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Peut-on vouloir une autonomie gouvernementale tout en cédant son

assise territoriale ?
Le cas de la communauté innue d’Ekuanitshit au Québec.

Par Valérie Cabanes, Maître en Droit international des Droits de l’Homme,


Doctorante en Ethnologie spécialité "Conflits, Identités et Cultures" à
l’Université Marc Bloch de Strasbourg.

La situation juridique d’Ekuanitshit (Mingan) est particulièrement


intéressante à étudier car cette communauté occupe une place particulière
dans le cadre des négociations entre les Innus et les gouvernements du
Canada et du Québec. De plus, Ekuanitshit est aujourd’hui confrontée à
des choix de positionnement face à une proposition d’entente faite par
Hydro-Québec. Ce qu’elle va décider dans les semaines ou les mois à
venir va orienter sa ligne de conduite pour toutes les questions touchant
au territoire et à la gouvernance.

Ekuanitshit négocie à l’heure actuelle une entente particulière avec


la compagnie d’Etat Hydro-Québec qui souhaite construire un complexe
hydro-éléctrique de quatre barrages sur la rivière Romaine. Ekuanitshit
est aussi en négociation pour une entente globale territoriale avec les
gouvernements du Canada et du Québec. Les deux négociations se
téléscopent donc.

En revanche elle n’est pas signataire à l’entente de principe d’ordre


général ratifiée en mars 2004 – signée par les Innus de Mamuitun
(Mashteuiatsh, Essipit, Betsiamites et Natashquan) - et elle n’a aucun
précédent d’entente de principe d’ordre particulier avec Hydro-Québec –
comme celles signées par les autres communautés de la Côte-Nord
(Uashat Mak Mani Utenam, Natashquan, Unamen Shipu ou Pakua Shipu)
pour des projets de barrages.
Elle se présente donc aux tables de négociation affranchie
d’engagements préalables pouvant toucher à son territoire. Ceci ne l’a pas
empéchée de se pencher sur ces questions et de faire des propositions ou
des projets comme la proposition d’entente de principe sur la question
territoriale et l’autonomie gouvernementale faite en juillet 2004 ou son
projet de Constitution rédigé en 2000 en vue de l’obtention d’une
autonomie gouvernementale. Elle a aussi participé à un forum innu sur
l’hydroéléctricté en 2002, « le pouvoir de nos rivières » dont elle semble
suivre scrupuleusement les recommandations.

Sa posture unique devant les gouvernements fédéral et provincial


place donc sa population et ses représentants face à des choix qui vont
forcément conditionner l’avenir de la communauté et sans doute se
répercuter sur les futures négociations des autres communautés innues,
en particulier sur celles menées par les communautés rattachées à
l’Assemblée Mamu Pakatatau Mamit ( Unamen Shipu et Pakua Shipi)
signataires de la proposition d’entente territoriale et politique déposée en
2004.

Pour comprendre la position actuelle d’Ekuanitshit, rappellons tout


d’abord que cette communauté innue à l’image de toutes les
communautés innues avant 2002 n’avaient jamais signé d’entente de
principe à caractère global ou de traité avec les autorités coloniales
françaises ou anglaises puis québecoises ou canadiennes indiquant une
rétrocession de leurs terres. Ainsi ils ne comprennent même pas comment
la France a-t-elle pu céder aux anglais dans le Traité de Paris de 1763 le
territoire du Nitassinan. La déclaration de souveraineté faite par les
européens a donc toujours été considérée comme unilatérale. De la même
façon, en 1977, ils ne comprirent pas comment leurs droits collectifs dans
la région de Sherfferville aient pu être éteints lors de la Convention de la
Baie James puisque l’Entente n’avaient pas été signée avec eux mais avec
les Cris.

Ensuite la présence effective des allochtones à l’Est du Québec ne


s’est faite que très tard. Jusqu’en 1950, date à laquelle ils ont
progressivement été contraints à la sédentarisation, le mode de vie
traditionnel innu était resté totalement vivace. Ainsi il existe encore des
anciens innus à l’Est qui peuvent témoigner de l’Innu Aitun et transmettre
leurs savoirs à ceux qui le souhaitent. Cela modèle la pensée innue
actuelle de la Côte Nord et impacte la façon dont ils s’administrent eux-
mêmes au sein des réserves.

Enfin nous l’avons vu, Ekuanitshit est un cas particulier car elle n’a
jamais eu à négocier d’entente particulière avec Hydro-Québec comme
c’est le cas pour la plupart des autres communautés depuis 1994. Ainsi il
n’existe aucun précédent juridique ou contractuel permettant aux
gouvernements de justifier l’occupation de son territoire.

En revanche et en sa faveur, l’article 35 de la loi Constitutionnelle de


1982 reconnaît des droits ancestraux autochtones et la Cour Suprême du
Canada tente depuis de clarifier ce que ce sont ces droits à travers
plusieurs arrêts et commentaires: le droit de chasse, de pêche, de
cueillette, de piégeage, le droit d’exploitation commerciale des rivières et
des forêts mais aussi le titre aborigène qui octroît un droit foncier sur un
territoire donné à un peuple donné. La commission royale a, elle, émis
l’opinion dans son rapport de 1996 que l’article 35 donnait aussi un droit à
l’autonomie gouvernementale aux peuples autochtones qui se
gouvernaient eux-mêmes avant l’arrivée des européens. Cet avis fait suite
à la décision politique fédérale en 1995 de reconnaître ce droit. C’est le
cas effectif des Innus et pour eux ce droit implique le pouvoir d’adopter et
d’appliquer des lois sur leur territoire, et en aucun cas d’en céder son
exploitation sans son accord.
Il reste qu’au Canada, il importe en effet pour chaque groupe
autochtone de se voir attribuer le titre « aborigène » pour pouvoir détenir
un droit exclusif d’utilisation du territoire. Et il n’existe que deux façons
d’obtenir ce titre aborigène : par une décision d’un tribunal ou par la
signature d’un Traité qui en prévoit les effets et les modalités.

Mais le recours aux tribunaux est fort coûteux pour les


communautés. De plus le résultat final peut se faire attendre longtemps et
reste aléatoire puisque les juges se montrent réticents à se prononcer,
favorisant plutôt une conciliation avec les gouvernements du Canada et du
Québec en recherchant des intérêts communs.

Il ne reste donc que les négociations territoriales menant au Traité


pour faire office de conciliation. Or, à l’occasion de telles négociations, les
peuples autochtones se sont le plus souvent butés à des refus
gouvernementaux en ce qui a trait à la reconnaissance de leur titre
aborigène qui leur donne un droit foncier sur le territoire ancestral. Les
négociations tournent ainsi généralement en rond, et pendant que les
négociations traînent en longueur, les gouvernements font comme si le
titre n’existait pas et cherchent à développer le territoire comme bon leur
semble.

Ainsi même si le droit est en leur faveur, l’expérience démontre que


son application dessert en général leurs intérêts. C’est pourquoi les Innus
d’Ekuanitshit cherchent à obtenir d’une façon ou d’une autre la
reconnaissance de leurs droits ancestraux sur leur territoire traditionnel
nommé le Nitassinan, c’est à dire leurs droits d’utilisation du Nitassinan,
mais aussi le titre aborigène sur l’ensemble de ce territoire, c’est à dire un
droit de « propriété » sur tout le territoire ancestral de la communauté. Il
est à noter que le titre aborigène octroie des droits d’utilisation du
territoire qui ne sont pas seulement « ancestraux ». Les Innus peuvent
donc revendiquer des droits miniers, des droits d’exploiter de façon
moderne les eaux et les forêts et donc ils dérogent au principe de la
domanialité en faveur de l’Etat québecois en ce qui a trait aux ressources
des sols et aux forces hydrauliques.

A l’heure actuelle, dans le cadre des négociations menées avec


Hydro-Québec, Ekuanitshit ne s’est encore prononcée publiquement sur la
teneur de ses revendications. Elle prend le temps de la réflexion car se
joue autour du projet de complexe hydro-électrique de la rivière Romaine
non pas seulement des enjeux financiers considérables mais aussi la
clarification de leurs droits ancestraux sur le Nitassinan dont le titre
aborigène. Ainsi il semble bien que négocier avec Hydro-Québec avant
d’avoir obtenu une entente globale concernant son territoire reviendrait à
« mettre la charrue avant les bœufs ». En effet, elle prendrait le risque
d’avoir à renoncer à sa principale revendication depuis le début des
négociations territoriales : obtenir la reconnaissance de leur titre
aborigène sur tout le territoire ancestral tel que défini dans la proposition
d’entente déposée en 2004.

Ekuanitshit demande donc que les gouvernements adoptent l’idée


d’un titre aborigène qui ne soit pas seulement cantonner à l’Innu Assi
(entité imaginée par les gouvernements), c’est à dire grosso modo le
territoire élargi de la réserve actuelle mais à l’ensemble du territoire
ancestral. Pour être encore plus clair, elle n’attend même pas que les
gouvernements lui cèdent des droits de propriété sur le Nitassinan car elle
se considère déjà propriétaire du lieu. Elle souhaite en revanche que les
gouvernements reconnaissent ces droits afin qu’en retour Ekuanitshit
puisse octroyer aux gouvernements, et par la conciliation, des droits
d’occupation, d’utilisation ou même de propriété sur ces terres.

Bien entendu le discours actuel tenu par la partie gouvernementale


ressemble plutôt à un chantage inverse : « cedez nous le droit d’exploiter
la rivière Romaine ainsi que votre titre aborigène sur ce territoire en
échange de quoi nous reconnaitrons vos droits ancestraux sur l’Innu Assi
et le droit à un dédommagement financier … ». Mais que veut dire Innu
Assi en innu aimun si ce n’est la même chose que Nitassinan ? L’un
signifie « la terre des Innus », l’autre « notre terre »….

Quant aux discussions avec Hydro-Québec, celles-ci portent sur la


conclusion éventuelle d'un genre d'entente commerciale qui porte le nom
d'ERA (Entente sur les répercussions et avantages). Déjà, Hydro-Québec
s'est entendue avec d'autres communautés dans la région.

Les deux ententes, si celles-ci sont interdépendantes, sont donc


distinctes. Mais les deux ententes visent l'ensemble du territoire affecté
par le projet et ne font aucune distinction entre l'Innu Assi et le
Nitassinan.

La position actuelle des gens d'Ekuanitshit apparait donc comme étant à


peu près la suivante, même si celle-ci reste controversée:

1. Les ressources hydrauliques de la rivière Romaine leur appartiennent et


leur exploitation ne se fait que par leur consentement; et le consentement
lui-même semble être conditionné par trois points :
a) que le projet soit acceptable du point de vue de la protection
de l'environnement;
b) qu'il y ait une reconnaissance de leur titre aborigène (au
moyen d'une Entente dite provisoire avec le Québec);
c) que le projet soit approuvé par un vote affirmatif de la
communauté.
2. Ils gèrent ou participent alors à l'aménagement de ces ressources
conformément aux modalités des ententes à conclure avec le promoteur
et le gouvernement du Québec, celles-ci étant ratifiées par référendum;
3. Les redevances hydrauliques provenant de l'exploitation de ces
ressources leur sont versées en considération du fait qu'ils sont
propriétaires (et au raisonnement suivant: si nous consentons, aussi bien
que ce soit «payant»).

Concernant la question environnementale, les Innus d’Ekuanitshit ont fait


valoir leur point de vue sur la composition d'une future Commission
d'évaluation environnementale du projet. Ils doivent maintenant
commenter la conformité de l'étude d'impact d'Hydro-Québec avec les
lignes directrices du Canada et du Québec. La Commission n'est pas
encore sur pieds. Et lorsque celle-ci aura fait son rapport, il n'est pas
impossible qu'il faille une troisième entente appelée entente
environnementale.

Ce qui reste à découvrir sont donc les moyens de pression que vont
choisir les Innus d’Ekuanitshit pour faire céder les gouvernements sur la
question du titre aborigène et, bien entendu au final, le résultat d’un
référendum soumis à la population.

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