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Théorie du jugement négatif

Author(s): Marc de Launay and Adolf Reinach


Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 101e Année, No. 3, LE JUGEMENT (Juillet-
Septembre 1996), pp. 383-436
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40903495 .
Accessed: 14/08/2011 21:19

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Théorie du jugementnégatif
Présentation

AdolfReinach(1883-1917) faitpartiedesphénoménologues de la pre-


mièreheure.Avantd'être,à Göttingen, l'assistantde Husserl,il en fut
le premier étudiantà soutenir, sous sa direction, sa Thèsed'habilitation,
surla « Natureetla systématique dujugement » (1909).A biendeségards,
la problématique développéedansl'essaiqu'on va lireétaitdéjà présente
dansles travaux préparatoires de cettethèse,commedansl'intérêt mani-
festépar Reinach les
pour problèmes de la philosophie du droit1. Outre
l'intérêtproprement historique qu'offrela connaissance des problémati-
ques propresà la phénoménologie de Göttingen - ellefut le creuset
formateur d'espritstelsque Ingarden,Hering,Koyré- , la lecturede
cetessaifaitapparaître l'originalitéde Reinachdontl'ambition estdouble:
d'unepart,clarifier asssez rigoureusement, la
par définition précisedu
concept d' « étatde choses » ^Sachverhalt^, l'ensemble de la discussion
sur le jugementqui s'est développéetoutd'abord dans la controverse
autrichienne entreBrentanoet Meinongpour êtreen quelquesortearbi-
tréepar les Recherches logiquesde Husserl,d'autrepart appliquerles
résultats de cetteclarification à des domainesauxquelsl'aspectstricte-
mentlogiquedu débat ne semblaitpas devoirouvrirla réflexion : le
vasteterrain de la prose théoriqueet littéraire (Reinachy fait trèsindi-
rectement allusionau coursde son étudeen citantdes exemples empruntés
au discourshistorien), qui donneà cettethéoriedu jugementune ambi-
tionbienplus considérable et la place au principed'une théoriedes actes
de langageen général.C'est surcetteambitionque se concluttroprapi-
dementl'étudede Reinach,etfortpeu d'autrestextesconservés (en 1942,
la presquetotalitédes écritslaisséspar Reinachont été détruitssans
qu'on puisseavoirne serait-cequ'une idée approximative de l'ampleur
de cettedestruction) de ce jeune philosophe,mortsur le frontà trente-
quatreans, permettent d'esquisserla perspective qu'il eût suivieet qui
ne manquepas de le rapprocher des réflexions entreprises par Russell
en 1913, ainsi que du premierWittgenstein.
Marc de Launay
1. Cf. son ouvrage de 1913, ApriorischeGrundlagendes bürgerlichenRechtes, repris
dans l'édition des Sämtliche Werkeque Ton doit aux soins de BarrySmithet Karl Schuh-
mann (c'est le textede cetteéditioncritique,parue en deux volumes,à Munich,chez Philo-
sophia Vlg., que nous avons suivi pour notre traduction).Cf. également,K. Mulligan
et B. Smith (eds.), Speech act and Sachverhalt,Dordrecht,Martinus Nijhoff, 1987.

Revuede Métaphysique
et de Morale,N° 3/1996 383
auxquelles,dès le début,s'estheurtée
Les grandesdifficultés la logique
en voulanttraiterle jugementnégatifn'ont encorejamais été résolues
de manièresatisfaisante.Il subsisteà cet égardde considérables diffé-
rencesen fonctiondes plus divergentes perspectives.Ces difficultés ne
tiennentque pour une partau jugementnégatifcommetel, pour une
autre,ellessontduesau faitqu'on n'estpas non plusparvenuà établir
de manièreclaireunedéfinition du jugement positif.Tantque le concept
de jugement en généralresteragrevéd'équivoqueset d'obscurités, le trai-
tementdu jugementnégatifne pourraqu'en pâtir.On tenteradans ce
qui suitnon pas de résoudretous les problèmes posés par le jugement
négatif,maisde s'approcher d'une solutionseloncertaines orientations.
La situationde l'ensemblede la problématique justifieque l'on com-
mencepar quelquesmisesau pointconcernant le jugementen général1.

II estextrêmement de percerà jour uneéquivoqueque recèle


important
encorele termede jugement,et qui, ce me semble,prêtetrèssouvent

1. Dans la mesure ou je dois me limiterà 1 expose de ce qui est le plus necessairea


mes objectifs,j'ai presque entièrement renoncéà la discussionde la littératureconsacrée
au sujet. Je renvoie,au demeurant,à un exposé plus détailléqu'on trouveradans l'ouvrage
Urteilund Sachverhalt[État de choses et jugement]que j'espère voir paraîtreprochaine-
ment. [A. Reinach ne publiera jamais ce livre dont on peut imaginerque les linéaments
étaient,outre cette étude sur le jugementnégatif,les textesécritspeu avant et demeurés
inédits: « Wesenund Systematik des Urteils» (1908), « Über impersonaleUrteile» (1908?),
« Notwendigkeit und Allgemeinheit im Sachverhalt» (1910); il est vraisemblable
que l'ouvrage
projeté faisait partie des papiers de Reinach qui ont disparu en 1942, perte dont on ne
peut exactementmesurerl'ampleur (N.d.T.).]

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Théoriedu jugementnégatif

à confusion dansle contexte de la logique.Par « jugement », on entend


toutd'abordce que l'on désigneordinairement et de manièreplusprécise
par « conviction », « certitude », « belief», maisaussipar « conscience
d'une validité». Mais, d'autre part, on entendpar là aussi le fait
d'« établir», F« affirmation ». Conviction et affirmation sontcertesen
étroitesrelations, maisellesne sontnullement identiques.Dans l'usage
de la langue,il ne faitpas de doutequ'on les désignetoutesdeuxtrès
volontiers commeétantun « jugement ». Il estdoncnécessaire de remar-
quer avec d'autantplus de rigueurque ces deux notions- fortdiffé-
rentesl'une de l'autre- délimitent deux sphèreslogiquestout à fait
distinctes,et,partant, scindent toutle domainede la théoriedu jugement
en deuxsecteurs voisinsmaisentièrement séparés.Il fautle montrer plus
précisément. Il importe de distinguerces deuxnotionsde jugement qu'on
vientd'évoquer,et du mêmecoup les séparerde configurations voisines
avec lesquelleson pourraitles confondre, et avec lesquelleselles sont
confondues.
Nous enchaînons surun terme,fréquemment rencontrédansla théorie
du jugement depuisles recherches de FranzBrentanoqui exercèrent une
grandeinfluence. Il a définile jugementpositifcommeune « accepta-
tion» en lui opposantle jugement négatif considéré commeun « rejet».
Il ne faitpas de douteque ces termesne peuventêtreclairement et direc-
tement intelligibles;les chercheurs qui les ont employés ne se sont donc
pas non plustoujours soustraitsà l'équivoquedangereuse qu'ils recèlent.
On parled'acceptation et de rejettoutd'aborddansle sensd'un assenti-
mentou d'un refusd'ordreaxiologique: on accepteun acte conforme
à la moralité, on refuseceluiqui ne l'est pas. Brentano2 et Marty3ont
à justetitreinsistésurle faitque cettenotiond'une « évaluationmobili-
santle sentiment » ou celle de « tenirpour agréabledu pointde vue
du sentiment » n'avaientpas leur place dans la théoriedu jugement.
Que signifierait d'ailleursque, dansle jugement «2x2 = 4», l'égalité
de 2 x 2 et de 4 soit « appréciée» ou que, dans le jugement
« 2 x 2 ^ 5 », l'égalitéde 2 x 2 et de 5 soit« désapprouvée » au sens
indiqué? Le risquede pareilleconfusionn'est pas grand,il y a, en
revanche,un autredanger,plus menaçant.
Il existeune acceptation qui ne comporteaucunevéritable estimation,
maisqui peutêtreplusprécisément définiecommeétantun assentiment.

2. Cf. « WindelbandsIrrtumhinsichtlichder Grundeinteilung


der psychischenPhäno-
mene » (1889), in Wahrheitund Evidenz, Hambourg, Meiner, 1958, p. 39.
3. Untersuchungen zur Grundlegungder allgemeinenGrammatikund Sprachphilosophie,
vol. I, Halle, Niemeyer,1908, p. 233.

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Adolf Reinach

J'entends, parexemple, le jugement « A estb », je le comprends, y réflé-


chis,et déclare,en y donnantmonassentiment, « oui ». Ce « oui » recèle
un assentiment, une acceptation, mais,mêmedansce cas, cetteaccepta-
tionn'estpas un jugement.Quellesortede jugement serait-ce?Le juge-
ment« A est b »? Certainement pas, car ce jugement-làconcerne
évidemment l'être-ède A, c'est-à-dire cetétatde choses,tandisque l'accep-
tation,que nous avons maintenant en vue, se réfèreau jugement« A
est b ». Il est à peinebesoinde souligner que l'étatde chosesn'estpas
identiqueau jugementqui l'établit.Au jugementque j'ai entendu,je
puisrépondre : « Oui, A esteffectivement b. » L'acceptationqui donne
un assentiment et le jugementsontalorsjuxtaposésdans leurdifférence
qui sauteaux yeux.D'abord,je donne,parun « oui », monassentiment
au jugemententendu,ensuite,je procèdemoi-même au jugement« A
est b ». On peutalorsdéfinirce jugementcommeétantégalement une
acceptation, la reconnaissance de l'état de choses« être-ôde A ». Et
c'est précisément là que résidele dangerde confusiondontnous par-
lions.Acceptation qui donneun assentiment et acceptation qui juge sont
fondamentalement différentes, en tant qu'actes aussi bien qu'en fonction
de l'objet auxquellesellesse réfèrent. Si nous voulonsprofiter de cette
équivoque nous dirons : l'acceptation qui donne un assentiment estrecon-
naissanced'une acceptationqui juge4. Maintes confusionsdans la
théoriedu jugementont leuroriginedans le faitqu'on a substituéau
jugementvéritablel'acceptationqui donne un assentiment. Le terme
d'acceptationy conduit dans une largemesure, même, un degré
de à
plusgrandencore, le terme d' « approbation » dontse sertWindelband
pour définir le jugement5. Bien entendu, les termes« rejeter» ou
« désapprouver » justifient les mêmesréflexions.
Aprèsavoirainsimishorsjeu l'acceptation et le rejetau sensd'éva-
luationspositiveet négative,commeau sensd'un assentiment donnéà
un jugementet de son refus,nous en arrivonsà la questionde savoir
si nos termesont eux-mêmes, du moinsau sein de la sphèredu juge-
ment,un sens non équivoque.Nous avons déjà signaléque ce n'était
pas le cas. Représentons-nous un cas concret: quelqu'und'autreet moi
pourrions discutersurle faitde savoirquelleest la couleurd'un objet
quelconque.Je m'approchede lui, et vois qu'il est rouge.L'êtrerouge

4. L'assentimentse réfèreà vrai dire non seulementau jugement,au sens d'un acte,
mais aussi au jugementen tant qu'il a un certaincontenu. Mais il n'est pas nécessaire
de développerici davantage cette distinctionquelque peu complexe.
5. Cf. « Beitragezur Lehre vom negativenUrteil», in otraßburgerAbhandlungenzur
Philosophie, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1884, p. 173.

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Théorie du jugement négatif

de l'objet m'est donné, et en même temps qu'il devient donnée pour


moi, la convictioncorrespondantese développe chez moi : il se déve-
loppe chez moi cette convictionou cette « croyance» que l'objet est
rouge.On peut alors fortbien parlerd'un jugement.En fait,nous sommes
là en présencede ce que vise le conceptde « belief» propreà la philoso-
phie anglaise.
Poursuivonsplus avant le cas évoqué : je me détournede l'objet, vais
vers l'autre personneet dis : « L'objet est rouge. » A quoi avons-nous
alors affaire?La convictionpréalablementacquise peut persister,je peux
la conservermême lorsque l'objet n'est plus devant moi. Fort de cette
conviction,je m'adresse à l'autre et prononce les paroles citées. Mais
il n'en va absolumentpas comme s'il n'y avait là rien d'autre que la
convictionà propos d'un étatde choses et l'expressionde certainesparoles
déterminées.En prononçantces paroles, je pense en les disant quelque
chose, j'ai en têtece qu'il y a d'objectal qu'elles désignent,et je le pense
à la manièredont je pose quelque chose, dont j'affirmequelque chose.
Cettepositionou affirmation représente un acte propre,tout à faitremar-
quable. Même si je dis : « Est-ce que l'objet est rouge? », je vise en
pensée quelque chose qui a trait à un objet, et sans doute à la même
chose que lorsque je dis : « L'objet est rouge. » Mais nous n'avons plus
maintenantune visée affirmative, elle est interrogative.La représentation
attentivedes deux cas faitressortiren touteclartéla spécificitéde l'affir-
mation. Que l'on se place dans le cas où une autre personne exprime
l'affirmation« A est b », et où je répètecettephrase sans pourtantpar-
tagercetteaffirmation.C'est exactementle même état de choses qui est
deux fois envisagé mais il n'est posé de manière affirmativeque dans
le premiercas6. La définitionpositivequ'il faudra donnerde cetterépé-
titionintelligentede l'affirmationest encorependante; il ne peut en tout
cas s'agir d'une affirmation.Nous voyons donc qu'il y a des actes spéci-
fiquesde positionou d'affirmation;ils sont présentsdans tout jugement
positifqui est exprimé.Nous allons examinercette affirmationdans le
jugementexprimé,mais nous devons nous garderde la réduireà ce qui
seraitpurementlangagier.On peutconcéderqu'une affirmation sans incar-
nationlangagièrene peut en aucun cas êtreattestée,mais cela ne signifie
pas que les deux soientidentiques.Il y a une affirmationdans l'expres-
sion véritable,exprimée,aussi bien que dans la parole intérieureet silen-
cieuse. Dans les deux cas, l'expressionest définiede manièretrèsdifférente

6. Ce qui va suivremontreraqu'il ne s'agit pas de définirles deux cas commele « simple


faitd'exprimer» certainesparoles où, la premièrefois, une convictionseraitau fondement
de l'expression,tandis qu'elle feraitdéfaut la seconde fois.

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Adolf Reinach

- à vraidirenousnousgarderons de définir la paroleintérieure comme


une simplereprésentation langagière,puisqu'en effetla représentation
d'une expression à hautevoixet celled'une paroleintérieure sontmani-
festement toutà faitdistinctes. Tandisque l'expression se modifieselon
un modequi lui estpropre,l'affirmation qui estexprimée demeureexac-
tement la même,que la parolesoitextériorisée ou qu'ellesoitintérieure.
Quelleque soitla manièredonton définira plusprécisément cettemodi-
fication,le momentspécifique de l'affirmation ne lui estassurément pas
subordonné, et cela suffit
à montrer combienil seraiterronéd'identifier
l'affirmation et l'expression.
L'affirmation, dontpeu à peu les contourscommencent à se révéler
à nosyeux,peutêtredéfiniedu pointde vuede l'usagelangagier, comme
un jugement- autantet peut-être encoremieuxque dans le cas de la
conviction. Ainsinous heurtons-nous à deux conceptsde jugementqui
tousdeuxse dissimulent derrière le termeplurivoque d'acceptation. Outre
l'évaluationet l'assentiment qui véhiculent une acceptation, il y a deux
autrescas d'acceptation qui véhiculent unjugement.Au fond,il semble
que seul l'usage de la languepermette de définirYaffirmation comme
une acceptation, mais,dans la mesureoù affirmation et conviction ne
cessentd'êtreconfondues, la conviction est d'embléesubsuméepar ce
terme.La théoriedu jugementde Brentanonous en donneun exemple.
Il parle du jugementen le considérant commeune acceptation,et, si
nous écartonsles significations qui n'appartiennent pas à la sphèrede
la théoriedu jugement, cela nous renvoietoutd'abordà l'affirmation.
Mais, d'autrepart,Brentanoparled'unegradationdu jugement, et cela
nousentraîne aussitôt,comme il est facile de le deviner, dans une autre
sphère. Dans sa Psychologie..., Brentano a même parléd' « intensités»
du jugement,par analogieavec l'intensité du sentiment7. Ce qu'il a
quelquepeucorrigé ultérieurement. « II estfaux[...], écrit-ildansYOrigine
de la connaissance morale*,que ce qu'on appellele degréde la convic-
tion soit un niveaud'intensité du jugementqui pourraitêtreanalogue
à l'intensitédu plaisiret de la douleur.» Mais Brentanocontinue
d'admettre des degrésdu jugement.De même,Windelband parled'une
possibilité de manièregraduellele « sentiment
de hiérarchiser de convic-

7. Cf. Psychologie du point de vue empirique (1874), Paris, Aubier, 1944 (trad. fr.
M. de Gandillac), lre partie, Livre II, chap. 7, § 9, p. 224.
». CJ. « WindelbandsIrrtumhinsichtlichder Orundemteilungder psychischenPhäno-
mene » (1889), in Wahrheitund Evidenz, op. cit., p. 40. [Reinach se réfèreà la première
édition de YOrigine...', aujourd'hui, le texte cité se trouve dans Wahrheitund Evidenz
(N.d.T.).]

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Théoriedu jugementnégatif

tion» ou la « certitude »9. Appliquéeà Faffirmation, une telleassomp-


tion n'a pas le moindresens. Ou bien quelque chose est affirméou
bien il ne l'est pas; mais il n'y a pas de degréd'affirmation. Certes,
on peutbienparlerd'une affirmation hésitante, rétive,maisil est clair
que ces affirmations n'en sontpas pour autantdes affirmations moin-
dresou plus restreintes. Il en va toutautrement de la conviction. C'est
à bon droitqu'on parledans ce cas-là de niveauxou de degrés.Outre
la conviction, il y a la suppositionet le doute qui représentent des
« degrésde certitude » toujoursdécroissant. Dans ce contexte, Brentano
ne peut envisagerle jugementau sens d'une affirmation, mais bien
au sens d'une conviction,et c'est bien ce termequi s'imposeà lui
dans le passagecité.La dangereuse ambiguïté du conceptd'acceptation
apparaîtici trop manifestement; nous écarterons donc tout à fait ce
termedans le développement qui va suivre,et nous parleronstoujours
d'affirmation lorsqu'ils'agirad'un jugement qui « pose » quelquechose.
En mêmetempsque cetteambiguïté, unepremière différence fondamen-
tale entreconviction et affirmation vientde se révéler,et nous allons
l'examinerun peu plus avant.
Dans les réflexions d'ordrepsychologique et logique,nousrencontrons
fréquemment unejuxtaposition du jugement et d'autresactesde conscience
plus ou moinsapparentés.Le jugementest tantôtopposé au douteet
à la supposition, tantôtà l'interrogation ou à l'expression d'un souhait.
A y regarder de plusprès,il appertque le termede jugement y estprésent
au doublesens qui nous est désormaisfamilier.Il ne fautpas ranger
supposition et doutedansla mêmeclasseque l'affirmation; au contraire,
ils doiventfigurer, en tantque niveauxdifférents de certitude, aux côtés
de la conviction. D'autre part,les actesqui s'expriment sous la forme
« A est-ilbl » ou « Si A pouvaitêtreb' » ontsanscontesteleurplace,
non aux côtés de la conviction, mais aux côtés de l'affirmation.
Tout cela ne constitue que des indications indirectes quantà la diffé-
rencede nos deuxtypesde jugements. Dans le cas présent, commedans
d'autres,seulela perception immédiate peutnous fournir une confirma-
tiondirecteet ultime.Nous parvenonsà ce constatqui ne laisseaucune
place au doute: d'une part,nous avons affaireà la conviction qui se
développe en nous eu égard à des et
objets, que nous avons définie tantôt
commeun sentiment, tantôtcommeune dispositionde conscience,en
toutcas commeunesituation de conscience;d'autrepart,à l'affirmation
qui ne se « développe» pas en nous,maissurquoi, au contraire, nous

9. Cf. « Beiträge zur Lehre vom negativenUrteil», op. cit., p. 186.

389
Adolf Reinach

« tombons», entièrementdifférentede tout sentiment,de toute situa-


tion, et qu'il faut plutôt définircomme un acte spontané.
La convictioncomme l'affirmations'effectuenttoutes deux dans le
temps,et l'on peut indiquerl'instantoù elles commencentd'exister.Mais
tandis qu'on peut parlerd'une certainedurée de la conviction,la nature
de l'affirmationn'autoriseaucune extensiontemporelle;elle ne se déroule
pas dans le temps, son être est en quelque sorte ponctuel.
Loin de nous la volonté de décréterune totale absence de rapport
entre conviction et affirmation;c'est précisémentparce qu'il existe
d'étroitesrelationsentre elles qu'on les a constammentconfondues.
Aucune affirmationne seraitpossible si elle n'était accompagnée d'une
convictionlaquelle en est la base, étantentenduque convictionet affir-
mation se réfèrentalors à quelque chose de rigoureusement identique.
Par contre,il n'est nullementnécessaireque toute convictionfonde une
affirmation,et il est même exclu qu'une convictionait pour base une
affirmation.A propos de notre premièreformule,on pourraitévoquer
l'exempledu mensongequi, en effet,est essentiellement une affirmation
sans conviction.A considérerles choses de plus près,on s'apercevraqu'il
ne saurait du tout être question, dans le cas du mensonge,d'une véri-
table affirmation.On a affairealors à une modificationparticulièrede
l'affirmation,à une pseudo-affirmation en quelque sorte, à qui une vie
propre fait défaut, et pour laquelle nous trouveronsune analogie dans
la formepseudo-interrogative que nous utilisonsfréquemmentdans la
conversationde manière conventionnelle.La vraie question exclut la
convictionde l'être de ce qui est interrogé,tout comme la vraie affirma-
tion exclutla non-croyance en ce qui est affirmé.Une questionde conven-
tion, dont nous connaissonsfortbien la réponse,n'est pas une question
véritable,pas plus que le mensonge,où nous ne croyonspas à ce qui
est affirmé,n'est une vraie affirmation.Nous n'irons pas ici plus avant
dans l'examen de ces rapportsqui en soi ne sont pas dépourvusd'impor-
tance. Ils n'ont d'autre fonctionpour nous que de mettreencore une
fois trèsclairementen lumièrela distinctionentreconvictionet affirma-
tion. Ce genre de relationsessentiellesne sont bien entendu possibles
et ne deviennentintelligiblesque lorsqu'il s'agit, non pas d'un réfèrent
identiqueexprimésimplementde manièredifférente, mais de deux confi-
gurations bien distinctes.Nous allons poursuivre peu plus loin la dif-
un
férenciationdes deux actes.
Comme on le sait, Brentanoa distinguéavec la plus extrêmerigueur
représentation et jugement,mais il les a aussitôtmis en étroiterelation
en établissantle principeselon lequel tout jugement aurait pour base

390
Théoriedu jugementnégatif

nécessaireune représentation. Selon lui, touteacceptationet toutrejet


présupposent nécessairement une représentation de ce qui estacceptéou
rejeté.L'objet jugé est donc deux fois enregistré par la conscience:
d'abord, comme objet représenté, puis comme objet acceptéou rejeté.
Si nous nous interrogeons maintenant, pour notre part,sur le rapport
entrereprésentation et jugement,il nous fautnaturellement distinguer
deux problèmespartiels;ce qui vaut pour le jugementau sens de la
conviction, ne vautabsolument pas pourle jugement en tantqu'affirma-
tion.Mais, il estvraiqu'il y a bien,en toutpremier lieu,quelquechose
qui estle fait de l'un comme de l'autre. Aucune conviction, aucuneaffir-
mationne sontpossiblesqui ne seraientconviction ou affirmation « de
quelque chose »; le à
rapport quelque objet qui suscite la conviction
et à quoi se réfère l'affirmation estessentiel à toutesdeux.Nous pouvons
ici parlerdu caractèreintentionnel des deux modesde jugement,mais
nous devonsnous garderde tirerde cetteintentionalité de trophâtives
conclusions.
L'intentionalité d'un vécusignifie qu'il possèdeune« orientation vers»
un réfèrent objectif,ce qui, à son tour,présupposeque ce réfèrent est
en quelquemanière« présent» pourla conscience.Mais cetêtreprésent
au sensle plus largen'estpas un êtrereprésenté ou, du moins,n'a pas
besoind'êtrereprésenté10. Il n'est certespas facilede délimiter rigou-
reusement le conceptde représentation. Husserla montréà quel point
considérables étaientles équivoquesdontil étaitgrevé11. Si nous faisons
abstraction de la signification fréquente où l'on parlede représentation
par oppositionà la perception, il est possibled'en parleren un sens
qui englobeindifféremment perception, souvenir,imagination et autres
actesapparentés. Une conception précisedu termede « représentation »
{Vorstellen)nous permettra de de circonscrire cetteclasse d'actestrès
étendue.Nous considérons donc commereprésenté toutobjet que nous
avons « présentdevant» nous, qui est « là » pour nous. Présenteest
pourmoila feuillede papierque je suisprécisément en trainde regarder,
présents le dômede Milanque j'actualise,l'expérience passéed'un deuil
que je me remémore, un paysageque j'imagine.Aussi différents que
soienttous ces actes,tout ce qui y est saisi est « là » pour moi, est
en quelquesortedevantmoi,est« représenté » parmoien ce sensprécis.
Ce conceptde représentation s'étendbienau-delàde la sphèredesobjets

10. Brentano parle de représentation« au sens le plus large du terme», cf. YOrigine
de la connaissancemorale, Hambourg, Meiner, § 20 (trad. fr. in Revue de Métaphysique
et de Morale, n° 1, 1990).
11. Cf. Rechercheslogiques, Paris, P.U.F., 1972, II, 2, chp. IV, §34.

391
Adolf Reinach

sensiblesdontc'est à l'originele terrain.Mêmela beautéd'une œuvre


d'art,queje ressens, est« là » pourmoi,de mêmele chiffre 2, parexemple,
dontj'actualisel'essencedansdeuxobjetsquelconques,estprésentpour
moijustement danscetteactualisation. Nousne méconnaissons nullement
la pléthore de phénomènes qui doivent être ici distingués. Si nous prenons
simplement le cas de la perception sensible, il est immédiatement patent
que ce qui estperçu « véritablement », au premier plan, est là de manière
entièrement différente que Parrière-plan qui est donnéen mêmetemps,
et que tous deuxsont,à leurtour,là de manièretoutà faitdifférente
que la petiteportionà laquelles'attachede manièreplus spécialemon
attention. Néanmoins,dans tous ces cas, nous pouvonsmanifestement
parlerd'un « être-là»12,et il en va de mêmelorsquenous nous trou-
vonsdansles sphères,d'un toutautregenre,des objetsactualisés,remé-
morés,imaginés,ressentis et pensés(à la manièredes nombres).Tous
sontlà pourmoi,ce qui autorisede rassembler en un mêmegroupeles
actesqui les saisissent ettousles autresdontles objetsviséssontprésents
en ce mêmesens.On pourrait se demander si unetelledéfinition n'embras-
seraitpas tous les actes qui se réfèrent à un objet, si toutobjet ainsi
visé ne seraitpas du mêmecoup « là » pourmoi. Il n'en est rien: en
délimitant une classed'actesintentionnels dontles corrélats objectifsne
sontnullement représentés, noussommes fondés à espérerpouvoirexpli-
quer plus clairement les développements qui précèdent.
Prenonsle cas des expressions langagières. J'énumèreles montagnes
d'Allemagne, par exemple;je les nomme l'une aprèsl'autreou me les
récitepour moi-même. Je prononce alors, sans doute surun rythme rapide,
un grandnombrede noms.Mais il y a là, bien entendu,plus qu'une
simpleexpression;en disantces mots,je vise (meinen)quelquechose,
j'ai en têtejustement ces montagnes que les nomsdésignent. Celui qui
ne s'intéresse qu'au langage se bornera à l'expression des mots sans les
comprendre, c'est-à-dire, dans le cas présent, sans penser avec les termes
les
exprimés objets liés aux noms. Par contre, celui qui exprime ces noms
en touteintelligence de cause vise avec eux ou par leurbiais quelque
chosed'autre,et c'est cela dontil s'agit.Nous avons affaireici à des
actesqui recèlentune orientation spontanéeà un objet; or il n'estpas
difficile,pourtoutobservateur impartial, de remarquer qu'il ne peutêtre

12. Il ne faut à vrai dire pas confondrecet être-là(dasein) avec Tètre de ce qui est
expressément dont il ne sauraitnaturellement
vis-à-visde moi (gegenüber-sein) êtrequestion
lorsqu'il s'agit d'une perceptionde l'arrière-plan(cf. Th. Conrad, « Wahrnehmungund
Vorstellung », in MünchenerPhilosophische Abhandlungen, Leipzig,J. A. Barth,1911,p. 57).

392
Théorie du jugement négatif

alors question d'une présencede ces objets, de leur « représentation »


au sens circonscritplus haut. Certes, ils peuvent être présents,je puis
nommerune montagneet la percevoiren mêmetempsou me l'actualiser
par le souvenir.Dans ce cas, elle est en effetreprésentée,mais l'on voit
aussitôtque ce typede représentation corollairen'est habituellement pas
présenteou, du moins, qu'elle n'a pas besoin de l'être. Mais même dans
les cas où l'objet désigné par les noms est représenté,il est toujours
nécessairede distinguer de la représentationl'acte de la viséelié à l'expres-
sion du nom. Mais là encore,ce n'est pas non plus comme si riend'autre
n'étaitprésentqu'une représentation de la montagneet la simpleexpres-
sion d'un nom. Une observationattentivemontreau contrairececi : la
représentation est un acte d'un genrepropre,un simple« avoir l'objet »
d'ordre réceptifqui peut occuper une durée plus ou moins longue. Si
l'expressiondu nom vient s'y adjoindre, elle va de pair - si, par ail-
leurs, le nom est prononcé en toute intelligencede cause - avec l'un
de ces actes particuliersque nous avons appelés un penser intentionnel
ou une visée. Outre la représentation, une visée apparaît qui se distingue
de la premièrene serait-ceque parce qu'elle est toujours incarnéedans
le langage, qu'elle a pour caractéristiquesessentiellesune spontanéité
d'orientationet une naturetemporelleponctuelle.Dans le cas qui nous
intéresse,représentationet visée ne sont certespas sans rapport. C'est
exactementle même objet qui est représentéet, simultanément,visé.
L'identité de ce qui met en relation les deux actes ne doit cependant
pas conduireà les identifieren faisantse dissoudrel'acte ponctuelinap-
parent de la visée au sein de l'acte, plus étendu dans la durée, de la
représentation. Au contraire,ils sont tous deux présentsl'un et l'autre,
et, selon les circonstances,on formuleral'ensemble de la situationsoit
en disant que l'objet qui n'a d'abord été que représentéest de surcroît
saisi par un acte de visée, soit que l'objet d'abord simplementvisé est
en outre donné dans un acte de représentation.
En définissantles actes particuliers,que nous cherchonsà mettreen
relief,comme des actes de visée, nous ne méconnaissonspas les risques
de malentenduqui sont ici présents.Penser intentionnellement ou viser
un objet, cela veut dire aussi « se tourner» vers lui ou « regardervers »
lui ou quelles que soient les autres expressionsdont nous pourronsdis-
poser pour exprimerun intérêtfocalisé13.Il ne s'agit naturellement pas
pour nous d'une visée en ce sens fréquent.Une visée qui se tournevers

13. Cf., à ce sujet, Theodor Lipps,Leitfadender Psychologie,Leipzig, Engelmann,1906,


p. 113 sq. (2e éd.), Husserl, Rechercheslogiques, op. cit., II, 1, II, chap. 10, p. 151 sq.

393
Adolf Reinach

un objetprésuppose manifestement et par essencela présencede l'objet


ainsi« visé». En revanche, nousimporte cetteviséedontla particularité
distinctive consisteà ne pas représenter ses objetsni à en présupposer
l'êtrereprésenté. Nous ne disposonspas d'autrestermesque ceux de
viséeet de penséeintentionnelle pour désignerces actes corollairesde
l'expression langagière en toute intelligence de cause, actespar lesquels
nousnousréférons à des objetsnonreprésentés; et il ne nousrestequ'à
mettreen gardecontrele risqued'équivoquestrompeuses, ainsi qu'à
écarter, parcequ'ils sont extérieursà notre domaine, cettevisée ou cette
pensée intentionnelle sur
focalisés des objetsreprésentés. En même temps,
ces réflexions nouspermettent de souligner la différence de principe qu'il
y a entrela viséetelleque nous l'entendons et toutereprésentation. Nous
pouvonsnous tourner, mus par un intérêtparticulier, verstoutce qui
est représenté, nous pouvonsle faireressortir de son environnement et
nous occuperde lui de manièreprivilégiée. Dans la sphèrede la visée,
au sensoù nous l'entendons, de tellesmodifications n'existentpas. On
ne s'actualiseque la situationdes choseslorsque,dans le fluxdu dis-
cours,nous visonssuccessivement une séried'objets. Il ne peut alors
êtrequestiond'une viséeprivilégiée, procédantpar orientation spéciale.
Il est certespossiblede se tourneraussi versles objetsd'abord simple-
mentvisés.Mais, jamais cela ne peutse produireau sein de la visée;
cela requiertun nouvelacte spécifiquequi conduità la représentation
les objetsvisés,et c'est uniquement versce qui est ainsireprésenté que
nous pouvonsnous tourneren le prenanten considération.
L'oppositionfondamentale entrereprésentation et visée se révèlede
manièreencoreplusessentielle dans la réflexion qui va suivre.Les actes
au seindesquelsdes objetssontreprésentés sonttoutà faitdiversselon
la classed'objectités verslaquelleils s'orientent. Les couleurssontvues,
les sons écoutés,les chosesdu mondeconcretsontperçuesde manière
sensible,les nombressontpensés,les valeursressenties, etc. L'exigence
est évidentequi veutque - mêmedans le cas des sons et des couleurs
- toujoursl'objetsoitdistinct des actesgrâceauxquelsil estreprésenté.
Mais il en découlequ'il y a là une foulede relationsentreessencesdu
plus hautintérêt, que les différents typesd'objetscorrespondent néces-
sairement aux différents typesd'actes représentants. Les couleurs ne
peuventjustement gw'êtrevues,les nombres seulement pensés. On cons-
tateaussitôtqu'il en va toutautrement de la visée.On parleen toute
intelligencede cause de couleurs,de sons, de valeurs,de nombres,de
choses,et toutesces objectitéssontvisées,maisà leurdiversité qualita-
tivene répondpas ici de diversité corrélative des actes de visée. Bien

394
Théoriedu jugementnégatif

entendu,la viséed'une couleuret celle d'un nombrese distinguent du


faitjustement que, dansun cas, c'est une couleur, dans l'autre,un nombre
qui sontvisés,maisdans les deuxcas il s'agitprécisément d'une visée;
il n'y a là aucunedifférence qui correspondrait à la différence entrevoir
et pensertelleque nousla rencontrons dansla représentation de couleurs
et de nombres.
On identifiera d'abordnotredifférence avec cellequ'il y a entreactes
intuitifs et actes dépourvusd'intuition, différence qui, dans la logique
etla psychologie récentes,en rapport toutparticulièrement aveclesRecher-
cheslogiquesde Husserl,a souventété analysée.Les actesà qui l'intui-
tionfaitdéfaut,ainsidira-t-on, sontprécisément ce qui vientd'êtreici
mis en reliefen tantqu'acte de visée.Cependant,une telleconception
seraitprofondément erronée;car il s'agitici de deuxcouplesd'opposés
qui doiventêtretoutà faitdistingués. Il y a présenceet absenced'intui-
tionaussibiendans la représentation que dans la visée.Une représenta-
tionà laquellel'intuition faitdéfautn'en est pas pour autantdevenue
une visée. Et, inversement, une visée animéepar l'intuitionn'est pas
à considérer comme une représentation.
Il suffitde considérer les cas discutéspourle comprendre clairement.
Si nousnouslimitons aux cas de la représentation sensiblela perception
des chosesnous offrele meilleurexempled'une représentation dontle
contenuintuitif présenteune abondance,une nettetéet une clartéplus
ou moinsgrandes.Au furet à mesureque nousnousrapprochons d'une
chosedu mondeextérieur, le contenud'intuition qui la représente sera
de plus en plus richeet clair,des aspectssans cesse neufsde la chose
s'offrent avec une netteté toujourscroissante. Dés le début,la choseest
faceà nous,et, dans la mesureoù elle nous est représentée, l'intuition
revêtdes formessans cesseautres.Il y a plus ou moinsd'intuition en
fonction de dimensions diverses ; l'êtrereprésenté n'autorise,en revanche,
aucunegradation.On voitici trèsclairement avec quelleexactitude nous
devonsdistinguer le conceptde représentation, qui se caractérise, pour
nous,parla présencede l'objetreprésenté, du conceptd'intuition sujette
à desvariations de grandeampleur malgréuneprésence qui resteconstante.
L'indépendance de l'une par rapportà l'autreesttellequ'un objetpeut
êtrereprésenté sans qu'on puisseconstater la moindretraced'une intui-
tion qui le représenterait de manièredirecte.Revenons-en encoreune
fois à la perception des choses. Il y a, devantmoi, un livre;le livre
toutentierm'estreprésenté, et, pourtant, seulesquelquespartiesde cet
objet me sontdonnéespar l'intuition.L'enversdu livre,par exemple,
ne m'esten aucunemanièredonnépar l'intuition, ni je ne le perçois

395
Adolf Reinach

nije n'ai d'ordinaire l'habitudede puiserunereprésentation intuitive dans


monsouvenir ou monimagination. On serasansdouteun instanttenté,
eu égardà cettesituation, de ne direreprésentées que les partiesdu livre
qui nous sont représentées par l'intuition.Mais ce qui se trouvedavant
moi, c'est le
pourtant livre,l'objet tout entier et non un objettronqué.
S'il arriveque fassedéfautl'arrièred'une chosereprésentée, d'un vase,
nous
parexemple, éprouvons déception.une L'intention visant l'objet tout
entierne peutparfoispas êtrecomblée- pareilnon-remplissement, ou,
mieux,pareilledéception n'estpossibleque si la représentation première
faisaits'étendreson intention à l'objettoutentieren mêmetempsqu'à
sespartiesarrières nondonnéesparl'intuition; etlorsqu'ontournel'objet,
il y a conflit entrece qui a étéd'abordreprésenté sansrecoursà l'intuition
et ce qui estdésormaisdonnépar intuition. Au seinde touteperception
des chosesnoustrouvons ainsiunecomposante intuitive de la représenta-
tion.Selon un usagelangagierdéjà évoquépar nous,il est possiblede
définir la partd'objetconcernée commeétantco-« visée» de manière non
intuitive. Il est cependantà peinebesoind'insister davantagesurle fait
qu'il ne s'agitpas alorsd'uneviséeau sensque nousprivilégions. Ce qui
estessentiel à cettedernière,c'estprécisément l'êtrenonreprésenté del'objet
visé.Nous pouvonsenvisager un cas où les actesde cetteviséeau double
sensdu termesontsimultanément présents. Nous considérons une chose
dontla partiearrière estco-« visée» dansunereprésentation nonintuitive,
etnousprononçons simultanément, entouteintelligence de cause,la phrase
suivante: « la partiearrière de cettechose est... » A la co-« visée» dotée
d'une certaineduréevientici s'adjoindre une visée indépendante qui est
d'untoutautregenre,qui est incarnée dans le et
langage, temporellement
ponctuelle. Les différences essentiellesdes deuxactessontpatentes ; nous
voyonsici le plus clairement qu'unereprésentation non intuitive n'est en
rienidentiqueà notreviséeinstalléedans le langage.
Il n'estpas trèsfacilede trouver, dans la sphèrede la représentation,
des intentions toutà faitdénuéesd'intuition; dansla sphèrede la visée,
en revanche, ce sontd'abordet le plusfréquemment des actesnonintui-
tifsque l'on rencontre. Dans le discourscohérent, on parlede trèsnom-
breuseset de trèscomplexesobjectités.Les actesde visées'enchaînent
les unsaux autresen une succession des plusrapides; nousvisonstoutes
les objectitésindiquéespar les mots,mais,dans la plupartdes cas, une
considération impartiale ne remarquera pas d'intuitionalité propreà cette
viséeou penséeintentionnelle14. Sans cessesurgissent et reviennent, bien

intui-
14. Nous faisonsici totalementabstractionde ce qu'on appelle les « représentations
tives des mots » puisqu'il ne s'agit que de la visée elle-même.

396
Théorie du jugement négatif

entendu,toutes sortesd' « images » intuitives,de vagues contoursindé-


terminés des objets dontil est questionou d'autres,plus ou moinsproches,
qui tantôt sont prisen compte,mais qui, la plupartdu tempset normale-
ment, ne le sont pas. Elles surgissent,dépassentsouventen durée l'acte
de visée dont elles fontpartie,puis disparaissent.Elles semblentn'avoir
que très peu d'influencesur la suite certainedes actes de visée : c'est
comme un moutonnementde vagues sur une eau qui coule. On peut
définirles actes de visée qui sont ainsi accompagnésd'images « illustra-
tives» commedes actes intuitifs, mais il ne fautpas oublierqu'ici l'intui-
tionalitérevêt un tout autre sens que dans la représentation.
Ce qui s'impose surtoutc'est que l'intuition,que nous rencontrons
parfois dans les actes de la visée, se distingueessentiellement, d'après
sa fonction,de Pintuitionalitéde la perceptioncomme, en général, de
tous les actes de représentation.Dans toute représentation,le contenu
intuitifme « représente» l'objet représenté,il me le présente.Dans ce
qui m'est donné intuitivement par la perceptionsensible,l'objet est tout
entierdevant moi, de même que l'objet remémoréou imaginé est saisi
« dans » le contenu d'intuitionchaque fois présent.Quelle que soit la
manièredont une analyseplus serréeexposeraces relationsvraimentcom-
plexes, ce qui est certainc'est qu'il en va tout autrementdans les actes
de visée. Si des schémasintuitifs apparaissentet disparaissentalors, toute
fonctionreprésentative leur faitdéfaut. Ils ne représententou ne présen-
tentrien- dans la visée rienn'est présent,en effet,qui seraitre-présenté
-, ils mènentune existencetout à faitdétachéede l'objet visé. Ils appar-
tiennentà une toute autre strate que le contenu de l'intuitionpropre
à la représentation, ils ne sont pas véritablement immanentsà la visée.
Tandis que nous pouvons parlerd'une intuitionalité de la représentation,
en ce qui concernela visée, il sera plus opportun,au lieu de son intuitio-
nalité, de parler des images intuitivesqui Yaccompagnent.
Nos analysesont suffisamment montréla différence absolue entrerepré-
sentationet visée. Elles ont en particulierclairementindiqué que la repré-
sentation sans intuition n'est nullement une visée, et que la visée
accompagnée d'intuitionn'est pas une représentation.On a très récem-
ment souvent discuté la question de savoir s'il y avait des actes de
conscience qui seraientabsolument dépourvus d'intuition.On n'a pas
remarquéqu'il s'agit alors en véritéd'au moinsdeux problèmes: la ques-
tion de la représentationsans intuitionet la question de la visée libre
d'intuition.Il nous paraît indubitablequ'il y a une visée sans intuition.
Par contre,il est très discutablequ'il puisse y avoir des actes de repré-
sentationabsolumentdénués d'intuition.Certes, nous avons évoqué le

397
Adolf Reinach

faitque la partiearrièrede toutechose est représentée sans intuition,


maisil ne s'agitpas alorsd'une représentation autonome,au contraire,
la partiearrière estco-représentéedansla représentation de la chosetoute
entière.Sans doutepeut-onimputer la différence des pointsde vue dans
la problématique évoquéeà un manquede différenciation entrereprésen-
tationet visée.
Nous en revenons à la questionde savoirsi toutjugement estnécessai-
rement fondésurunereprésentation. On peut,sansautreformede procès,
répondrepar la négativelorsqu'il s'agit de l'affirmation. Il suffit
d'observer que, dans le les
discours, affirmations se succèdent sans pour
autantque ce qui est affirméait jamais besoind'êtrereprésenté. On
ne sauraitse laisserfourvoyer parce principe apparemment évidentselon
lequelje ne puisjugerque ce dontje sais ce que je représente « ainsi».
Il estcertesexactque, pourpouvoirl'affirmer, je doisêtre,d'unemanière
déterminée, en rapportavec ce que j'affirme.Mais il est fauxque seule
la représentation, au sensoù nousl'entendons, puisseêtreretenue comme
constituant ce rapport.Mêmedansla viséedépourvue de représentation,
je suis en rapportavec des objets. En fait,c'est cettevisée-làqui est
la base nécessaire de touteaffirmation. Ce qui veutdireque, dansl'affir-
mationen tantque telle,ce qui est affirmé ne m'estpas présent,n'est
pas actualisé,mêmesi, à toutmoment,pareilacte d'actualisation peut
s'adjoindreà ce qui est affirméou lui succéder.Ce n'est pas le lieu
de tirertoutesles conséquences de cettesituationdans la perspective de
la théoriede la connaissance. Ce qui seulement nousintéresse, c'est que
les actesde viséepeuventapparaître danstoutessortesde qualifications.
Si je dis d'abord: « Est-ceque A est bl », puis: « A est b », dans
les deuxcas quelquechoseest visé,et, de manièreidentique,le même
étatde choses,mais,la première fois,il est interrogé, la seconde,il est
posé affirmativement. Au seindu complexegénéralque nousdéfinissons
commeaffirmation d'un état de choses,nous pouvonsdistinguer le
moment spécifique de et
l'affirmation la composante qu'est la visée.C'est
à partirde ces deuxéléments que s'élaborel'acted'affirmer15. C'est par
la composante de la viséeque le moment de l'affirmation entreen rapport
avec l'étatde choses,et c'est en elle qu'il est nécessairement « fondé».
Il esten revanche excluqu'uneconviction soitfondéeparunetellevisée.
Naturellement, je puisêtreconvaincuparun étatde choseset,simultané-

15. Il va de soi qu'il ne nous a pas échappé que, lorsqu'une affirmationse produit
dans une conscienceempirique,elle recèle habituellementbien davantage qu'un acte de
visée doté d'une qualificationdéterminée.

398
Théoriedu jugementnégatif

ment,le viser- c'esten effet,d'aprèsles considérations qui précédent,


toujoursle cas lorsquej'affirme;maisalorsl'acte d'affirmer est fondé
dans la visée et non la convictionqui est à l'arrière-plan.
La questionse pose maintenant de savoirde quellemanièrela convic-
tionentreen relationavec son corrélatobjectif.Rappelonsle cas dont
nous sommespartis: face à une fleur,je regardeson êtrerouge,et,
surla base de cettevision,se développeen moiune conviction à l'égard
de cetétatde choses.Il y a manifestement ici, au principede la convic-
tion,unereprésentation au sensprécisque nousavonsretenu.On pour-
raitêtretentéde direavec Brentanoque le jugementseraitfondépar
unereprésentation. Mais il fautalorsremarquer deuxchoses: il ne s'agit
pas ici du en
jugement général, mais du jugement au sensde la convic-
tion; deuxièmement : on pourraitparlerd'une éventuelle fondationdu
jugement par la représentation,maisnon d'une fondation nécessaire (et
doncabsolument pas d'unebase constituée par la représentation au sens
de Brentano).Pensonsau cas déjà évoquéoù nous nous détournons de
l'étatde chosesregardé: l'état de chosesn'a plus besoind'êtrerepré-
sentéau senspropre,et la conviction peutfortbienpersister. Naturelle-
ment,la conviction se « réfère» bien,là encore,à l'étatde choses,mais
cet êtreréférén'est précisément plus suscitépar une représentation de
l'étatde choses.Il n'est d'ailleurspas non plus questionde parlerici
d'unevisée.Celle-ci,paressence,esten effetliéeà uneexpression langa-
gière.Il y a justement touteune séried'intentions possiblesqui visent
l'objet16, et nous n'en considérerons ici que deux: la représentation, où
l'objet est « là », où nous 1' « avons», et, dans le cas d'une intuition
toutà faitachevée,où nousl'avons,le cas échéant,en touteproximité,
et la viséeoù nousnouscomportons de manièrespontanément intention-
nelle,où les objetssontdans l'éloignement le plus extrême par rapport
à nous.Nous laissonsici de côtéla questionde savoirquellesorted'actes
fondela conviction qui ne reposepas surune représentation - convic-
tion que, dans sa globalité,nous définirons le mieuxen parlantd'un
« êtreinstruit de ». Nous le pouvonsd'autantplus que ce « savoir»
n'estpas en généraldéfinicommeunjugement, maisseulement la convic-
tion qui se développeà partirdu regardportésur un état de choses.

16. Pour ne prendrequ'un exemple, nous avons parlé ici de la visée qui réside dans
Yexpressionlangagièreen toute intelligencede cause, mais non pas des expériencesfaites
lorsqu'on perçoit, en toute intelligencede cause, des mots prononcés. Dans la mesureoù
elles constituentnon pas une intentionalitéspontanée,mais une réceptionattentive,elles
ne peuventêtredéfiniescomme une visée. Mais elles ne sont pas non plus une représenta-
tion puisque P objet qui se rapporteà cettecompréhensionn'est pas « là » au sens précis
ou, du moins, n'a pas besoin d'être là.

399
Adolf Reinach

Nous avonssimplement voulumontrer que la fondation par la représen-


tationde cetteconvictionn'étaitpas nécessaire.
Nous voiciparvenusau termede nos considérations généralessur la
théoriedu jugement.Nous voudrionsfixer,à titrede résultatqu'il faut
entendre deuxchosesdistinctes sousle termede jugement : d'abordl'affir-
mation,qui se réfèreà un objet dans des actesqui sontou nonaccompa-
gnés d'intuition,
et, la
ensuite, conviction, pour autantqu'ellese développe
à partird'actesplusou moinsintuitifs de la représentation. Il en ressort
qu'il nousfautparlerégalement en un doublesensdu jugement négatif,
ce qui placedéjà la problématique du jugement surun terrain
négatif neuf.

II

Nous distinguons des actesoù, commec'estle cas de la représentation


et de la visée,noussaisissonsun objet soiten l'ayantsoiten le visant,
des vécusoù, commedans le cas de la conviction, nous adoptonsune
à de
position l'égard quelque chose. Nous reconnaissons commetelsles
actes que sont,par exemple,l'aspirationà quelquechose,l'attentede
quelquechose,et d'autresencore.A la différence des premiers, ces der-
niersactessonttraversés par une opposition entre et
négativité positivité.
Nous n'aspironspas seulement de manièrepositiveà quelquechose,il
peutaussinousarriver de vouloirrésister au mêmeobjet.Dans les deux
cas, nous avons affaireà une aspirationmais pour ainsi direaffectée
de signesopposés17.C'est exactement la mêmechoseque nous rencon-
tronsavec la conviction. Jusqu'àprésent,nous nous sommesconstam-
mentoccupés naturellement de la seule convictionpositive,or une
conviction négative, toutaussijustifiée,lui faitpendant.Supposonsque
quelqu'unaffirme qu'unefleurestrouge;nousallonsà l'endroitoù elle
se trouvepour nous en convaincre par nous-même, et nous constatons
qu'elle est jaune. Nous avons approchéla fleuren nous demandantsi
elle étaitbien rouge,mais, face à cet étatde choses,se développeen
nous maintenant une conviction négative,une « non-croyance » que la
fleursoit rouge.Convictionpositiveet conviction négativepeuventse
référer au mêmeétatde choses; si nous cherchons à exprimer cela en
d'autrestermes,nous parlerons d'un assentiment donné à la conviction
et d'un refusde conviction. Mais tous deuxsontdes prisesde position
« convaincues ». Le moment de la convictionestcommunà toutesdeux,

17. Cf. Th. Lipps, Leitfaden der Psychologie, op. cit., p. 230 sq.

400
Théoriedu jugementnégatif

de mêmeque le momentde l'aspirationestcommunà l'aspirationposi-


tiveet au rejet;il les distingue d'autresprisesde positionintellectuelles
telsque le douteou la supposition. C'est ce momentqui permetde les
considérer toutesdeuxcommedes jugements, tandisque la polaritédont
nousavonsparlécaractérise l'unecommejugement l'autrecomme
positif,
jugementnégatif.
Considéréesuniquement du pointde vue descriptif de leur nature,
convictions et
positive négative se fontface en occupantun mêmerang.
Mais nous voyonssurgirune certainedifférence lorsquenous considé-
ronsles présupposés psychologiques de leurgenèse.Si nous regardons
autourde nousle mondeque nousenvironne, nousrencontrons unefoule
d'étatsde chosesque nous observonset auxquelsnotreconvictionse
réfèrealors. Sur ce mode-là,il est manifeste que seulespeuventsurgir
desconvictions positives. Uneconviction négative ne peutjamaisse former
à partird'étatsde chosesqui seraient en quelquesortesimplement déchif-
frésde l'extérieur;il estau contraire toujoursprésupposé que nousabor-
donsun étatde chosesexistant avec une prisede positionà l'égardd'un
étatde chosesqui s'oppose au premier.L'état de chosesopposé peut
être,par exemple,cru,supposé,mis en doute,laisséen suspens,voire
misen question;en observant l'autreétatde choses,la conviction posi-
tive,la supposition,le douteou l'abstention se transforment en uneconvic-
tionnégativeou la questiontrouveen elle sa réponse.Nous remarquons
ici une particularitédu jugementnégatifà laquellenéanmoinsnous ne
pouvonsencorefairetout à faitdroit.
Outrela conviction négativeà l'égardd'un étatde choses,il y a une
conviction positiveà l'égardde l'étatde chosescontradictoire. Les deux
jugements, la croyanceque A n'est pas b, et la non-croyance que A
soitb, sont,du pointde vue de leurcontenulogique,aussiprochesque
possible.Ce sontcependantdeuxjugementsentièrement différents qui
ne sauraientnullement êtreidentifiés.Le « versantde la conscience »18
commele versantde l'objetsontdansles deuxcas toutà faitdifférents :
à la croyances'oppose la non-croyance, à l'être-ôde A, le non-être-è.
La non-croyance à un étatde chosesmériteen toutpremier lieu le nom
de jugementnégatif.Mais commeil est tout à faithabituel,dans la
théorietraditionnelle du jugement, de désigner les jugements non seule-

18. Cette expressionpour désignerle jugementen tant que tel à la différencede son
réfèrentobjectifest compréhensiblesans autre formede procès. Il serait à vrai dire plus
correcten l'occurrencede parler du versantintentionneldu jugement. Pour une analyse
détaillée de ce point important,il me faut renvoyerà l'étude que je prépare.

401
Adolf Reinach

menten fonction de leursspécificités en tantque jugements, maisaussi


en fonction des spécificités de leurversantréférentiel, nousallonségale-
mentintégrer dans le cerclede nos réflexions la convictionpositiveà
l'égardd'états de choses négatifs. N'a-t-on pas justement rencontré quel-
ques difficultés à
particulièrespropos de la conviction touchant ce qui
est négatif- que l'on ne distinguait pas de la conviction négativetou-
chantce qui est positif?Leur examense révéleraégalement nécessaire
à nos réflexions ultérieures.
Ces difficultés ont pour originela conceptionquelque peu primaire
selonlaquellele jugement positif seraituneliaisonou uneréunion (concep-
tion qui, qu'elle puisseêtremaintenueou non, revêtà l'évidenceun
senstoutà faitdifférent selonqu'elle concernela conviction ou l'affir-
mation).Il y auraitparconséquent unjugement vraisi, à l'actede liaison,
correspondait une réunionconcrèteet factuelledans le mondeobjectif.
Une application analoguede cettemêmeconception au jugement négatif
devraitmanifestement rencontrer quelquesdifficultés. Si l'on considérait
le jugementcommeune séparation, on s'interrogerait alorsen vain sur
le rapportconcretque restituerait cetteséparation.Que signifierait -
Windelband -
ne manquepas à justetitrede le souligner19 le faitque,
dans le simplejugement« bleu n'estpas vert», expression soitdonnée
à uneséparation? Et si précisément cetexemplepouvaitentraîner à consi-
dérerla relationde différence commele rapportconcretqui seraitalors
le réfèrent, il suffirad'évoquerbrièvement un jugementtel que « cer-
tainesfonctions ne sontpas différenciables » pour se convaincre de la
vanitéd'unepareilletentation. Ainsien est-onarrivéà considérer la néga-
tionen généralcomme« n'étantpas un rapportconcret» mais simple-
ment une « formede relationpropreà la conscience »20. D'après
Sigwart21, il faudrait la soit
que négation quelque chose de toutà fait
subjectif,et, selon une série d'autreslogiciens modernes, un acte de rejet.
Cependant, s'il estpossible de concéder que, dans la conviction négative
à proposd'un étatde chosespositif,la négativité appartienne exclusive-
mentau versantde la conscience, cettetentative échouenéanmoins dans
les cas où une conviction positive concerne quelque chose de négatif.
La possibilité de telscas estévidente;la logiquen'a pas pourtâched'en
modifierl'interprétation, mais d'y fairedroit.
Toutcommele traitement du jugement négatifprésupposait un éclair-
cissement du conceptde jugementen général,il nous fautmaintenant

19. Cf. « Beiträge zur Lehre vom negativenUrteil», op. cit., p. 169.
20. Ibid.
21. CJ. Chr. Sigwart, Logik, 1, Tubingen, J.C.B. Monr, iyu4, p. isö.

402
Théoriedu jugementnégatif

examiner la naturedu correlaiobjectifdu jugementavantd'avoirune


conception clairede ce qu'estle corrélat négatif. Là encore,nousn'allons
menercetexamenqu'aussiloin que nos objectifsparticuliers l'exigerons
impérativement.
Noussavonsdéjà qu'entrele « versantde conscience » propreau juge-
mentet l'objet auquel il se réfèreil existedes connexionsessentielles
tellesque n'importe quel acte intentionnel ne conviendrait en aucuncas
à un objetquelconque,maisqu'il y a surchaqueversantde nécessaires
relations d'articulations. Il estdoncévidemment impossible qu'uneconvic-
tionse réfère à un son,unecouleur,un sentiment ou unechosedu monde
extérieur, et toutaussiimpossible d'affirmer un son,unechose,etc.Ou,
si nousquittons la sphèredes objetsconcrets pourcelledes objetsidéaux,
c'est-à-dire desobjetsextratemporels, que signifieraitcroireen un nombre,
un conceptou quelquechosedu mêmeordre,ou l'affirmer? Quel que
soitle sensoù nous entendons le conceptde jugement, par essence,un
jugement ne peutjamaisse référer à ce typed'objectités que nouspouvons
bien entendudéfinircommeobjets (concretsou idéaux).
Brentano et ses disciplessemblent à vraidireadopterun autrepointde
vue.A lesencroire, ilestpossibledejugern'importe quelobjet,c'est-à-dire
de I'« admettre » ou de le « rejeter», qu'il s'agissed'un arbre,d'un son
ou autre.C'estlà qu'on voità quelpointétaientnécessaires lesdistinctions
conceptuelles auxquelles nousavonsprocédé au débutdesprésentes réflexions.
Tantquel'onopèreavecunterme aussiplurivoque queceluid' « admettre »,
il estpossibled'y articuler n'importe quel objet.Il y a bien,en effet,un
sensdel'acted'admettre ou d'accepter auquelil peutse référer, endonnant
uneévaluation ou un assentiment, parexempleà des objets,à des actions
ou à despropositions. Si nousécartonstoutesles significations étrangères
pourne retenir que ce qui doiteffectivement êtreprisen compteen tant
quejugement véritable, la conviction etl'affirmation, personne nerefusera
l'idéeque cesconfigurations intentionnelles nepeuvent, parnature, jamais
se référer à desobjetscommelescouleurs, leschosesou lesvécusetautres
dumêmegenre.Ainsi,Brentano etsesdisciples sont-ilsà cetégardpratique-
mentseuls.DepuisAristote, en
règne logique l'idée que,dansle jugement,
sontétabliesdesrelations entredesobjets.Et,defait,c'estpresqueévident:
si ce ne sontpas des objetsque l'on peutjuger,il semblequ'il n'yaitrien
d'autreà titrede corrélatdu jugementque des relationsentreobjets.
Aussi répandueque soit cetteconception, elle ne résisterapas à un
examenplus approfondi. Nous n'avonspas besoin,à cet effet,d'entrer
dans une investigation à partentièredes relations,une brèveréflexion
nousle montrera toutde suite.Prenonsdes relations tellesque la ressem-

403
Adolf Reinach

blanceou la différence, la gaucheou la droite;il y a biendes jugements


où de tellesrelations semblent êtrecrueset doncaffirmées : « A estsem-
blableà B » ou « A est à gauchede B ». Mais outreceux-là,il y a un
typede jugements, et ce sontles plus fréquents, où nous ne retrouvons
absolument pas une tellerelation sur le versantde l'objet: ce sontlesjuge-
mentsde la forme« A estb ». Prenonsl'exemple: « la roseestrouge»;
d'aprèsla doctrine traditionnelle, c'estunerelation entrela roseetle rouge
qui devrait êtrejugée,orce n'estmanifestement pas le cas. Naturellement,
il existede tellesrelations, et ellespeuventfortbienapparaîtredans un
jugement : « la roseestla substancedu rouge», « le rougeestinhérent
à la rose». Nousavonslà lesrelations propresetconverses de la substance
etde l'inhérence surle versant deschoses.Mais ellesne sontcertainement
pas poséesdansle jugement: « la roseestrouge». On ne sauraitse laisser
tromper parla procheparenté quiunitchacundecestroisjugements. Certes,
ils ontpourbase le mêmeétatde faitconcret, maisils conçoivent cetétat
de faitde manière différente etselondesperspectives nonidentiques. Qu'en
raisonde l'existence de l'étatde faitqu'ils ontpourbase ces troisjuge-
mentsdifférents soientpossiblesne modifierienquantà leurdifférence.
De mêmeque les jugements « A està gauchede B » et « B està droite
de A » sontdifférents bienqu'un étatde faitrigoureusement identique
constitue leurbase, de mêmeles jugements « la roseestla substancedu
rouge» et « le rougeestinhérent à la rose». Et tousdeuxsont,à leur
tour,différents quantà leursensdu jugement fondésurle mêmeétatde
fait: « la roseestrouge». C'est seulement dansles deuxpremiers juge-
mentsqu'on trouvedes relations surle versantde l'objet; le troisième ne
révèle, à le considérer impartialement, aucune relation22. Mais comment
définir plusprécisément le correlaiobjectifde ce jugement, F « être-rouge
de la rose» - quenouspouvonsintroduire commeunexemple de la forme
« être-ède A »?"

22. Au lieu des relations(sur le versantdes choses) de substanceet d'inhérenceon pour-


rait tenterde s'en tenirà la relationgénérale d'appartenance(sur le versantdes choses)
et l'attribuerà notrejugement.Ainsi Karl Marbe (« Beiträgezur Logik und ihrenGrenz-
wissenschaften », in Vierteljahresschrift
für wissenschaftlichePhilosophie, vol. 34, 1910,
p. 5) pense que le jugement« la rose est rouge » se réfèreà l'appartenanceliant la rose
et le rouge. Mais nous devons encore une fois objecterque les jugements« la rose appar-
tient au rouge » et « la rose est rouge » sont différentsdu point de vue de leur sens.
Ainsi, le premierest-il réversible(« le rouge appartientà la rose »), le second ne l'est
pas. On aura beau considérer négigeablesde telles différencesde sens, cet aspect négli-
geable ne fait pourtantpas de la différencede significationune identitéde sens. Nous
sommes sûrementconvaincus que tels décalages de sens, si négligeablespuissent-ilsêtre
dans le contexted'autres problématiques,doivent être pris en compte de la manière la
plus rigoureusesi l'on veut parvenirà la solution des questions que nous traitonsici.

404
Théoriedu jugementnégatif

II estimmédiatement compréhensible que nousdevonsrigoureusement


distinguer l'être-rouge de la rose de la rose rougeelle-même. Les énoncés
qui valent le
pour premier ne valent pas pour la seconde. La roserouge
estdansle jardin,ellepeutbourgeonner; Pêtre-rouge pas plusdans
n'est
le jardinqu'il n'y a de sens à parlerde son bourgeonnement. On est
trèstentéde parlerici d'argumentations purement langagières, et de for-
mulerle reproche les du
que propriétés langage seraient confondues avec
cellesdes choses.Nous sommesfortéloignésde défendre de tellesconfu-
sionslorsqu'elles ont lieu effectivement. Quoi qu'il en soit,on devrait
êtreun peu plusprudent lorsqu'on manie de tels reproches, et, en parti-
culier,on ne devraitjamais les formuler avantd'avoirréfléchi à ce que
sontvéritablement «
les simplespropriétés de l'usage langagier ». Kant
dit qu'il « tenaità illégitimité » un quelconqueproblème;aujourd'hui,
l'usagede la languenousinterdit ce tour.Supposonsque quelqu'unaille
à rencontrede telleou tellerèglede l'usage. On lui reprocherait tout
au plus de s'exprimer contrel'usage,maisjamais ce qu'il dit ne serait
fauxen vertud'une expression non conforme à l'usage si, par ailleurs,
c'estjuste,ou personne ne diraitque c'estjustesi parailleursc'esterroné.
Le sensde la phrase,en effet,n'est pas affectépar l'expression, il ne
s'agitici véritablement que d'une « simpledifférence de termes». Il en
va toutautrement lorsquenouscomparons les jugements « la roserouge
est dans le jardin» et « l'être-rouge de la rose est dans le jardin». Il
ne s'agitvraiment pas, là, de différences de « langage». Le premier juge-
mentest vrai,le secondfaux,voireabsurde.L'être-rouge d'une rose
ne peutpas, en tantque tel,se trouver dansle jardin,exactement comme
des formules mathématiques, par exemple,ne peuventen tantque telles
sentirbon. Mais cela veutdireque l'être-rouge de la rose,toutcomme
une formule mathématique, est quelquechosequi pose ses exigenceset
ses limites,dontles jugements sontou non valables.Veut-onvraiment
intervenir ici avec des différences dans l'usagedu langage,veut-onvrai-
mentdirequ'entrel'être-rouge de la roseet la roserougeexisterait une
« simpledifférence de termes», qu'il seraitsimplement « non conforme
à l'usage» que l'être-rouge se trouvedansle jardin?Quel étrangeusage
que celuiqui accordeen généralune expression tel que l'être-rouge de
la rose,maisl'interdit seulement lorsqu'elleapparaîtcommesujetde cer-
tainsjugements ! Mais surtout: comment le faitde contrevenir à l'usage
peut-ilfaired'un jugementqui autrement seraitvraiun jugementfaux,
voireabsurde?Il n'y a ici vraiment pas besoind'argumentations supplé-
mentaires, quel que soitle nombrede cellesdonton disposerait : l'énoncé
« la roserougeest dans le jardin» estjuste,l'énoncé« l'être-rouge de

405
Adolf Reinach

la roseestdansle jardin,faux,qu'il soitexprimé en allemand,en fran-


çais ou en chinois.Or cela prouveque les objectitésdu côté du sujet
dans les deuxjugements par semblables
ailleurs doiventêtredifférentes,
en d'autrestermes, que la rose rouge quelquechosed'autreque l'être-
est
rouge de la rose.
Au fond,il n'y a là qu'une confirmation de ce que nous avonsdéjà
constatéauparavant: dans la mesureoù des chosesne peuventjamais
êtreaffirmées ou crues,et dansla mesureoù, d'autrepart,dansle juge-
ment« la roseestrouge» l'être-rouge de la roseassumele rôlede cor-
rélatobjectif,il fautque ce corrélatsoitautrechoseque la rose rouge
elle-même, cettechosedu mondeextérieur. Nousle désigneronsà l'avenir
commeétatde choses.Ce termec'est,jusque-là,proposéà nous sans
contrainteaucune,etil estégalement le mieuxapproprié pourêtreappliqué
à des configurations objectivesde la forme« être-ôde A »23. Il nous
fautdoncdistinguer, commeétantuneobjectitéd'unetoutautrenature,
les étatsde chosesdes objets en un sens plus étroit,qu'ils soientde
natureconcrète, commeleschoses,les sons,lesvécus,ou de natureidéelle,

23. Une controverses'est développéeà propos de cettenotion; on en trouveracertaines


donnéesbibliographiqueschez Meinung, ÜberAnnahmen,in A. Meinong Gesamtausgabe,
vol. IV, Graz, Akademische Druck- und Verlagsanstalt,1977, p. 98 sq.
Dans son étude « Erscheinungenund psychischeFunktionen» (Abhandlungender Köni-
glichenPreussischenAkademiedes Wissenschaften vom Jahre1906, Phil.-hist.Kl. 4, 1907),
Carl Stumpfremarqueque, dans ses cours de logique, Brentanoa, depuis trenteans, déjà
nettementmis l'accent sur le fait qu'à un jugementcorrespondaitun certaincontenu du
jugementqu'il fallaitdistinguerdu contenude la représentation (le matériau),et qui était
exprimé,dans le langage,par des énoncésintroduitspar « le faitque » ou par des infinitifs
substantives.Dans ses cours et depuis 1888, Stumpflui-mêmeutilise, comme il le dit,
pour désignerce contenuspécifiquedu jugement,l'expressionétat de choses. Le concept
de contenudu jugementtel qu'il se trouvechez Anton Marty(cf. en particulierses Unter-
suchungenzur Grundlegung der allgemeinenGrammatikund Sprachphilosophie,Halle, Nie-
meyer, 1908) s'écarte sur tous les points essentielsdu concept d'état de choses au sens
où nous l'entendons.
Nous nous rattachonsaux Rechercheslogiques de Husserl où, pour la premièrefois
dans la littératuresur la question,la spécificitéet l'importancedu conceptd'état de choses
apparaissentclairementet expressément.Nos déterminationsse recoupentpour une part
avec celles que Meinong et ses élèves donnentau concept d' « objectif» ; pour une autre,
on relèverade considérablesdivergences. Le reprochefondamental qu'on doit faireà Meinong
me semble être que son concept d' « objectif» englobe sans les distinguerles concepts
tout à faitdistinctsd'énoncé (au sens logique) et d'état de choses. Il ne suffitpas, comme
Meinongle faitlui-même,de définirl'énoncé comme« un objectifexistantsaisi, si possible
même prononcé, du moins formulépar des mots » (Über Annahmen, op. cit., p. 100).
Nous devons cependantrenvoyerla justificationde cette thèse à des exposés ultérieurs.
Dans ce qui suit, nous nous borneronsà indiquerbrièvementles passages de Meinong
et de Husserl avec lesquels nous sommes en accord ou en désaccord. De même ceux où
la convictionet l'affirmation ne sontpas distinguéesau sein du jugement: Husserl, Recher-
ches logiques,op. cit., I, p. 13; II, 1, p. 54 sq., II, 2, p. 180 sq., p. 222, etc.; et Meinong,
Über Annahmen, op. cit., p. 44, 46, etc.).

406
Théoriedu jugementnégatif

commeles nombres,les énoncésou les concepts.Ne nous connaissons


jusqu'à présentqu'une seulepropriété des étatsde choses: à la diffé-
rencedes objets,ils sontce qui est cru et donc affirmé au sein d'un
jugement. Nous allons ajouter à cela quelques autres déterminations.
La différence entrela relationde justification (Grund)à conséquence
(Folge) et celle de cause (Ursache) à effet (Wirkung) est aujourd'huiun
acquispropre à toute la philosophie. Mais il faut remarquer qu'il ne s'agit
pas ici simplement de la différence des deuxrelationsréciproques, mais
qu'il existeaussiune différence essentiellede leursmembres. Le mouve-
mentd'unebouleestcausedu mouvement d'uneseconde,etici un événe-
mentdansl'ordredes chosesjoue le rôlede caused'un autre.Par contre,
deschoses,des processusou des situations dansl'ordredes chosesne qui
ne peuvent jamaisrevêtir la qualitéd'êtrejustification etconséquence. On
peutmêmediretrèsgénéralement que des objetsen généralne peuvent
peutjamaisêtrejustification niconséquence. Il estimpossible qu'unechose,
un vécuou un nombrejustifient quelquechose;rienne peuten découler.
C'est toutau plusl'existence d'unechoseou d'un vécuqui peutjouerle
rôlede justification. Mais l'existence d'un objetn'estmanifestement elle-
mêmepasunobjetmaisunétatde choses.Les étatsde chosessonttoujours
justifications etconséquences, euxseulspeuvent l'être.Le faitque quelque
chose« se comporte » de telleou tellemanièreest la justification d'un
autreétatde chosesqui en estla conséquence ; le faitque tousleshommes
sontmortelsa pour conséquencela mortalité de l'hommeCaius.
Nous parvenonsainsià une autredétermination des étatsde choses:
eux et eux seulsentrent dans la relation de justification à conséquence24.
Toutce que, dansle domainedu savoirou dansla vie quotidienne, nous
rencontrons commerapportde justification est rapportentreétatsde
choses.Cela vautaussi pourles rapportsque l'on a l'habitudede dési-
gnerglobalement sous le nom de lois syllogistiques : ce ne sont,à les
comprendre correctement, rien d'autre que des relationsgénérales, obéis-
santà uneloi, entredes étatsde choses.Les conséquences fondamentales
qui résultent de cetteconception dans la perspective de l'élaborationde
la logiquesontévidentes.Mais dans le contexteprésent,notreintérêt
suit une autreorientation25.
Si ellessontcomprises commedes rapportsentreétatsde choses,les
différentes lois syllogistiques que la logiquetraditionnelle metd'ordinaire

24. Cf. Meinung, Über Annahmen,op. cit., p. 21, note 6, p. 216, etc.; cf. également,
Husserl, Rechercheslogiques, op. cit., I, p. 266 sq., II, 1, p. 41 sq., etc.
25. Cf. A. Reinach, Die apriorischenGrundlagendes bürgerlichen Rechtes,§ 6, p. 204,
in Sämtliche Werke,I, Munich, Philosophia, 1989 (K. Schuhmannet B. Smith, eds.)

407
Adolf Reinach

en avantontpourfondement la diversité des étatsde choses.Nous allons


l'envisager dans deux perspectives. Les états de chosepeuventd'abord
se différencierselonleurmodalité.Outrele simpleétatde choses,être-ô
de A, il y a un être-vraisemblablement-ô de A, un éventuel-être-ô de
A, etc.Nous ne pouvonsici examiner la natureproprede ces différences
de modalité.Ce qui nousimporte, c'est que ce sontdes étatsde choses
et uniquementdes états de choses qui peuventadmettrede telles
modalités26. Un objet ne peuttoutsimplement pas êtrevraisemblable,
un telénoncéà sonproposn'auraitaucunsens,etlorsqu'onparle,malgré
tout,d'unepareillevraisemblance, celle,par exemple,de choses,ce n'est
là rienqu'uneexpression inadéquate.On penseen faità la vraisemblance
de Yexistence de certaineschosesou à celle de Vexistencede certains
événements dans l'ordredes choses,c'est-à-dire qu'on ne penseen fait
à riend'autrequ'à la vraisemblance d'étatsde choses.Par contre,un
arbrevraisemblable ou un nombre invraisemblable sontà l'évidence impos-
sibles,etnonpas du faitqu'il s'agitjustement d'unarbreou d'unnombre,
mais parce que la formeobjet en tantque telleexclutles modalités,
tandisque la formeétatde choseslesadmetuniversellement etparessence.
Dans uneautreperspective, les étatsde chosesse différencient en états
de chosespositifset contradictoirement négatifs.Encoreune différence
que nousne pourrons jamaisrencontrer dansle mondedes objets.Outre
Pêtre-ôde A, il a un non-être-6 de A. Les deux étatsde chosessont
opposéscontradictoirement, l'existence de l'un exclutcellede l'autre.Par
il a
contre, n'y pas, outre le son c de son non-c,ni, face au rouge,
un rougenégatif. Toutau plusparle-t-on de prisesde positionnégatives.
Mais des prisesde positionnégativeset positives,l'amouret la haine,
parexemple, s'opposent certessanspourtant êtrecontradictoirement exclu-
sivesl'une de l'autre.C'est seulement lorsqu'un même sujet adopteà
l'égard des mêmes chosesdes de
prises position opposéesque nouspouvons
parler d'un désaccord interne ou dire que ce sujet« se contredit ». Mais
c'est là parlerde contradiction en un sensmanifestement différent. Le
rapportqui nousintéresse ici entrepositivité contradictoires
et négativité
du pointde vue logiquen'existeque dansla sphèredes étatsde chose27.
Étatsde chosespositif etnégatif sontentièrement coordonnés. S'il existe
quelquepartune roserouge,avec l'existence de cettechosesontdonnés

26. Cf. Meinung, Über Annahmen,op. cit., p. 80 sq. ; cf. égalementHusserl, Recher-
ches logiques, op. cit., I, p. 13 s?., p. 16 sq.
27. Husserl {Rechercheslogiques, op. cit., l, p. wi sq.) ainsi que meinong {uoer
»
d' « étatsde chosescontradictoires
Annahmen,op. cit., p. 93) parlentaussi respectivement
et d' « objectifsopposés contradictoirement ».

408
Théoriedu jugementnégatif

autantd'étatsde choses- positifset négatifs - qu'on voudra.La rose


rougeexiste, la rose est le
rouge, rouge est inhérentà la rose,la rose
n'estpas blanche,n'estpas jaune,etc.La roserouge,ce complexehomo-
gènedans l'ordredes chosesest l'étatde faitqui est à la base de tous
ces étatsde choses.A son propos,on parlerad'existence{Existenz),à
proposdes étatsde chosesfondéssurelle, on parleraplutôtde consis-
tance(Bestand)2*. Il fautremarquer que, dansle conceptd'étatde chose,
la consistance de ce derniern'y est nullement incluseà titrede moment
essentiel.De mêmeque nousséparonsles objets(concrets ou idéaux)de
leurexistence(réelleou ideelle),etreconnaissons sansautreforme de procès
que certainsobjetscommela montagne d'orou le quadrilatairerondn'exis-
tentpas, voirene sauraientexister,de mêmenous distinguons les états
de chosesde leurconsistance, et nous parlonsd'étatsde chosestelsque
l'être-dorédes montagnes ou l'être-circulaire
de quadrilataires,qui n'ont
pas de consistance ou ne peuventen avoir29.Dans cettemesure,il existe
une analogieprofondeentreétatde choseset objet,maisleurdifférence
fondamentale apparaîtaussitôt: lorsqu'unétatde chosen'a pas de consis-
tance,l'étatde chosesqui lui estopposécontradictoirement estnécessai-
rementdoté de consistance.Par contre,aux objets non existantsne
correspond aucunexistant objectai.Le rapportcontradictoire entreposi-
tivitéet négativité,y compristoutce qui y est régulièrement fondé,ne
se rencontre donc que dans le domainedes étatsde choses.
Les étatsde chosessontdonc de notrepointde vue ce qui est cru
et affirmé dansle jugement, ce qui se situedansun rapportde justifica-

28. Cf. de même Husserl dans rétablissementde sa terminologie{Rechercheslogiques,


op. cit., III, p. 154 sq.). Meinung, lui aussi, parle de consistancelorsqu'il s'agit de ses
« objectifs», mais égalementlorsqu'il s'agit d'objets tels que les nombre,les figures,etc.
à propos desquels nous emploierionsle termed'existencequand bien même nous la quali-
fierionsd'idéelle (Über Annahmen,op. cit., p. 63, p. 74). Que Meinongveuille,à certaines
conditions,parler de véritéet de faussetédes objectifss'explique par la confusion,déjà
mentionnée,qu'il fait entreétat de choses et énoncé. Les états de choses ont ou non une
consistance; les énoncés sont vrais ou sont faux.
Husserl, qui, dans le premiervolume des Rechercheslogiques, appliquait encore parfois
les désignations« vrai » et « faux » à des étatsde choses, les a abandonnéesdans le second
après que ce fut imposée à lui la distinctionentreénoncé et état de choses. L'expression
« validité», dont il se sert encore dans ce contexte,devraitelle aussi être évitée,car elle
est véritablement appropriéedans le domaine des énoncés. Husserl ne clarifieentièrement
les termesvérité,consistanceet être qu'aux pages 153 sq. (Rechercheslogiques, III).
29. Le faitque, dans l'usage courant,nous entendonshabituellement par état de choses
uniquementdes « objectifsfactuels», c'est-à-diredes états de choses dotés de consistance
(cf. Meinong, Über Annahmen,op. cit., p. 101), ne me semble pas une raison suffisante
pour ne pas maintenirun termequi, comme l'indique Meinong lui-même,présentel'avan-
tage d' « apporteren outreune signification vivante» (« Über Urteilsgefühle : was sie sind
und was sie nichtsind », Archivfür die gesamtePsychologie,vol. 6, 1906,p. 33 [cf. Gesamt-
ausgabe, I, p. 577-614]).

409
Adolf Reinach

tionà conséquence, qui possèdedes modalitéset entredansune relation


de positivitéet négativitécontradictoires. Ces déterminations sontsuffi-
santesdansla mesureoù touteconfiguration qui y souscrit est nécessai-
rementun étatde choses.Ce ne sontpas, à vrai dire,des définitions
de l'étatde chosesselonl'école,maison peutse demander si des défini-
tions pour de pareillesconfigurations objectâtes30 ultimes - état de
-
choses,choseou processus sonttoutsimplement possibles,et si, au
cas où ellesle seraient,ellesapporteraient quelquechose.La seulechose
qui nousmotive,dansde telscontextes problématiques, c'estde parvenir
autantque possibleà extraire ces configurations de la sphèrede la simple
visée ou de la représentation inadéquate.
Ce qui nousconduità la questionde savoircomment les étatsde choses
nous sontvéritablement donnés.A l'évidence,nous voyonssurgirun
certainnombrede difficultés particulières.Reprenonsnotreexemplede
la roserouge.Je dis bien,et toutle mondeégalement, que je « vois»
Pêtre-*;ougede la rose,et je veux direpar là, non pas que je vois la
roseou le rouge,maisje visece qui estévidemment différent de la rose
rouge,et que nousavonsdéfinicommeétantl'étatde choses.Or certains
soupçonsgrèventnotreconceptiondès que nous cherchonsà nous
convaincre de la légitimitéde cettemanièrede parler.Je vois, devant
moi,la rose,je vois également le momentrougequi se trouvelié à elle.
Mais ainsiai-je,semble-t-il, épuisétoutce que j'ai à voir.Jepuisappli-
quermonregardaussirigoureusement que je voudrais,je ne découvrirai
aucunêtre-rouge de la rosepar ce biais-là31. Et je ne puisencoremoins
voird'étatsde chosesnégatifs, le non-être-blanc de la rose,etc. Pour-
tant,je vise quelque chose de tout à faitdéterminé lorsqueje dis que
« je vois que la rose est rouge» ou que « je vois qu'elle n'est pas
blanche». Ce n'estpas uneformulation creuse,elles'appuieau contraire
surdes vécusoù de telsétatsde chosesnoussonteffectivement donnés.
De toutefaçon,ils ne peuventnous êtredonnésde la mêmemanière
que la roseet son rouge.Et c'est bienle cas. En voyantla roserouge,
j' « intuitionne» (erschauen) son être-rouge, il est« connu» (erkennen)
parmoi.Les objetssontvusou regardés, lesétatsde choses,en revanche,
sontintuitionnés ou connus.Il ne fautpas se laissertromper parl'expres-
sionselonlaquelledes objetssonteux aussireconnus, par exemple« en
tant» qu'hommesou animaux.La raisonen est une équivoquequ'il

30. Par « configurations Gebilde)et par « objectités» {Gegens-


objectâtes» {gegenständliche
tändlichkeiten)nous entendons,dans cetteétude,aussi bien des objetsque des étatsde choses.
31. C/., à ce sujet, Husserl, Rechercheslogiques, op. cit., II, 2, p. 222; et, plus loin,
III, p. 169.

410
Théoriedu jugementnégatif

n'estpas difficile de percerà jour. Cettereconnaissance, au sensde la


saisieconceptuelle, esttoutà faitdifférente que la connaissance au sens
de l'intuition d'un étatde chose. Dans les cas cités,ce ne sontpas du
toutles objetsqui sontconnusau sensnôtre,maistoutau plus l'être-
hommeou l'être-animal de ces objets.
Ces réflexions autorisent sansautreformede procèsunegénéralisation
qui en étendrait les résultatsà tous les jugementsrendussur la base
d'uneperception sensible.Qu'il soitici questionde visible,d'audibleou
d'olfactif,lesétatsde chosescorrespondants ne serontni vus,ni entendus,
ni sentis,mais connus.Mais nous n'avonsnullement à nous limiterà
cettesphèrede jugements. Prenonsn'importequel autrejugement, par
exemple« 2 x 2 = 4 », là encoreil nousfautdistinguer la manièredont
les objetsqui apparaissent dansle jugement, le 2 et le 4 en l'occurrence,
nous sontdonnés,de la manièredontnous est donnél'état de choses
dans son ensemble.Des nombresne sontcertespas perçusde manière
sensible,maisil n'en estpas moinsprécipité de leurcontester toutmode
de donationperceptif ou, pour choisirune expression plus conforme à
ces objets,toutedonationintuitive (anschaulich). Même des nombres
peuventnous être représentés. Deux objets singuliers et quelconques
peuventme fairecomprendre ce qu'estle nombre2; je regardece grou-
pementduel,maisce n'esten finde comptepas à ce groupeque s'attache
mon intention, au contraire, c'est le deux que, par lui, je fais accéder
pour moi à la donnée intuitive.Nous ne pouvonspas ici analyserde
plusprès ces cas très de
importants représentation intuitive d'objetsidéaux.
Husserlles a traitéen détail,et c'est à leurproposqu'il a parléd'une
« intuition categoriale »32. Or nous devonsdistinguer la vraieconnais-
sancedesétatsde chosesaussibiende la représentation sensibledes objets
que de leurreprésentation categoriale.Il est, en effet,toutà faitclair
que la manière dont le deux et le quatrenoussontdonnésesttoutautre
que cellepar quoi nous saisissons de 2 x 2 et de 4. C'est l'état
l'identité
de chosesdont nous avons connaissance;les nombressont vus, mais
ne peuvent jamais,selonleurnature,êtreconnus.Nous pouvonsaffirmer
de manièretoutà faitgénéralececi : la partobjectalequi constitue les
éléments desétatsde chosesestperçue,vue,entendue ou saisiede manière
categoriale. Et, surla base de ces « représentations », les étatsde choses
eux-mêmes sontconnusdansdes actesnouveauxet spécifiques. Les repré-
sentations qui sontà la base de cetteconnaissance se différencient selon
la naturedu corrélatobjectifconcerné.Mais la connaissance des étatsde

32. Cf. Rechercheslogiques, op. cit., III, p. 159 sq.

411
Adolf Reinach

chosesélaboréeà partir d'ellesn'autorisepas unedifférenciation de ce type.


Ainsiacquérons-nous une nouvelledétermination des étatsde choses:
euxeteuxseulsserontconnusau sensparticulier que nousavonsexpliqué.
Cela ne veutpas direqu'un étatde chosesne pourraitnous êtrerepré-
sentéautrement que lorsqu'ily a un acte de connaissance(Erkennen),
Nous voulonsau contraire insisterencoreune foissurle faitqu'il existe
une simpleactualisationd'états de choses laquelle ne s'accompagne
d'aucuneconnaissance.Je peux,par le souvenir,actualiserl'être-rouge
de la rose sans percevoir la rose elle-même. De mêmeque la connais-
sancede l'étatde chosesse fondesurunevéritable perception de la chose,
cetteactualisationde l'étatde chosesse fonde,de même,surune simple
actualisationde la chose.Avecl'actualisation en soi de la chose,je n'ai
pas encorecellede l'étatde choses.Nous avons,en effet, apprisà distin-
guerabsolument choseset étatsde choses,et noussavonsqu'à un même
étatde faitchosalressortit une fouled'étatsde chosesdotésde consis-
tance.Surla base de l'actualisation de la mêmechose,je peuxactualiser
l'êtrerouged'une rose,le non-être- jaune de cettemêmerose,etc.33.Il
s'agitmanifestement, là encore,de ce que Husserlappelleune intuition
categoriale,c'est-à-dired'une représentation intuitive qui n'estpas elle-
mêmesensible,mais qui trouveen finde compteson fondement dans
unereprésentation sensible.Il estimmédiatement évidentque l'actualisa-
tiond'un étatde chosesn'estpas uneconnaissance. Cependant, ellejoue
un rôlenonnégligeable dansle contexte de la théoriede la connaissance
dans la mesureoù il lui incombesouventde permettre la « compréhen-
sion» de l'énoncéet, ainsi,dans biendes cas, la connaissance de l'état
de choses.Nous n'allonspas poursuivre plus avant le développement
de ces complexes;il nousimporte seulement de séparerl'actede connais-
sancede tous les autresactesoù nous nous référons de manièreinten-
tionnelleà des étatsde choses34.
Connaîtrece n'estpas actualiser,mais ce n'estévidemment pas non
plus affirmerun état de choses. Ce qui, en effet,est essentielà la connais-
sance,c'est qu'en elle l'état de chosescorrélatif soit là pour nous au

33. Savoir si, outre Yactualisationd'un état de choses, existe la perceptiond'un état
de choses doté de consistancesans qu'il y ait simultanémentde connaissance,voilà une
question dont l'examen nous entraîneraitici trop loin, mais à laquelle on peut en effet
donner une réponse positive.
34. D'après ce qui vient d'être dit, nous ne pouvons être d'accord avec Meinong sur
le faitque des « objectifs» ne seraient« saisis » que par des jugementset des assumptions
{cf. Über Annahmen,op. cit., p. 131 sq.). Il y a, au contraire,une actualisation(catego-
riale), une visée, une connaissance et toute une série d'autres actes qui se réfèrentaux
états de choses en les « saisissant».

412
Théorie du jugement négatif

sens précisdu terme;dans l'affirmation,au contraire,l'état de choses est


simplementvisé. La connaissanceest voyante,l'affirmation,en tant que
telle, est aveugle. La différencedes deux actes est, du point de vue des-
criptif,tropimmédiatement clairepour que nous ayons besoin d'y insister
davantage. On pourrait sans doute, au premierabord, plus facilement
confondrela connaissanceet la conviction.Dans la convictionaussi, pour
autantque nous la prenonsen compte,l'état de choses cru est bien repré-
senté.Mais justementles dernièresréflexions que nous avons exposéesnous
montrentclairementla différenceabsolue qui les sépare. Supposons que
j'actualise l'être-rouged'une rose, être-rougeque j'ai connu un jour. Je
suis tout aussi convaincuqu'auparavant par cet état de choses; il y a bien
là une convictionà propos d'un état de choses représenté,mais il n'y a
certainement pas alors de connaissance.Mais mêmelorsque connaissance
et convictionsontconjointement présentes,il estimpossiblede méconnaître
leur différence.Je connais l'être-rougede la rose, dans la connaissance
l'état de choses se présenteà moi, et c'est surla base de cetteconnaissance
que se développeen moi la conviction,la croyanceen cet état de choses.
Dans ce cas, la convictionest fondéesur la connaissance,elle est ma prise
de positionà l'égard de ce que m'offrela connaissance,ce que je donne
en quelque sorte pour acquit par rapportà cela. Quant à la différence
du pointde vue descriptif qu'il y a entreles deux, elle reçoitau demeurant
un éclairagede cetteseule remarqueque les degrésde certitude- de la
convictionau doute - n'ont absolumentpas lieu d'être dans la connais-
sance, et que, de plus, la connaissance,tout comme l'affirmation,est de
naturetout à faitponctuelle,à la différence de la convictionqui, elle, est
un état.Affirmation et convictionportentle nomde jugement.Nous voyons
maintenantqu'il nous fautdistinguerde la manièrela plus nettejugement
et connaissance35.Et nous constatons,de plus, qu'une convictionse déve-
loppantà partird'un étatde chosesreprésenté - convictionque nous avons
au préalabledistinguée,en tantque typedu jugement,des convictionsd'un
autre genre- se définitplus précisémentcomme une convictionfondée
sur la connaissanced'états de choses. Le fait que l'état de choses est ce
qui est cru et affirméconstituela premièredes déterminations que nous
lui donnons; qu'il est ce qui est connu, en est l'ultime.

35. On ne peut donc admettreque Meinong définissela connaissance comme un juge-


mentvrai selon sa nature (« Über Geganstandstheorie », op. cit., §6, p. 18 [cf. Gesam-
tausgabe,II, p. 499]). Une conviction« vraie» qui s'élaboreà partird'un acte de connaissance
n'est elle-mêmepas une connaissance. Et, d'un autre côté, toute connaissance n'est pas
dans la nécessitéd'être « vraie ». Lorsque je vois de loin un cyclistede rapprocher,il
y a là, d'un point de vue purementdescriptif,une connaissance,même s'il ne s'agit pas,
en réalité, d'un cyclistemais d'une vache.

413
Adolf Reinach

Dans la controversesur le fait de savoir si ce qui peut êtrejugé serait


n'importequelle objectitéou ne saurait être que des relations,les deux
partisont tort.On a négligécettetroisièmeconfiguration, l'état de choses
- qui n'est ni objet ni relation,et qui, par essence, est seule à pouvoir
fourniraux jugementsleur corrélatintentionnel.On se demandera ce
qu'il en est alors de jugementstels que « A est inhérentà B » ou « A
est semblable à B ». Même si l'on accorde que, dans le jugement« A
est b », ce n'est pas une relationqui est jugée, il sembleraitque, dans
les cas qu'on vient de citer, il en aille tout autrement.Il est aisé de
dissiperpareil doute. L'être-semblablede A et B est quelque chose qui
peut êtreaffirmé,cru et connu,qui peut admettrecertainesmodalités,etc.
C'est donc, à coup sûr, un état de choses. Si l'on définitcomme des
relationscet état de choses et d'autres de même forme,il faut dire qu'il
y a des états de choses qui sont des relationset d'autres, tel l'être-ô
d'un A, qui n'en sont pas. Par conséquent,les jugementss'appliquent
tantôtà des relations,tantôtà des non-relations;mais même lorsqu'ils
s'attachentà des relations,cetteréférenceintentionnelle ressortitau fait
que ces relationssont des états de choses, et non pas au fait qu'elles
sont des relations.
Il est nécessaired'ajouter un mot à cette question. Le termede rela-
tion n'est nullementunivoque. A gauche et à droite,en haut et en-bas
serontdésignéscomme l'être-à gauche, l'être-enhaut, l'être-en-bas,etc.
Or il y a là une différencefondamentale.Seuls les seconds sont des états
de choses - qui certesréclamentd'être complétés;les premiersont avec
eux le mêmerapportque le rouge à l'être-rouge.Ni le rouge ni à gauche
ne peuventêtre niés ou admettredes modalités, tandis que c'est bien
le cas de l'être-rougeet l'être-à gauche. Dans certainesrelations,celles
de ressemblanceou d'inhérence,cettedifférenceest masquée par l'ambi-
guïté des termesde ressemblanceet d'inhérence.Ceux-ci peuventsigni-
fierparfoisPêtre-ressemblant et l'être-inhérent; en ce sens, nous disons
qu'une ressemblance entre A et B est affirmée ou crue. Ou bien,ils peuvent
signifier ce par quoi 1'« être », au sein de l'état de choses (lequel ne
doit bien entendu pas être confondu avec sa consistance36),est défini
commeêtre-semblable ou être-inhérent, donc le « semblable» ou 1' « inhé-
rent». En ce sens, nous parlons du fait que A a une ressemblance

36. Les deux choses sont si profondémentdifférentes de la définitionque donnentde


l'objectifRudolfAmeseder (Beiträgezur Grundlegungder Gegenstandstheorie », in Unter-
suchungenzur Gegenstandstheorie und Psychologie,Leipzig, J.A. Barth, 1904, p. 54 sq.)
et Meinong (Über Annahmen,op. cit., p. 61), à savoir que ce serait quelque chose qui
« possède l'êtreet qui est l'être», ne peut,à nos yeux,que susciterla confusion.Au demeu-

414
Théoriedu jugementnégatif

avecB. De mêmeque nouspouvonstransformer l'énoncé« A estrouge»


en cet autre« A a de la rougeur», où rougeurne signifieabsolument
pas être-rouge mais n'est riend'autreque la substantiationde rouge,
de mêmenous pouvonstransformer l'énoncé« A est semblableà B »
danscetautre« A a de la ressemblance avecB » ; maislà encoreressem-
blancene signifie pas être-ressemblant - d'ailleursque
que signifierait
A ait un être-ressemblant - , maisestla simplesubstantiation de « res-
semblant ».
Nous le voyons,il y a des relationsen un double sens: d'après le
premier, les relationssonten mêmetempsdes étatsde choses; d'après
le second,ellesne le sontjamais. Nous ne déciderons pas ici quel sens
il faudraitle plus adéquatement imposerau termeconsidéré37. Nous
voulonssimplement en tirerles conséquencesqui intéressent
notrecontexte
de réflexion : si nous prenonsle termerelationau secondsens,jamais
les relationsne pourront fairel'objetd'un jugement puisqu'ellesne sont
jamaisalorsdes étatsde choses.On pourraitalorsrépartir ainsiles états
de choses: ceux qui contiennent des relationsà titrede composantes
de leur corrélatobjectif- l'être-semblable de A et B - et ceux où
ce n'est pas le cas - l'être-rouge d'une rose38.

rant, tous les états de chose ne sauraientêtre présentéssans artificecomme un « être».


Que Ton songe à ces états de choses qui correspondentaux jugements« on danse » [litt.
« il est dansé », au passif impersonnel]ou « il pleut » [litt. « mich friert», « je gèle »
à quoi l'allemand donne une tournureimpersonnelle,d'où notreécart par rapportà l'ori-
ginal. Sur cettequestion,cf. A. Reinach, « Über impersonaleUrteile» (1908?), Sämtliche
Werke,op. cit., vol. I, p. 347-350 (N.d.T.)].
37. Cf. R. Ameseder, « Beiträgezur Grundlegungder Gegenstandstheorie », op. cit.,
p. 72, propose de désignerpar le terme de « relatés» pour désignerles relationsen ce
second sens. Cf., en outre,Husserl, Rechercheslogiques,op. cit., III, p. 169, et Meinong,
Über Annahmen, op. cit., p. 57 sq.
38. Ainsi l'affirmationde Ameseder- « tout objectifpositifd'être-tel(Sosein-objektiv)
est une relation» (« Beiträgezur Grundlegungder Gegenstandstheorie », op. cit., p. 75)
- ne peut êtresoutenueà aucun égard. Il fautcependantfaireun pas de plus. Non seule-
mentil y a certains« objectifsd'être-tel» (états de choses de la formeêtre-bde A) qui
ne sont pas des relations,il y a aussi des états de choses qui, au lieu de deux ou de
troismembresdans leur corrélatobjectifn'en présententqu'un seul. Dans ce derniercas,
on constateau premiercoup d'oeil qu'il n'y sauraitêtrequestiond'une relation; ils révèlent
en même temps que la répartitiondes états de choses proposée par Meinong - états de
choses de la forme« A est » et « A est B » (Über Annahmen, op. cit., p. 72) n'est pas
une véritabledisjonction.On pourraitciterles exemplesdes étatsde choses « être-chaud»,
« être-sansproblème», etc., qui ne peuventpas êtreconvertisen « objectifsd'être » (exis-
tence effectivede la chaleur), voire en « objectifsd'être-tel» constituésde deux membres
(être-chaudd'une chose quelconque). Ces étatsde chosesconstituésd'un seul élémentpeuvent
être crus et affirmés.On obtientde cette façon les jugements« il fait chaud » et « c'est
sans problème». Ce qui permet,en quelque sorte d'un seul coup, de résoudrele vieux
problèmemaintes fois abordé de la nature des jugementsimpersonnels.Nous réservons
le développementde cette réflexionpour une étude ultérieure.

415
Adolf Reinach

Nous avonsdésormaisles moyensde répondre à la questionque nous


posions au début. Nous sommes partis d'une conviction positiveà l'égard
d'un étatde chosesnégatif,et nous avons évoqué les difficultés alors
rencontrées. Elles sontinévitables la
pour conception traditionnelle qui
attribueà des relationsle rôlede corrélats intentionnels des jugements.
Cetteperspective a pu si longtemps s'imposerdans la sphèredes états
de chosespositifsparceque, d'un côté,nombred'étatsde chosespeuvent
êtreeffectivement considéréscommedes relations,et que, de l'autre,
lorsqu'ils'agitdes étatsde chosesrestants - par exemple,l'être-rouge
-
d'unerose , les convertir en une relationest,certes,erroné,maispos-
siblenéanmoins, fauted'une analyseplus précise.Il en va toutautre-
mentdans la sphèredu négatif.Il n'est que trop évident,dans ce
domaine-là, qu'enjugeantle non-être-è de A, on ne juge aucunerelation
entreA et b. Il va donc de soi que des logiciensperspicacesse sont
efforcésde déplacerla négationdu versantde l'objet verscelui de la
conscience.Nous avonsconstatéque cettetentative échouelorsqu'ona
affaireà la conviction positived'un étatde chosenégatif.Il n'estdésor-
maispas difficile, pournous,de venirà boutde cettesituation. Le négatif,
à quoi se réfèrela conviction positivedu non-être-Z? d'un A, n'est ni
un objet ni une relation,mais un étatde chosesnégatif.Les étatsde
chosesnégatifsont autantde consistance, en un sensexactement iden-
tiqueet avec la mêmeobjectivité, que les états de choses positifs.Une
conversion de la négativité dans le registre subjectif n'est ici ni nécessaire
ni possible.Nous avonsdonc,à côtéde la conviction négativeà l'égard
d'étatsde chosespositifs, jouissant de la même légitimité, la conviction
à
positive l'égard d'états de choses négatifs, et toutes deux peuventêtre
appelées des jugementsnégatifs39.
D'après ce qu'on vientde dire,conviction négativeà l'égardd'états
de chosespositifset conviction positive l'égardd'étatsde chosesnéga-
à
tifssontentièrement articulées avecla conviction positiveà l'égardd'états
de chosespositifs. Mais si nousexaminons lesprésupposés dansle contexte
desquelsces jugements se développent, nousobservons certaines particu-
laritésremarquables propresaux deuxjugements négatifs qui les distin-
guentdu jugement positif.Jusqu'àprésent, nousn'avonsqu'effleuré ces
rapports,et nous allonsles mettredavantageen lumière.Les étatsde
chosespositifspeuventêtre« déchiffrés » commenous l'avonsdit plus
haut. Sur la perception sensibled'une chose,par exemple,s'élaborela

39. C'est à peine si une logique commandéede manièrecohérentepar la différenceentre


jugementet état de choses jugé sera encore enclineà classer les jugementsselon les pro-
priétésdes états de choses.

416
Théoriedu jugementnégatif

connaissanced'un état de chosespropreà cettedernière,ainsi que la


conviction positive.Jamaisun étatde chosesnégatif ne peutêtredéchiffré
de cettemanière,ni ne peutsurgirune conviction positive.Considérons
d'abord la convictionnégative.
Commenous l'avons déjà exposé,elle a pour présupposéune prise
de positionintellectuelleà l'égardde l'étatde chosesauquelellese réfère,
peu importeque cette prisede positionsoitune conviction positive,une
une
supposition interrogation, etc. Grâce à elle, nous rencontrons alors
un étatde chosescontredisant le premier.Dans la mesureoù nousconnais-
sons cet état de chosesen saisissantsimultanément son oppositionau
premier, celui-cinousapparaîtd'unetouteautremanière, et nousn'avons
aucuneexpression appropriéepour la désigner;nous ne pouvons,dans
un premier tempsque l'évoquer.Le secondétatde chosesqui estconnu
nous apparaîtsurun modeque nous pouvonsdéfinircommeétantson
évidence: c'est dans la connaissanceque l'état de chosesnous devient
évident40. Si nous saisissonsmaintenant l'oppositionqu'il entretient avec
le premier, le secondétatde chosesrevêtcet aspectparticulier que nous
pourrionsdéfinirle plus intelligiblement commeévidencenégative.Et
c'estuniquement surla base de cetteévidencenégativeque se développe
en nous la convictionnégativecorrespondante.
Analysons en détailun exemple.Si nousexaminons le mondequi nous
environne, nousparviendrons certainement à cetteconviction qu'un objet
est rouge,mais jamais à la convictionnégativequ'il n'est pas jaune.
La présupposition de cettedernièreest que j'ai, d'une certainefaçon,
soitsurle modeinterrogatif soitsurle modedubitatif, etc., faitde cet
étatde choseun objetde réflexion. se
Que passe-t-il à
si, partirde cette
attitudereflexive, nous parvenonsà une convictionconclusive?Nous
sommesfaceà l'étatde faitdans le mondeexistant, et nous reconnais-
sons que l'objet est rouge.Dans la mesureoù cet étatde chosesnous
est alors positivement évident,nous saisissonsle rapportd'opposition
qu'entretient par rapportà ce dernierl'état de chosesqui est objet de
réflexion - l'être-jaune de l'objet -, et c'est ainsiqu'il acquiertalors
cet aspectparticulier que nous avons appelé,pour lui donnerun nom,
évidencenégative.C'est maintenant seulement que surgiten nousla non-
croyanceen cet état de choses.
La conviction négative estdonccommandée par deuxprésuppositions :
il est nécessairequ'il y ait préalablement une prisede positionintellec-
tuelleà l'égardde l'étatde chosesconcerné;et il faut,de surcroît, qu'ait
40. Par évidence,nous n'entendonspas ici le cas idéal de Yauto-donationabsolue, mais
toute donnée d'états de choses dans des actes de connaissance.

417
Adolf Reinach

lieula connaissance d'un étatde chosesopposécommela saisiede cette


La
opposition. première condition définit l'attitude qui estla présupposi-
tion de la formation d'un jugement.Elle intéressespécifiquement la
psychologie. La seconde est ce dont la conviction négative tiresa certi-
tudeet sa légitimité. Elle intéressespécifiquement la théoriede la connais-
sance,et nous la définirons commele fondement du jugementnégatif.
Passonsmaintenant à la conviction positiveà l'égardd'étatsde choses
négatifs.Elle aussiestcommandée par des présupposés toutà faitparti-
culiers.Si nous nous bornionsà déchiffrer des étatsde chosesfournis
par le mondedes objetsréelset idéaux,jamais nous ne serionsen pré-
senced'un étatde chosesnégatif.Certainesprisesde positionintellec-
tuellessontlà aussiconditions préalables.Afinde parvenir à unjugement
sur un état de chosesnégatif,il fautque mon intérêts'attacheà lui
commetel,le metteen doute,l'interroge, etc. Il estcompréhensible que
nous en arrivionsà pareilleprisede positiondès qu'est présenteune
conviction négativeà l'égardd'un étatde chosespositif.Celle-ciest en
effetsi prochede la conviction positiveà l'égardd'un état de choses
négatif que, du pointde vue psychologique, l'unepeutfortbiense subs-
tituerà l'autre.
Maisbienplusque cesconditions d'ordrepsychologique, ce qui importe,
c'estle faitque, là encore,la conviction reposesurun fondement com-
plexe. Comme la conviction à
négative l'égard d'un état de choses positif,
la conviction positiveà l'égardd'un étatde chosesnégatifprésuppose
la connaissance d'un autreétatde choses.La conviction que 3 n'estpas
plus petitque 2 ne peutsurgirque sur la base de la connaissance du
faitque 3 est plus grandque 2. Mais cet exempleprécisément permet
de constater clairement la différence entrece cas-làet le précédent. Aupa-
ravant,on connaissaitun état de chosesqui devaitêtrecontradictoire
avecl'étatde chosesjugépositif.Maintenant, à l'inverse, l'étatde choses
jugé négatif - le non-être-plus petit de 3 - entre avec l'état de choses
connu- l'être-plus grandde 3 - dansunerelationde nécessaire articu-
lationtelleque la consistance de l'un est indissociable de la consistance
de l'autre.Par conséquent, toutela construction, dans ce cas, est diffé-
rentede celle du précédent. En saisissantla nécessairearticulation de
l'étatde chosesnégatifavecl'étatde chosepositifconnu,nousconnais-
sonségalement cetétatde chosesnégatif, et c'està l'étatde chosesconnu
que se réfèrealors la conviction positive.Auparavant,l'étatde choses
(positif),auquel se référait la conviction (négative),étaitnégativement
évidentdansla mesureoù il contredisait l'autreétatde choses,positive-
mentévident.Maintenant, l'étatde choses(négatif), auquel se réfèrela

418
Théoriedu jugementnégatif

conviction estpositivement
(positive), évidentpuisqu'ilestnécessairement
lié à l'autreétat de chosespositivement évident.
Bien entendu,il existeaussi une convictionnégativeà l'égardd'un
étatde chosesnégatif, doncun jugement négatifà doubletitre.La condi-
tionpsychologique estalorsuneprisede positionintellectuelle à l'endroit
de l'étatde chosesconsidéré.Du pointde vue du fondement, la convic-
tionnégativeà l'égardde l'étatde chosesnégatifrepose- commedans
tousces cas - surla connaissance d'un étatde chosespositif.Comme
dans le premiercas, il fautici aussi que cet état de chosess'oppose
à celui qui est jugé, mais,en l'occurrence, le rapportd'oppositionest
vraiment : les deux étatsde chosessont contradictoires41.
particulier
Il ne s'agitévidemment pas, dans tous les cas qui nous occupent,de
contingences empiriques,mais de contextesessentielsa priori. Nous
pouvonsformuler provisoirement quelques-uns d'entreeuxde la manière
suivante: touteconviction positiveà l'endroitd'un étatde chosespositif
ou négatifen présupposel'évidencenégative.L'évidencepositived'un
étatde chosesnégatifprésuppose l'évidencepositived'un étatde choses
positifnécessairement lié à lui. L'évidencenégatived'un étatde choses
positifou négatif présuppose l'évidence positived'unétatde chosespositif
opposé qui, lorsqu'ils'agit de l'évidencenégatived'un état de choses
négatif, esttoujoursun étatde chosesopposéde manièrecontradictoire.
Tous ces rapportscomplexesréclament un examenplus approfondi.

III

Nous nous sommesassurésde la différence entreconviction et affir-


mation.La conviction s'élaboresurla connaissancedes étatsde choses.
Elle dépasseen duréela connaissance, ellepeutmêmese prolonger alors
que l'étatde chosesn'estplus présent.Lorsqu'elledisparaît,elle lègue
ce que l'on appelled'ordinaireun savoirinactuel.Mais, d'un autrecôté,
l'étatde chosesauquel se réfèrela conviction peutencoreune foisêtre
posé dansun acted'affirmation. Touteaffirmationrepose,commenous
l'avonsdéjà vu, suruneconviction. Nous sommesmaintenant en mesure
de préciserdavantagecet énoncé.La conviction qui est au principede
l'affirmation doit toujoursêtrepositiveet ne sauraitjamais êtrenéga-

41. Il est à remarquerque, dans le présentexposé, il ne s'agit que de connaissance


immédiateet d'évidence non médiatisée.Dans les jugementsnégatifsrésultantde déduc-
tions, il en va tout autrement.

419
Adolf Reinach

tive.Il estdansla naturede la positionaffirmatrice que ce qu'elleaffirme


soit« cru» ; si dans la sphèrede la conviction se développeune « non-
croyance», il fautdonc qu'elle se transforme d'aborden une croyance
dansl'étatdechosescontradictoire pourquepuisseensurgir uneaffirmation.
Commedansle cas de la conviction, seulsdes étatsde chosespeuvent,
dans le cas de l'affirmation, jouer le rôlede corrélatobjectif.De toute
façon, ces étatsde choses sont présentsdans la conviction cognitive42,
ils sonten revanchesimplement visésdans l'affirmation. A cela vient
encores'articuler uneautrepropriété importante. Dans la conviction cogni-
tive,l'étatde chosesest,de manière simultanée, du mêmecoup,en quelque
sortefaceà moi; nous n'avonspas affaireà une séried'actesde saisie
successive, mais à un acte uniqueoù l'étatde choseest compris.Il en
va toutautrement de l'affirmation. Si je dis, en posantl'énoncé,que
la roseest rouge,nous trouvonslà une séried'actesoù les éléments de
l'étatde chosessontviséssuccessivement. L'étatde chosesn'estpas saisi
d'un seul coup, commeil est présentpour la convictioncognitive,il
s'élaborede manièresuccessiveen une séried'actes,analogueen cela
aux éléments d'une mélodiequi s'élaborentà traversles vécussuccessifs
de l'audition.A vraidire,ces actesde viséene sontpas juxtaposéssans
rapports entreeux- pas plusque les vécusde l'auditiond'unemélodie.
De mêmequ'icil'unitédeséléments unifielesnombreux vécuspourconsti-
tuerl'auditiond'ensemblede la mélodie, de même l'unité des éléments
de l'étatde chosesrassemble les actes de visée en une visée d'ensemble
de la totalitéde l'étatde choses. Dans notre cas, cette visée d'ensemble
estcommandée par le moment de
spécifique l'affirmation, comme,dans
les autrescas, elle peut êtrecommandée la de
par spécificité l'interroga-
tion.A travers cetteviséeaffirmative d'ensemble, les éléments - qui s'éla-
borentde manière désormais successive - de l'étatde choses,lequeldans
la conviction cognitiveétaitfaceà noussimultanément, revêtent des for-
mationset des structurations propres. C'est là que trouvent place une
sériede formes catégorialesque l'on définitsouvent comme étant d'ordre
« simplement grammatical » bien qu'elles aillent,au-delàde la sphère
du langage,jusquedansle domainede la logique.Poursuivre maintenant
l'examende cettequestionnous entraînerait trop loin.

42. S'il s'agit de la connaissancede « relations» (au sens d'états de choses relationnels),
il n'est pas du tout nécessaire,comme le remarquejudicieusementA. Brunswig (Das Ver-
gleichenund die Relationserkenntnis, Leipziget Berlin,Teubner,1910),que l'un des membres
de la relationsoit présent.Il peut au contraireêtre saisi dans des vécus spécifiquesque
Brunswigdéfinitcomme « orientationvers » et qui ne sont ni représentationni visée au
sens qui est le nôtre.

420
Théoriedu jugementnégatif

Commeen matièrede conviction, il nous fautici distinguer, dans la


entre et
sphère l'affirmation, jugementpositif jugementnégatif.Le
de
jugement « A estb » s'accompagnede cetautrejugement« A n'estpas
b ». La logiquetraditionnelle oppose d'ordinaireau faitd'admettre un
rejet, à l'affirmation un déni, au fait d'acquiescer une négation,peu
importe la manièredonton voudradésigner ces prétendues oppositions.
Le mêmeétat de chosesseraitdonc affirmédans le jugementpositif
ou on y acquiescerait, puis déniéou nié dans le jugementnégatif,en
exactecorrespondance avecla manièredont,dansl'autresphèredu juge-
ment,uneconviction positive ou négative se réfère au mêmeétatde choses.
Aussiobvieque puisseparaître,à première vue,cetteconception, elle
ne l'est nullement. Il semblequ'on ait d'embléenégligéune difficulté.
La conviction positiveetla conviction négative sonttoutesdeuxdesconvic-
tions,quand bien mêmeelles seraientde signesopposés. C'est ce qui
autoriseà les confondre en une seuleen tantque jugement.Or qu'ont
en communaffirmation et négation,acquiescement et déni,et qu'est-ce
qui les fonden un jugement?On ne peut répondresans autreforme
de procèsà cettequestion.Jugement positifet jugementnégatifprésen-
tentassurément, et mêmedans la sphèrede l'affirmation, une parenté
proche,du pointde vue descriptif. La tentative de Lotze43qui consiste
à proposerune tripartition, en attribuant à l'affirmation, la négation
et l'interrogation la mêmelégitimité, échouefaceà cetteprofondecom-
munauté qui existeentrejugement positif etjugement négatif faceà l'inter-
rogation.L'obligationfaiteà la conceptiontraditionnelle est d'autant
plus fortede montrer ce qui constitue véritablement cettecommunauté.
Quelle que soit la solutionapportéeà ce problème,les tenantsde la
conception traditionnelle ne peuvent contourner la question.Le faitqu'on
ne l'ait jusque-làpas encorerésoluene sauraitêtreune objectionà cette
conception. Nous entendons simplement souligner qu'il y a là pourelle,
qui apparaît d'emblée si évidente et si un
claire, problèmeet une diffi-
culté.Dans ce genrede questions,la seuleattitudequi permetde tran-
cher,c'estd'observer directement les phénomènes; elleseuleesten mesure
de nous direde manièredéfinitive si, de fait,la négations'oppose,en
ayantla mêmevaleurqu'elle, à l'affirmation.
Il nousfautd'abordreposernotrehabituelle question,savoirsi, dans
la sphèrede l'affirmation, le termede jugementnégatifa ou non un
sensunivoque.Du côtéde la conviction, nousavonsdistingué deuxsortes
de jugementsnégatifs;nous devonsfairela mêmechose ici bien que

43. Cf. Logik, Leipzig, Hirzel, 1880 (2e éd.), p. 61.

421
Adolf Reinach

ididifférence ne sautesans doutepas immédiatement aux yeuxcomme


c'étaitprécédemment le cas.
Considéronsle jugement« le roi n'étaitpas énergique » dans deux
contextes distincts.La première fois,c'estunhistorien qui parleets'oppose
à l'idée que le roi ait été énergique.La secondefois,le jugementappa-
raîtdans le coursdu récithistorique, à titrede simpledescription. Il
n'estpas possiblede ne pas tenircomptede l'aspecttoutdifférent que
revêtle jugement dansces deuxcas. Dans le premier, objectionest faite
au jugementpositifopposé: « Le roi n'étaitpas énergique. » Dans le
second,il y a simpledescription : « A cetteépoque, le pays redevint
florissant. Le roi n'étaitpas précisément énergique, mais... » On pourra
vouloirne pas prendre en considération pareildistinguo « négligeable ».
Peu nous importetantqu'on nous l'accordene serait-cequ'à titrede
différence. Eu égardà cettesituationévidente,on ne pourraéchapper
au faitqu'il y a, d'unepart,unemobilisation polémiquecontreun autre
jugement, d'autrepart,un simpleénoncé.Dans le premier cas, la concep-
tiontraditionnelle, selonlaquellele jugement négatifse présente comme
un déniou un rejet,a toutesles apparencespour elle, dans le second
cas, en revanche, à le considérer impartialement, il estbienplus évident
de parlerd'une positionou d'une affirmation. toutcas, il est clair
En
désormaisque, loin d'êtreévidente,cettequestionréclamed'êtreexa-
minéeplusen détail.Commençons parl'analysede ce qu'exprime le terme
« ne... pas »; c'est bien ce qui, de l'extérieur,distingue visiblement le
jugementnégatifdu jugementpositif.
Nous avonsdéjà parlé,plushaut,de « mots» et des actesspécifiques
de la viséese référant au domainedes objets,viséequi est au principe
de l'expression langagièrefaiteen touteintelligence de cause. Husserl
parle à ce propos d'actes qui confèrent un sens dans la mesureoù ils
fonten sorteque nous n'en restionspas à la simplesonoritédes mots
maisque ces derniers acquièrent pournous une « signification ». Aussi
légitime que soitce termed'actesconférant un sens,aussiimportant soit-il
quant à l'orientation du conceptfondamental de signification (idéale)
en tantque telle- sur quoi nous n'auronspas ici à revenir -, il est
pourtantnécessairede soulignerque nous ne pouvonspas articuler à
proposde chaquetermela différence et
entreviséed'objet objet visé.
Nous évoquonsdesmotstelsque « et », « mais», « aussi», « parconsé-
quent», « ne... pas », etc.,qui sontintelligibles dansl'expression en toute
intelligence de certaines phrases sans que nous puissionspourtantdire
qu'ils s'accompagnent d'une visée d'objet comme c'est le cas de mots
telsque « Socrate» ou « arbre». Lorsque,dansle contexte d'unephrase,

422
Théoriedu jugementnégatif

je prononceen touteintelligence Tunde ces mots,il ne faitaucundoute


que, au-delà de la simpleexpression, quelque chose est présent - il y
a bien,en effet,une fonctionidentiquequi correspond aux différents
termes« non», « oí) », « nicht», etc.- , maisil n'estpas moinsindu-
bitablequ'on n'a pas affairealorsà une viséed'objetau sensque nous
avonsdéfiniplus haut. Que pourraitbienêtrecet objet qui correspon-
draità un « aussi» ou à un « mais» ? D'autantplus pressante se fait
alorsla questionde savoirce qu'expriment effectivement de pareilstermes
« sans objet». Nous ne parleronsque de « ne... pas » et de « et ». En
fait,il ne s'agit que du « ne... pas ». Mais il nous sera nécessairede
convoquerl'autreexemplequi, lui, est neutre.
Quandje dis « A et B sontc », je vise,dans la situationdu sujetab,
un A et un B, et nonpas un « et ». Pourtant, la viséede A et B n'épuise
pas toutce qui est alorsprésent.A et B ne sontpas simplement visés,
ils sontsimultanément liés. C'est cetteliaisonqui correspond au « et ».
Le « et » lie, saisit ensemble44. Et il ne peut donc saisir que deux
choses.Si l'on veutsaisirensemble A, B, C, il fautmobiliser deuxfonc-
tionsde liaison: A et B et C sontd. Certes,on peut aussi dire: A,
B et C sontd, voireA, B, C sont rf,mais le faitd'omettrele terme
ne signifie nullement l'omissionde la fonction. Il estpatentque la fonc-
tion« et » est deux foisprésentemêmedans ces deux derniers cas. A,
B, C ne sontjustement pas viséssans qu'il y ait de rapportentreeux,
ils sont au contrairemis en relationdans la visée qui les lie.
Il nous fautdistinguer le plus nettement de la liaisonque nous attri-
buons au « et » ce qui se constituepour nous dans la visée qui lie :
1'« inclusion» de A et B oui'« ensemble» qu'ils forment. L'ensemble
« A et B », qui se constituedans l'applicationde la fonction« et »,
n'estd'abordpas une coordination d'ordrespatialou temporel, ce n'est
pas non plus une unité déterminée par une quelconqueparentéconcrète
aussilointainesoit-elle.Les chosesles plushétérogènes peuvent, en effet,
se retrouver liéespar le « et ». La fonction de liaisonne doitpas davan-
tageêtreconfondue avec l'aperception synthétique où noussaisissonsen
une unitéun objet représenté45. La fonction« et » se situe,en effet,
dansla sphèrede la viséeoù les objetsconcretsne sontpas représentés.
Il està peinepossiblede définir plusavantl'ensemble dontnousparlons
ici. On peut simplement inviterà l'observeret à se convaincrede sa
singularité. Lorsqu'onexprimeen touteintelligence une phrase,il n'est

44. Qu'on nous permettede dire, par abréviation,le « et », au lieu de « la fonction


qui est appliquée en exprimantun 'et' ».
45. Cf. Lipps, Leitfaden der Psychologie, op. cit., p. 119.

423
Adolf Reinach

absolument pas représenté, pas plus que ne le sont,en tantque tels,


les objetsvisés,commel'ont montrénos précédentes analyses.Lorsque
je dis A et B et C et D sont e, une sériede fonctions de liaisonsont
bien là, mais l'inclusionqui en ressortne m'estpas présente.Ce qui
vaut pour cet ensemblede nombreuxobjets,vaut égalementpour un
ensembleconstituéde deux objets. Bien entendu,je suis librede me
représenter à toutinstantcetteinclusion.Jela reconnaisalorsaveccerti-
tudecommeétantce qui s'est constitué dans la viséequi lie. Sans cette
certitude, nous ne pourrions, en effet,nullement parlerd'une constitu-
tionpar la fonction. Mais, dans le fluxdu discoursmême,pareillepré-
sentification n'a normalement pas lieu.
Nousrencontrons ici uneopposition différentede celleque nousavions
précédemment relevéeentreviséeet représentation. Au « et » ne répond
aucunevisée,maisune fonction, et, spécifiquement, une liaison46. Nous
distinguons fondamentalement cette liaisonde la de
représentation quice
se constitue en elle.A l'opposition entreviséeetreprésentation d'unmême
objetfaitalorspendantcette tout autre oppositionentre application d'une
fonction de
et représentation qui ce se constitueau terme de cetteappli-
cation.Il y a certesuneviséede la fonction;nousla présupposons préci-
sément lorsquenousen parlons.Et nousdevonsen distinguer, de nouveau,
la représentation de la fonction, représentation qui estprésupposée lorsque
notreprésentexposéchercheà se fairecomprendre. D'un autrecôté,
il est possiblede viserce qui s'est constituéau termede l'application
de la fonction, commec'est le cas lorsquenous parlonsde l'inclusion
« A et B », et il estpossible,par oppositionà cela,de se rendreprésente
aussicetteinclusion.On a chaquefoisaffaireaux différentes oppositions
entreviséeet réprésentation. Ce qui est ici nouveau,c'est cetteautre
oppositionentrela réalisation d'une fonction, d'un côté,et, de l'autre,
la représentation de ce qui s'est constitué au termede cetteréalisation.
Ce que nousentendons, au fond,clarifier, ce n'estpas le « et », c'est
le « ne... pas ». Il étaitcependant utilede parlerdu « et » dansla mesure
où les rapports y sontmoinscompliquésbienqu'en mêmetempsils n'en
offrent pas moinsmaintsparallèlesavec le « ne... pas ». Mêmelorsque
je dis « A n'estpas b », il ne convientpas de parlerd'une viséed'un
« ne... pas » au sensoù l'on peutparlerd'une viséedu A ou du b. Ici
aussi,nous rencontrons une fonction;à proposdu « et », nous avons
parléd'uneliaison,dansle cas du « ne... pas », nouspouvonsla définir

46. Dans un cours sur la logique,donnédurantle semestred'hiver1905-1906,A. Pfänder


a déjà parlé de « fonctionsde pensée » en faisantspécialementréférenceau « et » {Logik
(1913), Tübingen, Niemeyer,1987).

424
Théoriedu jugementnégatif

commeétantune « négation». Mais tandisque la liaisonimpliqueau


moinsdeux termesqui sont reliés,la fonctionde négations'applique
à un seul objet. On peut la situertrèsprécisément. Ce n'est ni la A
ni le b qui peuventêtreniés,maisseulement Vêtre-b de A, et,dansnotre
exemple,la fonction de négationse réfèrespécialement au « est», donc,
ce
par biais, à l'ensemble de l'état de choses qui s'élabore,est articulé
et structuré dansle jugement: A estb. Dans cettemesure,le vieuxprin-
cipe scolastiquea toutà faitraison: in propositionenegativenegatio
afficeredébetcopulam.
Là encore,nous devonsfaireune distinction entrela fonction,ce à
quoi elle s'appliqueet ce qui surgitde cetteapplication.En niantle
« est», dansl'étatde choses,ellefaitsurgirl'étatde chosescontradictoi-
rement négatif.Il esttrèsfacile,ici, d'actualiserclairement la situation.
C'est de manièrecertainequ'on peutsaisirla fonctionde négationqui
correspond au « ne... pas », de manièrecertaineaussi qu'elle s'applique
à cet élémentde l'étatde chosesqui est exprimépar le « est» qui est
nié, et avalisésous la formed'un « n'est pas ». Ainsi surgit,grâceà
la fonction de négation, l'étatde chosesnégatif.Il ne nousestnullement
présent dansle déroulement de la penséeelle-même ; le processusde visée
le laisseen quelquesortederrière lui. Mais nousavonsà chaqueinstant
la possibilitéde le rendreprésentet de le reconnaître commece qui s'est
constituépour nous dans la négation.Nous avons donc la viséeet la
représentation de la fonctionde négation,et nous avons,en outre,la
viséeet la représentation de l'état de chosesnégatifqui s'est constitué
au seinde cettefonction. Enfin,nousavonsl'opposition qui nousimporte
ici entrela réalisationde la négationet la représentation de l'état de
chosesnégatifqui s'est constituégrâceà cettefonction.
Le termede constitution ne doitpas prêterà malentendu ; il ne signifie
naturellement pas que la fonction de négation« produirait », « fabrique-
rait», pourainsidire,des étatsde chosesnégatifs.Nous le savons,en
effet,les étatsde chosesnégatifs« existent » {bestehen),tout comme
les positifs,indépendamment du faitqu'ils soientou non représentés,
reconnus,crus,visés et affirmés par quelqu'un. 2x2 n'est pas égal
à 5, cetétatde choseestdotéd'une consistance de manièreabsolument
indépendante de touteconsciencequi s'en saisirait,exactement comme
l'être-égalpositifde 2 x 2 et de 4. Ainsides étatsde chosesnégatifs,
toutcommeles positifs,sont-ilsconnus,mêmesi c'est sur la base de
la connaissance d'étatsde chosespositifs, et c'est surcetteconnaissance
que se fondela conviction qui procèdeà un jugementà leur endroit.
Si les étatsde chosesainsi jugés se retrouvent encoreune fois « pro-

425
Adolf Reinach

posés» dansdes actesd'affirmation, les étatsde chosespositifss'élabo-


rentalorsdans des actesde viséed'objet. Les étatsde chosesnégatifs,
en revanche, ontbesoin,pours'élaborerdans cettesphère,d'une fonc-
tionqui niecertains éléments visés.C'est là le sensdu termede constitu-
tion: non que les étatsde chosesen tantque tels soientproduitspar
la fonction, maisils s'élaborent grâceà elledansla viséeet pourla visée.
Revenonsà notreproblèmeinitial.Puisque nos analysesmontrent
l'apparitionau sein du jugementnégatifd'une négationou d'un déni,
on pourraitdireque le jugementnégatifseraitdonc une négation,et
nous-même avons écartéles réservesqu'au départnous avionscontre
cettethèse.Ce seraitcependantméconnaître complètement la situation
du problème.Répartir les jugements en affirmations et négations signifie
pourtant biendavantageque le faitqu'il y ait des jugements sans néga-
tionet des jugements avec négation.On veutdireen mêmetempsque
la négationdéfinit exhaustivement la naturedu jugement négatifen tant
quejugementaussi,qu'il suffit de définir quelquechosecommemettant
en œuvreune négationpourle qualifieraussitôtde jugement ; voilà pré-
cisément ce que nous devionsmettre en doute.Ce douteest toutà fait
confirmé parnos analysesdes fonctions. Il n'estpas vraique la négation
constituece qui est spécifiquement conformeau jugement;il y a des
configurations où la négationapparaîtsans pour autantqu'elles soient
des jugements.Prenonsle cas où, au jugement« A n'est pas b », je
réponds: « A n'est pas ô, j'en doute fort». Il y a bien, dans cette
réplique,une négation,mais on ne peutsérieusement parlerd'un véri-
«
tablejugement A n'estpas b » - qui, par exemple, seraitreprisdans
la deuxièmepartiede l'énoncé. Dans la première partie l'énoncé,il
de
a à
n'y pas, l'évidence, d'affirmation véritable et absolue.Nous avons
doncici une négation,maispas de jugement.On pourraitmultiplier les
exemples : « A n'est-il pas bl », « A supposerque A ne soit b
pas »,
etc. Nous rencontrons partoutdes négationssans pour autantqu'il y
ait alors de jugements.
On ne manqueracertespas de direque ce n'estpas ainsiqu'on avait
penséla négation. Dans l'énoncé« A n'estpas ô, j'en doutefort» comme
dans les autresénoncésévoqués,aucunenégationne seraitprésente.Il
faudraitque s'y ajouteautrechosepourque l'énoncédevienne unenéga-
tionprocédant à unjugement. Ce avecquoi nousne nouspouvonsqu'être
d'accord.Mais que faut-ilrajouter?Comparonsceténoncéavecle juge-
ment« A n'est pas b »; cela sauteaux yeux.Ce qui, dans le premier
énoncé,sansêtrevraiment affirmé, étaitsimplement proposésurle mode
d'une simplerépétition faisantécho à ce qui avaitété dit,est, dans le

426
Théoriedu jugementnégatif

jugement, véritablement affirmé. C'est doncle momentde l'affirmation


qui, en tout premier lieu,caractérise le jugement négatifcommele juge-
mentpositif.
Nous dironsdonc qu'il y a des affirmations où n'intervientaucune
fonction de négation- ce sontce qu'on appelledes jugements positifs.
Et il y a des affirmations où la copulede l'étatde chosesestniée,donc
l'étatde chosestoutentier.Au seinde la fonction de négation,se cons-
tituealorsun étatde chosesnégatif,et c'est cet étatde chosesnégatif
ainsiconstitué qui estmisen questiondansla questionnégative, supposé
dans l'assomptionnégative,et, finalement, affirmédans le jugement
négatif.En revanche,il n'y a pas d'« acte» d'acquiescement pas plus
qu'il n'y a d'« acte» de déni où nous pourrionsapercevoirl'essence
du jugement négatif.Au contraire, le jugement positifcommele négatif
se présentent commeune affirmation, et le jugementnégatifne se dis-
tinguedu jugementpositifque par le faitque l'affirmation, au seinde
ce jugement, portesurun étatde chosesnégatifqui s'est constitué par
le biais de la fonctionde négation.C'est cettefonctionqui en faitun
jugementnégatif,le momentde l'affirmation en faitd'abord un juge-
ment,lequel se trouveêtrenégatif47.
Nous avonsparlé,au début,de la difficulté qu'éprouvela conception
adverseà montrer quel momenttransforme en jugements les deuxpré-
tendusactesd'acquiescement et de négation.Pour nous,de tellesdiffi-
cultésn'existent pas. Jugement positifetjugement négatifsonttousdeux
des jugementspour autantque le momentspécifiquede l'affirmation
y est présent.Le termede jugementpositifne signifiepas la présence
d'un acte particulierd'acquiescement ou d'une fonctionparticulière
d'acquiescement, maissimplement l'absencede la fonction de négation.
Uneconfirmation bienvenue nousestfournie parle faitque,bienentendu,
la langueoffreun « ne... pas » pourexprimer la négation,maissurtout
que, dans le jugementnégatif, aucune particulen'intervient qui y expri-
meraitune fonction d'acquiescement correspondante. La conception cou-
rantedu jugementpositifet du jugementnégatifn'estpas non plus en
mesurede nous donnerune explicationde ce phénomène linguistique.
Notreconceptionest parfaitement claireen ce qui concerneles juge-
mentsnégatifssimples.Qu'en est-ilnéanmoinsdes jugementsqui sont

47. Nous voulonsbrièvement indiquerencorececi: de mêmeque la connaissance saisit


l'étatde chosesconnudanssa consistance, de mêmel'affirmation établitl'étatde choses
affirmé - qu'il soitpositifou négatif- dans sa consistance, elle fixeen quelquesorte
cetteconsistance.Il fautse garderde confondre la fixation
de la consistance avecla prédi-
cationde la consistance d'un état de choses.

427
Adolf Reinach

négatifssur le mode polémique? Lorsque je m'adresse à quelqu'un qui


vientd'affirmerPêtre-ôd'un A en lui disant : « (Non) A n'est pas b »,
il paraît à peine contestableque, dans ce cas, un rejet ou un déni ne
jouent un rôle essentiel.Et nous ne le nieronspas du tout. Mais il faut
insisterpour distinguerstrictement deux choses différentes.
Ce qui frappe,dans le jugementpolémique,c'est d'abord ce que nous
voudrionsdéfinircommeson aspect d'insistance.A la différence du juge-
mentnégatifsimple,on insistesur le « ne... pas » dans le jugementpolé-
mique. Ce seraitvraimentfaire preuve de superficialitéque d'attribuer
cetteinsistanceà la seule sphèredu langage. Il y a, certes,dans le langage,
une insistancequi ne concerneque le mélodèmedu texte,mais cetteaccen-
tuation n'est que l'expressionde l'insistanceselon notre acception pre-
mière,pertinentedu point de vue logique. Ce que réalise l'accentuation
purementphonique, la typographiele fait aussi, pour les phrases impri-
mées ou manuscrites,en utilisantles italiques,le gras ou le soulignement.
Ce sont là autant de signesexpressifsdifférents, mais tous exprimeune
même chose, et c'est cela qui nous importeici. Une confirmationen
est égalementdonnée par le fait que l'insistancelangagièresur un même
mot peut servird'expressionà l'insistancelogique sur des aspects diffé-
rents. Prenons l'exemple du jugement « A est b » qui, tantôt, peut
s'opposer à l'affirmation« A était b », tantôt,à l'affirmation« A n'est
pas b ». En insistantsur le même mot « est », on soulignera,dans le
premiercas, le momenttemporelqui s'y exprimera,dans le second, la
positivitédu « est » par rapportau « n'est pas ». Assurément, ce deuxième
cas est quelque chose d'ultime, qui n'est pas réductibleà autre chose.
Cela n'a rien à voir avec la constitutionde l'objet sur lequel on insiste,
mais ce doit être très précisémentdistinguéde tout ce qui est « consi-
déré » ou faitl'objet d'une « aperception» et qui n'a pas sa place dans
la sphère de la visée, mais bien dans celle de la représentation.Nous
ne pouvons ici examineren détail les problèmesles plus dignesd'intérêts
liés à l'insistanceni les règlesauquelles elle obéit, et nous nous bornerons
à mettreen lumièrece qui est indispensableaux buts de notre dévelop-
pement.
Il y a une insistancedans la simplevisée « la rose (non la tulipe) est
rouge ». Nous la rencontronsaussi dans ce que nous avons appelé des
fonctions: « A et B (non pas A seulement)sont c. » II y a là une liaison
accentuée; ce qui se constitueen elle, plus précisémentle momentspéci-
fique de cohésion de l'ensemble, y fait l'objet d'une insistance.De la
mêmemanière,on trouve,outrela simplenégation,une négationaccen-
tuée; ce sur quoi portel'insistance,c'est la négativitéde l'état de choses

428
Théorie du jugement négatif

qui s'y constitue.Tous les jugementsqui comportecettemêmeinsistance


présupposentquelque chose par rapportà quoi l'insistancea lieu. L'insis-
tance sur la négation,de manièrespécifique,est dirigéenécessairement
contreun autre jugement,contradictoire, ou contreun énoncé48contra-
dictoireque rejettecelui qui juge en manifestantune insistance.Le juge-
mentnégatifpolémiquese distinguedonc du jugementsimplement négatif
sous un double aspect : il présuppose un jugement positif qui lui est
contradictoire(ou un énoncépositifqui lui est contradictoire)contrelequel
s'exprimecelui qui portele jugement,et qu'il rejette;et - cela va étroi-
tementde pair avec le premieraspect -, il y a dans la fonctionde néga-
tion qui y est mise en œuvre une insistancequi fait ressortirle caractère
négatifde l'état de choses par rapportà l'état de choses positifopposé.
Le rejet s'applique à l'autre jugement,l'insistancese réfèreà l'état de
choses négatifposé de lui-même49.
Ces distinctionspermettent de clarifierla situation,au départ problé-
matique. Le jugementnégatifpolémique doit lui aussi être défini,sans
aucun doute, comme étant une affirmation;et le fait que la fonction
de négation, grâce à l'insistance,ressortavec plus de force que dans
le jugement négatifsimple ne change rien à cette définition.Il existe
d'autres configurations,qui ne sont pas des jugements,où la fonction
de négationjoue cependant le même rôle primordial(tandis que leur
manque, de toute façon, le rejet préalable d'un énoncé contradictoire).
Prenons l'assomption: « A supposer que A ne seraitpas b. » Si nous
nous demandonsce qui distinguecette assomptiondu jugementcorres-
pondant, nous ne pouvons que renvoyerau momentde l'affirmation,
d'une part, et à celui de l'assomption, de l'autre. On comprend fort
bien que pareillesituationait entraînédes malentendus.En premierlieu,
on pouvait aisémentne pas remarquerle momentd'affirmationprésent
malgréla fonctionde négationqui ressortaitgrâce à l'insistance,puis -
et c'est bien ce qui est plus important-, il était facile de prendrele
rejet du jugement positif contradictoire,rejet préalable au jugement
négatif,pour le jugement négatiflui-même.
Nous voyons donc que, même dans le cas des jugementspolémiques,
c'est le momentde l'affirmationqui constituele jugementen tant que
tel. On rompt ainsi avec l'ancien dualisme logique qui voulait scinder

48. On appelle contradictoiresces jugementset ces énoncés auxquels correspondentdes


états de choses contradictoires,de même qu'on distingueénoncés et jugementsselon leur
modalité, bien que les modalités ne soient en réalité inhérentesqu'aux états de choses
correspondants.
49. On voit ici clairementla nécessitéde notre distinctionantérieureentre« rejet d'un
jugement» et « jugement négatif», puisque nous avons ici les deux côte à côte.

429
Adolf Reinach

l'affirmation une et indivisible en deux actes toutà faitdistincts qui,


ensuite, devaient tous deux - on ne saitpourquelleraison- porterle
nomde jugement. Nous sommesdonctoutà faitd'accordavecTheodor
Lippslorsqu'il écrit : « Commele jugementpositif,le jugementnégatif
est un acte de reconnaissance »50- dans notre terminologie, nous
dirionsun acte d'affirmation.51
Nous avonsen mêmetempsdécouvert, au seinde l'affirmation néga-
tive- ainsisommes-nous fondésà qualifier,en abrégeant, les affirma-
tionsqui comportent une négation- , une différence fondamentale : la
différence entrejugements simplement et
négatifs jugements négatifs polé-
miques.La plupartdu temps,les logiciensn'onttraitéque les jugements
négatifspolémiques,ce qui est d'autantplus normalque ce sontbien
lesjugements de beaucouple plussouventformulés, et qu'ilssont,surtout
dans des contextes scientifiques- à l'exceptiondu domainedes histo-
riens- presqueles seulsqu'on y rencontre. Mais, idéalement, à chaque
jugement négatifpolémiquecorrespond un jugement simplement négatif,
et inversement.
La mêmedistinction peutêtremontrée à proposde l'affirmation posi-
tive.Au simplejugement « A estb » faitpendantle jugement polémique
« A est b » qui se formulecontreun jugementou un énoncénégatif
qui lui est contradictoire,et qui, grâceà l'insistance surle « est», fait
ressortirla positivitéde l'étatde chosescorrespondant. La situationest
ici tout à faitanalogueà celle du jugementnégatif,à ceci près que,
dans ce derniercas, les jugementsnégatifspolémiquessont en réalité
bien plus fréquents, tandisque dans le cas des jugementspositifs,ce
sontdesjugements simplement positifsqui sontle plussouventformulés.
Ainsipouvons-nous maintenir, pourtousles jugements en général,dans
la mesureoù ils ne sontpas des convictions mais des affirmations, la
différence entrejugementssimpleset jugementspolémiques.
La significationdu « ne... pas » ne se réduitpas à l'expression d'une
fonction de négation.Des fonctions d'un autregenrepeuventy êtrecou-
pléessanspourautantfairedu jugement unjugement négatif.Unethéorie
du jugementnégatifdoit cependanten tenircompte,ne serait-ceque
pouréviterde les confondre avecla véritablenégation.Il suffit de consi-
dérerdeuxjugements, « A n'estpas b » et « A estnonpas b (maisc) »,

50. Cf. Th. Lipps, Leitfaden der Psychologie, op. cit., p. 168.
51. C'est ainsi seulementqu'on peut comprendreégalementqu'une convictionpositive
soit à la base de tout jugementau sens que nous avons désormais fixé. Si le jugement
négatifétait un « déni », il devrait surgird'une convictionnégativeà propos de l'état
de choses nié.

430
Théoriedu jugementnégatif

pour y constateraussitôtune différence fondamentale. On formulera


tout d'abord cettedifférence en disantque, dans le premiercas, le
« ne... pas » se réfèreau « est», dans le second,au « b », de sorte
que la copule ne seraitaffectéeque la premièrefois, et dans l'autre
cas, le prédicat.Voilà qui, à vraidire,ne peutnous satisfaire. On peut
se demander si le modede l'affectestle mêmedansles deuxjugements.
Ce n'est sans aucun doutepas le cas. La premièrefois,une négation
a bien lieu, 1'« être» est nié dans l'état de choses,et il se constitue
ainsiun « non-être ». En revanche,dans le secondcas, on ne peutpas
direque le b soit nié ni que cettenégationconstitueun « non-Z? ». De
manièregénérale,il n'y a pas d'objet négatifqui se constitue dans une
négation.
Il en va de mêmepourle jugement « ce n'estpas A qui estb (maisC) ».
Là encorenousavonsun « ne... pas », maislà non pluson ne pourrait
direqu'unenégationait eu lieuoù se constituerait quelquechosecomme
un non-A.Il y a bien là aussi une fonction,pas une négation,mais
un « déplacement » ou un « renvoi» d'un objet visé dans le fluxdu
discours.Nous avons déjà montrécomment,dans l'affirmation, l'état
de chosesse constituede manièresuccessiveà partirde ses éléments.
D'ordinairecetteélaborationse produitsans interruption; les éléments
de l'état de chosesse suiventet se complètent, commeles sons d'une
mélodie.Mais il arriveaussiqu'un élément qui se présente soitrenvoyé -
ce sontles cas où fonctionne le « ne... pas » dontnous parlonsmainte-
nant.Dans le véritable jugementnégatif, en revanche, il n'estpas ques-
tion d'un déplacement ou d'un renvoi.
Or, les éléments des étatsde chosessonttrèsdivers,certains sontnéces-
saires,d'autressecondaires. Les étatsde choses,telsqu'ils se constituent
dans l'affirmation, ne peuventcertespas êtreen quelquesortetissésà
partird'élémentsarbitraires, mais sontsoumisà des règlesprécisesde
constitution. En particulier, lorsquel'élaborationd'un étatde chosesa
débuté,ellene sauraitêtreinterrompue ou achevéede manièrearbitraire,
elle exigepource fairecertainséléments prescrits selondes règles,non
de contenumais de forme,exactement commel'ensembledes rapports
qui président à l'élaborationd'une mélodie.Par exemple,lorsqu'unétat
de chosesa débutépar« la roseest», il ne peutêtreinterrompu arbitrai-
rement, il estnécessaire qu'y intervienne pourle compléter un quelconque
élémentde la formeb, qui est donc un élémentnécessairede l'étatde
choses.De même,la rose est aussi, dans le mêmeétat de choses,un
élémentindispensable puisqu'ilne peut êtreévacué sans êtreremplacé
par un autre élément de la formeA. En revanche,dans le jugement

431
Adolf Reinach

« la voiturea roulé vite », le « vite » n'est pas un élémentessentiel,c'est


un élémentsecondairedans la constitutionformellede l'état de choses.
Les élémentsd'état de choses qui sont déplacés par le « ne... pas » ont
besoin, s'ils sont des élémentsnécessaires,d'être remplacéspar d'autres
élémentsidentiquesquant à leur forme: ce n'est pas A qui est b, mais C ;
A est non pas b, mais C. Lorsqu'ils s'agit d'éléments secondaires, il
peut y avoir déplacementsans remplacement: la voiture a roulé, pas
précisémentvite.
Bien entendu,nous ne définironspas comme étant négatifsles juge-
mentsoù figureune fonctionde déplacement,puisqu'on y trouveni néga-
tion ni - ce qui vient d'être ainsi déjà dit - affirmationd'un état de
choses négatif,mais riend'autre que le fait de déplacerun élémenthors
de l'état de choses qui s'élabore. Dans le jugement« ce n'est pas A qui
est b, mais c », on affirmeun état de choses positif, Pêtre-ô de c. Le
faitqu'ait lieu, au sein de cetteaffirmation,un déplacementd'un élément
de l'état de choses n'y change rien.
Les conceptsprincipauxque nous avons nouvellementintroduitsdans
cette section ont leur place uniquementdans la sphère de l'affirmation
et non dans celle de la convictioncognitive.Cela vaut surtoutdu concept
de fonction.Tandis que, dans l'affirmation« A est b et c », nous ne
posons, grâce à la fonctionde liaison, qu'un unique état de choses, dans
la sphère de la convictioncognitiveoù il n'y a pas de liaison, deux
états de choses sont présents.Il en va de même pour les autres fonc-
tions. Elles interviennent toutes uniquementdans la sphère de la visée.
Leur applicationn'est bien entendupas arbitraire,il est nécessairequ'elle
s'appuie sur les étatsde choses et les rapportsqu'ils établissent,et qu'elle
soit justifiéepar eux. C'est seulementlorsqu'il y a un état de choses
négatifqu'une fonctionde négation peut se mettreen œuvre au sein
de la visée affirmative.Les fonctionsreprésentéespar « mais », « par
conséquent» ne sont légitimesque si les étatsde choses se trouventdans
des relationsde justificationou d'opposition, etc. Même les différences
entreinsistanceet non-insistance, entrejugementsnégatifssimpleset juge-
ments négatifspolémiques, entre jugements négatifset jugements se
bornant à déplacer un élémentd'état de choses n'ont leur place que
dans la sphère de la visée et non dans celle de la connaissance. Une
fois qu'on l'a bien compris,on ne peut plus douter qu'avec la scission
du jugementen convictioncognitiveet affirmationc'est toute la théorie
du jugementqui se diviseen deux partiesdont chacune appelle un traite-
ment très différent.

432
Théorie du jugement négatif

IV

Nous voulons brièvementprendreposition à propos de quelques pro-


blèmes qui se sont posés, au cours de P histoirede la logique, à P occa-
sion des jugementsnégatifs,et, ce faisant,mettreen lumièreencore une
fois les plus importantsde nos résultats.La question du lieu de la néga-
tion a fait l'objet de maintescontroverses.Est-elle un « rapportréel »
ou quelque chose d'ordre « simplementsubjectif»? On ne peut répondre
d'une phraseà un problèmesi complexe. S'agit-ilde savoir si la négation
est à chercher,dans le jugement,sur le versantde la « conscience» ou
sur celui de l'objet, nous dironsceci : il est possible de parlerde négati-
vité sur les deux versants.Dans la sphère de la convictioncognitive,
la non-croyanceest une convictionnégative,et, dans la sphèrede l'affir-
mation, il existeune fonctionde négation. La non-croyanceet la fonc-
tion de négationsont toutesdeux « subjectives» dans la mesureoù elles
ressortissent au versantde la conscience.Mais à côté de la non-croyance
négativenous rencontronsla croyancepositiveen ce qui est négatif,en
des états de choses négatifs; et, de même, dans la fonctionde négation,
des étatsde choses négatifsse constituent auxquels l'affirmation se réfère.
La négativitése situealors manifestement, dans le jugement,sur le versant
de l'objet, elle est, dans cette mesure, « objective».
Mais parlerd'une prétenduesubjectivitéde la négationa un sens tout
différent, que l'on confondavec le premier.Si l'on accorde que le négatif
peut assumer la fonctionde correlaiobjectifde la convictionet de l'affir-
mation, on dira cependant que ce négatifn'est rien de « réel », que,
même s'il ne se rencontrepas sur le versantde la conscience, il reste
essentiellement tributaired'elle, et n'a donc aucun être objectif. Nous
rejetteronsde la manière la plus nette pareille manière de voir. Il est
certainque, dans le jugementnégatif,aucun « rapport» réel n'est posé,
mais ce n'est pas non plus nécessairement le cas dans le jugementpositif.
Les jugements,qu'ils soientnégatifsou positifs,s'attachentau contraire
à des états de choses. Ceux-ci se divisenten états de choses négatifset
états de choses positifs,et chaque sous-groupe,à son tour, en états de
choses dotés de consistanceet états de choses qui en sont privés. Si un
état de choses est doté de consistance,celle-ciest indépendantede toute
conscience; il n'y a pas la moindrejustification,pas une seule, à déclarer
les étatsde choses négatifstributaires de la conscience.Refuseren général
une consistanceobjectiveaux étatsde choses,voilà le pointde vue absurde
du scepticismeabsolu en théoriede la connaissance,car ce qui est connu
et jugé, ce sont bien des états de choses. Si l'on ne partagepas ce scepti-

433
Adolf Reinach

cisme,on ne pourranon plusvouloirdéniertouteconsistance aux états


de chosesnégatifs. La consistance objectivedes étatsde chosesnégatifs et
celledesétatsdechosespositifs en
sont, effet, logiquement interdépendantes,
ce qu'expriment de touteleurforceles principes logiques: de deuxétats
de chosescontradictoires, au moinsun estdotéde consistance, qu'il soit
ou
positif négatif; et : si un état de choses est
positif privé de consistance,
l'étatde chosesnégtif qui luiestcontradictoire enestnécessairement doté52.
La questiondu lieu de la négationest, en outre,égalementcontro-
verséesur un autreplan que celui que nous venonsde discuter.Des
logiciens reconnus ontaffirmé que, dansle jugement, la négationn'affec-
taitpas la copulemais se référait au prédicat.Par prédicat,on entend
alors,dans le jugement« A n'estpas b », non pas Yêtre-b, maisb lui-
même.Nous considérons toutà faiterronéecetteconception. On ne peut
absolument pas la maintenir dans la sphèrede la conviction cognitive.
Lorsque,surla base de l'intuition de l'être-rouged'uneroseje reconnais
qu'elle n'est pas blanche,et que ma conviction se réfèreà cet étatde
choses,nous n'avonsaucunefonction, aucun« ne... pas » qui pourrait
se manifester à l'endroitd'un prédicatou d'unecopule;ce qui estconnu
par nous c'est simplement un étatde chosesnégatif.C'est uniquement
dans la sphèrede l'affirmation qu'apparaîtune fonctionde négation,
mais elle se manifeste alors à l'endroit du « est», non pas à l'endroit
du prédicat.Ce sera d'autantplus clair si nous pensonsau cas où le
« ne... pas » concerneeffectivement le prédicat: « A est non pas ô,
maisc ». C'est bien,ici, l'élémentprédicatqui est « affecté», mais il
s'agit d'un effetdilatoireet non d'une négation.

52. On le voit, ces principesconcernentles états de choses et leur consistance; il en


va de même pour les autres principesde la logique traditionnelle.On les a d'ordinaire
référésaux jugements,par exemple: deux jugementscontradictoiresne peuventêtre tous
deux justes. Cet énoncé est certainement mais il n'est pas premier,il est dérivé.
irréfutable,
Un jugementest juste si l'état de choses correspondantest doté de consistance; et deux
jugementscontradictoires ne peuventêtretous deux justespour cetteraison que deux états
de choses contradictoires ne sauraienttous deux êtredotés de consistance.La loi du juge-
mentest donc justifiéepar celle de l'état de choses. On a tenté,d'un autre point de vue,
d'appliquer cette loi non aux jugementsmais aux énoncés. Deux énoncés contradictoires
- ainsi formule-t-on la chose - ne peuvent être tous deux vrais. Nous reconnaissons
tout à fait la différenceentrele jugementet 1'« énoncé en tant que tel », mais, de même
que nous distinguonsénoncé et jugement,il faut égalementdistinguerl'énoncé et l'état
de choses. Un énoncé est vrai quand l'état de choses qui lui est propreest doté de consis-
tance. Et deux énoncés contradictoiresne peuventêtretous deux vraispour la raison que
deux étatsde choses contradictoires ne sauraientêtretous deux dotés de consistance.Ainsi,
la loi concernantles énoncés renvoieà celle qui régitles états de choses. Mais, en même
temps, nous avons là une illustrationde la manière dont il faut entendrece que nous
avons dit plus haut, à savoir qu'une grande part de la logique traditionnellese révélera,
d'après son fondementmême, être une doctrinegénérale des états de choses.

434
Théorie du jugement négatif

Une fois que Ton a compris que la fonctionde négationne peut se


référerqu'à la copule, tous les discoursconcernantle jugementlimitatif
et les propositionesinfinitœsont frappésde nullité. Ce sont des objets
négatifsqui y jouent le rôle de prédicatou de sujet de jugementsposi-
tifs: « la rose est non-rouge», ou : « les non-fumeursiront dans ce
compartiment ». On s'est laissé abuser, dans de pareilscas, par l'expres-
sion langagière.Il n'y a ni rouge négatifni fumeurnégatif.Si nous sup-
primonsles abréviationsde langage utiliséesdans les exemplesavancés,
nos jugements diront: « la rose est quelque chose de non-rouge
(c'est-à-direquelque chose qui n'est pas rouge) », et « les non-fumants
(c'est-à-direceux qui ne fumentpas)... » Dans les deux cas ce sont des
états de choses qui sont niés, en tout cas des états de choses qui, dans
les jugementsconcernés,ne sont pas eux-mêmesaffirmés,mais qui, occu-
pant la positionde prédicatou de sujet, ont subi une reformulation par-
ticulièrequ'on n'expliciterapas ici.
Accordons maintenantun regard à la thèse- si discutée depuis les
analysesde Sigwart- selon laquelle le jugementnégatifaurait toujours
pour présupposé un jugement positif réalisé ou tenté, et qui voudrait
que le jugement négatif, par essence, soit un rejet de ce jugement
positif53.
Cette conception amalgame, selon nous, des observationsjustes et
d'autres qui sont erronées.Pensons tout d'abord à ce que nous avons
établi : toute convictioncognitivenégativeet toute convictioncognitive
positive à l'égard d'un négatifprésupposentla connaissance d'un état
de choses positif.Mais il ne saurait être question ici de présupposerun
jugementpositifpuisque la connaissanced'un état de choses positifn'est
pas la même chose que la convictionqu'on peut avoir à son égard. On
peut en outre penser que toutes deux, convictionnégativeet conviction
à l'égard d'un négatif,ont pour conditionpsychologiquecertainesprises
de position intellectuelles.Mais c'est seulementlorsqu'elle est négative
que cetteconvictionvise un état de choses positif.De plus, il estpossible
qu'elle soit une conviction,c'est-à-direun jugementsur l'état de choses
positif,mais tout autant une suppposition,un doute, etc.54.

53. On trouveraune conceptionsimilairechez B. Erdmann, Logik, I, Halle, Niemeyer,


1907, p. 504 sq. (2e éd.), H. Bergson, L'évolution créatrice,Paris, Alean, 1907, p. 312
[« La négationdiffèredonc de l'affirmationproprementdite en ce qu'elle est une affirma-
tion du second degré: elle affirmequelque chose d'une affirmation
qui, elle, affirmequelque
chose d'un objet »], H. Maier, Psychologiedes emotionalenDenkens, Tübingen, J.C.B.
Mohr, 1908, p. 272 sq.
54. Cf. égalementWindelband, « Beiträgezur Lehre vom negativenUrteil», op. cit.,
p. 177.

435
Adolf Reinach

II nousfautdoncrestreindre la thèseselonlaquelletoutjugement négatif


un
présupposerait jugement positifà un cas quipeutse produire à l'occa-
sionde la conviction négative,maisqui ne se produit pas nécessairement.
Par contre,on rejettera entièrement,danscettesphère,cetteautreconcep-
tionqui veutque le jugement négatifsoitimmédiatement et directement
un jugement surce jugement positifréaliséou tenté55. En effet,ce n'est
pas à un jugementque se réfèrela conviction négative,mais à un état
de choses.
Cettesecondeconceptionindiqueen toutcas que l'orientation y est
empruntée non plusà la sphèrede la conviction, maisà cellede l'affir-
mation.C'est là, commenousle savons,qu'il y a de faitdes jugements
négatifs qui s'opposentà desjugements contradictoires
positifs et les rejet-
tent.A vraidire,le correlaiobjectifdu jugementnégatifest, là aussi,
l'étatde chosenégatif;quoi qu'il en soit,on peutdireici à juste titre
que le jugementnégatifprésupposeun jugementpositifcontrelequel
il se tourne.Nous n'avonsalors riend'autreà objectersinonque ce
n'est pas ainsi le jugementnégatifqui est concerné, mais uniquement
Vaffirmation négative,et même,en l'occurrence, seulement l'affirmation
polémiquesur le mode négatif56. simplejugementnégatif,comme
Le
nousl'avonsvu, n'en présuppose pas de positifqu'il rejetterait. Il joue,
en outre, un si et
grandrôle, particulièrement dans les descriptions et
la du
les récits,que conception jugement est
négatif parttrop unilatérale
qui veut,commeKantet biend'autres,que les jugements négatifs aient
« pour fonctionpropred'empêchersimplement l'erreur.»57

Adolf Reinach
Traduitde l'allemandpar Marc de Launay

55. Cf. Sigwart, Logik, I, op. cit., p. 159.


56. Il n'y a pas là non plus, à vrai dire, de propriétédu jugementnégatifen tant que
tel, puisqu'il existe, en effet,des jugementspolémiques sur le mode positif en un sens
exactementcorrespondant.
57. Kant, Critique de la Raison puret A 709 [B 737] (N.d.T.).

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