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Commandant WILLY BRETON

de l ' A r m é e belge

LES CARACTÉRISTIQUES

FRONT BELGE

LIBRAIRIE PAYOT ET Cie


LAUSANNE PARIS
i, Rue de Bourç, 1 | Bd St-Germain, 106
1918

Tous droits réservés.

Fr 1.50
Les suppléments de la REVUE MILITAIRE SUISSE

LES CARACTÉRISTIQUES
rsxj

FRONT BELGE
PAR

Le Commandant W I L L Y BRETON
de l'Armée belge

LIBRAIRIE PAYOT ET C ie
LAUSANNE PARIS
1, Rue de Bourg, 1 Bd St-Ger:nain, 106
1918

Tous droits réservés.


LES CARACTÉRISTIQUES
DU FRONT BELGE'

L'effort a c c o m p l i par l'armée belge


depuis la bataille de l'Yser.
Nul n'ignore à quelles rudes épreuves l'armée belge f u t
soumise au début de la campagne. Surprise par la guerre, en
pleine période de réorganisation, elle d u t lutter seule, pendant
de longues semaines, contre les forces numériquement et
matériellement très supérieures qu'une agression préméditée
et longuement préparée lançait soudain contre elle.
Faisant résolument tête à l'ennemi, farouchement décidée
à remplir intégralement tous ses devoirs, l'armée belge, cepen-
dant, soulevait d'emblée l'enthousiasme par l'héroïque résis-
tance que Liège opposait, dès le 4 août, à la ruée de plusieurs
corps allemands. Le 12, ses troupes sortaient victorieuses des
sanglants combats de Haelen. Le 18 août, seulement, pour
n'être pas submergée par le flot toujours plus pressé de l'in-
vasion, l'armée belge — sous la protection d'arrière-gardes qui
soutinrent, n o t a m m e n t à Hautem-Ste-Marguerite, d'ardentes
luttes — abandonnait ses positions de la Gette et se repliait
vers Anvers, réduit national où devaient se concentrer toutes
les forces vives du pays. Namur, menacé depuis le 19 août,
tombait le 23 au pouvoir de l'ennemi, après que la destruction
de plusieurs forts par un bombardement intense et que l'en-
cerclement de la place eussent rendu toute résistance impossible.

1
Clichés du Service photographique du commandement de l'armée.
_ 4 —

Au prix de peines inouïes, 12 000 hommes de la 4 e division


d'armée échappaient à l'étreinte de l'assaillant et réussissaient
à gagner la France d'abord, puis ultérieurement Anvers.
Livrée à elle-même dans la grande forteresse qu'elle espérait
encore rendre imprenable, l'armée belge, en dépit des pertes
cruelles déjà subies et du régime de terreur sauvagement
instauré par l'ennemi dans les provinces envahies, poursuivait
tenacement la lutte contre l'adversaire implacable. De tout
son pouvoir, elle s'efforçait de soutenir l'action des alliés contre
l'ennemi commun, par une première sortie exécutée au moment
de la bataille de la Sambre ; par une deuxième, particulièrement
opportune et vigoureuse, coïncidant avec l'immortelle victoire
de la Marne. P e n d a n t quatre jours, du 9 au 13 septembre 1914,
les troupes belges s'acharnèrent contre les fortes positions
allemandes devant Anvers, refoulant les troupes d'observa-
tion qui occupaient celles-ci, et empêchant, en outre, trois
divisions entières de se porter au secours de l'armée von Kluck
en péril. Bien qu'indirecte, la part que l'armée belge prit aux
batailles de la Marne f u t donc importante et efficace ; les Alle-
mands eux-mêmes l'ont reconnu 1 .
Harcelant constamment l'ennemi, tout en parachevant la
mise en état de défense de la forteresse, l'armée belge prépa-
rait, dans les derniers jours de septembre, une nouvelle et vi-
goureuse opération, principalement dirigée contre l'aile gauche
des forces allemandes d'observation, quand un angoissant
danger vint brusquement changer la face des choses.
A y a n t rassemblé devant Anvers les immenses moyens
d'action dont ils pouvaient disposer, les Allemands, en effet,
venaient de se résoudre à a t t a q u e r l'armée belge dans la place
même, en faisant brèche dans les défenses de la forteresse.
Le 29 septembre, les premiers obus des pièces monstres
s'abattaient sur les forts de Waelhem et de Wavre-Sainte-
Catherine, y causant d'effroyables ravages. Dès ce moment,
le sort d'Anvers était fixé. Le commandement belge en eut la
claire vision. L ' u n de ses plus grands mérites restera d'avoir,
1
Voir : Les Batailles de la Marne, par un officier d'état-major allemand
(Die Schlachten an der Marne), traduit de l'allemand par Th. Buyse. — Van
Œst & Cie, éditeurs, Paris 1917.
en ces heures si tragiquement graves, su conserver toute sa
fermeté d'âme et prendre la résolution virile d'abandonner la
place intenable, pour sauver l'armée combattante et poursuivre
ailleurs la lutte, sans trêve et sans faiblesse.
Tandis que les mesures étaient prises pour évacuer d'Anvers
tous les approvisionnements susceptibles d'être transportés,
et pour assurer la retraite de l'armée vers la côte, huit jours
durant, les troupes belges, de plus en plus épuisées et meurtries,
luttèrent stoïquement sous u n feu d'une violence inouïe.
L'ordre général de retraite ne f u t donné que dans la nuit
du 6 au 7 octobre, quand la dernière limite permise à la résis-
tance f u t atteinte. Seul u n étroit couloir restait encore libre,
entre l'Escaut, d'une part, la frontière hollandaise et la mer,
d'autre part. Protégée, d'abord, par une couverture de flanc
(une division de cavalerie et deux divisions d'armée), puis par
deux divisions de cavalerie en arrière-garde, l'armée de campa-
gne réussit le miracle d'atteindre l'Yser, sans rien avoir aban-
donné à l'ennemi pendant cette épique retraite où ses troupes
exténuées durent parcourir plus de cent kilomètres sur des
routes encombrées.
La ligne de l'Yser n'avait pas été choisie arbitrairement.
Mais dans la situation générale du moment, elle était la plus
rapprochée de celles où l'armée belge pouvait espérer S3
souder a u x forces alliées glissant progressivement vers le Nord,
dans ce qu'on a appelé « la course à la mer ». Encore fallut-il
déployer des prodiges de vaillance et d'énergie pour réaliser
ce front continu et briser les efforts ennemis dans la formidable
bataille des Flandres.
Il n'entre pas dans nos intentions d'en retracer ici les
émouvantes péripéties. Son premier acte, chacun le sait, f u t
la lutte désespérée que « l'armée belge en haillons » — réduite
à 80 000 hommes, dont 48 000 fusils seulement et 350 canons —
soutint sur l'Yser même, durant la deuxième quinzaine d'oc-
tobre, contre 150 000 Allemands, — troupes fraîches pour la
plupart, — qu'appuyaient un minimum de 500 pièces de tous
calibres. Seule d'abord, avec l'unique renfort de 6000 fusiliers-
marins français, elle résista héroïquement pendant huit jours,
galvanisée par l'ardent appel et par l'exemple de son roi.
— 6 —

Soutenue, depuis le 23 octobre, par les premiers éléments de


la division française Grossetti, elle lutta pendant huit jours
encore avec une énergie presque surhumaine.
Le 31, les Allemands sont chassés de Ramscappelle et obligés
de lâcher pied devant l'inondation qui, peu à peu, lentement
mais sûrement, a envahi de ses eaux glauques et sournoises
la plaine basse comprise entre le fleuve et la voie ferrée de
Nieuport à Dixmude.
Dès lors, la bataille de l'Yser est virtuellement terminée.
Elle s'achève en victoire. La route directe vers Dunkerque et
Calais a été barrée à l'ennemi. Il a subi d'immenses pertes.
Mais les sacrifices de l'armée belge ont été lourds aussi. On les
chiffre par 11 000 morts et disparus, 9000 blessés et par un
total de quelque 25 000 hommes si l'on y comprend ceux que
la maladie et l'épuisement ont mis hors de combat. Les cadres
ont souffert à tel point que certains régiments ne comptent
plus qu'une dizaine d'officiers valides. Le matériel est dans un
triste état ; la moitié des armes — canons, fusils, mitrailleuses —
sont, momentanément au moins, hors de service ; les réserves
en munitions sont épuisées.
Sous leurs vêtements en lambeaux, les hommes ont à peins
figure humaine. Dans leurs rangs d'énormes vides se sont
ouverts ; l'infanterie, pour ne parler que de l'arme la plus
éprouvée, est réduite à 32 000 fusils.
Telle quelle, pourtant, malgré sa faiblesse et son dénuement
d ' a u t a n t plus pitoyable qu'on est au seuil de l'hiver, cette
armée va continuer de monter la garde sur le dernier lambeau
de sol belge que sa vaillance a conservé à la Patrie.
Voici trois ans qu'elle s'y trouve obstinément accrochée,
bien que le front primitivement défendu, au moment de la
bataille de l'Yser, se soit graduellement élargi.
Les circonstances n'ont pas permis à l'armée belge, jusqu'ici,
d'entreprendre des opérations de grande envergure. E n dehors
de la part considérable qui lui revient dans l'échec infligé a u x
Allemands lors de leur a t t a q u e sur Steenstraat (avril-mai 1915)
où les gaz asphyxiants firent pour la première fois leur appari-
tion, elle ne compte à son actif que des opérations de détail,
exécutées surtout dans le b u t d'améliorer ses positions.
_ 7—

E n revanche, elle a tenu celles-ci avec u n courage et une


ténacité admirables. E n même temps que s'accomplissait le
prodigieux effort qui devait aboutir à sa résurrection magni-
fique, sur le front même, et dans des conditions particulière-
ment dures, l'armée belge a réalisé en silence, à force de labeur,
d'endurance et de stoïcisme, des choses merveilleuses. Ses
soldats ont édifié dans l'eau et dans la boue, des t r a v a u x qui
sont un modèle de puissance et d'ingéniosité. Si bien que le
front belge, en dépit des difficultés inouïes que son organisation
a rencontrées, est sans conteste un de ceux dont la mise en état
de défense a été le plus solidement réalisée. C'est une immense
forteresse, se développant sur des kilomètres carrés d'étendue.
E t si le visiteur s'émerveille en constatant le degré de perfection
auquel le Commandement belge a su porter l'organisation
proprement dite de l'armée, aujourd'hui riche en hommes
robustes, en armements de toute nature, en matériels tech-
niques de toute espèce, sûre d'elle-même et confiante dans sa
force renouvelée, il reste confondu devant l'immensité du tra-
vail fourni pour créer dans ces plaines humides, où l'eau suinte
partout, l'infranchissable barrière élevée sous le feu même de
l'ennemi.
C'est ce dernier effort généralement insoupçonné, que nous
nous proposons de caractériser brièvement ici. Peut-être fera-t-il
mieux apprécier le rôle joué par l'armée belge depuis que son
front s'est immobilisé sur l'Yser, et mieux comprendre l'énergie,
la volonté et l'endurance dont elle a fait preuve.

Le front à tenir. — Le but à atteindre.


Conditions générales de la région à organiser.
A y a n t échoué dans leur tentative d'enlever Calais en passant
sur le corps de l'armée belge, les Allemands avaient reporté
leur effort dans la région d'Ypres par où ils espéraient atteindre
cette fois leur but, à la faveur d'attaques menées avec la der-
nière violence. Ce f u t le second acte de la bataille des Flandres.
Il se termina pour l'ennemi par un échec aussi sanglant que le
premier.
E n même temps qu'il se développait, les Allemands, t a n t
pour retenir des forces alliées vers le Nord que pour essayer
de franchir l'Yser en ce point, renouvelaient leurs assauts
contre la tête de pont de Dixmude. Le 10 novembre 1914, les
troupes françaises et belges exténuées, dont les tranchées
boueuses s'étaient effondrées sous le bombardement, dursnt
céder à la poussée ennemie et, se repliant sur la rive gauche de
l'Yser, abandonner à l'adversaire les ruines de Dixmude. Mais
les Allemands s'efforcèrent en vain de prendre pied au delà du
fleuve. T a n t de résistance opiniâtre leur f u t opposée, qu'ils
renoncèrent bientôt à u n projet dont la poursuite leur avait
coûté déjà des pertes effrayantes.
Avec l'approche de l'hiver, la bataille s'apaisa graduellement
sur t o u t le front des Flandres. Les deux adversaires épuisés
devaient, d'ailleurs, reconstituer leurs forces et s'organiser sur
leurs positions respectives. On n'enregistra plus que quelques
actions locales , brèves, quoique ardentes et toujours meurtrières.
Mais profitant de sa supériorité en nombre et en puissance de-
v a n t le secteur belge, l'artillerie ennemie entretint, sans
discontinuer, u n tir de destruction sur nos ouvrages à peine
ébauchés et sur les villages servant de cantonnements à nos
troupes harassées. L'une après l'autre les modestes bourgades
du front de l'Yser s'écroulèrent en poussière, fracassées par le
fer, dévorées par le feu.
C'est dans cette région ruinée et désolée, en plein hiver
rigoureux, que l'armée belge hâtivement reconstituée, à peine
remise de ses terribles épreuves, souffrant encore de mille
dénuements, d u t se mettre à l'œuvre pour transformer en un
rempart solide la fragile barrière où seuls des prodiges d'hé-
roïsme avaient pu briser les élans de l'ennemi.
Le front confié à la garde de ses faibles effectifs, s'étendait
alors depuis les avancées de Nieuport jusqu'à l'ancien fort de
Knocke, au confluent de l'Yser et de l'Yperlée. Contournant
Nieuport par l'Est, il rejoignait la voie ferrée au Sud de la ville,
et suivait ensuite le remblai du chemin de fer qui conduit à
Dixmude, séparé de l'Yser par l'inondation. Au Sud-Ouest
d'Oud-Stuyvekenskerke, le front s'incurvait pour rejoindre la
digue de l'Yser à la borne 16, puis longeait la rive gauche du
— 9 —

fleuve, en bordure des terrains que les progrès de l'inondation,


gagnant progressivement vers le Sud, avaient transformés en
marécages.
Ce front ne tarda pas, à mesure que l'armée belge reprenait
des forces, à s'étendre encore, se développant le long de l'Yperlée
et du canal d'Ypres, jusqu'au Nord de Steenstraat d'abord,
jusqu'à Boesinghe ensuite.
C'est l'armée belge, en réalité, qui a organisé définitivement
tout le front jusqu'en ce dernier point, soit sur une étendue
de 31 kilomètres au moins.
A ne considérer que celui dont la défense lui incomba au
début — depuis la mer jusqu'au fort de Knocke — on ne peut
s'empêcher de trouver bien lourde la tâche confiée a u x faibles
effectifs que la bataille de l'Yser avait laissés valides, d ' a u t a n t
plus que les vides creusés dans les rangs ne purent être que
lentement et difficilement comblés.
Sans doute, l'inondation couvrait une grande partie du
front et rendait moins redoutables les tentatives ennemies.
Mais le gel pouvait la rendre illusoire. A quels travaux, ensuite,
ne fallait-il pas se livrer pour régler, à son gré, le jeu de ces
inondations, les empêcher d'envahir nos propres tranchées et
interdire à l'ennemi de s'en servir contre nous ?
Ce serait une singulière erreur, enfin, de s'imaginer que la
nappe d'eau constituait p a r t o u t u n obstacle infranchissable.
Là même où elle paraissait offrir le plus de sécurité — c'est-
à-dire entre la voie ferrée de Nieuport à Dixmude et le cours de
l'Yser, — les routes et les chemins qui forment digues en tout
temps, les simples renflements du sol a u x abords des localités
ou des fermes parsemées dans la région, émergeaient dans la
vaste lagune, y offrant des possibilités de passage ou constituant
des îlots d'occupation favorable.
Aussi, dès le début, Belges et Allemands se disputèrent-ils
la possession des uns et des autres, afin de couvrir leur position
principale et d'en interdire les accès par la création de postes
avancés péniblement érigés au sein même de l'inondation.
Plus au Sud, celle-ci avait épargné la région de Dixmude
où le terrain s'élève très légèrement.Or là, présisément, les deux
adversaires se trouvaient face à face, séparés seulement par
— 10 —

la largeur de l'Yser, soit 15 ou 20 mètres à peine. De même


qu'il fallait créer autour de Nieuport — où sont les écluses —
une tête de pont d'une solidité à toute épreuve, de même
fallait-il ériger devant Dixmude, au contact immédiat dd
l'ennemi, un bastion d ' a u t a n t plus puissant qu'il s'agissait
d'un point vital de la ligne belge et que les efforts répétés de
l'ennemi en ce lieu témoignaient assez de l'importance extrême
qu'il attachait à sa possession.
Plus au Sud encore, tandis que le front belge s'accrochait
à la berge occidentale du fossé que constituent l'Yser et l'Yper-
lée, la ligne ennemie occupait l'autre rive, s'en rapprochant le
plus possible pour ne s'en écarter que là où l'inondation l'y
obligeait.
E n somme, quand les positions principales ne se trouvaient
pas à proximité immédiate, les postes avancés des deux adver-
saires se menaçaient mutuellement, parfois à bout portant.
Conscients de l'état de faiblesse de l'armée belge, les Allemands
n'eussent point m a n q u é de mettre à profit la moindre défail-
lance ou de chercher un succès facile contre tout point faible
découvert dans nos lignes.Nulle occasion de l'espèce ne devait
leur être offerte.
*
* *

L'organisation défensive que l'armée belge dut créer sur


le f r o n t dont nous avons esquissé le tracé, répondait à un double
but :
1° Assurer la solidité de l'aile gauche des forces alliées
déployées sur le front occidental et barrer à cette fin les voies
d'accès les plus septentrionales vers Dunkerque et Calais ;
2° Conserver à la Patrie belge — objet à la fois politique et
militaire — le dernier lambeau de sol national encore inviolé.
Si le premier b u t suffit à définir l'importance du rôle échu
à l'armée belge, le deuxième explique mieux encore la valeur
immense qu'elle accorde a u x positions confiées à sa vaillance.
Elle se rend compte assurément qu'elle est chargée d'une mis-
sion capitale, puisqu'en dégageant les Alliés de toute crainte
en ce qui regarde la sécurité de leur extrême front Nord, elle
leur fournit la liberté d'action nécessaire pour asséner à l'en-
- 11 —

nemi, dans les secteurs choisis, les rudes coups sous lesquels sa
puissance a maintes fois déjà chancelé.
Mais combien leur volonté de remplir sans défaillance un
tel rôle s'accroît d'obstination ardente, quand les soldats belges
songent qu'ils défendent, en même temps, contre les convoitises
de l'ennemi les derniers kilomètres carrés de terre belge où l'on
respire un air libre et où le Roi demeure. Combien la perspective,
enfin, de bondir un jour hors de leurs tranchées pour chasser
l'oppresseur tyrannique et cruel, entretient dans leur âme de
saint enthousiasme !
C'est sur ces nobles sentiments que reposent la force morale
et la fermeté d'âme de cette armée quia supporté, sans jamais se
plaindre, toutes les privations, la dure séparation d'avec tout
ce qu'elle a de plus cher au monde, la longue immobilité dans les
mêmes tranchées inconfortables, parmi l'eau et la vase, au
milieu des ruines de plus en plus lugubres qui lui serviront
bientôt, pour un quatrième hiver encore, d'unique et n a v r a n t
paysage.
*
* *

Pour bien définir l'étendue du labeur imposé à l'armée


belge, il convient de rappeler succinctement comment doit être
conçue, dans la guerre actuelle, l'organisation d ' u n secteur
défensif.
La puissance de l'artillerie et des explosifs modernes,
capables de détruire les travaux les plus solides, ne permettent
pas qu'on se contente d'établir une position unique, si formi-
dablement comprise qu'elle puisse être.
De là découle la nécessité absolue de mettre en état de
défense une zone profonde et d'y créer plusieurs positions suc-
cessives. C'est le seul moyen de localiser u n succès momentané
qus l'ennemi est toujours à même de remporter, s'il y consacre
les moyens voulus et n'hésite pas à le payer d ' u n prix élevé.
Chaque position, en outre, doit se composer elle-même
d'une série de lignes de défense, tracées à courte distance l'une
de l'autre, et précédées chacune de défenses accessoires.
Ces conditions s'imposent avec d ' a u t a n t plus de rigueur que
les t r a v a u x sont rendus plus fragiles par la nature du terrain,
— 12 —

comme c'est le cas pour le front belge où il est impossible de


s'enfouir dans le sol, qui s'élève à peine au-dessus du niveau
de la mer. C'est pourquoi, par exemple, la zone organisée qui
s'étend sur une profondeur de 10 à 12 kilomètres, entre les
deux lignes de défenses naturelles de l'Yser et du canal de Loo,
ne comporte, en vérité, qu'une succession ininterrompue de
lignes organisées, constituant a u t a n t d'obstacles sur la route
d ' u n assaillant qui serait parvenu à forcer la résistance en quel-
que point.
Les positions les plus voisines de l'ennemi sont, nécessaire-
ment, continues. Le tracé de chacune d'elles est influencé, non
seulement par le terrain, mais encore et surtout par la configu-
ration capricieuse de la ligne de contact des deux adversaires.
Chaque ligne de défense présente donc une allure tourmen-
tée ; a u x tracés plus ou moins réguliers, succèdent des saillants
et des rentrants qui affectent les formes les plus variées. Les
positions englobent des fermes, des localités, des petits bois,
transformés en point d'appui. Quand ces derniers font défaut
en des endroits importants, on doit édifier de toutes pièces des
ouvrages artificiels.
Des boyaux, p e r m e t t a n t la circulation à l'abri des vues de
l'ennemi, relient les unes a u x autres les diverses positions, et
dans chacune de celles-ci les lignes successives.
P a r t o u t , il faut construire des abris, qu'on ne rendra jamais
assez résistants, pour soustraire a u t a n t que possible le personnel
a u x effets du bombardement et pour le protéger contre les
intempéries durant ses longues heures de garde a u x tranchées.
Des emplacements spéciaux doivent être créés avec un soin
particulier pour les mitrailleuses, les lance-bombes, les mortiers
de tranchée, sur le rôle important desquels il est superflu
d'insister.
La zone entière doit être parsemée, à des distances variables
de l'ennemi, de batteries ou d'emplacements pour batteries de
tous calibres. On conçoit combien leur construction représente
de travail ardu et délicat et au prix de quelles peines on arrive,
dans une plaine quasiment nue, dominée entièrement par la
crête de Clercken, à les dissimuler t a n t bien que mal aux vues
directes et à l'observation aérienne de l'adversaire.
— 13 —

L'intensité des mouvements de troupes et de matériel,


comme aussi la nécessité d'assurer dans toutes les directions
des déplacements rapides, obligent à créer de toutes pièces des
communications de toute nature pour pallier à l'insuffisance des
moyens existants : routes, chemins, pistes, voies ferrées à
écartement normal ou voies étroites. L'édification de tels
t r a v a u x se heurte à des difficultés considérables quand la
nature inconsistante du sol ne leur offre qu'une assise précaire.
On s'imagine aussi combien cette besogne se complique
quand il s'agit de créer en pleine inondation, et sous les regards
mêmes de l'ennemi, des passerelles longues souvent de plusieurs
centaines de mètres donnant accès a u x positions les plus avan-
cées.
Citons, enfin, pour nous en tenir au rappel des t r a v a u x les
plus importants, l'immense réseau télégraphique et télépho-
nique dont il faut couvrir toute la zone occupée, afin de relier
entre eux les innombrables organismes et de pénétrer jusqu'aux
postes situés à proximité immédiate de l'adversaire.

Du point de vue topographique, le secteur que l'armée belge


a dû organiser et défendre est assurément l'un des plus défavo-
rables. Ni les troupes anglaises venues cette année occuper la
région de Nieuport, ni les unités françaises qui ont voisiné avec
les forces belges du côté de Boesinghe et de Steenstraat, n'y
contrediront.
On a plus d'une fois décrit l'aspect tout particulier de cette
région basse, uniformément plate, comprise entre la frontière
franco-belge, le rivage de la mer et le cours de l'Yser, et connue
sous le nom de « Veurne-Ambacht ».
C'est une plaine monotone, toute en terrains d'alluvions
que le travail des siècles a lentement arrachés à l'emprise des
eaux, où des prairies humides se succédant à perte de vue
servent de pâturages à u n plantureux bétail. Pour les inonder
p e n d a n t l'hiver et assurer ensuite leur drainage, ces prairies
sont entourées de fossés d'irrigation dont la largeur a t t e i n t
trois ou quatre mètres, des « Vaarten » ou « Grachten», comme
on les désigne dans le langage du pays.
_ 14 —

Un simple coup d'œil jeté sur la carte d'état-major les fait


apparaître en nombre infini, à tel point que la région semble
n'être q u ' u n vaste marécage. E n réalité, le terrain découpé en
parcelles innombrables par tous ces canaux inextricablement
enchevêtrés, se présente comme une sorte de gigantesque et
fantastique damier. Dès qu'approche l'hiver, les « vaarten »
se gonflent d'eau. E n tout temps, pour peu que la pluie per-
siste, ils débordent et le sol se transforme en bourbier.
Aux temps heureux de jadis, la plaine n'offrait d'autres
couverts que les villages ou les hameaux, dont les habitations
se serraient généralement autour du clocher à flèche d'ardoises,
et les fermes isolées qui jetaient dans la monotonie du paysag?
la tache vive de leurs toits rouges. Une seule ville de quelque
importance y apparaissait, avec Nieuport et Dixmude : c'est
Furnes la mélancolique, que les obus allemands n'ont pas tardé
à transformer en ruines abandonnées.
Dans ce pays essentiellement agricole, où n'existe pas la
moindre industrie, un peuple a u x goûts simples, et profondé-
ment attaché à la terre nourricière dont il tirait le plus clair de
ses ressources, menait une vie pastorale, calme et sobre, dans
laquelle les kermesses villageoises apportaient, à intervalles
réguliers, un peu de grosse et bruyante gaîté. La propriété y
f u t toujours très divisée, le nombre des fermes importantes
fort réduit. Si bien que dans la Belgique, généralement si riche
et si peuplée, le « Veurne-Ambacht » a toujours été considéré
comme une des régions offrant à une armée le moins de ressour-
ces en logements et en ravitaillements divers.
Les communications y sont nécessairement rares aussi. E n
dehors de la voie ferrée de Nieuport à Dixmude — dont le tracé
se confond avec celui de la position principale — et de quelques
voies vicinales à rendement médiocre, il n'existe q u ' u n chemin
de fer, reliant Dixmude et Furnes à Dunkerque : or, il est à
voie unique, sans garages, ni voies de débarquement.
Les routes dignes de ce nom sont tout aussi peu nombreuses.
L'une d'elles, qui part de Nieuport et passe par Ramscappelle,
Oudecappelle et Loo, court à peu près parallèlement au front,
sous le feu immédiat de l'ennemi. Il n'en existe, à l'Ouest,
qu'une deuxième, la grand'route de Furnes à Ypres ; aussi
— 15 —

est-elle d'une importance capitale, encore qu'elle soit à portée


des pièces allemandes et constamment exposée a u x bombarde-
ments.
Les communications transversales, se dirigeant vers le
front, se réduisent : d'une part, a u x routes conduisant de
Furnes à Nieuport et à Pervyse ; d'autre part, a u x embranche-
ments qui, de la grande artère de Furnes à Ypres, se détachent
vers Oudecappelle, Loo et Reninghe.
Le reste du réseau routier se compose uniquement de mau-
vais chemins pavés ou de chemins de terre que la moindre pluie
rend inutilisables : hommes et chevaux y enfoncent dans une
boue profonde et gluante dont ils ne parviennent à se tirer
qu'au prix d'efforts inouïs. E n vérité, la boue épaisse et tenace
du « Veurne-Ambacht » est une ennemie obstinée et terrible;
on ne peut que la maudire et lutter contre elle sans répit.
Ajoutons que cette région ingrate s'offre, pour ainsi dire,
entièrement à découvert a u x regards de l'observateur placé
en quelques points favorables à l'Est de l'Yser. Ses vues plon-
gent dans la plaine : au Nord, du haut des dunes de Westende ;
au centre, des environs de Keyem ; au Sud, des hauteurs de
Clercken, où le terrain s'élève jusqu'à la cote 43. Aussi n'est-il
pas un mouvement, pas un des t r a v a u x entrepris par les troupes
belges qui ait échappé à l'ennemi, jusqu'au moment où la
disposition habile, mais combien délicate, de masques artifi-
ciels, eût permis de dérober à ses vues directes la presque tota-
lité de l'immense plaine.
Telle est, brièvement et bien imparfaitement décrite, la
région où l'armée belge résiste depuis trois ans et qu'elle a
transformée en une forteresse à peu près inexpugnable. Les
caractéristiques que nous avons mises en relief suffisent à faire
comprendre la nature toute spéciale des t r a v a u x qu'elle a dû
ériger, ainsi que le patient et prodigieux labeur qui lui f u t et
qui lui demeure imposé.
Car l'Allemand n'est pas son seul adversaire. Elle est en
lutte perpétuelle, aussi, contre les éléments et contre l'eau per-
fide qui, suintant du sol ingrat, ronge par la base les t r a v a u x
sur lesquels s'acharnent constamment déjà les obus et les bom-
bes. Elle vit dans une contrée au climat maussade, où la pluie
— 16 —

règne en maîtresse pendant les deux tiers de l'année, qu'un


épais et pernicieux brouillard enveloppe, durant la mauvaise
saison, de son opacité glacée, où de formidables tempêtes, brus-
quement déchaînées, s'abattent par moments avec une violence
sans pareille.

Aperçu général des t r a v a u x exécutés.


Avant de passer à la description succincte des principaux
t r a v a u x défensifs, il est important d'attirer l'attention sur
certaines conditions particulières d'exécution, qui leur sont
communes.
Il est impossible, rappelons-le, de creuser le sol, même à une
profondeur minime, sauf en certaines parties les plus méridio-
nales du front où le terrain s'élève graduellement. Au moindre
coup de pelle, l'eau apparaît. Il en résulte que tous les travaux,
quels qu'ils soient, ont dû être exécutés en matériaux rapportés.
Les tranchées des positions belges n'ont rien de comparable
à ces fossés étroits et profonds du front occidental, dont l'image
nous a représenté à profusion les multiples aspects. Ce ne sont,
à proprement parler, que des remparts élevés au-dessus du sol.
Derrière ces parapets, péniblement édifiés de toutes pièces, les
défenseurs circulent sur le terrain naturel qui forme donc, en
réalité, le fond de ce qu'on nomme improprement « tranchée ».
Du seul fait qu'on ne peut creuser sur place, découle évi-
demment l'obligation d'amener de l'arrière, et souvent de bien
loin, tous les matériaux nécessaires à l'établissement des tra-
vaux, y compris la terre même, amoncelée par centaines de
milliers de mètres cubes dans des sacs dont le nombre fantas-
tique de millions 11e pourrait être chiffré.
L'apport de ces matériaux, dans les premiers temps surtout,
a représenté à lui seul un effort immense. Nous avons dit l'indi-
gence du pays en moyens de communication de quelque valeur.
Aussi est-ce à dos d'hommes ou sur de légères voitures à fardeau
parcimonieusement limité, — aucun chargement pondéreux ne
pouvant circuler sur les chemins boueux et sans consistance, —
que tout a dû être transporté péniblement, durant la nuit,
Tranchée de première ligne englobant les ruines d'une ferme. On
remarquera les traverses en «portique» pour protéger les
occupants contre les tirs d'écharpe.j
R e d o u t e b é t o n n é e f o r m a n t p o i n t d ' a p p u i d ' u n e t r a n c h é e d e p r e m i è r e ligne.
Poste de c o m m a n d e m e n t de bataillon en première ligne.
P a s s e r e l l e c o n d u i s a n t à t r a v e r s l ' i n o n d a t i o n , de la p r e m i è r e ligne
à une grand'-garde.
— 17 —

jusqu'aux premières lignes : sacs à terre, rondins, troncs d'ar-


bres, rails, ciment, briques, galets, clayonnages, fils de fer
barbelés, etc. Faut-il signaler à quelles difficultés spéciales on
s'est heurté dès que, pour établir des t r a v a u x particuliers, tels
les bétonnages, il a fallu procéder à une consolidation préalable
du terrain ?
C'est bien longtemps, seulement, après la b a t a i l b de l'Yser,
et quand la position principale eut atteint un degré de résistance
suffisant, que l'on p u t s'occuper d'améliorer le réseau routier,
de créer des chemins nouveaux, de construire des voies ferrées
supplémentaires, étroites ou larges.
On ne s'étonnera pas, alors, que le souvenir des t r a v a u x
exécutés, au cours du premier hiver surtout, ait laissé dans
l'esprit de ceux qui durent les édifier une impression de véri-
table cauchemar. La mitraille ne cessait de s'abattre autour
d'eux.. Les hommes travaillaient dans l'eau et la boue jusqu'aux
genoux, mordus par le froid, cinglés par le vent et la pluie. E n
raison de la faiblesse des effectifs, la majorité des forces com-
b a t t a n t e s devait, pour ainsi dire, monter constamment de
garde le long du front étendu et encore si fragilement constitué.
On fit appel a u x vieilles classes, a p p a r t e n a n t a u x anciennes
troupes de forteresse, a u x « vieux paletots » selon l'expression
pittoresque usitée par nos soldats. Derrière les lignes, infati-
gablement, ils « mirent la patrie en petits sacs », comme ils
disaient eux-mêmes en plaisantant. Aidés de quelques unités
placées au repos (?), ces hommes, peinant jour et nuit, pré-
parèrent tous les m a t é r i a u x indispensables, et par les chemins
détrempés soumis au feu de l'ennemi, les amenèrent jusqu'aux
premières tranchées. E t là, patiemment, sous la protection de
gardes vigilantes, le fusil constamment tenu à leur portée, les
stoïques défenseurs de l'Yser élevèrent progressivement, avec
une obstination et u n courage merveilleux, la barrière infran-
chissable qu'ils avaient juré d'opposer à toute nouvelle tentative
de l'ennemi.

a) La maîtrise de Vinondation.
Tendue en pleine bataille de l'Yser, à l'instant le plus cri-
tique, alors que l'ennemi était parvenu à franchir le fleuve à
2
— 18 —

Saint-Georges, à Schoorbakke, à Tervaete et près d'Oud-


Stuyvekenskerke, l'inondation n'avait pu être réglée d'emblée,
de manière à n'être une nuisance que pour l'ennemi : elle avait
graduellement, aussi,envahi une partie de nos propres tranchées.
Il était donc urgent de maîtriser complètement le régime des
eaux, sous peine de voir l'héroïque moyen employé contraindre
l'armée belge à l'abandon des positions conservées au prix de
t a n t de sang.
Des t r a v a u x importants durent être entrepris à cette fin,
sans délai, les uns d'ordre défensif, les autres d'ordre tech-
nique.
Les premières mesures défensives consistèrent dans la
création de tranchées qu'il fallut bien établir en ce moment,
soit au milieu de l'eau qui s'infiltrait partout, soit dans la boue
profonde. Avec une hâte fébrile, on accumula sur le sol fan-
geux les sacs de terre, transportés de l'arrière, sans arrêt. Des
parapets, dont la solidité s'accrut progressivement, réalisèrent
ainsi, petit à petit, un front continu, encore précaire sans doute,
mais suffisant pour mettre la zone occupée à l'abri de toute
surprise.
Avant de poursuivre la mise en état de défense du terrain,
on p u t se préoccuper, alors, d'assurer la maîtrise complète de
l'inondation. Il fallait, pour cela, rappelons-le, pouvoir inonder
à son gré le terrain du côté de l'ennemi, tout en empêchant les
eaux de s'étendre au delà d'une ligne nettement délimitée et
en interdisant à l'adversaire toute possibilité de retourner la
menace contre nous.
On s'imagine aisément les énormes difficultés techniques
que nos ingénieurs durent vaincre. Notons, d'abord, que la
région de l'Yser est parcourue par de nombreux ruisseaux
tributaires du fleuve et par une multitude de canaux se reliant
les uns aux autres. Les deux zones d'action, amie et ennemie,
se trouvaient donc en communication directe, de sorte qu'il
était impossible, sans prendre des précautions infinies et sans
exécuter d'innombrables travaux, d'inonder l'une des zones
sans exposer l'autre au même sort.
Ce n'est pas tout. L'ennemi restait et reste toujours libre
d'abaisser le plan des eaux en « saignant » l'inondation tendue
— 19 —

de son côté. Pour déjouer ses tentatives, il fallait donc à tout


prix se mettre en mesure d'envoyer à volonté vers ses lignes,
le volume d'eau nécessaire.
Il était indispensable, enfin, d'assurer, en cas de besoin, u n
judicieux et prompt écoulement des eaux, afin d'éviter toute
catastrophe pouvant provenir d ' u n gonflement de l'inonda-
tion provoqué par l'ennemi ou simplement dû a u x pluies tor-
rentielles qui sévissent parfois, dans cette triste région, avec
une persistance désespérante.
Une lutte de tous les instants mit ainsi constamment a u x
prises les deux adversaires. Hâtons-nous de dire que l'ingénio-
sité et le labeur des nôtres ont complètement triomphé dans ce
domaine. Ils sont et demeurent les véritables maîtres de la
situation : l'Allemand a dû s'avouer vaincu.
Chacun comprendra que nous ne puissions fournir de préci-
sions sur les dispositions prises. Parmi celles-ci, les plus déli-
cates et les plus complexes furent incontestablement celles
qui avaient pour objet essentiel de mettre les lignes belges à
l'abri des inondations tendues dans les positions ennemies.
On a écrit plus d'une fois qu'en étant maîtres de Nieuport
et de ses écluses, les Belges tenaient en mains la clé desi manda-
tions. C'est exact. Mais on ne peut ignorer que les obus alle-
mands n'ont cessé, depuis trois ans, de s'acharner sur les écluses
et les ponts. Aussi les t r a v a u x qu'il a fallu entreprendre, mener
à bien et maintenir en bon état dans cette région, seront-ils un
sujet d'émerveillement pour les techniciens le jour où on pourra
les dévoiler.
Que dire, ensuite, de l'importance considérable des multi-
ples barrages à créer, des digues — longues parfois de plus d'un
kilomètre — qu'il a fallu construire, du renforcement des berges
auquel on a dû procéder le long des c a n a u x et cours d'eau qui
sillonnent le terrain en tous sens ?
Les barrages établis sont de deux espèces principales : les
uns fixes, les autres dits à volets ; on emploie ces derniers a u x
endroits où doit être assuré et réglé le libre jeu des eaux. Se
doute-t-on que pour élever des barrages artificiels, susceptibles
de résister aux plus fortes pressions, il faut amonceler 100 000,
200 000, voire 300 000 sacs à terre ? E t croirait-on qu'il n'en
— 20 —

a pas fallu moins d ' u n million pour construire le barrage le


plus important ? Il est vrai que son volume se chiffre par la
bagatelle de 25 000 mètres cubes !
Nous n'en pouvons dire davantage ici, mais ces quelques
données caractérisent suffisamment, pensons-nous, le fabuleux
travail que l'établissement des inondations a nécessité.

b) Les tranchées.

Quand la première barrière, formant front continu, eut été


élevée, quand on eut suffisamment maîtrisé le régime des eaux
pour n'avoir aucune catastrophe grave à redouter, quand furent
occupés, au milieu de l'inondation, les postes aquatiques dis-
putés à l'ennemi, il fallut se préoccuper d'améliorer d'urgence
toutes les positions, de perfectionner les travaux, d'organiser le
terrain en profondeur selon les principes généraux que nous
avons exposés.
Il n'y avait pas de temps à perdre. Un renouveau d'activité
de la p a r t de l'ennemi, qui ne paraissait pas avoir renoncé à
ses ambitieuses visées sur Dunkerque et Calais, devait être
prévu, en effet, dès le retour de la bonne saison.
Dans chacun des secteurs dont la garde incombait à nos
faibles divisions, le travail s'organisa méthodiquement, avec
la volonté tenace d'aboutir, dans u n minimum de temps.
Il ne fallait guère songer à exécuter en plein jour un travail
de quelque importance.Nous l'avons dit, rien ne pouvait échap-
per a u x vues de l'ennemi. A distance déjà, le feu de ses canons
ne cessait de fouiller le terrain ; quelles pertes ne se fût-on
pas exposé à subir alors, en t e n t a n t d'organiser de jour des
positions à proximité même de ses lignes et sous ses regards
immédiats ?
C'est donc pendant la nuit, en plein hiver, humide et rigou-
reux, que nos hommes durent besogner sans relâche, dans les
conditions les plus pénibles qu'on puisse imaginer.
Aujourd'hui que ces dernières se sont considérablement
améliorées, grâce à la perfection d'une organisation poussée
jusque dans ses moindres détails, on se représente mal l'effort
immense et les véritables souffrances physiques qui, pendant
- 21 —

les longs mois du début, furent imposés a u x défenseurs de l'Yser.


L ' u n i t é chargée, dans un secteur donné, de se rendre au
travail en première ligne, était, ô ironie des mots, placée au
repos ou au demi-repos, ce qui veut dire qu'elle était logée au
milieu des ruines, dans des cantonnements à peu près dénués
de ressources, à grandé distance du chantier vers lequel il lui
fallait s'acheminer dès la tombée du jour. A y a n t bravement pris
leur parti des circonstances, soutenus par une confiance en
eux-mêmes qui ne les a jamais abandonnés, les hommes, ce-
pendant, témoignaient d'une bonne volonté — et quoi que
certains en aient dit — d'une bonne humeur constantes. Ils
grognaient bien, parbleu ! et qui ne l'eût fait à leur place ?
Mais ils marchaient toujours, acceptant corvées et privations,
entraînés par l'impétueux désir de châtier l'ennemi responsable
de tous les m a u x qui s'abattaient sur eux.
Dans la nuit noire, vêtus de la façon la plus disparate et
souvent la plus misérable, ces hommes alors s'acheminaient
par les routes boueuses et les chemins détrempés vers la zone
marécageuse des prairies inondées. Cette marche dans les ténè-
bres constituait u n vrai supplice. A chaque pas, les hommes
trébuchaient dans la glaise lourde et gluante, sur les pavés
disjoints ou dans les trous d'obus remplis d'eau.
Ils devaient peiner ainsi, pendant des heures parfois, pour
arriver jusqu'au « dépôt de matériel » où on leur distribuait
ce que l'on avait pu préparer en fait de sacs à terre, de rondins,
de tôles ondulées, de fils barbelés et d'outils. Aujourd'hui, t o u t
cela existe à profusion. Mais à l'époque que nous évoquons,
il y avait pénurie de t o u t et c'est avec des moyens de fortune
d'une précarité qui ferait pitié m a i n t e n a n t , que l'on devait
se tirer d'affaire.
Enfin, qu'importe. Munis d'une charge qui alourdissait
encore leur marche difficile, les hommes poursuivaient leur
chemin, par des sentiers ou des pistes à peine tracés, menacés
au moindre f a u x pas de faire une culbute dans la vase profonde.
Des précautions infinies s'imposaient pour éviter de donner
l'éveil à l'ennemi. A t o u t instant, des fusées lumineuses par-
taient de ses lignes, inondant le triste paysage de leur clarté
blafarde. Les hommes, aussitôt, s'aplatissaient dans la boue.
— 22 —

Surprise, parfois, a v a n t d'avoir pu s'abriter, leur colonne se


trouvait soudain prise dans les rafales des mitrailleuses. Com-
bien de braves, ainsi, sont morts obscurément en accomplissant
la plus ingrate et la plus pénible des tâches.
Aussitôt arrivés à pied d'œuvre, les hommes se mettaient
au travail, oubliant leurs fatigues, pour se hâter, a v a n t que le
jour ne revînt, d'ajouter leur part à la dure besogne accomplie
la veille : élever et consolider davantage le fragile rempart de
sacs à terre, créer de nouveaux abris, placer des défenses sup-
plémentaires en a v a n t des tranchées.
Qui dépeindra jamais, comme il faudrait, la patience, le
courage et l'endurance de ces travailleurs, constamment épiés
par l'ennemi, peinant jusqu'à l'épuisement sous le feu des
mitrailleuses braquées sur nos lignes, sous les bombes meur-
trières dont une seule, parfois, suffisait àréduire à néant l'effort
d'une nuit entière, ou qui, éclatant en tonnerre au milieu d'un
groupe d'hommes, y semait la mort et l'horreur des effroyables
blessures.
Aucune souffrance, pourtant, ne p u t jamais ébranler leur
volonté stoïque. Us furent et demeurèrent admirables. E t rien
n'est émouvant comme l'esprit de sacrifice dont restèrent
animés ces hommes qui, n ' a y a n t même pas, pour enflammer Leur
ardeur et stimuler leur énergie, la satisfaction de pouvoir
riposter a u x coups de l'adversaire, se savaient, au contraire,
exposés à mourir, non pas l'arme au poing et dans l'ivresse du
combat, mais u n vulgaire outil de terrassier à la main et sans
l'auréole d'une gloire quelconque.
P e n d a n t des semaines, pendant des mois entiers, cette vie
affreuse s'est poursuivie, vraiment épuisante quand on songe
que les mêmes hommes devaient retourner au travail chaque
nuit, puis aller prendre leur tour de garde a u x tranchées, sans
jamais avoir joui d'un repos complètement réparateur.
Plus tard, heureusement, l'état d'avancement des t r a v a u x
et l'étoffement des effectifs ont permis d'organiser un roulement
judicieux des divers tours de service. Jamais, cependant, nos
hommes n'ont pu considérer leur tâche comme terminée : car
sur le front belge il faut inlassablement réfectionner, réparer,
entretenir, voire refaire de toutes pièces les t r a v a u x endom-
— 23 —

magés par le feu de l'ennemi ou par l'eau, cet autre adversaire


plus pernicieux, souvent, que le premier.
Il n'est rien de tel, pour se rendre compte de la persévé-
rance déployée par les troupes belges et du temps qu'il leur
a fallu pour accomplir leur tâche, que de chercher à se figurer
par des chiffres le travail exécuté.
Rappelons que, mesuré le long de la première ligne, le front
total organisé par l'armée belge s'étend sur 31 km. environ.
Rappelons aussi qu'une série de positions continues ou discon-
tinues s'échelonnent sur une grande profondeur et que chacune
d'elles est constituée par des lignes successives, en nombre
variable, suivant les conditions tactiques et topographiques.
On peut évaluer, dès lors, sans être t a x é d'exagération, à
dix ou quinze fois l'étendue du front la longueur totale des
tranchées que l'armée belge a dû édifier. Il f a u t y ajouter b s
dizaines et dizaines de kilomètres de b o y a u x qui permettent
de circuler d'une ligne à l'autre à l'abri des vues de l'ennemi,
et, dans une certaine mesure, de ses coups.
L'ensemble du travail ainsi exécuté représente, au bas mot,
un minimum de 400 km. de terrassements \ soit, à vol d'oiseau,
la distance de Paris à Cologne ou de Paris à Strasbourg, et une
fois et demie celle d'Ostende à Arlon, la plus longue qu'on puisse
mesurer à travers la Belgique.
Les photographies qui accompagnent cette étude représen-
t e n t quelques aspects des tranchées et des b o y a u x du front
belge de l'Yser. Mieux que toute description, elles fournissent
une idée précise du vrai labeur de forçat accompli au cours de
trois années d'un travail ininterrompu, dans u n terrain épou-
vantable.
Songez que pour construire chaque mètre courant de t r a n -
chée — traverses et parados compris — il a fallu remuer l'équi-
valent de 7 à 8 mètres cubes de terre, et pour chaque mètre de
boyau, transporter, puis mettre en place, u n minimum de
4 mètres cubes. E t vous ne serez pas loin de la vérité en évaluant
à quelque trois millions et demi de mètres cubes le volume des

1
Nous pouvons préciser en signalant que 60 kilomètres de tranchées et
boyaux peuvent être mesurés dans la zone avant organisée défensivement pour
une division occupant le secteur le plus restreint.
— 24 —

terrassements édifiés sur le front belge, pour la seule construc-


tion des tranchées et des boyaux de communication.
Les uns et les autres sont constitués entièrement en sacs
à terre, ou bien solidement revêtus, soit au moyen de sacs,
soit au moyen de claies ou de briques. Tous ces matériaux,
répétons-le, — car on ne pourrait assez y insister, — ont été
péniblement apportés de l'arrière. Or, c'est par dizaines de
millions qu'il faudrait compter pour chiffrer le total des sacs
à terre utilisés, et par milliers de mètres carrés pour se figurer
la superficie des clayonnages placés.
Mais il ne suffit pas de créer tranchées et boyaux. Il faut em-
pêcher l'ennemi d'en approcher, en les protégeant par un obsta-
cle dense et profond de défenses accessoires : réseaux de fils
barbelés, chevaux de frise, pièges à grenades, etc. Quel statisti-
cien calculera jamais le nombre des centaines de milliers de
piquets enfoncés et celui des milliers de kilomètres de fils placés
en a v a n t des parapets par des travailleurs héroïques ?
P a r t o u t où nos positions sont proches de l'ennemi, qui a de
façon générale le gros avantage de les dominer, il faut exécuter
des t r a v a u x spéciaux pour empêcher les balles d'y pénétrer
d'enfilade et d'y causer des ravages. On couvre, à cette fin,
tranchées et boyaux au moyen de multiples portiques comme
on en peut apercevoir sur certaines photographies que nous
publions.
Il faut aussi, pour rendre leur occupation possible et y
assurer une circulation aisée, consolider avec le plus grand soin
le fond inconsistant de tous les t r a v a u x . On a dû placer partout
— et les remplacer Dieu sait combien de fois, — des caillebotis
construits d'abord à l'arrière-front, puis transportés vers les
lignes et disposés enfin au prix de peines infinies sur des dizaines
et des dizaines de kilomètres d'étendue, dans les tranchées et
les boyaux à fond vaseux.
Passe encore si, tous ces t r a v a u x une fois menés à bien, on
pouvait les considérer comme définitivement achevés. Mais ce
serait trop beau, en vérité. Sous l'effet du bombardement, les
revêtements les plus solides s'écroulent lamentablement. Les
éléments aussi s'acharnent sur eux pour les désagréger. Tout
ce qui est pondéreux s'enlise petit à petit, parce que le sous-sol
Boyau de communication avec revêtements en sacs à terre
et clayonnages, dans la partie méridionale du front.
Type de boyau avec portiques couvrant contre le t i r ennemi,
et voie Decauville.
R o u t e t r a n s f o r m é e en passerelle sur l'inondation.
Une voie Decauville y est installée.

Poste dans l'inondation, f o r m a n t caponnière flanquante


armée de mitrailleuses.
— 25 —

manque de consistance. D u r a n t la mauvaise saison, surtout,


quand les pluies persistent et que l'inondation s'étend, les hom-
mes constatent, jour à jour, que les parapets s'affaissent, que
les caillebotis disparaissent sous l'eau ou dans la boue. E t t o u t
est à refaire.Et avec une patience constamment mise à l'épreuve,
il f a u t se remettre à l'œuvre pour rebâtir péniblement ce qui
n'avait pu être édifié qu'au prix d'efforts incroyables. C'est
ainsi q u ' u n grand nombre de tranchées et de b o y a u x ont dû
être reconstruits jusqu'à cinq et six fois !
Nous n'avons parlé jusqu'ici que des positions proprement
dites. Se rend-on bien compte, maintenant, de l'effort gigan-
tesque qu'exige la création de t r a v a u x fortifiés avancés, en
plein milieu de l'inondation ?
La première tâche qui s'impose consiste dans la construc-
tion de passerelles, longues de plusieurs kilomètres en certains
points ; une de nos photographies en représente u n aspect
saisissant. Sur ces passerelles que l'ennemi peut tenir sous son
feu, il faut transporter alors, à dos d'homme généralement ou
en tout cas par des moyens d ' u n rendement fort précaire, tous
les matériaux devant servir à l'édification des t r a v a u x avancés.
La création d ' u n simple « poste aquatique » exige des milliers
de sacs à terre. Se figure-t-on bien ce que doit alors représenter
de labeur formidable, la construction des nombreuses grand'
gardes qui, s'élevant au milieu de l'inondation, protègent notre
position principale ? Tous les terrassements, dont le volume
se chiffre par des centaines de mètres cubes, les bétonnages
qui seuls offrent une résistance suffisante au bombardement
continuel, les réseaux épais de fils barbelés, ont dû être exécu-
tés à quelques mètres de l'ennemi. E t l'on peut se demander
par quels prodiges de constance, d'énergie et de vaillance, des
hommes sont parvenus, dans de telles conditions, à élever au-
dessus des eaux de pareilles fortifications ?

c) Travaux divers d'ordre technique.

La généralité des t r a v a u x que nous avons mentionnés jus-


qu'ici ont été exécutés par l'infanterie, soit qu'elle les ait
édifiés de toutes pièces, soit qu'elle ait collaboré pour la plus
— 26 —

large p a r t à leur construction, ne déposant le fusil, après ses


heures de garde a u x tranchées, que pour prendre l'outil et
poursuivre infatigablement, dans le même décor de ruines dé-
vastées, son rude et dangereux labeur.
Mais, ainsi que nous l'avons brièvement signalé déjà, une
infinité de t r a v a u x particuliers d'ordres les plus divers, ont dû
être menés de pair avec l'organisation proprement dite des
positions défensives. Des troupes spéciales en ont été chargées :
unités du génie (sapeurs-pionniers), de pontonniers, de télé-
graphistes, de chemin de fer, etc., ainsi que les nombreuses
compagnies de travailleurs, composées d'hommes a p p a r t e n a n t
a u x classes anciennes, et constituées en troupes auxiliaires du
génie. L'artillerie de campagne et l'artillerie lourde ont dû
créer, de leur côté, les multiples emplacements pour batteries
de tous calibres dont le nombre s'est constamment accru, à
mesure que l'armée belge p u t se procurer et construire dans ses
ateliers l'abondant matériel indispensable.
Nous ne pourrions, sans nous laisser entraîner trop loin,
décrire en détail les innombrables t r a v a u x de l'espèce. Nous
nous bornerons donc à les passer sommairement en revue, en
citant quelques données qui permettront à chacun d'apprécier
l'effort considérable réalisé dans ces divers domaines.
1° Abris, redoutes, postes de combat bétonnés. — La fragilité
même des terrassements constitués au moyen de sacs à terre,
que les explosions des projectiles dispersent en tous sens, a
obligé de construire, malgré toutes les difficultés d'une pareille
entreprise, et quelquefois à proximité immédiate de l'ennemi,
de multiples abris bétonnés de toute nature : abris de bombar-
dement, abris pour mitrailleuses, postes de combat pour les
états-majors de bataillon, de régiment, de groupes de batteries,
etc. Toute construction semblable exige, au préalable, une con-
solidation sérieuse du terrain, trop inconsistant pour supporter
des charges aussi lourdes. E n divers endroits des positions
mêmes, il a fallu créer également des points d'appui particu-
lièrement solides : ce sont généralement des redoutes bétonnées,
où une nombreuse garnison peut prendre place et résister à
outrance.
Il suffit de savoir, pour comprendre l'importance de ces
— 27 —

t r a v a u x , que leur construction n'a pas absorbé moins de


350 000 à 400 000 mètres cubes de béton.
2° Les voies de communication. — On se rappelle combien
la région occupée par l'armée belge était indigente en voies
ferrées, en routes et chemins utilisables. Après la bataille des
Flandres, d'octobre à novembre 1914, les incessants mouve-
ments de troupes le long des voies existantes, de même que les
bombardements et les intempéries, avaient profondément
détérioré la presque totalité des rares moyens de communica-
tion disponibles. Il était urgent de remédier à cet état de choses
non seulement pour hâter la mise en état de défense du secteur,
mais encore pour assurer les ravitaillements de toute nature
indispensables a u x troupes, et l'apport des m a t é r i a u x néces-
saires à la construction des t r a v a u x .
Nos unités spéciales ont construit dans ce b u t , dans la zone
a v a n t de l'armée, 180 km. de voies ferrées nouvelles à écarte-
m e n t normal et plusieurs centaines de kilomètres de voies
Decauville, poussant progressivement celles-ci jusque dans les
b o y a u x et tranchées de première ligne, voire sur des passerelles
conduisant a u x grand-gardes.
E n vue d'assurer le franchissement des innombrables ca-
naux, ruisseaux et fossés qui forment p a r t o u t obstacle, ainsi
que la circulation à travers les terrains inondés ou les maré-
cages, le génie belge a construit, outre les quelques dizaines
de kilomètres de passerelles dont nous avons parlé déjà, des
centaines de ponts et des milliers de ponceaux. Signalons à titre
d'exemple q u ' u n de ces ponts, jeté au-dessus d'un marais situé
dans la partie méridionale du front, ne mesure pas moins de
800 mètres.
E n ce qui regarde le réseau routier, il a fallu, d'une part,
réfectionner et améliorer les voies existantes ; d'autre part,
créer des routes nouvelles, élargir les chemins trop étroits et
les consolider pour permettre à toutes les armes et à tous les
charrois d'y circuler.
Ce travail de construction et de réfection a porté sur u n
total de 400 kilomètres de routes et de chemins carrossables. Il a
exigé l'utilisation de 500 000 tonnes de matériaux pierreux et
de 500 000 tonnes de sable, c'est-à-dire le transport et la mani-
- 28 —

pulation d'un milliard de kilogrammes de matériaux divers.


L'entretien des routes, où la circulation intense ne se ra-
lentit pas u n moment, oblige à un labeur continuel, principale-
ment durant la mauvaise saison.
Il faut citer, enfin, en dehors du réseau routier proprement
dit, les multiples « chemins de colonne » pour infanterie et
« pistes d'accès » pour artillerie qui ont dû être laborieusement
tracés à travers les marais et les prairies bourbeuses.
3° Constructions diverses. — Il faut renoncer, même à sim-
plement énumérer les innombrables constructions de toute
espèce que le génie a dû édifier derrière le front belge, à l'usage
des corps et services de l'armée, en vue de remédier à la pénurie
de logements utilisables. Le canon allemand, s'acharnant depuis
trois ans sur tout ce qui se trouve à sa portée, n'a plus laissé
subsister que des ruines en lieu et place des humbles et paisi-
bles villages du Veurne-Ambacht. Il faut se reporter loin der-
rière le front pour trouver quelques localités encore épargnées
par les obus. C'est là que se sont installés tous les organismes
qui ne sont pas dans l'obligation de s'établir à proximité plus
grande des lignes. C'est là aussi que cantonnent, dans les limites
permises, une partie des unités mises au repos. Mais il serait
impossible d'y loger toutes les troupes qui ne sont pas de garde
a u x tranchées. On conçoit aisément, d'ailleurs, que les batail-
lons en réserve, désignés pour être alertés les premiers en cas
d'attaque, doivent être assez rapprochés des tranchées pour
pouvoir se porter au combat dans le plus bref délai.
La question a été résolue par la construction de nombreux
logements dans chaque secteur de division. Encore a-t-il fallu
éviter de créer des agglomérations trop denses qui eussent
offert une cible trop favorable a u x canons et a u x avions ennemis.
Des baraquements ont donc été parsemés dans toute la région
occupée, pour abriter quelque 100 000 hommes et environ
15 000 chevaux.
Que de t r a v a u x à entreprendre, combien de bâtiments à
construire aussi pour assurer, dans les meilleures conditions
possibles, le fonctionnement si délicat du service de santé dans
la zone même de l'armée combattante. Des postes de secours,
à l'épreuve du bombardement, des postes de chirurgie urgente,
p

— 29 —

des ambulances ont dû être installés, souvent dans le voisinage


rapproché des lignes et dans des conditions de difficulté sur
lesquelles nous avons suffisamment insisté déjà pour ne plus
devoir y revenir.
De vastes hôpitaux, comptant plusieurs milliers de lits,
ont dû être construits de toutes pièces pour accueillir les blessés
incapables de supporter l'évacuation vers l'arrière. Furnes, la
seule ville de la région, avait offert, d'abord, des ressources
précieuses. Mais quand le bombardement systématique de la
cité mit en danger la vie même des malheureux blessés, il fallut
bien transporter ailleurs les services hospitaliers qu'on y avait
installés.
Malgré les difficultés considérables que leur établissement
a rencontrées, on a cité depuis longtemps comme de véritables
modèles du genre, les magnifiques hôpitaux de la Panne,
d'Adinkerke, d'Hoogstade, de Beveren sur Yser. Tous les per-
fectionnements possibles ont été mis à profit dans leur organi-
sation délicate et complexe. Si bien que dans la zone même où
le canon ne cesse de gronder, de vraies merveilles ont été
réalisées, que les plus hautes compétences en la matière ont
maintes fois admirées sans réserve. E t ce n'est que justice.
Signalons, enfin, simplement pour mémoire, les parcs
d'aviation et d'aérostation, les installations indispensables a u x
divers services techniques, les ateliers de réparation pour le
charroi automobile et hippomobile, que l'armée belge a créés
dans la zone de l'avant. E t l'on se représentera, sans peine,
le travail énorme imposé par l'édification de ces multiples
constructions, alors que la région occupée n'offrait, pour a u t a n t
dire, absolument aucune ressource en fait de matériaux néces-
saires.
4° Les masques artificiels. — On n'aurait pu longtemps
tolérer, faut-il le dire, sans s'exposer à des inconvénients
majeurs et surtout sans subir des pertes énormes, que l'ennemi
continuât de plonger librement ses regards dans la plaine nue
q u ' a u c u n couvert ne dissimulait à ses vues. Le seul moyen
de l'aveugler consistait à protéger tous nos t r a v a u x par des
masques artificiels. Ceux-ci se composent de branchages, de
clayonnages, de toiles, disposés ou suspendus sur toute l'étendue
— 30 —

de la région. Pour l'observateur placé dans les lignes allemandes,


ces masques se superposent de façon à constituer une sorte
d'écran continu que ses regards ne peuvent traverser.
Cette solution pittoresque peut sembler au profane la
simplicité même. C'est qu'il ne se doute pas du travail ardu que
le placement de ces masques a exigé. Tous les matériaux, selon
l'invariable règle, doivent êt"e transportés de l'arrière à pied
d'œuvre. Les branchages employés en quantités fantastiques
sont amenés vers le front par chemin de fer ou par b a t e a u x ;
chargés ensuite sur voitures, ils so it conduits jusqu'aux ateliers
où vont se confectionner les immenses écrans que des équipes
spéciales iront placer a u x endroits judicieusement choisis.
Encore l'apport des branchages n'est-il pas suffisant pour
satisfaire à tous les besoins. Nos hommes ingénieux ont recours
alors a u x roseaux. Ils vont les couper dans les marécages et les
prairies inondées, parfois à courte distance des lignes ennemies.
On lie ces roseaux en grosses bottes qu'on transporte à dos
d'homme vers les chantiers de clayonnage. Ici on les tresse et
les dispose entre des supports appropriés.
C'est par dizaines de milliers de mètres carrés que ces masques
artificiels ont été placés de toutes parts dans l'immense plaine.
Mais leur fragilité égale leur aspect pittoresque. Le vent qui
souffle si fréquemment en tempête dans cette région côtière, les
renverse ou y crée des trouées béantes. Aussi exigent-ils un
entretien constant. Nos travailleurs infatigables et dont la pa-
tience est sans limite, ont fait t a n t et si bien, cependant, qu'il
est désormais impossible à l'ennemi d'épier, comme il le faisait
jadis, ce qui se passe dans nos lignes.
5° Ravitaillement en eau potable. — Par une ironie singu-
lière, alors que les soldats belges vivent dans un pays tellement
imbibé d'eau qu'il n'est point de moyens auxquels on ne doive
recourir pour se soustraire à ses méfaits, ils en seraient réduits
à mourir de soif si des t r a v a u x considérables n'avaient été
entrepris pour leur fournir de l'eau potable.
Pendant la bataille de l'Yser, alors que les services de ra-
vitaillement de notre héroïque mais miséreuse armée se trou-
vaient complètement désorganisés, combien d'hommes n'eurent
pour se désaltérer que l'eau fangeuse et nauséabonde des fossés
— 31 —

qui leur servaient de tranchées. Des précautions infinies durent


être prises, dès que la tragique mêlée eut pris fin, pour empêcher
qu'une épidémie de fièvre typhoïde ne décimât ce qui restait
de l'armée belge. Les puits existant dans la zone même des
combats, avaient été envahis par l'eau saumâtre des inonda-
tions qui charriait des cadavres par centaines. Ceux qui sub-
sistaient dans les localités non encore ravagées par le feu,
suffisaient à peine a u x besoins locaux.
C'est à l'arrière, encore une fois, qu'il fallut donc aller
chercher l'eau potable et, malgré les difficultés du transport,
la faire parvenir jusqu'aux premières lignes.
Dès que les circonstances le permirent, on s'efforça de
creuser des puits en nombre suffisant. E t tandis que d'un côté
les combattants luttaient obstinément pour protéger leurs
t r a v a u x de défense contre l'eau perfide, des travailleurs
sondaient et perçaient, par ailleurs, le sol ingrat, pour aller
retrouver à 125 mètres de profondeur et souvent davantage la
nappe aquifère potable.
Cette indication seule suffit à caractériser les obstacles dont
il fallut triompher, coûte que coûte. Les efforts acharnés,
inlassablement poursuivis, furent heureusement couronnés de
succès, et bientôt l'armée entière, avec ses multiples services
organisés dans la zone de l'avant, p u t disposer en abondance de
toute l'eau nécessaire.
6° Le réseau téléphonique. — Chacun sait l'importance
extrême que le réseau téléphonique a prise dans la guerre
actuelle. Ceux-là mêmes qui, en précurseurs clairvoyants,
avaient préconisé avec le plus d'insistance l'utilisation intense
de ce moyen de communication essentiellement pratique et
rapide, n'avaient cependant pas prévu l'usage extraordinaire-
m e n t étendu que les circonstances allaient lui imposer.
Le téléphone est aujourd'hui le véritable trait d'union
entre tous les organes agissants du front, depuis le guetteur
tapi dans les postes avancés, jusqu'au commandement de
l'armée. Il relie intimement tous les agents, ceux qui ordonnent
et ceux qui exécutent, du plus humble en grade jusqu'au plus
élevé, et permet à toutes les volontés tendues vers le même b u t
de s'unir pour accomplir leur tâche commune dans les meilleures
— 32 —

conditions de rendement. Si une comparaison aussi hardie est


permise, on peut assimiler le réseau téléphonique au système
nerveux parcourant l'immense corps vivant représenté par
l'armée combattante.
On ne pourrait mieux faire apparaître l'importance capitale
de ce réseau, qu'en la traduisant en chiffres. Ceux-ci dépassent,
certainement, toutes les évaluations que les profanes seraient
tentés de faire. S'imagine-t-on, en effet, que dans le seul secteur
occupé par l'armée belge, le réseau téléphonique s'étendait,
vers le milieu de l'année 1917, sur une longueur totale supé-
rieure à la moitié de l'équateur, couvrant exactement 21 950
kilomètres ?
On se figure sans peine le fabuleux travail qu'une semblable
installation a exigé. C'est qu'il ne suf fit pas de placer les innom-
brables fils et postes téléphoniques. Il faut encore les soustraire à
la destruction, les protéger dans la mesure du possible contre
les ravages du bombardement continuel et réparer constamment
les dégâts inévitables qu'ils subissent. Dans toute la zone
particulièrement dangereuse, il a donc fallu enterrer profondé-
ment les fils, ou bien les immerger là où ils franchissent les
parties inondées du terrain. Des centaines de kilomètres d'exca-
vations profondes ont dû être creusées à cette fin, puis comblées,
aussitôt terminé le délicat travail de l'enfouissement des fils
ou des câbles. Sur les 21 950 kilomètres que comporte le réseau
téléphonique du front belge, on compte 6600 kilomètres de fil
enterré ou immergé et 15 350 kilomètres de fil aérien. Quant
au nombre d'appareils téléphoniques en service, il est bien
proche de 8000 ; celui des commutateurs n'est pas loin d'at-
teindre un millier.
Ajoutons que ce réseau est l'objet d ' u n entretien constant,
qu'il s'étend et s'améliore encore journellement, et nous en
aurons assez dit pour caractériser le fantastique effort accompli
par les unités spéciales chargées de mener à bien u n tel travail
dans des conditions aussi ardues.
7° Les Batteries. — Entrée en campagne avec une dotation
limitée en canons de 75 mm. et deux douzaines à peine d'obusiers
de 149 et 150 mm., l'armée belge est demeurée pendant long-
— 33 —

temps, vis-à-vis de son adversaire si puissamment outillé, dans


un inquiétant état d'infériorité manifeste.
Obligées de soutenir une lutte fort inégale, ses batteries,
cependant, firent preuve en toutes circonstances d'un courage
et de qualités techniques remarquables. P e n d a n t la rude
bataille de l'Yser, notamment, leur esprit de sacrifice et de
dévouement a soulevé l'admiration. Aussi ont-elles contribué
pour une large part à l'héroïque résistance qui demeurera l'un
des plus beaux titres de gloire de notre armée.
Dès les premières rencontres, il était apparu que le rôle
de l'artillerie allait dépasser en importance celui que les théories
d'avant-guerre lui avaient attribué. Il devint prépondérant le
jour où, les deux adversaires s'étant terrés face à face, il fallut
se convaincre que seuls le nombre et la puissance des pièces
mises en action pourraient avoir raison des formidables retran-
chements élevant leur barrière continue le long d'un front
immense.
Un angoissant problème se posait pour l'armée belge. Elle
devait s'ingénier, d'abord, à soustraire à la destruction le nombre
réduit de batteries dont elle pouvait disposer. Elle devait
à tout prix, ensuite, se renforcer en matériel de tous calibres
et constituer entièrement, entre autres, l'artillerie lourde qui
lui faisait totalement défaut.
Nous ne dirons rien ici du grand effort qui permit de ré-
soudre la deuxième partie de ce problème ardu \ notre seul
objet étant pour l'instant de mettre en lumière l'intense labeur
que l'armée combattante a dû fournir pour organiser le front
de l'Yser.
Dès que les derniers spasmes de la bataille se furent éteints,
nos artilleurs eurent à rivaliser de zèle et de persévérance
pour abriter leurs pièces des vues de l'ennemi, dans la plaine
découverte où elles devaient forcément s'établir. Impossible
de creuser le sol pour y enterrer les pièces derrière des épaule-
ments solides. Aucun mouvement de terrain dont on p û t tirer
parti pour les mettre en batterie. De même que pour les tran-
1
On pourra consulter à ce sujet : Les Etablissements d'artillerie brlçjes
pendant la guerre, par le commandant WilJy Breton. Berger-Levrauit, éditeurs,
Paris-Nancy 1917.
2
— 34 —

chées, c'est en matériaux rapportés que tous les t r a v a u x durent


péniblement s'édifier, non seulement sous les regards de l'ad-
versaire, mais sous les coups de son artillerie redoutable. Les
canonniers, souvent, devaient s'interrompre en pleine besogne
pour riposter au tir de l'ennemi, lui tenir tête malgré tout,
prouver leur ardente volonté de lutter toujours et quand même.
Le duel terminé, ils reprenaient leurs outils, réparaient les
dégâts et se remettaient courageusement à l'ouvrage.
Cependant, grâce à des apports constants de matériels
nouveaux, la supériorité des Allemands disparut peu à peu. Les
t r a v a u x à construire se multiplièrent en revanche. Laborieux
déjà pour les simples pièces de campagne, on devine ce qu'ils
f u r e n t quand il s'agit d'installer les batteries lourdes sur le sol
inconsistant et d'établir des plates-formes pour ces charges
pondéreuses. Nos hommes, néanmoins, vinrent patiemment
à bout de toutes les difficultés.
Un nombre imposant de batteries, dont on ne se doute guère
généralement, s'échelonne aujourd'hui en profondeur dans toute
la plaine. Canons, obusiers, mortiers sont si habilement dissi-
mulés que, même à faible distance, on a peine à les discerner.
Des abris bétonnés ont été construits par centaines pour le
personnel, pour les dépôts de munitions, ainsi que des postes
de commandement. Parmi les ruines s'élèvent des observatoires
à peu près indestructibles — que rien ne décèle de loin — d'où
l'on domine toute la contrée et d'où l'on scrute inlassablement
les lignes adverses. Des masques artificiels couvrent les t r a v a u x
contre les vues directes. D'habiles « camouflages » les protègent
au mieux contre l'observation aérienne. Pour induire l'ennemi
en erreur, on a construit un peu partout de « fausses batteries ».
Des positions de réserve ont été préparées en nombre considé-
rable, afin de permettre le déplacement des batteries en cas de
besoin et leur concentration éventuelle dans divers secteurs.
C'est une tâche immense, on le voit, qui a été menée à bien ;
ceux qui ont peiné, pour cela, sans relâche, ont droit d'en
concevoir un légitime orgueil.
Mais dans ce domaine, comme dans tous les autres, la be-
sogne ne peut jamais chômer. Quand ce ne sont pas les intempé-
ries qui désagrègent les travaux, ce sont les bombardements qui
— 35 —

y causent des ravages. Si ingénieuses que soient les précautions


prises, l'ennemi finit toujours par repérer l'emplacement de
l'une ou l'autre batterie ou par délimiter une zone qui en abrite
un certain nombre. Un tir furieux de gros calibre se déclenche
alors sur le point découvert. E t quand nos pièces sont parvenues
à réduire celles de l'adversaire au silence, les dommages causés
sont parfois tels, qu'il faut reconstruire à peu près entièrement
des t r a v a u x qu'on n'avait édifiés qu'au bout de longs mois
d'efforts.

CONCLUSION.

Telle apparaît, sous ses traits principaux l'œuvre remarqua-


ble accomplie par l'armée belge en vue de rendre inviolable l'im-
portant secteur du front occidental confié à sa garde vigilante.
La route vitale qui conduit à Dunkerque et à Calais est bien
défendue, comme on a pu s'en rendre compte.
La plume, cependant, ne peut que très imparfaitement
représenter l'immense labeur fourni dans le plus »ingrat et le
plus désolé des sites. La discrétion oblige à passer sous silence
une infinité de t r a v a u x et non des moindres. Aussi, les quelques
données que nous avons pu divulguer ne constituent-elles que
des indications à peine révélatrices des efforts dépensés sans
compter par les soldats et par les chefs.
Tout cela s'est accompli dans u n modeste silence : on
l'ignore presque partout. Peut-être aurons-nous réussi, dans ces
quelques pages, à mieux faire valoir les mérites de nos troupes
intrépides et tenaces, et à justifier l'hommage qui est dû à
l'énergie obstinée qu'elles ont déployée depuis plus de trois ans,
sans autre souci que de remplir vaillamment un devoir si pro-
fondément utile à la cause commune, encore qu'aucun rayon
de gloire jamais ne l'illumine.
S'imagine-t-on bien la vie réelle que les soldats belges
mènent, même aujourd'hui que les t r a v a u x essentiels sont
achevés ? Dans une division, chargée de garder un secteur du
front, le temps se répartit invariablement entre le service a u x
tranchées, le piquet et le repos.
Le repos, mot magique, par quoi l'on voudrait se figurer nos
— 36 —

hommes jouissant, dans un calme béat, de leurs longues heures


de douce liberté, flânant tout le long du jour, oubliant presque
la guerre et ses vicissitudes cruelles. Hélas ! combien la réalité
diffère de cette image séduisante ! Le repos, c'est le logement
dans les baraquements inconfortables ou dans de pauvies
cantonnements, avec une botte de paille pour toute couchette.
Ce sont les corvées à fournir pour préparer, charger, transporter
les matériaux nécessaires a u x t r a v a u x dont l'entretien et le
perfectionnement imposent des soins constants. Ce sont aussi
les longues marches destinées à maintenir la troupe en parfait
état d'entraînement, et les exercices où l'on développe l'instruc-
tion militaire, où l'on enseigne a u x hommes les méthodes de
combat nouvelles en vue des assauts futurs. La nuit, ce sont
les alertes dans les cantonnements que les obus ennemis bom-
bardement et empoisonnent de leurs gaz asphyxiants.
Au piquet, dans les positions de deuxième ligne, c'est l'obli-
gation d'être toujours prêt au combat. Lorsque les pièces alle-
mandes s'acharnent sur certains secteurs, c'est l'attente impas-
sible et stoïque, sous la mitraille, dans les abris qu'un seul obus
peut éventrer. C'est le travail, aussi, chaque fois que les cir-
constances le permettent, l'effort perpétuel pour améliorer
sans cesse nos positions constamment mises à mal. Quand le
soir tombe, ce sont les relèves, toujours longues et fatigantes,
enveloppées de dangers mortels si l'ennemi, mis en éveil, dé-
clenche ses tirs de barrage et à coups de mitrailleuses balaye le
terrain de rafales meurtrières et précipitées.
Aux tranchées mêmes, c'est la garde attentive et prudente,
la surveillance continuelle, des lignes ennemies, l'esprit et le
corps toujours prêts à la lutte, tandis que la mort impitoyable
rôde et menace partout. Parfois, sans doute, les heures s'écou-
lent lentes, fastidieuses et monotones. Un lourd silence plane
sur ce coin de l'immense champ de bataille où des soldats belges,
arpentant le fond de leurs tranchées ou cloîtrés dans un abri
obscur, rêvent longuement à tout ce qu'ils ont laissé de sou-
venirs, de tendresses, d'espoirs dans le pays que l'envahisseur
opprime et tyrannise. Leur âme se gonfle d'amertume ; muets,
le regard fixe, ils s'abandonnent au cours de leurs pensées
douloureuses ; un désir fou les envahit de serrer sur leur cœur,
F

— 37 —

ne fût-ce qu'un moment, un être cher et qui souffre et dont ils


ne savent peut-être pas s'il vit encore ou si la mort. déjà lui a clos
les yeux pour toujours. Ils ont la nostalgie du foyer, si obsédante
parfois, qu'ils ne peuvent retenir leurs larmes.
Puis, brusquement, voici que toutes les têtes se sont re-
dressées ; des lueurs d'acier éclairent les regards. Il a suffi qu'un
obus passe en sifflant au-dessus de la tranchée et s'en aille
éclater quelques mètres plus loin, pour que ces hommes, un
moment engourdis par leurs songeries attristées, redeviennent
soudain des c o m b a t t a n t s dont l'ardeur se réveille avec le danger
qui menace.
Les explosions se succèdent, de ; lus en plus proches. La
terre tremble sous l'éclatement continu des projectiles. Une
fumée âcre se répand dans la tranchée où tout s'anime. Les
hommes se sont précipités sur leurs armes. Collés à leurs
créneaux, les guetteurs scrutent fébrilement les lignes ennemies.
Adossés au large et haut parapet ou tapis dans leurs abris, les
fantassins a t t e n d e n t stoïquement que la rafale de fer et de feu
ait cessé de s'abattre autour d'eux.
Mais loin de décroître, le bombardement semble gagner en
fureur. Voici que les bombes et les torpilles s'en mêlent, éclatant
de toutes parts avec un bruit effroyable, labourant le sol
d'entonnoirs immenses, soulevant d'énormes gerbes de terre et
de boue, dispersant en tous sens sacs à terre, rondins, planches,
poutrelles, démolissant avec une régularité diabolique le rem-
part si laborieusement édifié par des travailleurs opiniâtres.
Dans nos lignes, on n'a pas t a r d é à riposter au feu de
l'ennemi. Déjà nos bombardiers sont entrés en scène : mortiers
et lance-bornbes projettent sans relâche leurs chargements
d'explosifs et de fer sur les tranchées d'en face. Bientôt, plus
loin dans la plaine, les batteries donnent de la voix à leur tour.
Aux détonations sèches et pressées des canons de 75, se mêlent
les longs et sonores grondements des grosses pièces. Aux
alentours de la tranchée bombardée, il semble que tout s'em-
brase dans un vacarme épouvantable.
E t la lutte se poursuit violente, irritée, tenace, jusqu'à ce
que l'ennemi m a t é ait été contraint au silence. Alors, quand le
calme s'est rétabli, un officier de garde, dans son poste à demi
— 38 —

écroulé, rédige, à la lueur vacillante d'une bougie, son laconique


rapport :
« Aujourd'hui, de 19 à 20 h., la tranchée occupée par la
» compagnie, a été violemment bombardée. Les obus et les
» bombes ont gravement endommagé les t r a v a u x sur une lon-
;> gueur de 50 mètres environ. Deux abris ont été entièrement
» écrasés. L'attitude des hommes est restée magnifique malgré
» des pertes sérieuses : 11 tués, 27 blessés dont une douzaine
» grièvement. Les brancardiers viennent d'arriver. La com-
» pagnie s'est mise au travail. Le moral est excellent. »

*
* *
ïfcî

D'aucuns pourraient s'imaginer que la longue immobilité
des troupes belges dans les mêmes tranchées, l'érection conti-
nuelle de t r a v a u x défensifs, l'interminable séjour dans ces lieux
monotones, ont dû exercer une influence fâcheuse sur leur
esprit offensif et atténuer leur volonté de franchir l'obstacle
pour foncer sur l'ennemi.
Que ceux-là se détrompent. Il leur suffirait pour revenir
de cette erreur grossière, de pouvoir constater l'ardeur avec
laquelle nos soldats se disputent l'honneur de participer aux
patrouilles aventureuses dans le «No man's land » et a u x recon-
naissances hardies vers les lignes allemandes. Pour dix volon-
taires demandés, il s'en présente cent. Il n'est point de nuit qui
se passe, pour ainsi dire, sans que des expéditions de l'espèce
ne soient organisées. Dans les ténèbres, alors, se déroulent
d'étranges et farouches combats où nos hommes témoignent
d'une audace superbe et d'un entrain merveilleux.
Ni le temps, ni les souffrances, n ' o n t pu entamer leur vo-
lonté de vaincre et leur impétueux désir de s'élancer sur l'ad-
versaire pour le chasser des territoires qu'il a ravagés sans
pitié. Soldats de la justice et du droit, ils veulent être et ils
seront aussi ceux de la délivrance et de la liberté. Ils savent que
leur heure viendra et qu'il ne leur appartient pas de la choisir.
Mais ils sont prêts, de toute leur âme, à se jeter dans l'ardente
bataille quand sera donné le signal si impatiemment espéré.
Ils se satisfont, en a t t e n d a n t , de remplir simplement leur
rude devoir sur ce qui leur reste de patrie libre : petit coin de
Belgique où le regard n'aperçoit qu'un vaste champ de bataille
parmi les ruines, des camps tout bourdonnants de vie active,
des hôpitaux asiles de souffrance, des cimetières, aussi, où
reposent ceux-là qui sont tombés pour elle.

I M P R I M E R I E S R É U N I E S S- A- LAUSANNE
Librairie PflYOT Be Cie, Lausanne et Paris

L'INVASION ALLEMANDE EN BELGIQUE. De Liège à l'Yser


par Léon VAN D E R ESSEN,
Avec une esquisse des négociations diplomatiques précédant
le conflit
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LES VAINQUEURS DE L'YSER
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LAUSANNE. — IMPRIMERIES REUNIES

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