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Peu de temps après la parution de La Volonté de savoir, nous avons invité Michel
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Foucault à venir passer une soirée avec nous. D'une conversation à bâtons rompus,
Thèmes nous donnons ici quelques moments.
/auteurs/es A.G.
A. Grosrichard : Il serait temps d'en venir à cette Histoire de la sexualité dont nous
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avons le premier volume, et qui doit, annonces-tu, en avoir six.
interne avec Atomz
M. Foucault : Oui, je voudrais d'abord vous dire que je suis vraiment content d'être ici
Cherche avec vous. C'est un peu pour cela que j'ai écrit ce livre sous cette forme. Jusqu'à
présent, j'avais empaqueté les choses, je n'avais épargné aucune citation, aucune
Licence référence, et j'avais lancé des pavés un peu lourds, qui restaient la plupart du temps
"GNU / FDL" sans réponse. D'où l'idée de ce livre programme, sorte de fromage de gruyère, avec
attribution des trous, pour qu'on puisse s'y loger. Je n'ai pas voulu dire : «Voilà ce que je pense»,
pas de modification car je ne suis pas encore très sûr de ce que j'avance. Mais j'ai voulu voir si ça pouvait
pas d'usage commercial être dit, et jusqu'où ça pouvait être dit, et, bien sûr, ça risque d'être très décevant
Copyleft 2001 /2011 pour vous. Ce qu'il y a d'incertain dans ce que j'ai écrit est certainement incertain. Il
n'y a pas de ruse, pas de rhétorique. Et je ne suis pas sûr non plus de ce que j'écrirai
dans les volumes suivants. C'est pourquoi je souhaitais entendre l'effet produit par ce
discours hypothétique, en survol. Il me semble que c'est la première fois que je
rencontre des gens qui veulent bien jouer à ce jeu que je leur propose dans mon livre.
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Troisièmement, par dispositif, j'entends une sorte -disons -de formation, qui, à un
moment historique donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le
dispositif a donc une fonction stratégique dominante. Cela a pu être, par exemple, la
résorption d'une masse de population flottante qu'une société à économie de type
essentiellement mercantiliste trouvait encombrante : il y a eu là un impératif
stratégique, jouant comme matrice d'un dispositif, qui est devenu peu à peu le
dispositif de contrôle-assujettissement de la folie, de la maladie mentale, de la
névrose.
Ça a produit quoi ? Un effet qui n'était absolument pas prévu à l'avance, qui n'avait
rien à voir avec une ruse stratégique de quelque sujet méta- ou transhistorique qui
l'aurait perçu et voulu. Cet effet, ça a été la constitution d'un milieu délinquant, très
différent de cette espèce de semis de pratiques et d'individus illégalistes que l'on
trouvait dans la société du XVIIIe siècle. Que s'est-il passé ? La prison a joué comme
filtrage, concentration, professionnalisation, fermeture d'un milieu délinquant. À
partir des années 1830, à peu près, on assiste à une réutilisation immédiate de cet
effet involontaire et négatif dans une nouvelle stratégie, qui a en quelque sorte
rempli l'espace vide, ou transformé le négatif en positif : le milieu délinquant s'est
trouvé réutilisé à des fins politiques et économiques diverses (ainsi le prélèvement
d'un profit sur le plaisir, avec l'organisation de la prostitution). Voilà ce que j'appelle
le remplissement stratégique du dispositif.
A. Grosrichard : Dans Les Mots et les Choses, dans L'Archéologie du savoir, tu parlais
d'épistémè, de savoir, de formations discursives. Aujourd'hui, tu parles plus volontiers
de «dispositif», de «disciplines». Ces concepts se substituent-ils aux précédents, que
tu abandonnerais maintenant ? Ou alors les redoublent-ils sur un autre registre ? Faut-
il voir là un changement dans l'idée que tu as de l'usage à faire de tes livres ? Choisis-
tu tes objets, la manière de les aborder, les concepts pour les saisir en fonction de
nouveaux objectifs, qui seraient aujourd'hui des luttes à mener, un monde à
transformer, plutôt qu'à interpréter ? Je dis cela pour que les questions qu'on va te
poser ne tombent pas à côté de ce que tu as voulu faire.
M. Foucault : Remarque qu'il est peut-être bon aussi qu'elles tombent tout à fait à
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côté : ça prouverait que mon propos est à côté. Mais tu as raison de poser la question.
À propos du dispositif, je me trouve devant un problème dont je ne suis pas encore
bien sorti. J'ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui
suppose qu'il s'agit là d'une certaine manipulation de rapports de forces, d'une
intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de forces, soit pour les
développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les
utiliser. Le dispositif est donc toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours
lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent mais, tout autant, le
conditionnent. C'est ça, le dispositif : des stratégies de rapports de forces supportant
des types de savoir, et supportés par eux. Dans Les Mots et les Choses, en voulant
faire une histoire de l'épistémè, je restais dans une impasse. Maintenant, ce que je
voudrais faire, c'est essayer de montrer que ce que j'appelle dispositif est un cas
beaucoup plus général de l'épistémè. Ou plutôt que l'épistémè, c'est un dispositif
spécifiquement discursif, à la différence du dispositif qui est, lui, discursif et non
discursif, ses éléments étant beaucoup plus hétérogènes.
M. Foucault : Absolument.
J.-A. Miller : Tu mêlais ou tu ordonnais dans tes épistémès des énoncés de type très
différent, des énoncés de philosophes, de savants, des énoncés d'auteurs obscurs et
de praticiens qui théorisaient, d'où l'effet de surprise que tu as obtenu, mais enfin, il
s'agissait toujours d'énoncés.
M. Foucault : Certainement.
J.-A. Miller : Avec les dispositifs, tu veux aller au-delà du discours. Mais ces nouveaux
ensembles, qui rassemblent bien des éléments articulés...
M. Foucault : Ah oui !
J.-A. Miller : ...restent en cela des ensembles signifiants. Je ne vois pas très bien en
quoi tu atteindrais du non-discursif.
M. Foucault : Pour dire : voilà un dispositif, je cherche quels ont été les éléments qui
sont intervenus dans une rationalité, une concertation donnée, à ceci près que...
J.-A. Miller : Il ne faut pas dire rationalité, sinon on retomberait sur l'épistémè.
G. Le Gaufey : Mais pour en revenir au non-discursif, en dehors des énoncés, qu'y a-t-
il d'autre, dans un dispositif, que les institutions ?
M. Foucault : Si tu veux, mais, pour mon truc du dispositif, il n'est pas très important
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de dire : voilà ce qui est discursif, voilà ce qui ne l'est pas. Entre le programme
architectural de l'École militaire par Gabriel, et la construction de l'École militaire
elle-même, qu'est-ce qui est discursif, qu'est-ce qui est institutionnel ? Cela ne
m'intéresse que si l'édifice n'est pas conforme au programme. Mais je ne crois pas qu'il
soit très important de faire ce tri-là, dès lors que mon problème n'est pas linguistique.
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stratégies qui coordonnent les relations de pouvoir produisent des effets nouveaux, et
avancent dans des domaines qui, jusqu'à présent, n'étaient pas concernés. Ainsi
jusqu'au milieu du XVIe siècle, l'Église n'a contrôlé la sexualité que d'une manière
assez lointaine : l'obligation à la confession annuelle, avec les aveux des différents
péchés, garantissait qu'on n'aurait pas beaucoup d'histoires de cul à raconter à son
curé. À partir du concile de Trente, vers le milieu du XVIe siècle, on a vu apparaître,
à côté des anciennes techniques de la confession, une série de procédures nouvelles
qui ont été mises au point à l'intérieur de l'institution ecclésiastique, à des fins
d'épuration et de formation du personnel ecclésiastique : pour les séminaires ou les
couvents, on a élaboré des techniques minutieuses de mise en discours de la vie
quotidienne, d'examen de soi-même, d'aveu, de direction de conscience, de relations
dirigés-dirigeants. C'est ça qu'on a essayé d'injecter dans la société, dans un
mouvement, c'est vrai, de haut en bas.
M. Foucault : Je n'ai pas pu lire encore son dernier livre, mais ce qu'il faisait dans
L'Amour du censeur * me paraît tout à fait nécessaire. Il décrit un processus qui existe
réellement. Mais je ne crois pas que l'engendrement des relations de pouvoir se fasse
ainsi seulement de haut en bas.
M. Foucault : D'accord, mais ce que j'ai voulu dire, c'est que, pour qu'il y ait
mouvement de haut en bas, il faut qu'il y ait en même temps une capillarité de bas en
haut. Prenons quelque chose de simple : les relations de pouvoir de type féodal. Entre
les serfs, attachés à la terre, et le seigneur qui prélevait sur eux une rente, il y avait
un rapport local, relativement autonome, presque un tête-à-tête. Pour que ce rapport
tienne, il fallait bien qu'il y ait, derrière, une certaine psyramidalisation du système
féodal. Mais il est, certain que le pouvoir des rois de France, et les appareils d'État
qu'ils ont peu à peu constitués à partir du XIe siècle, ont eu pour condition de
possibilité l'ancrage dans les comportements, les corps, les relations de pouvoir
locales, où il ne faudrait pas voir du tout une simple projection du pouvoir central.
J.-A. Miller : Qu'est-ce que c'est, alors, cette relation de pouvoir ? Ce n'est pas
seulement l'obligation...
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* Legendre (P.), L'Amour du censeur. Essai sur l'ordre dogmatique, Paris, Éd. du Seuil,
coll. «Le Champ freudien», 1974.
A. Grosrichard : Mais le langage amoureux, par exemple, tel qu'il se formule dans la
littérature courtoise et dans toute l'histoire de l'amour en Occident, n'est pas un
langage juridique. Et pourtant, il ne fait que parler du pouvoir, il ne cesse de mettre
en oeuvre des relations de domination et de servitude. Prends le terme de
«maîtresse», par exemple.
* Duby (G.), «Les jeunes dans la société aristocratique dans la France du Nord-Ouest
au XIIe siècle», Annales, Économies, sociétés, civilisations, t. XIX, no 5, septembre-
octobre 1964, pp. 835-846. L'An mil, Paris, Gallimard, coll. «Archives», no 30,1974.
musulmane. Or ce que dit Duby vaut-il encore pour elle ? Mais revenons à la question
du pouvoir, dans son rapport au dispositif.
C. Millot : Parlant des «dispositifs d'ensemble», vous écrivez, page 125, que «là, la
logique est encore parfaitement claire, les visées déchiffrables, et pourtant il arrive
qu'il n'y ait plus personne pour les avoir conçues et bien peu pour les formuler :
caractère implicite des grandes stratégies anonymes, presque muettes, qui
coordonnent des tactiques loquaces dont les' inventeurs» ou les responsables sont
souvent sans hypocrisie...» Vous définissez là quelque chose comme une stratégie
sans sujet. Comment est-ce concevable ?
M. Foucault : Prenons un exemple. À partir des années 1825 1830, on voit apparaître
localement, et d'une façon qui est en effet loquace, des stratégies bien définies pour
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fixer les ouvriers des premières industries lourdes à l'endroit même où ils travaillent.
Il s'agissait d'éviter la mobilité de l'emploi. À Mulhouse, ou dans le nord de la France,
s'élaborent ainsi des techniques variées : on fait pression pour que les gens se
marient, on fournit des logements, on construit des cités ouvrières, on pratique ce
système rusé d'endettement dont parle Marx, et qui consiste à faire payer le loyer
d'avance alors que le salaire n'est versé qu'à la fin du mois. Il y a aussi les systèmes de
caisse d'épargne, d'endettement à la consommation avec des épiciers ou des
marchands de vin qui ne sont que des agents du patron... Petit à petit se forme
autour de tout cela un discours qui est celui de la philanthropie, le discours de la
moralisation de la classe ouvrière. Puis les expériences se généralisent, grâce au
relais d'institutions, de sociétés qui proposent, très consciemment, des programmes
de moralisation de la classe ouvrière. Là-dessus vient se greffer le problème du travail
des femmes, de la scolarisation des enfants, et du rapport entre les deux. Entre la
scolarisation des enfants, qui est une mesure centrale, prise au niveau du Parlement,
et telle ou telle forme d'initiative purement locale prise à propos, par exemple, du
logement des ouvriers, vous avez toutes sortes de mécanismes d'appui (syndicats de
patrons, chambres de commerce...) qui inventent, modifient, réajustent, selon les
circonstances du moment et du lieu : si bien qu'on obtient une stratégie globale,
cohérente, rationnelle, mais dont on ne peut plus dire qui l'a conçue.
M. Foucault : Ah, là, on est au centre du problème, et sans doute des obscurités de
mon propre discours. Une classe dominante, ce n'est pas une abstraction, mais ce
n'est pas une donnée préalable.
Qu'une classe devienne classe dominante, qu'elle assure sa domination et que cette
domination se reconduise, c'est bien l'effet d'un certain nombre de tactiques
efficaces, réfléchies, fonctionnant à l'intérieur des grandes stratégies qui assurent
cette domination. Mais entre la stratégie, qui fixe, reconduit, multiplie, accentue les
rapports de forces, et la classe qui se trouve dominante, vous avez une relation de
production réciproque. On peut donc dire que la stratégie de moralisation de la classe
ouvrière est celle de la bourgeoisie. On peut même dire que c'est la stratégie qui
permet à la classe bourgeoise d'être la classe bourgeoise, et d'exercer sa domination.
Mais que ce soit la classe bourgeoise qui, au niveau de son idéologie ou de son projet
économique, ait, comme une sorte de sujet à la fois réel et fictif, inventé et imposé
de force cette stratégie à la classe ouvrière, je crois que ça, on ne peut pas le dire.
G. Miller : Mais qu'est-ce qui fait le départ entre les différents sujets impliqués par
cette stratégie ? Ne faut-il pas distinguer par exemple ceux qui la produisent de ceux
qui ne font que la subir ? Même si leurs initiatives finissent souvent par converger,
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M. Foucault : Je ne dirais pas tout à fait cela, mais je vais prendre un autre exemple :
celui de la constitution d'un dispositif médico-légal, où l'on a utilisé la psychiatrie
dans le domaine pénal, d'un côté, mais où, de l'autre, se trouvent multipliés les
contrôles, les
* Mandeville (B. de), The Fable of the Bees, or Private Vices, Londres, J. Tonson,
1728-1729, 2 vol. (La Fable des abeilles, ou les Fripons devenus honnêtes gens, trad.
J. Bertrand, Londres, J. Nourse, 1740, 4 vol.)
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tué ?) Les magistrats, donc, pour pouvoir joindre un code (qui restait code de la
punition, de l'expiation) et une pratique punitive devenue celle de l'amendement et
de la prison ont bien été obligés de faire intervenir le psychiatre. On a donc là des
nécessités stratégiques qui ne sont pas exactement des intérêts...
M. Foucault : Non, je ne suis pas du tout d'accord. Primo, je n'ai jamais employé la
métaphore de l'organisme. Ensuite, le problème n'est pas celui de se maintenir.
Quand je parle de stratégie, je prends le terme au sérieux : pour qu'un certain
rapport de forces puisse non seulement se maintenir, mais s'accentuer, se stabiliser,
gagner en étendue, il est nécessaire qu'il y ait une manoeuvre. La psychiatrie a
manoeuvré pour arriver à se faire reconnaître comme partie de l'hygiène publique. Ce
n'est pas un organisme, pas plus que la magistrature, et je ne vois pas comment ce
que je dis implique que ce soient des organismes.
A. Grosrichard : Ce qui est remarquable, en revanche, c'est que c'est au cours du XIXe
siècle que s'est constituée une théorie de la société conçue sur le modèle d'un
organisme, avec Auguste Comte par exemple. Mais laissons cela. Les exemples que tu
nous as donnés, pour expliquer comment tu concevais cette «stratégie sans sujet»,
sont tous tirés du XIXe siècle, une époque où la société et l'État se trouvent déjà très
centralisés, et technicisés. Est-ce aussi clair pour des périodes antérieures ?
J.-A. Miller : Bref, c'est justement au moment où la stratégie semble avoir un sujet
que Foucault démontre qu'elle n'en a pas...
J.-A. Miller : Dans le champ théorique, après tout, le vieil espace transcendantal sans
sujet n'a jamais fait peur à grand monde, quoiqu'on t'ait assez reproché, au moment
des Mots et les Choses, du côté des Temps modernes *, l'absence de toute espèce de
causalité dans ces mouvements de bascule qui te faisaient passer d'une épistémè à
une autre. Mais peut-être y a-t-il une difficulté lorsqu'il s'agit, non plus du champ
théorique, mais du champ pratique. Il y a là rapports de forces, et combats. La
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* Amiot (M.), «Le relativisme culturel de Michel Foucault», Les Temps modernes, 22e
année, no 248, janvier 1967, pp. 1271-1298. Le Bon (S.), «Un positiviste désespéré :
Michel Foucault», ibid., pp. 1299-1319.
dire lutte, ici ? Affrontement dialectique ? Combat politique pour le pouvoir ? Bataille
économique ? Guerre ? La société civile traversée par la lutte des classes, ce serait la
guerre continuée par d'autres moyens ?
A. Grosrichard : Et puis les marxistes posent tout de même cette question : «Qui sont
nos amis, qui sont ennemis ?», qui tend à déterminer, dans ce champ de luttes, les
lignes d'affrontement réelles...
J.-A. Miller : Enfin, qui sont pour toi les sujets qui s'opposent ?
J.-A. Miller : Ce qui veut dire qu'il n'y aurait que des coalitions transitoires, dont
certaines s'effondreraient tout de suite, tandis que d'autres dureraient, mais, en
définitive, l'élément premier et dernier, ce sont les individus ?
M. Foucault : C'est ce que La Nouvelle Critique avait dit à propos du livre précédent :
c'est trop bien fait pour que ça ne cache pas des mensonges...
G. Miller : Je veux dire : c'est trop bien fait, ces stratégies. Je ne pense pas que ça
cache des mensonges, mais, à force de voir les choses si bien ordonnées, agencées, au
niveau local, régional, national, sur des siècles entiers, je me demande : est-ce qu'il
n'y a pas tout de même une place à faire au... bordel ?
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j'avais affaire à une bataille : quand on ne s'en tient pas à la description, quand on
veut essayer d'expliquer la victoire ou la défaite, il faut bien poser les problèmes en
termes de stratégies, et se demander : pourquoi ça a marché ? Pourquoi ça a tenu ?
Voilà pourquoi je prends les choses de ce côté, qui donne l'impression que c'est trop
beau pour être vrai.
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siècle.
M. Foucault : On a une sexualité depuis le XVIIIe siècle, un sexe depuis le XIXe. Avant,
on avait sans doute une chair. Le bonhomme fondamental, c'est Tertullien.
J.-A. Miller : Je vois bien que tu cherches quels opérateurs vont te permettre
d'effacer la coupure qu'on place à Freud. Tu t'en souviens, à l'époque où Althusser
faisait valoir la coupure marxiste, tu étais déjà arrivé avec ta gomme. Et maintenant,
c'est Freud qui va y passer, enfin je crois que c'est ton objectif, dans une stratégie
complexe, comme tu dirais. Est-ce que tu crois vraiment que tu vas réussir à effacer
la coupure entre Tertullien et Freud ?
M. Foucault : Je dirai que, pour moi, l'histoire des coupures et des non-coupures est
toujours à la fois un point de départ et un truc très relatif. Dans Les Mots et les
Choses, je partais de différences très manifestes, des transformations des sciences
empiriques vers la fin du XIXe siècle. Il faut être d'une ignorance dont je sais qu'elle
n'est pas la vôtre, pour ne pas savoir qu'un traité de médecine de 1780 et un traité
d'anatomie pathologique de 1820, c'est deux mondes différents.
Mon problème était de savoir quels étaient les groupes de transformations nécessaires
et suffisants à l'intérieur du régime même des discours pour que l'on puisse employer
ces mots-là plutôt que ceux-ci, tel type d'analyse plutôt que tel autre, qu'on puisse
regarder les choses sous tel angle et non pas sous tel autre. Ici, pour des raisons qui
sont de conjoncture, puisque tout le monde appuie sur la coupure, je me dis :
essayons de faire tourner le décor, et partons de quelque chose qui est tout aussi
constatable que la coupure, à condition de prendre d'autres repères. On voit
apparaître cette formidable mécanique, machinerie d'aveu, dans laquelle en effet la
psychanalyse et Freud apparaissent comme l'un des épisodes. Bon, ...
J.-A. Miller : Tu construis un machin qui avale d'un seul coup une énorme quantité...
M. Foucault : D'un seul coup, une énorme quantité, et ensuite j'essaierai de voir
quelles sont les transformations...
J.-A. Miller : Et, bien entendu, tu feras surtout très attention que la principale
transformation ne se situe pas à Freud. Tu démontreras par exemple que la
focalisation sur la famille a commencé avant Freud, ou...
M. Foucault : Si tu veux, il me semble que le seul fait que j'ai joué ce jeu-là exclut
sans doute pour moi que Freud apparaisse comme la coupure radicale à partir de quoi
tout le reste doit être repensé. Je ferai vraisemblablement apparaître qu'autour du
XVIIIe siècle se met en place, pour des raisons économiques, historiques, un dispositif
général dans lequel Freud aura sa place. Et je montrerai sans doute que Freud a
retourné comme un gant la théorie de la dégénérescence, ce qui n'est pas la manière
dont on place en général la coupure freudienne comme événement de scientificité.
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J.-A. Miller : Oui, et quel effet penses-tu ainsi obtenir à propos de la psychanalyse ?
M. Foucault : Eh bien, je dirais que dans les histoires ordinaires on peut lire que la
sexualité avait été ignorée de la médecine, et surtout de la psychiatrie, et qu'enfin
Freud a découvert l'étiologie sexuelle des névroses. Or tout le monde sait que ce n'est
pas vrai, que le problème de la sexualité était inscrit dans la médecine et la
psychiatrie du XIXe siècle d'une façon manifeste et massive et qu'au fond Freud n'a
fait que prendre au pied de la lettre ce qu'il avait entendu dire un soir par Charcot :
c'est bien de sexualité qu'il s'agit *. Le fort de la psychanalyse, c'est d'avoir débouché
sur tout autre chose, qui est la logique de l'inconscient. Et là, la sexualité n'est plus
ce qu'elle était au départ.
M, Foucault : Je dirais : Freud et Lacan. Autrement dit, l'important, ce n'est pas les
Trois Essais sur la sexualité **, mais c'est la Traumdeutung ***.
J.-A. Miller : C'est très lacanien, ça, d'opposer la sexualité et l'inconscient. Et c'est
d'ailleurs l'un des axiomes de cette logique qu'il n'y a pas de rapport sexuel.
J.-A. Miller : Ça implique que la sexualité n'est pas historique au sens où tout l'est, de
part en part et d'entrée de jeu, n'est-ce pas ? Il n'y a pas une histoire de la sexualité
comme il y a une histoire du pain.
** Freud (S.), Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, Leipzig, Franz Deuticke, 1905
(Trois Essais sur la théorie sexuelle, trad. P. Koeppel, Paris, Gallimard, coll.
«Connaissance de l'inconscient», 1987).
*** Freud (S.), Die Traumdeutung, Leipzig, Franz Deuticke, 1900 (L'Interprétation des
rêves, trad. D. Berger, Paris, P.U.F., 1967).
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folie a cessé d'apparaître comme le masque de la raison, mais où elle a été inscrite
comme un Autre prodigieux, mais présent dans tout homme raisonnable, détenant à
elle seule, une part, sinon l'essentiel, des secrets de la raison, de ce moment-là,
quelque chose comme une histoire de la folie a commencé, ou un nouvel épisode dans
l'histoire de la folie. Et de cet épisode nous ne sommes pas encore sortis. Je dis de la
même façon, du jour où on a dit à l'homme : avec ton sexe, tu ne vas pas simplement
te fabriquer du plaisir, mais tu vas te fabriquer de la vérité, et de la vérité qui sera ta
vérité, du jour où Tertullien a commencé à dire aux chrétiens : du côté de votre
chasteté...
J.-A. Miller : Te voilà encore à chercher une origine, et maintenant, c'est la faute à
Tertullien...
M. Foucault : Je dis ça d'une façon fictive, pour rire, pour faire fable.
J.-A. Miller : Mais si on ne veut pas faire rire, qu'est-ce qu'il faudrait dire ?
M. Foucault : Dans ce premier volume, il s'agit d'un survol de quelque chose dont
l'existence permanente en Occident est difficilement niable : les procédures réglées
de l'aveu du sexe, de la sexualité et des plaisirs sexuels. Mais c'est vrai : ces
procédures ont été profondément bouleversées à certains moments, dans des
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J.-A. Miller : Mais crois-tu que, pendant cette longue période, perdure le même
concept, non pas du sexe, mais, pour le coup, de la vérité ? Est-elle localisée et
recueillie de la même façon ? Est-elle supposée cause ?
M. Foucault : Que la production de vérité soit chargée d'effets sur le sujet, c'est
quelque chose qu'on n'a pas cessé d'admettre, bien sûr, avec toutes sortes de
variations possibles...
J.-A. Miller : Est-ce que tu n'as pas le sentiment que tu construis quelque chose qui, si
amusant qu'il soit, est destiné à laisser passer l'essentiel ? Que ton filet est à si grosses
mailles qu'il laisse passer tous les poissons ? Pourquoi, au lieu de ton microscope,
prends-tu un télescope, et à l'envers ? On ne peut comprendre ça de toi que si tu nous
dis quel est, ce faisant, ton espoir ?
M. Foucault : Est-ce qu'on peut parler d'espoir ? Le mot«aveu», que j'emploie, est
peut-être un peu large. Mais je crois lui avoir donné dans mon livre un contenu assez
précis. En parlant d'aveu, j'entends, même si je sais bien que c'est un peu canulé,
toutes ces procédures par lesquelles on incite le sujet à produire sur sa sexualité un
discours de vérité qui est capable d'avoir des effets sur le sujet lui-même.
J.-A. Miller : Je ne suis pas très satisfait des concepts énormes que tu mets ici en jeu,
je les vois se dissoudre dès qu'on regarde les choses d'un peu près.
M. Foucault : Mais c'est fait pour être dissous, ce sont des définitions très générales...
J.-A. Miller : Dans les procédures d'aveu, on suppose que le sujet sait la vérité. N'y a-
t-il pas un changement radical, quand on suppose que, cette vérité, le sujet ne la sait
pas ?
M. Foucault : Je vois bien où tu veux en venir. Mais, justement, l'un des points
fondamentaux, dans la direction de conscience chrétienne, c'est que le sujet ne sait
pas la vérité.
M, Foucault : Dans la direction de conscience, ce que le sujet ne sait pas, c'est bien
autre chose que savoir si c'est péché ou pas, péché mortel ou véniel. Il ne sait pas ce
qui se passe en lui. Et lorsque le dirigé vient trouver son directeur, et lui dit :
écoutez, voilà...
J.-A. Miller : Le dirigé, le directeur, c'est tout à fait la situation analytique, en effet.
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M. Foucault : Je sens bien qu'on touche là, pour toi comme pour moi, et pour tout le
monde, à la question fondamentale. Je ne cherche pas à construire, avec cette notion
d'aveu, un cadre qui me permettrait de tout réduire au même, des confesseurs à
Freud. Au contraire, comme dans Les Mots et les Choses, il s'agit de mieux faire
apparaître les différences. Ici, mon champ d'objets, ce sont ces procédures
d'extorsion de la vérité : dans le prochain volume, à propos de la chair chrétienne,
j'essaierai d'étudier ce qui a caractérisé, du Xe siècle jusqu'au XVIIIe, ces procédures
discursives. Et puis j'arriverai à cette transformation, qui me paraît autrement plus
énigmatique que celle qui se produit avec la psychanalyse, puisque c'est à partir de la
question qu'elle m'a posée que j'en suis venu à transformer ce qui ne devait être qu'un
petit bouquin en ce projet actuel un peu fou : en l'espace de vingt ans, dans toute
l'Europe, il n'a plus été question, chez les médecins et les éducateurs, que de cette
épidémie incroyable qui menaçait le genre humain tout entier : la masturbation des
enfants. Une chose que personne n'aurait pratiquée auparavant !
J. Livi : Il me semble que cela se passe de façon plus feutrée chez les filles. On en
parle moins, alors que pour les garçons, il y a des descriptions très détaillées.
M. Foucault : Freud arrive chez Charcot. Il y voit des internes qui font faire des
inhalations de nitrate d'amyle à des femmes qu'ils conduisent ainsi imbibées devant
Charcot. Les femmes prennent des postures, disent des choses. On les regarde, on les
écoute, et puis à un moment Charcot déclare que ça devient très vilain. On a donc là
un truc superbe, où la sexualité est effectivement extraite, suscitée, incitée, titillée
de mille manières, et Charcot, tout à coup, dit : «Ça suffit.»
Freud, lui, va dire : «Et pourquoi ça suffirait-il ?» Freud n'a pas eu besoin d'aller
chercher quelque chose d'autre que ce qu'il avait vu chez Charcot. La sexualité, elle
était là sous ses yeux, présente, manifestée, orchestrée par Charcot et ses
bonshommes...
G. Wajeman : Ce n'est pas tout à fait ce que vous dites dans votre livre. Il y a quand
même eu là l'intervention de «la plus fameuse Oreille»... Sans doute la sexualité est-
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elle bien passée d'une bouche à une oreille, de la bouche de Charcot à l'oreille de
Freud, et c'est vrai que Freud a vu à la Salpêtrière se manifester quelque chose de
l'ordre de la sexualité. Mais Charcot y avait-il reconnu la sexualité ? Charcot faisait se
produire des crises hystériques, par exemple la posture en arc de cercle. Freud, lui, y
reconnaît quelque chose comme le coït. Mais peut-on dire que Charcot voyait ce que
verra Freud ?
J.-A. Miller : Et dans la Science des rêves, tu n'es pas sensible au fait qu'on voit se
nouer entre le sexe et le discours un rapport vraiment inédit ?
M. Foucault : Possible. Je ne l'exclus pas du tout. Mais le rapport qui s'est institué
avec la direction de conscience, après le concile de Trente, était inédit lui aussi. Ça a
été un phénomène culturel gigantesque. C'est indéniable !
M. Foucault : Si, évidemment, je ne veux pas dire que la psychanalyse est déjà chez
les directeurs de conscience. Ce serait une absurdité !
J.-A. Miller : Oui, oui, tu ne le dis pas, mais tu le dis quand même ! Enfin, tu penses
qu'on peut dire que l'histoire de la sexualité, au sens où tu entends ce dernier terme,
culmine avec la psychanalyse ?
M. Foucault : Sûrement ! On atteint là, dans l'histoire des procédures qui mettent en
rapport le sexe et la vérité, un point culminant. De nos jours, il n'y a pas un seul des
discours sur la sexualité qui, d'une manière ou d'une autre, ne s'ordonne à celui de la
psychanalyse.
J.-A. Miller : Eh bien, ce qui m'amuse, c'est qu'une déclaration comme celle-ci ne se
conçoit que dans le contexte français, et dans la conjoncture d'aujourd'hui. N'est-ce
pas ?
M. Foucault : Il y a des pays, c'est vrai, où, pour des raisons d'institutionnalisation et
de fonctionnement du monde culturel, les discours sur le sexe n'ont peut-être pas, par
rapport à la psychanalyse, cette position de subordination, de dérivation, de
fascination qu'ils ont en France, où l'intelligentsia, par sa place dans la pyramide et la
hiérarchie des valeurs admises, donne à la psychanalyse un privilège absolu, que
personne ne peut éviter, même pas Ménie Grégoire.
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G. Le Gaufey : Ce sont eux pourtant qui ont réussi à faire que l 'homosexualité ne soit
plus à la nomenclature des maladies mentales. Il y a là quand même une sacrée
différence avec le fait de dire : «Vous voulez que nous soyons homosexuels, nous le
sommes.»
M. Foucault : Oui, mais les mouvements d'homosexuels restent très pris dans la
revendication des droits de leur sexualité, dans la dimension du sexologique. C'est
normal d'ailleurs, parce que l'homosexualité est une pratique sexuelle qui est, en tant
que telle, contrée, barrée, disqualifiée. Les femmes, elles, peuvent avoir des
objectifs économiques, politiques, beaucoup plus larges que les homosexuels.
G. Le Gaufey : La sexualité des femmes ne les fait pas sortir des systèmes d'alliance
reconnus, alors que celle des homosexuels les en fait sortir d'emblée. Les
homosexuels sont dans une position différente vis-à-vis du corps social.
A. Grosrichard : Oui, il existe un traité, De l'usage du fouet dans les choses de Vénus
*, écrit par un médecin, et qui date, je crois, de 1665, avec un catalogue de cas très
complet. On y fait allusion, justement, au moment de l'affaire des convulsionnaires de
Saint Médard, pour montrer que les prétendus miracles cachaient des histoires
sexuelles.
M, Foucault : Oui, mais ce plaisir à se faire fouetter n'est pas répertorié comme
maladie de l'instinct sexuel. C'est venu très tardivement. Je crois, sans en être
absolument sûr, que, dans la première édition de Krafft-Ebing, on ne trouve que le
cas de Masoch. L'apparition de la perversion, comme objet médical, est liée à celle de
l'instinct, qui, je vous l'ai dit, date des années 1840 **.
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* Meibom (J.H.), De Flagrorum usu in re veneria, Lyon, Batavorum, 1629 (De l'utilité
de la flagellation dans la médecine et dans les plaisirs du mariage, Paris, C. Mercier,
1795).
M. Foucault : Oui, vous comprenez bien qu'entre dire : l'utérus est un animal qui se
balade, et dire : vous pouvez avoir des maladies organiques ou des maladies
fonctionnelles, et parmi les maladies fonctionnelles il y en a qui touchent les
fonctions des organes et d'autres qui affectent les instincts, et parmi les instincts,
l'instinct sexuel peut être touché de différentes manières qu'on peut classer, il y a
une différence, un type tout à fait inédit de médicalisation de la sexualité. Par
rapport à l'idée d'un organe qui se balade comme un renard dans son terrier, on a un
discours qui est, tout de même, d'un autre grain épistémologique !
J.-A. Miller : Tu crois que l'instinct de mort est dans le droit-fil de cette théorie de
l'instinct que tu fais apparaître en 1844 ?
pouvoir du souverain. C'est cette idée qu'a reprise une fraction de la noblesse
française ensuite...
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A. Grosrichard : À propos de la noblesse, tu parles dans ton livre d'un mythe du sang,
du sang comme objet mythique. Mais ce qui me paraît remarquable, à côté de sa
fonction symbolique, c'est que le sang ait été aussi considéré comme un objet
biologique, par cette noblesse. Son racisme n'est pas seulement fondé sur une
tradition mythique, mais sur une véritable théorie de l'hérédité par le sang. C'est déjà
un racisme biologique.
M, Foucault : Oui, mais avec, surtout, cette idée que la classe décadente, la classe
pourrie, c'était les gens d'en dessus, et que la société socialiste devait être propre et
saine. Lombroso était un homme de gauche. Il n'était pas socialiste au sens strict,
mais il a fait beaucoup de choses avec les socialistes, et les socialistes ont repris
Lombroso. La cassure s'est faite à la fin du XIXe siècle.
G. Le Gaufey : Est-ce qu'on ne peut pas voir une confirmation de ce que vous dites
dans la vogue, au XIXe siècle, des romans de vampires, où l'aristocratie est toujours
présentée comme la bête à abattre ? Le vampire, c'est toujours un aristocrate, et le
sauveur, un bourgeois...
A. Grosrichard : Au XVIIIe siècle, déjà, couraient des rumeurs disant que les
aristocrates débauchés enlevaient des petits enfants pour les égorger et se régénérer
dans leur sang en s'y baignant. Ça a produit des émeutes...
G. Le Gaufey : Oui, mais ça, c'est l'origine. L'extension, elle, est strictement
bourgeoise, avec toute cette littérature de vampires dont les thèmes se retrouvent
dans les films d'aujourd'hui : c'est toujours le bourgeois qui, sans les moyens de la
police ni du curé, élimine le vampire.
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J.-A. Miller : Sais-tu qu'il va y avoir en U.R.S.S. un premier congrès sur la psychanalyse
?
J.-A. Miller : Non, ils essaient de faire venir des psychanalystes d'ailleurs...
Sibérie ?
D. Colas : Mais c'était un lieu d'exil. Lénine y est allé en 1898, il s'y est marié, il allait
à la chasse, il avait une bonne. Et on y trouvait
* Léveillé (J .), Compte rendu des travaux de la seconde section du Congrès de Saint
aussi des bagnes. Tchekhov en a visité un dans les îles Sakhaline. Les camps de
concentration massifs où on travaillait, c'est une invention socialiste ! Ils sont nés
notamment d'initiatives comme celles de Trotski, qui a organisé des débris de l'Armée
rouge en une espèce d'armée de travail, puis ça a constitué des camps disciplinaires
qui sont rapidement devenus des lieux de relégation. Il y avait un mélange de
volonté, d'efficacité par la militarisation, de rééducation, de coercition...
J. Miller : Et il paraît que La Condamine, avec un cornet dans l'oreille parce qu'il était
devenu sourd après son expédition au Pérou, allait écouter ce que disaient les
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* Maupertuis (P.L. de), Lettre sur le progrès des sciences (1752), in Vénus physique,
éd. Patrick Tort, Paris, Aubier-Montaigne, coll. «Palimpsestes», 1980.
excès ou ses défaillances, est-il propre aux sociétés occidentales modernes ? Prenons
un exemple : le livre XXIII de l'Esprit des lois de Montesquieu a pour titre : «Des lois
dans le rapport qu'elles ont avec le nombre des habitants» *. Il parle, comme d'un
problème grave, de la dépopulation de l'Europe et oppose, à l'édit de Louis XIV en
faveur des mariages, qui date de 1666, les mesures bien autrement efficaces que les
Romains avaient mises en oeuvre. Comme si, sous l'Empire romain, la question d'un
pouvoir sur la vie, d'une discipline de la sexualité du point de vue de la reproduction
s'était posée puis avait été oubliée pour resurgir au milieu du XVIIIe siècle. Alors cette
bascule d'un droit de mort à un pouvoir sur la vie est-elle vraiment inédite, ou ne
serait-elle pas périodique, liée, par exemple, à des époques et à des civilisations où
l'urbanisation, la concentration de la population ou, au contraire, la dépopulation
provoquée par les guerres ou les épidémies paraissaient mettre en péril la nation ?
M. Foucault : Bien sûr, le problème de la population sous la forme : «Est-ce que nous
sommes trop nombreux, pas assez nombreux ?», ça fait longtemps qu'on le pose, et
longtemps qu'on lui donne des solutions législatives diverses : impôts sur les
célibataires, dégrèvements pour les familles nombreuses... Mais, au XVIIIe siècle, ce
qui est intéressant, c'est, primo, une généralisation de ces problèmes : tous les
aspects du phénomène population commencent à être pris en compte (épidémies,
conditions d'habitat, d'hygiène...) et à s'intégrer à l'intérieur d'un problème central.
Deuxièmement, on voit s'y appliquer des types de savoir nouveaux : apparition de la
démographie, observations sur la répartition des épidémies, enquêtes sur les
nourrices et les conditions de l'allaitement. Troisièmement, la mise en place
d'appareils de pouvoir, qui permettent non seulement l'observation, mais
l'intervention directe et la manipulation de tout ça. Je dirai qu'à ce moment-là
commence quelque chose qu'on peut appeler le pouvoir sur la vie, alors qu'autrefois
on n'avait pas de vagues incitations, au coup par coup, pour modifier une situation
qu'on ne connaissait pas bien. Au XVIIIe siècle, par exemple, malgré les efforts
statistiques importants, les gens étaient convaincus qu'il y avait dépopulation, alors
que les historiens savent maintenant qu'au contraire il y avait une remontée
formidable de la population.
* Montesquieu (C. L. de Secondat de), De l'esprit des lois, t. II, livre XXIII, 2e section,
«Des lois dans le rapport qu'elles ont avec le nombre des habitants» (Genève, Barillot,
1748), in Oeuvres complètes, Paris, Éd. du Seuil, 1964, pp. 687-697.
M. Foucault : Écoute, là, je suis obligé de leur faire confiance. Ils ont des techniques
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très au point pour interpréter les registres notariaux, les registres de baptême.
Flandrin fait apparaître ceci, qui me semble très intéressant, à propos du jeu entre
l'allaitement et la contraception, que la vraie question, c'était la survie des enfants,
et non pas leur création. Autrement dit, on pratiquait la contraception, non pas pour
que les enfants ne naissent pas, mais pour que les enfants puissent vivre une fois nés.
La contraception induite par une politique nataliste, alors ça, c'est assez marrant !
M. Foucault : Oui, mais il y avait une espèce de circuit qui faisait que les enfants
naissaient quand même rapprochés. La tradition médicale et populaire voulait en
effet qu'une femme, quand elle était en train d'allaiter, n'ait plus le droit d'avoir de
rapports sexuels sans quoi le lait se gâtait. Alors les femmes, surtout les riches, pour
pouvoir recommencer à avoir des rapports sexuels et garder leurs maris, envoyaient
leurs enfants en nourrice. Il y avait une véritable industrie du nourrissage. Les
femmes pauvres faisaient ça pour gagner de l'argent. Mais il n'y avait aucun moyen de
vérifier comment on élevait l'enfant ni même si l'enfant était vivant ou mort. De telle
sorte que les nourrices, et surtout les intermédiaires entre les nourrices et les
parents, continuaient à toucher la pension d'un gosse qui était déjà mort. Certaines
nourrices avaient des tableaux de chasse de dix-neuf enfants morts sur vingt qu'on
leur avait confiés. C'était épouvantable ! C'est pour éviter ce gâchis, pour rétablir un
peu d'ordre, qu'on a encouragé les mères à nourrir leurs enfants. Du coup, on a fait
tomber l'incompatibilité entre le rapport sexuel et l'allaitement, mais à condition,
bien entendu, que les femmes ne retombent pas enceintes immédiatement après.
D'où la nécessité de la contraception. Et tout le truc, en fin de compte, tourne autour
de ceci : une fois qu'on a fait un enfant, on le garde.
A. Grosrichard : Ce qui est étonnant, c'est que, parmi les arguments utilisés pour
engager les mères à allaiter, on en voit apparaître un nouveau. On dit : faire téter, ça
permet, bien sûr, à l'enfant et à la mère de rester en bonne santé, mais aussi : faites
téter, vous verrez comme ça vous donne du plaisir ! De sorte que ça pose le
* Flandrin (J.-L.), Familles, Parenté, Maison, Sexualité dans l'ancienne société, Paris,
Éd. du Seuil, coll. «L'Univers historique», 1976.
problème du sevrage dans des termes qui ne sont plus seulement physiologiques, mais
psychologiques. Comment séparer l'enfant de sa mère ? Un médecin assez connu a,
par exemple, inventé une rondelle garnie de pointes que la mère ou la nourrice doit
se mettre au bout du sein. L'enfant, en tétant, ressent un plaisir mêlé de douleur, et,
si vous augmentez le calibre des pointes, il en a assez, et se détache du sein qui le
nourrit.
J. Livi : Mme Roland raconte que, quand elle était très petite fille, sa nourrice avait
mis, pour la sevrer, de la moutarde sur son sein. Elle s'était moquée de la petite fille
à qui la moutarde était montée au nez !
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* Baldini (F.), Metodo di allattare a mano i bambini, Naples, 1784 (Manière d'allaiter
les enfants à la main, au défaut de nourrices, trad.. Lefebvre de Villebrune, Paris,
Buisson, 1786).
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