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Nouvelles C H O I S I E S

N°14 - OCTOBRE 2005

Touria
PA R L I M O U R I B E N N AC E U R

Rendez-vous gare du Nord


PA R V I V I A N E M I C H E L

Bicha
Supplément encarté dans le n°194 de TelQuel - ne peut être vendu séparément -

PA R L A M I N E KO U LO U G H L I

CANDIDATS AU GRAND PRIX DE LA NOUVELLE

Avec le soutien de la

et la coopération du service culturel de l'Ambassade de France au Maroc


Par Limouri Bennaceur
Touria

Touria !...Pauvre petite paysanne! ...Tu désirais la ville ...T'y voilà.


Oh ! Toi qui pensais que, tous les citadins, surtout les fillettes de ton
âge, se la coulaient douce ici, entre béton, bitume, ferraille, regards
froids et hagards! ...Te voilà aujourd'hui au rebut, seule, sale, affamée,
le ventre gonflé, alourdi et sans le moindre rond en poche ...Te voilà
telle une chienne galeuse jetée par ses maîtres sur le pavé gelé de la vie
et de la ville ...Jungle où l'égoïsme règne en maîtres absolu.

Huit ans que tu portais le tablier pour servir la «hajja» et le


«hadj» et plus tard, une fois que ton buste fut légèrement galbé,
leur fils chéri) Salah.
Tu n'étais pas plus grande que trois pommes lorsqu'un beau matin,
ton vieux paternel t'entraîna par la main jusqu'au portail d'une somp-
tueuse villa comme on traîne une chevrette au marché hebdomadaire
du «douar »...Tu en as vu de ces scènes, toi ...Et que de fois tu avais lar-
moyé, prise de pitié pour la petite bête aux cris de laquelle tout le mon-
de faisait la sourde oreille.
Ah! Cette maudite sécheresse ! ... Ta pauvre petite famille en avait
tellement sa claque qu'elle te céda sans tergiverser au premier offrant.
Il fallait bien joindre les deux bouts, n'est-ce pas ? …Et le travail des
champs ne permettait même pas de végéter. Un ciel impitoyable et un
sol radin.
Ce jour-là, tu portais un vieux foulard délavé, une robe toute frois-
sée datant de l'avant-dernière fête du sacrifice (qu'Allah bénisse cette
riche et généreuse citadine venue prendre de chez vous son mouton
bien gros bien gras, plus gros que ton frère aîné et toi réunis en un seul
corps), des souliers empruntés, pour l'occasion, à la fille des voisins et
un morceau de tissu en guise de mouchoir. Tu étais tellement morveu-
se, éventuelle tare rédhibitoire qui faisait tressaillir ta chétive mère. El-
le redoutait un rejet de la part de ta future demeure d'accueil.
Coupe-toi les ongles !...Fais gaffe à ton nez !...Sois propre, les gens
de la ville tiennent beaucoup à la propreté!
Mon oeil !... Maintenant que tu y es, dis-moi si tu la vois cette pro-
preté ! Un bourbier puant au milieu duquel tu vas mettre bas d'une se-
conde à l'autre ...Ce n'est que maintenant que tu t'en rends compte !...
Que c'est triste et navrant !
Sa livraison faite le plus humblement du monde, ton père, tout jubi-
lant, s'en fut illico presto, défroissant discrètement quelques billets de
cent dirhams. C'était les arrhes du contrat d'un asservissement sans

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merci et sans répit dont tu allais devenir sujette pour de si longues an-
nées à venir. Et seuls Dieu et toi en savez, aujourd'hui, assez sur l'atro-
cité du calvaire si longtemps enduré par une gamine de ton âge.
Huit ans que tu t'écroulais toute raide, épuisée, éreintée, tard dans
la nuit, sur la trame d'une couverture posée à même le sol. Que de fois
ta peau contusionnée de pincements et de bastonnade te faisait atroce-
ment souffrir !...Et tu n'osais même pas gémir car cela n'aurait fait
qu'exacerber les colères furibondes de ta si gentille “Lalla”. Tu avais,
pourtant, de la veine. Le climat de la côte, différemment de celui de la
montagne que tu connais d'ailleurs mieux, est clément, sinon le froid
aurait pris le relais des traitements sadiques de la “hajja” et Dieu seul
sait ce qu'il en serait advenu.
Durant tout ce temps, Salah, l'unique enfant (ô combien gâté !) de la
nichée, te guettait de manière furtive, du sommet de sa fierté débor-
dante d'adolescent à qui ni papa ni maman ne refusaient rien. Et tu
mûrissais dans le silence de ton supplice quotidien. Tes premières
menstruations mirent la «hajja» dans tous ses états. Chose naturelle,
surtout pour une tondeuse d'oeufs comme elle! Les “Always” qu'elle
aurait dû te procurer auraient nui énormément à son porte-monnaie
et jamais elle n'aurait toléré l'usage de morceaux de tissu glanés par-ci,
par-là. Que penseraient ses cossues invitées au flair subtil si jamais,
par imprudence ou par négligence de la part d'une campagnarde
étourdie, telle que toi, quelque torchon dissimulé quelque part empes-
tait les airs chèrement parfumés de la fastueuse demeure?

Et vint cette fameuse nuit ...Ah! Cette nuit-là, tu n'es pas près de
l'oublier, pauvre Touria. Tout allait basculer dans ta vie.
Salah, patient prédateur, était rentré très tard, soûl comme une gri-
ve et t'avais forcée à lui rendre un service extra-professionnel. Tu ne
pouvais ni crier, ni refuser, ni te sauver. Aussi t'étais-tu laissé faire
dans un mélange de peur, de plaisir et de...douleur. Entre nous, lors
des nuits qui suivirent, la peur et la douleur ne furent plus au rendez-
vous? C'était plutôt tes attentes impatientes qui te rongeaient, non? Tu
t'y faisais au fil des nuits. Ses caresses, ses étreintes, ses haleines, ses
grognements puant l'alcool... Et tu jouissais dans ton mutisme et ta ré-
signation d'ignorante maigrichonne ébahie par la lueur d'un espoir-
illusion. Ce n'était pas de ta faute mais qu'Allah maudisse la frustration
et la pauvreté ! Tous les déshérités de la terre s'accrochent au premier
mirage en vue et cèdent à l'aile de la chimère.
Et lui, le dévergondé, chaque fois qu'il voulait assouvir son instinct
bestial, ne prenait jamais la peine d'allumer la lumière. Tu savais pour-
quoi... Ce n'était bien évidemment pas de crainte que tu le recon-
naisses... Non, détrompe-toi, Mais ses parents auraient été

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profondément indignés si jamais, par malheur, ils l'avaient surpris, lui
le fils de la «hajja» et du «haj» dans un jeu de jambes en l'air avec une
sale bouseuse comme toi. Cela aurait été fatal, surtout pour ta «Lalla»
dont le coeur, à cause de l'excès d'embonpoint, était d'une fragilité in-
quiétante. Salah préférait aussi satisfaire ses désirs libidineux, avec toi,
dans l'obscurité pour ne pas être horrifié par ta face osseuse de tuber-
culeuse. Dans les ténèbres, tous les visages se ressemblent.
Depuis cette nuit donc, tu étais devenue bonne à tout. Le jour, à la
vaisselle et à la lessive, la nuit, à Salah et à ses pulsions agressives.

Au début, la «hajja» avait des soupçons, mais en musulmane très


dévouée (malgré quelques glissements qu'on pourrait mettre sur le
compte de la colère, donc pardonnables du moment que l'erreur est
humaine), elle refusait de se fier à de simples impressions. Dans notre
religion, il est des doutes jugés comme étant des péchés. D'ailleurs, el-
le finissait toujours par se convaincre que son prince ne pouvait avoir
d'yeux pour une cul-terreuse de ton genre.
Et vint le moment tant redouté...Les règles s'étaient dérobées à la
règle. Quitter la villa était ton unique salut. Mais où allais-tu donner de
la tête ? À quel saint allais-tu te vouer? Papa et maman pourraient
comprendre et faire endosser le tout au sort, mais les gens du «douar»
seraient, sans l'ombre d'un doute, d'une ironie acerbe.
La ville que tu convoitais est là autour de toi. Elle t'étreint jusqu'à
l'asphyxie. Incessants bruits assourdissants, sentines nauséabondes,
pollution et surtout cruauté de la jungle. Te voilà obligée de tendre la
main et de frapper aux portes dans l'espoir d'avoir de quoi te nourrir et
nourrir cette innocence que tu portes à l'autre bout du cordon ombili-
cal, ô pauvre victime ! Ô pauvre innocente ! y

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Rendez-vous gare du Nord
Par Viviane Michel
Il ouvrit les yeux, se redressa et coula un regard furtif vers ses voisins. En
face de lui, le gamin s'acharnait toujours sur le clavier de son petit boîtier
noir qui émettait à intervalles réguliers des bips stridents. À considérer le
sourire ravi qu'affichait le gosse, c'était apparemment le but du jeu. Lui, au
même âge, il aurait été plongé dans un livre, «Les trois mousquetaires» par
exemple, quil avait emporté partout des années durant. Quand son premier
petit-fils avait été en âge de lire, il l'avait un jour appelé dans la pièce qui lui
servait de bureau et de bibliothèque et là, cérémonieusement, avec le senti-
ment de lui transmettre un peu de son enfance, il lui avait offert les deux vo-
lumes écornés et défraîchis dont il n'avait jamais voulu se séparer. L'enfant
l'avait gentiment remercié - au moins, il était bien élevé - mais est-ce qu'il les
avait seulement ouverts ? En tout cas, il n'en avait jamais parlé par la suite.

La femme assise dans le coin près de la fenêtre avait déplié la ta-


blette et ouvert son ordinateur portable. D'un imperceptible mouve-
ment de l'index, elle faisait défiler sur l'écran une succession de
tableaux chiffrés. Il y avait quelque chose de fascinant dans ce que sup-
posait ce simple geste : une maîtrise, des connaissances qu'il avait, lui,
d'emblée renoncé à acquérir. Taut cela était trop difficile, trop com-
plexe et puis surtout, il se disait qu'il était trop vieux.

Dans le fond, pourtant, il savait bien que ce n'était qu'un prétexte :


Jérôme son exact contemporain, s'était mis à l'informatique sans hési-
ter. Il n'avait même été l'un des premiers à acheter un ordinateur per-
sonnel quand ils étaient arrivés sur le marché. Il l'appelait «le
monstre», avec une nuance de défi dans la voix, et il n'avait pas tardé à
l'apprivoiser. Évidemment, à l'époque, Jérôme travaillait encore et
quand on est un opticien renommé, qu'on a du personnel, une bou-
tique qui marche bien, quand on veut surveiller de près son chiffre
d'affaires et sa rentabilité, if faut s'adapter, suivre le progrès.

Lui, en revanche, retranché derrière son établi de relieur, dans l'odeur


de cuir, de colle et de papier qui imprégnait l'atelier, il s'était toujours
considéré comme un gardien de la tradition, un homme du passé comme
il le disait quelquefois en plaisantant à ses clients bibliophiles. Et quand
lui passait entre les mains un ouvrage rare, admirablement imprimé sur
vélin ou sur papier bible, et qu'il discutait longuement avec son proprié-
taire du type de reliure qui conviendrait à ce chef d'oeuvre, il prenait plai-
sir à penser qu'il était lui aussi une sorte d'artiste.

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En fait, s'il voulait être vraiment sincère, il devait bien admettre
qu'il y avait eu beaucoup de coquetterie dans son mépris affiché pour
tout ce qu'il appelait les gadgets de la modernité. Et le résultat était là :
face à un ordinateur, un enfant de trois ans aurait pu lui donner des le-
çons. Est-ce quil n'avait d'ailleurs pas eu le plus grand mal pour ap-
prendre à utiliser le téléphone portable que sa fille avait absolument
tenu à lui offrir? Certes, ce n'est pas lui qui aurait songé à acheter cet
appareil compliqué muni de touches minuscules, alors qu'il avait tou-
jours son bon vieux téléphone installé dans le couloir de l'entrée depuis
des décennies. Mais elle avait prétendu que c'était une mesure de pré-
caution indispensable, qu'il serait peut-être content, un jour, de pou-
voir appeler quelqu'un loin de la maison et que ça la rassurerait, elle,
de savoir qu'en cas de nécessité, il pourrait toujours la joindre. Bien
sûr, il avait fini par lui donner raison et c'est son petit-fils qui avait en-
tré les numéros utiles dans la mémoire de l'appareil et lui avait pa-
tiemment montré comment il fonctionnait. Dire qu'il s'en servait
beaucoup serait nettement exagéré, mais ce matin, au moment où, sa
valise à la main, il s'apprêtait à quitter la maison, il y avait subitement
pensé et il l'avait glissé dans la poche intérieure de son pardessus.

Une secousse un peu brutale le ramena à la réalité. Dans le wagon,


des lumières s'étaient allumées et de l'autre côté de la vitre, on ne dis-
tinguait plus le paysage au-delà du remblai. Il commençait à se sentir
fatigué suite à l'énervement des préparatifs, au long trajet en car jusqu'à
la gare, au voyage en train qui avait commencé en début d'après-midi, à
15 heures 15' très exactement, et qui durait depuis plus de 4 heures
maintenant... Et ce n'était pas fini : dans sa dernière lettre, Jérôme lui
annonçait qu'il avait déménagé dans une lointaine banlieue et qu'il fal-
lait, pour rejoindre son pavillon à partir de la gare du Nord, prendre le
métro, changer de ligne, puis emprunter le RER et marcher encore une
petite dizaine de minutes. Heureusement, son vieil ami allait venir le
chercher en voiture. C'est d'ailleurs à cette condition expresse qu'il avait
accepté son invitation : il n'avait jamais eu l'esprit d'aventure et ce n'est
pas à son âge qu'il allait se lancer dans l'inconnu de la banlieue pari-
sienne, en pleine nuit et en plein hiver par dessus le marché !

Le train semblait avoir ralenti, il roulait maintenant entre des bâti-


ments violemment éclairés. On devait être tout près de Paris. Autour
de lui, les passagers commençaient à bouger. Il se leva è son tour, tira
sa valise du filet à bagages, enfila avec quelque peine son gros pardes-
sus et, la casquette bien enfoncée sur les oreilles, attendit dans le cou-
loir l'arrivée en gare et l'arrêt du train. Quand les portières
automatiques s'ouvrirent, il fut l'un des premiers à descendre. Alors

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qu'il s'efforçait de repérer la silhouette un peu voûtée de Jérôme parmi
les gens qui attendaient sur le quai, il fut englouti au milieu de la foule
que dégorgeait l'interminable convoi. Pressé, poussé, ballotté par le
flot torrentueux des voyageurs, il se retrouva dans le hall de la gare,
sous l'immense verrière qui protégeait du froid glacial de la nuit. Sa va-
lise bien calée entre les jambes, il se pesta sous le panneau d'affichage
des arrivées. Puisqu'il n'avait pas pu voir Jérôme à la descente du train,
il fallait l'attendre là où il serait nécessairement obligé de passer.

Peu à peu, le quai se vidait, seuls quelques voyageurs surchargés de


bagages s'attardaient encore à hauteur de la rame la plus proche, Ma-
nifestement, Jérôme n'était pas là. Peut-être attendait-il ailleurs, dans
le hall 7 ? Comment le savoir? Malgré l'heure tardive, la salle des pas
perdus était encore pleine de monde. Avec cette foule sans cesse en
mouvement, s'il quittait son poste d'observation pour se mettre à la re-
cherche de son ami, ne risquaient-ils pas de se croiser sans s'en rendre
compte? Il valait mieux choisir un point bien situé, d'où il aurait la vi-
sion la plus large possible, et s'y tenir.

À l'extrémité de chaque quai, de petits attroupements s'étaient formés


autour de piliers munis de grilles chauffantes sur leurs quatre côtés. Des
voyageurs en avance probablement ou des vagabonds comme on en
trouve dans toutes les gares. Il se dirigea vers un pilier en face de l'entrée
principale et réussit à s'y faire une petite place. Ses pieds commençaient
à s'engourdir; si Jérôme avait été retardé, ce serait moins dur de patien-
ter là, à proximité de cette source de chaleur, si faible soit-elle.

L'oeil aux aguets, il s'efforçait de ne pas s'inquiéter. Son ami était


quelqu'un sur qui l'on pouvait compter, il allait sans doute apparaître
d'un moment à l'autre. Peut-être avait-il simplement mal noté l'horai-
re de son train ? Allons, ce ne serait pas si grave, le suivant arrivait une
heure plus tard, il l'avait vu sur le panneau. C'était le dernier d'ailleurs
et il n'y avait déjà plus de départs avant le lendemain.

À rester debout si longtemps, il avait mal aux reins et, malgré le


chauffage, le froid le gagnait, il ne sentait plus ses pieds, est-ce qu'il al-
lait passer la moitié de la nuit à attendre ? Et si Jérôme avait eu un ac-
cident ? Ou un malaise au moment de prendre la route ? Et s'il ne
venait pas du tout ? C'est alors qu'il se souvint du téléphone. Il eut une
pensée reconnaissante pour sa fille et plongea la main dans la poche
intérieure de son pardessus. Elle était vide. y

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Par Lamine Kouloughli
Bicha

Dans ma cervelle se promène,


Ainsi qu'en son appartement,
Un beau chat, fort, doux et charmant.
Carles Baudelaire. 'Le Chat' in Les Fleurs du mal.

(A M., cette histoire qu'elle m'a racontée.)

Tout a commencé avec ce journal local posé à plat sur la table de


notre cuisine et que ma mère, assise sur un tabouret près de la fenêtre
ouverte afin que s'échappent les volutes de fumée de la cigarette qu'el-
le tenait à la main droite, maintenait de l'autre main contre les assauts
tenaces d'un courant d'air pour en lire la page devant elle.
Rien de bien extraordinaire jusque là.
Ma mère fume. Elle fume beaucoup. Avec mon père et comme lui,
elle a essayé d'arrêter. Elle n'a pas réussi et ni l'exemple d'abstinence
de mon père, ni ses admonestations, ni même les supplications de sa
progéniture n'y ont fait. Nos sarcasmes enfantins, autre tentative pour
faire naître chez elle le sursaut d'orgueil que nous pensions nécessaire
au dépassement de son accoutumance, ont aussi dû être abandonnés
face à sa colère, parfois ses larmes. C'est que nous ne mesurions sou-
vent pas la portée des assauts guidés par notre seule foi filiale dans
notre pouvoir de la tirer de sa dépendance; comme la fois où, feignant
l'aparté mais à voix assez haute pour qu'elle entende, ma puînée et moi
avions passé longtemps à pronostiquer les chances, en cas de déchéan-
ce familiale soudaine, de la voir rationner ses cigarettes où le pain dont
se nourriraient ses enfants, ou encore cette autre fois, cet hiver, où
après l'annonce du relèvement prochain des tarifs de l'électricité et du
gaz, nos paris, vite suivis de gloussements vindicatifs alors que nous
nous appropriions à voix haute et par avance telle ou telle autre cou-
verture pour sa chaleur ou le soyeux de son poil en prévision des rudes
journées à venir, avaient porté sur les chances de rationnement du
chauffage de la maison -je ne dis plus 'ch'mini' parce que cela fait pouf-
fer de rire mes amies- ou de celles du tabac de notre génitrice.
Ma mère lit le journal aussi. Tous les matins, elle lit avec application
le journal local que mon père a ramené la veille de son travail et qu'el-
le étale invariablement sur la table de la cuisine ou devant elle, par ter-
re. Une seule page semble l'intéresser, l'avant dernière, rubrique
nécrologie. Une fois que je lui avais fait remarquer que ses journaux
ainsi que les informations qu'ils contenaient étaient toujours dépassés,

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elle m'avait répondu, sans se départir de son calme ni de la cigarette
qu'elle prenait le temps de fumer pendant sa lecture, (peut-être devrais-
je dire que c'était le journal qu'elle prenait le temps de lire pendant qu'el-
le fumait sa cigarette) que les mauvaises nouvelles arrivaient toujours
trop vite et que lorsqu'on apprenait le départ de quelqu'un qu'on
connaissait un jour après, c'était un peu comme si on lui avait prêté un
jour de plus à vivre.
Puis, faisant glisser le journal étalé devant elle de la table jusqu'à
terre, elle avait pris des pommes de terre et un couteau et s'était mise à
préparer le repas de midi en s'arrangeant pour que les épluchures qui
tombaient sur le journal n'entravent pas la continuation de sa lecture.
Non. Rien de bien extraordinaire jusque là, sauf que le journal qu'el-
le retenait ce jour là contre les assauts du vent, à moins que, l'idée m'ef-
fleure à présent, ce ne fut justement pour dissimuler cela à mon regard
lors de mon irruption dans la cuisine, ne s'étalait pas comme à l'accou-
tumée de toute sa largeur sur la table devant elle, et que la page qu'elle
lisait n'en était pas l'avant-dernière, mais la dernière, le dos de couver-
ture, celle des potins du monde.
Peut-être était-ce aussi pour cela que son regard, quand il avait croi-
sé le mien, m'avait paru étrange.
Et puis il y avait eu Bicha.
Pour tous, Bicha était immédiatement devenue le bébé de la famille
lorsque, petite boule de poils ébouriffés et mouillés, elle avait été rame-
née à force de supplications, de prières et de pleurs par ma plus jeune
soeur, un jour qu'elle avait accompagné ma mère chez son dentiste. Ce
soir là, réunis dans le salon, nous lui avions tous ensemble choisi son
nom de baptême et l'attendrissement que nous ressentions à la tenir
dans notre main alors qu'à tour de rôle nous la portions un court instant,
l'appelant par son nom sous le regard soutenu de celle à qui elle devait sa
présence chez nous et qui suivait le moindre de nos gestes, avait même
gagné ma mère, pourtant peu encline aux épanchements affectifs : «Elle
a vraiment quelque chose d'un bébé», m'avait-elle murmuré sur le ton
de la confidence, «un peu comme toi juste à ta naissance, quand la sage
femme m'avait laissé te voir avant même de te nettoyer et de te sécher».
Bicha grandissait. La petite touffe de poils qui était entrée dans
notre famille voilà un peu plus d'un an était devenue une adorable pe-
tite chatte, toute grise, avec par endroits de magnifiques reflets d'or si
ce n'était deux petites taches blanches, l'une sur le côté droit du mu-
seau, l'autre sur le bout de la patte arrière droite. La tache près de son
museau colorait le même côté de sa moustache, si bien qu'elle avait un
côté de moustache blanc et l'autre sombre. L'autre tache dormait à la
plante de sa patte, juste en dessous, une couleur rose clair alors que le
dessous de ses autres pattes était gris foncé, presque noir.

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Une relation complice, peut-être à cause du commentaire attendri
de ma mère le jour de son arrivée chez nous, nous avait très vite lié
l'une à l'autre. C'était au pied de mon lit, sur ma couette, que Bicha se
blottissait chaque soir pour dormir et je m'étais habituée à la douce
sensation de son poids et de sa chaleur contre mes pieds, surtout pen-
dant les nuits froides de ce premier hiver qu'elle passait avec nous. Le
printemps, toujours top vite passé chez nous, aurait pu prendre cette
année pour nom Bicha tant ses jeux, toujours renouvelés et auxquels
elle nous conviait presque à tour de rôle, agrémentaient nos journées
et ponctuaient d'éclats de rire nos conversations autour du repas du
soir. Quand l'été arriva et que tous partirent en vacances, me laissant,
dans la préparation d'examens qui m'attendaient pour septembre, à la
maison avec mon père par ailleurs très occupé par son travail et absent
chaque jour jusqu'à une heure tardive, c'est avec Bicha que je passais
mes journées. Si ses yeux verts m'avaient parlé depuis le tout début,
notre été ensemble me fit découvrir sa voix. Bicha parlait et, autre trait
que nous avions en commun et qui ajouta à notre complicité, elle par-
lait beaucoup. Certains chats sont moins prodigues en l'expression so-
nore de leurs états d'âme : le chat de nos cousins ne miaule qu'une fois,
un petit miaulement fluet et sans caractère, quand ses maîtres lui don-
nent à manger; et les cris de la chatte de nos autres cousins, sont telle-
ment horribles qu'ils font tout pour ne pas qu'elle se fasse entendre. Rien
à voir avec la gamme variée et mélodieuse des miaulements de Bicha ; le
«miii» continu du matin quand je me réveille et que je la dérange sur son
bout de couette dans son sommeil tardif parce qu'elle a tenu compagnie,
étendue paresseusement sur la peau de mouton qui recouvre un côté du
divan du salon, au dernier resté à regarder la télévision; ou encore ses
«mi, mi» brefs et joyeux quand je rentre et qu'elle vient m'accueillirà la
porte pour frotter son petit corps au bas de mon pantalon en signe de
bienvenue. Autre talent de Bicha, et signe très spécial d'aménité qu'elle
octroyait avec parcimonie, elle savait comme nul autre chat littéralement
s'enrouler autour des pieds des gens qu'elle aimait sans jamais les faire
tomber ni se faire mal, et avait pour mes pieds une prédilection toute
particulière qui rendait ma puînée jalouse. «Cette chatte n'est pas nor-
male... Et à bien y réfléchir, toi non plus», me lançait-elle parfois, aga-
cée, alors que je ponctuais chaque tour de pied de Bicha d'un «ah!» de
ravissement, avant de me baisser pour faire courir ma main de sa tête à
son cou et que ma lente caresse qu'accompagnaient ses ronrons d'aise ne
vienne s'échouer sur une patte de velours.
Et puis les miaulements de Bicha changèrent et son comportement
aussi. Elle commença par déserter son bout de couette au bas de mon
lit pour rôder toute la nuit comme une âme en peine de coin en coin
dans l'appartement. Les caresses que nous nous mîmes à lui prodiguer

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en réponse à ses appels rauques qui nous intriguaient ne la satisfai-
saient pas et elle y répondait par des coups de griffes qui nous faisaient
hurler d'étonnement et de douleur : La nature l'avait rattrapée dans la
quiétude de notre demeure, lui faisant réclamer d'autres caresses. Elle
dont la domestication aurait fait miauler de jalousie le meilleur des
aristochats délaissa soudain sa litière pour un espace plus grand
qu'elle se mit à marquer à la manière des grands fauves: Le cartable
de ma benjamine, nonchalamment jeté comme à son habitude dans
un coin du couloir, les notes d'un cours de médecine oubliées par ma
puînée dans notre chambre sur le bureau que nous partageons pour
étudier, et enfin, sacrilège suprême, le sac de jute contenant le cous-
cous familial, furent à tour de rôle l'objet du pointage territorial de Bi-
cha dans sa recherche effrénée de l'attention d'un mâle. La petite
pleura. Ma puînée hurla et poursuivit Bicha heureusement sans pou-
voir l'attraper, jurant qu'elle s'en servirait d'animal de laboratoire
pour ses travaux pratiques de dissection. Au lieu de m'intriguer, le si-
lence de ma mère face à la profanation de son couscous me fit rendre
grâce au ciel, sûre que j'étais qu'un tel acte allait valoir à Bicha les
pires sévices. Le sac et son contenu furent simplement jetés, et ma
mère retourna calmement au cérémonial de sa cigarette et de la lectu-
re du journal, me libérant de mon angoisse.
C'était le jour du dos de couverture du journal, il y a six jours. Je
m'en souviens parfaitement parce qu'à partir de ce jour là, je devais
passer chaque jour de la semaine à l'université jusqu'à tard le soir, et
que c'était pour le rappeler à ma mère afin qu'elle ne s'inquiète pas que
j'avais fait irruption dans la cuisine, la dérangeant dans sa lecture.
Cette même nuit, l'absence du poids de Bicha sur ma couette ne
m'alarma pas outre mesure et je m'endormis lourdement en la lais-
sant, du moins je le croyais, à ce qui était devenu sa nouvelle marotte
l'attente d'autant plus féroce qu'elle s'avérait vaine, dans quelque re-
coin du logis, de l'apparition d'un Roméo à moustache. Ce n'est donc
que le lendemain, après qu'aucun miaulement ne répondit à mes ap-
pels et qu'une longue recherche, bientôt accompagnée de mes pleurs,
s'avéra infructueuse, que je questionnais ma mère sur l'absence de Bi-
cha et que je sus la suite que ma génitrice avait froidement donnée à
son couscous souillé. J'avais un instant pensé venger mon impuissan-
ce à défaire sa décision en lui reprochant de ne pas m'avoir au moins
informée de son action le jour même, et de m'avoir laissé dormir en
croyant Bicha dans la sécurité de notre maison, puis, me rappelant sa
répartie à ma remarque sur ses lectures, je m'étais résignée au silence
et à mes larmes. J'avais à jamais perdue Bicha.
Après Bicha, tout s'accéléra.
D'abord ce fut le tour de la plus jeune de mes soeurs et, comme pour

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Bicha, je ne m'aperçus de son absence que le jour d'après. «Ta grand-
mère se languissait d'elle, alors, je lui ai préparé quelques affaires et
je la lui ai amenée», me répondit ma mère quand je m'étonnais du si-
lence qui pesait dans l'appartement et que ne déchiraient plus le ga-
zouillis de sa petite voix enfantine ou, comme l'avant-veille quand je lui
racontais l'histoire du petit poucet, ses rires. Puis ce fut le tour de mon
jeune frère. Voilà quelque temps, depuis le début de son adolescence en
fait, que je n'entretenais plus avec lui que des rapports plutôt distants.
Etranges que les relations entre frères et soeurs dans nos familles. On est
frère et soeur, on se côtoie, on s'aime sans doute bien mais sans trop se le
montrer ni se le dire. Rien de particulier à cela. C'est du moins ce que
m'affirment mes amies, celles-là mêmes dont les rires m'incitent à trans-
former mon vocabulaire. La distance de nos rapports explique peut-être,
en même temps que mes rentrées tardives, pourquoi, comme pour Bi-
cha, je ne m'aperçus de son absence que le jour d'après. «Il est parti dé-
compresser quelques jours avec un groupe d'amis avant de reprendre
ses révisions pour le bac», avait été la réponse de ma mère quand je
m'étonnait de ne plus l'entendre ronchonner à l'autre bout du couloir
contre tout et rien, comme à son habitude.
Ensuite vint le tour de ma puînée et, comme pour Bicha, je ne m'aper-
çus de son absence que le jour d'après. Nous partagions pourtant la mê-
me chambre mais, depuis quatre jours que je rentrais tard, je m'efforçais
de faire une brève toilette et de me mettre au lit sans bruit et dans le noir
afin de ne déranger personne. Ce n'est donc que le lendemain, face à un
lit vide et qui n'avait de toute évidence pas été défait que je questionnai
ma mère. «Elle révise ses partiels d'anatomie chez son amie et pour ne
pas être dérangée, elle a même laissé son portable ici. Vois! Il est sur sa
table. Alors inutile de chercher à entrer en contact avec elle».
Enfin, et c'était hier, la place de mon père face au téléviseur familial
était restée désespérément vide. «Il est réquisitionné à son travail de-
puis hier et pour le reste de la semaine», m'avait dit ma mère, précé-
dant ma question et, j'en eus la nette impression, évitant mon regard.
La solitude de ma chambre m'avait parue 0plus accueillante que le sa-
lon que n'encombrait plus que la mémoire du souvenir de ceux qui n'y
étaient pas, et je m'y étais réfugiée, prétextant d'une horrible migraine
pour échapper au tête à tête annoncé du repas du soir. Pour mon père
aussi et comme pour Bicha, je ne m'étais aperçue de son absence que le
jour d'après.
Me voilà à présent sur notre palier, face à la porte de l'appartement
familial, tout à l'heure déterminée mais hésitante à présent au moment
d'y frapper, par crainte de ce qui m'attend. Je tiens à la main la copie
du journal local que lisait ma mère et que j'ai repêchée la nuit passée
avec mille précautions de peur de l'alerter, au fond du grand saut qui

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nous sert de poubelle dans un coin de la cuisine. J'ai passé ma journée
seule, sur l'esplanade de l'université, à en relire un article sur la der-
nière page que j'avais, fiévreusement d'abord, puis avec plus de soin,
méticuleusement nettoyé des épluchures et restes de toutes sortes qui
y étaient collés et en empêchaient toute lecture. Hélas, dans ma hâte
première, une petite partie de journal, en haut de l'article, là où se
trouvait vraisemblablement le nom d'un lieu, peut-être d'une ville,
était restée collée à un reste de détritus que j'avais arraché. Une seule
lettre avait échappé à mon labeur grossier, la lettre C. Sans même re-
garder le journal, je récite dans ma tête le titre et le premier para-
graphe de l'article que je sais à présent par coeur «Étranges
disparitions à C… Une mère de famille incapable de satisfaire à sa
consommation personnelle en cigarettes en même temps qu'aux be-
soins de son ménage, fait disparaître un à un les membres de sa famil-
le en des circonstances étranges... Tout au long de ma récitation
intérieure, mon pouce caresse une épluchure de pomme de terre qui
masque encore le haut de cette dernière page, en son centre, là où se
trouve la date de publication du journal, et que j'avais longtemps hési-
té à décoller avant qu'une étrange appréhension ne prenne le meilleur
sur moi et ne me fasse finalement l'y laisser.
J'ai l'horrible certitude que cette date que l'épluchure masque est
celle de demain. y

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ION V O US PR O POSE
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Parution
juillet 2005

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