MIKHAIL AGURSKY
L’ASPECT MILLENARISTE
DE LA REVOLUTION BOLCHEVIQUE
On sait que la révolution bolchevique fut immédiatement considérée par
nombre de ses ennemis comme un coup d’Etat imposé au peuple russe contre
sa volonté par un groupe de conspirateurs, essenticllement d’origine étrangére.
Cette accusation est toujours d’actualité, méme si les faits historiques lui ont
opposé un démenti cinglant. On peut affirmer que la révolution bolchevique a
été, en tout cas dans sa phase premiére, une révolution a laquelle de larges
couches populaires, avant tout paysannes ont pris part de leur plein gré. Les
bolcheviks leur doivent leur premier succts, qui fut décisif et sans lequel leur
pouvoir n’aurait jamais pu s’affirmer. Par la suite, une fois leur pouvoir consolidé,
les bolcheviks domptérent I’élément révolutionnaire du peuple, qui Ies avait
portés au pouvoir, mais cela n’efface en rien la nature de la premiére étape de
cette révolution, qui fut paysanne avant d’étre populaire. Il s’agissait d’un
soulévement massif de l’armée russe, composée surtout de paysans, conue la
guerre. L’armée suivit les bolcheviks, dans la mesure oi ils étaient les sculs a
proposer la paix immédiate.
C’est, toutefois, totalement insuffisant pour comprendre I’essence de la
révolution bolchevique, car, parallélement au soulévement contre la guerre,
diverses forces spontanées firent leur apparition en Russie qui, telle la lave,
avaient été contenues pendant de nombreux siécles et n’attendaient que le
moment propice pour exploser.
L’une de ces forces spontanées était le millénarisme religieux russe, qui se
révéla n’éure que la redoutable répétition de ce que histoire semblait avoir
depuis longtemps oublié — les révoltes paysannes anticl
Age. La premitre vague de terreur antireligicuse aprés l’arrivée au pouvoir des
bolcheviks est liée principalement au millénarisme anticlérical des paysans. Les
bolcheviks ont longtemps compté sur cette force spontanée, lui ont donné la
Cahiers du Monde russe et soviétique, XXIX (3-4), juillet-décembre 1988, pp. 487-514488 MIKHAIL AGURSKY
possibilité de se développer librement, mais uniquement jusqu’a ce qu’elle eit
rempli sa fonction, aprés quoi elle fut impitoyablement écrasée.
Que la révolution bolchevique ait é populaire et surtout paysanne dans sa
phase initiale, nombre d’adversaires des bolcheviks |’ ont dit. Le célébre philosophe
religicux Semen Frank écrivait en 1923:
« La révolution russe est, dans son essence sociale premiére et souterraine, une révolte
de la paysannerie, 1a ‘révolte de Pugatev’, riomphante et achevée, de toute la Russie
du xx® siécle. »
«A V’époque de Ia guerre, dit Frank, non seulement un sentiment séculaire d’offense
explosa avec une force inouie dans lame populaire, sous l'influence duquel le peuple
se mit & avoir I'impression que les 'messicurs’ l’envoyaient & l’abattoir, mais également
— el c'est peut-étre encore plus important — d'un autre cété, le peuple, au fil de
la guerre, s'est senti investi de l’autorité présidant aux destinées du pays, s'est aguerri
a l'école de la violence, a laquelle il s‘était mis & croire. »!
Alcksej Remizov écrivait en émigration :
«Une chose était claire: cette guerre représentait le prix & payer pour une guerre
qu'on avait prolongée envers et contre tout. L’homme est vraiment patient — et il
ne s’agit pas ici des bolcheviks — si les bolcheviks n’avaient pas existé, il aurait
fallu les inventer, n'est-ce pas? — pour faire enfin cesser ce jeu sanglant et cruel
du 'jusqu’a la victoire finale’, »?
Ivan Bunin, incroyablement irrité contre son propre peuple, écrivait alors :
«Bien sir, les bolcheviks sont ‘le pouvoir ouvrier-paysan’. Ce dernier 'réalise les
espoirs les plus secrets du peuple’. Mais on sait bien quels sont les ‘espoirs’ de ‘ce
peuple’ appelé maintenant & diriger le monde, I’évolution de toute une culture, du
droit, de 'honneur, de la conscience, de la religion, de T’art. »”
Et on aurait pu croire que le chef de I’Eglise russe a I’étranger, le métropolite
Antoine (Hrapovickij) serait le demier a voir dans la révolution bolchevique
une révolution populaire, mais méme lui l’affirmait :
« Apres les avocats, les membres de zemstvo, les enscignants et les éléves, de braves
paysans sont venus dire: nous ne sommes absolument pas d’accord que I’on se
contente de remplacer ces messicurs les ministres et comtes d’avant par des roturiers ;
Végalité, c'est l'égalité ; vous avez pris la place des anciens chambellans ; vous,
maintenant, ne vous plairail-il pas d’échanger votre situation avec la nowe ? »*
Ce ne sont évidemment 1a que des observations et remarques de contemporains
de l’époque. L’historien ne peut construire une analyse historique en se fondant
uniquement sur elles. De nombreuses études ont d’ailleurs été écrites sur ce
theme, et notre tache n’est pas d’analyser le réle de la paysannerie en tant que
telle dans la révolution bolchevique. Une tache plus circonscrite, mais non moins
ardue, nous occupe — mettre en lumiére quel rdle joua l’élément religieux dans
la révolution bolchevique, mais sans le placer dans le cadre de V’histoire desL'ASPE¢
T MILLENARISTE DE LA REVOLUTION BOLCHEVIQUE 489
idées, tudier I’élément religieux en tant que tel, qui a cherché dans la révolution
une réalisation des idéaux chrétiens millénaristes, en essayant dans le méme
temps d’écraser son ennemi séculaire — l’Eglise orthodoxe officielle.
Norman Cohn, dans son étude fondamentale sur les courants millénaristes
au Moyen Age, les rattache directement au communisme et au national-socialisme
du xx* siécle’, Selon lui, les hérésies chrétiennes du Moyen Age furent le
prologue des grands | bouleversements révolutionnaires de notre siecle. On sait
que toutes les hérésies chréticnnes millénaristes étaient de nature activement
anticléricale. Elles considéraient le clergé comme une confrérie s
fallait écraser sans pitié. La lutte contre |’Eglise officielle se déroula dans le
cadre d'une vision chrétienne du monde et s’accompagna d’une cruauté extréme.
On assista a la destruction et la profanation des licux de culte, le clergé fut
exterminé sans merci.
Pour les sectes, l’Eglise était, dans le meilleur des cas, un obstacle au salut,
et au pire, un ennemi satanique tyrannique.
D’aprés Michael Barkun, les courants millénaristes sont des mouvements
sociaux qui attendent un salut collectif immédiat et absolu dans ce monde-c'
s escomptent la destruction universelle du syst@me social, politique et écono-
mique existant, qui doit Gtre remplacé par une société nouvelle et parfaite. A
cette attente vient souvent s’ajouter un actif désir d’accélérer linéluctable issue
la violence révolutionnaire. Le cours ancien des choses doit ¢ue
intégralement détruit avant qu'une société neuve et parfaite ne soit érigée a sa
place.
Parlant de histoire russe, Barkun affirme que le succés du communisme,
lui-méme un courant millénariste, a suivi immédiatement la chute de l’ancien
régime, qui constituait également un millénarisme a peine moins prononcé, étant
donné qu’ il avait toujours aspiré a devenir la Troisitme Rome.
«Le communisme, dit Barkun, peut Gtre considéré comme un mouvement
hériticr qui n’a fait que mettre en avant un nouveau systéme d’attentes prophétiques
similaires, »*
Barkun estime que le millénarisme, en tant que phénoménc historique
universel, procéde des catastrophes. La catastrophe appelle un bouleversement
et force les gens a renier leurs anciennes valeurs et a placer leurs espoirs dans
l'annonce d’une transfiguration immédiate ct absoluc.
Cependant ni Barkun, ni Cohn ne sont spécialistes de l’histoire russe. Il
faut cn méme temps dire que les aspects messianiques et millénaristes de la
révolution bolchevique ont déja suscité l’intérét de nombreux historiens. Dans
Vimmense majorité des cas, on mettait l'aspect messianique et millénariste de
cette révolution sur le compte de l'idéologie des bolcheviks, qui, pour certains,
relevait du caracttre messianique du marxisme lui-méme, et pour d'autres, des
tendances national-messianiques du peuple russe dont les bolcheviks avaicnt
hérité sans le savoir. Mais d’une fagon ou d’une autre, l’idéologie des bolcheviks
inscrivait dans un vaste contexte historique a la fois russe et mondial.
La monographie d’Emmanuil Sarkisyanz est sirement le meilleur ouvrage
et le plus fondamental sur le messianisme bolchevik et le millénarisme, qui est
malhcureusement passé quasi inapergu en Occident, probablement parce qu’il a
é écrit en allemand’. Sclon Sarkisyanz, Vidéologie bolchevique a hérité de
nombreux traits du messianisme russe.490 MIKHAIL AGURSKY
Il s’agit avant tout d’une aspiration au salut et a la rédemption du peuple
tout entier. En vertu de cela, tout ce qui ne sert pas directement ce salut n’a
aucune signification propre. Le bolchevisme n’a fait que radicaliser ce trait. La
quéte obstinée de la Vérité et de son incarnation sur terre a toujours é1é le
propre du peuple russe. L’idéal de cette incarnation est lié, d’aprés Sarkisyanz,
a la tendance a consacrer et a « diviniser » les faits empiriques. Pour l’orthodoxic
se, le monde entier est une Eglise virtuelle, tel un cosmos « divinisé ». La
création d’une terre nouvelle et d’un ciel nouveau représentait l’aspiration
eschatologique fondamentale de vastes couches du peuple russe. C’est pourquoi
la révolution fut pergue comme une résurrection universelle dans la conscience
religieuse déliquescente de nombre de révolutionnaires russes.
Selon Sarkisyanz, il y a un lien dialectique entre la conscience religicuse
russe et le matérialisme bolchevik. Derriére la révolution bolchevique, il y a
lidée d’un tsar caché et celle de Ia ville de KiteZ. Sarkisyanz va jusqu’a établir
une relation entre I’idéal orthodoxe russe de transformer I’ Etat en Eglise et l'idée
premitre des bolcheviks de la disparition de l’Etat.
Globalement, il considére justement les vicux-croyants comme étant I’expres-
sion d’une idéologie religicuse authentiquement russe. Il parle des vieux-croyants
comme d’une utopie sociale apocalyptique, suivant en cela G. Florovskij.
Quoi qu’il en soit, aux yeux de Sarkisyanz, le millénarisme russe constitue
précisément le vivier du bolchevisme. Des idées aussi fondamentales que la
conciliarité (sobornost') se muent en principe de salut collectif. L’idée — propre
4 Vorthodoxie — sclon laquelle la souffrance a un caractére charismatique, se
transforme imperceptiblement en culte du prolétariat qui souffre. Le millénarisme
russe a toujours revétu un caractére apocalyptique. Exactement de la méme
fagon, «le socialisme en Russie était considéré non pas comme un moyen
humain ni comme un niveau de développement social, mais comme quelque
chose qui préside aux destinées humaines, comme I’avénement du Royaume de
Dicu sur la terre. Le mot méme de révolution était compris comme une catastrophe
cosmique. »*
En outre, le bolchevisme était pergu comme |’avant-garde du messianisme
russe, dirigée contre I’Occident, mais prétendant en plus a l’universalité,
Le sociologue Vatro Murvar’ aborde d’un tout autre point de vue la question
du caractére messianique de la révolution bolchevique. Il examine les deux types
de messianisme russe : le type religieux et le type révolutionnaire.
Le messianisme religieux, comme le souligne Murvar, était inhérent avant
lout aux vicux-croyanls et aux sectes russes, qui, selon ses estimations, formaient
entre un quart et un tiers de la population grand-russe. Ce messianisme-la a
précédé celui révolutionnaire et, a la fois, il lui a été contemporain.
Sociologue de I’école de Max Weber, Murvar proteste contre le fait qu’en
régle générale, l’influence du messianisme religicux sur celui révolutionnaire
n’est pas reconnue, en particulier par les leaders et les théoriciens de la révolution,
pour des raisons évidentes. Les révolutionnaires aspiraient 4 détruire la religion
officielle et n’étaient pas intéressés 4 mettre en valeur le réle de I’héritage
religicux. Mais les chercheurs eux-mémes ignorent I’apport des sectes et du
schisme au messianisme révolutionnaire, fait remarquer Murvar. Il indique trois
grands traits communs au messianisme religieux et a celui révolutionnaire’’ : a)
le millénarisme, qui attend l’avénement immédiat et absolu du millénium, soitL*ASPECT MILL
NARISTE DE LA REVOLUTION BOLCHEVIQUE 491
qu'il arrive de lui-méme, soit qu’il soit le fruit d’actions de leaders et de
groupes ; b) la cosmogonie dualiste, qui divise I"humanité en enfants de la
lumiére et de l’ombre, engagés dans une lutte cosmique a mort; c) le monisme
et le collectivisme sur le plan spirituel, politique et économique. Dans le cadre
de ce monisme, il est impossible de différencier les sphéres religieuse et politique,
spirituelle et temporelle, sociale et économique. Il n’existe qu’une seule sphére
ct une scule source de pouvoir. Une idée absolue unique embrasse tous les
phénoménes de I’existence.
Selon Murvar, les deux messianismes ont également d’autres traits communs,
parmi lesquels la quéte eschatologique de la Vérité (cf. Sarkisyanz), le dogmatisme,
l’ascétisme, le sentiment de la faute a l’égard du peuple, une certaine distance
is-A-vis de la réalité.
Murvar s’appuie sur la définition de Max Weber qui considérait le messianisme
réyolutionnaire russe comme l’ultime grande religion des temps modernes et la
seule qui fit nouvelle”.
Toutes Ies conceptions existantes d'un fondement religieux ou messianique
de la révolution bolchevique reviennent en fin de compte 4 montrer I’analogic
organique entre les messianismes religieux et révolutionnaire russes, leur influence
réciproque, qui sont le fruit de l’évolution naturelle de la culture russe et mondiale.
L’objectif du présent travail est de montrer que le millénarisme religieux
tussc, considéré comme distinct du messianisme religieux russe, fut l'une des
forces décisives qui préparérent la révolution bolchevique et assurérent son
succés initial, succés suffisamment important pour que les bolcheviks se soient
renforcés et aient pu mettre sur pied organes de pouvoir et armée. Une partie
des forces qui constituaient l'expression du millénarisme russe entra tres rapide-
ment en conflit avec les bolcheviks, l’autre partie — plus modérée — continua
de bénéficier de la protection ouverte du pouvoir quasiment jusqu’a la fin des
années 20, avant d’étre impitoyablement écrasée.
On peut affirmer que Ie millénarisme révolutionnaire russe, qui a activement
contribué a la victoire de la révolution russe, a ois grandes origines :
1) Ie millénarisme anticlérical des vicux-croyants et des sectes ;
2) le socialisme chrétien d’une certaine partie du clergé de l’Eglise dominante ;
3) le mysticisme révolutionnaire de l’intelligentsia russe’.
Nous ne nous attacherons qu’aux vicux-croyants et aux sectes dans la présente
étude.
1, LE MILLENARISME RUSSE AVANT LA REVOLUTION
Un point de vue profondément erroné circule encore aujourd’hui qui identifie
la vie religicuse russe a I’Eglise orthodoxe officielle exclusivement. Ce point
de vue est propre non seulement 4 de nombreux écrivains et journalistes, mais
également & des chercheurs. Ainsi, par exemple, le célébre historien de |’Eglise
orthodoxe russe John Curtiss ignore d'une facon générale le probleme du schisme
prétendant qu’a la veille de la chute du régime impérial,
lEglise officielle contrélait l'immense majorité de la Population Tusse, et parlant
de petits groupes pour les vicux-croyants et les sectes’. Curtiss ne se fonde
sirement que sur les statistiques officielles. Pourtant, presque tous ceux qui ont492 MIKHAIL AGURSKY
étudié séricusement les statistiques religicuses de la population russe avant la
révolution parviennent 4 des conclusions diamétralement opposées.
Selon les chiffres officiels, il n’y avait en 1850 que 829 971 vicux-croyants
La méme année cependant, le ministre de I'Intérieur, le comte
les estimait a neuf millions ! Cette différence s’explique par le fait
que le Saint-Synode, d’oi émanaient ces chiffres nettement inférieurs a la réalité,
avait utilisé l'information de base fournie par les curés de paroisse et l’épiscopat
qui, sous la pression de ce méme Synode, s’efforgaient autant que possible de
minimiser les données sur le nombre des membres de sectes et de vieux-croyants,
car cela montrait que ceux-ci étaient actifs. Des chiffres élevés auraient pu porter
préjudice & leur propre carritre. Sur la des données du rapport du comte
Perovskij, il fut décidé d’envoyer deux expéditions d’étude statistique. Il apparut
que la province de Ni%nij-Novgorod comptait 172 500 vicux-croyants, et non
20 246 comme I’indiquait le Synode! On en dénombra 105 572 dans celle de
Kostroma, au licu des 19 870 signalés !
Perovskij détermina a partir de 1a I’étendue du schisme, qui touchait dix
millions d’individus ".
Et pourtant, ce chiffre était sirement encore en-dessous de la réalité. D’aprés
les seules estimations pour la province de Jaroslav en 1852, on comptait 672 687
schismatiques sur une population totale de 943 583 individus.
Examinons les statistiques officiclles du Synode pour l'année 1859. Sur un
total de 51 474 209 orthodoxes, on distinguait Ies groupes suivants” :
a) vont a confesse et acceptent les saints sacrements 35 081 097
5) vont a confesse mais n’acceptent pas les saints sacrements 2 196 174
c) enfants non confessés 9 232 234
d) ne vont pas a confesse pour d’autres raisons 819951
e) ne vont pas a confesse par négligence 3417 231
J) schismatiques 726 982
Les estimations officieuses pour 1878 faisaient état de douze millions de
vicux-croyants, et on attirait en outre I’attention sur |’adhésion massive des
paysans au schisme.
En 1852, les vieux-croyants étaient répartis de la manitre suivante"® :
popovey 3 640 000
bespopovcy 7 150 000
hAlysty 65 000.
groupes non définis 2.145 000
En 1897, le Synode présente des statistiques, selon lesquelles le nombre de
schismatiques et de membres de sectes s’élevait & 2 137 738, mais d’aprés des
sources indépendantes, ce chiffre était déja de vingt millions d’individus”. Les
estimations du nombre de schismatiques et de membres de sectes qui ont été
réalisées juste avant la révolution indiquent un chiffre global de trente-cing
millions (dont vingt-cing millions de vicux-croyants de tendances diverses)'*.
Tl faut relever que I’écart important enue les données du Synode et les
estimations indépendantes n’est pas sculement le fruit d’une falsification pure
et simple. Par exemple, l'un des principaux idéologues des vicux-croyants,
V. Senatov, a montré qu’a I’époque du recensement de la population de 1897,
beaucoup de vicux-croyants indiquérent qu’ils étaicnt orthodoxes, étant donnéL'ASPECT MILLENARISTE DE LA REVOLUTION BOLCHEVIQUE 493
qu’ils se considéraient orthodoxes, D’aprés lui, méme les vicux-croyants les
plus radicaux comme les netovcy et les fedoseevcy baptisent leurs enfants et se
marient dans les licux de culte de I’Eglise dominante”’.
Un nombre considérable de vieux-croyants et de membres de sectes
laient leurs conceptions religicuses”, Ivan Aksakov disait que la Russie était
composée de deux partics : l’Eglise d’Etat avec le gouvernement, d’unce part,
des vieux-croyants, d’autre part’.
ivain et spécialiste du schisme Mel’nikov-Peterskij avert:
que si la coercition officielle cessait, au Xx* sitcle, toute la population russe
pourrait bien rejoindre le schisme”. Le célebre prétre Grigorij Petrov affirmait
la méme chose en 1908”, et l’on sait que Pierre Pascal partageait cette opinion.
D’aprés lui, le schisme fut l’expression d'une authentique foi populaire. A partir
de ses propres recherches historigues, il était parvenu a la conclusion qu’au
Xvi sigcle déja, il y avait deux Eglises en Russie“. L’une enseignait que tout
devait tre subordonné au salut, et I’autre que le ciel et la terre devaient étre
réconciliés. Pour Pascal, le signe de croix fait avec deux doigts n’était que le
symbole extérieur du schisme, et non sa cause. Pascal était parvenu a des
conclusions extrémement pessimistes en ce qui conceme l’Eglise dominante. II
disait :
«Depuis Nicon, la Russie n'a plus d’Eglise. Elle a une religion d’ftat. De li a la
religion de "Etat, il n'y a qu'un pas. La religion de I'Btat a été instaurée par le
pouvoir qui en 1917 a succédé a I'Empire. »®
Senatov, que l’on a mentionné plus haut, affirmait en 1908: « Pénétrez
dans les recoins de l’ame d’un ‘orthodoxe’, débarrassez-la de tous les éléments
étrangers, fortuits et provisoires — et vous aurez devant vous un vicux-croyant
de la plus pure espéce. »*
Nous avons peut-Gtre affaire ici 4 des évaluation:
Vampleur du schisme et des sectes en Russie fut considérable.
Réduire cependant tous les dissidents religieux russes A des vieux-croyants
uniquement serait commettre une faute historique, de méme qu’expliquer l’appa-
rition des vieux-croyants par les seuls troubles qui secouérent I’Eglise au XVIIt
siécle. Nombre de facteurs indiquent que le schisme a dd son succés au XVII siécle
a des sectes russes plus ancicnnes, qui plongeaicnt leurs racines dans les
mouvements religieux byzantins antiques, et particuli¢rement dans le bogomilisme
importé en Russie depuis la Bulgarie au moment méme oi la Russie adhérait
au christianisme”.
On Ie sait, le bogomilisme se présentait comme une secte gnostique, qui
décrétait que l'ensemble du monde visible était une création d’un mauvais Dicu,
Satanaél, de sorte que la tache de I’Esprit était de se libérer de l’emprise de la
chair, Le bogomilisme entretenait des relations tés hostiles a l’égard tant des
autorités que de l’Eglise dominante. I] a peut-étre constitué la matrice sur
laquelle se sont développées les hérésies européennes du Moyen Age dont il a
été question plus haut. Les livres mis a l’index et les chants spiritucls russes
disent I’énorme influence que le bogomilisme eut sur la vie spirituelle du peuple
Tu L’académicien A. Vesclovskij” fut le premier a en parler, Le métropolite
Antoine (Hrapovickij) s'est violemment élevé contre Vidée que les Russes
n’auraient soi-disant adhéré au christianisme que superficiellement. A I’en croire,
mais nul doute que494 MIKHAIL AGURSKY
«la vie russe était purement orthodoxe, libre des errances paiennes, et c’est
1’Occident qui charrie vers nous un grand fleuve de boue et de paganisme. »”
Mais il ne s’agissait pas seulement de paganisme. Les hérésies gnostiques
de Byzance pénétérent massivement la Russie kiévienne. Le missionnaire d’extréme-
droite Ivan Ajvazov I’a en particulier reconnu, qui écrivait en 1906:
« Au début du xi sigcle déji, des idées bogomiles, venues des terres slaves méridio-
nales, pénétrérent en Russie, avec leur violent rejet de I"Eglise et de l'ensemble de
son évolution historique, avec leur réve de constituer une Eglise apostolique qui
Teposerait sur des passages des écrits apostoliques, choisis de facon arbitraire et
tendancieuse, qui justifieraient soi-disant leurs conceptions ultra-démocratiques et
enfin, avec leur cynisme grossier qui prenait "aspect d’un ascétisme monastique et
de la castration (skoptestvo). La graine de scepticisme religieux que le bogomilisme
a jetée dans I'ame du Russe n'est pas restée siérile. »”
Certains théologiens russes ont estimé que le bogomilisme n’était d’ailleurs
pas une hérésie, mais une religion en tant que telle, qui professait un dualisme
pagano-slave".
Incontestablement, le schisme et les sectes constituaient fondamentalement
un milieu oppositionnel et méme révolutionnaire.
Les riches marchands vieux-croyants n’ont pas seulement débordé du cadre
de l’opposition légale, comme par exemple Gutkov, l’un des dirigeants du
mouvement des octobristes qui fut d’ailleurs l'un des deux hommes qui persuadé-
rent le tsar Nicolas II d’abdiquer. Des marchands et industriels fortunés, tels
Savva Morozov et Pavel RjabuSinskij, financtrent le mouvement radical russe,
y compris les bolcheviks”. Nous voyons également que le milicu des vieux-
croyants poussa sur le devant de la scéne des leaders bolcheviks de la premiére
tape du systéme soviétique aussi éminents que Sijapnikov”. Mais les courants
religieux proprement dits, enfouis dans Ies masses populaires et qui n’eurent
gutre de manifestations extéricures dans la période pré-révolutionnaire, eurent
une signification autrement plus importante.
Beaucoup d’éléments attestent de l’esprit d’opposition qui régnait dans de
larges couches de vicux-croyants et de sectaires.
Pourtant, jusqu’au début du xx°* siécle, ces tendances oppositionnelles ne
revétent pas l’aspect d’actions violentes. Manifestement, le premier acte violent
A caractére religicux est ce que l’on nomme Vaffaire des paysans de Pavlovka.
Dans les années 90, une nouvelle secte fondée par un paysan, Kondratij
Malevannyj, apparut en Ukraine. D’aprés les conclusions du psychiatre A. Si-
korskij, auxquelles Vladimir Behterev adhérait pleinement, Malevannyj était un
homme psychiquement malade qui souffrait d’hallucinations. Il n’empéche qu’ il
eut une foule de disciples (on présume que le nombre des malevancy attcignit
80.000) que tous les spécialistes des sectes rangent parmi les divers types de
hlysty™.
La secte des malevancy se propagea trés rapidement en Ukraine orientale,
ce qui eut pour effet de donner naissance 4 un vaste groupe de sectaires
millénaristes dans |’un des gros bourgs ukrainiens, Pavlovka, district de Sumy,
province de Har’kov. Il est intéressant de noter que ceux qui, jusqu’en 1897,
s’appelaient eux-mémes des tolstoiens, vinrent pour une grande part grossir les
rangs de ce groupe. La secte comptait 50 familles et avait deux chefs spirituels,
Pavienko et Todosienko, Pavlenko préchait que «tous abandonnent ce qu’ilsL'ASPECT MILLENARISTE DE LA REVOLUTION BOLCHEVIQUE 495
possédent, qui ne procéde pas du bien et sera bientét consumé par le feu, afin
que tous le suivent, puisque I’heure de l’avénement du Royaume de Dieu
approche »”*,
Pavlenko avait l’intention de détruire les lieux de culte locaux, de massacrer
les prétres, d’exterminer les athées et d’instaurer le Royaume de Dieu dans le
bourg de Pavlovka. En outre, il disait étre lui-méme Dieu et voulait occuper le
trone, affirmant: «les dernigres heures sont arrivées, que celui qui désire
accucillir ’Esprit-Saint me suive. »”
La veille d’un discours, il disait ouvertement :
«Nous avons fait une bonne récolte aujourd'hui. Nous avons traversé le village
— et pas un chien n'a aboyé. Aprés-demain, nous leur [les prétres] enfoncerons leurs
colliers dans la gorge, les tirerons par la queue, nous les étirerons comme fil et
disperserons leurs os. »”
Todosienko, lui, se déclarait prophéte de Moise et affirmait qu’il était envoyé
par Nicolas II pour éclairer le peuple et le préparer aux nouvelles lois:
«Notre tsar, disait Todosienko, aprés avoir soumis la Chine, a senti sa force, s*est
placé au-dessus du Synode et a secoué son joug, il s’est maintenant mis & l'auvre
et paraitra bientot dans un nouvel habit ; la maison des Romanov s’écroulera bient6t,
de nouveaux temps viendront, de nouvelles lois, et notre foi sera la plus importante,
tous vivront selon la volonté de Dieu et non selon celle de l'homme. »™
Ce qui frappe dans tout cela, c’est la parfaite analogic avec les hérésies
millénaristes du Moyen Age que Norman Cohn a décrites avec tant de minutic.
Cest la qu’intervicnnent également Vimposture — élément obligé de ces
hérésies —, l’autoproclamation comme Dieux (élément obligé de la secte des
hlysty également), une haine démesurée du clergé et une incroyable cruauté.
Sous l’influence de cette propagande, le 16 septembre 1901, prés de 300
membres de la secte de Pavlovka firent irruption dans I’une des deux églises
de la localité, endommagérent la grande porte, en brisérent les icdnes, les
piétingrent, cassérent I’autel, jetérent a terre antimension, etc.
Il y eut une bagarre entre les autres paysans et les membres de la secte.
L’un d’entre eux fut tué, et 68 arrétés, au cours de ce violent pugilat. Ceux qui
furent arrétés furent naturellement jugés”. Il est fort probable que bon nombre
des révoltes paysannes de 1905, qui s’accompagntrent d'une violence effrénée,
ont revétu le méme caractére millénariste et pas seulement par la faute des
malevancy.
Ainsi Andrej Belyj, dans son roman Serebrjanyj golub’ (Le pigeon d'argent)
a fidélement reflété la conscience grandissante de la redoutable force spontanéec,
préte & toutes les violences, que pouvaicnt représenter les sectaires.
Le héros du roman, Dar’ jal’skij, tombe dans le filet des Alysty et périt de
Icur main. L’un des personnages, le général Cizikov, estime que cette secte est
non seulement mystique mais encore révolutionnaire”, On cite dans le roman
le message sectaire suivant :
«Les temps sont proches : léve I'épée sur les serviteurs de Belzébuth, au premier
rang desquels figurent les nobles : traverse la terre russe comme un feu ardent; [...]
enflamme les domaines de l'engeance des démons, car la terre est toi, et "Esprit
a
aussi. »496 MIKHAIL AGURSKY
On peut voir 4 ce qui précéde que ce message est, apparemment, rigoureuse-
ment authentique.
On observe une brusque flambée de millénarisme en 1912, a Caricyn. C’est
la que, pendant de nombreuses années, le hiéromoine Iliodor (Trufanov) mena
sa propagande d’extréme-droite. Cosaque du Don d’origine (c’est-d-dire venant
dune région oii les vicux-croyants avaient toujours été forts), Iliodor était célebre
dans tout le peuple comme le plus belliqueux des Cent-Noirs, qui exigeait la
liquidation physique des juifs et des intellectucls®. Mais la bureaucratic dirigeante,
et en particulier le chef du gouvernement, Stolypin, devint rapidement l'une de
ses cibles privilégiées. Iiodor demeurait cependant intouchable grace a la
protection personnelle du tsar, mais au moment oi il s’en prit A Rasputin, il fut
immédiatement envoyé en réclusion dans un des monastéres. Apres s’en étre
enfui et avoir refusé de se soumettre au pouvoir séculier, [liodor retouma &
Caricyn et, au dire du gouverneur de la province de I’époque, il prononga un
sermon «au caractére anarchique parfaitement révoltant, rejetant toute forme
@autorité, qu'elle soit spirituclle ou séculitre »”.
II fallait bien aussi de l’imposture. Le bruit courut qu’il était le frere illégitime
de Nicolas II“,
A la fin du mois de novembre 1912, Iliodor se déshonora avec ostentation,
abjura l’orthodoxie et se repentit publiquement deyant les intellectuels et les juifs.
Iliodor déclara dans une lettre adressée au Synedé” qu’a Pheure actuelle
« le Synode, en tant qu’organe de |’Esprit-Saint, nexistait pas, comme il n’avait
ailleurs jamais existé ».
«Les Antéchrist — c'est vous ! Vous étes les adversaires du vrai dieu... Animaux,
gavés du sang du peuple, jusqu’a quand vivrez-vous aux xrochets du peuple ot vous
dissimulerez-vous de fagon sacrilége derrigre le nom de Dieu !..
Je renie votre Dieu.
Je renie votre foi.
Je renie votre Eglise. »
S’adressant aux juifs, Hiodor écrivait :
«On m’a enseigné que seul le peuple russe avait le droit en Russie de se nourrir
de pain, de parler et de croire comme il I’entend, tandis qu’au contraire, tous ceux
d'origine 'étrangére’, on peut leur foutre son poing dans les dents. Ce que l'on nomme
la vérité russe m’ordonne de crier que tous ses adversaires doivent étre pendus & la
potence.
Peuple d'Israél ! Flambeau du monde !
Toi surtout, pardonne-moi. Je m'en suis pris & toi plus qu’a tous les autres:
crois-moi; je n'ai jamais voulu ton sang, mais j'ai monté les gens contre toi. Les
cendres des nouveau-nés massacrés duns les pogromes torturent ma conscience.
Pardonne-moi, toi le peuple le plus doug, le plus splendide d’enure tous. Je me suis
égaré de bonne foi sur ton compte jusqu’’ aujourd’hui, et c’est de bonne foi que je
m'en repens. Tu es éparpillé au sein de toute I’humanité afin de la conduire tout
entitre la vérité étemelle. Conduis-la ! Il t'a beaucoup &é donné, fais beaucoup ! »
S’adressant a Lev Tolstoj, a l’époque déja décédé, Hiodor écrivait :
«Dans mon for intérieur, je suis d’accord presque en tous points avec ton dogme,
mais ma raison extérieure, emplie d’un mélange de vérité et de mensonge, s'est
insurgée contre toi et m'a poussé & te frapper. »L’ASPECT MILLENARISTE DE LA REVOLUTION BOLCHEVIQUE 497
Trois mille disciples d’Iliodor qui avaicnt répondu avec fougue a ses appels
ultra-réactionnaires antéricurs, abjurérent l’orthodoxic, et parmi cux se trouvait
la femme du général Lohtin.
Dans leur adresse, ils écrivaient :
« Nous suivons le hiéromoine partout oi il va... Les prétres disent: 'il vous méne &
la perte’, mais nous, nous crions : ‘avec un tel maitre, méme l'enfer est bon’, »
Nous, écrivaient les disciples d’liodor, confessons la ‘foi d’Iliodor™. A cette
époque di on pouvait relever qu’Iliodor était proche des Alysty. Ainsi, par
exemple, le célébre chercheur sur les sectes Stepan KonduruSkin disait dans son
rapport A la Société religicuse et philosophique de Saint-Pétersbourg que ce qui
distinguait I’« iliodorisme », c’était, d’une part, un ascétisme doté de composantes
« hlystiques », qui fait que la communion avec Dicu semble avoir licu dans une
joie particulitre de lesprit, et d’autre part, dans le domaine social, un démocra-
tisme associé a la foi en une autocratic idéale qui n’opprimerait pas le peuple
mais lui prodiguerait le bien”.
KonduruSkin ne savait cependant alors pas qu’ Iliodor était depuis longtemps
déja sous la puissante influence de la « folle en christ » (jurodivaja) de Caricyn,
Marfa Medvenskaja, qui préchait une forme extréme du millénarisme russe”.
Selon Iliodor, elle lui aurait dit quelque chose qui « contenait une condamna-
tion a mort de tout le cOté extéricur dans la religion, de tous les sacrements ct
rites, de toutes les inventions ct institutions humaines »”.
Aprés son abjuration, Iliodor s’installa dans sa propre stanica*, qui drainait
toutes sortes de membres de sectes. II disait notamment aux molokane et aux
duhobory: « Croyez comme vous avez cru jusqu’ici... Votre foi est bonne.
Mais j'ai été plus loin que vous. »*
En juillet 1914, Iliodor s’enfuit a I’étranger, ou il restera quasiment jusqu’a
la révolution de Février". L’écrivain Evgenij Cirikov I’y rencontrera a cette
époque. Iliodor exprimait des idées typiquement millénaristes. II disait qu'il
voulait créer « un royaume paysan et ouvrier avec deux Dicux: le tsar et le
pere éternel ». D’aprés lui, le Christ n’était plus vivant que dans les sectes ™.
2. L’ATTITUDE DES BOLCHEVIKS A L’EGARD DU SCHISME
ET DES SECTES AVANT LA REVOLUTION
Les révolutionnaires russes, 4 commencer par Herzen et Bakunin, ont cherché
a s’appuyer sur les sectes, Nous connaissons bien cette page de l'histoire russe
grace a I’affaire Kel’siev”. Cependant, leurs tentatives de se rallicr les membres
de sectes et les vieux-croyants s’intensifigrent considérablement a la fin du XIx*
et au début du Xx* siécle, ce qui est a mettre en relation avec le succés rapide
remporté par les sectes. Les soc’ -révolutionnaires notamment menérent
une propagande active parmi les sectaires. L’opuscule du prince D. Hilkov
pourrait en servir d’illustration, qui étudiait le phénoméne des sectes du point
de vue de leur potentiel révolutionnaire. Citant les mouvements des tabority ,
* Gros village cosaque.498 MIKHAIL AGURSKY
des anabaptistes et des puritains au Moyen Age, Hilkov fait remarquer qu’« une
immense majorité des sectes admet la violence », désignant en particulier les
bespopovcy, les beguny, les duhobory et les Témoins de Jéhovah. Toutes sont
des sectes de la « foi des paysans », Dans le méme temps, il critique les tolstoiens
et les autres sectes rationalistes pour leur refus de la violence. Il affirme que
nombreux sont les membres de sectes qui deviennent révolutionnaires™.
Le premier des sociaux-démocrates 4 avoir prété attention au potenticl
révolutionnaire des sectes fut un jeune noble, Vladimir Bont-Bruevit qui, en
outre, recut immédiatement l’assentiment chaleureux a la fois des futurs menche-
viks et des futurs bolcheviks”. En 1896, il s’assura Ie soutien de Pavel Aksel’rod
qui lui avait fait connaitre Plehanoy. Celui-ci accucillit avec enthousiasme I’idée
de Bont-Bruevit et attira immédiatement l’atention du jeune social-démocrate
sur le fait que les marxistes possédaient une base théorique solide pour s’appuyer
sur Ies sectes millénaristes.
Il s’agissait sGrement de l’ouvrage d’Engels La guerre des paysans en
Allemagne. Engels y écrivait en particulier :
«La guerre des paysans n'est pas si éloignée de nos batailles modemes, et les
adversaires qu’il faut affronter sont en grande partie les mémes [...]. Et si le vandalisme
salubre de la guerre des paysans ne s'est manifesté que sporadiquement dans le
mouvement des dernitres années... cela ne prouve absolument pas la supériorité du
soulévement moderne. »*
Engels appelait les hérésies millénaristes de I’Allemagne de cette époque
une «anticipation du communisme »”. II effleure surtout ’idée du millénium
dans la représentation des anabaptistes allemands, en placant & part Thomas
Miinzer. Selon ses propres termes :
«le programme politique [des anabaptistes] était proche du communisme, et méme
a la veille de la révolution de février [Il s’agit de la révolution allemande de 1848
~— M.A.], beaucoup de sectes communistes de I'époque ne possédaient pas un bagage
théorique aussi riche que celui dont disposaient les ‘mUinzériens’ au xvi siécle. »*
Il faut remarquer 4 ce propos que le bagage théorique des malevancy ne
différait guére de celui des anabaptistes.
Plehanov recommanda instamment 4 Bont-Bruevit d’étudier La guerre des
paysans en Allemagne. Lenin également ne manqua pas d’appuyer Bont-Bruevit.
Dés 1900, celui-ci s’engage dans une intense activité 4 la fois parmi les
vieux-croyants et les sectes, en essayant de s’assurer leur soutien concret pour
le transport et la diffusion en Russie de la littérature révolutionnaire en provenance
de l’étranger, et en faisant de la propagande révolutionnaire au sein de ces
groupes. Bon&-Bruevit devint rapidement un expert de premier ordre en matiére
de schisme et de sectes. Il écrivait en 1900:
«A I'heure actuelle, le foyer idéologique de la vie du peuple russe est constitué de
deux grands mouvements : celui des ouvriers et celui des sectes [...]. Sur certains
points, on peut constater un rapprochement incontestable entre ces deux mouvements,
une compréhension mutuelle et, souvent, une unité d’idéaux. »”
La méme année, il observait « un réveil de la masse paysanne quant a sa
conception religieuse du monde »*,L'ASPECT MILLENARISTE DE LA REVOLUTION BOLCHEVIQUE, 499
Lenin reprend entitrement 4 son compte I’analyse de Bont-Bruevit ct
lui-méme, dés 1899 en tout cas, désigne les sectes comme l'une des forces sur
lesquelles doit compter la social-démocratic révolutionnaire. A cette époque-la
, il écrivait :
«La totale absence de droits du peuple et larbitraire sauvage [...] font se révolter
les Polonais, les Finlandais, les juifs et les membres de sectes russes qui sont
persécutés, poussent a la révolte les petits marchands, les industriels, les paysans
[...]. Séparément, tous ces groupes de population ne sont pas en mesure de mener
un combat politique acharné, mais lorsque la classe ouvriére lévera I’étendard de ce
combat, de partout se tendront vers elle des mains secourables. »"
Dans le projet de programme du parti ouvrier social-démocrate russe (POSDR),
rédigé par Lenin cn cette méme année 1899, il est dit:
«L'essor des sectes et du rationalisme dans le milieu paysan est un fait notoire,
mais I'expression d'une protestation politique sous couvert de religion est un phéno-
méne propre & tous les peuples, et pas uniquement a la Russie, & un stade donné
de leur évolution. »*
En 1901, Lenin s’insurge conte la persécution des sectes dans la province
d’Orel, et notamment contre le fouct donné ceux qui ont refusé de baiser les
icdnes”.
L’organe central du POSDR, /skra, dont Lenin était a I’époque le rédacteur
en chef, méne une propagande active en faveur des sectes.
Commentant le rapport annuel du Synode pour l'année 1898, [skra en reléve
les passages oui I’on parle des sectes et notamment de leur « singuliére insolence ».
Iskra montre que leurs membres prennent part au mouvement ouvrier, Cette
indication revét une grande importance, car elle montre que ce que I’on appelle
PUnion ouvrigre de la Russie méridionale, une des premiéres organisations
ouvritres en Russic, comptait dans ses rangs un certain nombre de gens qui
étaient membres de sectes, méme si /skra affirme que, une fois entrés dans cette
organisation, ces dernicrs cessaient soi-disant de faire partic d’une secte.
Mais Iskra ne cache pas qu’une bonne partie des sectaires étaient venus
grossir les rangs du mouvement ouvricr : «On compte dans nos rangs, cst-il
affirmé plus loin dans l'article en question, bon nombre d’ouvriers qui ont passé
par les sectes avant de connaitre le socialisme. »“ Iskra accorde une place
particuligre 4 l’exigence de révoquer impérativement le tsar, qui était largement
répandue parmi les sectaires.
Lenin intégre également la thése du soutien aux sectes dans son ouvrage
fondamental Cto delat’ ? (Que faire ?, 1902).
Comme si c’était un défaut, Lenin montre que « l’ouvrier russe a encore
peu d’activités révolutionnaires du fait de l’attitude féroce de la police a l’égard
du peuple, du fait de la persécution des membres de sectes ».
« Des praticiens sociaux-démocrates, écrit Lenin, nous devons faire des chefs politiques
qui sachent diriger toutes les manifestations de ce combat multiforme, qui soient
capables au moment voulu de ‘dicter un programme d’actions positif aux. éudianis
qui s‘agitent, aux membres de zemstvo mécontents, aux membres de sectes révoltés,
aux enseignants du peuple humiliés, etc. »”500 MIKHAIL AGURSKY
L’affaire des paysans de Pavlovka cut une importance exceptionnelle dans
les plans des bolcheviks et des sociaux-démocrates en général, destinés & soutenir
les sectes. Le parti social-démocrate publia en 1902 les documents relatifs a
cette affaire, avec un avant-propos de Boné-Bruevit qui, sans l’ombre d’une
objection ou d’une critique, louait la sauvagerie et la férocité des malevancy® :
crit-il, il se passe la méme chose que connurent les albigeois en des
temps reculés |...]. La classe dirigeante de la Russie, de concert avec son gouvernement,
aspire & taxer de ‘stundisme’ les masses populaires en marche contre Torthodoxie et
l'autocratie qui lui est liée. »
«A nos yeux,
«Nous ne serions nullement surpris, fait remarquer Bont-Bruevit, si surgissaient
soudain en Russie des imposteurs issus du peuple pour relever les ‘cosaques de la
basse Volga’* et les conduire au ‘combat {éroce’ avec les bourreaux (opritniki) du tsar. »
L’avant-propos de Bont-Bruevit donne I’impression qu’il a, avec la bénédic-
tion de Lenin, entrepris de répandre parmi les sectes la rumeur selon laquclle
le vrai tsar aurait émigré et allait revenir en Ru:
« Nous disposons de faits, soutient-il, qui montrent clairement que des légendes, selon
lesquelles ce n’est pas le vrai tsar qui tréne, et que le vrai tsar, lui, se trouve &
V'étranger et 'souléve le peuple’ pour ‘renverser Satan’ et tous les ordres ‘sataniques’
de la Russie, se propagent maintenant dans les coins les plus reculés du pays et
connaissent un vif succés. »
Porté par la vague de l’affaire de Pavlovka, Bont-Bruevit soumet une note
du POSDR q avére Gtre le fondement de la politique
des sociaux-démocrates, et avant tout des bolcheviks, a l’égard des sectes
révolutionnaires. Remarquant que les vieux-croyants bespopovcy ambitionnent
le pouvoir, Bont-Brucvit écrit :
« Nous voyons tout autre chose dans la branche du schisme que constituent les
bespopovey. Apr’s avoir attiré 4 eux nombre d’éléments démocrates du peuple
mécontents, les bespopovcy sont devenus les porte-parole de la protestation qui
couvait dans les couches les plus obscures, les plus incultes de la population,
protestation... plus spontanée que consciente, mais inébranlable et irrésistible.
Une fois engagée sur... la voie du refus sans pitié, cette pensée populaire inflexible,
bien que reposant non pas sur une critique de l’ordre existant, mais sur la conception
mystique de 'I'avénement de l'Antéchrist’ sur la terre, s'est empressée de pousser ses
conclusions extrémes jusqu’a leur aboutissement logique. Et c’est cette inflexibilité
qui caraciérise la fraction de gauche des bespopovcy. »”
Bont-Bruevit reléve que les bespopovcy ont succédé aux disciples clandestins
de ce qu'il nomme les « scctes orientales »“, et essenticllement des hérésies
bogomiles clandestines.
Bont-Bruevit met en lumiére le rejet des autorités et du clergé, « le stoicisme
inflexible, le courage et la soif de propagande » des beguny, qui comptaicnt
alors plusicurs dizaines de millicrs d’adeptes®.
* Allusion & I'époque de Sten’ka Razin.L’ASPECT MILLENARISTE DE LA REVOLUTION BOLCHEVIQUE 501
Associant les beguny 4 Vhéritage du bogomilisme en Russie, Bont-Bruevit
affirme que :
«les sectes russes sont apparues chez nous prés de sept sitcles avant le schisme.
Les sectes du cycle oriental, qui s'étaient alors largement répandues en Europe
occidentale et en Bulgarie, diffusaient leur enscignement et arrivérent jusqu’en Russie
[...]. Les idées du communisme des chrétiens de I'antiquité trouvérent un terrain de
choix dans nos villes libres. »”
Bont-Bruevit étudie de trés prés les Alysty. D’aprés lui, il s’agit de
« lasecte la plus organisée, la plus clandestine et la plus forte. Les 'hlysty’ appartiennent
a des sectes orientales trés anciennes dont les conceptions du monde portent encore
aujourd'hui les traces des principes du gnosticisme antique. Leur enseignement s*est
largement inspiré du 'communisme chrétien’. »”
Boné-Brucvit invite le Congrés du parti a préter particuligrement attention
aux Alysty: « Du point de vue politique, indique-t-il, les “hlysty’ méritent toute
notre attention parce qu’ils sont les ennemis farouches de tout ce qui n’est que
l’émanation des "autorités’ (nacal' stvo). »”
Il est intéressant de voir que Bont-Bruevit met en lumitre le role des hlysty
non seulement dans I'affaire de Pavlovka, car il range les malevancy parmi les
Alysty, mais il montre également qu’ils ont participé aux autres soulévements
des paysans de Har’kov et de Poltava.
«Je suis convaincu, dit Bont-Bruevic, que le rapprochement tactique des
révolutionnaires et des Alysty est pour nous l'occasion de nous gagner de trés
nombreux amis, »”
Le deuxitme Congrés du parti examina dans une réunion spéciale la note
de Bon&-Brucvit qu’il approuva, et aucune divergence entre mencheviks et
bolcheviks n’est d’ailleurs mentionnée sur ce sujet dans les comptes rendus des
travaux du Congrés”. Ce demier décida d’autoriser Bont-Bruevit & publier une
revue spéciale destinée aux membres de sectes, et ce qui suit prouve en outre
que ces derniers fournirent cux-mémes les moyens d’éditer cette revue. Elle
s‘intitulait Rassvet et neuf numéros en tout parurent en 1904 et 1905, a Geneve.
Nul doute que l’entreprise de Bont-Bruevit fut un succts total. Trente ans plus
tard, il reconnaissait qu’avec le concours des sectes, il avait réussi a faire passer
en Russie plus de quatre tonnes de littérature bolchevique”. Un état-major
clandestin chargé de cette lache était établi dans la ville de Constana, en
Roumanic. D’aprés lui, des vicux-croyants nekrasovcy, des « nouveaux stun-
distes » (novo¥tundisty), des baptistes, des skopcy, des molokane participaient &
Ventreprise™.
Dans le méme temps, /skra poursuivait sa campagne de soutien aux sectes.
Dans un communiqué de NiZnij-Novgorod, /skra cite un appel du comité du
POSDR de cette ville, dans lequel il est indiqué: « Les révoltes agraires qui
se répetent de plus en plus souvent et I’extension toujours plus importante que
connaissent les sectes sont des sympt6mes de I’éveil de la campagne. »”
Iskra protestait contre la sentence cruelle, disait-clle, prononcée contre les
paysans de Pavlovka et a cette occasion, elle publia méme un poéme sectaire :
Qu'au-dessus de vous ne régne pas
L’homme de péché, le fils de la mort.