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Alimentation

Mange et sois belle


Des yaourts qui donnent la santé, la forme et la beauté, des oeufs qui favorisen
t le développement du cerveau... Les Américains et les Japonais raffolent de ce
genre d'aliments. Ils arrivent en France. Faut-il croire à leurs vertus ?
par Géraldine MAGNAN
Au supermarché, dans la rangée des produits frais, on avait déjà du mal à choisi
r son dessert, entre les yaourts au bifidus et les crèmes chocolatées allégées e
n matière grasse... Mais voici que les rayons s'emplissent d'autres yaourts, aux
vertus bien surprenantes. Ils promettent de « protéger votre corps », de fourni
r de l'« énergie rapide », de la « vitalité au quotidien », ou même ils garantis
sent « l'éclat de la peau et des cheveux ». Ces denrées d'un nouveau type préfig
urent-elles l'alimentation de demain ? Ne se contentant pas de nourrir, les « al
iments fonctionnels » se parent des atouts de la santé, du bien-être ou de la be
auté. Quelle crédibilité faut-il leur accorder ?
Si certains de ces produits tentent de s'appuyer sur des études sérieuses, quoiq
ue souvent incomplètes, d'autres se bornent à un message publicitaire bien tourn
é. Ainsi, sous la marque Mamie Nova, Générale Ultrafrais a récemment mis sur le
marché une gamme de yaourts aux plantes censés « vous aider à passer une bonne n
uit ». La société affirme que le « lien entre alimentation et sommeil est indéni
able », tout en avouant que « les preuves scientifiques manquent encore ». Or, s
ans elles, le message ne peut être clairement énoncé. Voilà pourquoi il est astu
cieusement remplacé par un emballage bien étudié : devant un ciel étoilé, un yao
urt trône sur un oreiller. Son nom : Bonne Nuit. Si Mamie Nova reste timide en m
atière de communication, c'est qu'elle a compris la leçon qu'a reçue l'un de ses
concurrents.
Un slogan fondé sur la présomption d'efficacité
Lançant un yaourt doté d'une véritable allégation fonctionnelle, Nestlé a dû pay
er les frais de son audace. La DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de
la consommation et de la répression des fraudes) a vu d'un très mauvais oeil son
slogan choc : « LC1 renforce les défenses naturelles de votre organisme ». L'ar
rêt de la campagne publicitaire aura coûté une fortune à la multinationale. Au c
entre de recherche de Nestlé, à Lausanne (Suisse), on avait pourtant mené de nom
breuses études scientifiques, pour essayer de prouver que le lactobacille acidop
hile 1 - secret de fabrication des yaourts LC1 - stimule véritablement les défen
ses immunitaires. Isolée à partir de la flore intestinale humaine, cette bactéri
e survit dans l'intestin après l'ingestion. Son adhérence aux parois intestinale
s serait supérieure à celle des bactéries pathogènes, ce qui formerait une sorte
de barrière protectrice.
Mais ces résultats n'ont été obtenus qu'in vitro. D'autres études montreraient q
ue la présence de ces miraculeuses bactéries augmente sensiblement la quantité d
'anticorps circulant dans le sang, ainsi que la quantité de macrophages, ces cel
lules chargées de phagocyter tout intrus. Les experts scientifiques de la DGCCRF
ont jugé ces résultats insuffisants. De plus, la réglementation européenne inte
rdit les allégations fonctionnelles. Aujourd'hui, « LC1 aide [seulement] votre c
orps à se protéger ».
Si l'innovation alimentaire est courante dans le secteur des laitages, elle semb
lait difficile dans celui des oeufs, jusqu'à l'apparition des oeufs enrichis en
oméga-3. Ils ont été pondus par des poules nourries aux huiles de poisson, alime
nts particulièrement riches en acides gras essentiels. Ce type de lipides est ai
nsi nommé car notre corps en a besoin et ne sait pas les fabriquer. Or, du fait
de l'évolution des régimes alimentaires, les Occidentaux présentent une carence
en acides gras poly-insaturés de type oméga-3.
« Pendant le développement, cette carence serait responsable d'altérations fines
de la structure du cerveau, explique Jean-Marie Bourre, directeur de recherche
à l'INSERM. Elle entraînerait une perturbation de l'architecture des membranes d
es neurones, qui gêne leur fonctionnement. Les performances d'apprentissage sera
ient alors moins bonnes. » Ces lipides auraient aussi une action sur la fluidité
du sang, ce qui favoriserait la lutte contre les maladies cardio-vasculaires. V
oilà pourquoi Jean-Marie Bourre fait de la « publicité gratuite » pour les oeufs
enrichis en oméga-3 développés par la société Matines.
Innover pour survivre
C'est la récente convergence d'intérêts de divers acteurs qui explique pourquoi
les industries alimentaires innovent aujourd'hui dans le secteur de la santé. «
La demande globale en produits alimentaires plafonne, dit Pierre-Henri Duée, dir
ecteur du laboratoire Nutrition et Sécurité alimentaire de l'INRA, à Jouy-en-Jos
as (Yvelines). Pour survivre, les industriels doivent trouver de nouvelles "» ni
ches « économiques. Ils doivent se diversifier, développer des produits présenta
nt de nouvelles caractéristiques. Du côté des consommateurs, la demande d'amélio
ration de la qualité des produits augmente nettement. A la suite de la crise de
la vache folle, ils sont encore plus exigeants en matière de sécurité alimentair
e. Ils ont conscience du fait que la santé peut passer par l'alimentation. Cette
convergence d'intérêts entraîne le développement "d'» aliments-santé «. Ce qui
crée un besoin de recherche fondamentale. Enfin, les autorités gouvernementales
se soucient de la santé publique et cherchent à en limiter les dépenses. »
En effet, dans tous les pays riches, les dépenses de santé liées au vieillisseme
nt de la population ne cessent de croître. Or, une meilleure alimentation pourra
it prévenir les pathologies du troisième âge telles que les maladies cardio-vasc
ulaires ou les cancers. C'est pourquoi la politique en matière de santé publique
devrait favoriser la prévention nutritionnelle. Au niveau européen, une vingtai
ne de scientifiques du secteur public et d'industriels de l'agro-alimentaire par
ticipent à une action concertée sur les aliments fonctionnels, baptisée FUFOSE (
Functional Food Science in Europe). Deux réunions, dont la seconde a eu lieu l'é
té dernier à Helsinki, ont déterminé cinq grands thèmes de recherche (le système
gastro-intestinal ; le développement d'antioxydants ; le système cardio-vascula
ire ; le métabolisme des substrats et les maladies métaboliques ; le développeme
nt, la croissance et la différenciation).
Selon Gérard Pascal - à la fois directeur du CNERNA (Centre national d'études et
de recommandations sur la nutrition et l'alimentation) et chef du département N
utrition, alimentation et sécurité alimentaire de l'INRA -, « l'objectif de la s
cience des aliments fonctionnels est de mettre en évidence leurs interactions av
ec certaines fonctions de l'organisme, de comprendre les mécanismes mis en jeu e
t d'élaborer des hypothèses solides qui pourront ensuite être testées ». De son
côté, Pierre-Henri Duée affirme que « la crédibilité des aliments fonctionnels p
assera par une recherche forte en nutrition ».
Les scientifiques militent aussi en faveur d'un assouplissement de la réglementa
tion européenne. Pour Gérard Pascal, « si les "allégations santé" n'ont aucun av
enir, les industriels laisseront tomber ce secteur. Or, les laboratoires publics
, qui mènent les recherches fondamentales, ont besoin des moyens financiers de l
'industrie. En les perdant, nous perdrons aussi leur soutien auprès des pouvoirs
publics, qui votent les budgets accordés à nos laboratoires. » Ce cercle vicieu
x oblige donc les chercheurs du secteur public à flirter dangereusement avec les
industries alimentaires. « Nous avons perdu notre liberté », avoue Jean-Marie B
ourre. Aujourd'hui, le gouvernement semble vouloir améliorer le système. La Comm
ission des affaires sociales vient de proposer la mise en place d'un institut de
veille sanitaire composé de deux agences : l'une pour les produits de santé, l'
autre pour les aliments. Cette dernière devrait, entre autres, élaborer et mettr
e en oeuvre la législation et la réglementation des allégations santé des alimen
ts.
A l'étranger, les réglementations sont plus souples. Depuis plusieurs années, au
x Etats-Unis et au Japon, les allégations santé fleurissent sur les étiquettes.
En 1996, on recensait déjà soixante-neuf aliments de ce type sur le marché nippo
n. On les reconnaît à un label qui mentionne « aliment spécialement conçu pour a
méliorer l'apport nutritionnel ». La procédure d'autorisation de ce label a été
élaborée par le ministère de la Santé et du Bien-être en septembre 1991. Elle im
pose aux industriels de prouver l'efficacité de leurs produits. Mais, selon Pier
re-Henri Duée, « cette démonstration scientifique est légère. On encourage le dé
veloppement d'aliments fonctionnels, mais aucune étude clinique n'est menée sur
l'homme ».
Si la commercialisation de ces aliments doit se conformer à la réglementation, c
e n'est pas le cas de la « cosmeto-food ». Car, en plus de maintenir en bonne sa
nté, voire de soigner, les aliments high-tech nippons rendent beaux ! Ainsi, les
Japonaises qui ont la peau sèche peuvent sucer des bonbons au collagène, à l'AD
N et aux vitamines. D'autres coquettes préfèrent se désaltérer avec Aperio, une
« boisson antirides qui adoucit la peau », à base de sucre d'orge, de collagène
et de gelée royale. Voilà plus de dix ans que Shiseido, un géant de la cosmétiqu
e, développe la majorité des produits de ce type. Le marché est en pleine expans
ion. Il atteignait 25 milliards de yens en 1996 (1,26 milliard de francs). Demai
n, les parfumeurs devront peut-être installer des bacs réfrigérants dans leurs b
outiques de luxe...
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Science & Vie N°964, Janvier 98, page 128


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