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La participation sensible Sémiotique de la pitié Jacques Fontanille Université de Limoges La pitié connait une curieuse histoire : dérivée de la pietas romaine, ce sentiment qui porte 4 «reconnaitre tous les devoirs a l’égard de la famille, de la patrie et des dieux», elle sera redéfinie au XVII* siécle, par Rousseau, comme un sentiment de pure nature, dans lequel n’entre aucun devoir, et surtout aucune obligation. D’un autre cété, les dic- tionnaires de langue, le Robert comme le Littré, distinguent deux acceptions différentes, l’une, positive, qui définit ce «sentiment qui saisit & la vue des souffrances et qui porte a les soulager» (Littré) et lautre, négative, «ou il entre quelque mépris» (Littré) ; la premiére est caractérisée par le Robert comme une forme de «sympathie », alors que la seconde est une forme de « commisération accompagnée d’ap- préciation défavorable ou de mépris» ; l’adjectif piteux a suivi la pente de la deuxiéme acception, puisqu’il comporte une évaluation péjora- tive. Est-ce un devoir? Est-ce une vertu naturelle? Est-ce une réac- tion de sympathie participative? Est-ce un jugement défavorable? Lobjectif n’est pas ici de détailler une analyse lexicale, fit-elle histo- rique, bien sir, mais de construire une représentation de la pitié comme passion de la «prise en considération de l’autre ». Et, dans cette perspective, il apparaitra que la variation des jugements éthiques (bonne compassion ou mauvaise pitié) suivent les formes des régimes temporels de la passion. La composante affective : les régimes temporels de I’«étre semblable» A la recherche du noyau sémantique qui concernerait également toutes les formes de la pitié, du piteux et du pitoyable, mais aussi le compatir 218 LE SOI ET LAUTRE et le plaindre, il apparait que toute cette série comporte deux présup- posés indispensables. A savoir : 1) que l’autre soit dans une situation dysphorique : cela implique évi- demment une appréciation de sa situation, au plan thymique, voire axiologique ; cette appréciation peut étre purement participative (se mettre a la place d’autrui), une identification somatique et sensible; mais elle peut aussi étre évaluative, et c’est alors que la seule manifes- tation du jugement devient dépréciative (il y entre «quelque chose du mépris»); 2) que l’autre soit reconnu comme un semblable. Le moindre soupgon pesant sur cette condition nous fait sortir du champ sémantique de la pitié : je peux regretter que mon chien soit malade, mais pour avoir pitié de lui, il faut que je le traite comme un semblable de quelque maniére. En d’autres termes, éprouver de la compassion ou de la piti¢é, c’est identifier au moins un trait partagé, qui fera de l’autre un sem- blable; c’est donc aussi, inversement, suspendre provisoirement toutes les différences. La clause de similarité vaut pour les deux versions de la pitié, puisque, dans le premier cas, |’autre est traité comme un semblable dans le mouvement méme de participation-identification, et, dans le second cas, l’évaluation est comparative, et non absolue : |’autre est dans une moins bonne situation que moi, et c’est pour cette raison que cette pitié-la est regue comme du mépris, et non comme une évalua- tion dépréciative quelconque. La pitié entre donc, de ce fait méme, dans la vaste classe des conduites d’assimilation, d’intégration, d’ identification 4 l’égard de Vautre. Cette condition peut prendre de multiples formes : affectives, génériques, politiques, notamment. La forme «affective » suppose simplement, sans hypothase par- ticuliére sur d'autres traits de ressemblance, que l’autre est susceptible d’éprouver le méme genre d’émotions (au moins de souffrance) que nous. Le développement de cette forme supposera donc une circula- tion et une diffusion des affects, qui, étant également en chacun, n’ap- partiennent plus 4 personne, et constituent alors tout simplement le «milieu», |’«atmosphére » partagée par les interactants. Le Robert exploite visiblement cette forme somatico-affective, en caractérisant la pitié comme une forme de la «sympathie ». Cette forme se préte tout particuligrement aux phénoménes qu’Eric Landowski regroupe sous le terme de «contagion! » : plusieurs (au moins deux) sensibilités sont synchronisées, entrelacées, et réagis- La participation sensible : sémiotique de la pitié 219 sent ensemble, successivement ou avec quelque décalage, aux mémes solicitations. Quel qu’en soit le nom, cette synchronisation reléve de la coprésence, et produit, par conséquent, du point de vue du régime temporel, une passion déictique. La forme «générique» exploite, en revanche, l’existence de traits communs objectivables; cette pitié-la nous classe : comme proches, comme contemporains, comme hommes, comme animaux, etc. expression de la pitié, dans ce cas, définit plus qu’un « milieu somatico-affectif» et qu’une contagion apparente entre des sensibilités synchrones : elle définit ’appartenance a une catégorie, elle hausse (ou abaisse) celui qui en est l’objet au rang de celui qui éprouve la pitié. Mais, bien sir, l’opération est aussi réflexive, puisqu’en classant Vautre dans la méme catégorie que nous, nous nous classons aussi dans le méme mouvement. Ainsi, éprouver de la pitié peut-il conforter ou restaurer, en quelque sorte, |’appartenance de I’« éprouvant» a la catégorie a laquelle i] se référe?. Cette force générique de la pitié a des conséquences, en somme, sur la représentation de soi. Avoir pitié d’un animal, c’est donc aussi se sentir provisoirement, potentiellement, seulement un animal. La pres- sion de la similarité, en somme, s’applique dans les deux sens, mais, du méme coup, touche au statut existentiel des sujets, et, du point de vue du régime temporel, fonctionne aussi bien rétrospectivement que prospectivement. Il peut y avoir enfin unc dimension politique dans la pitié; c’est ce que nous pourrions appeler la « pitié égalisante ». Cette forme parti- culiére a été spécialement exploitée par Jean-Jacques Rousseau, notam- ment dans De /'inégalité parmi les hommes. Nous reviendrons tout 4 l’heure sur sa conception de la pitié et sur le réle qu’il lui assigne dans la constitution de la société, mais en l’occurrence, c’est le principe d’égalité que nous retiendrons dés maintenant. La pitié, en effet, est chez Rousseau l’expérience méme de |’éga- lité des conditions; ou, inversement, si nous voulions avec lui ancrer la naissance du politique dans I’affectivité la plus profonde, dans l’expé- rience biologique de la créature méme, le sentiment de la pitié serait le plus approprié. Etre égaux, tout comme étre affectivement synchrones, ou appartenir a la méme catégorie, c’est toujours étre «semblable» ; mais il ne s’agit plus ici de savoir ce qu’on partage, ni comment on le partage; il ne s’agit pas non plus de définir ce qu’on est ou 4 quoi on appartient. Etre ’égal d’autrui, c’est étre potentiellement le méme : aprés la synchronisation et la contagion, aprés l’assimilation 4 une 220 LE SOI ET VAUTRE méme classe, nous avons donc affaire 4 l’identification élémentaire, a la réduction minimale de l’altérité ; quoique l'autre soit différent de moi, la pitié que j’éprouve pour lui en fait un autre moi-méme. Mais, en l’occurrence, ce sentiment d’égalité se référe toujours 4 VPorigine : un état naturel o¥ nous étions égaux de fait, et que la pitié nous rappelle, par I’intermédiaire d’une sensibilisation participative. Le régime temporel serait alors celui de la «profondeur originante». La composante existentielle : les régimes temporels de I’«étre-avee» et du «souci mutuel» La pitié et la compassion peuvent aussi étre rapportées au sentiment d’ «existence partagée», une forme de la coprésence dérivée de l’expé- rience de 1’« étre-ensemble». Cette expérience peut en outre étre abor- dée sans aucune considération affective, d’un point de vue strictement ontologique, comme chez Heidegger. Avant méme de tirer les conséquences de 1’« étre-avec », ce der- nier oppose dans Etre et temps le «Souci» et la «Préoccupation» de l’«8tre-la». Le Souci est en permanence tendu par anticipation sur 1’a- venir de la créature, alors que la Préoccupation «tombe» dans le pré- sent et concerne alors la situation immédiate dans laquelle se trouve l’étre humain (le Dasein). La distinction «aspecto-temporelle » est donc essentielle pour opposer ces deux formes de |’angoisse existen- tielle. Létre du Souci est un «étre-jeté», alors que celui de la Préoccupation est un « étre-échu», un étre tombé dans |’ici-mainte- nant; il y a donc deux représentations déictiques des passions de l’existence : une, primordiale, diffuse, tendue, différée, et comprenant 4 la fois le présent, une part de passé (1’« ayant-été») et surtout 1’«a- venir», celle du «1a» et du «Dasein»; |’autre, secondaire, restreinte et relachée, celle du «maintenant» et du «je», et ne comprenant que le présent de la situation immédiate. La premiére est qualifiée par Heidegger d’ «authentique», et la seconde, d’«inauthentique». Heidegger complete le dispositif de I’« étre-la» par 1’« étre- avec» : «étre-la», en effet, c’est aussi étre parmi les autres, considérés eux aussi comme des étants dotés du sentiment d’existence. Il en déduit donc une variante spécifique du Souci, le «souci mutuel», par lequel chacun anticipe a tout moment sur |’existence de tous les autres, en méme temps que la sienne propre. Le «souci mutuel » est donc aussi un partage, mais qui ne concerne pas la sensibilité, et qui ne repose que sur le sentiment d’existence, et sur la condition d’homme, le Dasein. La participation sensible : sémiotique de la pitié 221 Heidegger ne précise pas quelle pourrait étre la forme corres- pondante de la Préoccupation, qui serait la version «inauthentique» du Souci mutuel. Pourtant, on voit bien que la compassion — le « partage » du sentir, le «patir-avec » — est un présupposé de la pitié, méme quand celle-ci se dégrade en jugement et en mépris; si elle en est le présup- posé, elle reste vraie méme en |’absence de manifestation de pitié. La compassion, en somme, peut étre potentielle, sans actualité immeédiate, et fonctionner comme une disposition toujours tendue vers les situa- tions a-venir, tout autant que vers les situations présentes. La pitié, en revanche, est obligatoirement actualisée, et n’apparait qu’en relation avec un événement attesté ou une situation presente, voire déja instal- lée antérieurement. En somme, on peut bien éprouver de la compassion pour tout ce qui attend I’autre dans cette « vallée de larmes» qu’est notre monde, sans pour autant éprouver pour lui de la pitié. De la compassion a la pitié, il se produit donc une réduction des situations possibles a une situation-occurrence réalisée. La compassion porte sur le « pouvoir Stre», 4 la différence de la pitié qui ne peut porter que sur un état actuel. Le paralléle avec l’herméneutique ontologique d’Heidegger s’ar- réte probablement la, car elle ignore sciemment la subjectivité et l’af- fectivité. Mais notre propos n’est pas d’inclure un concept de plus dans le systéme d’Heidegger, mais, a l’inverse, d’exploiter ce dernier pour comprendre celui que nous ébauchons. Le Souci mutuel est tendu vers le possible, |’a-venir; il est ouvert, toute comme la compassion; la pitié, tout comme la Préoccupation, est «tombée» dans I’actualité du présent, dans I’étant échu, réduit 4 une réalisation particuliére. De la méme maniére, Heidegger ne précise pas plus quel pour- rait étre le «Souci mutuel» a l’égard de l’« ayant été» (ce qui tient lieu, pour |’étre-la, du passé). Si le Souci mutuel avait quelque corres- pondant du cété de l’«ayant été», il serait donc un sentiment, eu égard 4 la situation d’autrui, de l’accompli, du « déja la», voire du «trop tard» et de l’irrémédiable. Or, dans le registre affectif, nous disposons, au moins en fran- gais, d’une autre passion-vertu de la méme gamme, qui caractérise exactement cette position, mais dans sa version «sensible» : il s’agit de la commisération, ce sentiment qui «pousse a la miséricorde» (dit le Littré), ce «sentiment de pitié qui fait prendre part & la misére des malheureux » (dit le Robert). La «misére» a ceci de particulier qu’elle 222 LE SOI ET LAUTRE résulte d’un processus antérieur, et qu’elle ne peut étre confondue avec un malheur ponctuel; en conséquence, au moment méme ow nous éprouvons ce sentiment, il nous est impossible de nous assimiler 4 cet autrui qui est devenu si différent de ce que nous sommes actuellement. A quel titre pouvons-nous donc le traiter comme un semblable? Ce malheureux qui est 14 dans la misére aurait pu ne pas l’étre, et nous pourrions ]’étre a sa place; ces deux situations contrastées ne sont que deux réalisations divergentes et particuliéres d’une gamme de pos- sibles qui, antérieurement, a été ouverte pour lui comme pour nous. Nous sommes différents aujourd’hui, mais nous avons été semblables, au moins virtuellement, au moment ow tous les possibles nous étaient ouverts. Différents au titre de la situation actuelle, mais semblables au titre des possibles antérieurs. Prendre la place d'un malheureux par commisération, c’est donc se placer rétrospectivement dans la position du Souci mutuel, face a ouverture des possibles, devant un devenir qui a été également ouvert pour soi-méme et pour autrui, et confronter cette représentation avec une situation actuelle oti les destinées divergent désormais. La commisération et la miséricorde sont donc des pitiés 4 la fois actuelles et rétrospectives, qui considérent autrui comme un semblable au nom des chemins parcourus antérieurement, et au nom de ce point aveugle du passé ou il avait devant lui les mémes possibles que nous, offerts a son devenir : c’est donc une pitié qui partage |’affliction pré- sente au nom d’une similitude passée. On peut voir pour preuve de ce caractére rétrospectif le fait qu’une des formes les plus achevées (mais aussi la plus spécifique) de la miséricorde est le pardon : le pardon, en effet, efface au présent une différence qui a été provoquée antérieure- ment, et elle l’efface au nom d’une similitude originelle. Ici comme ailleurs, il ne faut pas accorder aux étiquetages lexi- caux plus qu’ils ne méritent : la répartition des effets temporels entre la «compassion», la « pitié» et la «commisération», notamment dans Pusage, est sans doute beaucoup plus indécise que nous ne |’avons sup- posé. Mais peu importe : quel que soit leur nom (ou leur absence de nom), les trois effets aspecto-temporels sont maintenant définis : 1) le premier (celui que nous avons rapproché du Souci mutuel), qui pourrait étre dénommé «compassion », est inactuel, inaccompli, et donc potentiel, couvrant toute I’étendue du «1a», et ouvert a toute la gamme des possibles; il concerne essentiellement le devenir @autrui ; La participation sensible : sémiotique de la pitié 223 2) le deuxiéme (celui que nous avons rapproché de la Préoccupation), qui pourrait étre dénommé «pitié», est actuel, réalisé, et par consé- quent réduit 4 un «ici-maintenant» restreint et particulier; il concerne essentiellement la situation immédiate d’ autrui ; 3) le troisi¢me (celui qui n’a pas de correspondant chez Heidegger, mais qui occupe la méme place que I’héritage et la responsabilité), qui pourrait étre dénommé « commisération», est accompli, déja 1a, étiré du cété d’une antériorité plus ou moins étendue, et convoque un parcours de divergence conduisant a une situation actuellement irréversible; il concerne donc ce qu’on pourrait appeler la destinée d’autrui. La gamme passionnelle se diversifie et se définit donc, selon que l’on vise dans l’existence d’autrui son devenir, sa situation ou sa destinée. Du «naturel» au «social» Chez Rousseau, la pitié est un motif de la philosophie politique, et elle est étroitement liée a |’égalité naturelle. Mais, comme sa position épis- témologique est subjective, voire subjectivisante’, la prise en considé- ration de I’égalité de l’autre sera pour lui un mouvement de |'dme fon- damental, issu de notre animalité. Elle l’est d’autant plus que Rousseau la place au rang des deux mouvements élémentaires qui sont antérieurs a la raison et notamment a la raison politique collective : [...] méditant sur les premiares et plus simples opérations de |’ame humaine, Jy crois apercevoir deux principes antérieurs a la raison, dont I"un nous inté- resse ardemment 4 notre bien-étre et 4 la conservation de nous-mémes, et T’autre nous inspire une répugnance naturelle a voir périr ou soufirir tout étre sensible, et principalement nos semblables. C'est du concours et de la combi- naison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les régles du droit naturel. En outre, ces deux principes, le souci de notre intérét vital et la répu- gnance 4 voir souffrir nos semblables, n’en font plus qu’un seul quand on comprend que le second n’est rien d’autre que la reconnaissance, chez l'autre, du méme mouvement que celui qui nous pousse a perdu- rer et 4 nous intéresser 4 nous-méme. Rousseau distingue en effet soigneusement |’« amour de soi- méme», qui se prolonge aisément en «amour d’autrui comme un autre soi-méme», de l’« amour-propre», qui, au contraire, inhibe toute com- passion, puisque |’amour-propre consiste alors «a faire plus de cas de soi que tout autre>», notamment aprés réflexion et application de la raison a sa propre situation. Lamour de soi-méme est donc défini de 224 LE SOIL ET VAUTRE maniére 4 pouvoir 4 tout moment fonctionner comme amour d’autrui, par simple partage émotionnel et projection identitaire ; autrement dit, la pitié naturelle est une extension aux «semblables » de l’amour de soi-méme. Mais la définition méme de l’antonyme, l’amour-propre (reposant sur une inégalité a priorique), révéle du méme coup le pré- supposé de la compassion : le postulat d’égalité a priorique, d’égalité naturelle; amour de soi-méme et la pitié-compassion ne faisant plus qu’un, ils pourraient alors étre caractérisés globalement comme «le sentiment par lequel on fait cas également de soi-méme et d’autrui». D’un autre cété, cette projection de |’amour de soi-méme sur autrui est aussi une forme de «modération» sans laquelle ce sentiment ne suffirait pas a la conservation de |’espéce : «II est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque indi- vidu l’activité de l’amour de soi-méme, concourt a la conservation de espéce® ». Cette clause de «modération de l’amour de soi-méme » semble contradictoire avec celle de la «prolongation de |’amour de soi-méme», mais il faut distinguer dans le raisonnement de Rousseau deux moments différents ; d’un cété, l’exploration originaire : dans l’état de nature, la pitié est un prolongement de l’amour de soi-méme; et de l’autre, les considérations sur la vie en société : en société, l'amour de soi-méme tend a se pervertir en amour-propre et en calculs égoistes, et la pitié fait alors office de modérateur. Voila donc une autre forme de «temporalisation» de la pitié, qui lui procure comme une «morphogénése » historique : (1) la pitié natu- relle comme «prolongation» de l’amour de soi-méme, et (2) la pitié sociale comme «modération» de l’amour de soi-méme; entre ces deux phases est apparu un contrat social, et la raison et l’inégalité ont fait leur ceuvre. En maintes autres occasions, il invoque le caractére pré-réflexif de la pitié. Soit en y insistant tout particuliérement : «1a pitié, vertu d’autant plus universelle et d’autant plus utile a l"homme, qu’elle pré- céde en lui I’usage de toute réflexion’ », soit en la reconnaissant chez les animaux eux-mémes : «[...]la pitié, [...]si naturelle que les bétes mémes en donnent quelquefois des signes sensibles*». II nous montre alors les animaux réagissant a la mort de leurs congénéres ou de leurs compagnons humains, ou les chevaux évitant de piétiner d’autres étres vivants. I] compléte son argumentation, enfin, par la description des effets de la réflexion quand elle s'applique aux situations qui devraient inspirer de la pitié : dans ce cas, la raison recommande avant toute chose la préservation de soi, et, par conséquent, nourrit l’indifférence, La participation sensible : sémiotique de la pitié 225 la fuite et I’é€goisme; la raison, la connaissance et le calcul d’intérét inhibent la pitié. La piti¢-compassion est «naturelle» pour Rousseau, si elle n’est point cognitive; elle ne peut donc se rapporter 4 une conscience, encore moins a une socialité réflexive; elle n’est ni causée ni produite; elle est, tout comme chez Heidegger — toutes proportions gardées —, un effet immédiat de l’étre-avec-autrui. A ceci prés que le motif généra- teur est l’amour de soi-méme, c’est-a-dire le souci de soi, alors que, chez Heidegger, le souci est le souci de |’étre-au-monde, le souci que procure le monde oi |’étre est jeté. La pitié-compassion est donc une pure « impulsion animale», directement déductible de l’existence dans le monde naturel et parmi les autres. Rien d’autre ne l’engendre et ne la justifie que ]’égalité dans l’existence naturelle. Elle n’est pas engendrée, mais elle engendre des variantes passionnelles : la générosité, quand elle concerne les faibles, nous dit Rousseau; la clémence, quand elle concerne les ennemis et les coupables; l’humanité, enfin, quand elle englobe l’espéce en tant que telle®. Ce sont trois dérivées qui recoupent partiellement deux des trois variantes temporelles que nous avons déja proposées : —la générosité, dirigée vers les faibles, concerne plus précisément leur devenir, et le maintien d’une « gamme de possibles » qui leur reste- raient ouvert: — la clémence, dirigée vers les ennemis ou les coupables, concerne leur passé, et par conséquent leur destin : ce dernier, fermé par le par- cours antérieur et 1’échec, est réouvert par la pitié; —V’Aumanité, enfin, neutralise toute perspective temporelle. Il reste encore 4 comprendre comment apparait et s’exprime la pitié comme mouvement naturel, ce qui revient 4 se demander com- ment nous pouvons faire l’expérience de 1’égalité naturelle, comment nous pouvons faire, sans connaissance ni réflexion, |’expérience de I’«étre-semblable». La réponse de Rousseau est simple, et elle reléve de ce que nous avons déja appelé la «participation sensible» : les «étres sensibles » se reconnaissent entre eux, justement parce qu’ils sont sensibles. Il revient 4 plusieurs reprises sur cette précision, mais sans fournir d’autre explication que ceile-ci : «La commisération sera d’autant plus énergique que |’animal spectateur s’identifiera plus inti- mement avec |’animal souffrant!® », Mais I’insistance sur le motif de |’« étre sensible», que l’on com- prend a la lumiére de cet objectif affiché, n’en résout pas pour autant la 226 LE SOIETL’AUTRE tautologie : nous reconnaissons autrui comme sensible parce que nous sommes nous-mémes sensibles, et c’est justement cette sensibilité qui nous le rend semblable; notre sensibilité est donc 4 la fois le principe de l’égalité (nous sommes également sensibles) et ce qui nous permet de reconnaitre |"autre comme sensible. I] est possible de sortir de cette tautologie en distinguant «étre sensible» et «sentir». L’étre sensible est en chaque étre ; le sentir est partagé — parce que synchronisé, conta- gieux, quasiment «atmosphérique» — dés que deux étres sensibles sont en coprésence. Par conséquent, si l'autre «sent» en souffrant, je «sens» en méme temps que lui sa souffrance, et je peux alors m’iden- tifier 4 lui comme «également sensible». Lacte de «sentir» peut alors étre modalisé et temporalisé, indé- pendamment de |'« tre sensible» : une pure possibilité, un «pouv tre» que rien ne doit contraindre, et qui ne doit avoir partie liée, on l’a vu, avec aucun «savoir-faire» (car les calculs inhibent la pitié), ni avec aucun «-vouloir» ou «devoir» (car les désirs et les normes sont des produits de la vie sociale et donc de la raison en acte). La pitié «socialisante» Cette clause modale est en effet tout particuligrement illustrée par Rousseau, dans une version subjective et intimiste : [...] pour bien faire plaisir il fallait que j'agisse librement, sans contrainte, et pour m’éter toute la douceur d’une bonne euvre il suffisait qu'elle devint un devoir pour moi. Dés lors, le poids de l’obligation me fait un fardeau des plus douces jouissances [...]!" La liberté («pouvoir faire» et «pouvoir ne pas faire») est ici définie par rapport aux autres, et non par rapport aux lois de la nature : c'est parce que la pitié n'est pas contrainte qu'elle peut s'exercer entre des €tres humains égaux; ou, autrement dit, puisque la pitié naturelle est le mode le plus immédiat et spontané par lequel chacun peut reconnaitre l'autre comme son semblable et son égal, toute contrainte sociale, induisant une inégalité entre les partenaires, interdit cette reconnai: sance, et inhibe I’«impulsion de compassion». Mais la lecture attentive de la Sixiéme Promenade, au cours de laquelle Rousseau évoque ses difficultés avec la pitié «contrainte», montre qu'il s‘agit tout bonnement d’une pitié socialisée, déja prise dans une interaction complexe, fondant un lien social élémentaire, et suscitant un ensemble d’attentes, de dons et de dettes. Le premier élément constitutif de ce lien social élémentaire, avoué plutét qu’avancé, est le «plaisir»; l’exercice de la pitié com- porte sa propre gratification, qui disparait sous la contrainte : La participation sensible : sémiotique de la pitié 227 ‘Un bienfait purement gratuit est certainement une aeuvre que j'aime & faire. ‘Mais quand celui qui I’a regu s’en fait un titre pour en exiger la continuation sous peine de sa haine, quand il me fait une loi d’étre 4 jamais son bienfaiteur Pour avoir d'abord pris plaisir 1"étre, dés lors la géne commence et le plaisir s*évanouit.? On entend dans ces propos comme un écho de ceux d’un contempo- rain, le marquis de Sade, quand il explique que la générosité et la com- passion ne peuvent pas étre un titre de gloire pour ceux qui s’y adon- nent, puisqu'ils sont déja payés en retour par le plaisir qu’ils y trouvent. Mais le plaisir apparait alors comme un «don» que l'autre nous fait, un supplément qui ne peut étre compris dans la signification élémentaire de la piti¢-compassion, puisque celle-ci est une « impul- sion» sans calcul ni contrat. La demande de continuation, on le voit ici trés clairement explicité, est donc la contrepartie de ce plaisir regu «en sus» de l'impulsion naturelle. Dés lors, quelque chose comme un contrat d’échange se dessine : Je sais qu’il y a une espéce de contrat et méme le plus saint de tous entre le bienfaiteur et l"obligé. C"est une sorte de société qu’ils forment I"un avec l'autre, plus étroite que celle qui unit les hommes en général, et si l'obligé s'engage tacitement 4 la reconnaissance, le bienfaiteur s'engage de méme a conserver l'autre [...] la méme bonne volonté qu'il vient de lui témoigner, et A lui en renouveler les actes toutes les fois qu'il le pourra,'? La pitié serait done un premier pas vers la construction d'un mini- contrat social, non pas le contrat général constitutif de la totalité sociale en laquelle chacun dépose sa part de souveraineté, mais un contrat particulier, formant une micro-saciété, Une autre forme de société se dessine ici, reposant sur un autre mécanisme contractuel, et qui serait formée du réseau infini des solidarités locales, et obéirait simplement 4 |’échange de la compassion (du «souci mutuel») dans l’égalité naturelle!*, Le «contrat de compassion naturelle » fonde donc une totalité «partitive», alors que le contrat socio-politique fonde une totalité « intégrale». Mais cette autre forme de société n’en est pas moins (méme si elle est plus «sainte» que l'autre, selon Rousseau) une société, of les interactions ne sont plus réglées par des impulsions naturelles, mais dés le premier geste de pitié, par des régles de vie commune. La pitié est done un piége qui fait passer celui qui la pratique de l"état de pure nature & I’état social, et Rousseau distingue trés clairement les deux types de plaisirs que procure l’exercice de la pitié dans ces deux états contrastés : «Or le plaisir de remplir ses devoirs est de ceux que la seule habitude de la vertu fait naitre : ceux qui nous viennent immé- diatement de la nature ne s’élévent pas si haut que cela!*». On assiste 228 LE SOIET LAUTRE ici A la naissance de la pitié comme «vertu», c’est-d-dire a sa dimen- sion éthique, of la simple impulsion naturelle devient un geste moral. Une autre conséquence apparait immédiatement : devenue constitutive du lien social (inter-individuel), la piti¢é est prise dans un réseau d’attentes et de dettes : Celui qui la premiére fois refuse un service gratuit qu'on lui demande ne donne aucun droit de se plaindre & celui qu’ila refusé; mais celui qui dans un cas semblable refuse au méme la méme grace qu'il lui accorda ci-devant firustre une espérance qu’il a autorisé 4 concevoir; il trompe et dément une attente qu'il a fait naitre.'* La premiére foi: jé est un «don» gratuit; dés la seconde fois, elle devient une «dette» — dette qui comporte deux faces indisso- ciables : d’un cété une promesse implicite, un engagement 4 recom- mencer ou 4 continuer, et de l’autre une attente contractuelle. Tout en se convertissant en vertu, la pitié se transforme en «passion» 4 part entiére : au cours de cette transformation, elle invente en effet en méme temps une «syntaxe» et une temporalité. Une syntaxe, tout d’abord, dans la mesure of l’impulsion natu- relle est suivie du «don du plaisir», qui est lui-méme suivi de la pro- messe et de |"attente, puis de sa satisfaction ou de sa frustration. Une temporalité, ensuite, puisque l’attente impose une projec- tion et une tension entre le moment de la premiére impulsion et le moment de la seconde satisfaction : il s'agit en fait de la méme tempo- ralité qui, selon Marcel Mauss, nait de tout échange social, et du don en général. ‘Cette séquence discursive et cette tension temporelle du « micro- contrat», nous l'appellerons «l'obligation», en reprenant l’acception juridico-économique de ce terme, et ses deux partenaires, respective- ment, I'«obligateur» et I’ «obligataire». Transformée en «obligation», la pitié peut alors se déployer dans le temps et dans la syntaxe du dis- cours. C’est maintenant sur ce déploiement narratif et discursif que nous allons nous pencher, avec Stefan Zweig. Les régimes temporels de la manipulation Le roman de Zweig, La pitié dangereuse, semble avoir été écrit pour illustrer et développer cette intuition antérieure de Rousseau : la pitié est un piége que nous tend notre sensibilité, pour nous faire entrer dans des engagements inextricables - Zweig ajoute : et destructeurs pour Vobligataire comme pour l’obligateur. Le neeud dramatique et passionnel de l'affaire est une manipula- tion modale. Lors de la premiére impulsion naturelle, |’actant n'est La participation sensible : sémiotique dela pitié 229 qu'un corps, disions-nous, caractérisé par les modalités minimales de la possibilité (pouvoir-étre) et de la liberté (pouvoir-faire et pouvoir ne pas faire). La mise en séquence et la socialisation ¢lémentaire qui s’en suit se caractérisent en revanche par un grand tumulte modal : (1) du cété de I’«obligataire », le vouloir-étre, et le croire, qui fondent a la fois le désir et |’attente du recommencement; (2) du cété de l’obliga- teur, le savoir (le savoir-étre de la promesse contractuelle) et le devoir (le devoir-faire de l'engagement). On peut donc considérer qu'on a affaire 4 une manipulation pas- sionnelle, au sens sémiotique du terme, c'est-a-dire 4 un «faire faire» qui, pour projeter sur l'autre les modalités nécessaires a la réussite de la manipulation, passe par l’intermédiaire non d°un contrat explicite et d’une prescription, mais de la sensibilité et de |'émotion, Rappelons en quelques mots les grandes lignes de |'intrigue : un jeune officier de l'armée autrichienne, Hofmiller, est en garnison dans une ville de pro- vince proche de la frontiére hongroise. I] est invité au chateau qu'oc- cupe une famille de hobereaux poursuivie par le malheur : la mére est morte, la fille a les jambes paralysées et le pére est trés affaibli par ces malheurs ; en outre, leur noblesse est factice, car le pére est un négo- ciant juif. La présence et les attentions d'Hofmiller a |’égard d’ Edith, la jeune paralytique, deviennent bientét indispensables 4 son maintien en vie, et soutiennent une espérance de guérison. Cela constitue bien- tét pour lui une pression permanente, a laquelle il échappe finalement en fuyant, au moment oll éclate la premiére guerre mondiale; mais sa fuite provoque le suicide d'Edith, et la mort du pére. Cette histoire n'est qu'une suite de «crises» affectives, qui sont autant de variétés de la manipulation affective dont nous avons fait état; les «manipulateurs» sont nombreux : Edith et son pére, bien sir, mais aussi toute la famille (la niéce, le maitre d”hétel), le docteur Condor, qui espére guérir la paralytique, sans compter Hofmiller lui- méme, par l’intermédiaire de sa sensibilité et de son sens de honneur. Le corps sensible, dans la relation entre Hofmiller et la jeune Edith, est sollicité de deux maniéres : (i) l'autre est une jeune fille qui, dans d’autres circonstances, aurait pu étre sexuellement attirante, et (ii) sa propre souffrance se transforme en un état passionnel perma- nent, l"inguiétude, une agitation fébrile, une hyper-sensibilité qui se libére a épisodes réguliers sous forme de crises violentes. Les phénoménes sensibles propres 4 la pitié se trouvent ici plon- gés dans un ensemble de formes passionnelles — le désir amoureux et 230 LE SOLET UAUTRE l'inquiétude — qui convoquent elles aussi des manifestations de la sen= sibilité participative, cette «contagion» des corps et des émotions. Linquiétude constitue tout particuliérement un motif d’exacerbation de la sensibilité participative. En effet, caractérisée par le rythme de ses manifestations sémiotiques (gestuelles et verbales, essentielle- ment), elle est avant tout une forme de sensibilité aux oscillations inté- rieures et extérieures : une participation immédiate, en somme, aux mouvements thymiques et aux agitations extérieures. Limmeédiateté, l'absence de filtre modal (le devoir, le vouloir, le savoir et le pouvoir «se contenir»), fait du corps de l’actant un «résonateur» transparent, voire un amplificateur susceptible d’augmenter l'amplitude, l’intensité et la fréquence des rythmes extérieurs et intérieurs. Dés lors, |"inquié- tude est potentiellement «contagieuse», puisque les manifestations inquiétes des uns deviennent des rythmes sensibles pour les autres, et d’autant plus sensibles qu’ils émanent d°un autre corps vivant. Cette contagion se présente comme une véritable «captation », une fascina- tion provoquée par le rythme de l'autre. Edith est d’emblée pergue comme étrangement agitée : Son visage ne reste pas un instant immobile; elle regarde tantat droite, tan- 1t 4 gauche. Tantat tout est tendu en elle, tantét elle se rejette en arriére comme épuisée; elle parle avec la méme nervasité qu'elle se remue, d'une fagon saccadée, sans pauses.'7 Et cette agitation produit immédiatement la captation : Mais je n'ai pas le temps de me livrer a de longues observations. Car elle sait, avec ses questions pressées ct la rapidité de son débit, capter enti¢rement l'attention. Avec surprise, je me vois engagé dans un entretien animé et inté- ressant,'* A Végard de l’inquiétude, la pitié se manifeste comme une forme de sollicitude, inspirée par un désir d’apaisement : «on voudrait la caresser, la dorloter comme une malade, la protéger et surtout l"apai- ser. Car toute sa personne dégage une étrange inquiétude!"». Mais — et c’est ici que le piége se referme — cette sollicitude apaisante, dans la mesure oi elle bénéficie aussi bien 4 celui qui la donne qu’a celle qui la regoit, installe un lien ; également agités par l’inquiétude d’Edith, les deux jeunes gens se trouvent également apaisés quand elle se calme. Ce lien interindividuel s’accompagne immédiatement d'un. plaisir, qui émane a la fois de l'apaisement de l'autre et de l’apaise- ment de soi : voila le premier «don» qui va instaurer une obligation : Peu a peu, j'éprouvai un véritable plaisir dans ces exagérations, car elles pro- duisaient sur mon auditeur un apaisement merveilleux. [...] Je sentais son assurance croitre au fur et A mesure que je parlais, et je compris en cette heure quel plaisir enivrant comporte toute cré: ca La participation sensible : sémiotique de la pitié 231 Une fois le plaisir éprouvé, et le hen établi, la pitié déploie sa séquence de dons, de dettes, d’attentes et d’exigences, projetés dans le temps. Létre-semblable Lintrigue du roman de Zweig commence par une gaffe : Hofmiller invite 4 danser une jeune fille paralytique. II la traite a égalité avec une série d'autres jeunes femmes avec lesquelles il vient de danser : on ne peut donc lui reprocher quelque mépris que ce soit; mais l"incident est particuligrement révélateur de la nature de |’«étre-semblable » qui se joue dans la compassion. En effet, i] ne suffit pas de considérer I'autre comme semblable a soi, encore faut-il se comporter comme semblable a lui. La «gaffe» consiste en quelque sorte en une provocation : en sorte, involontairement, que l*autre manifeste et avoue sa diffé- rence; la «bonne conduite» se déduit alors aisément : il faut faire en sorte que l"autre n’ait pas 4 déclarer sa différence, et, pour cela, il faut suspendre, inhiber (virtwaliser) les thématiques, les isotopies et les parcours figuratifs of cette différence pourrait étre sollicitée. Il fau- drait alors parler d’une égalisation particuliére, qui serait a la fois négative (par suspension) et rétroactive (vers l'obligateur). Mais méme cette clause d’identification négative et rétroactive ne suffit pas. Car Edith refuse avec violence les «ménagements» : le ménagement, justement, est une stratégie de discours et de comporte- ment qui consiste 4 éviter toutes les thématiques et les situations oti la différence devrait étre déclarée; mais, du méme coup — et comme les divers partenaires de |" obligataire ne peuvent que «suspendre» et «vir- tualiser» I'expression de leur différence, sans supprimer la différence elle-méme —, les ménagements apparaissent comme des mensonges : d’od la longue diatribe d’Edith*! contre les «mensonges» dont on Vabreuve toute la journée. Lobligataire apparait, dans I"exercice méme de la pitié, comme un étre morcelé, que ce soit en tant qu’actant (par exemple, il lui manque le pouvoir-faire, alors que son vouloir-faire et son savoir-faire sont intacts), ou en tant que personnage figuratif (par exemple, il ne peut marcher, mais i] peut parler, aimer, lire, écouter de la musique, etc.). Et deux sortes de pitié se distinguent celle qui s’adresse a /a partie négative, et celle qui s’adresse 4 la partie positive; mais la seconde n'est peut-étre déja plus de la pitié... La premiére forme reconstitue |"unité d'autrui autour de sa misére ou de son handicap; la seconde forme, au contraire, la reconstitue autour des aspects positifs : il y a donc une «méréologie» de la pitié, une certaine maniére de 232 LESOLET LAUTRE reconstituer une totalité avec des parties disjointes. La premiére forme construit une différence radicale, une altérité irréductible, et la seconde, une véritable similarité : voila la seconde condition spéci- fique de I’«étre-ensemble». La scéne du désir sexuel est A cet égard exemplaire : aprés une longue et brutale crise nerveuse, Edith, une fois apaisée, se sai: d'Hofmiller et manifeste ostensiblement son désir, son besoin d'amour physique”. Selon le second type de pitié, celle qui s’adresse aux aspects positifs d’autrui, il n’y a la rien de surprenant; mais, selon le premier, l’effet est qu: ent monstrueux ; Hofmiller s’enfuit alors, avec ce commentaire intérieur : «Jamais l"idée ne me serait venue que dans son corps d’infirme pussent exister les mémes organes, que dans son 4me pussent couver les mémes désirs que chez les autres femmes”) ». Par conséquent, la seule reconnaissance qui vaille, c’est celle de la seconde pitié, celle qui vise la personne-en-tant-qu’ étre- semblable, et non la premiére : nous avons donc identifié le point de clivage entre la pitié-compassion et la pitié-mépris. Le narrateur met dans la bouche d’Edith des propos qui ne peuvent étre plus explicites a cet égard ; «Je me fiche de cette sorte d'amitié qui ne s’adresse qu’a mon infirmité™» | Mais le roman de Zweig est plus radical encore, notamment par Vintermédiaire des propos du docteur Condor. Ce dernier, en effet, a mis en pratique pour lui-méme une version extréme de la pitié du second type, et qui consiste A consacrer sa vie entiére a satisfaire les besoins et les désirs d’un étre pitoyable (une patiente aveugle qu'il a épousée). En ce cas, ce n‘est pas seulement l’immensité du sacrifice consenti qui permet d’effacer le défaut de reconnaissance que com- porte potentiellement toute pitié, mais, tout simplement, et conformé- ment 4 la distinction précisée ci-dessus, le fait que ce «sacrifice » s’adresse 4 la partie positive de l'autre, et non a ce qui suscite la pitié. Le docteur Condor distingue alors deux autres formes de pitié : Il y a deux sortes de pitié, Lune, molle ct sentimentale, qui n'est en réalité que de I'impatience du cccur de se débarrasser le plus vite possible de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d’autrui, qui n'est pas du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de "ame contre la souffrance étrangére. Et !autre, la seule qui compte, la pitié non sentimentale mais créatrice, qui sait ce qu’elle veut et est décidée 4 tenir avec persévérance jusqu’a l’extréme limite des forces humaines.** Voila donc I’anti-Rousseau, le chantre de la pitié rationnelle, éthique, et programmée a long terme. Il retourne enti¢rement l'argument rous- La participation sensible : sémiotique de la pitié 233 seauiste de la «pitié naturelle», fonctionnant sur la «sensibilité parti- cipative» : il ne s’agit pas d’une participation, mais dune non-partici- pation, une incapacité 4 supporter longtemps le spectacle de la souf- france d’autrui, littéralement, une faiblesse imi welle et non une force inter-individuelle : |'obligateur, atteint dans sa représentation de lui-méme, via, justement, la sensibilité participative, chercherait alors 4 effacer dans l'autre ce qu’il ne peut en supporter. Par ailleurs, le temps joue ici un réle décisif : dans |instant, le mouvement de la sensibilité participative s"exprime seul dans les deux cas; mais dans la durée, qui fait toute la différence, il est suivi de la fuite, ou de la persévérance. Par conséquent, c’est seulement dans la durée que l'autre est véritablement traité comme «semblable», et qu'il est considéré dans toutes les dimensions de sa personne, parties posi- tives et négatives confondues. En contrepartie, dans l’instant, seule la partie négative est visée, et alors la pitié vise dans l’autre son altérité, et non sa similarité. La «vraie» compassion se caractérise donc (i) par sa résistance 4 la souffrance d’autrui, (ii) par sa visée holistique sur la personne, et (iii) par sa durée, la derniére caractéristique étant le signifiant indiciel des deux autres. La «fausse» pitié, en revanche, se caractérise : (i) par l’ineapacité de supporter la souffrance d’autrui, (ii) par sa visée spéci- fiante et altérisante, et (iii) par sa fugacité, et, de la méme maniére, la propriété temporelle est le signifiant indiciel des deux autres. Nous retrouvons, par un autre biais, les différents régimes tem- porels de l’«étre-semblable», mais, en passant par Zweig, ils se sont enrichis d*une autre variété, qui repose sur un autre régime encore, celui de la «persévérance»; si l'on en croit Ricaeur, la persévérance est une des formes de l'identité en devenir (celle qui caractérise le «s0i-ipse»), et elle se caractérise de deux maniéres : (i) par I’étirement temporel dans 1'a-venir, qui permet des développements narratifs et des enchainements de péripéties, et (ii) par la résistance au change- ment et a l'altérité, que le sujet «absorbe» et intégre pour constituer sa propre identité. [1 ne s’agit donc pas seulement du devenir de l'autre, mais bien du devenir de l’identité propre. Il faudrait done prendre en considération quatre régimes temporels : (i) celui de la commisération, qui vise la destinée d'autrui, ise le malheur dans la situation actuelle d’au- 234 LE SOLETLAUTRE (iii) celui de la compassion, qui vise le devenir d’autrui par projection anticipante, et enfin (iv) la «pitié créatrice », qui construit a la fois l"avenir d’autrui et Videntité du soi par sa persévérance, Les deux premiers régimes caractérisent la pitié qui vise l’altérité (cen- trée sur les aspects négatifs d’autrui) et les deux seconds caractérisent la pitié qui vise la similarité (centrée sur les aspects positifs d’autrui). Le terrain est maintenant balisé pour accueillir le temps propre A la manipulation. La manipulation Nous avons déja établi les conditions générales de cette manipulation : un contrat implicite de don, dont la gratuité permet d’induire qu'il pourrait se renouveler indéfiniment sans contrepartie, et un lien de confiance qui suscite des attentes. Mais nous n'avons pas pris en compte dans cette proposition trés générale la complexité des interac- tions qui se jouent, pour I'essentiel, autour des variantes temporelles celle qui s"adresse A sa par- tie négative, l’obligataire va donc déployer un ensemble de stratégies pour provoquer |’ obligateur et en particulier pour l’obliger a rendre publique la sorte de compassion qu'il propose. Cette manipulation prendra trois formes principales dans le qui sont aussi les trois formes canoniques que l'on peut prévoir a partir de la définition de la vraie compassion (la sacrifice). Il s'agit plus précisément (i) de savoir si cette pitié résiste ou pas au spectacle réitéré de la souffrance, (ii) de savoir si elle prend en compte l’ensemble de la personne, ou seulement la partie négative, et enfin (iii) de vérifier si elle résiste ou pas A la durée. Mais la manipulation par le temps est en outre auto-amplifiante = comme le fait observer le docteur Condor, la pitié est une drogue qui provoque une accoutumance chez I'obligataire; ainsi traduit-il ce contrat-dans-le-temps dont nous faisions état. Mais l"accoutumance est bien plus que l’attente que nous y avions reconnue : au lieu du vouloir-étre, le devoir-étre, et méme le ne-pas-pouvoir-étre. En somme, par |’exercice de la pitié, l’obligateur s'est rendu nécessaire dans le temps, et surtout dans un temps qui s’allonge dialectiquement; sous la contrainte du «Djinn» de sa propre pitié, il fait durer la com- passion, mais ce faisant il renforce l'accoutumance, qui exige un temps plus long encore, etc. La participation sensible : sémiotique de la pitié 235 Cette auto-amplification se manifeste sur deux dimensions com- plémentaires : (i) d’un cété, l"accoutumance invite 4 combler tous les vides, 4 ne laisser «aucun répit» (cf. supra), a réclamer toujours plus de présence et toujours plus fréquemment, et, par conséquent, a saturer la durée; (ii) d’un autre cété, l’accoutumance étire la durée, la rend indéfinie, et surtout la distingue de la durée propre 4 l’échange, au don et a la dette, Cet étirement indéfini du temps du don et de la dette est typique du sacrifice, et c'est méme exactement une des propriétés qui spé fient le sacrifice au sein de la vaste gamme des échanges et des dons : un don sans contre-partie définie, dont le retour ou la reconnaissance peuvent attendre indéfiniment, et qui ne dispense jamais d’une ra tion ou d'une poursuite du don. On voit bien en quoi, du cété de I’ obli- gataire, la manipulation temporelle rejoint ici, du cété de l’obligateur, la «pitié-persévérance » : cette forme-la nous fait sortir du régime tem- porel du don proprement dit, ainsi que de la compassion définie par projection anticipante; la pitié-persévérance accéde au régime tempo- rel du sacrifice. Ladvenir de autre On sait depuis longtemps que les passions ont affaire au temps, ou méme que les formes temporelles ne sont guére autre chose que des réles passionnels projeté sur les procés ou sur |"expérience. II reste néanmoins — et, d’un point de vue sémiotique, ce n'est pas rien— a décider qui, dans cette alliance, reléve de Iexpression, et qui, du contenu. Mais les choses se compliquent quand il est question de passions intersubjectives, comme la compassion, car le temps dont il s'agit est un temps relatif, le différentiel de tempo et de repéres temporels qui caractérise la relation entre les partenaires. Et le cas de la compassion est particuliérement intéressant car il montre que la coprésence actuelle entre lesdits partenaires ne dit rien de la structure temporelle de la passion qui les lie : anticipante ou rétrospective, déictique ou dis- tanciée, momentanée, fugace ou durable et tenace, toutes les variantes sont encore envisageables. Car le ré; @ tempore! d'une passion interactive, d'une passion entre le Soi et I’Autre, n'est pas dicté par la concomitance ou la non-concomitance du Soi et de "Autre, mais trés précisément par la perspective que le Soi adopte par rapport 4 /'advenir de [Autre (Destin, Situation ou Devenir), ainsi que par le régime aspecto-temporel La participation sensible : sémiotique de la pitié 237 laquelle chaque individu n’appartiendrait qu’en raison de sa similitude-egalité avec ses voisins, serait ce que nous appellerions une totalité «partitive». 15, Ibid. p. 113. 16. Ibid., p. 113 17, Stefan Zweig, La pitié dangereuse, Paris, Le Livre de Poche, p. 39 (traduction frangaise d’Alzir Hella). 20. Ibid., p. 199. 21. Ibid., p. 88-90. 22. Ibid, p. 259-261. 23. Ibid., p. 269, 24. Ibid., p. 248, 25, Ibid., p. 228.

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