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Jeneth Murrey
HARLEQUIN
Quand elle émergea, épuisée, Line était à bout de souffle et avait avalé
beaucoup d'eau. Elle repoussa de sa main sa chevelure noire qui
l'aveuglait. Elle avait tant nagé, et la rive semblait toujours aussi éloignée
! Pourrait-elle l'atteindre ? Avec le doute lui vint une sorte de
résignation, tout ceci était entièrement sa faute. Elle connaissait bien le
loch pour y avoir souvent nagé, elle savait qu'il était soumis à la marée.
Et elle avait voulu l'ignorer, tout à l'excitation d'essayer son nouveau
jouet, un canot léger en fibre de verre qui avait orné le toit de sa vieille
Mini depuis Blackpool.
Elle s'était montrée follement inconsciente ! La mer n'était déjà plus
étale quand elle avait détaché le canot, le temps de le descendre sur la
rive, l'eau venait battre de son écume l'étroite passe rocheuse, la marée
s'était inversée. A Lochardh, quand la marée change, c'est avec fureur.
Le courant refluait à présent vers la mer, charriant irrésistiblement la
moindre épave. Allait-elle subir le sort d'une épave ? Le canot s'était
retourné comme une tortue et elle avait été éjectée. Elle aurait dû
essayer de redresser la petite embarcation plutôt que de nager à contre-
courant vers le rivage. A bord du canot, elle aurait eu plus de chances de
se tirer d'affaire, bien qu'elle ait perdu sa pagaie...
On dit qu'une vie entière repasse devant les yeux de qui se noie, elle
devait être en train de se noyer car une profusion d'images naissait dans
son esprit tandis qu'elle s'efforçait de faire obéir bras et jambes, oncle
Fergie, tiré à quatre épingles dans son beau costume de tweed, le jour où
il était venu à Londres pour l'emmener — elle avait été placée dans un
Foyer après que ses parents aient péri dans l'incendie de leur maison.
Oncle Fergie... Elle avait pleuré toutes ses larmes retenues sur le beau
costume dont l'odeur ne pouvait manquer d'intriguer une fillette de sept
ans, effluves composites de fumée de tourbe, de tabac gris et de poil de
chien. Cher oncle Fergie, il l'avait bourrée de bonbons et de chocolat
durant tout le trajet de Londres à Inverness, parce qu'il ne trouvait rien
de mieux pour la consoler.
... Elle coula une deuxième fois mais le remarqua à peine. Les images
se précipitaient, la vie à Glenardh où oncle Fergie était régisseur, l'école
minuscule attenante à la chapelle, et Miss Mackie impeccable dans son
tailleur écossais et sa blouse à col montant, disant avec un fort accent
d'Édimbourg : « Vous devriez essayer de travailler un tout petit peu plus,
Linette, et de rêver un tout petit peu moins. » Catriona MacDonald à la
flamboyante chevelure rousse, penchée sur son métier à tisser, en
compagnie de sa grand-mère très âgée, toujours assise au coin du feu,
Sheena et Archie Gow, si semblables avec leurs cheveux de lin et leurs
yeux gris-vert, si différents de caractère — Sheena aussi dominatrice
qu'Archie était terrorisé, même devant la petite Line Frazer. Ruth,
debout à l'entrée de sa baraque à la fête de Blackpool, près du panneau
peinturluré annonçant : Ruth la Gitane. Sa voix, étrangement grave et
rude pour une femme : « Entre donc, petite, viens me donner ce vieux
shilling que tu as dans ta poche. » Comment l'avait-elle su? C'était la
pièce porte-bonheur d'oncle Fergie !
L'eau n'était plus si froide, elle lui semblait presque chaude à présent
dans la bouche et dans les narines. « Dormir... trop fatiguée... » La voix
de Ruth, lancinante : « Non, Tête-de-linotte, non ! Ne t'endors pas,
petite. Les signes d'eau te sont néfastes. Réveille-toi, Tête-de-linotte,
réveille-toi ! » Et par-dessus tous les autres, ce visage brun sous les
cheveux auburn, ce visage impitoyable, courroucé, aux yeux gris pleins
de défiance et de dégoût.
Line s'abandonna, bras et jambes très lourds, trop lourds pour nager
encore. Pourquoi se tourmenter? Cela se ferait sans souffrance — plus
d'aujourd'hui, plus de demain...
Voudrait-on lui sortir la tête de l'eau ? Elle résista. La douleur était
atroce, comme si on lui arrachait chaque cheveu de la tête. Elle gémit.
Elle se sentait violemment tirée vers le haut. Le vent lui glaça le dos et
les épaules. Elle était étendue sur le ventre au fond d'un bateau. Quelque
chose pesait lourdement sur ses côtes, la compressait fortement selon un
rythme régulier, elle vomit.
— Tu n'avais rien de mieux à faire ?
C'était une voix bien réelle, et non l'une de celles entendues dans son
souvenir, une voix connue, trop connue... L'eau salée rejetée par la
bouche se mêlait aux larmes qui coulaient sur ses joues. Enfin on la
retourna sur le dos.
Oncle Fergie s'évanouit dans le passé — il était mort quand elle avait
seize ans. Elle n'entendit plus les appels de Ruth. Grâce à Dieu, Ruth
était, elle, bien vivante, elle l'attendait à Blackpool, elle n'était plus Ruth
la Gitane, diseuse de bonne aventure, dans sa petite baraque sombre et
sans air, mais Madame Lee, savante, elle officiait dans un cabinet de
consultation et avait une large clientèle.
De ses cheveux trempés, l'eau dégouttait sur ses épaules. Line
frissonna. La voix colérique s'éleva à nouveau, dépourvue de toute
sympathie.
— Line ! Allons, secoue-toi ! Tu n'es pas encore morte !
Une seule personne pouvait l'appeler ainsi. Oncle Fergie avait toujours
dit « Linette » et tout le monde l'avait imitée... Linette Frazer. Pour
Ruth, elle était Tête-de-linotte depuis cinq ans qu'elles s'étaient
rencontrées. Mais quelqu'un l'avait toujours appelée « Line ». Elle ouvrit
les yeux et reçut comme une gifle la vue du visage brun si rude, plus
impitoyable que jamais. Elle s'essuya la bouche d'une main tremblante
et dit la première chose qui lui vint à l'esprit, d'une petite voix qui
s'affermissait à mesure qu'elle parlait.
— Sa Grandeur en personne ! Vous devriez prendre des cours de
secourisme. Vous m'avez presque scalpée !
Elle était plutôt satisfaite de ce bref discours, après tout, elle avait
toujours eu la réputation d'être aussi résistante qu'une herbe folle, en
dépit de sa petite taille. Elle était encore telle et elle le prouverait, même
si intérieurement elle tremblait comme une feuille, de froid et
d'épuisement.
— Tu étais sur le point de te noyer, espèce de sotte ! Que voulais-tu
que je fasse, que je saute avec toi ? La prochaine fois, je me servirai d'une
gaffe, tu trouverais peut-être cela moins agréable encore.
Elle ferma les yeux, résignée. Les forces lui revenaient.
— Nous y revoilà ! marmonna-t-elle rageusement. Rien n'a changé,
n'est-ce pas? Je vois que Sa Grandeur n'a pas appris à modérer son
exécrable caractère !
C'était le moment de montrer qu'il en fallait davantage qu'un accident
de ce genre pour l'abattre, après ce qu'elle avait vécu par le passé.
— Tu étais mal en point, et j'ai manqué chavirer en te remontant. Tu
peux remercier ta bonne étoile que je me sois trouvé assez près pour te
repêcher... Couvre-toi, d'abord, tu es indécente.
Il attrapa son pull-over et le lui jeta sur le dos. Line portait un bikini
de soie rouge, très coûteux et très flatteur, bien trop révélateur pour ces
mers froides. Mais c'était tout ce qu'elle avait. Elle s'était débarrassée de
son léger blouson de nylon quand le canot s'était retourné. Ce maillot
n'était pas destiné à la nage ! Elle posa sa tête sur ses genoux remontés et
dit, provocante jusqu'au bout :
— Vous n'aimez pas mon bikini ? Il m'a valu un succès fou à Saint-
Tropez l'année dernière ! Le bas, tout au moins. Topless, mon cher !
— Je vois, lança-t-il. D'après ton bronzage, je parierais que tu ne
portais pas le bas non plus.
Il l'exaspérait. Toute faiblesse oubliée, elle explosa.
— D'accord, pensez ce que vous voulez. Je me pavanais sur la Côte
d'Azur dans le plus simple appareil ! Si c'est ce que vous croyez, ou ce
que vous voulez croire, tant pis pour vous !
— Laisse cette mode au sud de la France, dit-il, méprisant. Nous n'en
voulons pas ici.
— Trop incendiaire ?
Elle avait récupéré ses forces et le courage d'abandonner les faux-
semblants. Elle leva ses grands yeux bleu nuit sur les yeux gris acier de
son sauveteur.
— Qu'attendez-vous de moi? Que j'enlève ce bikini? Pourquoi ne pas le
demander, mon cher Piers ? Vous savez que je ferais n'importe quoi pour
vous...
— Couvre-toi ! répéta-t-il avec une telle fureur qu'elle enfila en hâte le
chandail, qui lui arrivait presque aux genoux.
— Est-ce assez pudique pour un esprit obtus ?
— C'est mieux, reconnut-il de mauvaise grâce, fouillant d'une main
sous son siège sans lâcher la barre.
Il en retira un flacon dans un étui de cuir.
— Bois, ordonna-t-il. Cela t'empêchera peut-être de prendre froid et
après, tu me diras ce que tu faisais ici.
Line but une très petite gorgée de l'excellent whisky. L'alcool lui donna
une impression trompeuse de bien-être. Elle examina le jeune homme
du coin de l'œil. Piers Alexander MacArdh ne serait pas enchanté qu'elle
revienne s'ébattre dans son domaine. Il ne pavoiserait pas pour fêter son
retour. Tant pis ! Il faudrait qu'il se résigne !
— Je suis venue ici pour louer une propriété, dit-elle suavement.
Ses doigts tremblaient en rebouchant le flacon.
— Pas à Glenardh ! Il n'en est pas question !
Sous son air insouciant, elle redoutait sa véhémence. Naguère, elle
aurait pleuré s'il lui avait parlé de cette façon, mais c'était fini et bien
fini, elle était une autre personne désormais. Cette pensée ne suffit
pourtant pas à la réconforter... Pour se donner du courage, elle évoqua
Ruth, son affection bourrue... Non, elle n'était plus seule à présent.
— Trop tard, murmura-t-elle, souriant aimablement. Il est inutile de
vous emporter et de tout casser. Que vous le vouliez ou non, Miss Ruth
Lee est locataire pour l'été du domaine appelé Ardh Lodge, comprenant
la maison, ses dépendances et un hectare de terrain. Bornée au sud par...
— Miss Ruth Lee ?
Il haussa ses sourcils noirs et ses yeux étincelèrent. Le soleil de
printemps illumina sa chevelure qui prit la teinte de l'acajou poli. A cette
vue Line se sentit fondre — comme cela avait toujours été...
— Qui est Miss Ruth Lee ? Est-ce un autre nom pour Miss Line Frazer?
— Allons, comment Miss Line Frazer pourrait-elle être votre locataire?
Cette personne n'existe plus, du moins pour la loi.
Le whisky lui donnait une sensation de chaleur et sa voix sonnait
railleusement.
— Que cela ne vous tracasse pas, cher Seigneur écossais, poursuivit-
elle avec un rire étouffé. Il vous reste à entendre le pire, Miss Ruth Lee
est mon employeur, et où elle va, je vais aussi — nous sommes pour ainsi
dire des sœurs siamoises ! Quant à la location, j'ai le regret de vous
informer que le bail en est signé, cacheté et revêtu de votre sacro-sainte
signature. A moins de vous barricader dans vos tourelles, vous risquez
donc de m'apercevoir fréquemment dans les six prochains mois. J'allais
justement vous appeler pour présenter mes respects au Seigneur du
vallon et lui demander de procéder à quelques petites réparations
indispensables.
Elle se tut un instant, un sourire contraint aux lèvres.
— Ruth est ravie de son cottage d'été, reprit-elle, bien qu'elle ne l'ait
pas encore vu... Tellement ravie que vous n'aurez pas le cœur de la
décevoir. Si cela ne vous convient pas, vous pouvez toujours émigrer !
Il eut un rire bref, sans gaieté.
— Moi, émigrer ! Voilà une belle façon de me dire, partez ! Ce n'est pas
moi qui suis parti la dernière fois, je te le rappelle. Passons... Nous
arrivons à Eilean Ardh. Te sens-tu vaillante, jeune fille ? Voyons si tes
jambes sont aussi actives que ta petite langue venimeuse. Tu peux
m'aider si tu ne veux pas que ce bateau rejoigne ton canot au fond du
loch.
Ils approchaient du promontoire où le loch s'infléchissait à angle droit.
Oncle Fergie disait souvent que ce coude était un phénomène
géologique, et le vallon de Glenardh tout entier un caprice de la nature —
une oasis de douceur sur la partie ouest de la côte écossaise. Il le devait à
cette orientation particulière qui abritait ses côtes des vents d'ouest,
violents en hiver, et le faisait ainsi bénéficier d'un climat tempéré. La
végétation était florissante ici, il y avait très peu de neige l’hiver, au
milieu des Highlands désolées où ne poussait que la bruyère, le contraste
était étonnant.
— Le bateau ne coulera pas, ronchonna-t-elle. Elle obéit pourtant en
aidant à la manœuvre, les jambes encore cotonneuses. Elle sauta
maladroitement sur la jetée. Un imperceptible frisson, qui ne devait rien
à la température, courait le long de son dos.
Eilean Ardh, orgueilleuse bâtisse construite sur le promontoire et
réunie à la terre par un pont solide qui avait remplacé le pont-levis
d'origine, était un endroit intimidant, moitié maison, moitié forteresse.
C'était trop grand, trop haut, trop rude ! Les murailles grises battues par
le vent évoquaient toujours pour Line le sang répandu sur elles au cours
des siècles.
Son pied nu heurta la borne de pierre. Elle eut un cri de douleur. Piers
sauta souplement sur la jetée, la dominant de toute sa hauteur. Il sourit
sardoniquement.
— Voilà ce que te valent la vie en ville et les talons hauts, dit-il avec un
coup d'œil indifférent aux orteils écorchés. Cela te ramollit les pieds !
— Vous, vous avez des chaussures, il me semble ! s'écria-t-elle outrée.
Comme il marchait devant, la laissant claudiquer derrière lui, elle
poursuivit sur le même ton :
— Daignerez-vous m'autoriser à franchir le portail de votre demeure
ou cela risque-t-il de déclencher un cataclysme ?
Piers se retourna, la considérant gravement.
— Tu voulais me voir, non ? Fais-le donc dès maintenant, cela t'évitera
un autre voyage. Mais, ajouta-t-il comme mû par une inspiration
soudaine, j'aimerais d'abord récupérer mon pull.
— Non ! cria-t-elle, en serrant désespérément l'épais tricot de laine
contre sa peau. Vous ne ferez pas cela, Piers, ou alors vous êtes devenu
franchement mufle. Je ne peux pas entrer chez vous en bikini tout de
même !
— Mon pull, exigea-t-il, implacable. Pourquoi tant d'histoires, Line ?
Tu n'as sûrement pas honte de cet attirant petit corps, n'est-ce pas ?
Rends-moi mon tricot, ou je te l'enlèverai moi-même.
— Si vous osez me toucher je... je...
— Tu feras quoi ? railla-t-il.
Il avait quelques raisons de se montrer sarcastique. Elle n'était pas de
force à lutter avec lui. Il aurait aisément pu l'emporter sous son bras en
la maintenant d'une seule main.
Elle parvint à se contenir. En s'étirant de tout son mètre cinquante-six,
elle fit passer le chandail pardessus sa tête et le lui jeta d'un air de défi.
Elle avait froid, bien plus froid que dans l'eau du loch. Les minuscules
triangles de soie rouge la dévoilaient presque toute, mais elle ne
montrerait aucun embarras. Lui riait en jetant négligemment le
vêtement sur son épaule, il n'en avait aucun besoin, il voulait seulement
l'humilier !
— Suis-moi si tu as oublié la route.
Il enjamba un parapet, dernier vestige d'une énorme muraille qui
défendait Eilean Ardh en des temps troublés.
Elle le suivit, résignée, il n'y avait pas d'autre solution dans l'immédiat.
Il fallait se laisser glisser du parapet et ramper sur les rochers aigus pour
atteindre le pont. Tout ceci lui était familier. Une fois déjà, elle avait
effectué ce parcours dangereux. Contre les rochers meurtriers, son bikini
n'offrirait qu'une très faible protection, elle avança avec d'infinies
précautions pour ne pas tomber. Ils arrivèrent au large portail qui
ouvrait sur l'arrière de la maison. Le portail d'entrée principal, qui faisait
face au loch, était beaucoup plus imposant, il était trop lourd pour qu'on
puisse l'ouvrir commodément, aussi avait-on pratiqué une ouverture
plus petite dans son épaisseur. Line se rappela la formidable poutre qui
le fermait , pas besoin de clefs à Eilean.
Arrh !
Rien n'avait changé, ce qui n'était guère étonnant pour une bâtisse
dont les murs avaient trois mètres d'épaisseur. Piers lui signifia de
l'attendre. Elle perçut le son assourdi de sa voix comme il disparaissait
dans les cuisines. Il y en avait deux, l'une pour la famille et l'autre pour
le personnel de la maison. Elle eut un sourire désabusé en se
remémorant la légende des MacNeil de Kismull. Aux temps jadis, on
sonnait la fanfare du haut de leurs remparts, et le héraut proclamait : «
Que les princes et les puissants en ce monde prennent leurs repas ! Les
MacNeil ont mangé ! » Quelle prétention chez les petits seigneurs
écossais !
Derrière elle, une main sur son bras nu, Piers l'aida à monter l'étroit
escalier taillé dans le mur courbe d'une tourelle.
— Comme c'est moderne et confortable chez vous ! ironisa-t-elle, avec
quelque difficulté car elle commençait à claquer des dents. Mon Dieu,
cet endroit est un reliquat de l'Age de pierre !
— Attention ! prévint-il en étendant son bras devant elle. Depuis
l'escalier sans balustrade jusqu'au dallage du corridor, quelques étages
au-dessous, la hauteur était énorme. Line n'était pas sujette au vertige,
mais brusquement, tout se mit à tourner devant ses yeux. Ses muscles ne
lui obéissaient plus, elle se sentait vidée de son sang. Elle leva vers lui un
visage décoloré où ruisselaient ses larmes.
— Je... je ne me sens pas bien, se plaignit-elle. Son sang battait à ses
oreilles, qui s'emplirent d'un rugissement fou. Elle s'évanouit. Quand
elle ouvrit les yeux, elle était étendue sur une surface très dure. Elle se
sentait entravée et avait un goût bizarre sur les lèvres. Elle se tortilla
pour se libérer de la couverture qui l'emprisonnait et amorça un cri
perçant. Une large main aux doigts puissants se plaqua sur sa bouche.
— Silence ! commanda Piers.
Elle se rappelait l'escalier qui tourbillonnait.
— Suis-je tombée ? Que m'avez-vous fait ? Je ne peux pas bouger ! Que
m'est-il arrivé?
— Un choc. Je t'ai fait boire du whisky et je t'ai enveloppée dans une
couverture, c'est tout. Tu étais froide comme une morte. Combien de
temps étais-tu restée dans l'eau ?
— Je ne saurais le dire, cela m'a paru si long! Elle ferma les paupières.
Elle ressentait encore dans son corps la force du courant qui
l'emportait... Elle dégagea ses bras de la couverture.
— Où suis-je ?
— Dans la Chambre. Un endroit approprié, non?
— La Chambre? Qu'est-ce que...
Son regard effleura les murs nus, les meubles rares — un tabouret, une
table et la couchette où elle se trouvait. Il s'arrêta sur la lourde porte
basse avec une petite grille de métal en son milieu, puis sur la fenêtre. Ce
fut alors que la peur s'insinua en elle.
C'était certainement la plus grande fenêtre du château, baie vitrée
large d'un mètre et haute de deux, puisqu'elle ouvrait à trente
centimètres du plancher et finissait sous la corniche du plafond
mansardé. Celui lui rappelait quelque chose qu'elle ne parvenait pas à
situer, une histoire horrifiante qu'elle avait entendue il y avait des
années, quand elle était petite, et qui lui avait glacé le sang.
— Ah, la Chambre!
Il fallait parler, parler pour cacher sa nervosité, son effroi. Piers ne
pouvait rien lui faire, voyons ! C'était un homme de son temps, il était
évolué ! Alors pourquoi cette peur sournoise qui la paralysait?
— Il me semble avoir entendu conter l'histoire de cet endroit,
prononça-t-elle d'une voix étranglée qu'elle s'efforçait d'affermir. N'était-
ce pas ici que les MacArdh enfermaient leurs prisonniers, traîtres ou
ennemis? Pas d'autre issue que la fenêtre, s'ils ne sautaient pas au bout
de trois ou quatre jours, on les poussait !
Elle se sentit la bouche sèche. L'atmosphère de la pièce était
imprégnée d'un désespoir sans retour.
— C'est exact. Mais tu as oublié une catégorie de personnes. Nous
punissions de la même manière les épouses infidèles. C'est très haut d'ici
jusqu'aux rochers, toutefois, un homme aurait peut-être pu sauter assez
loin pour les éviter en tombant dans le loch. De toute façon, continua-t-il
imperturbable, cela ne faisait pas grande différence, il mourait écrasé ou
noyé.
— Féodal en diable ! plaisanta-t-elle pour rester à tout prix dans le
mode léger. C'est drôlement agréable de vivre à une époque civilisée!...
Je... hum! Cela a dû coûter une fortune à votre famille de faire vitrer la
fenêtre !
— Elle ne l'était pas il y a encore une centaine d'années, et je n'ai
regretté qu'une seule fois les progrès de la civilisation...
Il se pencha sur elle. Il sentait le whisky. Était-il ivre? Non, Piers
buvait peu. Une ou deux fois seulement, ayant sans doute dépassé sa
limite, il s'était montré plus gai qu'à l'habitude — mais on peut changer,
et elle ne l'avait pas vu depuis cinq ans...
— Il y a trois cents ans, Line, tu serais passée par cette fenêtre et je ne
pense pas que tu aurais pu sauter assez loin pour éviter les rochers,
reprit-il d'une voix très sourde. Mais je ne t'aurais pas laissée t'y écraser.
J'aurais mis en place des filets pour amortir ta chute. Tu aurais été
blessée certes mais vivante — cependant je doute qu'aucun homme eût
pu vouloir de toi par la suite.
Line se raidit. Surtout, ne pas montrer sa peur!
— Vous êtes fou ! s'écria-t-elle. Nous ne vivons pas il y a trois cents
ans, nous vivons aujourd'hui et on ne pousse plus les gens par les
fenêtres, même si on ne les aime pas beaucoup !
— Ce n'est pas que je ne t'aime pas beaucoup, ma chère...
De trois doigts sous le menton, il l'obligea durement à lui faire face.
— Oh ! je sais ! lança-t-elle en le regardant droit dans les yeux. La
vérité, c'est que vous me haïssez !
Je vous ai touché à l'endroit sensible, j'ai blessé votre terrible orgueil
et cela, vous ne me le pardonnerez jamais. Je vous ai humilié, vous le
croyez du moins. Qu'allez-vous faire maintenant ? Me retenir
prisonnière ici ? C'est impossible ! Je serai bientôt portée disparue et on
me recherchera...
— Canot disparu, jeune femme disparue... Cela parle de soi-même,
non? Tôt ou tard on retrouvera l'embarcation, ou son épave. Personne ne
m'a vu te repêcher, personne ne t'a vue entrer ici...
— Vous ne pourriez pas ! cria-t-elle. Vous n'oseriez pas...
— Cette idée t'effraie ?
— C'est vous qui m'effrayez ! Je me suis presque noyée, j'ai été
choquée, et vous menacez maintenant de m'emmurer vive dans votre
Chambre de torture ! Si je deviens folle sous vos yeux, ce ne sera pas par
hasard. L'un de nous deux est dément — et je sais que ce n'est pas moi !
« Je suis en état de choc, se répéta-t-elle intérieurement. C'est un
cauchemar. Je vois des choses, j'entends des choses, mais ce n'est pas la
réalité. Je vais m'éveiller dans une minute. »
La voix de Piers la fit sursauter.
— Alors, que penses-tu de la salle d'expiation des MacArdh ?
— Sinistre, gronda-t-elle. Y a-t-il un membre de votre famille qui soit
passé du vrai côté de la vie ou bien avez-vous tous été pétrifiés dans le
Moyen Age? Je n'admire pas plus ceux qui sautaient que ceux qui
restaient dans cet endroit lugubre. Vous devriez l'égayer un peu.
— Il y a ceci.
Il tira un pan de la tapisserie fanée accrochée au mur. Le cœur de Line
se glaça. Ce n'était pas la peine de lui montrer ce que cachait la
tapisserie, elle l'avait deviné. Elle avait aperçu l'objet en question une
fois, juste avant que Piers et sa mère ne l'emportent loin de tous les
regards. Elle ne voulait pas revoir cet objet, plus jamais.
— Oui, chérie, dit-il trop doucement. Comme tu le suggérais, j'ai pensé
égayer l'endroit en y apportant ceci.
Il donna une autre secousse et la tapisserie glissa sur sa tringle polie
dans le cliquettement des gros anneaux de bois. Apparut alors une
peinture plus grande que nature dans un cadre doré travaillé à
l'ancienne.
— J'aime conserver mes souvenirs, Line, c'est ma faiblesse, dit-il
sombrement. Je ne cherche pas à les fuir, comme une personne que nous
connaissons...
D'un mouvement vif, il fut à côté d'elle, l'empoigna rudement pour la
tirer de la couchette et l'amener sous le tableau.
— Regarde, Line, et souviens-toi. Tu te la rappelles? Il la secoua.
— Regarde ! N'est-elle pas belle ? Tant de charme offert ! Où
trouverais-je un meilleur portrait des yeux bleus, des cheveux noirs de
ma garce de femme?
2.
Il était presque sept heures du soir quand Piers débarqua Line sur la
jetée d'Eilean Ardh en lui confiant une partie de sa pêche. Lui-même se
dirigea vers le village avec le reste du poisson. La journée avait été fort
agréable malgré leurs appréhensions, et Line ressentait à présent une
bonne fatigue et un appétit féroce. En revanche, se dit-elle en baissant
les yeux sur son jean constellé de taches et d'écaillés, côté vue et odorat,
elle était à fuir ! L'esprit occupé d'une pensée unique, prendre un bain et
se changer avant le dîner, elle posait le pied sur la première marche de
l'escalier quand lui parvint la voix sèche et impérieuse de Sheena, qui
l'arrêta net.
— Linette, j'aimerais te dire quelques mots.
— Tout de suite ? demanda-t-elle en désignant son jean poisseux.
Accordez-moi cinq minutes pour me changer. Vous voyez bien que je ne
suis pas présentable ! Comment pourrais-je me défendre dans ces
conditions ?
De fait, Sheena se tenait à distance respectueuse comme si elle avait
craint d'être contaminée.
— Ma chère enfant, que veux-tu dire ? Te défendre ? Me prêterais-tu
l'intention d'en venir aux mains avec toi ?
— Non, admit Line. Ce n'est pas exactement votre genre. Bien, puisque
vous insistez...
Comme Sheena amorçait un mouvement vers la petite salle à manger,
Line l'arrêta.
— Vous pouvez me dire ici même ce que vous avez à me dire, et de
grâce aussi brièvement que possible. Je vous écoute, dit-elle en
s'appuyant contre la balustrade.
L'aînée des deux jeunes femmes ne s'embarrassa pas de détours.
— Quand comptes-tu partir ?
— Partir?
— Oui, partir, quitter Glenardh, ou, si c'est prématuré, au moins
quitter cette maison. Cela suffirait dans l'immédiat.
Line haussa les épaules. C'était le moment de se montrer diplomate.
— Au contraire de vous, dit-elle posément, je ne peux choisir de quitter
le vallon quand bon me semble, et cette maison non plus. Je pense que
vous devriez vous adresser à Piers, car je suis ici à sa demande.
Elle aurait dû dire « sur son ordre » mais elle jugea que ce ne serait
pas très adroit. Sheena se racla nerveusement la gorge.
— Ma chère enfant, je regrette d'avoir à te dire que ta présence dans
cette maison est un tant soit peu gênante. Je ne crois pas que tu
comprennes...
— Je comprends beaucoup de choses, plus sans doute que vous ne le
supposez. Pourtant je le répète, je ne suis pas libre de mes gestes. Parlez-
en à Piers si vous le souhaitez mais n'essayez pas de m'intimider.
La jolie bouche de Sheena se tordit de colère.
— Tu fais de l'obstruction systématique, je le vois. Je sais à quoi tu
t'évertues, tu ne parviendras pas à tes fins. Piers n'admettra jamais ce
qui s'est passé entre toi et Archie...
Line éclata d'un rire moqueur.
— Ce qui s'est passé entre Archie et moi ! Allons, Sheena, qui croyez-
vous abuser ? Vous savez comme moi qu'il ne s'est strictement rien passé
entre nous, j'ignore comment vous avez persuadé Archie de se livrer à
cette pitoyable « confession » — avec de l'argent, je suppose. C'est vous
qui tenez les cordons de la bourse depuis la mort de votre père...
Ses yeux très bleus s'écarquillèrent d'étonnement devant la façon
magistrale dont Sheena recouvrit son sang-froid. Tout signe de tension
disparut de son visage figé.
— J'ai fait tes bagages, annonça-t-elle courtoisement. Tout est prêt. Je
vais te conduire moi-même à la doge. De cette façon je pense agir au
mieux pour tout le monde...
— Au mieux pour vous, vous voulez dire !
Line voulut s'élancer dans l'escalier mais la longue main distinguée de
Sheena se ferma sur son bras avec une force surprenante.
— Tu vas partir, il le faut !
Le ton changea brusquement, Sheena se fit implorante, sans que ses
doigts ne desserrent leur prise pour autant.
— Line, tâche de comprendre... Je ne cherche qu'à te préserver et à
nous préserver tous de trop grandes difficultés. Archie arrive ce soir
pour dîner et j'espère qu'il restera quelques jours. Tu sais comme cela
risque de compliquer la situation. J'aime que les choses soient menées
rondement, j'aurais préféré t'accorder un peu plus de temps pour
t'organiser, mais Archie m'a appelée d'Inverary juste après votre départ
pour la pêche...
— Cela ne me gêne pas de voir Archie.
— Mais cela me gêne, moi ! s'écria Sheena en crispant encore les
doigts. Archie est...
— Que se passe-t-il ? tonna la voix de Piers entré par derrière dans le
hall faiblement éclairé. Sheena, tu disais qu'Archie va venir ? Ici ?
— C'était sa maison, Piers, et le pauvre garçon est malade, geignit
Sheena. Il est très fatigué, dans ces conditions, j'ai pensé que tu ne
prendrais pas ombrage de sa visite. Ne vaut-il pas mieux oublier les
vieilles histoires à scandale, et que tout reprenne sa place, comme
autrefois? supplia-t-elle avec une moue de détresse devant l'expression
inflexible de Piers. Tu étais déjà en mer, mon cher Piers, c'est pourquoi
je n'ai pas pu te consulter. J'ai simplement obéi aux règles de
l'hospitalité écossaise. Nous ne pouvons pas mettre Archie à la porte...
— Comment, nous ? Moi, je m'en sens parfaitement capable ! Piers
vint se placer aux côtés de Line et lui entoura la taille de son bras.
— Mais il est ton cousin, poursuivit Sheena qui montrait des signes
d'énervement. Que penseront les gens de ton attitude ? Il vient pour me
voir et tu lui interdis l'entrée de la maison...
— Quelquefois, tu me stupéfies ! ironisa Piers. Pas plus tard qu'hier
soir, tu insistais sur notre faible degré de parenté, et tout à coup, pour les
besoins de ta cause, Archie devient un cousin proche ! Il n'est rien de tel
— apparenté peut-être, cousin, non !
— Nous avons des chambres à ne savoir qu'en faire, s'obstina-t-elle.
— Nous ? Encore une fois, ma chère, tu te trompes du tout au tout. Il
n'y a pas de chambre sous mon toit pour ton frère. Je ne veux pas de lui
dans la maison. Il y est indésirable. C'est pourquoi si tu veux le
rencontrer, je te prie de le faire en dehors de chez moi.
Les yeux de Sheena se remplirent de larmes... de chagrin ou de colère?
— Mais Piers, que diront les gens qui nous entourent ? Au moins,
laisse-le prendre un repas avant de s'en aller !
— Je lui laisse le mien. J'emmène Line dîner à Creevie , veille à ce qu'il
soit parti quand nous reviendrons. Sinon, je le jette dans le loch !
Le bras toujours autour d'elle, il entraîna Line jusqu'à sa chambre. Il
ferma soigneusement la porte derrière eux. Elle vit tout de suite que le
poignard avait réintégré sa place sur le mur.
— Merci d'avoir rangé la quincaillerie, murmura-t-elle.
— Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria-t-il en avisant les valises prêtes.
Alors je ne peux même pas tourner le dos ?
Tout en parlant, il bourrait de coups de pied rageurs la valise la plus
proche.
— Cela ne change pas, soupira-t-elle en ramassant divers objets
échappés de la valise. Des menaces, toujours des menaces ! C'est assez !
Piers saisissait par poignées le contenu des valises et l'entassait à
mesure dans les tiroirs de la commode.
— Arrêtez ! Vous allez froisser tous mes vêtements ! Oh ! Piers, quand
cesserez-vous de vous conduire comme une brute ? Vous ne faites que
des bêtises !
— Que dis-tu ? Je ne fais que des bêtises ?
— Je n'ai plus rien de présentable pour dîner dehors depuis que vous
avez détérioré mon plus bel ensemble. J'aurai du mal à vous le
pardonner, je l'aimais beaucoup, il était presque neuf...
— Et puis ?
— Vous avez tort d'interdire la maison à Archie. Proférer contre lui de
telles menaces ! Le jetteriez-vous vraiment dans le loch ? Il est probable
qu'il sera tout à l'heure dans un tel état d'ivresse qu'il se révélera
incapable de reprendre le volant de sa voiture.
— Suis-je censé recevoir avec le sourire le séducteur de ma femme ?
— Le séducteur ? Vous le croyez vraiment ? répliqua-t-elle d'une voix
lasse. Puisque Archie l'a affirmé, ce doit être vrai, c'est cela? Ce monde
est fou, complètement fou !
Elle choisit quelques vêtements et, tremblant de colère contenue,
sortit de la chambre la tête haute. Elle s'attarda dans son bain, se
savonna énergiquement pour éliminer l'odeur tenace du poisson et fit
deux shampooings, le tout en chantant à tue-tête comme si elle n'avait
aucun souci. Dans la chambra, elle retrouva un Piers pleinement maître
de lui, toute colère évaporée, en apparence du moins, et occupé à passer
au crible le contenu de l'une de ses valises.
— On dirait que tu es aux anges, remarqua-t-il sèchement.
Il lui montra une ample jupe en patchwork et un haut léger qu'il avait
extraits de la valise.
— Tu pourrais porter ceci pour aller dîner ?
— Oh ! oui, cela me donnerait seize ans, et au moins je ne craindrais
pas pour ces vieilles affaires quand je plongerai dans le loch à la
recherche d'Archie !
— Il peut bien se noyer celui-là ! Il marqua une pause.
— Je ne savais pas qu'il buvait autant.
— Cela ne m'étonne pas, vous étiez trop occupé à inspecter les clôtures
et à vous échouer à Gairloch pour remarquer quoi que ce soit autour de
vous! Archie est un alcoolique. Je crois que votre mère a essayé de le
guérir, mais c'était déjà trop tard...
— Tu crois qu'il sera en mauvais état, ce soir?
— Je le parierais.
Piers fouilla ses poches, une lueur espiègle dans l'œil. Toute forme de
jeu l'amusait.
— Combien?
Elle sourit à contrecœur.
— Heu... C'est bientôt la fin du mois et je n'ai pas beaucoup d'argent à
dépenser... Disons cinq livres.
Il posa un billet froissé sur la table. Line le recouvrit d'un autre billet
de cinq livres.
— Vous perdrez, je vous préviens ! Avec deux grands whiskies, Archie
est déjà très gai, avec quatre ou cinq il ne touche plus terre — après quoi,
il est ivre mort.
— Je ne peux pas me permettre de perdre autant ! Soudain, il inclina
la tête et l'embrassa. Sans frénésie ni brutalité, avec une chaude
tendresse, si exquise que, sous ses paupières closes, les yeux de Line
s'emplirent de larmes. Ils s'enlacèrent étroitement. Elle ne pouvait se
résoudre à interrompre leur baiser , elle se sentit malheureuse quand
leurs lèvres se désunirent enfin.
— Si tu te contentes d'un sandwich au bar, lui chuchota-t-il à l'oreille,
je pourrai peut-être risquer un autre billet.
Elle s'arracha à lui. Il se comportait exactement comme cinq ans
auparavant, le même humour, la même tendresse. La nostalgie tordit le
cœur de la jeune femme.
— Non, je ne veux pas vous dépouiller de votre argent, et puis nous
n'avons guère mangé sur le bateau, et je meurs de faim.
Elle plissa le nez.
— Pouah ! Vous sentez le poisson ! Vous feriez bien de prendre un bain
et de vous changer !
Quand il revint de la salle de bains, le visage de Line était empreint de
tristesse. Oh ! bien sûr, elle pouvait le rendre heureux d'une certaine
manière, tout n'était pas perdu entre eux ! Mais le désir charnel, ce
n'était pas assez ! Elle voulait qu'il l'aime, qu'il l'aime d'amour, qu'il le lui
prouve en lui accordant sans réserve sa confiance. Elle ne se donnerait
qu'à cette condition.
Archie n'était pas ivre mort quand Line et Piers rentrèrent. Il était
conscient, à défaut d'être cohérent , mais quand il voulut se lever, il
tituba et s'écroula sur un canapé dont il n'essaya plus de se relever. Il
fixa Line d'un œil rond pendant que sa sœur cherchait désespérément à
l'excuser. Il ne se sentait pas bien, expliquait Sheena, il avait contracté
un microbe à Florence ou à Venise, il avait conduit trop vite, il était
épuisé. Il valait mieux qu'il se mette au lit.
— Dans le loch, acheva Piers, légèrement satanique, tandis que Sheena
le mitraillait du regard.
Line, qui avait soigné sa nervosité avec quelques verres de bon vin
pendant le dîner, se mit à rire un peu sottement.
— Il coulerait comme une pierre, protesta-t-elle. Soyez généreux,
Piers, laissez-le où il est jusqu'à demain matin.
Archie la remercia d'un sourire béat et d'un balbutiement indistinct.
Line l'observa d'un œil critique. Qui avait pu faire croire à Piers qu'elle
lui préférait cet homme malingre, dénué de toute personnalité ? Archie
était buveur, joueur, et totalement inconsistant. Piers avait suivi la
direction de son regard.
— Tu as bon cœur, répliqua-t-il d'un air ténébreux. C'est entendu, il
peut rester jusqu'à demain matin, mais pas une demi-journée de plus.
Il marcha jusqu'au buffet et ferma à clef la porte de la cave à liqueurs.
— En tout cas, il ne boira plus de mon whisky. Donne-lui une
couverture, Sheena , et demain matin, dehors !
Dédaignant le ricanement d'ivrogne d’Archie comme l'humeur rageuse
de Sheena, Piers entraîna Line vers l'escalier. Dans la chambre, il lui
remit solennellement les deux billets restés sur la table.
— Ils sont à toi, soupira-t-il profondément, tu les as gagnés dans les
règles. Mais rappelle-moi de ne plus parier avec toi. J'ai perdu, j'étais
persuadé que Sheena serait femme à maintenir son frère dans le droit
chemin.
Line resta silencieuse. Les rouages de son esprit se mirent à tourner de
plus en plus vite. Tout devenait clair, la visite de Archie n'était ni fortuite
ni impromptue. Sheena avait dû le prévenir dès qu'elle avait appris le
retour de Line, probablement avant ne me sa propre arrivée ici. Et
Archie avait obéi à l'injonction de sa sœur. La rente que son père lui
avait laissée suffisait à peine à couvrir ses besoins, qui étaient
considérables , aussi Sheena était-elle sa trésorière. Elle n'avait qu'à
agiter son chéquier, et Archie se précipitait au galop.
Le droit qu'il avait de boire trop n'était pas fortuit non plus. Sobre,
Archie aurait été plus difficile à manœuvrer, il serait peut-être revenu à
son honnêteté première. Il était de cette sorte de gens qui mentent
rarement s'ils ne sont pas ivres. Il était faible mais plutôt honnête. Pour
son malheur, la faiblesse l'emportait chez lui, il buvait parce qu'il ne
pouvait supporter l'image qu'il avait de lui-même quand il était à jeun. Il
utilisait l'alcool pour se dissimuler sa propre vérité.
Piers rompit le cours de ses pensées.
— Veux-tu partager mon lit ou non ?
— Non!
Partager son lit ? Jamais ! Leur présent arrangement, compromis
entre la logique et le code de conduite pointilleux de Piers, était déjà
assez bancal. Il n'y avait pas de logique dans l'amour.
— La banquette me suffira, affirma-t-elle avec bonne humeur. Je vais
tirer cet énorme pouf devant, comme cela je ne risquerai pas de tomber
pendant la nuit.
— Je t'ai offert de partager mon lit, néanmoins je ne peux rien te
promettre. Je ne suis pas sûr de pouvoir me maîtriser, pour être
honnête, la nuit dernière a été une torture. Pour être honnête, vous
n'avez eu que ce que vous cherchiez. Vous venez de le dire, vos
engagements ne sont pas très fiables, vous les modifiez à volonté, selon
votre caprice. Quant à partager, non, merci ! Je ne veux pas prendre le
risque, je pense que je n'apprécierais pas du tout les suites du supplice
que vous pourriez m'infliger.
— Et le supplice lui-même, y prendrais-tu plaisir? Il vint se placer
derrière elle, une main sur chacune de ses épaules, elle voyait leurs deux
reflets dans le miroir comme elle enlevait les clips roses de ses oreilles.
Elle voulut s'écarter de lui, les grandes mains de Piers pesèrent
immédiatement sur ses épaules. Elle s'efforça de montrer un visage
serein.
— Je... je crois que je ne suis pas prête encore. C'est trop tôt, j'aimerais
être sûre qu'il y a entre nous quelque chose à sauvegarder qui en vaille la
peine. Vous, vous avez là-dessus un point de vue purement masculin,
pour moi, une femme, c'est différent.
— Tu veux dire qu'il te faut la romance, le clair de lune, le parfum des
roses et tout ce qui sert traditionnellement de décor à l'amour?
Il abaissa la tête jusqu'à ce que leurs deux visages se trouvent à la
même hauteur dans le miroir, sa joue contre la sienne.
— Je peux y pourvoir également, reprit-il, encore que pour les roses, ce
ne soit pas la bonne saison. Est-ce qu'une botte de jonquilles te
conviendrait?
Fermement, il l'obligea à se tourner vers lui, ses mains glissèrent le
long de son dos pour entourer sa taille et la pressèrent contre lui. Il la
regardait avec cette ironie teintée de tendresse qui n'appartenait qu'à lui.
Line savait que son ironie ne s'adressait pas à elle, mais à lui-même
uniquement. Il était probablement écartelé entre des sentiments
contradictoires, il la méprisait tout en la désirant encore et il se
méprisait de la désirer. Elle s'en indigna.
— Depuis ce matin, j'attendais quelque chose de ce genre, je me
demandais jusqu'à quand résisteraient vos bonnes intentions et vos
nobles principes. « Line, déclama-t-elle en parodiant sa voix de basse, je
te désire et tu me désires. Il nous reste quelque chose que nous pouvons
sauvegarder. Ne brusquons rien. » Et je vous ai cru ! Ce n'étaient que de
belles paroles! A présent, vous avez quitté ce registre. Nous en sommes à
« Line, viens partager mon lit. » Croyez-vous sincèrement que mes
intentions aient changé à ce point ?
Elle avait atteint un état de colère concentrée. La blessure qu'elle avait
reçue était trop profonde, elle ne trouvait de soulagement qu'en blessant
à son tour.
— J'ai le pouvoir de faire changer tes intentions, ma douce...
Il l'enlaça plus étroitement, attendant insolemment une réponse que le
corps trop sensible de la jeune femme ne saurait cacher , quand vint
cette réponse, il arbora un sourire triomphant.
— Tu vois bien, tu ne peux nier ton désir.
— Ai-je jamais songé à le nier? Déjà à dix-huit ans, je n'en ai pas fait
mystère. Mais vous me traitiez avec plus de respect, à cette époque. Vous
éprouviez pour moi bien plus que du désir, disiez-vous... De l'amour!
Nous pouvions attendre, nous avions toute la vie devant nous, notre
amour durerait toujours !... Toujours? Non, jusqu'à la minute où vous
avez vu cette odieuse peinture ! Montez donc dans votre maudite
chambre et faites la cour à mon image ! Offrez-lui une botte de
jonquilles!
— Elle ne les apprécierait pas...
Il enfouit son visage dans le creux de son cou et caressa doucement ses
courbes tendres.
— Tandis que toi...
— Moi ? Vous voulez dire, mon corps ? Oh ! certes, cela lui plairait,
mais ce n'est qu'un corps , ensuite, il ne resterait rien à sauvegarder.
Elle se libéra enfin de lui. La voix de Piers la poursuivit jusque dans le
couloir de la salle de bains :
— Sois gentille, ne fais pas trop de bruit en revenant, je déteste être
dérangé dans mon sommeil !
Quand elle s'éveilla au matin, elle était seule, elle se doucha et s'habilla
puis voulut remettre de l'ordre dans la pièce. Elle plia ses couvertures,
ramassa tout ce qui traînait à terre. Piers, semblait-il, s'habillait et se
déshabillait en laissant une traînée de vêtements derrière lui. Line se
consola en pensant qu'elle ne rangeait pas pour lui, mais pour Matty et
la femme de chambre qui venait chaque jour du village.
Hier soir, après son bain, elle s'était sentie déprimée. Je trouverai un
autre amour, se répétait-elle comme un leitmotiv. En vain. Elle n'en
désirait qu'un seul.
La banquette s'était révélée très dure mais pas plus que le lit de camp
dont elle s'était servie à la loge pendant que les matelas séchaient. Elle
était restée longtemps éveillée à contempler le feu dans la cheminée.
Comme il était tentant de se glisser à côté de lui dans le lit ! Elle dut
engager une terrible lutte contre elle-même pour rester sur la banquette.
A la fin, elle fut trop fatiguée pour ressentir le moindre désir, trop même
pour penser et le sommeil l'avait saisie alors qu'elle concluait amèrement
: « Les contes de fées ne se réalisent pas, du moins pas pour Line Frazer
MacArdh ! »
Le matin avait apporté son regain d'espoir. Elle dégringola l'escalier et
entendit la voix de Sheena dans le salon du petit déjeuner.
— Piers ! criait-elle. La solitude te rend sauvage. Tu ne peux pas faire
une chose pareille !
Line poussa la porte.
— Je vous dérange? demanda-t-elle suavement. Visiblement tout allait
mal. Sheena était en proie à une colère glacée qui menaçait de
submerger son remarquable sang-froid, Piers avait une figure de déterré
et Archie semblait souffrir d'une fameuse gueule de bois. Son teint gris
vira au vert amande quand Piers passa un plat d'œufs au bacon sous son
nez.
En désespoir de cause, Sheena se tourna vers Line.
— Je disais à Piers qu'il ne peut pas renvoyer Archie dans cet état ! Il
suffit de le regarder pour s'apercevoir qu'il est incapable de voyager ! Tu
es de mon avis, Line, n'est-ce pas?
— On dirait qu'il a le mal de mer...
Elle n'alla pas plus loin. Piers venait de jeter à travers la table une
enveloppe qui atterrit dans son assiette.
— Une lettre pour toi, grogna-t-il. Le facteur l'a apportée ici, sachant
que tu n'étais pas à la loge.
— Tout se sait dans le vallon !
Elle examina l'enveloppe — c'était l'une de celles qu'elle avait
dactylographiées pour Ruth avant de quitter Blackpool, mais elle
semblait bien mince. Un seul feuillet, estima-t-elle en coupant le rabat.
Un coup d'œil lui suffit pour prendre connaissance de la lettre qu'elle
replia rapidement pour éviter les regards indiscrets.
— Je dois téléphoner tout de suite, dit-elle en sortant de la pièce.
Ce n'était pas à proprement parler une lettre, un gribouillis plutôt qui
aurait pu être de la main d'un très jeune enfant. Les lettres en étaient
malhabiles, certaines étaient tracées à l'envers mais Line ne pouvait se
tromper sur leur sens : TELEFONE.
Ses mains tremblaient en composant le numéro. La feuille de papier
lui échappa. Piers qui l'avait suivie s'en empara aussitôt et fronça les
sourcils.
— Tu reçois des lettres anonymes ? demanda-t-il furibond. Dans son
émotion, Line se trompa et dut refaire le numéro.
— Non, c'est de Ruth, chuchota-t-elle, mécontente.
— Ça ? De Miss Ruth Lee ? Je ne te crois pas ! Il avança la main pour
prendre l'appareil.
— Elle ne sait ni lire ni écrire, expliqua Line hâtivement car elle
entendait la sonnerie, ce doit être important. Laissez-moi, voulez-vous ?
Ruth avait décroché.
— Tête-de-linotte, c'est toi ? Où es-tu ? Je n'ai pas arrêté d'appeler
depuis deux jours, j'ai même demandé à la demoiselle des réclamations
de faire le numéro pour moi au cas où je me serais trompée. Quelque
chose ne va pas ?
— Tout va bien, Ruth, dit-elle de son ton le plus rassurant, tout en
fusillant son mari des yeux. J'ai... j'ai eu une invitation que je ne pouvais
absolument pas refuser...
— Alors, il n'y a rien de grave, dit Ruth dont on put entendre le soupir
de soulagement. Tu m'as causé du souci, petite. Tu n'étais donc pas où tu
devais être, et j'espère que tu as pensé à aérer le cottage, je ne veux pas
dormir sur un matelas humide... Tu m'écoutes, Tête-de-linotte?
— Je m'occupe de tout, ne t'inquiète pas ! Cette anxiété était tout à fait
étrange de la part de
Ruth qui ne se tracassait jamais à propos de rien , « A quoi bon?
disait-elle, puisque je sais ce qui va arriver ! » Un léger frisson parcourut
le dos de Lina.
— Mais pourquoi cette lettre, Ruth ? L'hésitation qu'elle perçut dans le
ton de la vieille dame amplifia sa propre inquiétude.
— Je ne sais pas, marmonna Ruth. J'ai un peu trop pensé à toi, je
suppose.
— Range ta boule de cristal dans sa boîte, lança Line enjouée, et brûle
tes tarots, ils ne te valent rien.
— Je ne les ai pas regardés depuis que tu es partie. Mais j'ai fait
plusieurs rêves. Écoute-moi bien, Tête-de-linotte. Crois-en ce que je te
dis. Il y a un danger sur toi, un danger avec des cornes. Je l'ai vu !
— Alors peut-être ferais-je mieux de revenir tout de suite ? Cela
résoudrait la question. Je boucle mes bagages et je suis là dans la soirée,
qu'en dis-tu?
Ruth la sermonna.
— Tu ne dois pas partir, Tête-de-linotte. Tu dois rester là-bas comme
une bonne petite et veiller à ce que mon lit soit convenablement aéré.
— Et les cornes? s'écria gaiement Line. Sérieusement, Ruth de mon
cœur, il n'y a de cornes ici que sur la tête des daims et, en cette période
de l'année, aucun danger à craindre de ce côté...
— Veux-tu cesser de te moquer, petite effrontée ?
Tu vas transmettre au beau monsieur qui est à côté de toi un message
de ma part...
Line couvrit le récepteur de la main et regarda Piers.
— Ruth a des visions, souffla-t-elle. Elle a un message pour vous, du
moins je le suppose, car elle a dit « le beau monsieur qui est à côté de
toi».
— Seigneur! ronchonna-t-il. Encore une grand-mère « voyante » ! Il
faudrait monter une Amicale dans le vallon. Quel est le message ?
Line fit rapidement ses adieux à Ruth et raccrocha.
— Quelque chose au sujet de la roue de la fortune... Ruth me demande
de rentrer à la loge. Il faut que j'aère les lits. Êtes-vous d'accord pour que
je parte après le petit déjeuner ?
— Si tôt ?
Piers lui prit la main malgré elle.
— Dès que possible. Merci infiniment pour votre hospitalité , je n'aurai
pas l'hypocrisie de dire que j'en ai apprécié chaque instant mais je ne
peux en bénéficier plus longtemps, je ne suis pas payée pour rester ici.
Elle ressentit une petite déception quand il donna son consentement.
— Je te conduirai tout à l'heure. Cela te va? Line accepta son offre.
Pour contourner le loch, il fallait couvrir neuf ou dix kilomètres, elle
pouvait difficilement le faire à pied avec ses valises.
Quand ils arrivèrent, elle accepta également son offre de débiter du
bois d'allumage pour la cuisinière, d'alimenter les poêles en mazout,
d'allumer les feux et de tailler la haie devant la grille, pendant ce temps
elle ouvrait les fenêtres, remplissait les bouillottes et vaquait aux
rangements de la maison. Elle le retrouva une heure plus tard, sa
besogne achevée.
— Piers, je dois aller à Creevie. Ce n'est pas la peine que vous
m'attendiez si vous êtes pressé. Je vous suis très reconnaissante pour
votre aide.
Elle sortit sa Mini du garage et s'en fut. C'était bien ainsi, se
raisonnait-elle. Un jour elle pourrait le rencontrer sans ressentir ce coup
de poignard au cœur qui lui était familier depuis si longtemps. Elle
pourrait l'aborder en souriant comme à un vieil ami un peu oublié. Sa
propre naïveté lui arracha un rire sans joie.
Elle jeta un coup d'œil à la masse sombre d'Eilean Ardh défendant
l'autre rive du loch. Au sommet de la tour ronde, la haute fenêtre de la
Chambre renvoya un "rayon de soleil. Cela ne la concernait plus,
désormais. Elle était quitte de l'opération de sauvetage !
8.
Oui pouvait bien sonner ainsi ? Catriona ? Elle avait apporté la pièce
de tweed tissée pour Line et avait promis de revenir. Line, qui préparait
le déjeuner, passa rapidement ses mains sous l'eau et les essuya, puis
alla ouvrir. Ce n'était pas Catriona, et la vue de la Bentley verte rangée
devant la grille l'emplit de malaise. C'était Sheena, en tenue de voyage,
un vison miel négligemment jeté sur les épaules et un béret posé bas sur
l'œil.
— Bonjour, s'écria Line en s'efforçant de sourire. J'espère que vous ne
cherchez pas Piers, car il n'est pas ici.
Sheena ne fit pas mine de saisir l’allusion, elle resta immobile comme
pour montrer qu'elle tenait ce propos pour négligeable et la toisa de
toute sa hauteur. Line n'avait pas le choix, elle s'effaça à contrecœur.
Sheena entra d'un pas conquérant et s'assit dans le séjour en disant :
— Parfait, parfait. Viens donc et ferme la porte derrière toi, Linette.
Line ne ferma pas la porte , elle hésitait, ne sachant quel parti prendre.
— Voulez-vous du thé ? proposa-t-elle bravement avec le sentiment
que le moment critique était venu.
Piers s'était installé à la loge depuis trois jours, et les nuits avaient été
terribles. Durant la journée, il était absent la plupart du temps, il visitait
les fermes éparses dans la montagne pour superviser les travaux des
champs et discuter affaires avec son régisseur. Mais le soir, la maison
semblait se refermer sur eux et les emprisonner dans son intimité.
Comme il parlait peu, elle essayait désespérément de se persuader qu'il
n'était pas là, mais elle ne parvenait pas à faire abstraction de sa
présence. Il était une tentation vivante.
Sheena perçut le désarroi de Line et un léger sourire entrouvrit
fugitivement ses lèvres.
— Je suis venue te dire au revoir, Linette. Je pars pour Édimbourg.
Bien sûr, je serai de retour à temps pour le Premier Mai. J'espère que
d'ici là, tu auras compris ton intérêt — j'en suis certaine d'ailleurs.
— Mon intérêt ? Parlez plus clair, Sheena. Je suis une personne très
simple, trop simple pour saisir les sous-entendus. De quel intérêt parlez-
vous ?
Les narines aristocratiques de Sheena frémirent d'exaspération.
— De ton intérêt en bon argent palpable, pour dire les choses
crûment...
— ... comme c'est votre habitude...
— Ne m'interromps pas ! ordonna-t-elle.
Son masque impassible laissa voir un instant la hargne qui l'agitait.
— Il y a cinq ans, Linette, reprit-elle, j'ai commis une erreur,
parfaitement excusable au demeurant, l'ai compté sans le fantastique
entêtement de Piers. Oh ! Je n'ignorais rien de vos relations, mais j'ai cru
qu'une fois son caprice satisfait, votre petite histoire tournerait court —
je me suis trompée. Il t'a épousé, mû par un vieil instinct chevaleresque,
je suppose. Ce n'était pas ce que sa mère souhaitait pour lui et ce n'était
pas non plus ce que je souhaitais — ce l'était pas logique. Aussi m'étais-je
sentie pleinement autorisée à tenter de contrecarrer ses plans. Annie,
qui éprouvait pour toi un tendre sentiment, avait l'habitude de mettre
ton visage sur tout ce qu'il peignait — c'était une chance inespérée. J'ai
payé de bon cœur, pour le tableau lui-même et pour convaincre Archie
de raconter l'histoire que je lui ai soufflée. Cela m'a coûté une somme
rondelette, mais je ne l'ai pas regretté...
— Ce sont de vieilles histoires...
— ... que tu n'aurais pas dû réveiller. Tu es raisonnablement
intelligente...
— Merci, dit Line sèchement.
— Ne me remercie pas, je vois les choses à long terme, c'est ma nature.
Je suis d'abord et avant tout une femme d'affaires qui réussit et je ne
m'encombre pas de sentimentalité. Je pense qu'un mariage, tout comme
une transaction financière, doit avoir un fondement solide, c'est-à-dire
apporter un capital disponible pour faire face aux moments difficiles, s'il
y en a.
Sheena manifestait autant d'émotion que si elle avait soumis à un
comité directeur un projet d'implantation pour une nouvelle chaîne de
supermarchés. Line attendit sans l'interrompre. L'instant critique
approchait, elle éprouvait un pincement de peur à la base du cou.
— Archie m'a dit que tu as discuté ma proposition?
— Je l'ai rejetée !
— Cela démontre que j'avais raison de ne pas te prendre pour la petite
sotte que tu semblais être au premier abord. Archie est en mauvaise
santé, il n'en a plus pour longtemps. Je comprends ton calcul ,
naturellement, s'il lui arrivait quelque chose, la rente cesserait d'être
versée.
Le sentiment qui lui étreignit la gorge pouvait bien être de la haine,
pensa Line. Oui, c'était assez amer pour être de la haine.
— Est-ce de votre frère que vous parlez? Son destin vous laisse
indifférente ?
— Un peu. Archie est un frère plutôt encombrant, encombrant et
onéreux. Tu aurais dû être raisonnable et accepter mon offre.
Désormais, s'il se saoule à mort, en un sens ce sera ta faute, pas la
mienne. Tu n'aurais pas pu empêcher l'inéluctable mais tu aurais retardé
sa fin — il a toujours été entiché de toi.
— Oh ! non, gémit Line en faisant le geste de repousser une pensée
intolérable. Vous n'allez pas me reprocher l'état de santé d'Archie !
Sheena croisa ses chevilles, examina d'un œil critique ses chaussures
sur mesure et, ayant apparemment estimé qu'elles valaient leur prix,
gratifia Line d'un sourire fielleux.
— Oh ! non, chère petite, je ne te le reproche pas, ce serait inutile, tu te
le reprocheras assez toi-même, c'est dans ta nature. La pensée que tu
portes une responsabilité dans cette histoire te torturera toujours. Mais
passons. J'ai changé les termes de ma proposition. Tu ne seras pas tenue
de partir avec Archie. Tu recevras une somme d'argent en échange de
ton seul départ. Je suis disposée à me montrer généreuse — j'ai toujours
payé le juste prix pour ce que je voulais...
— Et que voulez-vous ?
— Je veux Piers, dit Sheena sans s'émouvoir. Il est à moi et je veux
qu'il me revienne ! Tu as eu cinq jours avec lui, dont trois en tête à tête
dans la loge, cela aurait dû lui suffire pour t'éjecter de sa vie. Je vous ai
fait cadeau à tous les deux de ce temps passé ensemble, j'estime que ce
fut magnanime de ma part, c'est pourquoi tu vas te montrer raisonnable
et accepter avec reconnaissance ce que je t'offre. Tu exprimeras cette
reconnaissance en t'abstenant de créer des problèmes quand ma banque
te contactera, facilite-nous les choses, nous ne voulons plus de
scandales.
Line se sentit perdue. Elle éprouvait une impression de suffocation,
comme si elle s'enfonçait une nouvelle fois dans le loch. Mais une voix en
elle lui triait de se reprendre, de rester calme.
— Vous avez des projets? s'entendit-elle demander.
— Naturellement. Puisque Piers veut développer le tourisme, je lui
donnerai la possibilité de le faire rationnellement. Par exemple, j'ai
étudié pour cette rive-ci du loch tout un programme de construction de
chalets, j'ai déjà pressenti dans ce but une entreprise spécialisée dans les
modèles norvégien ou suédois. Pas trop nombreux, il va de soi, je ne
veux pas gâcher la vue qu'on a depuis Eilean Ardh. Ensuite, je prévois la
construction d'une marina, où les yachts pourront mouiller tout l'hiver.
Mon équipe d'architectes aura pour consigne de respecter les formes
traditionnelles — je t'assure que Piers sera pleinement satisfait de mes
plans. Je compte aussi restaurer Eilean Ardh, le rendre à son état
premier, tu as certainement remarqué à quel point cette maison se
délabre. Elle réclame d'urgence une énorme injection de capitaux. Voilà
ce que, moi, je suis en mesure d'offrir à Piers — toi, que peux-tu pour
lui? Rester à ses côtés pendant que sa maison continue de s'écrouler
parce que, pas plus que lui, tu n'as d'argent pour y remédier ?
A mesure qu'elle parlait, la voix de Sheena avait viré à l'aigu, jusqu'à
devenir stridente. Line se sentait écrasée. Elle trouva néanmoins la force
de répliquer.
— Et si Piers se souciait peu de l'état d'Eilean Ardh, s'il trouvait son
bonheur dans une maison ordinaire ?
— Piers, vivre dans une maison ordinaire ! Une de ces maisons
truquées du village, avec leur patio minable, peut-être? Tu n'y penses
pas? Peux-tu sérieusement l'imaginer dans un tel endroit? En outre,
Eilean Ardh est le berceau de la famille, les MacArdh l'habitent depuis
des siècles. Partout ailleurs, il serait déraciné. Il ne pourrait pas être
heureux, et tu le sais. Allons, un peu de bon sens, accepte ma
proposition, si ce n'est pas pour toi, que ce soit pour lui.
Line prit une profonde inspiration.
— Je vais y réfléchir, murmura-t-elle.
— Bien.
Sheena se leva et tendit la main à Line, non pour la saluer mais pour
lui remettre une petite carte de visite.
— Voici mon numéro de téléphone. J'attends ton appel dans les
meilleurs délais, car j'aimerais passer rapidement à la réalisation de mes
projets.
Elle prit congé comme après une conversation mondaine. Line, les
nerfs brisés, secouée de frissons des pieds à la tête, s'effondra sur une
chaise, posa ses coudes sur la table et la tête dans les mains,
s'abandonna à ses sanglots. Elle n'avait jamais nourri beaucoup d'espoir
mais, secrètement, n'avait jamais non plus totalement désespéré. Elle
était résolue à se battre, pourtant elle se sentait impuissante devant les
calculs de Sheena, qui réduisait tout à des questions d'argent, comme si
les espoirs, les désirs pouvaient se monnayer.
Quand elle eut retrouvé un peu de calme, elle essuya les dernières
traces de larmes sur son visage et se confectionna du thé, dans lequel elle
ajouta une dose de whisky.
Que décider? D'une part, elle savait que Piers la désirait. Il n'avait
d'ailleurs pas essayé de le dissimuler — c'était évident dans le ton de sa
voix, dans sa façon de la toucher, dans son insistance à vouloir retrouver
quelque chose de ce qu'ils éprouvaient jadis l'un pour l'autre.
Sa propre rigidité à l'égard de Piers aurait cédé dès le premier jour si
elle avait été entièrement rassurée sur ses motivations, n'agissait-il pas
par orgueil ou pour tout autre mauvaise raison? Elle se posait encore la
question. Lui avait-il seulement dit qu'il l'aimait encore ?
D'autre part, Sheena devait s'inquiéter beaucoup, linon elle n'aurait
pas offert tant d'argent pour se débarrasser d'elle. Par inadvertance, elle
aperçut son reflet dans un petit miroir, des yeux gonflés soulignés de
larges cernes, des traces de larmes sur les joues, un teint terreux. « Tu es
à faire peur », dit-elle tout haut.
Elle souleva le couvercle de la marmite qui mijotait sur le feu, tout
allait bien de ce côté, le bœuf mode serait prêt pour le déjeuner. Elle
monta prestement pour s'arranger un peu.
Piers rentra à une heure précise, il eut un sourire imperceptible en
humant avec insistance l'odeur répandue dans l'entrée.
— Mais... Il me semble reconnaître le parfum de Sheena. Que voulait-
elle donc ?
— Vous, je présume. Elle partait pour Édimbourg, mais elle reviendra
pour le Premier Mai.
Elle posa la marmite sur la table dressée.
— Servez-vous, ne vous occupez pas de moi, j'ai mangé un sandwich
vers onze heures et cela m'a coupé l'appétit.
Un plan germait dans son esprit, confus encore, elle aurait aimé être
seule pour le mettre au point, mais auparavant, elle avait une question à
poser à Piers.
— A propos de notre... heu... opération de sauvetage, Piers...
Accepterez-vous d'avoir une épouse sans le sou ?
Piers qui venait de se servir une confortable portion, resta totalement
impassible.
— Dois-je comprendre que tu commences à me prendre au sérieux?
Aurais-tu fini de jouer avec moi?
Line, qui refoulait ses larmes, se sentait affreusement malheureuse et
vulnérable. Les dernières paroles de Piers aggravèrent son malaise.
— Si c'est ainsi, poursuivit-il, une petite flamme au fond des yeux,
puisque Sheena est partie, je propose que nous rentrions tous les deux à
Eilean Ardh ce soir, dès que j'aurai fini mon travail, et que nous
reprenions les choses là où nous les avions laissées il y a cinq ans.
Line croisa ses mains derrière le dos et les serra de toutes ses forces
pour s'empêcher de crier.
— Vous ne pensez pas que ce serait aller un peu vite? Il grommela
quelque chose en gaélique.
— Il faut battre le fer quand il est chaud, traduisit-il pour elle. Peut-
être, s'il avait abandonné son repas pour la prendre dans ses bras, se
serait-elle apaisée. S'il l'avait embrassée, elle lui aurait rendu son baiser
et oublié Sheena, oublié le monde entier, mais il n'en fit rien. Il lui sourit
simplement et continua à manger. Et quand il eut fini — elle constata
qu'il avait dévoré tout ce qu'il y avait sur la table — il lui donna une tape
amicale sur l'épaule et monta se changer.
Il redescendit au bout d'un quart d'heure , il avait troqué son jean et
son anorak contre un kilt, une chemise blanche et une veste de tweed
renforcée de cuir. Il ne toucha pas Line, il lui sourit seulement.
— Je vais à Gairloch, dit-il en se plantant les mains dans les poches,
comme s'il s'interdisait de l'effleurer. Nous avons reçu un message d'un
bateau qui a des ennuis mécaniques. Pendant mon absence, remplis tes
valises, mon cœur, et tiens-toi prête à partir.
— Ruth a dit...
— Ruth comprendra.
Line regarda la Land-Rover s'engager sur la route tandis qu'une voix
hurlait en elle : Non ! Pas comme ça ! Piers avait enfoncé crânement son
béret sur l'œil et il était parti sans un regard pour elle. Elle imaginait le
sentiment de triomphe qui devait être le sien. Comportement
typiquement masculin, enrageait-elle, égoïste et narcissique. Où est
l'amour là-dedans ?
Elle vola à l’étage, elle ne voulait plus pleurer, cependant elle tremblait
de détresse. Elle partirait, oui, mais pas pour Eilean Ardh. Elle irait
retrouver Ruth afin de lui expliquer sa situation puis se jetterait à corps
perdu dans un autre travail, dans une ville prospère où elle serait une
fourmi parmi des milliers d'autres fourmis. Peu à peu son plan se
précisait — ne pas prendre la Mini, ne pas emprunter le chemin de
Creevie, ne même pas marcher le long d'une route. Des yeux exercés à
voir loin, des yeux capables de distinguer un mouton à plus d'un
kilomètre n'auraient aucun mal à la repérer et on se passerait le mot.
Fuyait-elle de nouveau? Non, elle effectuait un repli stratégique. Tout
était préférable à ce que Piers lui proposait, si elle acceptait, elle
souffrirait le reste de ses jours.
Il y avait un moyen de s'échapper sans attendre l'obscurité, bien que ce
fût assez difficile. Partir au crépuscule, Piers ne pouvait être de retour
auparavant , couper par le bois de pins pour dépasser Glenardh, gravir la
pente de Beinn Ardh, contourner la montagne, se laisser glisser sur
l'autre versant, comme elle l'avait souvent fait autrefois, jusqu'à l'étroit
défilé entre Beinn et les hautes terres , le franchir et traverser la lande de
tourbe pour gagner la route allant de Creevie à Achnasheen. Ensuite elle
pourrait faire du stop jusqu'à Achnasheen où elle prendrait un car ou un
train vers Inverness.
Cela représentait une marche de quinze kilomètres, elle se donnait
quatre heures pour les couvrir, mais qu'arriverait-il si elle atteignait la
route trop tard pour être prise en stop ?
Elle pensa tout à coup à la petite ferme des MacNeill qui était à
environ trois kilomètres de la route, au bord d'un chemin. Les MacNeill,
trop âgés, avaient quitté l'endroit pour aller vivre avec leur fille mariée à
Ullapool , elle se rappelait l'avoir entendu dire à Piers. Il avait ajouté que
la fermette servait à présent d'abri pour les bergers en attendant de
trouver acquéreur. Ce qui signifiait que la maison était sèche, maintenue
en bon état, et que les bergers y laissaient probablement un minimum de
matériel pour assurer leur confort. Elle demeurerait là pour la nuit, elle
ne devait pas craindre de trouver la fermette occupée, il était trop tôt
dans l'année pour que les troupeaux aillent paître aussi haut.
Machinalement, elle lava les assiettes et rangea la cuisine, puis elle
monta dans sa chambre et retrouva les mêmes gestes que la première
fois, elle entassa dans un grand sac à bandoulière un jean, un chemisier
et du linge de rechange. Les événements se répétaient, mais cette fois ce
serait plus facile. Il n'y aurait pas de rochers aigus à franchir, et ce n'était
pas la peine de se hâter. Elle avait le temps de s'organiser
méthodiquement. Rien n'indiquerait même qu'elle fût partie
définitivement.
Elle se prépara de façon minutieuse, laissa sa chemise de nuit sur son
lit comme si elle comptait s'en servir et ses rares produits de maquillage
bien rangés sur la coiffeuse, elle ouvrit la penderie pour s'assurer qu'il
n'y subsistait aucun indice, enleva ses chaussures et s'étendit sur le lit.
Une randonnée de quinze kilomètres, alors qu'elle manquait
d'entraînement depuis cinq ans, risquait d'être exténuante, elle voulait
être dispose pour l'affronter.
Le soleil se couchait quand elle se glissa hors de la maison, avant de
sortir, elle avait eu l'idée de laisser un message en évidence sur la table,
en sorte que Piers ne puisse le manquer. « Suis en visite », disait le
message, qu'elle avait prudemment signé L. F. Cela le retiendrait un
moment, il s'assiérait et attendrait son retour. Elle eut un rire sans joie.
Un épais brouillard recouvrait toute chose, on ne voyait même pas
l'entrée du loch dont la surface absolument lisse semblait une immense
plaque de plomb fondu. D'Eilean Ardh lui parvint le son d'une
cornemuse. Old Jamie, le cornemusier des MacArdh, jouait de tout son
cœur une de ses compositions qu'elle identifia sans peine : Lamentation
pour un Prince. Jamie entonna ensuite une autre mélodie dont elle se
surprit à fredonner quelques paroles : « J'étais captive et suis libre à
présent. »
Les yeux de Line se voilèrent de larmes. Depuis toujours, elle était
captive de ce lieu, captive de Piers. Ils resteraient enracinés dans son
esprit et dans son cœur jusqu'à son dernier jour, indissolublement liés.
Elle ne serait jamais libre. Même si elle parvenait à trouver une certaine
forme de bonheur, même si elle vivait tant bien que mal dans le monde
extérieur, ses rêves la ramèneraient dans le vallon et son cœur pleurerait
ce qui ne pouvait être.
Le vent se leva, et un très ancien souvenir lui revint, une phrase
d'oncle Fergie : « Air calme, eau tranquille, reste à la maison. » Elle se
rappela la surface unie du loch, le son clair de la cornemuse et tritura
anxieusement la fermeture de son anorak. Il n'y avait pas un souffle d'air
quand elle avait quitté la loge, tout était trop calme, comme si le vallon
tout entier était suspendu dans l'attente d'un événement imminent. Le
vent lui fouetta le visage quand elle sortit du couvert des pins. Elle
commença néanmoins l'ascension de la pente. L'orage se préparait
certes, mais il n'était pas encore en vue. « Mon Dieu, faites qu'il n'éclate
pas tout de suite ! » Elle se demanda avec angoisse s'il était vraiment
utile de prier.
Avant même qu'elle eût contourné le contrefort de Beinn Ardh, l'orage
était sur elle , d'énormes nuages masquèrent la lune, sa torche électrique
se révélant insuffisante, elle ne progressa plus que très lentement. Elle
était presque à mi-chemin de la fermette, elle avait mis un peu plus de
deux heures pour couvrir huit kilomètres. Devait-elle faire demi-tour ?
Elle calcula qu'il serait plus avantageux de poursuivre sa route.
Tout à coup, son pied glissa sur l'éboulis et elle roula jusqu'en bas de la
pente, pour aboutir dans le ruisseau gonflé de pluie qui coulait au fond
du défilé. Elle sortit de l'eau à grand-peine et se hissa sur le talus,
frissonnante, cherchant à s'abriter de la pluie en rafales. Elle était
trempée jusqu'aux os. Comme il n'y avait aucun endroit où s'abriter, elle
s'attaqua avec une détermination farouche à l'escalade de la paroi à pic,
trouvant à tâtons des prises pour ses pieds et ses mains, dans l'obscurité,
afin de ménager sa torche.
La pluie violente avait déjà transformé la lande en un bourbier où elle
s'englua sans pouvoir s'orienter. Elle avançait péniblement, la pluie et le
vent lui fouettant le dos — de cette façon, elle savait qu'elle se trouvait en
gros dans la bonne direction. Elle trébucha dans un fossé et quand elle
réussit à s'en extraire, elle se trouvait sur la route, elle était allée trop
loin et avait manqué la fermette.
Il était cependant plus facile de marcher sur la route et, à cinq cents
mètres environ, elle trouva le sentier qui menait à la maisonnette, avec
un soupir de soulagement, elle s'y engagea, face au vent qui soufflait en
tempête.
... Une fois la porte fermée sur elle, elle n'eut plus qu'une idée,
s'écrouler n'importe où et mourir. Il y avait pourtant plus urgent,
d'abord allumer un feu, puis se mettre à la recherche de l'indispensable.
Elle eut une pensée désolée pour le plat qu'elle avait refusé au déjeuner,
dont l'évocation la fit défaillir.
La pile de sa torche était presque épuisée mais lui permit néanmoins
de dénicher une bougie, des allumettes dans une boîte métallique, du
thé, du sucre, deux grands bols, une cuiller et une boîte non entamée de
lait condensé. Sur le manteau de cheminée rehaussé à l'ancienne, elle
trouva une lampe à pétrole qu'elle agita doucement, elle sourit en
constatant qu'elle était pleine. Elle alluma la mèche et découvrit que ce
qu'elle avait pris pour un tas d'ordures dans le foyer était en fait du petit
bois et un seau de tourbe prêt à l'emploi.
Elle remplit la bouilloire d'eau de pluie qu'elle tira d'un tonneau placé
à l'extérieur et quand le feu ronfla gentiment, elle examina le reste de la
maison. Elle n'avait que deux pièces, celle où elle se trouvait était la
pièce commune, la plus grande. Une alcôve fermée occupait l'autre, elle
souleva le lourd rideau poussiéreux, et eut la surprise de ne pas y trouver
de lit. On l'avait ôté et remplacé par une mince paillasse posée à même le
sol et deux grossières couvertures de laine. Ce serait quand même plus
confortable que de passer la nuit sur le plancher.
Elle but une tasse de thé, sans lait parce qu'elle n'avait rien trouvé
pour ouvrir la boîte, se déshabilla, suspendit ses vêtements mouillés sur
une corde tendue au-dessus du foyer , elle s'enroula dans l'une des
couvertures puis, traînant la paillasse derrière elle, l'installa en face du
feu, elle s'y étendit et tira sur elle l'autre couverture. Il n'y avait pas
d’oreiller, un sourire lui vint aux lèvres à l'évocation d'une histoire déjà
ancienne, celle d'un jeune chef boy-scout qui avait conduit sa troupe en
France. C'était l'hiver, dans un chalet de montagne, le confort était
rudimentaire, la fatigue générale, et tout le monde grognait parce qu'il
n'y avait pas d'oreillers. Le jeune garçon avait confectionné une énorme
boule de neige, l'avait tapotée pour lui donner la forme adéquate et
s'était endormi dessus.
Quant à elle, aucun oreiller au monde, si moelleux fût-il, ne lui aurait
alors permis de trouver le sommeil. Elle était pourtant dans un état de
fatigue proche de l'épuisement. Son esprit fonctionnait à toute vitesse, et
certaines pièces de son puzzle personnel se mettaient enfin en place, le
tableau ainsi assemblé la rendit atrocement malheureuse.
La première fois qu'elle avait pris la fuite, malgré son épouvante, était
resté chevillé au plus profond d'elle-même l'espoir insensé que Piers
viendrait à sa recherche. Naturellement, elle ne l'aurait admis pour rien
au monde, mais pendant les cinq années passées, ce sentiment l'avait
toujours habitée, l'espoir ténu qu'il la retrouverait et que tout
s'arrangerait, qu'ils seraient à nouveau réunis malgré tout. Cette fois
c'était différent, tout espoir était mort. La dernière petite lueur s'était
éteinte quand elle avait quitté la loge. Cette fois, elle avait tranché dans
le vif pour se libérer, sans retour possible. Cette pensée ne lui apportait
ni réconfort ni satisfaction.
119.
— Line...
Un doigt tapotait gentiment sa joue... C'était le matin, il était encore
très tôt à en juger par la faible lumière, et Piers se tenait à côté d'elle
avec un bol de thé. Elle lui sourit sans y penser puis s'avisa de la sévérité
de sa bouche. Cela lui donna froid au cœur, et elle ne put empêcher ses
mains de trembler en prenant la tasse qu'il lui tendait. Qu'avait-elle
encore fait de mal ?
— Ainsi, dit-il sourdement, Archie avait menti?
Line souleva juste assez le nez de dessus son bol pour dire « oui » et l'y
replongea aussitôt.
— Pourquoi ne me l'as-tu pas dit ?
— Vous n'êtes pas le seul à avoir de l'orgueil. J'en suis pourvue moi
aussi. Archie mentait, et c'est lui que vous avez choisi de croire — si votre
confiance en moi était si fragile, à quoi bon continuer...
— Si tu n'avais pas pris la fuite, j'aurais découvert la vérité par moi-
même...
Line secoua tristement la tête.
— Comment aurais-je pu le savoir? Souvenez-vous que je n'ai pas eu
de mère pour m'informer — seulement oncle Fergie qui n'était pas très
efficace pour expliquer les choses de la vie. Il a essayé une fois, il était si
touchant ! Cela lui était horriblement difficile, et je n'étais pas plus
renseignée après son exposé qu'avant. Il répétait comme un refrain : «Tu
comprends de quoi il s'agit, ma petite enfant »... J'étais encore
totalement ignorante au jour de mon mariage. C'est seulement
longtemps après que j'ai appris certaines réalités en consultant un livre.
Encore n'était-il pas très documenté.
— Quand nous nous sommes mariés, tout ce que j'ai pu voir ce jour-là
dans vos yeux, c'était la défiance. Comment l'aurais-je supporté ? Vous
ne me faisiez plus confiance. Tout était sali, gâché...
— Et tu t'es enfuie... Mais la nuit dernière, Line, tu t'es sauvée une
seconde fois. Pourquoi?
Line garda le silence. A présent, elle lisait sur le visage de Piers
chacune de ses pensées comme dans un livre ouvert , elle en interprétait
toutes les émotions, à des signes légers, un froncement de sourcils, un
demi-sourire, une lueur dans les yeux. Comment avait-elle pu trouver ce
visage impénétrable ? Elle se le demandait avec étonnement. A moins
que des antennes ne lui soient poussées pendant la nuit?
— Pourquoi ? répéta Piers.
Comme elle se taisait obstinément, il risqua :
— Est-ce à cause d'une parole que Sheena a dite quand elle est venue
hier matin ?
— Oui, souffla-t-elle.
Ce n'était qu'hier ! Il lui semblait qu'il y avait des siècles de cela.
— Alors je sais de quoi il s'agit, dit-il amèrement. C'est cette vieille
histoire, où il entre assez de vérité pour qu'on la croie vraisemblable. Je
suis pauvre, c'est bien cela ? Je m'accroche à ma maison et à mon
domaine en tirant le diable par la queue. Il me faut une épouse fortunée
pour aplanir des difficultés que je ne pourrais surmonter à moi seul. Elle
t'a sans doute exposé ses projets pour le vallon — les chalets, la marina
pour les yachts et autres merveilles ?
— Il en a été question.
— Tout n'est pas entièrement faux, dans cet amas de balivernes. Il est
certain que je ne suis pas riche, mon cœur , je ne peux pas t'envelopper
de visons sauvages ni te couvrir de diamants, mais je ne suis pas pauvre
non plus...
— Que dites-vous, Piers, vous savez parfaitement que je ne veux rien
de tout cela, s'écria-t-elle fièrement, que je n'y ai même jamais pensé !
Mais -Sheena peut vous donner tellement, vous rendre la vie matérielle
si facile...
— M'acheter, tu veux dire ? Mon Dieu, Line, pour qui me prends-tu?
Je ne désire ni Sheena ni sa fortune, j'ai la femme que je veux et je
possède assez d'argent pour l'entretenir dans un luxe modeste. Le vallon
se suffit à lui-même, bien plus, il a commencé A enregistrer de petits
bénéfices...
— Arrêtez, Piers. Je le répète, je ne veux ni visons ni diamants, cela
m'importe peu. Je désire uniquement...
— Je sais ce que tu désires, mon amour, murmura-t-il en la regardant
tendrement. Tu désires que nous nous aimions, que nous vivions
ensemble... Eh bien, figure-toi que je désire exactement la même chose
que toi !
— Comment avez-vous su pour les chalets et le reste? demanda-t-elle,
méfiante encore.
— Oh, c'est que j'en ai très souvent entendu parler! J'ai refusé
autrefois et je refuserai aujourd'hui. Je ne pourrais pas épouser une fille
comme Sheena , de toute façon, j'ai choisi la femme qui me convient, et
je suis parfaitement heureux avec elle — je l'aime. Je me suis conduit
absurdement dans le passé, je l'ai perdue un temps, mais je l'ai retrouvée
et je ne la laisserai plus jamais partir.
— Pourtant, Sheena et vous avez été fort intimes, protesta-t-elle.
Souvenez-vous, la clôture des daims, la plage de Gairloch... Je n'étais
qu'une petite fille à l'époque, mais on en a suffisamment parlé...
— J'étais jeune aussi et je n'avais aucune expérience, plaida-t-il.
Comment aurais-je pu me douter qu'une petite écolière casse-cou était
en train de grandir et d'investir mon cœur ? Quant à Sheena, elle était
largement consentante , je croyais qu'elle avait compris qu'il s'agissait
d'une aventure sans lendemain. Or, ce flirt m'a valu des tas d'ennuis. Ma
mère, qui trouvait Sheena absolument parfaite, la poussa dans mes bras
et encouragea ses vues sur moi. Pendant ce temps, tu grandissais, une
paire d'immenses yeux bleus et une tendre bouche ronde de bébé
m'habitaient déjà, s'interposaient sans cesse entre le monde et moi...
Line, je me doute que tu dois avoir faim , il serait raisonnable que nous
rentrions au vallon, mais j'ai terriblement faim moi aussi — j'ai faim
depuis cinq années. Refuseras-tu un homme mourant de faim ?
— Non, chuchota-t-elle contre sa bouche implorante. Elle sentit ses
bras se refermer sur elle.
— Line..., soupira-t-il contre sa joue. Ma chérie, tu as tant à me
pardonner...
Line le contemplait avec tendresse. Elle éleva la main vers son visage
que ses doigts effleurèrent délicatement, en s'attardant sur le menton
non rasé.
— Chéri, ce n'était pas ta faute.
— Oh si ! Je te désirais depuis si longtemps ! J'étais épouvanté à l'idée
que tu puisses rencontrer quelqu'un de ton âge, quelqu'un qui ne serait
pas trop vieux pour toi. Je hantais anxieusement l'hôtel où tu travaillais,
tellement j'avais peur qu'un galant ne passe et ne t'enlève. J'ai été
égoïste, je n'ai écouté que mon amour, que mon besoin, je ne t'ai pas
laissé le temps de grandir, je n'osais pas en prendre le risque, même en
sachant pertinemment que tu n'étais pas prête. J'aurais pu saisir ma
chance et te faire l'amour, seulement je craignais de t'effaroucher, tu
étais tellement innocente...
— Je t'aimais, dit Line en le regardant droit dans les yeux. Je t'aurais
tout donné, si tu l'avais demandé. Je t'aimais depuis toujours. J'ai essayé
de m'en empêcher, quand j'étais petite fille, mais c'était au-dessus de
mes forces. Tu n'avais rien à craindre, je ne voyais que toi. Un autre
homme? Tous les autres étaient transparents pour moi. Mais j'ai été
lâche, quand tu m'as accusée, j'ai fui. Peut-être, si j'avais été moins jeune
et moins ignorante, ne l'aurais-je pas fait... Je ne pouvais supporter ton
mépris, ta haine. J'aurais accepté n'importe quoi, excepté cela. En
dehors de toi, il n'y a eu aucun autre homme dans ma vie, jamais.
— J'étais dévoré de jalousie, dit-il en la serrant étroitement. Avec mon
caractère violent, cela a suffi à m'égarer. J'ai vu ce portrait et j'ai cru
devenir fou...
— Ce n'était pas moi, sourit-elle, en effaçant du doigt les rides
soucieuses de son front. Enfin, c'était mon visage, Archie aimait le
peindre, il disait qu'il Était Renaissance, mais de ce tableau, c'était tout
ce qu'on pouvait m'attribuer. Je n'ai pas pu supporter ta colère, elle
détruisait mon bonheur — ce bonheur trop grand, trop beau pour moi. Il
n'était pas permis d'être aussi heureuse, je le voyais bien, les rêves ne se
réalisent pas. Alors, je me suis sauvée...
— J'ai essayé de te retrouver, mais c'était comme si tu avais disparu de
la surface de la terre. J'ai poussé mes recherches jusqu'à Inverary, en
vain. Quand tu es revenue, mes vieux démons m'ont assailli, la jalousie
m'a torturé de nouveau. Je te désirais et je désirais aussi te blesser — ce
sacré bikini, quel supplice pour moi !
— Il était plutôt mignon, non?
— Il était indécent. Tu as eu de la chance que je ne t'aie pas violée sur-
le-champ.
Line s'écarta un peu de lui et drapa sa nudité dans la couverture.
— C'aurait été mieux, finalement, railla-t-elle de son air le plus
malicieux.
— Coquine, sourit-il en l'enveloppant de ses bras, couverture
comprise.
Elle se dit qu'il faudrait beaucoup de temps et beaucoup d'amour pour
que s'efface chez tous les deux le souvenir de ces cinq années passées
l'un sans l'autre.
— Ce jour-là, je me suis même demandé si je n'allais pas te garder
dans la Chambre, poursuivit-il. Je voulais t'enfermer dans un lieu sûr où
j'aurais été seul à te voir. Mais je n'ai pu m'y résoudre. Tu étais terrifiée ,
tu le cachais bien, mais je respirais la peur sur toi., comme la nuit où
nous avons dormi dans le même lit. C'était l'enfer...
— Une épée entre nous... Si quelqu'un nous avait écoutés, il nous
aurait pris pour des déments tous les deux. Piers, nous ne sommes pas
fous en ce moment, dis-moi ?
— J'ai peur que si. Quel couple serait assez fou pour passer une nuit ici
alors qu'une très bonne chambre d'hôtel l'attend ?
— Une chambre d'hôtel ? Pourquoi ? Quelque chose lui échappait...
Elle s'agita, cherchant à préciser son souvenir.
— Piers, comment as-tu eu l'idée de venir droit ici, et pourquoi
appelais-tu de Gairloch? Que se passait-il donc ?
— Venir droit ici ? Il était raisonnable d'imaginer que tu chercherais
un abri, il fallait que tu passes la nuit quelque part et c'était le seul
endroit possible. Une fois que j'ai compris dans quelle direction tu étais
allée — et j'aurais dû te battre pour avoir couru un pareil risque — c'était
facile. Je ne pensais pourtant pas que tu tenterais quelque chose d'aussi
téméraire que cette longue marche par un temps menaçant. Je t'effrayais
donc encore tellement?
— Non. Mais je voulais que tu puisses choisir librement entre moi et
l'argent...
— Ce choix, je l'ai déjà fait il y a cinq ans, mon cœur. Non, il n'y avait
pas d'alternative, toi seule représentais tout ce qui m'importait. Quand je
pensais à toi la nuit dernière, j'étais mort d'inquiétude. Tu aurais pu
tomber...
— Je suis tombée, avoua-t-elle. J'ai glissé sur l'éboulis, toute la pente
jusqu'en bas et j'ai abouti dans le ruisseau...
— Tout cela pour t'épargner une nuit avec moi ? s'étonna-t-il, les yeux
tendrement moqueurs. J'ai coupé par la route pour te rejoindre, j'ai vu la
lumière dans la maison et j'ai volé jusqu'ici. Je m'étais fait à l'idée que
nous étions sur le point de tout réorganiser dans notre vie. Je pense que
je n'aurais pas pu supporter un jour de plus l'atmosphère pénible où
nous vivions à la loge.
— Et les appels téléphoniques, c'était pour me surveiller ?
— En un sens, oui, admit-il. Tu avais pris les choses beaucoup trop
calmement pour mon goût et je me méfiais. Mais ce n'était pas le
principal. Je voulais le savoir en sécurité loin de la loge et que tu
demeures dans le village jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucun danger.
J'avais déjà envoyé Matty et Old lamie à Glenardh. Oh! c'est vrai,
j'oubliais, tu ne savais rien du tout, n'est-ce pas ?
— A propos de quoi ?
— De la mine. Hier après-midi, une mine flottante a été repérée en
mer, mais le temps était bouché, il y avait beaucoup de brouillard
alentour et on l'a perdue de vue. Notre bateau a capté le message-radio
et on a calculé que, étant donné le courant, la dérive et la marée, l'objet
avait toutes chances d'atteindre la côte à proximité du loch. Cette mine
pouvait causer un désastre là où elle atterrirait, le vent et la marée
pouvaient même l'apporter droit dans le loch, comme c'est déjà arrivé il
y a environ vingt ans. De par sa position, j'ai pensé que le village serait
l'endroit le mieux protégé... Chérie, je n'en ai pas très envie, mais il faut
absolument que nous partions pour voir ce qui se passe dans le loch.
Habille-toi, veux-tu?
Line acquiesça. Elle jeta tout de même un coup d’œil circulaire plein
de nostalgie à la pièce misérable. Ici, elle avait connu le paradis et elle
aurait aimé y rester plus longtemps. Ici, elle avait trouvé un bonheur
plus grand que tout ce qu'elle avait jamais rêvé, c'était le plus bel endroit
du monde, mais le monde venait frapper à sa porte. Elle soupira,
chercha des vêtements dans son sac. Elle enfila aussi son anorak, contre
le froid du matin.
Ils étaient déjà à mi-chemin de Creevie quand elle éclata de rire. Piers
l'interrogea du regard.
— J'ai oublié mes vêtements mouillés, expliqua-t-elle. Je les ai laissés
sur le fil au-dessus du feu. J'imagine ce que pourrait penser le berger
solitaire, peut-être pudibond, qui trouvera un jean, une chemise et
quelques frivolités suspendues là !
A la pointe du vallon, Piers arrêta la voiture pour scruter
anxieusement la surface du loch. Toute trace d'orage avait disparu, le ciel
était d'un bleu clair sous le soleil du matin et le loch étincelait, couronné
de pins vert sombre. Le village de Glenardh semblait encore endormi, il
n'y avait aucun mouvement sur la jetée. Plus loin, de l'autre côté de l'eau,
elle apercevait la loge, blottie comme une maison de poupée sous les
arbres , et en contrebas, apparut la formidable masse noire d'Eilean
Ardh. Elle entendit le soupir de soulagement de Piers. Elle aussi se
sentait rassurée. Tout allait bien, il n'était rien arrivé de fâcheux au
vallon bien-aimé de Piers. Il lui vint une pensée saugrenue.
— La mine, Piers, c'était ce à quoi Ruth faisait allusion en parlant d'un
« danger avec des cornes ». Tu sais, elle a souvent raison. Tu n'en es
sûrement pas convaincu — tu es trop raisonnable...
— La nuit dernière, je n'étais pas d'humeur à être raisonnable, je
maudissais chaque minute qui s'écoulait loin de toi, je ne voulais penser
qu'à toi, je priais de tout mon cœur pour avoir une seconde chance. La
prédiction de Ruth ne m'a pas effleuré. J'agissais comme un automate
tout en imaginant ce que je dirais, ce que je ferais pour te convaincre,
pour te garder. J'ai même eu l'idée généreuse de ne plus te bousculer, de
te laisser le temps de mûrir ta décision. Belle résolution ! Elle n'a pas
tenu longtemps. Un seul regard à ton petit visage blanc de terreur, et elle
s'est envolée Line, je ne t'effraierai plus jamais, je te le promets. Nous
allons rentrer Chez nous, allumer un feu de joie avec cette maudite
peinture, et je passerai le reste de ma vie à te faire oublier chaque
parcelle de chagrin et d'angoisse que je t'ai infligée... Nous allons nous
consacrer l'un à l'autre pendant plusieurs jours, nous n'y serons pour
personne ! Quand ton amie Ruth arrivera, nous lui trouverons une jeune
fille du village si elle souhaite avoir de la compagnie à la loge — je ne te
laisserai plus jamais partir.
Il lui mit sa main dans la sienne, reposa sa tête sur son épaule et ferma
les yeux, au comble du bien-être.
— Non, mon chéri, murmura-t-elle, ne me laisse plus jamais partir, et
s'il te plaît dépêche-toi, j'ai e n v i e de rentrer à la maison.
Elle ouvrit les yeux sur le vallon et son regard était autre. Eilean Ardh
ne lui semblait plus sombre ni hostile, mais solide, sécurisante, et même
accueillante.
On se sent chez soi où le cœur habite, le sien habitait ici depuis si
longtemps, en la personne de Piers! Quand elle était partie, son cœur
était resté ici. Elle était revenue, elle lui avait rendu son corps engourdi,
pour être à nouveau tout entière — pour aimer et être aimée.
Sheena pourrait-elle troubler son bonheur? Non, elle ne le pensait pas.
Elle se rappela qu'elle mourait de faim. Son estomac se fit entendre et
Piers lui jeta un coup d'œil amusé.
— Première chose, dit-il avec emphase, prendre un petit déjeuner. Il
faudra sans doute le préparer nous-mêmes, car Matty doit dormir
encore quelque part dans le village.
— Nous ferons face, s'écria-t-elle gaiement. Ensemble, ils pouvaient
affronter n'importe quoi.
Même Ruth !