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MIDEO 21 (1993) IMME 0, 24( 1933) p.2ee-289 G, 3. 23 RECIT, MYTHE ET HISTOIRE CHEZ TABARI. UNE VISION MYTHIQUE DE L’HISTOIRE UNIVERSELLE! par Claude GILLIOT Tabari est trés souvent cité comme source, aussi bien pour Pexégése comnidte que pour Vhistoriographie musulmane, mais on oublie que son cuvre s‘inscrit dans un projet global, si bien que, découpée en morceau et en citations, elle perd de son unité. Il est donc nécessaire de rappeler deux faits avant de traiter le sujet annoncé. 1) Remarques générales sur Phistoriographie jatirienne 1. Tabari n’était pas seulement un exégete et un historiographe, il était aussi théologien-juriste et traditionniste, comme en témoignent ses ouvrages, dont 'a plupart ne nous sont pas parvenus?. Sa production comme traditionniste nous met plus directement en relation avec notre sujet. Elle apparait non seulement dans ses Annales et dans son Commentaire coranique, mais aussi dans son Tabdbib alathér qu’il n’a pas achevé, mais dont le. fragments retrouvés ont été édités récemment?. Une partie des traditions rapportées se fetrouvent dans Histoire, dans le Commentaire et dans le Tabdhih al.atbor (Correctio|Emendatio monumentorum| et c'est assez dire dé combien cette Production écrite est unifige, malgré Papparence éclatée des récits transmis. 277 278 CLAUDE GILLIOT 2, La deuxiéme remarque, c'est que notre théologien-juriste, exégete et traditionniste est né i Amul au Tabaristan. Comme théologien originaire de cette région au sud de la Caspienne, il était tout désigné pour accorder l'islam ct ran, et c'est ce qui appert dans ses Annales. De méme que les Israélites avaient eu le prophétisme, de méme les Perses ont recu la royauté de Dieu, Fonction prophétique et royauté convergent dans le califat instauré par Dieu. Uhistoire des Israélites et des Perses est présentée synchroniquement dans les Annales. A cété d’Adam, le premier homme mythique, se dresse le premier roi Gayiimarth (Jaydmart Gayémart), dont Tabari nous dit que certains savants persans prétendent que c'est Adam lui-méme’. A Phistoire de Salo- mon, fait suite celle de Ardashir. La présentation de histoire des Sassanides se rattache a celle de Jésus et des Byzantins et conduit a la Vita Mahometé, le but de histoire et de ’Empire musulman, nouveau centre du monde fa Comparer avec trois autres historiographes d'origine persane ou descendants lointains de Persans: Ibn Qutayba (m. 276/889), al-Ya'qabi (m. 377/987) et ad-Dinawari (vers la fin du III/IXe S.), tespectivement K. al-Ma‘arif, Ta'rikh, al- Akbbar at-tiwal. Il) Mythes des nations et preparatio prophetica Ce que nous voudrions montrer ici, en nous appuyant sur des versions multiples de certains mythes, c’est comment Tabari aboutit a une interpréta- tion générale de histoire, considérée comme histoire du salut. Nous Pavions déja fait dans le dernier chapitre de notre thése qui était consacré a son toterprétation de Coran 2, Bagara, 258-60 qui nous présente Papologue du croyant et du potentat mécréant, l’apologue de la cité détruite et du dormant miraculeux et enfin ’apologue des quatre oiseaux. Nous voudrions aller plus loin aujourd'hui 4 propos d’un passage de ses Annales qui concerne Biwarisb ou al-Azdahaq (az-Zohaq), le Dahhak des Arabes*. Le texte de Tabari, fait de traditions avec des chaines de garants et de récits qui en sont dépourvus, se divise en trois parties: 1. Phistoire de Biwarasb/ad-Dahhaks; 2. histoire de Noé et la table des nations’; 5. retour au récit sur ad-Dahhak, surtout d’aprés les chroniqueuss persans, avec sa défaite par Féridoun’. Tabari souligne le lien qui existe selon lui, entre Biwarasb et Noé: «Si nous RECIT, MYTHE ET HISTOIRE CHEZ TABARI 279 avons relaté ici histoire de Biwarasb, c'est parce que certains prétendent que Noé vivait 4 son époque. En fait, Noé lui fut envoyé ainsi qu’aux habitants de son royaume qui lui obéisssaient et qui le suivaient, en dépit de son arrogance Catun) et de son insubordination (tamarrud) 4 Vendroit de Dieu. Et nous avons relaté la bonté de Dieu l’égard de Noé et le secours qu’il lui apportait, Parce que celui-ci obéissait 4 son Seigneur et se montrait patient malgré les maux et les choses déplaisantes qu’il endurait de lui en ce monde. Ainsi Dieu Te sauva, lui et le peuple qui croyait avec lui et qui le suivait. Dieu fit résider sa descendance en ce monde, il fit de son nom un sujet de louange pour toujours et lui réserva auprés de lui dans l'autre monde un séjour de plaisir et de jouissance. 1! anéantit les autres parce qu’ils lui avaient désobéi et pour fruit de leur insubordination et de leur opposition a son ordre. Il les priva de 's jouissance. Il ft d’eux une lecon et un exemple pour ceux qui vinrent aprés, leur faisant endurer le chatiment pénible qu’il leur avait réservé»?, Tabati apparait ici de fagon claire comme le continuateur de chroniqueurs musulmans qui ont essayé de relier Phistoite ancienne de deux peuples bien connus d’eux, les Juifs et les Persans, afin de produire une histoire unifiée de la révélation qui doit culminer dans la révélation musulmane et dans Phistoire du califat. On retrouve dans ce passage quelques-uns des grands traits des récits mythico-historiques de ensemble de ces sections: ~ Lopposition entre la figure du porentat tyrannique et celle du prophéte avettisseur, ou encore entre la génération corrompue et la génération soumise 4 Dieu et exécutrice des ceuvres de bien. ~ Le théme de la table des nations, avec un essai de classement mythico- historique entre les peuples. ~ Une présentation des peuples en fonction de leurs mérites qui reviennent toujours a des facteurs étiologiques: c'est 4 cause de telle faute ou de tel acte bon qui se place ab origine que les peuples sont bons ou mauvais, Evidem- ment, les Arabes auront la bonne part. ~ En filigrane, bien que non nommé, se profile toujours la figure exem- Plaire du lien nodal de Phistoire, Muhammad, Prophite avertisseur qui eut a ener le combat contre la force tyrannique. A tel point que Noé, qui dans la tradition biblique n'est pas présenté comme un avertisscur, est considéré comme tel dans le Coran. Il y a la une rétroprojection de Pexpérience musulmane sur les figures des patriarches antérieurs, 278 CLAUDE GILLIOT 2. La deuxiéme remarque, c'est que notre théologien-juriste, exégéte et traditionniste est né a Amul au Tabaristan. Comme théologien originaire de cette région au sud de la Caspienne, il était tout désigné pour accorder Pislam et VIran, et c'est ce qui appert dans ses Annales. De méme que les Israélites avaient eu le prophétisme, de méme les Perses ont regu la royauté de Dieu. Fonction prophétique et royauté convergent dans le califat instauré par Dieu. histoire des Israélites et des Perses est présentée synchroniquement dans les Annales. A cété d’Adam, le premier homme mythique, se dresse le premier roi Gayiimarth (Jayimart Gayémart), dont Tabari nous dit que certains savants persans prétendent que c'est Adam lui-mémet. A Phistoire de Salo- mon, fait suite celle de Ardashir. La présentation de Phistoire des Sassanides se rattache a celle de Jésus et des Byzantins et conduit a la Vita Mahometa, le but de histoire et de Empire musulman, nouveau centre du monde [i comparer avec trois autres historiographes d’origine persane ou descendants lointains de Persans: Tha Qutayba (m. 276/889), al-Ya'qibi (m. 377/987) et ad-Dinawari (vers la fin du IIT/IX* s.), respectivement K. al-Ma'arif, Ta'rikh, al-Akbbar af-tivil}. Il) Mythes des nations et preparatio prophetica Ce que nous voudrions montrer ici, en nous appuyant sur des versions multiples de certains mythes, c'est comment Tabari aboutit 4 une interpréta- tion générale de Phistoire, considérée comme. histoire du salut. Nous Pavions déja fait dans le dernier chapitre de notre thése qui était consacré a son interprétation de Coran 2, Bagara, 258-60 qui nous présente apologue du croyant et du potentat mécréant, apologue de la cité détruite et du dormant miraculeux et enfin ’apologue des quatre oiseaux. Nous voudrions aller plus loin aujourd’hui 4 propos d’un passage de ses Annales qui concerne Biwarisb ou al-Azdahaq (az-Zohaq), le Dahhak des Arabes’. Le texte de Tabari, fait de traditions avec des chaines de garants et de récits qui en sont dépourvus, se divise en trois parties: 1. Vhistoire de Biwarasb/ad-Dahhaks; 2. Vhistoire de Noé et la table des nations’; 3. retour au récit sur ad-Dahbik, surtout d’aprés les chroniqueurs persans, avec sa défaite par Féridount. Tabari souligne le lien qui existe selon lui, entre Biwarisb et Noé: «Si nous RECIT, MYTHE ET HISTOIRE CHEZ TABARI 279 avons relaté ici Phistoire de Biwarisb, Cest parce que certains prétendent que Noé vivait a son époque. En fait, Noé lui fut envoyé ainsi qu’aux habitants de Son royaume qui lui obéisssaient et qui le suivaient, en dépit de son arrogance (www) et de son insubordination (tamarrad) 4 Pendroit de Dieu. Et nous avons relaté la bonté de Diew a l’égard de Noé et le secours qu’il lui apportait, Paree que celui-ci obéissait 4 son Seigneur et se montrait patient malgré les maux et les choses déplaisantes qu’il endurait de lui en ce monde. Ainsi Dieu le sauva, lui et le peuple qui croyait avec lui et qui le suivait. Dieu ft résider sa descendance en ce monde, il fit de son nom un sujet de louange pour toujours et lui réserva auprés de lui dans V'autre monde un séjour de plaisir et de jouissance. TI anéantit les autres parce qu’ils lui avaient désobéi et pour fruit de leur insubordination et de leur opposition a son ordre. Il les priva de 'a jouissance. Il fit d’eux une lecon et un exemple pour ceux qui vinrent apres, leur faisant endurer le chatiment pénible qu’il leur avait réservé»9, ‘Tabati apparait ici de fagon claire comme le continuateur de chroniqueurs ‘musulmans qui ont essayé de relier Phistoire ancienne de deux peuples bien connus deux, les Juifs et les Persans, afin de produire une histoire unifiée de la révélation qui doit culminer dans la révélation musulmane et dans Phistoire du califat. On retrouve dans ce passage quelques-uns des geands traits des récits mythico-historiques de ensemble de ces sections: ~ Vopposition entre la figure du potentat tyrannique et celle du prophéte avertisseur, ou encore entre la génération corrompue et la génération soumise 4 Dieu et exécutrice des euvres de bien. ~ Te théme de la table des nations, avec un essai de classement mythico- historique entre les peuples. ~ Une présentation des peuples en fonction de leurs mérites qui reviennent toujours 4 des facteurs étiologiques: c'est a cause de telle faute ou de tel acte bon qui se place ab origine que les peuples sont bons ou mauvais. Evidem. ment, les Arabes auront la bonne part. ~ En filigrane, bien que non nommé, se profile toujours Ia figure exem- Plaire du lien nodal de histoire, Muhammad, Prophéte avertisseur qui eut a ener le combat contre la force tyrannique. A tel point que Noé, qui dans la tradition biblique n'est pas présenté comme un avertisseur, est considént comme tel dans le Coran. Il y a la une rétroprojection de Vexpérience musulmane sur les figures des patriarches antérieurs, 280 CLAUDE GILLIOT Ill) Le potentat tyrannique et montrueux et le souverain juste (Biwarasb/ ad-Dahhak et Faridiin) Dans les légendes persanes, il y a des divergences 4 propos de cette équivalence. Pour les uns, Biwarasb vivait a Pépoque de Noé, alors que Alzahaq (ad-Dahhak) régna mille ans aprés le déluge'. Ad-Dahhak est considéré par beaucoup de traditions persanes comme étant d’origine arabe. Ainsi selon les textes zoroastriens: «La tromperie fondamentale des dév fut transmise & la race des Arabes, 4 Dahak le destructeur des créatures; le caractére de Dahak en fut corrompu. Il la mit en ceuvre et isola la tyrannie et Phérésie venant de exces et du manque. Par elle il corrompit le caractére des humains, remplit de pleurs le monde, détruisit les créatures, fit la Thora, écriture de base du judaisme et construisit Jérusalem of il la fit garder. Elle vint de Dahak tout d’abord 4 Abraham, chef des Juifs, et d’Abraham a Moise de la race des vers que les Juifs considérent comme prophéte et inventeur de leur fausse doctrine. Le mal fit 4 Moise trouver et propager la doctrine des Juifs...98, La bonne royauté est incarnée par Yam (Jam ou Djemshid) et sa lignée, la mauvaise par les descendants de Dahak/ad-Dabhak!?: «La Bonne Religion qui est attribuée la loi se répandit depuis la créature primordiale parmi les hommes descendants de Gaymart. Par elle Heshang put établir la royauté et la souveraineté et Yam put rendre les étres vivants immortels [...] La mauvaise religion et Villégalité furent données, par la transmission de la tromperie des dév, tout d’abord 4 Dahak qui choisit de détruire les créatures, fit la Thora, écrit de base du judaisme, et, par Pexcés, le manque et Pillégalité, provoqua des ravages et des morts. De Dahak, elle passa 4 Abraham, chef des Juifs, de celui-ci, se transforma en premier, second et troisiéme judaisme. Chaque fois, les Aryens en subirent de nouveau toutes sortes d’excés, de manque et d'illégalité, et en souffrirent. A la fin des trois épreuves, elle sera détruite et le monde entier voudra en étre purifié et la créature sauvée — voili ce qui est révélén'3, Tabari se fait ’écho des divergences sur la généalogie de Biwarisb/ad- Dahhak"*, déclarant que les Perses lui attribuent une génalogie yéménite. Il y a li un débat entre Perses et Arabes quant 4 la supériorité de la race et du gouvernement!8: «Les uns le croient de race persane, les autres de race arabe. Cette derniére opinion est adoptée par les Persans; ils disent que Zohaq était un magicien qui se rendit maitre des sept climats, qu'il régna mille ans, désola I terre par sa tyrannie et se rebella [contre Dieu}»!*, RECIT, MYTHE ET HISTOIRE CHEZ TABARI 281 Ad-Dahhak est présenté par Tabari et par les autres chroniqueurs comme un tyran et un monstre: «Il régna sur toute la terre, y opérant avec injustice et oppression (séra bi-l-jawr wa I-‘asf). Il tua abondamment. Il fut le premier établit Pusage de la crucifixion et de la mutilation (awwal man sanna salb wa I- gat’), 4 lever des dimes et 4 battre monnaie (awwal man wada'a |-'ushir wa daraba d-darahim ). Ul fat enfin le premier a chanter et a étre chanté»!7. Quant 4 la description qui est faite de lui, elle est comparable a celle de Nemrod: «On dit que deux ganglions qui lui sortaient de P’épaule étaient pour lui une cause de tourment (m. a m.: le poignaient) (inabu kharaja min mankibibi sil'atan fa-kanata tadribani ‘alaybi. Si on lit: sal'a : plaie, ulcéte). La douleur était si forte qu’on enduisait ces ganglions de cervelle humaine; ce pour quoi ’on tuait chaque jour deux hommes pour enduire le ganglion de leur cervelle. Lorsque cela était fait, le tourment s’apaisait (sakana ma Jajids)» 8, Ce tourment n’est pas sans rappeler celui qu’eut 4 subir Nemrod, lorsqu’un moucheron lui rentra dans une narine et que durant quatre cents ans, il ressentit des douleurs insupportables 4 la téte, comme si on la lui frappait avec des gourdins!®. D’ailleurs selon Hishim b. M. (Ibn al-Kalbi, m. 204/819), ad- Dahhak aurait été Nemrod en personne, le maitre d’Abraham qui aurait voulu le faire périr dans la fournaise?0, Le fragment de Hisham b. M. al-Kalbi permet de reconnaitre ce que cet historiographe arabe avait recueilli 4 propos d’ad-Dahhak= Buydrasf/Biwa- rasb: 1. Une tradition qui reproduit les lignes essentielles de la légende avestique (mazdéenne-zoroastrienne), mais dans laquelle le récit des deux serpents sortant des épaules d’ad-Dahhak avait été rationalisé: «Sur l’extrémité de ses épaules s’élevaient deux excroissances de chair qui ressemblaient 4 deux tétes de serpent»?2, Ou encore: «Il avait deux serpents [sur les épaules}, trois bouches, six yeux». Les récits insistent volontiers sur la fourberie du personnage et sur la terreur qui remplit les gens, ainsi «selon des gens versés dans les livres», autres qu’al-Kalbi: «Il s’était imposé (ghasabalghalaba) aux habitants du pays par sa magie et sa fourberie (kbubthihi) et les avait complétement terrifies avec les deux serpents qui étaient sur ses épaules [...] Beaucoup de gens qui sont versés dans les livres disent que les choses qu’il avait sur ses épaules étaient deux longues protubérances de chair (/abmatayn favilatayn na'ibatayn) sut ses épaules, qui toutes deux ressemblaient a des tétes de serpent et que, dans sa fourberie et sa perfidie, il les dissimulait sous des . Afin de provoquer la terreus, il faisait savoir que c’étaient des vétements 282 CLAUDE GILLIOT serpents qui lui demandaient de la nourriture et qui bougeaient sous ses vétements lorsqu’ils avaient faim, tout comme les organes de homme bougent lorsqu’ils sont enflammés par la faim et la colére. Toutefois certains disent que étaient vraiment des serpents. J’ai mentionné ce qui est relaté d’aprés ash-Sha'bi (Amir b. Sharahil, m. 103/721) ce propos, mais Dieu en sait plus sur la vérité et Pauthenticité de cela». 2. La tradition qui identifiait ad-Dabhak 4 Nemrod. 3. Une tradition d’origine persane qui voit dans Faridiin le neuvieme fils de Jams. Mario Grignaschi a comparé ce texte avec celui de "Histoire anonyme des prophites et des rois et avec celui de la Nihayat al-arab fi akbbar al-Furs wa I- "Arab du Pseudo-Asma’i. Il en conlut qu’il est difficile de croire que la traduction d’Ibn al-Mugaffat du Khudéyndmab, (Siyar mulik al-"Ajam) a pu donner lieu, au cours de moins d’un siécle, 4 un tel foisonnement de traditions divergentes et aux tentatives de concilier les généalogies juives et perses que nous révélent les fragments d’Ibn al-Kalbi et de "Histoire anonyme: «Des Pépoque sassanide, la coexistence dans la Babylonie des religions mazdéenne, juive et chrétienne avait donné lieu & un phénoméne d’osmose entre les traditions nationales et religicuses des populations iraniennes et sémitiques»?®. Tabari profite donc ici d’un double travail de remaniement. Celui qui avait déja été fait dans lespace culturel babylonien, celui d’historiographes arabes comme al-Kalbi (M. b. as-Sa'ib, m. 146/763), Ibn al-Kalbi (Hisham b. M., m. 204/819), Ibn Ishaq (m. 150/767), et ash-Sha'bi (Amir b. Sharahil, m. 103/ 721), auxquels il faudrait ajouter le travail des historiographes yéménites comme Wahb b. Munabbih. Ici, ces matériaux multiples et disparates regoi- vent une nouvelle affectation: mettre en valeur Vexcellence du systéme politique et religieux califal, héritier, dans sa perspective, du modéle prophé- tique. A ce roi-monstre est opposé la figure du bon roi qui le renverse, Afatidiin (Frédan en peblevi; Thraétaona, en ancien iranien). II fut soutenu dans sa lutte contre ad-Dahbak par les partisans du forgeron Kavé (Kabi, chez Tabari)”. Tabari rapporte que certains généalogistes persans prétendent que Noé était Faridiin qui triompha sur Azdahaq. D’autres encore prétendent que était Dhi l-Qarnayn (notons que si celui-ci est généralement identifié avec Alexandre, certains commentateurs musulmans prétendent qu’il était contem- porain d’Abraham, distinguant ainsi deux Dhi |-Qarnayn), D’autres encore prétendent que était Salomon’, RECIT, MYTHE ET HISTOIRE CHEZ TABARI 283 Il est intétessant de noter que Tabari intervient ici dans le texte: «Si je mentionne Afatidiin ici, c’est cause de ce que j’ai dit de lui précédemment, 4 savoir que Cétait Noé. Son histoire est semblable a celle de Noé, en ce sens que lui aussi avait trois fils, que c’était un homme juste qui se conduisait bien et qu'il anéantit ad-Dahhak de ses propres mains. En effet, il est dit aussi que Noé anéantit ad-Dabhak de ses propres mains, lorsqu’il lui fut envoyé. Se référant aux Perses, Tabari dit que pour eux Afaridin est un descendant de Jam Shidh (Djemshed). I! s’appuie aussi pour cela sur le temoignage d’Ibn al-Kalbi*, Faridiin supprima les injustices et ordonna aux gens d’adorer Dieu, agit avec équité et bonté et leur rendit les terres qu’ad-Dahhak avait spoliées. Il fut le premier 4 donner des noms, 4 nommer les animaux purs (awwal man samma s-sawéfi)', & s'occuper de médecine et des étoiles®. II fut encore le premier 4 domestiquer les éléphants et a les monter, a produire des mulets, & utiliser des oies et des pigeons. Il utilisa des thériaques, combattit les ennemis, les tua et les bannit’, «ll ordonna au peuple, aprés que Biver-asp Pavait égaré, d’adorer Dieu. Il restitua les impéts arbitrairement pergus et fut juste et équitable. C’est sous son régne que les philosophes commencérent a parler et & laisser des livres», Il apparait donc comme Tanti-Dahhak, comme le souverain juste qui pourchassa les successeurs de Nemrod et les Nabatéens qui demeuraient dans le Sawad?. Il est, en quelque sorte, ce que les Grecs auraient appelé un energétes, i. é, quelqu’un dont les inventions profitent 4 ’humanité (notons que Noé dans la Aggadah, introduit le soc et toutes sortes d’outils utiles a ses contemporains. Il invente aussi la merveille des merveilles, le vin). L’ensemble entre dans le classement des discriminations binaires qui sont la marque du mythe: humain/surhumain, légitime/illégitime, juste/injuste, bien/ mal, barbarie/civilisation, beauté/monstruosité. Ce méme «bricolage» mythique va apparaitre dans la table des nations, le but étant li aussi de faire apparaitre la supériorité de Vislam et, subsidiaire- ment, la supériorité (raciale) des Arabes. IV) Noé et la table des nations Nous avons vu que Tabari déclare avoir placé en cet endroit Phistoire d’ad- Dabhak parce que certains prétendent que celui-ci vivait a ’époque de Noé. Ce qui, pour lui, constitue le noyau de ce passage, c'est Phistoire de Noé, méme si en quantité elle occupe un espace d’écriture inférieur a Phistoire de 284 CLAUDE GILLIOT Biwarasb et de Faridin. Toutefois, Tabari a déja consacré un développement 4 Phistoire de Noé dans le passage qui précéde®, dans lequel, comme dans le Cotan, mais contrairement a la tradition biblique, Noé est vu comme un cavertisseur expliciten (nadbir mubin, 71, Nab, 2), selon le modéle prophétique et Pexpérience musulmane. (Dans la Aggadah, Noé admoneste ses contempo- rains et les invite au repentir. Dans le Nouveau Testament aussi, il invite 4 la repentance ~ Hébrenxt, 11, 7: pat la foi, il condamna le monde). Dans la Genése, Phistoire de Noé appartient 4 la couche sacerdotale de PHexateuque (Genése, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome et Josué) qui est le fruit d'une réflexion théologique conduite aprés la chute de Jérusalem en 586, lors de la captivité de Babylone. Le passage de l'histoire de Noé rapporté ici par Tabari correspond a ce qu’on appelle en exégése biblique: la Table des nations". Les «nations de la terre» sont classées comme descendant de Pun des trois fils de Noé: Sem, Cham et Japhet; le principe en étant surtout la proximité géographique. Les sources de Tabari a ce sujet, sont essenticllement, dans ordre décroissant d’importance: Wahb b, Munabbih, Ibn Ishaq, Ibn al-Kalbi, al- Kalbi et des sources persanes non nommées. 1) La malédiction du fils de Noé La Bible relate que Cham vit la nudité de son pére, contrairement 4 Sem et 4 Japhet qui la couvritent (Gn 9, 22-3). A cause de cela Canaan, fils de Cham fat maudit. Cette malédiction du fils de Cham pose probléme et on y voit, en général, une étiologie pour expliquer les conditions historiques qui conduisi- rent Israél 4 dominer, i. ¢. la domination des descendants de Sem sur le peuple de Canaan. Ainsi la malédiction prononcée par Noé refléterait une situation historique: Palliance entre les enfants d’Israél (Sem) et les peuples de la mer (Japhet) contre les Canaanites. Tabari, a la suite d’Ibn Ishaq, rapporte que Canaan a été maudit parce que son pére Cham avait vu la nudité de son pére®. Selon d’autres, non nommés, Noé pria pour que des prophétes et des envoyés soient issus de la descendance de Sem, des rois de celle de Japhet et pour que la couleur de Cham soit changée et que sa descendance soit noire. Selon une autre tradition, dans le passage sur Noé?: Cham eut des rapports sexuels avec sa femme, sus Varche,, et Noé pria Dieu pour qu’il change la semence de Cham, de la vinrent les noirs, Selon le Talmud®, Cham, le corbeau et le chien ont transgressé Vinterdit sur les rapports sexuels dans Varche, Cham en fut maudit; le corbeau RECIT, MYTHE ET HISTOIRE CHEZ TABARI 285 et le chien furent punis. Ibn Khaldiin (m. 808/1406)*!, exprime son désaccord 4 propos de cette tradition étiologique, déclarant que cela est di a Vinfluence du climat, de la composition de Pair et de la chaleur dans les zones oi les noirs vivent. Déja avant lui, al-Qazwini (Aba Yahya Zakariyya’ b. M., m. 682/1283) avait déclaré que les habitants du Soudan, descendants de Cush, fils de Canaan fils de Noé, sont noirs 4 cause du soleil, mais que d’autres disent que c'est & cause de la malédiction que Noé a prononcée sur Cham*. Test intéressant de relever un destin inattendu de la legende noachique. En effet, dans Schalscheleth hakabbalab, il est dit que Noé est également appelé Jano (Janus), de yin , le vin, et d’aprés une autre source, qu'il quitta ’ Arménie pour Vitalie. Il aurait été appelé Janus par les Latins. Le nom Janus, comme Gnetrius (de oinos) est ainsi associé au vin. Le nom de Janus bifrons convien- drait trés bien 4 No€ qui a vécu dans Pére antédiluvienne et a ’époque postdiluvienne (les deux tétes ou les deux fronts, ’'un dans l’époque antédil vienne; autre, dans la période postdiluvienne). On identifie également Noé avec Deucalion, qui est le héros grec de la tradition orientale du déluge (il construisit un coffre pour échapper a la menace de Zeus qui avait décidé @anéantir le genre humain; il échappa, lui et sa femme Pyrrha, au désastre). 2) Le partage du monde Selon Ibn Ishaq Lud, fils de Sem, épousa Shabka, fille de Japhet, et elle lui donna Faris, Jurjan et les races (ajnds) de Faris. Ainsi les descendances de Sem et de Japhet sont unies et les deux grands peuples musulmans, Arabes et Persans, sont réunis, puisqu’on nous dit que le lieu de peuplement de Sem était la Mecque. Ailleurs, dans un raccourci, Tabari donne le tableau suivant du partage du monde“: Sem: les Arabes et les Persans — Japhet: les Turcs, les Slaves et les Khazars; — Cham: les noirs (as-sidan ) dans la tradition (wa bi-dhalika ja'ati I-dtharu wa qalati |-‘ulama'a). ~ de Cham‘: Cush fils de Cham, les Ethiopiens, les habitants du Sind et les Indiens; de Pat (Qét) fils de Cham: les Coptes; de Canaan fils de Cham: les noirs, les Nubiens, les Fezzin, les Zanj, les Zaghiwa (Soudan), (wa ajnas as- sidan), On notera que pour Bal‘ami“*, Cham et Japhet virent tous deux la nudité de Noé et furent également maudits, Noé disant: «Que Dieu change la semence de vos reins!” Aprés cela tous les hommes et les fruits du pays de i 286 CLAUDE GILLIOT Cham devinrent noirs. Le raisin noir est du nombre de ces derniers [...] Les ‘Tures, les Slaves, Gog et Magog, avec quelques peuples inconnus descendent de Japhet», Pour G. Vajda‘?, auteur iranien (Balami), ne portait pas ces peuples dans son cceur. On reconnait la des themes communs aux mythes fondateurs des civilisa~ tions: supériorité ethnique du groupe auquel on appartient, classement en dégradé des autres peuples connus, en fonction de ’estime qu’on a pour eux, table des nations et partage du monde. Le théme des trois fils est également répandu. Ainsi dans la tradition iranienne Feridin (Frétén) eut trois fils: Salm, Téz et Eric'®. Ici les choix se font par trois héros, trois fréres, et aboutissent 4 une remise en hiératchie et 4 une répartition géographique. Salm demande de grandes richesses, et il recoit de Feridin (Frétén) lla, terre de Rome. Téz demande la vaillance, et il recoit le Turkestan et le désert jusqu’au bord de la mer. Bric, sur qui était la gloire kavienne, demande Ia loi et la religion, et il regoit Pempire d’Iran, On trouve la répartition fonctionnelle si chére 4 G. Dumézil: Salm, la richesse; T6z est guertier; Bric la loi et la religion. II sera roi et ses descendants régneront sur ceux de ses fréres. En tant que souverain, il est possesseur de la Gloire de son pére. M. Molé a souligné que la répartition des régions de la terre correspond aux conditions politiques 4 Pépoque sassanide ot les deux ennemis principaux étaient les Byzantins (ici Rome) et les Hephtalites (Hayatila ou Huns blancs, peuplade de Mongolie qui s%établit le long de POxus au IV¢ ou Ve s.) remplacés bient6t par les Turcs. Cependant, il y a des raisons de penser que Taira, adjectif qui semble signifier fort, a été une désignation de classe (les forts, les guerriers) avant de recevoir une valeur ethnique®. V. Conclusion Dans la présentation du Colloque «Espace et sociétés du monde arabe» qui s’est tenu a Paris au mois de novembre, on pouvait lire p. 21: «On ne saurait continuer 4 s’en tenir aux assertions sur les influences ou les origines qui n’aboutissent, trop souvent, qu’a établir des précellences. C’est s’inscrire dans une stratégie du pouvoir proclamée dans Vorientalisme du XIX¢ siécle, mise en sourdine depuis, mais toujours présente». Cette déclaration péremptoire qui peut flatter certains auditoires risque de conduire un panstructuralisme qui ne rendrait pas compte de épidémiologie des idées et des mythes. Or Phistoriographie, tout comme la mythologie, est aussi une entreprise de RECIT, MYTHE ET HISTOIRE CHEZ TABARI 287 abricolage»; elle travaille sur des souvenirs lointains, sur des fragments, sut des récits contradictoires, sur des versions, des variantes qui sont utilisés pour construire, vaille que vaille, une représentation unifiée de histoire, conforme a Vimaginaire global de la société dont on se réclame. Les historiographes eux-mémes ne craignent pas le gi/, car cela contribue paradoxalement 4 leur entreprise d’unification et 4 montrer, en dernier ressort que leur modéle de société est le meilleur, La Table des nations, en particulier, sert de faire-valoir, Pautre y est présenté hiérarchiquement par rapport au méme. Dans Phistoire universelle, le souverain juste devient le type anticipé du gouvernant musul- man idéal. A cela s’oppose le tyran ou le monstre, qui est Panti-type du juste par excellence, le Prophéte, dont la sira constituera le point nodal de histoire. Dans cette opération, Tabari tire profit des mythes des civilisations antérieu- res; il bénéficie aussi d’un travail déja fait par les historiographes musulmans qui Pont précédé. 1. Texte remanié d’une conférence faite au Collége de France, le 5 mai 1988, dans le cadre du séminaire de Monsieur le Professeur J. E. Bencheikh. 2. V. Claude Gilliot, Exégése, langue et théologie en islam. L'exégise coranique de Tabari, Paris, Vein («Etudes musulmanes», XXXII), 1999, chap. II, p. 39-68 [désormais: E/t]. On y trouvera les abréviations bibliographiques utilisées ici. Ouvrage 4 lire absolument. Cf. Pintroduction de Fr. Rosenthal & The History of al-Tabari, 1, General Introduction and from the Creation to the Flood, trad. Franz Rosenthal, Albany, Suny, 1989, p. 80-134 [désormais Tabari, History, I, 3. V. Gilliot, Elf, p. 38-60; éd. indiquée ibid., p. 504, n° 436. Nous avons étudié récemment Ja méthode de Tabari dans cet ouvrage: «Le traitement du hadith dans le Tabdbib al-athar de Tabarin, communication présentée au Quatriéme Colloque sur le hadith, Amsterdam, 27/8-1/9/90, 32p. Nous y avons étudié les conditions d’acceptation des hadith-s et des Gthar (traditions prophétiques et non prophétiques), certains des éléments originaux de sa doctrine juridique (madbhab), etc. 4 -V. Anmales, 1 (éd. de Goeje), p. 147, 154/l (@d. M. Aba LPadl Ibrahim), p. 146, 153/ History, 1, p. 318, 3253 comparer Tabari [Bal'ami], Les prophetes et les rois. De la création & David, traduit du persan par Hermann Zotenberg (Paris, LIV, 1867-74, réimpr. 1958], réimpr. Paris, Sindbad, 1984, p. 96;

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