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Revue de l'histoire des religions

La Société de Marie, dite d’Espagne. Mariologie, apocalyptique et


contre-révolution
Jean Séguy

Résumé
Le présent article étudie un projet de congrégation religieuse (la Société de Marie, dite d'Espagne), à perspective mariale,
apocalyptique et contre-révolutionnaire. L'A. analyse son idéologie et montre son insertion dans les courants de pensée de
l'époque (seconde moitié du dix-huitième siècle). Quels rapports génétiques peut-on relever entre ce projet mort-né et la
création, dans la France de la Restauration, de trois congrégations, toujours vivantes, se réclamant d'une idéologie également
mariale, apocalyptique et contre-révolutionnaire ? L'article s'efforce de répondre à cette question ; il note enfin que les «
congrégations adventistes » ici étudiées sont le pendant des sectes de terrain protestant à perspective apocalyptique et contre-
révolutionnaire (pour la plupart) qui naissent à la même époque dans d'autres pays.

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Séguy Jean. La Société de Marie, dite d’Espagne. Mariologie, apocalyptique et contre-révolution. In: Revue de l'histoire des
religions, tome 201, n°1, 1984. pp. 37-58;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1984.4364

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1984_num_201_1_4364

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LA SOCIÉTÉ DE MARIE
DITE D'ESPAGNE
Mariologie, apocalyptique et contre-révolution

Le présent article étudie un projet de congrégation religieuse


(la Société de Marie, dite d'Espagne), à perspective mariale,
apocalyptique et contre-révolutionnaire. L'A. analyse son
idéologie et montre son insertion dans les courants de pensée de
l'époque (seconde moitié du dix-huitième siècle).
Quels rapports génétiques peut-on relever entre ce projet mort-
né et la création, dans la France de la Restauration, de trois
congrégations, toujours vivantes, se réclamant d'une idéologie
également mariale, apocalyptique et contre-révolutionnaire ?
L'article s'efforce de répondre à cette question ; il note enfin que
les « congrégations adventistes » ici étudiées sont le pendant des
sectes de terrain protestant à perspective apocalyptique et contre-
révolutionnaire (pour la plupart) qui naissent à la même époque
dans d'autres pays.

Un fondateur malheureux : Bernard Daries (1772-1800)

L'inspirateur de la Société de Marie d'Espagne s'appelait


Bernard Daries1. Septième de douze enfants, il était né à

1. Sources manuscrites, pour la plupart aux archives de l'abbaye


bénédictine de Tournay (Hautes-Pyrénées) : Philippe de Madiran, Abrégé de la vie de
Bernard Daries (1800), sous la cote 2B6D ; copie en 1B6D (nous citons d'après
cet exemplaire). Sous la même cote 1B6D, on trouve aussi une Lettre sur la
Sainte-Ecriture due à B. Daries, datée du 27 août 1794. Ce fonds d'archives
contient encore une copie manuscrite d'un roman de Daries, Le Pasteur du
village, dont un autre exemplaire figure chez les Fils de Marie Immaculée à
Revue de l'Histoire des Religions, cci-1/1984
38 Jean Séguy

Madiran (Hautes-Pyrénées) en 1772. Son père procurait une


relative aisance à sa famille par ses activités de négociant; du
côté de la mère, on jouissait aussi d'une modeste aisance, fruit
d'un travail opiniâtre, d'un esprit d'économie et
d'organisation caractéristique, allié à une piété apparemment
héréditaire. Un des frères de Mme Daries était prêtre, un autre
religieux laïc capucin. Deux frères aînés de Bernard reçurent
le sacerdoce ; lui-même mourut — dit-on — diacre, divers
événements ayant mis obstacle à son ordination à la prêtrise.
En 1783, âgé de onze ans, Bernard Daries, déjà avancé dans
ses études grâce aux bons soins de son parrain, curé de
Madiran, entra comme élève au collège Saint-Charles de
Mussidan (Dordogne). Il y resta jusqu'à la fin de 1790, soit
sept années pleines. Brillant élève, il enlevait les prix
d'excellence avec une monotone régularité. A l'âge de dix-sept ans,
son cursus collégial à peine achevé, il se voyait confier
l'enseignement de la philosophie, à Saint-Charles même. Mais la
Révolution était déjà là, avec ses inévitables conséquences
pour un jeune homme que sa piété, sa science et ses goûts
désignaient pour le sacerdoce, ardemment désiré.
L'été 1790 voyait la Constitution civile du clergé approuvée
par l'Assemblée nationale ; au mois de novembre, la même
instance obligeait les prêtres ayant charge d'âmes à un
serment de fidélité au gouvernement. La jeune et petite Congré-

Chavagnes-en-Paillers (Vendée). Enfin, les Archives générales marianistes, à


Rome, abritent une copie manuscrite du plan et des statuts de la Société de
Marie d'Espagne, sous le titre En Vhonneur de la Très Immaculée Mère de Dieu.
Plan de la Société de Marie, sous la cote agmar 12. 1 .23.
Etudes sur Daries : Yves Chaille, Aux origines d'une congrégation vendéenne;
Bernard Daries, La Revue du Bas-Poilou et des Provinces de l'Ouest, 1962, 1,
p. 39-53 ; du même, Le V. Père Baudoin et sa famille spirituelle ; le P. Baudoin
en Espagne, Revue Sainte-Marie, 1968, 1, p. 1-5, et 1968, 2, p. 4-9 ; Pierre Zind,
Les nouvelles congrégations de Frères enseignants en France, de 1800 à 1830,
Le Montet, 69 Saint-Genis-Laval, chez l'auteur, 1969, p. 60-69 ; Maurice Mau-
pilier, Louis-Marie Baudoin et ses disciples, Bar-le-Duc, Impr. Saint-Paul, 1973,
p. 48-63.
Nous remercions les deux derniers nommés, qui nous ont aimablement
procuré des photocopies de certains documents manuscrits cités plus haut. De
même, le R. P. Amborgio Albano, archiviste général des marianistes, nous a
fourni une photocopie et une transcription dactylographiée du Plan et des
Statuts de la Société de Marie d'Espagne. Qu'il en soit lui aussi cordialement
remercié.
La Société de Marie, dite d'Espagne 39

gation de Saint-Charles dirigeant le collège de Mussidan


refusa en corps d'obtempérer à la loi. Déjà Daries, pieux laïc
d'esprit et de culture cléricaux se distinguait par un écrit
contraire à la Constitution civile du clergé, immédiatement
mis en circulation, sous forme manuscrite, dans
l'intelligentsia périgourdine. L'auteur devait, assez vite, se mettre
à l'abri des remous provoqués par son pamphlet. D'un
préceptorat chez un nobliau périgourdin, à un autre plus
distingué, à Biarritz, auprès de l'héritier présomptif de la
couronne d'Angleterre, côté jacobite, il se retrouva, après un
passage par la cour madrilène, à Tolède. Promu gouverneur
en second de l'Infant Louis de Bourbon, cousin du roi
d'Espagne, il resta à ce poste de 1792 à 1796, ayant reçu, dès
l'été de 1792, les quatre ordres mineurs que lui avait conférés
l'évêque de Dax, alors réfugié à Saint-Sébastien.
Toujours actif, avide de savoir et brillant, Bernard Daries
n'avait pas perdu son temps entre Mussidan et Tolède. Ses
occupations de précepteur lui avaient laissé le loisir d'ajouter
à une connaissance déjà affirmée du latin et du grec, des
éléments d'hébreu; il avait également acquis la maîtrise écrite
et parlée de l'espagnol, du portugais et de l'italien ; enfin il
s'était donné un working knowledge de l'anglais. Il avait aussi
beaucoup lu, et allait continuer de le faire à Tolède, abordant
les Pères de l'Eglise latine, les auteurs spirituels classiques à
son époque, les écrits de certains mystiques (des xvie et
xvne siècles en particulier). Il n'avait pas négligé, non plus,
la lecture de certains philosophes contemporains (Rousseau
et Bernardin de Saint-Pierre entre autres) ; il voulait les
connaître de première main pour mieux les combattre.
Dès son séjour biarrot, le jeune homme avait conçu
l'idée d'une congrégation religieuse ; sous l'invocation de
Marie, elle devait combattre les ennemis de la foi chrétienne
(les philosophes en particulier), un peu comme la Compagnie
de Jésus avait, en son temps2, combattu l'hérésie protestante.

2. La Compagnie de Jésus avait été dissoute en 1773, par Clément XIII.


40 Jean Séguy

A Tolède, Daries s'était ouvert de son plan à quelques prêtres


français émigrés, trouvant bon accueil auprès d'eux ; certains
avaient donné leur adhésion à l'entreprise. Mais une alerte
du côté de l'Inquisition débanda le groupe.
Brillant, actif, entreprenant, d'une voyante dévotion à
Marie, l'aspirant fondateur occupait ses loisirs à de multiples
œuvres de piété et de charité ; il lisait beaucoup, entretenait
une abondante correspondance ; il écrivait aussi. A Bordeaux,
il avait composé une Dissertation sur les prophéties..., où il
montrait la Révolution française prédite par l'Ecriture. A
Biarritz, il avait produit un mémoire de soixante pages sur
la Trinité. En Espagne, il traduisit en français le catéchisme
du P. Ripalda3. Il écrivit lui-même un catéchisme mariai,
dans lequel il démontrait que l'indévotion à Marie constituait
l'impardonnable péché contre le Saint-Esprit. On lui doit
aussi, rédigée à Tolède, une Lettre sur la Sainte Ecriture,
que nous utiliserons plus bas à plusieurs reprises.
A ces manuscrits circulant dans l'émigration sacerdotale
française en Espagne (et qui sont pour la plupart perdus),
il faut en ajouter cinq autres. Ceux-ci visaient à combattre
l'influence des philosophes, et aussi à détourner certains
aspects de leur pensée au bénéfice d'une apologétique
chrétienne. Ce sont : Les Harmonies de la religion, Le Pasteur
du village ou la philosophie chrétienne (le seul qui nous soit
parvenu), V Amour parfait, Le Péché originel, et enfin La
Conduite de Jérusalem, où — nous le savons par ailleurs — la
communauté des biens se trouvait louée comme détruisant
l'égoïsme4.
Certains aspects de ces ouvrages — peut-être se
ressentaient-ils trop de l'influence des philosophes qu'ils
prétendaient combattre — effrayèrent deux amis de Daries.

3. La Doctrina Christiana du jésuite Gerônimo de Ripalda (1535-1618)


connut un très grand succès (47 éditions entre 1591 — date de sa première
publication — et 1900 ; traductions en douze langues et dialectes) ; voir Carlos
Sommervogel, Ripalda, Gerônimo, de. Bibliothèque de la Compagnie de Jésus,
Bruxelles, Schepens, et Paris, Picard, 1895, t. 6, col. 1864-1873.
4. P. de Madiran, Abrégé..., p. 117 et 123.
La Société de Marie, dite d'Espagne 41

L'un d'eux attira l'attention de l'Inquisition sur le Pasteur.


L'auteur se rangea par avance au jugement de ce tribunal,
protestant dans une lettre qu'il entendait être et rester un
catholique fidèle et soumis. Mais au même moment (1796)
son projet de Société de Marie se voyait dénoncé comme
dangereux devant la même instance. Dès jlors Daries, délia
ses amis de toute obligation envers lui dans ce domaine.
Notons-le : l'Inquisition ne donna aucune suite à ces deux
affaires.
Dès 1795, d'ailleurs, le fondateur frustré avait mis le
cap sur un autre projet. Il s'était inscrit à la Faculté de
Médecine de Tolède : dans l'espoir peut-être de soigner plus
tard dans les missions lointaines, les corps en même temps
que les âmes; dans la perspective aussi de gagner
honnêtement sa vie en attendant d'être, un jour, ordonné prêtre.
En moins de quatre années il était médecin ayant complété
ses études par un stage dans un hôpital madrilène. Revenu
à Tolède, il exerça les fonctions de médecin en second à
l'hôpital « Medina Goeli » ; en même temps, il enseignait
comme professeur substitut à la Faculté de Médecine. Une
épidémie de « fièvres putrides » s'étant déclarée à Lillo,
village proche de Tolède, Daries s'y rendit, se dévoua
efficacement pendant deux mois auprès des malades ; mais
victime des « fièvres » à son tour, il en mourut le 2 juillet 1800,
à l'âge de vingt-huit ans.

Le projet d'une Société de Marie

Le projet de fonder une Société de Marie avait germé


dans l'esprit de Daries lorsque, précepteur de Lord Linton,
il séjournait à Biarritz. Dans cette ville, son intérêt pour les
prophéties bibliques et l'interprétation actualisante qu'il en
faisait avait trouvé confirmation. Une visionnaire et mystique
locale, Jeanne-Marie Laplace, lui avait révélé que la colère
de Dieu était depuis longtemps enflammée contre la France,
à cause de l'impiété et des péchés de trop de ses enfants.
42 Jean Séguy

Néanmoins le Seigneur avait patienté, avant de frapper ce


pays, à cause de la protection de la Vierge sur « un royaume
que la piété de nos rois lui avait consacré en leurs personnes
et en celles de leurs sujets... mais enfin l'iniquité croissant
toujours, l'ire du Tout-Puissant a éclaté et a détruit le trône,
presque la religion et tous les états en France, qui, sans
un miracle des plus signalés, ne se rétablira point comme elle
était ci-devant »5. Pourtant la voyante encourageait à prier
la Sainte Vierge ; il fallait obtenir d'elle le rétablissement
victorieux du catholicisme traditionnel en France, et la
défaite des « hérétiques » (philosophes et autres
révolutionnaires de conviction ou de complicité).
C'est dans cette perspective que Daries, dont les
sentiments antirévolutionnaires étaient notoires, et l'intérêt pour
l'apocalyptique déjà éveillé, conçut son projet de Société
de Marie. Selon son biographe, l'idée lui en serait venue
explicitement lors d'une visite à Notre-Dame du Bon Secours,
pèlerinage mariai bien connu des milieux dévots biarrots6.
Pour l'aspirant fondateur, Marie, à qui la France avait été
consacrée par Louis XIII et Louis XIV en particulier, ne
pouvait abandonner ce pays à son malheureux sort
révolutionnaire : « J'espère, disait-il, que cette immaculée
protectrice, qui a écrasé la tête du serpent infernal, triomphera
des ennemis de sa gloire... Espérons contre toute espérance
en sa protection »7.
Daries ne se contentait pas d'espérer ; il agissait, comme
en témoigne — entre autres choses — son projet d'une
congrégation religieuse. « II y pensait sans cesse », assure son
biographe, et — durant son séjour à Tolède — en fit approuver
le Plan et les Statuts par l'évêque de Dax qui « les trouva
admirables ». On se rappelle aussi les efforts de recrutement
déployés avec succès à la même époque : six ou sept clercs
séculiers convaincus d'adhérer, un nombre indéterminé de

5. Ibid., p. 33.
6. Ibid., p. 32.
7. Ibid., p. 36.
La Société de Marie, dite d'Espagne 43

sympathisants, parmi les sulpiciens émigrés à Orense (Galice)


et Astorga (Léon)8.
La Société — ou Compagnie — de Marie se donnait pour
but — selon ses Plan et Statuts — de « ramener les hommes
à la vertu, 1° par le culte de la Sainte Vierge ; 2° par
l'éducation de la jeunesse ; 3° par la prédication de l'Evangile »9.
D'où sa division en trois branches, respectivement
consacrées à la vie contemplative et à la louange chorale
perpétuelle de Marie, aux collèges, aux missions intérieures et
extérieures. Cette congrégation devait se distinguer par une
spéciale dévotion à Marie. En plus des trois vœux ordinaires
de religion, ses membres devaient faire celui de « défendre
le privilège de l'Immaculée Conception dans le sens que
l'Eglise catholique le propose »10. Ainsi spécialement voués
à Marie, ils devaient s'efforcer de répandre la consécration
à la Vierge autour d'eux, par le moyen « de congrégations de
séculiers », un tiers ordre en somme ; il s'agissait d'établir
cette pratique et ces groupes parmi « les enfants, les vieillards,
les hommes et les femmes, les riches et les pauvres, les nobles
et les roturiers, afin que tous devinssent le peuple de la
Sainte Vierge, qui, dans ces derniers temps, écrasera plus
victorieusement que jamais la tête à l'ancien serpent dont
les efforts redoubleront, à mesure qu'il voit que la fin approche,
de tenter de séduire les hommes »n.
La piété mariale de Daries s'allie à une interprétation
apocalyptique de la Révolution française ; le mémoire
bordelais sur les prophéties explorait déjà cette voie, dont les
écrits postérieurs précisent le tracé. Pour Daries — et l'idée
est centrale à sa pensée — , la Révolution annonce la
manifestation prochaine de l'Antichrist. Parlant de la nécessité
d'étudier profondément la Bible, il remarque : « Je suis per-

8. Là-dessus, voir les précisions de Y. Chaille, Aux origines..., p. 46-47 ; et


P. Zind, op. cit., t. 1, p. 64.
9. B. Daries, c En l'honneur... », AGMAR, 12.1.23, p. 1.
10. Ibid., p. 6.
11. P. de Madiran, op. cit., p. 56.
44 Jean Séguy

suadé que bientôt l'Ecriture sera infiniment importante et


nécessaire contre le grand ennemi qui vient. Ce ne sera
pas alors des incrédules qu'il faudra combattre, mais l'homme
de péché, qui s'appuiera sur les Ecritures mêmes, qui se
servira de leur témoignage pour faire croire qu'il est le messie.
Je tremble pour ce temps... de séduction universelle qui
envelopperait les élus même, si c'était possible »12.
La vocation de la Société de Marie consiste donc à
s'opposer, dès à présent, aux entreprises des ennemis de Dieu
(philosophes, « mauvais chrétiens », révolutionnaires de toutes
farines), de rassembler le peuple de la Sainte Vierge (celui
de Dieu, ou les élus si l'on préfère, ces termes s'équivalant
pour Daries), de le protéger et fortifier en prévision des
attaques prochaines et redoutables de l'Antichrist. Ce
diabolique personnage agira nous assure Daries, en deux temps.
D'abord il s'assujettira toutes les nations, déréglant les esprits
des humains par toutes sortes de séductions. Désireux de
se faire proclamer messie et dieu, il détruira toutes les idoles,
comme autant de dangereuses concurrentes. Son entreprise
réussie auprès des nations, il se tournera vers l'Eglise
catholique, pour concentrer ses efforts sur elle. Le nombre, l'horreur,
la variété des persécutions qu'il déploiera contre les chrétiens
défient la description; « les fidèles périraient... tous dans ces
jours de désolation, si Dieu n'avait ménagé une ressource
dans la protection de la Sainte Vierge »13.
En ces jours qui seront les derniers, Marie sera, en effet,
plus connue et louée que jamais, dans son peuple nombreux
groupé autour de la Société portant son nom. Les chrétiens
connaîtront ses privilèges (son Immaculée Conception, en
particulier), ils les respecteront, les vénéreront, les
proclameront ; ils célébreront le culte de la Mère de Dieu. Cette attitude
des élus entraînera deux conséquences. D'une part, les
« enfants de Marie » verront celle-ci leur manifester sa misé-

12. Ibid., p. 74.


13. B. Daries, Lettre sur la Sainte-Ecriture, p. 11, selon la pagination de la
copie dactylographiée communiquée par P. Zind.
La Société de Marie, dite d'Espagne 45

ricorde14. D'autre part, le démon comprendra que


l'intervention de Marie sonne le glas de ses prétentions. Il redoublera
donc d'efforts pour retarder le plus possible sa définitive
défaite. Mais il ne parviendra à séduire aucun croyant. La
Vierge, en effet, remplira les siens de sagesse et de force ; elle
« leur fera obtenir la vraie vie parce qu'elle en fera ses
martyrs »15. « Temps heureux, écrit Daries, où il y aura beaucoup
de martyrs pour la confession de Marie, qui pourront à juste
titre être appelés les martyrs de la Sainte Vierge »16. La
c mort glorieuse » de ces « soldats » de Marie leur vaudra de
triompher avec leur « générale »17. Ils régneront avec elle
dans les cieux, la mère de Jésus ayant dès lors et grâce à eux
vaincu l'Antichrist, écrasé la tête de l'ancien serpent.
Apparemment, le jugement général devrait suivre cette victoire
paradoxale des bons sur les méchants.
Dans l'esprit de son fondateur, la Société de Marie était
donc appelée à jouer un rôle privilégié dans le scénario des
« derniers temps », dont la Révolution manifestait un des
premiers symptômes. Daries se refuse explicitement à
envisager la possibilité d'un millénium ou d'un Troisième Age,
où l'Evangile triompherait sur terre avant le jugement, après
le règne et l'échec final de l'Antichrist. Pourtant, les activités
liturgiques, missionnaires, éducatives assignées à la Société
de Marie paraissent difficilement conciliables avec le règne de
l'Antichrist, ses manœuvres de séduction, et une cruelle
persécution. Comparé à d'autres systèmes d'interprétation
apocalyptique, celui de Daries, tel que les sources nous le font
connaître, manque de précision. S'ajoutant au refus d'un
millénium ou d'un Troisième Age ce flou permet — à première
vue — d'inférer une indépendance formelle de l'aspirant
fondateur à l'égard, spécialement, de la polymorphe postérité
joachimiste ou joachimisante. Cette originalité hypothétique

14. P. de Madiran, op. cit., p. 77.


15. B. Daries, Lettre..., p. 11.
16. P. de Madiran, op. cit., p. 77.
17. B. Daries, Lettre..., p. 11-12.
46 Jean Séguy

ne va pas sans surprendre. Jusqu'au xvme siècle, en effet, les


scénarios apocalyptiques sous-tendant l'idéologie des « ordres
adventistes »18 dépendent de cette lignée. Mais Daries lui
échappe-t-il vraiment en tout ? A-t-il redécouvert par lui-
même l'idée, si typiquement joachimiste19 d'un groupe de
religieux destinés à regrouper et structurer les élus aux «
derniers temps » ? La réponse à cette question sera donnée plus
bas.

Mariologie, apocalyptique et contre-Révolution

L'idéologie informant le projet de Société de Marie se


situe à la rencontre d'une mariologie maximalisante, d'une
herméneutique traditionnelle de l'Ecriture, du mouvement
social d'une époque dans ses aspects idéologiques.
Daries appartient à ces catholiques pour qui, dans les
limites d'un culte de dulie, Marie n'est jamais trop célébrée.
Dans les dernières décennies du xvme siècle, cette attitude
surprend. Dès la fin du siècle précédent, en effet, on observe
un repli de la piété mariale20, sous les attaques des jansénistes,
puis des libertins ; devant, aussi, les réserves de certains
théologiens et spirituels orthodoxes en présence de
développements « indiscrets ». Au siècle suivant, la critique des
philosophes accélère ce mouvement de recul. Dès lors, milieux
populaires mis à part, la dévotion mariale signale — et dans
la Révolution plus que jamais — un catholicisme crispé sur
lui-même, en un monde de plus en plus sécularisé dans ses
institutions sociopolitiques et sa vie intellectuelle. Daries

18. Jean Séguy, Ordres religieux et troisième âge du monde, Recherches


et documents du Centre Thomas-More, 8, 29, mars 1981, p. 1-15. Nous appelons
« adventistes » les instituts de perfection (quel que soit par ailleurs leur statut
canonique) qui attendent l'avènement des « temps de la fin » et s'attribuent un
rôle moteur dans leur déroulement.
19. Majorie Reeves, The Influence of Prophecy in the Later Middle Ages ;
A Study in Joachimism, Oxford, Oxford University Press, 1969, p. 133-290 ;
aussi et du même, Joachim and the Prophetic Future, Londres, spck, 1976,
p. 29-58.
20. Jacques Le Brun, Le grand siècle de la spiritualité française et ses
lendemains, Histoire spirituelle de la France, Paris, Beauchesne, 1964, p. 270-272.
La Société de Marie, dite d'Espagne 47

adhère pleinement à ce christianisme deux fois différenciateur :


vis-à-vis du protestantisme par sa matrice post-tridentine ;
de la modernité sociopolitique et intellectuelle par sa visée
de restauration. Aussi bien, sa religion s'exprime par la
maximalisation et la cornplexifîcation : catholique et mariale, elle
fixe son utopie dans un projet de congrégation distinguée par
une dévotion et des pratiques mariales exceptionnelles, par
une théologie mariale foisonnante.
Daries se refuse à séparer Jésus et Marie. Leurs « mystères »
sont communs : « Si le messie a été promis comme réparateur,
Marie est annoncée victorieuse du serpent et du péché »21.
Les prophéties bibliques, dès les plus anciennes, les concernent
également. D'ailleurs « Tout à été fait pour le Fils et pour la
Mère ». L'existence de la Sainte Vierge apparaît nécessaire
dans l'ordre de la création. Jésus et Marie sont ensemble
dépositaires des « secrets du Très-Haut et des merveilles du
Tout-Puissant » ; ils les révèlent ensemble à « leurs élus »22.
En perspective sôtériologique, le lien se noue dans et
par l'Incarnation. Mère de Jésus, Marie est en même temps,
selon Daries, mère des enfants adoptifs de Dieu ; elle les
engendre à la foi comme elle donne chair au Verbe23. On
peut donc parler des élus comme peuple de Dieu, ou peuple
chrétien, ou peuple de Marie, indifféremment.
La place essentielle de Marie dans l'économie de la
rédemption se reflète en sa mission eschatologique, indissociable de
celle du Christ, à laquelle sa mère ouvre la voie. Ennemie
irréconciliable de l'antique serpent, elle a reçu de Dieu, dès
la chute même, une assurance de victoire sur l'Ennemi, en et
par sa progéniture. Le Ipsa conteret capui tuum de Genèse 3,
15 joue un rôle central dans la perspective de Daries. Pour
lui, cette promesse ne s'épuise pas dans la naissance de
Jésus. Elle concerne aussi le temps de l'Eglise, qu'elle rend
possible : Marie se manifeste alors comme l'ennemie victo-

21. B. Daries, Lettre..., p. 4.


22. Ibid., p. 15.
23. Ibid., p. 7-8.
48 Jean Séguy

rieuse de toutes les hérésies. Mais surtout, à la fin de ce temps


de l'Eglise, elle apparaît comme la femme revêtue de soleil
d'Apoc. 12, ayant la lune sous ses pieds, et sur la tête un
diadème à douze étoiles : les douze premiers religieux de la
Société de Marie, selon son fondateur malheureux24. Comme
telle, la Sainte Vierge est la générale de l'armée de ses enfants
combattant l' Antichrist (l'homme de péché dont la Révolution
annonce la prochaine manifestation) ; Marie, on le sait, le
défera, permettant ainsi la victoire définitive de son Fils.
Les éléments premiers et dispersés de cette mariologie
tentaculaire, foisonnante, maximaliste, apparaissent, pour la
plupart, dans les divers classiques de la dévotion mariale
au xvne siècle : le P. d'Argentan, Boudon, Grasset, Poiré, etc.).
Daries les connaissait très probablement. Louis-Marie Grignion
de Montfort (1673-1716) avait fait une synthèse vigoureuse
de leur enseignement, en perspective apocalyptique25. A-t-elle
influencé notre aspirant fondateur ? C'est improbable selon
nous26. Il ne pouvait pas connaître, non plus et pour cause,
la gerbe mariale et apocalyptique que le P. Picot de Clori-
vière nouait, parallèlement à lui, au travers de la Révolution.
Par qui — ou pourquoi — donc l'attention de Daries
avait-elle été attirée vers les plages apocalyptiques possibles
— mais relativement ésotériques — de la mariologie ?
L'intéressé répond : par la lecture de l'Ecriture. On trouve, en effet,
dans sa Lettre sur l'Ecriture les éléments principaux de son
système mariai et de son apocalyptique intimement liés entre
eux et à son commentaire des livres sacrés.

24. P. de Madiran, op. cit., p. 76.


25. J. Séguy, Millénarisme et « ordres adventistes » : Grignion de Montfort
et les « Apôtres des Derniers Temps », Archives de Sciences sociales des religions,
n° 53, 1, janv.-mars 1982, p. 23-48. Notons que Montfort est le fondateur des
Missionnaires de la Compagnie de Marie.
26. La première biographie de Montfort (Pierre- Joseph Picot de Clorivière,
La vie de Louis-Marie Grignion de Montfort, instituteur des Missionnaires du
Saint-Esprit et des Filles de la Sagesse, Paris, Delain jeune, Saint-Malo, L. Hovius,
Rennes, Em. G. Blouet, 1785) fut-elle connue de Daries? Nous l'ignorons.
Elle ne semble pas, de toute façon, avoir pu inspirer la mariologie de ce dernier,
pas plus que ses vues sur les « derniers temps ». On peut en dire autant des
rares écrits de Montfort publiés au xvme siècle. Il est clair, par contre, que l'un
et l'autre auteurs appartiennent au même courant de spiritualité.
La Société de Marie, dite d'Espagne 49

Usant, à la façon de l'Eglise latine, dans sa liturgie, et


de nombreux Pères dans leurs œuvres, du sens spirituel
— qu'il appelle aussi mystique — plus que du sens littéral,
il voit dans l'ensemble de l'Ancien Testament une
préfiguration du Nouveau ; dans les personnages de la Vieille Alliance
les types de Jésus et de Marie. Parcourant l'ensemble de la
Bible juive, il peut ainsi y retrouver partout Marie
prophétisée dans les personnages féminins ; méthode connue,
explorée avec brio par le P. de Lubac27. Elle ne mène pourtant pas
nécessairement à attribuer à Marie le rôle précis que Daries
lui attribue dans « les derniers temps ». Par contre, elle peut
s'utiliser en ce sens lorsque les conjonctures idéologiques
et sociopolitiques y portent. C'est ce qui se passe ici.
Le milieu clérical dans lequel Daries vivait à Mussidan,
puis celui où il se mut en Espagne, n'étaient ni l'un ni
l'autre étrangers aux spéculations de type apocalyptique.
En témoignent l'admiration conçue par plusieurs
ecclésiastiques notables devant le mémoire bordelais de Daries sur
les prophéties bibliques et le sens eschatologique des
événements révolutionnaires28 ; en témoigne aussi la facilité avec
laquelle il recruta ses premiers compagnons pour la Société
de Marie, apparemment sans les scandaliser par ses vues sur
les « derniers temps ». On s'abuserait cependant en portant
cette ouverture à l'apocalyptique au compte unique d'une
émigration inquiète, et qui plus est, cléricale.
L'époque semble avoir été traversée, en toutes classes et
groupes sociaux, en France et dans les autres pays européens,
par une attente aux aspects catastrophiques obligés, par une
espérance apocalyptique non moins assurée et aux formes
variées29. On voit, au xvine siècle, les classes moyennes et

27. Henri de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l'Ecriture,


Paris, Aubier, 1959-1969, 4 vol.
28. P. de Madiran, op. cit., p. 19.
29. Renzo de Felice, Note e ricerche sugli « Illuminati * e il misticismo rivo-
luzionario (1789-1800), Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1960, et Clarke
Garett, Respectable Folly. Millenarians and the French Revolution in France
and England, Baltimore et Londres, Johns Hopkins University Press, 1975,
50 Jean Séguy

supérieures se complaire dans l'occultisme, puis dans le mes-


mérisme ; dans tout ce qui se portait garant d'une rénovation
ou d'une régénération individuelle et collective, mondiale et
nationale. Dans cette perspective, la France se voyait
reconnaître, de plusieurs côtés, un rôle décisif dans les événements
capitaux que l'on pressentait pour bientôt.
Les classes inférieures semblent avoir été touchées elles
aussi, et depuis 1750 au moins, par des espérances et des
attentes de même genre : leurs aspirations à une société égali-
taire et à une religion dépouillée s'alliaient avec des craintes
et des peurs : la genèse d'un monde nouveau ne se ferait pas
sans douleurs, sans catastrophes, sans châtiments de toutes
sortes. Prophéties, révélations, signes de toutes natures se
multiplient avant 1789 ; dans les années qui suivent, des
recueils prophétiques d'origines variées sont publiés en grand
nombre, intéressant l'ensemble du public sachant lire.
Certains groupes aux enseignements millénaristes
explicites (Société de Saint-Jean l'Evangéliste, de Paris ; Amis
de la Vérité, présents à Lyon, dans la Bresse, à Toulouse, etc.)
poursuivent leur carrière pendant plusieurs décennies avant
1789, et au-delà pour certains d'entre eux. De petits groupes,
des réseaux fluides, porteurs d'influences jansénistes variées,
ajoutent à des vues millénaristes l'idée d'un rachat nécessaire
des péchés par des victimes élues. Celles-ci sont destinées à
périr dans la Grande Tribulation précédant le retour d'Elie,
précurseur de la Parousie et du royaume de Dieu. Jacqueline
Brohon et Suzette Labrousse appartiennent au nombre de
ces « victimes ». L'une et l'autre furent, on le sait, « promues »
par Pontard, évêque constitutionnel de la Dordogne ; mais
leur carrière mystique et prophétique était entamée depuis
longtemps en 1789.

renvoient l'un et l'autre aux ouvrages des spécialistes du xvme siècle et,
singulièrement, de la Révolution, ainsi qu'aux sources imprimées.
Voir aussi, s'agissant de S. Labrousse en particulier, mais non pas uniquement,
Bernard Plongeron, Conscience religieuse en révolution. Regards sur
l'historiographie religieuse de la Révolution française, Paris, Picard, 1969.
La Société de Marie, dite d'Espagne 51

S. Labrousse se rendit célèbre pendant la Révolution


par l'interprétation millénariste qu'elle en fournit ; elle trouva
un écho favorable dans le clergé et l'épiscopat
constitutionnels, dans certains cercles illuministes aussi. Elle voulut
enrôler le pape lui-même dans sa croisade en faveur d'une
papauté dépouillée de ses Etats, de ses richesses, de son
pouvoir. Son voyage-pèlerinage à Rome se termina par un
long séjour au château Saint-Ange.
La Révolution une fois éclatée, les « illuminés » n'y
reconnurent pas tous la regénération escomptée. Certains
y détectèrent, la main de Satan et la colère de Dieu ; ils y
virent aussi un préliminaire nécessaire à une « grande
révolution religieuse... à jamais mémorable », destinée à rajeunir
le christianisme, dans un avenir indéterminé. Joseph de
Maistre représente excellemment cette tendance, dès ses
Réflexions sur la France (1796).
Le clergé émigré semble avoir charmé son exil par des
pronostications de toutes sortes30, dont certaines prirent la
forme d'une exégèse des prophéties bibliques, de l'Apocalypse
en particulier. Daries témoigne pour cette tendance. Mais
aussi Claude-Marie Brochard, fondateur de la Société de la
Croix de Jésus31 ; mais encore le P. de Clorivière, resté en
France32, et d'autres sans doute.
Notons-le : prophétisme et apocalyptique pro- et contre-
révolutionnaire peuvent communiquer ; ainsi certains
professeurs du collège Saint-Charles de Mussidan connaissaient

30. Mémoires de l'abbé Baston..., publiés pour la Société d'Histoire


contemporaine par M. l'abbé Julien Loth et M. Ch. Verger, Paris, Picard, 1898, t. 2,
p. 350-355 ; Augustin Sicard, L'ancien clergé de France, t. 3, Les évêques pendant
la Révolution, de l'exil au concordat, Paris, Lecoffre, 1903, p. 153.
31. Claude-Marie Brochard, Cinquième âge de l'Eglise, Lyon, Boursy, 1826.
Cet ouvrage veut montrer que l'Apocalypse a prédit la Révolution dans son
détail et avec exactitude. L'auteur précise : « C'est en 1792 que nous vinrent nos
premières pensées à ce sujet ; et c'est en 1794 que nous fîmes connaître les
premières esquisses » (p. vi). Il explique ensuite qu'il a consulté les évêques
à sa portée, en Suisse, et plusieurs ecclésiastiques recommandables, auprès
desquels il a trouvé bonne réception. Certains de ces derniers souhaitaient une
publication immédiate de ses commentaires de l'Apocalypse.
32. Ses très longs commentaires sur l'apocalypse, commencés en
septembre 1793 et terminés en 1807, restent encore inédits.
52 Jean Séguy

de très près Suzette Labrousse ; celle-ci les consultait en


voisins33. Daries avait eu l'occasion de lire ses écrits, avant
1790. Il avait manifesté à leur égard la même répulsion que
tous ses collègues de Saint-Charles. Mais, au moins par ce
biais, le futur aspirant fondateur avait eu le contact avec
ce « joachimisme populaire, banalisé » dont Clarke Garrett
crédite S. Labrousse. Celle-ci, on le relèvera, connaissait le
thème d'un (double) ordre des derniers temps34. D'ailleurs,
au xviii6 siècle comme au siècle précédent, les commentaires
orthodoxes des Ecritures apportaient pour la plupart à leurs
lecteurs une connaissance minimale du joachimisme et du
post-joachimisme : pour le réfuter globalement, ou au contraire
pour en retenir certaines interprétations. Daries, lecteur
impénitent, peut difficilement avoir échappé à ces messages. Il
dépend d'eux sur un point au moins : l'idée d'un « ordre
adventiste ». Pourtant, il n'en a pas retenu le concept, voisin,
d'un triomphe terrestre de l'Evangile. L'emploi qu'en faisaient
prophètes et prophéties prorévolutionnaires l'a — semble-
t-il — disqualifié à ses yeux35.

Au-delà d'un projet

En dépit de ses vœux et de ses efforts, Daries n'a pas réussi


à fonder sa Société de Marie. Par contre, la France de la
Restauration a vu se créer une congrégation, les Fils de Marie
Immaculée, dont le fondateur, le P. Louis-Marie Baudoin,
et deux des premiers membres avaient connu Daries et adhéré
à son projet. Ce groupe n'attribuait à Marie, ni ne s'attribuait,
aucun rôle privilégié dans le déroulement des « derniers temps ».
Il reconnaissait — et reconnaît toujours aujourd'hui — sans
difficultés les liens noués à Tolède entre Baudoin, deux de

33. Elle était née et habitait alors à Vanxains (canton de Ribérac). Sur les
rapports entre Suzette Labrousse et le collège de Mussidan, voir P. de Madiran,
op. cit., p. 79-81.
34. Ibid., p. 80.
35. P. de Madiran, op. cit., p. 74, où l'auteur cite une lettre de Daries à ce
sujet.
La Société de Marie, dite d'Espagne 53

ses futurs disciples, et Daries ; ces rapports lui paraissent de


peu d'importance36. Pourtant, au moins par leur spéciale
consécration à la Vierge, ainsi que par quelques autres
particularités, les Fils de Marie Immaculée prolongent bien, nous
semble-t-il, quelque chose du projet de Daries.
Toujours dans la France de la Restauration, on voit
naître encore deux congrégations dénommées, l'une et l'autre,
« Société de Marie » : celle de Bordeaux, dont les membres
sont dits « marianistes » ; celle de Lyon, dont on appelle les
membres « maristes ». Leur désignation mise à part, qu'y
a-t-il de commun entre ces deux groupes et le projet de
Daries ? Pour Pierre Zind, qui a étudié ces cas d'assez près,
l'influence du minoré malheureux s'est exercée de façon
« presque certaine » sur la fondation des marianistes ; elle
n'est « pas improbable » s' agissant des maristes37. Les
intéressés se montrent, eux, moins affîrmatifs sur ce chapitre.
Les indices de continuité génétique relevés par Zind
entre Société de Marie d'Espagne et marianistes ne manquent
pas d'intérêt : le fondateur, Guillaume- Joseph Chaminade
enseignait au collège de Mussidan, où il fut peut-être un
des professeurs, en tout cas un des collègues de Daries. Son
frère, Louis-Xavier Chaminade, ancien supérieur du même
établissement, resta en contact avec Daries dans leur commun
exil espagnol. Il possédait à sa mort un exemplaire manuscrit
du Pasteur du village. Est-ce de lui que Guillaume-Joseph
Chaminade tenait le Plan et les Statuts de la Société de Marie
d'Espagne retrouvés dans ses papiers ? On ne sait, mais il
appert par là que le fondateur des marianistes n'ignorait pas
l'existence du projet de Daries. Pourtant il ne s'en réclame
pas ; il fait remonter l'inspiration de sa fondation à des
lumières reçues à Saragosse, où il séjourna entre 1797 et 1800,
auprès de N.-D. del Pilar38.

36. M. Maupilier, op. cit., p. 48-69.


37. P. Zind, op. cit., t. 1, p. 65.
38. Joseph Simler, Guillaume-Joseph Chaminade, chanoine honoraire de
Bordeaux, fondateur de la Société de Marie et de l'Institut des Filles de Marie
(1761-1850), 1901, p. 96 et p. 117-118.
54 Jean Séguy

Le premier fondateur des maristes, Jean-Claude Courveille,


eut-il connaissance du projet de Daries ? Par plusieurs côtés,
cela ne paraît pas impossible, comme le remarque justement
P. Zind ; cependant l'intéressé, interrogé à ce sujet, a nié
formellement toute connaissance même indirecte de la Société
de Marie d'Espagne. Le P. Jean Coste, historien des maristes,
conclut dans le même sens39. Courveille référait sa fondation
à une inspiration reçue auprès de N.-D. du Puy, en 181240.
Au-delà des problèmes de dépendance ou d'indépendance
historique, la comparaison révèle, entre les trois instituts
de la Restauration et le projet de Daries, des traits communs
et des différences non dénués d'intérêt. Comme la Société
mort-née de Tolède, les trois groupements français sont
consacrés à Marie ; ils honorent et défendent spécialement son
Immaculée Conception ; ils véhiculent eux aussi une mario-
logie maximaliste. Aucun d'entre eux n'a repris l'idée de la
« louange perpétuelle de Marie » ; ils relèvent tous cependant
— avec des nuances diverses — du projet apostolique de Daries,
centré sur l'enseignement, la prédication, les missions. Les
deux Sociétés de Marie attribuent à Marie, et s'attribuent,
un rôle moteur dans le scénario des « derniers temps » ; ceci
les rapproche encore plus de la perspective de Daries. Celle-ci
était, on l'a noté, explicitement contrerévolutionnaire ; c'est
encore très ouvertement le cas des trois instituts français de la
Restauration. On pourrait même les qualifier d' «
antimodernes », tant ils s'inscrivent en faux contre 1' « esprit du siècle »,
défini par ses mœurs, sa culture, ses idéaux sociopolitiques.
Un détail symbolique mérite ici attention : Daries voyait
Marie couronnée d'un diadème à douze étoiles, représentant
selon lui les douze premiers membres de sa Société. De même,
les jeunes prêtres qui s'unissent, en 1816, pour former les
prémices de la Société de Marie de Lyon sont au nombre de

39. Coste-Lessard, Origines maristes, Rome, Via Poerio, t. 1, 1960, p. 959-


962 (doc. n° 418) ; aussi P. Zind, op. cit., p. 66.
40. Jean Coste, Maristes et eschatologie, Becherches et Documents du Centre
Thomas-More, n° 36, déc. 1982, p. 25-26.
La Société de Marie, dite d'Espagne 55

douze41. De manière moins prégnante, le nombre douze joue


aussi un rôle dans les premiers développements de la «
Congrégation de Bordeaux », d'où sortira l'Institut marianiste42 ;
son premier membre, Lalanne, indiquait que ce « nombre
pouvait être regardé comme mystique »43. Les Fils de Marie
Immaculée semblent moins intéressés par cette double
référence au collège apostolique et au diadème de la « femme
vêtue de soleil ». Est-ce parce que, contrairement aux trois
autres groupements, ils ne se présentent pas comme un
« ordre adventiste » ? Ce n'est pas impossible.
S' agissant des « derniers temps », on notera une
intéressante différence entre les vues de Daries et celles exprimées
par les fondateurs des Sociétés de Marie bordelaise et
lyonnaise. Pour le premier, Marie procurerait la victoire à ses
fidèles en leur accordant la grâce du martyre. Dans cette
perspective un brin paradoxale, vaincre l'Antichrist consiste
à mourir héroïquement sous ses coups. Le pessimisme
implicite à cette idée traduit sans doute l'effroi suscité chez les
antirévolutionnaires par l'avancée et les victoires
apparemment irrésistibles de la première Révolution. Elle relève
aussi d'une idéologie préexistante de type « victimal » ; nous
en avons signalé plus haut la diffusion dans certaines couches
de la société française prérévolutionnaire44. Notons-le en
passant, Marie Baudoin, sœur du fondateur des Fils de Marie
Immaculée avait fait vœu « de se regarder comme une
victime qui doit être immolée » à la justice de Dieu45.
Apparemment, les Sociétés de Marie (de Bordeaux et de

41. Coste-Lessard, op. cit., t. 2, 196, p. 670 (doc. n° 750).


42. P. Zind, op. cit., t. 1, p. 129.
43. Ibid., n. 4.
44. Diffusion qui pourrait être liée — au niveau populaire — avec les aspects
réparateurs de la dévotion au Sacré-Cœur ; noter aussi la fondation, dans des
milieux de la haute noblesse, en 1653, des bénédictines de l'adoration
perpétuelle. Elles se vouaient, en tant que « victimes », à la réparation des outrages
contre l'eucharistie. Voir G. Lunardi, Benedittine dell'Adorazione Perpétua
del S. S. Sacramento, Dizionario degli Istituti di Perfezione, Rome, Edizioni
Paoline, 1974, t. 1, col. 1255-1258, et, du même, Metilde del S. S.
Sacramento, ibid., 1978, t. 5, col. 1265-1268.
45. M. Maupilier, op. cit., p. 20-21.
56 Jean Séguy

Lyon) ne partagent pas cette perspective ; en tout cas, elle


n'apparaît pas au premier rang de leurs préoccupations. Ainsi
le second fondateur des maristes, Jean-Claude Colin, se montre
intéressé par le rassemblement des croyants en vue du triomphe
final de l'Evangile dans l'histoire, plus que par les aspects
inévitablement sanglants de la lutte contre l' Antichrist46 ;
pourtant le thème du martyre n'est pas absent de sa pensée47.
Chaminade et les tout premiers marianistes, fort engagés
dans les luttes politiques de la Restauration, paraissent eux
aussi accorder leur attention surtout à la victoire promise à
l'Immaculée Conception, à son « triomphe sur l'hérésie des
temps actuels », qui sont « les derniers » ; l'affrontement
avec PAntichrist semble, à leurs yeux, se produire surtout
dans le combat idéologique, politique, culturel, etc.48.
A cette différence dans les vues de Daries et des fondateurs
postérieurs des Sociétés de Marie françaises correspond une
situation sociopolitique différente. Daries nourrissait un
sentiment d'inévitable défaite devant les triomphes
révolutionnaires. Chaminade, Courveille, Colin et leurs disciples
immédiats vivent une « restauration » politique et religieuse ; ils
ne se montrent pas satisfaits de tous ses aspects ; volontiers
ils accuseraient les dirigeants de compromis. Néanmoins la
victoire sur l'ennemi — qui continue d'agir à un degré
moindre que précédemment — leur paraît désormais assurée,
même si elle n'est pas encore — il s'en faut — obtenue. Dans
cette perspective, il nous apparaît symptomatique que Colin
puisse évoquer comme proche le règne d'un « roi très-chrétien » ;
sous son sceptre doit se réaliser le rassemblement de
l'humanité autour de la Société de Marie49. On relie par là avec un
aspect au moins des espérances post-joachimistes60.

46. J. Coste, art. cité, p. 33-34.


47. J. Coste (édit.), Jean-Claude Colin, Entretiens spirituels, Rome, Via
Alessandro Poerio, 1975, p. 37, 256, 418, 427, 461.
48. P. Zind, op. cit., t. 1, p. 128-134 ; aussi, E. Neubert, La doctrine mariale
de M. Chaminade, Paris, Cerf, 1937, p. 28-32 en particulier.
49. J. Coste, art. cit., p. 26-27 et 33-34.
50. Formellement s'entend.
La Société de Marie, dite d'Espagne 57

Conclusion

Leur apocalyptique n'isole pas Daries et les fondateurs


dont nous avons parlé ici. Elle les rattache, on l'a vu, à des
courants qui parcourent la société française du xvme siècle,
avant, pendant et après la Révolution. La Restauration et
le xixe siècle connurent aussi des moments et des tendances
de nature eschatologique ; certains — c'est le cas dans les
congrégations dont il a été question plus haut — prolongent
des courants précédents ; d'autres présentent des aspects
novateurs multiples51. Mais Daries, Chaminade, Gourveille,
Colin — et d'autres — nous apparaîtraient encore plus
insérés en leur temps si nous les rapprochions des
manifestations d'apocalyptique repérables dans les nations de langue
allemande et anglaise, entre 1789 et 1848.
La Révolution française et les guerres napoléoniennes ont
en effet provoqué, dans ces pays, une vague — ou plusieurs —
d'interprétation apocalyptique, un « réveil prophétique » éclaté
en sociétés, mouvements et sectes divers52. Le ministère
d'Edward Irving et la Catholic Apostolic Church, d'une part,
l'activité de John N. Darby et les Assemblées « darbystes »
(« étroites » et « larges »), d'autre part, en sont les restes
témoins — un peu tardifs — les plus connus de nos jours53 ;

51. Henri de Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, Paris,


Lethielleux, Namur, Culture et Vérité, 2 vol., 1980, 1982 ; consulter le second
volume en particulier.
52. Voir Paul Vulliaud, La fin du monde, Paris, Payot, 1952 ; Henri Desroche,
Micromillénarismes et communautarisme utopique en Amérique du Nord du
xvne au xixe siècle, Archives de sociologie des religions, n° 4, juill.-déc. 1957,
p. 57-92 ; W. H. Oliver, Prophets and Millenarists. The Uses of Biblical
Prophecy in England from the 1790s to the 1840s, Auckland (Nouvelle-Zélande),
Auckland University Press ; Londres, Oxford University Press, 1978. Voir
aussi Gilbert Brunet, Les prophéties sur la France en 1870, Cahiers du Cercle
Ernest-Renan, n° 96, oct. 1976, qui en faisant le tour des « prophéties » circulant
en France en 1870, dresse un bilan de la production des soixante-dix premières
années du siècle en la matière.
53. A. L. Drummond, Edward Irving and his Circle, Londres, James Clarke,
1934 ; Harold Rowdon, The Origins of the Brethren, Londres, Pickering & Inglis,
1967. Le mouvement adventiste (américain) est postérieur d'une dizaine
d'années aux débuts des « Assemblées de frères » (1831), elles-mêmes postérieures
au mouvement autour d'Irving.
58 Jean Séguy

ils représentent un aspect seulement d'un mouvement qui


affecta le monde protestant européen et nord-américain dans
son ensemble, et dans toute sa diversité sociale54. Le
Mouvement d'Oxford lui-même ne fut pas, chez ses premiers
représentants, exempt de traits de ce genre55.
Ce vaste déferlement d'interprétations apocalyptiques
constitue une « réponse » explicite aux peurs, et dans d'autres
cas aux espoirs, suscités par la Révolution française, l'Empire
napoléonien, et leurs suites. Aussi bien, tout comme les
groupes (la plupart de type secte) qui naissent dans leurs
marges, ces interprétations se révèlent pro- ou
contre-révolutionnaires ; c'était déjà le cas dans la France des mêmes
époques.
Comme dans les congrégations religieuses rencontrées dans
la présente note, on retrouve dans les « sectes prophétiques »
une religion de type maximaliste ; une sorte
d'hyper-protestantisme non dénué d'aspects de complexification s'y montre,
parfaitement parallèle à l'hyper-catholicisme des
congrégations étudiées plus haut. Autre ressemblance avec ces
dernières : on observe chez les membres de ces groupements
protestants la conviction, scripturairement référée, d'une
élection à un rôle moteur dans les « derniers temps ».
En somme, en terrain protestant comme en terrain
catholique, les ébranlements sociopolitiques liés à la Révolution
et à ses suites semblent avoir produit des effets fort
semblables. Il vaudrait la peine de les étudier conjointement
dans leurs similitudes et leurs particularités individuelles — ,
comme autant de réactions religieuses à un moment
spécialement pregnant du processus de sécularisation de la société
occidentale.
Jean Séguy,
Centre national de la Recherche scientifique.

54. Pour l'Angleterre et les « sectes prophétiques » au plus bas de l'échelle


sociale, voir E. P. Thomson, The Making of the English Working Class, Har-
mondsworth, Penguin Books, 1968, ainsi que C. Garrett, op. cit.
55. W. H. Oliver, op. cit., p. 144-149.

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