattendais
pas & cette accroche immédiate. Ni a la réflexion de Marie
quelques jours aprés, qui m’a dit: «Cela me fatigue comme
quand javais Adrien au début. Elle me demande tout le temps
quelque chose, je me couche le soir, je suis épuisce...»
— Cette belle histoire Villustre & merveille: entre Vanimal
et Vhomme — ou la femme -, il se produit véritablement une
relation d’attachement... Comment pensez-vous que tout cela
a commencé?
—Avec le chien, Et d'un commun accord. On trouve déja
des chiens et des hommes ensemble il y a 14000 ans, cest-
adire plusieurs milliers d’années avant la domestication
des animaux. Vraisemblablement, il y a donc eu une coévo-
lution. Chiens et humains se sont rapprochés, et je pense
que la premiére fonction de ce rapprochement a été détre
ensemble. De se dire conjointement: «On a tous les deux
56
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
un peu peur de ce qui se passe dans la caverne, on se blottit l'un
contre Vautre, on se rassure...» Et puis, tres vite, les chiens ont
da apporter de l'aide, sur des choses simples: rabattre un
gibier, entendre larrivée d’un étranger, etc.
Alavie, a la mort
On entend souvent dire: «Autrefois, les chiens étaient essen-
tiellement la pour leur utilité. S'ils présentent aujourd'hui un
nombre croissant de troubles du comportement, cest parce quon
les consideére de plus en plus comme des substituts affectifs.» Je
m’inscris totalement en faux contre ce raisonnement. Je
pense que la fonction primaire du chien, pour I’humain,
cest détre un étre d'attachement. Dés le départ. A partir du
moment oii on a enterré des gens avec leur chien, ce quon
soulignait, cétait la relation. Une relation forte et privilégiée,
jusque dans la mort.
Comme j'ai la chance de voyager beaucoup, j
ché, un peu partout ott je suis passé, s'il y avait des photos,
des tableaux, des bas-reliefs sur lesquels le chien était repré-
senté. exemple qui m’a le plus marqué est celui du monu-
ment des Boers, en Afrique du Sud. Les Boers nétaient pas
des tendres, ils étaient de rudes Hollandais arrivés dans des
conditions difficiles, qui se sont battus avec les tribus avoisi-
nantes. Eh bien, 4 l'intérieur du Voortrekker Monument, &
Pretoria, qui est une sorte de grande pyramide trés austere,
des bas-reliefs courent tout le long sur lesquels sont repré-
sentées de multiples scénes avec des chiens. Et ce ne sont
que des scénes d'attachement: des chiens avec des enfants,
avec des femmes, dans des situations familiales... Y compris
lorsqu'il s’agit de chiens aussi inquiétants que le boerbull,
7CHIENS, CHATS... POURQUO! TANT D'AMOUR?
une race qui aurait été créée par les fermiers boers pour
chasser les esclaves. Ou que le rhodesian ridgeback, qui est
tun chien de combat.
En Suisse, dans des églises du x1" siécle, on trouve des
sculptures oit le chien est au pied des gens, dans des situa-
tions d'attachement manifeste. Sans parler de tous les
tableaux oit cet animal est représenté!
A votre avis, quel est le moteur de cet attachement ?
~Tout prend sa source dans les mécanismes biologiques,
qui sont les mémes pour un grand nombre despeces.
Lattachement n'est pas un choix: Cest une nécessité pour
Ia survie et la croissance des nouveau-nés, Dans la majorité
des espéces, le premier étre dattachement, celtui dont tout
va dépendre, cest la mere. Toutes les fernelles mamriféres
sont ainsi calibrées, sur un plan multisensoriel, pour réagit
aux signaux de fragilité émis par les petits. Cette program-
mation biologique les prédispose & entrer dans une relation
particuligre avec un étre vivant... méme si celui-ci n'est pas
de la méme espéce! D’oit cet exemple troublant, que mont
rapporté plusieurs consceurs vétérinaires: lorsqu’un chiot
pleure dans leur clinique alors qurelles ont des enfants en
bas age, le lait sort de leurs seins. Il n'y a pas plus belle et
plus forte preuve de la communauté biologique qui existe
entre ces deux espaces!
Ce qui va faire ensuite que ’attachement entre |'homme
et animal est possible, cest que l'autre soit capable de
répondre. Or, le chien ne demande que ga! Chez le chat, cest
moins automatique: ce mest pas la base de son équilibre
= ce qui, toutefois, nempéche pas certains chats de nouer
des relations passionnées avec leur étre d'attachement. Pour
58
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE D'AMOUR
le dire autrement: la structure sociale du chien correspond
un peu a la nétre, lui comme nous sommes faits pour vivre
en groupe. Le chat, lui, rvest pas une espace sociale ~ méme
si certains chats, en tant qu’individus, peuvent se révéler
tout a fait sociables. Un chat peut vivre solitaire. Mais un
chien, s'il n'y a pas d’autres chiens autour de lui, vivra en
groupe avec les humains. Cette socialité que nous parta-
geons avec lui a sans doute aidé a ce que, dés le départ, les
deux espéces s‘entendent bien.
‘Autre chose pour expliquer Vattachement, que ceux qui
niont jamais eu d'animal ont du mal a comprendre: on ne
s/attache pas 2 «un chien» ou a «un chat». On s’attache
& Dora, ou a Minouche: cest-a-dire @ un individu, quion
- apprend a connaitre au méme titre quon connait une per-
sonne humaine, Avec cet animal singulier survient ensuite
un échange quotidien. Et aussi la satisfaction — et cest
rs important — de lui apporter le soin. En tant que vété-
rinaire, Cest une phrase que jentends trés souvent, qui est
touchante dans sa répétition et que je me garde bien de
contredire: « De toute fagon, si ga wavait pas été moi, ce chien
serait mort, parce que je Yai nourri au biberon pendant sept
semaines, ou parce que je Vai gardé quand personne ne Vaurait
{fait, etc.» On est dautant plus attaché a son animal quon a
fait des choses pour lui, Et si lon exagare parfois sa propre
importance dans cette affaire, on se trompe rarement sur
le fait que son animal est en souffrance. J'ai fait un jour
une conférence que j'ai intitulée «Plaidoyer pour l'anthro-
pomorphisme>... Car les gens, taut compte fait, se trompent
rarement lorsqu'ils projettent leur ressenti sur leur animal
familier: la plupart du temps, ils ressentent ce dont celui-ci
a besoin, et s'il est bien ou non.
39“On ne s’attache
pas 4 «un chien»
ou a «un chat».
On s’attache a Dora,
ou a Minouche.”
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE D'AMOUR
= Cet attachement a son animal peutil devenir trop envahis-
sant? Pathologique ?
= Oui, mais ce ne sont pas des cas que je vois beaucoup.
Je crois que les gens qui ont un hyper-attachement & leur
animal ne sont pas des bons clients pour les vétérinaires.
Encore moins les vétérinaires comportementalistes, parce
qu'ils ne veulent pas quon y touche. Crest particulitrement
yrai dans le cas qu’on appelle I’«animal hoarding » (accu-
mulation d’animaux), ou syndrome de Noé. C’est une mala-
die qui consiste & posséder trop d’animaux de compagnie,
plus qu’on ne peut en héberger, nourrir et soigner correcte-
ment, Les gens qui sont atteints du syndrome de Noé sont
vraiment attachés pathologiquement a leurs animaux, ou
plutot a l'idée méme de les posséder, de les protéger. Ils
nenvisagent pas de sen séparer, et le plus souvent, ils ne
vyeulent pas admettre quills les font souffrir. Ce sont surtout
des femmes, souvent un peu agées et vivant seules.
J'ai un souvenir trés précis d'une cliente contre laquelle
j'ai dai me facher. Elle avait 250 chats! Elle les faisait soigner,
et japprends un jour quielle vient de récupérer un chaton
supplémentaire. J'avais un client qui cherchait a adopter un
petit chat, je lui demande donc si elle veut bien placer son
chaton. «Quand on rentre chez moi, on nen sort plus», me
répond-elle... Je lui ai répondu que je ne voulais plus la voir,
et que faire vivre un chat avec 250 congénéres, ce n'était
vraiment pas un cadeau. Cette femme, et ce mest pas un
hasard, avait eu un passé compliqué, une relation trés parti-
culigre avec son mari... Dans un cas comme celui la, on est
dans la pathologie mentale pure, doublée d'une maltraitance
envers l'animal. Car contrairement & ce que croient les gens
aCHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
qui en sont atteints, ce qu’ils font n'est pas bon pour les ani-
maux. Il s‘agit d'un déréglement de Vattachement, comme
chez la lionne qui voulait a tout prix adopter des oryx.
Chaque trouble de lattachement entre 'homme et l’ani-
mala ses conséquences propres. Ainsi, il existe chez le chien
ce que Yon appelle des «autonomopathies», cest-a-dire des
troubles liés au manque d'autonomie. En temps normal, le
role de l'adulte vis-a-vis du petit - qu'il s'agisse de la méme
espéce ou pas -, Cest de l'aider 2 devenir autonome. Cest
dailleurs ce qui me fascine dans l'attachement. Cest un désir
qui va a son annulation: si on donne un bon attachement &
un animal - ou A un enfant -, il doit pouvoir partir. Or, ily
a des chiens tres vulnérables sur ce plan-li - des chiens ‘qui
ont souffert de certaines conduites délevage, ou qui ont été
envoyés comme un colis par le train. Et il y a des personnes
qui ont du mal & donner de ’autonomie a leur animal. Cela
arrive plus fréquernment avec des personnes seules ~ des
quill ya plusieurs membres dans la famille, !animal parvient
a se faufiler entre eux et 4 mieux trouver son autonomie.
= Et que se passe-il alors?
—Je me souviens d'une cliente - le cas était trés joli -
venant réguliérement me voir parce que son chien, un
Yorkshire terrier, avait un probléme: il était pas capable
de manger autrement qu’a la petite cuillére. Elle arrivait,
on mettait le chien dans une cage, on le caressait, je lais-
sais passer quelques heures... aprés quoi je lui mettais une
gamelle dans sa cage et il mangeait trés bien. Mais de retour
4 la maison, il ne mangeait de nouveau qu’ la petite cuil-
lere! En fait, il répondait a la demande de la dame. Je suis
sér quelle ne me mentait pas, et quelle essayait vraiment
62
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
de le faire manger & la gamelle. Mais inconsciemment, sa
demande était: « Tu ne dois manger qua la petite cuillere. » Et
elle devait émettre de tels signaux d'inquiétude autour de la
question: «Va-til manger dans sa gamelle ou ne va-t-il pas le
{faire ?», que la seule facon de faire qui soit apaisante pour le
chien était dattendre détre nourri a la petite cuillére.
Dans un cas comme celui-la, 'animal répond a la
demande implicite de son propriétaire. Le probléme, cest
que la plupart du temps, il ne peut alors pas rester seul. Et
les deux se retrouvent coincés dans une fusion émotionnelle,
dans une difficulté 4 se séparer qui peut rendre les choses
insupportables. Il faut remarquer d'ailleurs que j'ai vu cette
diente avant d@tre vétérinaire comportemenialiste. Elle est
venue me voir parce que son chien ne mangeait pas. Mais
elle ne serait probablement pas allée voir un comportemen-
talisme, car elle savait trés bien ce qu'il lui aurait dit. Avec la
peur, au fond, quin lui demande de moins aimer son chien.
Ce qui mest jamais notre prescription! Instiller une dose
dautonomie dans la relation ne fait que renforcer le lien.
— Que faites-vous lorsque vous vous rendez compte que lani-
‘mal, au contraire, souffre de ne pas étre assez aimé?
~Ce quil est important de repérer en tant que vétérinaire
comportementaliste, cest le moment oti animal en a trop
fait. Trop de bétises, trop dagressivité, trop d’étrangeté.
Cest le moment oii l’attachement est en danger. Si jécoute
parler ceux qui sont venus me voir et qu'au bout d’un quart
d'heure, ils rront dit que des horreurs sur leur compagnon,
si je leur demande alors s'il reste des bons moments vécus
ensemble... et qu'il ne reste rien, alors il y a un vrai danger
pour Panimal. Car dans ces cas-a, il n'y a plus grand nombre
3CHIENS, CHATS... POURQUOI TANT DAMOUR?
de ressorts sur lesquels jouer pour remettre en route le cir
cuit de V'attachement ~ et il en faut beaucoup, de lattache-
ment, pour supporter un animal difficile.
Le risque de désamour
Mais parfois, s'il n’est pas trop tard, il suffit de souffler
sur les braises. En montrant par exemple que ni l’animal ni
les hommes ne sont fautifs, qu'il s‘agit d'une pathologie. Ou
encore en affirmant, dans le cas d’un chien hyperactif, que ce
niest pas parce qu'il ne le montre pas qu'il nest pas attaché &
ses maitres, Cest une technique classique et efficace & laquelle
j'ai eu souvent recours. Je repére que ce chien, qui r’arréte
pas de bouger, est revenu dix fois au cours de la consultation
poser sa téte, ne serait-ce que deux secondes, sur les genoux
de sa propriétaire. Lorsque je dis & celle-ci qui se plaint de
son chien: «Oui, mais tout de méme, il est és attaché @ vous»,
et queelle répond: « Pensez-vous! Il peut suivre wimporte qui,
je lui fais remarquer que ¢a fait dix fois quill est venu poser
sa téte sur ses genoux depuis le début de notre entretien... Et
souvent, il arrive alors que quelque chose se remette en route.
Ce que les gens doivent savoir, cest que le syndrome d’hype-
ractivité rfaltére pas V'attachement de Vanimal pour 'homme.
Simplement, cet attachement est plus difficile & percevoir qu’
Tordinaire. En ce sens, cette pathologie place ceux qui en sont
atteints dans un plus grand danger de désamour que le syn-
drome de privation sensorielle. Dans ce dernier cas, Yanimal,
certes, est en souffrance. Mais dans ce monde terrible qui
Yentoure, il y a au moins une figure d’attachement qui est
son sauveur, et qui, justement parce qu'il est dans ce réle de
sauveur, ne se sent absolument pas autorisé & 'abandonner.
64
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE DAMOUR
Alors que V'hyperactif, qui est un bon coeur dlartichaut et qui
snivra celui qui court le plus vite, prend le risque de donner
Vimpression qu'il n’aime pas ceux avec qui il vit, et que ce rrest
donc pas grave de le laisser tomber. Ce qui est faux!
— Est-ce une bonne chose pour les chiens et les chats d’étre
plusieurs dans une méme famille ?
— En fait, cela n'a pas beaucoup d'importance. Le plus sou-
vent, cest 'humain qui est Yobjet d'attachement pour l'ani-
sal, bien plus que les autres animaux. Ce rest pas toujours
Te cas: on voit des chiens pour qui objet dattachement est un
autre animal, et cest en général 3 la mort de ce dernier qu’on
seen rend compte: celui qui est resté peut alors faire une
dépression de deuil carabinée, ou devenir trés anxieux parce
quiil a perdu ses repéres. Mais dans la tres grande majorité
des cas, létre d'attachement de référence du chien, cest un
humain. On peut bien le laisser avec d'autres chiens: s'il est
dans une souffrance dabandon, cela ne le soulagera pas.
11 y a une explication a cela. Le plus souvent, les chiots
arrivent dans une fa A un ge oi ils ne peuvent pas
vivre sans attachement primaire, cest-i-dire sans se fixer
sur un étre dattachement privilégié. En général, il va donc
choisir une personne précise, qui va étre sa figure d'atta-
chement. Et pas seulement parce quielle le nourrit! Par
exemple, lorsqu'un chien ou un chat s‘intégre dans un foyer
avec enfants, il est souvent décidé que cest l'un des enfants
qui va le nourrir, et celui-ci en est le premier daccord car
il pense qu’ainsi, cest & lui que le nouveau venu va s’atta-
cher en priorité. Or, ce n'est pas toujours le cas. Seul l'ani-
mal décidera qui sera son étre d'attachement, et il nest pas
facile de connaitre les ressorts de sa décision, Pour éviter
65iS, CHATS... POURQUOI TANT DAMOUR?
ces erreurs daiguillage, on conseille aux familles, lorsquelles
vont chercher leur animal, de le placer pendant le chemin du
retour sur les genoux de la personne & qui lon souhaite q
s/attache en priorité... Mais cela ne fonctionne pas toujours!
Pour en revenitr a votre question, que le chien vive seul ou
avec d'autres chiens dans une famille rrest donc pas l'essen-
tiel. Les chats, en revanche, n'y seront pas indifférents: deux
scénarios opposés peuvent survenit, quasiment a parts égales.
Pour certains, la mort de leur compagnon est une catastrophe.
Pour dautres, il est tout a fait évident quiils ne ressentent pas
de manque et en profitent pour reprendre toute la place...
Comme sills se disaient: « Enfin seul !> On retrouve Ia le fait
que le chat nfest pas une espéce obligatoirement sociale. Il y
en a pour qui la compagnie d'un congénére va tre un enri-
chissement, et d/autres pour qui, clairement, ce sera une géne.
— Nos compagnons peuvent-ilsétre jaloux les uns des autres?
—Cette question me fait forcément sourire. Pendant des
années, jai en effet expliqué a mes étudiants et a des centaines
de clients que la jalousie chez le chien, cela nfexistait pas.
D’abord d'une facon péremptoire, puis de moins en moins
assurée... Et maintenant, jaffirme le contraire. Je reconnais,
mftre trompé. Mais je sais aussi dot: provient erreur. Elle
provient de ce que les propriétaires de chiens attribuent sou-
vent au mot «jalousie» la définition humaine la plus élaborée,
Cest-i-dire la possibilité de souffrir parce que nous pensons
=A tort ou a raison ~ que autre, celui que nous aimons, en
préfére un autre. Croire que les chiens sont capables de cela,
Cest faire preuve dun anthropomorphisme déplacé,
Je méexplique. Lorsqu'un propriétaire dit de son chien:
«Quand je mien vais, il se venge. Il détruit ma paire de
66,
ELLE COURT, ELLE COURT, LA MALADIE D'AMOUR
chaussures, cest bien pour me montrer quil est faché et que cst
@ moi qu’il en veut», cest un raisonnement qui se tient...
Mais qui ne colle pas. Car ce type de réaction suppose davoir
ce qu’on appelle une «théorie de esprit», cest-a-dire détre
capable d'une double abstraction: une pensée qui imagine
la pensée de lautre, et qui agit en conséquence avec an}
pation. Je préte beaucoup au chien, mais pas cela.
Uodeur de la jalousie
Pourquoi alors le chien détruit.il les chaussures de son
maitre? Parce quill cherche Vétre d’attachement qui a dis-
paru. Or, dans un monde de chien, ce qui représente létre
dattachement, ce sont tous les endroits qui ont été touchés
par lui, les objets sur lesquels il y a ses traces odorantes. Ses
chaussures, par exemple. Face 4 elles, le chien retrouve un
bout de la personne odorante. II les soumet alors & une expl
ration orale approfondie, comme le ferait un chiot ~ car il est
A cet instant de détresse dans une attitude @autonomopathi
primaire. 1 commence & les léchouiller, & les machouiller,
son comportement semballe... Et cest ainsi qu'il finit par
détruire les chaussures. Non par désir de vengeance, mais
parce qu’il est dans la recherche de son étre d'attachement,
‘Avec la jalousie, cest un peu la méme chose ~ méme si
je ne préte pas au chien, je le répéte, les mémes capacités
abstraction qu’a nous-mémes. Je ne pense pas que mes
chiens se disent, quand ils me voient partir: « Quelle hor-
reur! Ilva voir @autres chiens!» En revanche, quand je rentre
et que j'ai les odeurs d'autres chiens sur moi, je pense que
cela les émeut. Alors oui, ils sont jaloux! Cst également
ce sentiment qui anime notre fox-terrier Toc ~ surnommé
0CHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
«Jalousette» — quand on s‘intéresse a un autre animal que
lui: il vient alors systématiquement se mettre au milieu,
juste entre lui et nous! Cest d'ailleurs ce comportement qui
est le plus souvent évoqué par les propriétaires quand on
leur demande de décrire les manifestations de jalousie de
leur chien ou de leur chat.
Rapportée & nos animaux familiers, une définition de la
jalousie pourrait étre celle-ci: ce qui met en danger une rela-
tion privilégiée. Ou encore, en langage animal: «Si je vois
quelque chose qui pourrait mettre en danger ma relation privilégice
avec quelqu’un et que je réagis @ cela, alors jexprime de la jalou-
sie.» Dans ce sentimentla, les chiens sautent a pattes jointes!
= De votre intense fréquentation de ces humains qui vous
aménent leur chien ou leur chat, quel principal enscignement
tirez-vous aujourd’hui ?
—Au risque d’tre taxé de midvrerie, mon métier m'a
appris quill y avait autour de nous beaucoup plus de preuves
de solidarité et dempathie que nous ne pourrions le croire
en écoutant le journal télévisé. Ce qui se passe entre les
animaux de compagnie et les humains est une réalité quo-
tidienne pour des millions d’entre nous. Et aprés plus de
35 ans de contacts avec des propriétaires de chiens, de chats
ou doiseaux, je peux vous V'affirmer sans Yombre d’un
doute: il y a de Yamour entre ces différentes espaces. Il y
a de vraies histoires, dans lesquelles chacun compte pour
autre de maniére spécifique. Avec tout le bonheur et toute
la souffrance que cela implique.
*
a
SIL TE PLAIT,
APPRIVOISE-MOI !
Entretien avec Eric Baratay
Entre eux et nous, l'aventure affective a commencé
dés la préhistoire. Elle a traversé les civilisations,
cétoyé les religions, évolué au gré
des révolutions sociales et industrielles.
Depuis la seconde moitié du xx sidcle,
les animaux de compagnie ont pris dans nos vies
une importance considérable. Au point de transformer
eur facon détre. Depuis quelques décennies,
les animaux de compagnie sont devenus
des membres de la famille a part entiére.
Une relation passionnelle qui modifie en retour
leur facon de se comporter avec nous.
69.Carnenrne Vincent — Depuis des temps immémoriaux,
Vanimal est le compagnon de Vhomme. Sait-on comment tout
cela a commencé?
Eric Baratay — Le premier animal 4 avoir été domesti-
qué est le chien, et cétait il y a trés longtemps. Plus long-
temps méme, qu’on ne le croyait encore récemment. On
parlait jusqu’alors de -12 000 4 ~15000 ans. Mais des
restes d'un chien apprivoisé ou domestiqué plus anciens
ont été trouvés & Piedmosti (République tchéque, datant
dil y a-26000 ans), dans les grottes de Goyet (Belgique,
~31700 ans)... Et surtout en Sibérie, ott a été mis au jour le
crane du chien dit «de V'Altai», du nom du massif monta-
gneux oit il a été découvert. Sa datation a révélé qu'il était
vieux de 33000 ans! Et l’analyse de son apn, effectuée &
partir d’une dent, a montré qu'il était bien 'ancétre du chien
moderne, puisqu’il s'est révélé génétiquement plus proche
de celui-ci que du loup.
— Ce chien trés ancien, sait-on a quoi il pouvait étre utile?
— Il s’agissait peut-étre d'un compagnon de chasse. Mais
qui a commencé? Ce nest pas évident. Est-ce le loup qui
a domestiqué l'homme, ou homme qui a domestiqué
le loup? Le loup peut trés bien s’tre dit que !homme était
une espéce intéressante, qui tue et laisse beaucoup dos
autour de lui... Pourquoi alors aller courir, quand il suffit
de s'approcher des hommes pour trouver tranquillement
des carcasses? Dans ce domaine, il y a eu plusieurs hypo-
théses qui furent successivement & la mode. Mais toutes
7
S'ILTE PLAIT, APPRIVOISE-MOI !
manquent de soubassement, et aucune ne peut donc étre
considérée comme certaine. Pendant longtemps, on a ainsi
considéré que le loup avait été domestiqué pour étre un
auniliaire de chasse: 'idée a dominé du x1x* siécle jusqu’aux
années 1970-1980. Dans les années 1980-1990, lidée & la
mode était de type culturel, notamment sous I'impulsion
de V'anthropologue Jean-Pierre Digard. D’aprés lui, on a trés
bien pu domestiquer le loup gratuitement, pour montrer
que Yon mettait la main sur un étre vivant.
Selon cette hypothése, la culture prend la main sur la
nature: la domestication est véritablement une action de
force sur les animaux. Mais la non plus, aucune preuve.
Et ce qui devient a la mode maintenant, en provenance
des pays anglo-saxons et plus précisément des Etats-Unis,
Cest presque le contre-pied de I'hypothese de Jean-Pierre
Digard: homme n’a pas pu imposer la domestication sans
une acceptation de animal. Selon cette approche, il faut
qu'il y ait interaction entre les deux espéces pour que cela
fonctionne. II faut une volonté de la béte. C'est I'idée que
développe l'essayiste américain Stephen Budiansky, auteur
de plusieurs livres sur les animaux, dans un ouvrage paru
en 1992: The Covenant of the Wild: Why Animals Choose
Domestication (Pourquoi les animaux. choisissent la domesti-
cation): pour qu’une domestication fonctionne, il faut que
Yespéce domestiquée y trouve son intérét.
=A partir de quand dispose-t-on de données fiables sur le
compagnonnage entre homme et Vanimal ?
=A partir de Vépoque celte, de lpoque gauloise. Cest &
ce moment, autour du x’ si&cle avant J-C., quon commence
a retrouver des restes de chiens et de chevaux dans des
nCHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
sépultures humaines. Bien que l'inhumation des chiens et
des chevaux soit assez limitée & Age du fer ~ car ces animaux
étaient souvent consommés ou incinérés -, des sites comme
celui de Wettolsheim (Haut-Rhin) montrent des inhuma-
tions conjointes. Avec la conquéte romaine, qui entraine
Yabandon de la consommation du cheval et du chien, les
cas d’inhumations se multiplient. Sur le site gallo-romain
de VertillumVertault (Céte-d0r), datant environ du 1* siécle
aprés J-C., on a ainsi exhumé une véritable nécropole da
maux, comprenant environ 200 chiens et des dizaines de
chevaux, ainsi que des moutons et des boeufs. Ces animaux
ont, semble-til, été sacrifiés par un coup violent porté & la
téte, avant détre inhumés dans des fosses.
Léboueur, le chasseur et le compagnon
En ces tempsa, les chiens et les chevaux pouvaient avoir
des statuts trés différents, Le maitre pouvait se faire enterrer
avec son chien de compagnie a ses cétés, ou son chien de
chasse ~ 4 moins que ce ne soit le méme: les deux fonc-
tions, a Yépoque, ne s’excluaient pas l'une autre. Mais & en
croire la maniére dont les animaux de Vertault ont été tués
et enterrés, on peut imaginer quill s'agissait de rituels gau-
lois, destinés & aider les hommes a passer dans l'au-dela:
placés aux cOtés des corps humains, les animaux morts
constituaient une présence réconfortante.
De maniére générale, il est intéressant de constater qu’
cette époque, les représentants d'une meme population ani-
male peuvent avoir des fonctions différentes. On peut trés
bien trouver dans le méme lieu des chiens de compagnie,
des chiens de chasse et des chiens éboueurs, qui tourneront
nm
;
;
S'IL TE PLAIT, APPRIVOISE-MO1 !
autour du village et que Von va repousser & coups de bouts
de bois. Tout cela est trés indécis, trés fluctuant. J'ai été tes
frappé de constater, en lisant récemment la relation des
voyages au Canada de Samuel de Champlain - début xvi"
siécle -, que ce statut mouvant du chien ~ il n'y avait pas
de chevaux dans ces tribus ~ se retrouvait chez les Indiens
de cette époque. Au moment de la mort d'un chef indien,
relate Champlain, on tue ses deux chiens favoris, qui sont
aussi ses chiens de chasse. Dans notre monde occidental,
Cest a l'époque grecque et romaine que l'on voit ces statuts
se partager véritablement, un peu a la maniére contempo-
raine, On trouve alors des animaux véritablement faits pour
la compagnie, et d'autres pour la chasse.
~ Quen estil du chat? Quand estil apparu, et dans quelle
région du monde?
=Tl existe peu de données sur les débuts de la domes-
tication du chat. Ce que Yon sait, cest que la plupart des
600 millions de chats actuels n’ont rien a voir avec le chat
européen sauvage: ils descendent du chat sauvage africain,
Felis sylvestris Iybica. On a longtemps pensé que cétait en
Egypte qu'il avait été domestiqué pour la premiére fois, envi-
ron 2000 ans avant J.-C. Liidée a été renforcée par la mytho-
Jogie égyptienne, dans laquelle le chat était vénéré sous la
forme de la déesse Bastet. Mais des découvertes récentes
laissent penser quen réalité, des relations étroites entre
le chat et homme ont da se nouer beaucoup plus tot. En
Egypte méme, oit on fait désormais remonter sa présence a
4000 ans avant J.-C, Et aussi en d’autres lieux.
Lune de ces découvertes concerne la tombe d'un homme,
enterré a Chypre, autour de 7500 ans avant J.-C., avec un.
BCHIENS, CHATS... POURQUO! TANT D'AMOUR?
chat. La fouille remonte 2001, et 'article a été publié
en 2004, dans la revue américaine Science. homme et
le chat n'ont pas été inhumés dans la méme fosse, mais
dans deux fosses paralléles. Celle qui contenait le squelette
du chat avait un volume tel quielle avait été apparemment
creusée A cette intention. D’aprés ses caractéristiques mor-
phologiques et craniologiques, il s'agissait d'un chat sauvage
apprivoisé, et non d'un chat domestique: chez toutes les
espéces animales, les individus domestiqués sont en effet de
plus petite taille, et r’ont pas la méme forme de crane que
leurs prédécesseurs sauvages. Les observations des fouilles
montrent que le chat a été déposé en entier, sans avoir été
débarrassé de sa peau ni éventré au préalable. Il était posi-
tionné en miroir de homme, ce qui laisse penser que le
défunt avait un lien étroit avec cet animal.
Le chat et la souris
La seconde découverte est plus récente. Elle a été faite en
Chine, sur le site archéologique de Quanhucun, et annon-
cée en décembre 2073 dans la revue scientifique américaine
PNAS. Dans ce village d'agriculteurs néolithiques, on a
retrouvé des ossements provenant d’au moins deux chats
remontant & 3300 ans. Les analyses ont révélé quills se
nourrissaient de rongeurs et de millet. Et d'autres indices
indiquent que ces villageois avaient sans doute des pro-
blémes avec les rongeurs, quills tentaient déloigner de leurs
rgcoltes (les grains étaient mis & Vabri dans des pots). Enfin,
Lun des chats dont les restes ont été trouvés était mort 4gé,
preuve qu'il avait bénéficié d’assez de nourriture tout au long
de sa vie. Tout cela étaye la théorie selon laquelle les chats se
m
S'ILTE PLAIT, APPRIVOISE-MOI!
sont rapprochés des agriculteurs grace aux souris, régal des
premiers et plaie des seconds. Méme si ces chats n’étaient
pas encore domestiqués, ils vivaient en bonne intelligence
avec les humains. Soit comme commensaux - la premiére
étape de cette cohabitation avec l'homme -, soit de maniére
plus rapprochée, en étant déja apprivoisés.
Nous avons donc désormais trois pistes différentes pour
retracer la domestication du chat, ce qui corrobore l'idée
selon laquelle celle-ci se serait faite parallélement en diffé-
rents endroits du globe. Liapparition de cette proximité entre
Thomme et le chat est plus ou moins concomitante de la
néolithisation — cest-i-dire du développement des cultures,
qui apparaissent il y a 8000 & 10000 ans dans ce quion
appelle le Croissant fertile, en Mésopotamie, et se répand
ensuite dans d'autres régions. La culture du blé, notam-
ment, a dé. attirer les petits rongeurs dans les greniers, et
est pour lutter contre ces rongeurs qu’on aurait petit & petit
domestiqué le chat. Lautre raison serait que le chat sauvage
africain était un bon chasseur de reptiles. En ce sens, il pou-
vait en Egypte servir de gardien des maisons, pour éviter
que les serpents s‘y infiltrent.
~Le chat aurait donc été admis dans la société des hommes
pour ses qualités de chasseur domestique ?
~ Pour lessentiel, oui. Mais en Egypte, il s'est également
produit un autre phénoméne, dordre religieux. Car on s'est
trés vite rendu compte du cété prolifique de lespece. Cest
ainsi que le chat, ou plus précisément la chatte, est deve-
nue autour du deuxitme millénaire avant J.-C. V'attribut
de Bastet, la déesse des familles. Ensuite, il est devenu la
figure méme de Bastet. Parallélement, le processus a été
BCHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
Je méme pour un autre dieu égyptien: comme le chat tue
les serpents, on en a fait un représentant de Ra, dieu qui
lutte contre lobscurité de la nuit dont le serpent est l'un
des représentants. La encore, le chat est d'abord devenu un
attribut du dieu Ra, puis sa figure méme.
Petit & petit, cette espace a ainsi pris une importance
religieuse extrémement forte. C'est ce qui fait qu/au pre-
mier millénaire avant J.-C., on voit apparaitre les premiéres
momifications de chats, qu’on place dans les tombes avec les,
hommes parce que ce sont des figures de divinités. Dans le
méme temps, on observe un nouveau glissement: alors que
jusqu’alors le chat était vénéré en tant que figure d'une divi-
nit6, il devient presque adoré en tant que tel, ou du moins
choyé de son vivant. Cest ainsi que finalement, il devient
animal de compagnie. Ce nouveau statut ne concerne pas
tous les chats, ni tous les lieux de vie. Mais autour de la
Cour, Fespéce prend une importance en tant qu’animal de
compagnie. Crest de cette manire que le chat domestiqué et
choyé, & partir de I’Egypte, finit par arriver en Gréce.
— Et de la, dans le reste de ! Europe ?
En effet, puisque de Gréce, le chat passe 4 Rome. Mais
il n'y tient guére la fonction d’animal de compagnie, car il
chasse les oiseaux. Or, ces demiers tiennent une place essen-
tielle sous Yempire romain comme animaux de compagnie.
Il se passe donc ici le contraire de ce qu'il s'est produit
auparavant en Egypte: d'animal familier, le chat redevient
chasseur de rongeurs, Sa prolificité aidant, il se répand en
Europe, mais on en entend trés peu parler, II ne fait pas vrai-
ment partie des animaux de la ferme, il nest jamais ni tout
a fait a Pintérieur ni tout a fait a Yextérieur de la maison.
76
S'IL TE PLATT, APPRIVOISE-MO1 !
Ceest presque une présence silencieuse. Et cela va durer! Les
textes du Moyen Age parlent beaucoup plus du chien que du
chat, alors qu’a cette époque, ily a certainement plus de chats
que de chiens dans les villes et dans les campagnes. Pour
une raison simplement économique: le chat ne demande
pas A étre nourri, alors que le chien est une présence qui
sollicite les hommes et quill faut assumer.
Puisque nous évoquons les civilisations anciennes, il est
intéressant de constater que ce statut singulier du chat est
Je méme en Chine que dans la Rome antique ou lOccident
médiéval. Cette espéce y est trés répandue, pour les mémes
raisons qu’ailleurs: parce quelle chasse les rongeurs. Mais
dans le méme temps, on en parle trés peu. D’autant moins
que dans la tradition chinoise, le chat ne fait pas partie des
animaux domestiques. Cest tout de méme étonnant, non?
Cest un animal omniprésent mais indépendant, qui nest
pas contrélé par "homme. Il est 1a, mais il nest pas inté-
gré dans l'univers humain de la méme maniére que les
animaux domestiques, qui sont nommément le cheval, le
boeuf, le mouton, le cog, le chien et le porc.
Créatures diaboliques
En revanche, le chat en Chine n'a jamais eu le carac-
tare négatif qui a été le sien en Occident entre le x11° et le
xax sicles. Car pendant toute cette période, le chat occi-
dental a trés mauvaise presse! Il est associé au diable, aux
sorciéres, et cela nuit énormément A son image. Or, cette
image négative ne semble pas exister en Chine: le chat est l&
pour servit, pour attaquer les rongeurs, mais il ne revét pas
d'aspect démoniaque. On peut penser que de ce fait, on stest
7“La population canine progresse
dans les villes chinoises a tel point
que l’Etat a instauré la politique
du chien unique, comme celle
de l'enfant unique, pour contréler
cette nouvelle démographie!”
S'ILTE PLAIT, APPRIVOISE-MOT!
peu amusé a violenter cette espace. Alors qu’en Occident
—on a du mala sen souvenir aujourd'hui tant les chats nous
sont devenus des compagnons proches -, on les clouait aux
portes, on les enterrait vivants dans les fondations parce
quion pensait quiils allaient de cette maniére éloigner les
rongeurs des maisons, on les mettait dans des sacs et on les
lancait dans l'eau...
En Chine, le chat n'est ni adoré ni détesté: il est 1a, il fait
son travail et cest tout. Les chats de compagnie existent,
mais de facon marginale. Il est vrai qu’apres les interdits de
Ja révolution culturelle, qui avaient supprimé les animaux
jugés inutiles dans les villes, ils ont recommencé d’appa-
raftre & partir des années 1980. Et que leur nombre, depuis,
est en augmentation. Mais on est loin de l'engouement
constaté pour cette espéce en Occident, oit sa présence dans
les foyers est désormais extrémement forte.
= Quen est-il en Chine du compagnonnage avec le chien,
espece que Ton a coutume de manger?
—Apparemment, la domestication du chien est trés tar-
dive en Chine, en comparaison & ce qu’on observe dans
dautres régions du monde: elle ne semble survenir qu'au
cinquiéme millénaire avant J.-C. Ces données peuvent toute-
fois évoluer, les études archéo-zoologiques étant encore tres
fragmentaires dans cette région du monde. Quoi qu'il en
soit, on assiste tout de suite a une trés grande diversité des
utilisations de cette espace ~ diversité qui, contrairement &
ce qui se passe en Etirope, se maintient quasiment jusqu’a
nos jours. En Chine, aujourd'hui encore, on rencontre des
chiens aux fonctions extrémement différentes: il y a des
chiens errants en bandes, des chiens de garde (tres peu,
9(CHIENS, CHATS
POURQUOI TANT DAMOUR?
apparemment), des chiens de ferme (trés peu également),
des chiens de sacrifice et dinhumation comme il y en avait
en Europe a V’époque gauloise... Et bien stir beaucoup de
chiens a viande, notamment dans la Chine du Sud.
‘A ce sujet, il faut rappeler quion a mangé trés longtemps
du chien en Occident, peut-étre méme depuis sa domestica-
tion. C'est avec lempire romain, puis avec le christianisme
que cette habitude alimentaire se perd. Et de méme qu’en
Occident, & 'époque, les chiens que l'on mangeait n’taient
pas les mémes que ceux qui servaient 4 d'autres fonctions,
les Chinois peuvent trés bien choyer leur chien ou chasser
avec lui tout en en mangeant d'autres, issus d'une race &
viande. Comme autrefois en Europe, ces chiens & viande
sont le plus souvent nourris des restes et des détritus,
comme on le fait pour les cochons, jusqu’a ce qu’ils soient
dodus point.
Dans cette diversité de fonctions que connait lespéce
canine en Chine, les chiens de compagnie tiennent leur
place, mais celle-ci reste longtemps secondaire. Ces chiens
compagnons sont présents surtout auprés des femmes,
ou encore des moines, alors que dans l'aristocratie ou
les milieux dirigeants, homme aura plutét un chien de
chasse. Mais tout cela est en train de changer avec 'urbani-
sation et la modernisation de la Chine. Lélevage de chiens
aviande a cessé détre rentable face a l'industrialisation de
Vélevage de porcs, de boeufs ou de poulets. Le commerce
de viande de chien ne subsiste plus que dans les mains
termédiaires, qui achétent des chiens ou les attrapent
dans la rue pour les révendre a des restaurants ou a des
particuliers. Tandis que la quantité de chiens de compa-
gnie, elle, augmente fortement.
80
SILTE PLAIT, APPRIVOISE-MOL
= Pour quelle raison ?
— La tendance est apparue aprés la révolution culturelle,
la libéralisation des années 1980 permettant le retour en
ville des chats, des chiens, des oiseaux chanteurs. Mais
Cest lessor économique, lenrichissement urbain depuis
les années 1990 et le désir croissant d’imiter 'Occident qui
ont véritablement fait progresser la population canine dans
les villes. A tel point que I’Etat a instauré la politique du
chien unique, comme celle de enfant unique, pour contr6-
ler cette nouvelle démographie! I] a multiplié les mesures
dissuasives avec des taxes et des régles, concernant aussi
bien la taille autorisée pour ces animaux que interdiction
de les emmener dans les transports en commun et les lieux
publics, ou encore les horaires de promenades. Résultat:
les abandons ont augmenté en fléche, incitant les pouvoirs
publics & lancer des campagnes d'abattage de ces chiens
délaissés. Ce qui est intéressant a ce propos, cest que ces
mesures draconiennes rencontrent une opposition de plus
en plus virulente dans la population urbaine. Celle-ci com-
mence a étre sensible 2 la protection animale, et & remettre
en cause les violents traitements infligés aux chiens.
Notamment aux chiens de boucherie, tués de fagon indigne
au prétexte (autrefois invoqué en Occident) qu'un animal
agonisant lentement donne une meilleure viande.
= Revenons a l Europe: pourquoi le chat y a--il si longtemps
mauvaise presse?
~En Europe, les plus anciens textes rclatant la présence
du chat datent du x1° siécle. On est a peu prés certain qu'il
était 1a bien avant, pour chasser les souris dans les maisons
aCHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
et les greniers. Mais entre la fin de Pempire romain et le
milieu du Moyen Age, aucun texte n’en témoigne. On y
parle un peu des chiens, mais pas trop. De méme, jusqu'au
xix" sidcle, le chat n'est pas nommé. A cette époque, il
est pourtant devenu courant, chez les paysans ou dans
Je monde populaire urbain, de donner des prénoms aux
chevaux ou aux chiens. Mais rarement aux chats, comme
Villustre Emile de la Bédolliére dans son Histoire de la mére
Michéle et de son chat, qui date de 1846. Le chat est consi-
déré comme un animal de fonction que Yon tolére dans la
maison, mais pas plus.
= Pourquoi une telle distance ?
—Pour I'essentiel du fait du christianisme, par leqtel
ces animaux ont été littéralement repoussés. Ce rejet radi-
cal est en grande partie le contrecoup des cultes égyptiens,
auxquels l'Europe, au début de notre ére, aurait trés bien
pu se convertir, Cela a constitué une vraie possibilité, au
méme titre que le culte de Mitra ~ un culte de la fécondité
en provenance de Perse.
La croisade contre les animaux
Lorsque le christianisme set imposé dans VAntiquité tar-
dive, autour des 11° et 111° sidcles, de nombreuses religions
orientales sétaient diffusées dans la partie européenne de
spire romain. Rien rYassurait aux Chrétiens quis allaient
‘emporter! Il y avait donc chez. eux une véritable volonté de
se distinguer. Liane des fagons de le faire, dans ce tout pre-
mier christianisme, fut détre violemment anti-animal, pour
contrer la diffusion des cultes égyptiens d'animaux.
82
S'ILTE PLAIT, APPRIVOISE-MOT!
Ala fin de empire romain et au début du Moyen Age,
les statuts du chien, du chat surtout, et méme du cheval,
sont ainsi complétement dévalorisés. Cela représente un
changement important par rapport au début de notre ére.
En effet, & cette époque, les hommes vivaient fréquemment
en compagnie de chiens, oiseaux et méme de petits singes
~ily avait Rome un marché aux singes. Et cela ne concer-
nait pas seulement les patriciens: certains esclaves avaient
un niveau de vie assez important pour posséder eux aussi
des chiens, des oiseaux ou des singes de compagnie.
= Comment PEglise parvient-elle d imposer ce nouveau rap-
port a Yanimal?
=Tant que les Chrétiens sont minoritaires, ils nfessayent
pas d’imposer ce quiils pensent. Tout change aux alentours
du vr' sic, lorsqu’ils deviennent majoritaires — voire, dans
les villes, omniprésents. Le christianisme se sent alors assez
fort pour imposer sa loi, et il se fait plus exigeant. Notamment
sur I'interdiction de consommer certains animaux — comme
Ie chien, parce qu'il est impur. L’Eglise aurait bien aimé impo-
ser le méme interdit sur le porc. Mais & partir du vir siécle,
Torsquéelle se met & véritablement christianiser l'Europe ~ non
seulement dans les villes mais dans les campagnes, oit elle
va devenir la religion majoritaire, voire la seule religion -,
elle doit faire quelques concessions. Les chrétiens pourront
donc continuer a manger du porc. Mais sur le chien, I'Eglise
reste inflexible! A ses yeux, il se situe 4 Yopposé de lanimal
affectueux et intelligent que fon encense aujourd’hui. Dans
la Bible, on trouve diailleurs de nombreux versets décrivant
le chien comme un animal impur: il y est question de «cet
animal plus vil que les ennemis» (Job 30,1), «qui se nourrit
83,CHIENS, CHATS... POURQUOI TANT D'AMOUR?
dordures» (Luc 16,19), «retourne d son vomi» (2 Pierre 2, 22),
«vit en bandes agressives» (Psaumes 22) et «qu'il faut éloigner
du sacré» (Mathieu 7,6)... Au vit siécle, cette image négative
de Yespéce entraine ainsi la fin des inhumations: il n'est plus
permis dlenterrer son chien, ce qui était relativement courant
a Rome, y compris parmi les esclaves ou des gens modestes.
Avec cette Eglise conquérante, qui veut véritablement
imposer un nouveau modéle, I'animal familier disparait
= des textes, du moins ~ pendant de longs siécles. Pour
Vhistorien que je suis, cest d’autant plus intéressant que
cette position trés dure vis-a-vis de l’animal n’était pourtant
pas une fatalité.
— Que voulez-vous dire ?
—Prenez exemple, au x1 siécle, de saint Francois
dAssise: cest un modéle qui aurait trés bien pu s'imposer.
11 nétait absolument pas hérétique, puisqu’on trouve éga-
lement dans la Bible nombre de versets demandant aux
animaux de louer le Seigneur, tandis que dans autres, le
Christ dit aux apétres: «Allez précher & toutes les créatures »...
Le modéle de saint Francois allant parler aux bétes, cest le
Christ qui le préconise! Mais ce modéle n‘a pu exister qu’
partir du moment ott celui, beaucoup plus radical, qui s’était
imposé jusqu’alors, est devenu plus tolérant.
= Si les textes ne la commandaient pas, comment expli-
quer cette radicalité premitre de catholique vis-a-vis de
Vanimal ?
—Par le contexte historique d'une part ~ nous avons déja
évoqueé -, celui des cultes égyptiens quill s'agissait de contrer.
Par le contexte philosophique, dautre part, tel quill fut dicté,
84.
SIL TE PLAIT, APPRIVOISE-MOI!
dans le sillage de Vapétre Paul, par certains péres de I’Eglise
qui ont utilisé la philosophie grecque pour interpréter la Bible.
Beaucoup de gens, aujourd'hui, sont persuadés que cette
vision trés anti-animal est une vision judéo-chrétienne: en
fait, il s'agit d'une vision gréco-chrétienne! A propos de I'in-
jonction du Deutéronome, «Tu ne muselleras pas le beeuf qui
‘foule le grain» (25, 4), Paul écrit ainsi: « Dieu s‘inquiéter
des beeufs? N'est-ce pas pour nous qui parle? Oui, c'est pour
nous que cela a été écrit!» (1 Co 9, 9-10). Se faisant, I'apotre
grec détourne purement et simplement ce verset en affir
mant qu’il s’agit d’une image. Il reprend a son compte la
philosophie platonicienne, qui distingue fortement 'homme
et animal: selon lui, Dieu ne peut pas soccuper des bétes.
Les animaux ont-ils une Gme?
Cette vision chrétienne de ’animal, qui résulte d'une
alliance complexe entre les considérations bibliques et
les philosophies de la Gréce antique, s‘est imposée dans
VEglise et a perduré longtemps ~ en grande partie jusqu’
partir du xvint siécle. Dés les origines du christianisme,
Vimage de la béte est forgée en opposition a celle de
Vhomme. Au point que cela devient une constante de ne
regarder l'une qu’a travers l'autre. Du fait de sa croyance
en une divinité transcendante, le néoplatonisme permet en
effet de donner une interprétation convenable de «l'image
de Dieu» dont parle la Genese. C’est ce que fera saint
‘Augustin (354-430), dont la philosophie dominera sans
partage le christianisme jusqu’au xtrr‘ siécle: pour lui,
Vame est la partie supérieure de 'homme, indépendante
85“Beaucoup de gens, aujourd’hui,
sont persuadés que cette vision
trés anti-animal est une vision
judéo-chrétienne : en fait, il s’agit
”
d'une vision gréco-chrétienne !
S'ILTE PLAIT, APPRIVOISE-MOI!
du corps et spirituelle. Lanimal, certes, est lui aussi doté
d'une ame, mais celle-ci est congue comme matérielle et
attachée au corps, puisque l’animal n'est pas image de
Dieu. Le christianisme ne pense l'homme que par la déva-
lorisation de ’animal.
~ Quel réle, dans cette affaire, jouera le protestantisme ?
—Ceest une question compliquée. Lorsque le protestan-
tisme se développe, aux xvi* et xvit® siécles, il est encore
plus anti-animal que le catholicisme. J’ai trouvé un texte
intitulé Les aventures de la Madona et de Francois d'Assise,
écrit par un dénommé Jean-Baptiste Renoult, un cordelier
converti au protestantisme en 1695, dans lequel il prend
deux exemples pour prouver la stupidité du catholicisme:
la prétendue virginité de Marie, et saint Frangois parlant
aux animaux. S’adressant & l’Eglise de Rome, il stigmatise
ainsi «ce respect que ton saint Frangois avait pour les pour qui
tombaient de ses habits [..). Respect si grand qu’
ses frdres, les ramassait avec soin et les remettait char
dans son sein, nosant les tuer parce que Dieu a
tueras point.” Quoi donc? Les poux te sontils plus chers que les
hommes ?» De ces histoires «abominables» et «ridicules»,
auteur veut faire une arme contre les clercs: «S'ls croient,
ce sont des fous; s‘ils ne croient pas, ce sont des imposteurs q
détiennent la vérité en injustice», écrit.
Pourquoi une telle position? Parce qu'il est apparu au
Moyen Age toute une religiosité utilisant les animaux, «\
représente pour le protestantisme quelque chose d’héré-
tique. Dans la plupart des provinces frangaises, notamment
en Bretagne, circulaient & Yépoque d'innombrables histoires
de saints, vivant en ermites dans le désert ~ autrement dit
87CHIENS, CHATS... POURQUOI TANT DAMOUR?
dans la forét ~ et ayant pour compagnon un cerf ou un autre
animal. Or, ces histoires ne provenaient pas du tout de la
Bible: elles avaient été inventées par la suite, On en trouve
des exemples dans la célébre Légende dorée du chroniqueur
italien et archevéque de Génes Jacques de Voragine (1228-
1298), qui raconte la vie d’un grand nombre de saints, de
saintes et de martyrs chrétiens ayant subi les persécutions
des Romains. Elle met en scéne des personnages tel que saint
Roch, s‘enfuyant dans les bois parce que pestiféré, et qui sera
chaque jour nourti par un chien lui apportant un pain.
“Toute Pambiguité du christianisme vis-a-vis de V'animal
est la: I'Bglise le condamne comme compagnon, mais il est
omniprésent dans les histoires saintes, peuplées & 'époque
médiévale d'un véritable bestiaire vivant. Prenez encore saint
Francois de Sales et son Introduction @ la vie dévote— un best-
seller du début du xv11® siécle, ku dans tous les milieux let-
trés: vous y trouverez un animal quasiment & chaque page,
et celui-ci est présenté comme un modéle. Pour enseigner
aux hommes la pudibonderie sexuelle, saint Frangois de Sales
leur parle par exemple des éléphants, en expliquant que ces
animaux se cachent pour se reproduire... On assiste 18 a la
réhabilitation de Yanimal, mais de Panimal instinctif: sil fait
quelque chose de bien, l'homme, qui est au-dessus de lui,
doit a fortiori le faire, Pour le catholicisme, 'animal a cessé &
cette époque détre un danger: il peut étre revalorisé et servir
la religion. C'est ce paradoxe que refusent les protestants,
pour qui saint Francois d’Assise devient la téte de Turc.
— Et ensuite? Comment tout cela évolue-t-il?
De la fin du xvii au début du x1x* siécle, il y a deux
réactions successives de la part du clergé catholique. La
88
SITE PLAIT, APPRIVOISE-MOI !
premiére est de s‘opposer violemment aux protestants,
et la seconde... de tenir compte de leurs critiques. Cest
ainsi que saint Francois dAssise passe de mode jusqu’aux
années 1830. Mieux: on réécrit les vies des saints! Par
exemple, le chien de saint Roch disparait: il ne vient plus le
nourrir en lui apportant un pain, comme dans La Légende
dorée, De méme la colombe du Saint-Esprit: on ne veut plus
la voir, et on la remplace par les langues de feu descendues
sur les apOtres & la Pentecdte.
Le bestiaire des saints
Pour compliquer encore les choses, il faut préciser que
cest la religion protestante et non catholique qui va, au
xix‘ siécle, contribuer a la revalorisation de 'animal. Et cela
pour les mémes raisons que celles qui ont poussé le catholi-
cisme, & partir du xin siécle, a faire des concessions: parce
que l’Eglise, quelle quelle soit, ne peut pas faire abstrac-
tion de la société dans laquelle elle s‘inscrit! Or, les pro-
testants sont surtout influents dans le monde anglo-saxon:
un monde dans lequel l'animal va prendre une importance
croissante & partir du xvrmt® siécle, par le biais notamment
du chien et du cheval dans V’aristocratie anglaise.
En France également, ce sont les protestants qui seront
les premiers & revaloriser saint Francois d’Assise, que les
catholiques avaient abandonné. Eux, encore, qui ressusci-
teront le bestiaire des saints, et rééditeront dans la seconde
moitié dus xx¢ sidcle les histoires saintes qui avaient été
_ expurgées par les catholiques... Bref: le monde a lenvers!
Cest ainsi que animal, petit a petit, cesse d’étre rejeté du
christianisme. Des puritains, des quakers, des évangélistes
89CHIENS, CHATS... POURQUOI TANT DAMOUR?
retrouvent dans Ancien Testament les versets favorables
aux bétes. Ils affirment que Dieu s‘intéresse autant & elles
qu'aux hommes, quelles doivent étre respectées, et quil faut
combattre les cruautés & leur égard. Au méme moment, le
philosophe anglais John Locke (1632-1704) remet en cause
la théorie de V'animal-machine chére & Descartes, qui avait
été reprise et développée par les clercs de 'église catholique
pour qui elle était pain béni.
Pour Locke, les animaux ont une Ame spirituelle, certes
différente de celle de "homme mais réelle tout de méme.
A dater de cette époque, cest dans le monde protestant
que surgiront les idées neuves en faveur des animaux. En
France, cest le pasteur David Bouiller qui popularisera au
xviii" sidcle l'idée d'une ame spirituelle des bétes. Cest le
protestant Paul Sabatier qui, & la fin du xax* siécle, rendra
son crédit aux franciscanisme et a sa vision de la nature.
Et cest le théologien protestant alsacien Albert Schweitzer,
fondateur en 1913 d'un hépital-refuge pour animaux au
Gabon, dans la ville de Lambaréné, qui développera dans
Yentre-deux-guerres la notion de respect de la vie comme
base d'une nouvelle éthique. Encore de nos jours, le pro-
testantisme est largement plus favorable aux animaux que
le catholicisme. Méme si un pape comme Jean-Paul If a
beaucoup écrit en faveur de Panimal, et déclaré que saint
Francois d'Assise était le patron des écologistes.
Dans ce contexte, quand voit-on apparattre Vanimal de
compagnie proprement dit?
A partir des xv'-xv1" siécles environ. Et cet animal ~ cela
peut nous surprendre aujourd'hui - est tres souvent un
oiseau, Dans les villes européennes du xvit* au xnx* siécles,
90
SIL TE PLAIT, APPRIVOISE-MOI !
les milieux modestes rvont pas forcément le chat ou le chien
comme modéle d’animal de compagnie: le premier reste
surtout le chasseur de souris, et le second l’éboueur. En
revanche, ils ont trés souvent des oiseaux en cage, ainsi que
Jean Giono le racontera plus tard dans Jean le Bleu. «Des
la nuit tombée, jallais masseoir pres de Vétabli de mon pere. Il
lumait sa haute lampe de cuivre. Puis, il dépendait les cages.
1 avait cing cages pleines doiseaux: des canaris, des pinsons,
des chardonnereis, et une petite cage d'appelants oi il gardait un
rossignol tout seul. La cage du rossignol sentait la pourriture. Il
{fallait le nourrir avec des vers de terre trongonnés et hachés.» A
époque, il est d’autant plus facile d'avoir des oiseaux chez
soi que 'exotisme est 2 la mode, et que Yon obtient pour
une somme modique des spécimens dorigine lointaine, qui
arrivent en masse et se vendent Paris ou ailleurs.
En ce qui concerne les chiens et les chats de compagni
premiers témoignages apparaissent dés le xv° siécle. Mais ils
sont d’abord cantonnés & 'aristocratie de la Cour et de Paris,
puis & la grande bourgeoisie ~ marchands aisés, banquiers —
dont Vobsession est dimiter le mode de vie aristocratique.
Cest & cette époque également que commence a réappa-
raitre la pratique de l'inhumation animale, longtemps consi-
dérée comme scandaleuse par I'Eglise catholique.
— Selon elle, les créatures inférieures Wavaient pas droit a
une sépulture?
Non seulement elles n'y avaient pas droit, mais cette
pratique était considérée par les clercs, garants de Yordre
catholique, comme un signe avéré de paganisme. Ce refus
de l'inhumation, et plus généralement de tout rituel autour
de la mort des animaux, constituait un interdit tellement
on“Vous vous rendez compte,
un chien nourri par Louis XIV,
alors que toute l’aristocratie est 1a
a lui donner le pot de chambre
et le pain ! Ces chiens ont une place
qu’aucun humain ne posséde,
car le roi ne nourrit personne
S'IL TE PLAIT, APPRIVOISE-MOI!
fort qu'il concernait aussi les animaux exceptionnels, méme
lorsque ces derniers avaient eu a faire avec le sacré! Crest le
cas, par exemple, du saint lévrier Guinefort. D'aprés cette
légende, batie sur le modéle des récits hagiographiques
et chevaleresques du Moyen Age, ce chien tua le serpent
qui s'approchait du berceau de l'enfant d'un chatelain des
Dombes, prés de Lyon. Croyant que le lévrier avait dévoré
le bébé, le seigneur le tua a son tour. Puis, reconnaissant
son erreur, il placa son corps dans un puits, le recouvrit de
pierres et planta un arbre en souvenir.
Au début du xiii siécle, cette légende restait vivace
auprés des populations locales. Elles visitaient le lieu sup-
posé de la tombe, honoraient et priaient le chien comme
‘un martyr, et lui donnerent le nom de saint Guinefort. Or,
il advint que le dominicain Etienne de Bourbon, qui par-
courait la région vers 1250 en tant qu’inquisiteur, apprit
Yexistence de la tombe et du culte. II rassembla les popula-
tions sur le lieu, fit exhumer les supposés restes du chien,
couper les arbres voisins, briiler le tout, puis il interdit tout
attroupement ultérieur. Lexplication qu'il rédige en 1260
pour justifier son attitude invoque trois superstitions : la
croyance aux sortiléges, le mauvais usage des rites chré-
tiens et surtout I'idolatrie, le paganisme, voire I'hérésie. Ce
clerc ne peut concevoir une participation de I’'animal au
sacré: il nen fait qu’un intermédiaire matériel entre Satan
et les hommes.
= Il faut donc atiendre la Renaissance pour voir Vanimal
lier Etre enterré ?
~Malgré le poids de linterdit, des pratiques d’inhuma-
tion ont sans doute existé de tout temps dans ’Occident
Jan
93CHIENS, CHATS... POURQUO! TANT D'AMOUR?
chrétien, mais elles sont mal connues et dispersées. En
France, cest en effet & partir du xvr* siécle que Ion trouve
des écrits évoquant la mort de l'animal de compagnie, la
tristesse de la séparation, le regret de Vétre disparu.
Eloge funébre
Joachim du Bellay, par exemple, compose en 1558 une
épitaphe pour son chat Belaud:
4 [-] Cest Belaud mon petit Chat gris:
Belaud, qui fut par avanture
Le plus bel ceuvre de que Nature
Fit onc en matiere de Chats:
Cétoit Belaud la mort aux Rats,
Belaud, dont la beauté fut
Quelle est digne d’étre immortele.[..}>
‘Au xvint sidcle, de nombreux textes d’hommage et de
souvenir, souvent rédigées par des aristocrates, sont édités
sous forme de lettres ou de poémes. Ainsi cette Lettre de
Monsieur de ** @ Madame de ** sur la mort de son chien et de
son moineau, parue dans le Mercure de France en février 1735.
Crest lpoque oit les tombeaux d'animaux, dépourvus de
tout signe religieux, se multiplient dans Varistocratie et la
bourgeoisie la plus aisée. La duchesse de Lesdiguitres (1655-
1716) fait ainsi élever, dans le jardin de son hotel, un petit
tombeau pour sa chatte avec l’épitaphe suivante: « Ci-git
june Chatte jolie: sa mattresse, qui n’aima rien, Vaima jusques
4 la folie. Pourquoi le dire? On le voit bien.» Ce tombeau est
connu grace & un dessin du peintre Charles-Antoine Coypel:
il représente 'animal couché sur un coussin, lui-méme posé
sur un socle ayant la forme d'une ume funéraire.
4
S'ILTE PLAIT, APPRIVOISE-MOI!
—Lanimal de compagnie wavait donc pas seulement trouvé
sa place parmi les ites: il pouvait y étre choyé, voire adoré...
~ La Cour, la premiere, avait donné lexemple. Frangois I,
sacré roi de France en 1515, avait des chiens favoris parmi
ses chiens de chasse. On sait aussi qu'il dormait a certains
moments de son régne avec un lion — en fait, cela devait étre
une lionne — attaché au pied de son lit afin d’accentuer la
symbolique royale: le roi des hommes en compagnie du roi
des animaux... On lui préte enfin ces propos: « Pour recevoir
dignement un héte illustre, il faut veiller a ce quen arrivant
ses yeux soient @abord réouis par la vue d'une belle femme,
d'un beau cheval et d'un beau chien. » Il en ira de méme deux
siécles plus tard avec Louis XIV, qui choisit toujours parmi
ses dizaines de chiens de chasse les deux ou trois élus qui
seront ses favoris, qui iront jusque dans sa chambre et qu'il
nourrira lui-méme.
Vous vous rendez compte, un chien nourri par Louis XIV,
alors que toute l’aristocratie est 1a a lui donner le pot de
chambre et le pain! Ces chiens ont une place quaucun
humain ne posséde, car le roi ne nourrit personne! A
Tépoque, ce contraste entre la relation du monarque avec
ses chiens et avec ses sujets ne passe évidemment pas ina-
percu. Saint-Simon en parle sans arrét. Par exemple: «Le
10i, voulant se retirer, allait donner & manger ses chiens, puis
donnait le bonsoir, passait dans sa chambre a la ruelle
lit, oi il faisait sa priére comme le matin, puis se déshal
(Mémoires, r715, Vie publique du Re
Ala cour de Louis XIV, ily a des lionnes ou des
panthéres, sans doute en bas age, que l'on proméne en
laisse, et que l'on caresse dans les salons. Ces animaux
95