La participation sensible
Sémiotique de la pitié
Jacques Fontanille
Université de Limoges
La pitié connait une curieuse histoire : dérivée de la pietas romaine, ce
sentiment qui porte 4 «reconnaitre tous les devoirs a l’égard de la
famille, de la patrie et des dieux», elle sera redéfinie au XVII* siécle,
par Rousseau, comme un sentiment de pure nature, dans lequel n’entre
aucun devoir, et surtout aucune obligation. D’un autre cété, les dic-
tionnaires de langue, le Robert comme le Littré, distinguent deux
acceptions différentes, l’une, positive, qui définit ce «sentiment qui
saisit & la vue des souffrances et qui porte a les soulager» (Littré) et
lautre, négative, «ou il entre quelque mépris» (Littré) ; la premiére est
caractérisée par le Robert comme une forme de «sympathie », alors
que la seconde est une forme de « commisération accompagnée d’ap-
préciation défavorable ou de mépris» ; l’adjectif piteux a suivi la pente
de la deuxiéme acception, puisqu’il comporte une évaluation péjora-
tive.
Est-ce un devoir? Est-ce une vertu naturelle? Est-ce une réac-
tion de sympathie participative? Est-ce un jugement défavorable?
Lobjectif n’est pas ici de détailler une analyse lexicale, fit-elle histo-
rique, bien sir, mais de construire une représentation de la pitié
comme passion de la «prise en considération de l’autre ». Et, dans cette
perspective, il apparaitra que la variation des jugements éthiques
(bonne compassion ou mauvaise pitié) suivent les formes des régimes
temporels de la passion.
La composante affective : les régimes temporels
de I’«étre semblable»
A la recherche du noyau sémantique qui concernerait également toutes
les formes de la pitié, du piteux et du pitoyable, mais aussi le compatir218 LE SOI ET LAUTRE
et le plaindre, il apparait que toute cette série comporte deux présup-
posés indispensables. A savoir :
1) que l’autre soit dans une situation dysphorique : cela implique évi-
demment une appréciation de sa situation, au plan thymique, voire
axiologique ; cette appréciation peut étre purement participative (se
mettre a la place d’autrui), une identification somatique et sensible;
mais elle peut aussi étre évaluative, et c’est alors que la seule manifes-
tation du jugement devient dépréciative (il y entre «quelque chose du
mépris»);
2) que l’autre soit reconnu comme un semblable. Le moindre soupgon
pesant sur cette condition nous fait sortir du champ sémantique de la
pitié : je peux regretter que mon chien soit malade, mais pour avoir
pitié de lui, il faut que je le traite comme un semblable de quelque
maniére. En d’autres termes, éprouver de la compassion ou de la piti¢é,
c’est identifier au moins un trait partagé, qui fera de l’autre un sem-
blable; c’est donc aussi, inversement, suspendre provisoirement toutes
les différences.
La clause de similarité vaut pour les deux versions de la pitié,
puisque, dans le premier cas, |’autre est traité comme un semblable
dans le mouvement méme de participation-identification, et, dans le
second cas, l’évaluation est comparative, et non absolue : |’autre est
dans une moins bonne situation que moi, et c’est pour cette raison que
cette pitié-la est regue comme du mépris, et non comme une évalua-
tion dépréciative quelconque.
La pitié entre donc, de ce fait méme, dans la vaste classe des
conduites d’assimilation, d’intégration, d’ identification 4 l’égard de
Vautre. Cette condition peut prendre de multiples formes : affectives,
génériques, politiques, notamment.
La forme «affective » suppose simplement, sans hypothase par-
ticuliére sur d'autres traits de ressemblance, que l’autre est susceptible
d’éprouver le méme genre d’émotions (au moins de souffrance) que
nous. Le développement de cette forme supposera donc une circula-
tion et une diffusion des affects, qui, étant également en chacun, n’ap-
partiennent plus 4 personne, et constituent alors tout simplement le
«milieu», |’«atmosphére » partagée par les interactants. Le Robert
exploite visiblement cette forme somatico-affective, en caractérisant la
pitié comme une forme de la «sympathie ».
Cette forme se préte tout particuligrement aux phénoménes
qu’Eric Landowski regroupe sous le terme de «contagion! » : plusieurs
(au moins deux) sensibilités sont synchronisées, entrelacées, et réagis-La participation sensible : sémiotique de la pitié 219
sent ensemble, successivement ou avec quelque décalage, aux mémes
solicitations. Quel qu’en soit le nom, cette synchronisation reléve de
la coprésence, et produit, par conséquent, du point de vue du régime
temporel, une passion déictique.
La forme «générique» exploite, en revanche, l’existence de
traits communs objectivables; cette pitié-la nous classe : comme
proches, comme contemporains, comme hommes, comme animaux,
etc. expression de la pitié, dans ce cas, définit plus qu’un « milieu
somatico-affectif» et qu’une contagion apparente entre des sensibilités
synchrones : elle définit ’appartenance a une catégorie, elle hausse
(ou abaisse) celui qui en est l’objet au rang de celui qui éprouve la
pitié. Mais, bien sir, l’opération est aussi réflexive, puisqu’en classant
Vautre dans la méme catégorie que nous, nous nous classons aussi
dans le méme mouvement. Ainsi, éprouver de la pitié peut-il conforter
ou restaurer, en quelque sorte, |’appartenance de I’« éprouvant» a la
catégorie a laquelle i] se référe?.
Cette force générique de la pitié a des conséquences, en somme,
sur la représentation de soi. Avoir pitié d’un animal, c’est donc aussi se
sentir provisoirement, potentiellement, seulement un animal. La pres-
sion de la similarité, en somme, s’applique dans les deux sens, mais,
du méme coup, touche au statut existentiel des sujets, et, du point de
vue du régime temporel, fonctionne aussi bien rétrospectivement que
prospectivement.
Il peut y avoir enfin unc dimension politique dans la pitié; c’est
ce que nous pourrions appeler la « pitié égalisante ». Cette forme parti-
culiére a été spécialement exploitée par Jean-Jacques Rousseau, notam-
ment dans De /'inégalité parmi les hommes. Nous reviendrons tout 4
l’heure sur sa conception de la pitié et sur le réle qu’il lui assigne dans
la constitution de la société, mais en l’occurrence, c’est le principe
d’égalité que nous retiendrons dés maintenant.
La pitié, en effet, est chez Rousseau l’expérience méme de |’éga-
lité des conditions; ou, inversement, si nous voulions avec lui ancrer la
naissance du politique dans I’affectivité la plus profonde, dans l’expé-
rience biologique de la créature méme, le sentiment de la pitié serait le
plus approprié. Etre égaux, tout comme étre affectivement synchrones,
ou appartenir a la méme catégorie, c’est toujours étre «semblable» ;
mais il ne s’agit plus ici de savoir ce qu’on partage, ni comment on le
partage; il ne s’agit pas non plus de définir ce qu’on est ou 4 quoi on
appartient. Etre ’égal d’autrui, c’est étre potentiellement le méme :
aprés la synchronisation et la contagion, aprés l’assimilation 4 une220 LE SOI ET VAUTRE
méme classe, nous avons donc affaire 4 l’identification élémentaire, a
la réduction minimale de l’altérité ; quoique l'autre soit différent de
moi, la pitié que j’éprouve pour lui en fait un autre moi-méme.
Mais, en l’occurrence, ce sentiment d’égalité se référe toujours 4
VPorigine : un état naturel o¥ nous étions égaux de fait, et que la pitié
nous rappelle, par I’intermédiaire d’une sensibilisation participative.
Le régime temporel serait alors celui de la «profondeur originante».
La composante existentielle : les régimes temporels
de I’«étre-avee» et du «souci mutuel»
La pitié et la compassion peuvent aussi étre rapportées au sentiment
d’ «existence partagée», une forme de la coprésence dérivée de l’expé-
rience de 1’« étre-ensemble». Cette expérience peut en outre étre abor-
dée sans aucune considération affective, d’un point de vue strictement
ontologique, comme chez Heidegger.
Avant méme de tirer les conséquences de 1’« étre-avec », ce der-
nier oppose dans Etre et temps le «Souci» et la «Préoccupation» de
l’«8tre-la». Le Souci est en permanence tendu par anticipation sur 1’a-
venir de la créature, alors que la Préoccupation «tombe» dans le pré-
sent et concerne alors la situation immédiate dans laquelle se trouve
l’étre humain (le Dasein). La distinction «aspecto-temporelle » est
donc essentielle pour opposer ces deux formes de |’angoisse existen-
tielle. Létre du Souci est un «étre-jeté», alors que celui de la
Préoccupation est un « étre-échu», un étre tombé dans |’ici-mainte-
nant; il y a donc deux représentations déictiques des passions de
l’existence : une, primordiale, diffuse, tendue, différée, et comprenant
4 la fois le présent, une part de passé (1’« ayant-été») et surtout 1’«a-
venir», celle du «1a» et du «Dasein»; |’autre, secondaire, restreinte et
relachée, celle du «maintenant» et du «je», et ne comprenant que le
présent de la situation immédiate. La premiére est qualifiée par
Heidegger d’ «authentique», et la seconde, d’«inauthentique».
Heidegger complete le dispositif de I’« étre-la» par 1’« étre-
avec» : «étre-la», en effet, c’est aussi étre parmi les autres, considérés
eux aussi comme des étants dotés du sentiment d’existence. Il en
déduit donc une variante spécifique du Souci, le «souci mutuel», par
lequel chacun anticipe a tout moment sur |’existence de tous les autres,
en méme temps que la sienne propre. Le «souci mutuel » est donc aussi
un partage, mais qui ne concerne pas la sensibilité, et qui ne repose
que sur le sentiment d’existence, et sur la condition d’homme, le
Dasein.La participation sensible : sémiotique de la pitié 221
Heidegger ne précise pas quelle pourrait étre la forme corres-
pondante de la Préoccupation, qui serait la version «inauthentique» du
Souci mutuel. Pourtant, on voit bien que la compassion — le « partage »
du sentir, le «patir-avec » — est un présupposé de la pitié, méme quand
celle-ci se dégrade en jugement et en mépris; si elle en est le présup-
posé, elle reste vraie méme en |’absence de manifestation de pitié. La
compassion, en somme, peut étre potentielle, sans actualité immeédiate,
et fonctionner comme une disposition toujours tendue vers les situa-
tions a-venir, tout autant que vers les situations présentes. La pitié, en
revanche, est obligatoirement actualisée, et n’apparait qu’en relation
avec un événement attesté ou une situation presente, voire déja instal-
lée antérieurement.
En somme, on peut bien éprouver de la compassion pour tout ce
qui attend I’autre dans cette « vallée de larmes» qu’est notre monde,
sans pour autant éprouver pour lui de la pitié. De la compassion a la
pitié, il se produit donc une réduction des situations possibles a une
situation-occurrence réalisée. La compassion porte sur le « pouvoir
Stre», 4 la différence de la pitié qui ne peut porter que sur un état
actuel.
Le paralléle avec l’herméneutique ontologique d’Heidegger s’ar-
réte probablement la, car elle ignore sciemment la subjectivité et l’af-
fectivité. Mais notre propos n’est pas d’inclure un concept de plus dans
le systéme d’Heidegger, mais, a l’inverse, d’exploiter ce dernier pour
comprendre celui que nous ébauchons. Le Souci mutuel est tendu vers
le possible, |’a-venir; il est ouvert, toute comme la compassion; la
pitié, tout comme la Préoccupation, est «tombée» dans I’actualité du
présent, dans I’étant échu, réduit 4 une réalisation particuliére.
De la méme maniére, Heidegger ne précise pas plus quel pour-
rait étre le «Souci mutuel» a l’égard de l’« ayant été» (ce qui tient
lieu, pour |’étre-la, du passé). Si le Souci mutuel avait quelque corres-
pondant du cété de l’«ayant été», il serait donc un sentiment, eu égard
4 la situation d’autrui, de l’accompli, du « déja la», voire du «trop
tard» et de l’irrémédiable.
Or, dans le registre affectif, nous disposons, au moins en fran-
gais, d’une autre passion-vertu de la méme gamme, qui caractérise
exactement cette position, mais dans sa version «sensible» : il s’agit
de la commisération, ce sentiment qui «pousse a la miséricorde» (dit
le Littré), ce «sentiment de pitié qui fait prendre part & la misére des
malheureux » (dit le Robert). La «misére» a ceci de particulier qu’elle222 LE SOI ET LAUTRE
résulte d’un processus antérieur, et qu’elle ne peut étre confondue avec
un malheur ponctuel; en conséquence, au moment méme ow nous
éprouvons ce sentiment, il nous est impossible de nous assimiler 4 cet
autrui qui est devenu si différent de ce que nous sommes actuellement.
A quel titre pouvons-nous donc le traiter comme un semblable?
Ce malheureux qui est 14 dans la misére aurait pu ne pas l’étre, et nous
pourrions ]’étre a sa place; ces deux situations contrastées ne sont que
deux réalisations divergentes et particuliéres d’une gamme de pos-
sibles qui, antérieurement, a été ouverte pour lui comme pour nous.
Nous sommes différents aujourd’hui, mais nous avons été semblables,
au moins virtuellement, au moment ow tous les possibles nous étaient
ouverts. Différents au titre de la situation actuelle, mais semblables au
titre des possibles antérieurs.
Prendre la place d'un malheureux par commisération, c’est donc
se placer rétrospectivement dans la position du Souci mutuel, face a
ouverture des possibles, devant un devenir qui a été également ouvert
pour soi-méme et pour autrui, et confronter cette représentation avec
une situation actuelle oti les destinées divergent désormais.
La commisération et la miséricorde sont donc des pitiés 4 la fois
actuelles et rétrospectives, qui considérent autrui comme un semblable
au nom des chemins parcourus antérieurement, et au nom de ce point
aveugle du passé ou il avait devant lui les mémes possibles que nous,
offerts a son devenir : c’est donc une pitié qui partage |’affliction pré-
sente au nom d’une similitude passée. On peut voir pour preuve de ce
caractére rétrospectif le fait qu’une des formes les plus achevées (mais
aussi la plus spécifique) de la miséricorde est le pardon : le pardon, en
effet, efface au présent une différence qui a été provoquée antérieure-
ment, et elle l’efface au nom d’une similitude originelle.
Ici comme ailleurs, il ne faut pas accorder aux étiquetages lexi-
caux plus qu’ils ne méritent : la répartition des effets temporels entre la
«compassion», la « pitié» et la «commisération», notamment dans
Pusage, est sans doute beaucoup plus indécise que nous ne |’avons sup-
posé. Mais peu importe : quel que soit leur nom (ou leur absence de
nom), les trois effets aspecto-temporels sont maintenant définis :
1) le premier (celui que nous avons rapproché du Souci mutuel), qui
pourrait étre dénommé «compassion », est inactuel, inaccompli, et
donc potentiel, couvrant toute I’étendue du «1a», et ouvert a toute
la gamme des possibles; il concerne essentiellement le devenir
@autrui ;La participation sensible : sémiotique de la pitié 223
2) le deuxiéme (celui que nous avons rapproché de la Préoccupation),
qui pourrait étre dénommé «pitié», est actuel, réalisé, et par consé-
quent réduit 4 un «ici-maintenant» restreint et particulier; il
concerne essentiellement la situation immédiate d’ autrui ;
3) le troisi¢me (celui qui n’a pas de correspondant chez Heidegger,
mais qui occupe la méme place que I’héritage et la responsabilité),
qui pourrait étre dénommé « commisération», est accompli, déja 1a,
étiré du cété d’une antériorité plus ou moins étendue, et convoque
un parcours de divergence conduisant a une situation actuellement
irréversible; il concerne donc ce qu’on pourrait appeler la
destinée d’autrui.
La gamme passionnelle se diversifie et se définit donc, selon que l’on
vise dans l’existence d’autrui son devenir, sa situation ou sa destinée.
Du «naturel» au «social»
Chez Rousseau, la pitié est un motif de la philosophie politique, et elle
est étroitement liée a |’égalité naturelle. Mais, comme sa position épis-
témologique est subjective, voire subjectivisante’, la prise en considé-
ration de I’égalité de l’autre sera pour lui un mouvement de |'dme fon-
damental, issu de notre animalité. Elle l’est d’autant plus que
Rousseau la place au rang des deux mouvements élémentaires qui sont
antérieurs a la raison et notamment a la raison politique collective :
[...] méditant sur les premiares et plus simples opérations de |’ame humaine,
Jy crois apercevoir deux principes antérieurs a la raison, dont I"un nous inté-
resse ardemment 4 notre bien-étre et 4 la conservation de nous-mémes, et
T’autre nous inspire une répugnance naturelle a voir périr ou soufirir tout étre
sensible, et principalement nos semblables. C'est du concours et de la combi-
naison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il
soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent
découler toutes les régles du droit naturel.
En outre, ces deux principes, le souci de notre intérét vital et la répu-
gnance 4 voir souffrir nos semblables, n’en font plus qu’un seul quand
on comprend que le second n’est rien d’autre que la reconnaissance,
chez l'autre, du méme mouvement que celui qui nous pousse a perdu-
rer et 4 nous intéresser 4 nous-méme.
Rousseau distingue en effet soigneusement |’« amour de soi-
méme», qui se prolonge aisément en «amour d’autrui comme un autre
soi-méme», de l’« amour-propre», qui, au contraire, inhibe toute com-
passion, puisque |’amour-propre consiste alors «a faire plus de cas de
soi que tout autre>», notamment aprés réflexion et application de la
raison a sa propre situation. Lamour de soi-méme est donc défini de224 LE SOIL ET VAUTRE
maniére 4 pouvoir 4 tout moment fonctionner comme amour d’autrui,
par simple partage émotionnel et projection identitaire ; autrement dit,
la pitié naturelle est une extension aux «semblables » de l’amour de
soi-méme. Mais la définition méme de l’antonyme, l’amour-propre
(reposant sur une inégalité a priorique), révéle du méme coup le pré-
supposé de la compassion : le postulat d’égalité a priorique, d’égalité
naturelle; amour de soi-méme et la pitié-compassion ne faisant plus
qu’un, ils pourraient alors étre caractérisés globalement comme «le
sentiment par lequel on fait cas également de soi-méme et d’autrui».
D’un autre cété, cette projection de |’amour de soi-méme sur
autrui est aussi une forme de «modération» sans laquelle ce sentiment
ne suffirait pas a la conservation de |’espéce : «II est donc bien certain
que la pitié est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque indi-
vidu l’activité de l’amour de soi-méme, concourt a la conservation de
espéce® ». Cette clause de «modération de l’amour de soi-méme »
semble contradictoire avec celle de la «prolongation de |’amour de
soi-méme», mais il faut distinguer dans le raisonnement de Rousseau
deux moments différents ; d’un cété, l’exploration originaire : dans
l’état de nature, la pitié est un prolongement de l’amour de soi-méme;
et de l’autre, les considérations sur la vie en société : en société,
l'amour de soi-méme tend a se pervertir en amour-propre et en calculs
égoistes, et la pitié fait alors office de modérateur.
Voila donc une autre forme de «temporalisation» de la pitié, qui
lui procure comme une «morphogénése » historique : (1) la pitié natu-
relle comme «prolongation» de l’amour de soi-méme, et (2) la pitié
sociale comme «modération» de l’amour de soi-méme; entre ces deux
phases est apparu un contrat social, et la raison et l’inégalité ont fait
leur ceuvre.
En maintes autres occasions, il invoque le caractére pré-réflexif
de la pitié. Soit en y insistant tout particuliérement : «1a pitié, vertu
d’autant plus universelle et d’autant plus utile a l"homme, qu’elle pré-
céde en lui I’usage de toute réflexion’ », soit en la reconnaissant chez
les animaux eux-mémes : «[...]la pitié, [...]si naturelle que les bétes
mémes en donnent quelquefois des signes sensibles*». II nous montre
alors les animaux réagissant a la mort de leurs congénéres ou de leurs
compagnons humains, ou les chevaux évitant de piétiner d’autres étres
vivants. I] compléte son argumentation, enfin, par la description des
effets de la réflexion quand elle s'applique aux situations qui devraient
inspirer de la pitié : dans ce cas, la raison recommande avant toute
chose la préservation de soi, et, par conséquent, nourrit l’indifférence,La participation sensible : sémiotique de la pitié 225
la fuite et I’é€goisme; la raison, la connaissance et le calcul d’intérét
inhibent la pitié.
La piti¢-compassion est «naturelle» pour Rousseau, si elle n’est
point cognitive; elle ne peut donc se rapporter 4 une conscience,
encore moins a une socialité réflexive; elle n’est ni causée ni produite;
elle est, tout comme chez Heidegger — toutes proportions gardées —, un
effet immédiat de l’étre-avec-autrui. A ceci prés que le motif généra-
teur est l’amour de soi-méme, c’est-a-dire le souci de soi, alors que,
chez Heidegger, le souci est le souci de |’étre-au-monde, le souci que
procure le monde oi |’étre est jeté.
La pitié-compassion est donc une pure « impulsion animale»,
directement déductible de l’existence dans le monde naturel et parmi
les autres. Rien d’autre ne l’engendre et ne la justifie que ]’égalité dans
l’existence naturelle. Elle n’est pas engendrée, mais elle engendre des
variantes passionnelles : la générosité, quand elle concerne les faibles,
nous dit Rousseau; la clémence, quand elle concerne les ennemis et les
coupables; l’humanité, enfin, quand elle englobe l’espéce en tant que
telle®. Ce sont trois dérivées qui recoupent partiellement deux des trois
variantes temporelles que nous avons déja proposées :
—la générosité, dirigée vers les faibles, concerne plus précisément leur
devenir, et le maintien d’une « gamme de possibles » qui leur reste-
raient ouvert:
— la clémence, dirigée vers les ennemis ou les coupables, concerne leur
passé, et par conséquent leur destin : ce dernier, fermé par le par-
cours antérieur et 1’échec, est réouvert par la pitié;
—V’Aumanité, enfin, neutralise toute perspective temporelle.
Il reste encore 4 comprendre comment apparait et s’exprime la
pitié comme mouvement naturel, ce qui revient 4 se demander com-
ment nous pouvons faire l’expérience de 1’égalité naturelle, comment
nous pouvons faire, sans connaissance ni réflexion, |’expérience de
I’«étre-semblable». La réponse de Rousseau est simple, et elle reléve
de ce que nous avons déja appelé la «participation sensible» : les
«étres sensibles » se reconnaissent entre eux, justement parce qu’ils
sont sensibles. Il revient 4 plusieurs reprises sur cette précision, mais
sans fournir d’autre explication que ceile-ci : «La commisération sera
d’autant plus énergique que |’animal spectateur s’identifiera plus inti-
mement avec |’animal souffrant!® »,
Mais I’insistance sur le motif de |’« étre sensible», que l’on com-
prend a la lumiére de cet objectif affiché, n’en résout pas pour autant la226 LE SOIETL’AUTRE
tautologie : nous reconnaissons autrui comme sensible parce que nous
sommes nous-mémes sensibles, et c’est justement cette sensibilité qui
nous le rend semblable; notre sensibilité est donc 4 la fois le principe
de l’égalité (nous sommes également sensibles) et ce qui nous permet
de reconnaitre |"autre comme sensible. I] est possible de sortir de cette
tautologie en distinguant «étre sensible» et «sentir». L’étre sensible
est en chaque étre ; le sentir est partagé — parce que synchronisé, conta-
gieux, quasiment «atmosphérique» — dés que deux étres sensibles sont
en coprésence. Par conséquent, si l'autre «sent» en souffrant, je
«sens» en méme temps que lui sa souffrance, et je peux alors m’iden-
tifier 4 lui comme «également sensible».
Lacte de «sentir» peut alors étre modalisé et temporalisé, indé-
pendamment de |'« tre sensible» : une pure possibilité, un «pouv
tre» que rien ne doit contraindre, et qui ne doit avoir partie liée, on
l’a vu, avec aucun «savoir-faire» (car les calculs inhibent la pitié), ni
avec aucun «-vouloir» ou «devoir» (car les désirs et les normes sont
des produits de la vie sociale et donc de la raison en acte).
La pitié «socialisante»
Cette clause modale est en effet tout particuligrement illustrée par
Rousseau, dans une version subjective et intimiste :
[...] pour bien faire plaisir il fallait que j'agisse librement, sans contrainte, et
pour m’éter toute la douceur d’une bonne euvre il suffisait qu'elle devint un
devoir pour moi. Dés lors, le poids de l’obligation me fait un fardeau des plus
douces jouissances [...]!"
La liberté («pouvoir faire» et «pouvoir ne pas faire») est ici définie
par rapport aux autres, et non par rapport aux lois de la nature : c'est
parce que la pitié n'est pas contrainte qu'elle peut s'exercer entre des
€tres humains égaux; ou, autrement dit, puisque la pitié naturelle est le
mode le plus immédiat et spontané par lequel chacun peut reconnaitre
l'autre comme son semblable et son égal, toute contrainte sociale,
induisant une inégalité entre les partenaires, interdit cette reconnai:
sance, et inhibe I’«impulsion de compassion».
Mais la lecture attentive de la Sixiéme Promenade, au cours de
laquelle Rousseau évoque ses difficultés avec la pitié «contrainte»,
montre qu'il s‘agit tout bonnement d’une pitié socialisée, déja prise
dans une interaction complexe, fondant un lien social élémentaire, et
suscitant un ensemble d’attentes, de dons et de dettes.
Le premier élément constitutif de ce lien social élémentaire,
avoué plutét qu’avancé, est le «plaisir»; l’exercice de la pitié com-
porte sa propre gratification, qui disparait sous la contrainte :La participation sensible : sémiotique de la pitié 227
‘Un bienfait purement gratuit est certainement une aeuvre que j'aime & faire.
‘Mais quand celui qui I’a regu s’en fait un titre pour en exiger la continuation
sous peine de sa haine, quand il me fait une loi d’étre 4 jamais son bienfaiteur
Pour avoir d'abord pris plaisir 1"étre, dés lors la géne commence et le plaisir
s*évanouit.?
On entend dans ces propos comme un écho de ceux d’un contempo-
rain, le marquis de Sade, quand il explique que la générosité et la com-
passion ne peuvent pas étre un titre de gloire pour ceux qui s’y adon-
nent, puisqu'ils sont déja payés en retour par le plaisir qu’ils y
trouvent. Mais le plaisir apparait alors comme un «don» que l'autre
nous fait, un supplément qui ne peut étre compris dans la signification
élémentaire de la piti¢-compassion, puisque celle-ci est une « impul-
sion» sans calcul ni contrat. La demande de continuation, on le voit ici
trés clairement explicité, est donc la contrepartie de ce plaisir regu «en
sus» de l'impulsion naturelle. Dés lors, quelque chose comme un
contrat d’échange se dessine :
Je sais qu’il y a une espéce de contrat et méme le plus saint de tous entre le
bienfaiteur et l"obligé. C"est une sorte de société qu’ils forment I"un avec
l'autre, plus étroite que celle qui unit les hommes en général, et si l'obligé
s'engage tacitement 4 la reconnaissance, le bienfaiteur s'engage de méme a
conserver l'autre [...] la méme bonne volonté qu'il vient de lui témoigner,
et A lui en renouveler les actes toutes les fois qu'il le pourra,'?
La pitié serait done un premier pas vers la construction d'un mini-
contrat social, non pas le contrat général constitutif de la totalité
sociale en laquelle chacun dépose sa part de souveraineté, mais un
contrat particulier, formant une micro-saciété, Une autre forme de
société se dessine ici, reposant sur un autre mécanisme contractuel, et
qui serait formée du réseau infini des solidarités locales, et obéirait
simplement 4 |’échange de la compassion (du «souci mutuel») dans
l’égalité naturelle!*, Le «contrat de compassion naturelle » fonde donc
une totalité «partitive», alors que le contrat socio-politique fonde une
totalité « intégrale».
Mais cette autre forme de société n’en est pas moins (méme si
elle est plus «sainte» que l'autre, selon Rousseau) une société, of les
interactions ne sont plus réglées par des impulsions naturelles, mais
dés le premier geste de pitié, par des régles de vie commune. La pitié
est done un piége qui fait passer celui qui la pratique de l"état de pure
nature & I’état social, et Rousseau distingue trés clairement les deux
types de plaisirs que procure l’exercice de la pitié dans ces deux états
contrastés : «Or le plaisir de remplir ses devoirs est de ceux que la
seule habitude de la vertu fait naitre : ceux qui nous viennent immé-
diatement de la nature ne s’élévent pas si haut que cela!*». On assiste228 LE SOIET LAUTRE
ici A la naissance de la pitié comme «vertu», c’est-d-dire a sa dimen-
sion éthique, of la simple impulsion naturelle devient un geste moral.
Une autre conséquence apparait immédiatement : devenue
constitutive du lien social (inter-individuel), la piti¢é est prise dans un
réseau d’attentes et de dettes :
Celui qui la premiére fois refuse un service gratuit qu'on lui demande ne
donne aucun droit de se plaindre & celui qu’ila refusé; mais celui qui dans un
cas semblable refuse au méme la méme grace qu'il lui accorda ci-devant
firustre une espérance qu’il a autorisé 4 concevoir; il trompe et dément une
attente qu'il a fait naitre.'*
La premiére foi: jé est un «don» gratuit; dés la seconde fois,
elle devient une «dette» — dette qui comporte deux faces indisso-
ciables : d’un cété une promesse implicite, un engagement 4 recom-
mencer ou 4 continuer, et de l’autre une attente contractuelle. Tout en
se convertissant en vertu, la pitié se transforme en «passion» 4 part
entiére : au cours de cette transformation, elle invente en effet en
méme temps une «syntaxe» et une temporalité.
Une syntaxe, tout d’abord, dans la mesure of l’impulsion natu-
relle est suivie du «don du plaisir», qui est lui-méme suivi de la pro-
messe et de |"attente, puis de sa satisfaction ou de sa frustration.
Une temporalité, ensuite, puisque l’attente impose une projec-
tion et une tension entre le moment de la premiére impulsion et le
moment de la seconde satisfaction : il s'agit en fait de la méme tempo-
ralité qui, selon Marcel Mauss, nait de tout échange social, et du don
en général.
‘Cette séquence discursive et cette tension temporelle du « micro-
contrat», nous l'appellerons «l'obligation», en reprenant l’acception
juridico-économique de ce terme, et ses deux partenaires, respective-
ment, I'«obligateur» et I’ «obligataire». Transformée en «obligation»,
la pitié peut alors se déployer dans le temps et dans la syntaxe du dis-
cours. C’est maintenant sur ce déploiement narratif et discursif que
nous allons nous pencher, avec Stefan Zweig.
Les régimes temporels de la manipulation
Le roman de Zweig, La pitié dangereuse, semble avoir été écrit pour
illustrer et développer cette intuition antérieure de Rousseau : la pitié
est un piége que nous tend notre sensibilité, pour nous faire entrer dans
des engagements inextricables - Zweig ajoute : et destructeurs pour
Vobligataire comme pour l’obligateur.
Le neeud dramatique et passionnel de l'affaire est une manipula-
tion modale. Lors de la premiére impulsion naturelle, |’actant n'estLa participation sensible : sémiotique dela pitié 229
qu'un corps, disions-nous, caractérisé par les modalités minimales de
la possibilité (pouvoir-étre) et de la liberté (pouvoir-faire et pouvoir ne
pas faire). La mise en séquence et la socialisation ¢lémentaire qui s’en
suit se caractérisent en revanche par un grand tumulte modal : (1) du
cété de I’«obligataire », le vouloir-étre, et le croire, qui fondent a la
fois le désir et |’attente du recommencement; (2) du cété de l’obliga-
teur, le savoir (le savoir-étre de la promesse contractuelle) et le devoir
(le devoir-faire de l'engagement).
On peut donc considérer qu'on a affaire 4 une manipulation pas-
sionnelle, au sens sémiotique du terme, c'est-a-dire 4 un «faire faire»
qui, pour projeter sur l'autre les modalités nécessaires a la réussite de
la manipulation, passe par l’intermédiaire non d°un contrat explicite et
d’une prescription, mais de la sensibilité et de |'émotion, Rappelons
en quelques mots les grandes lignes de |'intrigue : un jeune officier de
l'armée autrichienne, Hofmiller, est en garnison dans une ville de pro-
vince proche de la frontiére hongroise. I] est invité au chateau qu'oc-
cupe une famille de hobereaux poursuivie par le malheur : la mére est
morte, la fille a les jambes paralysées et le pére est trés affaibli par ces
malheurs ; en outre, leur noblesse est factice, car le pére est un négo-
ciant juif. La présence et les attentions d'Hofmiller a |’égard d’ Edith,
la jeune paralytique, deviennent bientét indispensables 4 son maintien
en vie, et soutiennent une espérance de guérison. Cela constitue bien-
tét pour lui une pression permanente, a laquelle il échappe finalement
en fuyant, au moment oll éclate la premiére guerre mondiale; mais sa
fuite provoque le suicide d'Edith, et la mort du pére.
Cette histoire n'est qu'une suite de «crises» affectives, qui sont
autant de variétés de la manipulation affective dont nous avons fait
état; les «manipulateurs» sont nombreux : Edith et son pére, bien sir,
mais aussi toute la famille (la niéce, le maitre d”hétel), le docteur
Condor, qui espére guérir la paralytique, sans compter Hofmiller lui-
méme, par l’intermédiaire de sa sensibilité et de son sens de honneur.
Le corps sensible, dans la relation entre Hofmiller et la jeune
Edith, est sollicité de deux maniéres : (i) l'autre est une jeune fille qui,
dans d’autres circonstances, aurait pu étre sexuellement attirante, et
(ii) sa propre souffrance se transforme en un état passionnel perma-
nent, l"inguiétude, une agitation fébrile, une hyper-sensibilité qui se
libére a épisodes réguliers sous forme de crises violentes.
Les phénoménes sensibles propres 4 la pitié se trouvent ici plon-
gés dans un ensemble de formes passionnelles — le désir amoureux et230 LE SOLET UAUTRE
l'inquiétude — qui convoquent elles aussi des manifestations de la sen=
sibilité participative, cette «contagion» des corps et des émotions.
Linquiétude constitue tout particuliérement un motif d’exacerbation
de la sensibilité participative. En effet, caractérisée par le rythme de
ses manifestations sémiotiques (gestuelles et verbales, essentielle-
ment), elle est avant tout une forme de sensibilité aux oscillations inté-
rieures et extérieures : une participation immédiate, en somme, aux
mouvements thymiques et aux agitations extérieures. Limmeédiateté,
l'absence de filtre modal (le devoir, le vouloir, le savoir et le pouvoir
«se contenir»), fait du corps de l’actant un «résonateur» transparent,
voire un amplificateur susceptible d’augmenter l'amplitude, l’intensité
et la fréquence des rythmes extérieurs et intérieurs. Dés lors, |"inquié-
tude est potentiellement «contagieuse», puisque les manifestations
inquiétes des uns deviennent des rythmes sensibles pour les autres, et
d’autant plus sensibles qu’ils émanent d°un autre corps vivant. Cette
contagion se présente comme une véritable «captation », une fascina-
tion provoquée par le rythme de l'autre. Edith est d’emblée pergue
comme étrangement agitée :
Son visage ne reste pas un instant immobile; elle regarde tantat droite, tan-
1t 4 gauche. Tantat tout est tendu en elle, tantét elle se rejette en arriére
comme épuisée; elle parle avec la méme nervasité qu'elle se remue, d'une
fagon saccadée, sans pauses.'7
Et cette agitation produit immédiatement la captation :
Mais je n'ai pas le temps de me livrer a de longues observations. Car elle
sait, avec ses questions pressées ct la rapidité de son débit, capter enti¢rement
l'attention. Avec surprise, je me vois engagé dans un entretien animé et inté-
ressant,'*
A Végard de l’inquiétude, la pitié se manifeste comme une forme
de sollicitude, inspirée par un désir d’apaisement : «on voudrait la
caresser, la dorloter comme une malade, la protéger et surtout l"apai-
ser. Car toute sa personne dégage une étrange inquiétude!"». Mais — et
c’est ici que le piége se referme — cette sollicitude apaisante, dans la
mesure oi elle bénéficie aussi bien 4 celui qui la donne qu’a celle
qui la regoit, installe un lien ; également agités par l’inquiétude
d’Edith, les deux jeunes gens se trouvent également apaisés quand elle
se calme. Ce lien interindividuel s’accompagne immédiatement d'un.
plaisir, qui émane a la fois de l'apaisement de l'autre et de l’apaise-
ment de soi : voila le premier «don» qui va instaurer une obligation :
Peu a peu, j'éprouvai un véritable plaisir dans ces exagérations, car elles pro-
duisaient sur mon auditeur un apaisement merveilleux. [...] Je sentais son
assurance croitre au fur et A mesure que je parlais, et je compris en cette heure
quel plaisir enivrant comporte toute cré: caLa participation sensible : sémiotique de la pitié 231
Une fois le plaisir éprouvé, et le hen établi, la pitié déploie sa séquence
de dons, de dettes, d’attentes et d’exigences, projetés dans le temps.
Létre-semblable
Lintrigue du roman de Zweig commence par une gaffe : Hofmiller
invite 4 danser une jeune fille paralytique. II la traite a égalité avec une
série d'autres jeunes femmes avec lesquelles il vient de danser : on ne
peut donc lui reprocher quelque mépris que ce soit; mais l"incident est
particuligrement révélateur de la nature de |’«étre-semblable » qui se
joue dans la compassion. En effet, i] ne suffit pas de considérer I'autre
comme semblable a soi, encore faut-il se comporter comme semblable
a lui.
La «gaffe» consiste en quelque sorte en une provocation :
en sorte, involontairement, que l*autre manifeste et avoue sa diffé-
rence; la «bonne conduite» se déduit alors aisément : il faut faire en
sorte que l"autre n’ait pas 4 déclarer sa différence, et, pour cela, il faut
suspendre, inhiber (virtwaliser) les thématiques, les isotopies et les
parcours figuratifs of cette différence pourrait étre sollicitée. Il fau-
drait alors parler d’une égalisation particuliére, qui serait a la fois
négative (par suspension) et rétroactive (vers l'obligateur).
Mais méme cette clause d’identification négative et rétroactive
ne suffit pas. Car Edith refuse avec violence les «ménagements» : le
ménagement, justement, est une stratégie de discours et de comporte-
ment qui consiste 4 éviter toutes les thématiques et les situations oti la
différence devrait étre déclarée; mais, du méme coup — et comme les
divers partenaires de |" obligataire ne peuvent que «suspendre» et «vir-
tualiser» I'expression de leur différence, sans supprimer la différence
elle-méme —, les ménagements apparaissent comme des mensonges :
d’od la longue diatribe d’Edith*! contre les «mensonges» dont on
Vabreuve toute la journée.
Lobligataire apparait, dans I"exercice méme de la pitié, comme
un étre morcelé, que ce soit en tant qu’actant (par exemple, il lui
manque le pouvoir-faire, alors que son vouloir-faire et son savoir-faire
sont intacts), ou en tant que personnage figuratif (par exemple, il ne
peut marcher, mais i] peut parler, aimer, lire, écouter de la musique,
etc.). Et deux sortes de pitié se distinguent celle qui s’adresse a /a
partie négative, et celle qui s’adresse 4 la partie positive; mais
la seconde n'est peut-étre déja plus de la pitié... La premiére forme
reconstitue |"unité d'autrui autour de sa misére ou de son handicap; la
seconde forme, au contraire, la reconstitue autour des aspects positifs :
il y a donc une «méréologie» de la pitié, une certaine maniére de232 LESOLET LAUTRE
reconstituer une totalité avec des parties disjointes. La premiére forme
construit une différence radicale, une altérité irréductible, et la
seconde, une véritable similarité : voila la seconde condition spéci-
fique de I’«étre-ensemble».
La scéne du désir sexuel est A cet égard exemplaire : aprés une
longue et brutale crise nerveuse, Edith, une fois apaisée, se sai:
d'Hofmiller et manifeste ostensiblement son désir, son besoin d'amour
physique”. Selon le second type de pitié, celle qui s’adresse aux
aspects positifs d’autrui, il n’y a la rien de surprenant; mais, selon le
premier, l’effet est qu: ent monstrueux ; Hofmiller s’enfuit alors,
avec ce commentaire intérieur : «Jamais l"idée ne me serait venue que
dans son corps d’infirme pussent exister les mémes organes, que dans
son 4me pussent couver les mémes désirs que chez les autres
femmes”) ». Par conséquent, la seule reconnaissance qui vaille, c’est
celle de la seconde pitié, celle qui vise la personne-en-tant-qu’ étre-
semblable, et non la premiére : nous avons donc identifié le point de
clivage entre la pitié-compassion et la pitié-mépris. Le narrateur met
dans la bouche d’Edith des propos qui ne peuvent étre plus explicites a
cet égard ; «Je me fiche de cette sorte d'amitié qui ne s’adresse qu’a
mon infirmité™» |
Mais le roman de Zweig est plus radical encore, notamment par
Vintermédiaire des propos du docteur Condor. Ce dernier, en effet, a
mis en pratique pour lui-méme une version extréme de la pitié du
second type, et qui consiste A consacrer sa vie entiére a satisfaire les
besoins et les désirs d’un étre pitoyable (une patiente aveugle qu'il a
épousée). En ce cas, ce n‘est pas seulement l’immensité du sacrifice
consenti qui permet d’effacer le défaut de reconnaissance que com-
porte potentiellement toute pitié, mais, tout simplement, et conformé-
ment 4 la distinction précisée ci-dessus, le fait que ce «sacrifice »
s’adresse 4 la partie positive de l'autre, et non a ce qui suscite la pitié.
Le docteur Condor distingue alors deux autres formes de pitié :
Il y a deux sortes de pitié, Lune, molle ct sentimentale, qui n'est en réalité
que de I'impatience du cccur de se débarrasser le plus vite possible de la
pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d’autrui, qui n'est pas
du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de "ame
contre la souffrance étrangére. Et !autre, la seule qui compte, la pitié non
sentimentale mais créatrice, qui sait ce qu’elle veut et est décidée 4 tenir avec
persévérance jusqu’a l’extréme limite des forces humaines.**
Voila donc I’anti-Rousseau, le chantre de la pitié rationnelle, éthique,
et programmée a long terme. Il retourne enti¢rement l'argument rous-La participation sensible : sémiotique de la pitié 233
seauiste de la «pitié naturelle», fonctionnant sur la «sensibilité parti-
cipative» : il ne s’agit pas d’une participation, mais dune non-partici-
pation, une incapacité 4 supporter longtemps le spectacle de la souf-
france d’autrui, littéralement, une faiblesse imi welle et non une
force inter-individuelle : |'obligateur, atteint dans sa représentation de
lui-méme, via, justement, la sensibilité participative, chercherait alors
4 effacer dans l'autre ce qu’il ne peut en supporter.
Par ailleurs, le temps joue ici un réle décisif : dans |instant, le
mouvement de la sensibilité participative s"exprime seul dans les deux
cas; mais dans la durée, qui fait toute la différence, il est suivi de la
fuite, ou de la persévérance. Par conséquent, c’est seulement dans la
durée que l'autre est véritablement traité comme «semblable», et qu'il
est considéré dans toutes les dimensions de sa personne, parties posi-
tives et négatives confondues. En contrepartie, dans l’instant, seule la
partie négative est visée, et alors la pitié vise dans l’autre son altérité,
et non sa similarité.
La «vraie» compassion se caractérise donc (i) par sa résistance
4 la souffrance d’autrui, (ii) par sa visée holistique sur la personne, et
(iii) par sa durée, la derniére caractéristique étant le signifiant indiciel
des deux autres. La «fausse» pitié, en revanche, se caractérise : (i) par
l’ineapacité de supporter la souffrance d’autrui, (ii) par sa visée spéci-
fiante et altérisante, et (iii) par sa fugacité, et, de la méme maniére, la
propriété temporelle est le signifiant indiciel des deux autres.
Nous retrouvons, par un autre biais, les différents régimes tem-
porels de l’«étre-semblable», mais, en passant par Zweig, ils se sont
enrichis d*une autre variété, qui repose sur un autre régime encore,
celui de la «persévérance»; si l'on en croit Ricaeur, la persévérance
est une des formes de l'identité en devenir (celle qui caractérise le
«s0i-ipse»), et elle se caractérise de deux maniéres : (i) par I’étirement
temporel dans 1'a-venir, qui permet des développements narratifs et
des enchainements de péripéties, et (ii) par la résistance au change-
ment et a l'altérité, que le sujet «absorbe» et intégre pour constituer sa
propre identité. [1 ne s’agit donc pas seulement du devenir de l'autre,
mais bien du devenir de l’identité propre. Il faudrait done prendre en
considération quatre régimes temporels :
(i) celui de la commisération, qui vise la destinée d'autrui,
ise le malheur dans la situation actuelle d’au-234 LE SOLETLAUTRE
(iii) celui de la compassion, qui vise le devenir d’autrui par projection
anticipante, et enfin
(iv) la «pitié créatrice », qui construit a la fois l"avenir d’autrui et
Videntité du soi par sa persévérance,
Les deux premiers régimes caractérisent la pitié qui vise l’altérité (cen-
trée sur les aspects négatifs d’autrui) et les deux seconds caractérisent
la pitié qui vise la similarité (centrée sur les aspects positifs d’autrui).
Le terrain est maintenant balisé pour accueillir le temps propre A la
manipulation.
La manipulation
Nous avons déja établi les conditions générales de cette manipulation :
un contrat implicite de don, dont la gratuité permet d’induire qu'il
pourrait se renouveler indéfiniment sans contrepartie, et un lien de
confiance qui suscite des attentes. Mais nous n'avons pas pris en
compte dans cette proposition trés générale la complexité des interac-
tions qui se jouent, pour I'essentiel, autour des variantes temporelles
celle qui s"adresse A sa par-
tie négative, l’obligataire va donc déployer un ensemble de stratégies
pour provoquer |’ obligateur et en particulier pour l’obliger a rendre
publique la sorte de compassion qu'il propose.
Cette manipulation prendra trois formes principales dans le
qui sont aussi les trois formes canoniques que l'on
peut prévoir a partir de la définition de la vraie compassion (la
sacrifice). Il s'agit plus précisément (i) de savoir si cette pitié résiste
ou pas au spectacle réitéré de la souffrance, (ii) de savoir si elle prend
en compte l’ensemble de la personne, ou seulement la partie négative,
et enfin (iii) de vérifier si elle résiste ou pas A la durée.
Mais la manipulation par le temps est en outre auto-amplifiante =
comme le fait observer le docteur Condor, la pitié est une drogue qui
provoque une accoutumance chez I'obligataire; ainsi traduit-il ce
contrat-dans-le-temps dont nous faisions état. Mais l"accoutumance
est bien plus que l’attente que nous y avions reconnue : au lieu du
vouloir-étre, le devoir-étre, et méme le ne-pas-pouvoir-étre. En
somme, par |’exercice de la pitié, l’obligateur s'est rendu nécessaire
dans le temps, et surtout dans un temps qui s’allonge dialectiquement;
sous la contrainte du «Djinn» de sa propre pitié, il fait durer la com-
passion, mais ce faisant il renforce l'accoutumance, qui exige un
temps plus long encore, etc.La participation sensible : sémiotique de la pitié 235
Cette auto-amplification se manifeste sur deux dimensions com-
plémentaires : (i) d’un cété, l"accoutumance invite 4 combler tous les
vides, 4 ne laisser «aucun répit» (cf. supra), a réclamer toujours plus
de présence et toujours plus fréquemment, et, par conséquent, a saturer
la durée; (ii) d’un autre cété, l’accoutumance étire la durée, la rend
indéfinie, et surtout la distingue de la durée propre 4 l’échange, au don
et a la dette,
Cet étirement indéfini du temps du don et de la dette est typique
du sacrifice, et c'est méme exactement une des propriétés qui spé
fient le sacrifice au sein de la vaste gamme des échanges et des dons :
un don sans contre-partie définie, dont le retour ou la reconnaissance
peuvent attendre indéfiniment, et qui ne dispense jamais d’une ra
tion ou d'une poursuite du don. On voit bien en quoi, du cété de I’ obli-
gataire, la manipulation temporelle rejoint ici, du cété de l’obligateur,
la «pitié-persévérance » : cette forme-la nous fait sortir du régime tem-
porel du don proprement dit, ainsi que de la compassion définie par
projection anticipante; la pitié-persévérance accéde au régime tempo-
rel du sacrifice.
Ladvenir de autre
On sait depuis longtemps que les passions ont affaire au temps, ou
méme que les formes temporelles ne sont guére autre chose que des
réles passionnels projeté sur les procés ou sur |"expérience. II reste
néanmoins — et, d’un point de vue sémiotique, ce n'est pas rien— a
décider qui, dans cette alliance, reléve de Iexpression, et qui, du
contenu.
Mais les choses se compliquent quand il est question de passions
intersubjectives, comme la compassion, car le temps dont il s'agit est
un temps relatif, le différentiel de tempo et de repéres temporels qui
caractérise la relation entre les partenaires. Et le cas de la compassion
est particuliérement intéressant car il montre que la coprésence
actuelle entre lesdits partenaires ne dit rien de la structure temporelle
de la passion qui les lie : anticipante ou rétrospective, déictique ou dis-
tanciée, momentanée, fugace ou durable et tenace, toutes les variantes
sont encore envisageables.
Car le ré;
@ tempore! d'une passion interactive, d'une passion
entre le Soi et I’Autre, n'est pas dicté par la concomitance ou la
non-concomitance du Soi et de "Autre, mais trés précisément par la
perspective que le Soi adopte par rapport 4 /'advenir de [Autre
(Destin, Situation ou Devenir), ainsi que par le régime aspecto-temporelLa participation sensible : sémiotique de la pitié 237
laquelle chaque individu n’appartiendrait qu’en raison de sa similitude-egalité
avec ses voisins, serait ce que nous appellerions une totalité «partitive».
15, Ibid. p. 113.
16. Ibid., p. 113
17, Stefan Zweig, La pitié dangereuse, Paris, Le Livre de Poche, p. 39 (traduction
frangaise d’Alzir Hella).
20. Ibid., p. 199.
21. Ibid., p. 88-90.
22. Ibid, p. 259-261.
23. Ibid., p. 269,
24. Ibid., p. 248,
25, Ibid., p. 228.