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DANS LES GEOLES DE KIGALI

KIESEL,VERONIQUE

Lundi 15 octobre 1990

DANS LES GE OLES DE KIGALI

Le régime rwandais joue la carte de la «glasnost». Mais la visite de ses prisons donne le frisson.
Témoignages.

KIGALI

De notre envoyée spéciale

La grande salle de la prison centrale de Kigali est pleine. Six cents hommes au crâne rasé
attendent d'être interrogés, un par un, par la commission de «tri» qui va déterminer s'ils sont
suspects ou innocents, donc s'ils vont rester en prison ou s'ils pourront enfin rentrer chez eux.
Sur les 2.592 arrestations déclarées par le ministre de la Justice, il y a déjà 1.040 libérations. Il
reste donc 1.552 personnes toujours en prison. Selon le ministre de la Justice, les prisonniers
sont traités dignement. Nous sommes un État de droit qui prône le respect des droits de l'homme.
Mais, ce qui devrait ressembler à une prison modèle - tous les détenus ont une couverture, une
tasse, une assiette et de la nourriture reçues juste avant notre visite -, recèle en réalité une foule
de souffrances totalement injustifiées. La cellule des femmes est particulièrement
impressionnante: Mon bébé est en train de mourir de faim dans mes bras, m'explique une jeune
femme rwandaise en larmes. Je n'ai plus de lait pour le nourrir et on ne m'en donne pas. J'ai été
battue, torturée, poursuit une autre qui me montre des plaies et d'énormes bleus dans le dos, sur
les cuisses. J'ai failli être violée, mais je me suis débattue. Par contre des Ougandaises n'ont pas
réussi à y échapper quand les soldats sont venus pour les arrêter.

Je n'en peux plus, poursuit une troisième, depuis une semaine que je suis ici, je n'ai pas de
nouvelles de mes enfants de trois et cinq ans qui sont restés seuls à la maison. Pendant cinq
jours on n'a rien reçu à manger, à peine un peu d'eau. On est obligée de faire nos besoins ici
dans cette pièce. On est vraiment traitée comme des animaux. En plus, ici, on est toutes
innocentes, on ne sait pas ce qu'ils nous veulent. La majorité de ces femmes sont Tutsi, mais
quelques codétenues sont Ougandaises ou Tanzaniennes.

Dans la pièce d'à côté, un homme est couché par terre sur une couverture. Il est diabétique et n'a
pas reçu de soins depuis son arrestation. Il risque de mourir dans les heures qui suivent. Dès
qu'ils ont compris que nous sommes journalistes, tous les hommes veulent nous parler, raconter
leur histoire, lancer un appel au secours. Je m'appelle Evariste, je suis Tutsi. J'ai été arrêté il y a
une semaine alors que ma femme venait d'accoucher. On m'a demandé mes papiers et j'ai été
emmené sans savoir pourquoi. Je crois que ce sont des voisins qui m'ont dénoncé. J'ai d'abord
été emmené au stade, le vendredi 5, il était rempli, c'était horrible. On n'a rien eu à boire et à
manger pendant trois jours entiers. Trois types sont morts de faim. Ici, c'est à peine mieux, venez
voir. Je le suis et il m'amène près de deux Tanzaniens. Les deux hommes enlèvent leur chemise.
Leurs dos sont couverts de plaies profondes et infectées. À côté, un homme est blessé à la
jambe et des mouches s'agglutinent sur le pansement qu'il s'est confectionné avec un mouchoir.

Tous ont été battus et blessés à coups de baïonnette, dans l'enceinte même de la prison. Il y a
aussi le cas des Ougandais: Nous sommes cinquante qui travaillons ici sur un chantier. Nos
papiers sont en règle mais ils nous ont tous embarqués et certaines de nos femmes aussi.
Comme on parle anglais, personne ne nous comprend. C'est affreux. Ils ont même abattu un des
nôtres quand ils sont venus nous arrêter. J'ai d'abord été détenu à Dikongo, poursuit un autre
homme, Rwandais. On était enfermé les uns sur les autres, à cent dans une cellule, et il y avait
un homme un peu dérangé qui s'est mis à crier. Un soldat lui a dit de la boucler s'il ne voulait pas
se faire tirer dessus. L'homme a continué à crier, il a été abattu d'une balle dans la poitrine. Il lui a
fallu deux jours pour mourir.

Après cette visite de la prison, faite en compagnie de représentants du corps diplomatique, le


ministre de la Justice a donné une conférence de presse. Interrogé au sujet des viols et des
tortures, il a répondu: Certains suspects avaient été arrêtés les armes à la main. Ils ont tenté de
prendre la fuite, les militaires ont donc dû les rattraper et certains étaient légèrement blessés.
Mais un médecin passe deux fois par jour dans la prison et tous ceux qui avaient besoin de soins
ont été soignés. Le ministre a reconnu qu'il y avait eu un mort au stade: Il était déjà très malade
quand on l'a arrêté et il est mort pendant la nuit.

On ne peut que s'interroger sur les mobiles qui ont poussé le ministre à nous ouvrir la prison.
Sans doute voulait-il en toute bonne foi nous montrer que les choses n'allaient pas si mal? Cette
«glasnost» à la rwandaise est en tout cas courageuse et témoigne d'une volonté, maladroite
certainement, de mener une campagne d'information «positive». À l'issue de notre passage, le
ministre a en tout cas promis que les femmes seraient «triées» en premier et que les innocents
pourraient retrouver leurs enfants. Que des rations pour bébés seraient fournies et que ceux qui
avaient besoin de soins seraient transférés à l'hôpital. Enfin, le CICR, le Comité international de
la Croix-Rouge, a été autorisé à enquêter sur place.

VÉRONIQUE KIESEL

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