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Les Inuits, au-delà de la carte postale

La nation cherche à rebâtir sa «culture distincte», dit le chef Tukkiapik


18 novembre 2015 Marco Fortier à Kuujjuaq | Actualités en société

De modestes maisons colorées, construites sur pilotis, ont poussé le long des rues glacées de
Kuujjuaq.

Des bruits de moteur brisent le silence au lever du soleil : des motoneiges, des véhicules
tout-terrain et de grosses camionnettes flambant neuves parcourent déjà les rues. On gèle.
Il vente. Nous sommes à la mi-novembre. L’hiver s’est installé ici depuis plusieurs jours.

Des enfants marchent en groupes vers les deux écoles du village. De modestes maisons
colorées, construites sur pilotis, ont poussé le long des rues glacées. Un peu plus loin, le
« Forum » accueille les joueurs de hockey. À côté, une piscine intérieure. Puis la Maison
des jeunes, ornée d’une belle murale de hibou. Et là, près de l’aéroport, le vaste centre
culturel, qui accueille tous les événements de cette ville de 2375 habitants, capitale du
Nunavik, ce territoire vaste comme l’Espagne où vivent 12 090 personnes, au nord du
55e parallèle.

À première vue, on dirait une carte postale de banlieue proprette. Paisible. Et organisée :
chaque jour, des camions-citernes alimentent en eau potable (puisée dans un lac des
alentours et traitée sur place dans une usine) tous les bâtiments du village. D’autres
camions vident quotidiennement les fosses septiques.

La ville tout en vallons surplombe la rivière Koksoak, qui finit sa course dans la baie
d’Ungava, près d’ici. C’est magnifique. Oui, c’est beau une carte postale. Mais pour avoir
un portrait complet de Kuujjuaq, sous le vernis de la carte postale, il faut faire un détour
par le palais de justice. Par le poste de police. Par la clinique. Il y en a, du monde poqué,
ici.

« Nous avons fait d’immenses progrès depuis la signature de la Convention de la Baie-


James il y a 40 ans, mais la pauvreté et les problèmes sociaux restent très
préoccupants », dit Jobie Tukkiapik, président de la société Makivik. Cet organisme, créé
dans la foulée de la Convention, gère le développement du Nunavik.

Une culture à faire revivre

Jobie Tukkiapik est né dans une tente il y a 49 ans. Son père de 65 ans est né dans un
igloo. Les déplacements se faisaient en traîneau à chiens. Aujourd’hui, les jeunes ont tous
un iPhone à la main. C’est devenu un cliché, mais c’est vrai : les Inuits sont tout mêlés.
Assis entre deux cultures. Deux époques. Deux mondes.

« Nous avons une culture distincte, dit Jobie Tukkiapik. Nous en avons mis de côté de
grands bouts. Nous devons nous réapproprier notre mode de vie. Qu’est-ce que ça veut
dire, être un Inuit en 2015 ? »

Le discours du leader autochtone rappelle celui des « pure laine », plus au sud : nécessité
de protéger la langue et l’identité « distinctes ». Ces préoccupations sont ressorties d’une
vaste consultation des 14 villages du Nunavik lancée dans la foulée du Plan Nord du
gouvernement Charest. Le document, intitulé « Parnasimautik », évoque l’idée de se
« préparer » pour aller à la chasse, de faire ses bagages, de mettre au point son
équipement.

Le but : s’assurer que l’arrivée massive d’investisseurs, notamment dans les mines,
profite aux habitants du Nord, qui occupent le territoire. Mais l’objectif est plus large.
« Nous, les Inuits du Nunavik, avons entrepris l’ambitieux projet de retrouver notre force
en tant que peuple », indique le document.

« Nous devons retrouver nos valeurs familiales et nos traditions fondamentales. Ilagiit
signifie faire partie d’une famille, et c’est le concept qui nous définit. Nous devons
clairement exprimer ces valeurs et traditions et les appliquer dans nos foyers et nos
communautés. »

L’usage de l’inuktitut, la langue maternelle de 97 % des Inuits du Nunavik, s’érode au


profit de l’anglais, explique Jobie Tukkiapik. L’éducation des enfants se fait uniquement
en inuktitut durant les trois premières années du primaire. Les Inuits communiquent entre
eux en inuktitut. Mais les réseaux sociaux et les textos ont fait éclore une sorte de slang
où l’anglais et la langue natale se mélangent.

Le mal de vivre

Pour Jobie Tukkiapik, la renaissance des Inuits passe nécessairement par la culture, la
langue, la famille, le respect dû aux aînés. C’est la base pour venir à bout des problèmes
sociaux qui accablent la communauté, selon lui.

Un petit manuel de statistiques sur le Nunavik, préparé par des chercheurs de l’Université
Laval, met en chiffres le mal de vivre des Inuits. Un nombre au hasard ? Le taux de
suicide est 10 fois plus élevé dans le Grand Nord que dans le reste du Québec. Au
Nunavut, le territoire inuit situé plus au nord, on parle d’une « épidémie » de suicides. Le
gouvernement a même nommé un « ministre du Suicide », chargé de combattre ce fléau.

Le taux de grossesse chez les adolescentes est quatre fois plus élevé que dans le reste du
Québec. Le quart des logements sont surpeuplés. Le tiers d’entre eux ont besoin de
rénovations majeures.

Le coût de la vie devient insoutenable : le panier d’épicerie est 52 % plus cher que dans le
reste du Québec. Les ménages du Nunavik consacrent 44 % de leurs revenus à l’achat de
nourriture (contre 12 % ailleurs au pays).

Le chiffre le plus inquiétant pour Jobie Tukkiapik, c’est celui du décrochage : près de
sept Inuits sur dix n’ont aucun diplôme. Il faut à tout prix renverser la vapeur et donner le
goût aux jeunes d’étudier, dit-il. Surtout que la population est jeune. Plus de six Inuits sur
dix ont moins de 30 ans.
La commission sur la violence contre les femmes autochtones, promise par le premier
ministre Justin Trudeau, devra forcément aborder les conditions de vie, croit Jobie
Tukkiapik. « L’un et l’autre sont indissociables. »

Le chef inuit nous serre la main. Il repart travailler. Dehors, des jeunes traversent le
village en motoneige. Ils n’ont ni tuque ni mitaines. Nous allons dîner au restaurant de
l’auberge Kuujjuaq. À l’entrée, une affiche rappelle aux clients que les Alcooliques
anonymes sont là pour les aider.

Notre journaliste était l’invité de la société Makivik.

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