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SOURCIERS POUR L’AFRIQUE

S O U R C IE R S , eoux qui possèden t |« talon» do ropcror


( '• a u so u te rra in e à l'a id o d 'u n * baguette ou d 'u n pondulo.
L 'A friq u e , qui doit fertiliser sa terre pour Stre sauvée de la
faim , d e m a n d e d e s sourciers.
Les M ic ro -ré a lisa tio n s du S e co u rs C atholique ont découvert
d e s so urce s. Et les A fric a in s ont fo ré d e s puits et planté des
ja rd in s : p o u r vivre m ieux et p o u r survivre.

S O U R C IE R S a u ssi, ceu x qu i vont a u fo n d du problèm e, sans


b a g u e tte s ni pen dules, p a r le contact d 'â m e à âme.

^ S O U R C IE R S , les m issio n n a ire s qui, chez le plus pauvre


g 'e n tre no u s, sa ve n t re co n n a ître le trésor d 'u n am our inem-
_ ployé.

L 'A U T E U R .
C h ristia n e -F o u rn ie r, a p rè s p lu sie u rs rom ans, s'e st consacrée
a u x g r a n d s re p o rta g e s.
« A le rte aux p riso n s d e fem m es », « Pilotes d 'e s sa is », « Filles
d u risq u e », etc.
« R e lig ie u s e d e choc », traduit en cinq lan gue s, a suscité un
m o u ve m e n t a p p ré c ia b le p a rm i d e s jeunes filles de tous les
m ilie ux qu i ch erch aie nt la voie de leur vocation.
S e s m o y e n s : entrer d a n s la vérité d e s ge ns, travailler avec
e u x afin d 'ê tre vraie.
Ou P è re d e P arvillez, s.j., à p ro p o s de « Il est urgent d 'aim er »:
« Raphaël g u id a it le jeune T o b ie parm i les Juifs captifs 6
B a b y lo n e ; vous g u id e z les chrétiens exilés sur la terre ;
vous leur m o ntrez les chem ins du salut, les exem ples de
charité, d e co u ra ge , d 'h é ro ïsm e . R a p h a ë l ouvrait les yeux du
vieu x T o b ie , v o u s o u v re z les nôtres aux réalités surnaturelles,
a u x oeuvres de la g râ c e ».
Le petit garçon qui avait
un trou dans la tête
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E l Goléa, dans sa sécheresse, cruelle et somp­


tueuse.
El Goléa où fleurissem les roses de sable.
Depuis huit jours, la pluie se venge de ses
années c?abstinence. Du haut du tombeau de
Charles de Foucauld, on voit des fantômes avan­
cer dans les ruissellements d’eau, et disparaître.
Un sac leur couvrant la tête et les épaules
— un de ces sacs tissés qui servent à charger le
fourbi sur les chameaux — ils sont les moines
du malheur.
Du sud au nord, la terre se révoltait. Dans
le même temps, à M ’Sila, comme un chat gigan­
tesque qui fait le gros dos, la terre s’était soulevée.
E t il avait plu. Les toits des maisons de terre
s ’étaient effondrés. Les guitounes vous prenaient
Veau, c’était une mare de désespoir.
LES PLANTEURS DE JARDINS

— Toute cette eau, me dit Monsieur Cadat, Français


d’Afrique, c’est bon pour les cultures.
Cadat, un personnage. Ses jardins-pilotes, les puits forés,
toutes les réalisations « micro » qui sont, non comme des
gens peuvent bien le dire, un grain de sable dans le désert
mais plutôt un grain de senevé dans la pâte, c’est à l’origine
l’œuvre de Cadat. Et les 150 000 palmiers de l’oasis El Goléa,
c’est encore du Cadat, père et fils. Ils sont planteurs dans le
sang, ces gens-là, et bâtisseurs, avec une sorte de génie pour
susciter l’espérance et ressusciter les valeurs mortes.
Nous avons quitté la route du pétrole. Nous descendons de
la camionnette 2 CV.
— Attention à tout cela...
Montant la garde et à gauche de ce macadam qui coupe le
Sahara en deux zones, celle du passé, celle de l’avenir, des
déchets : bouteilles vides, pièces de voitures démantelées. Futurs
fossiles, mots croisés pour l’amusement des surhommes de
l'avenir.
Cada marche à quelques pas au-devant de moi, le regard
loin sur le désert qui commence exactement au bord de la
route. Je suis enlisée, dans un bourbier de sable et d'eau.
A deux mains, comme dans une crevasse remplie de neige, je
tire ma jambe et je saute phis loin.
— Où allons-nous, C adat?
— Chez des nomades de mes amis. Ils ont dû changer de
place. Trouver un pacage pour les moutons qui leur restent.
—- Loin ? (Je traîne trois kilos de boue ocre à chaque pied.)
— Ils vont d’une dune à l'autre. Les grandes transhumances

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sont finies, les seigneurs du nomadisme sont morts. Il fallait


être riche pour être un de ceux-là. Maintenant, ils sont pauvres.
Ils bricolent leur vie.
O ù sont-ils? Il me semble réellement que nous cherchons
une aiguille dans une botte de foin. Je désespère de Cada.
Mais voici qu'un homme fantôme apparaît : juste un petit
trait vertical sur l'horizon.
— Quelqu’un. Il va nous renseigner.
L’homme hélé s'avance. C ’est curieux, le temps se pique
dans le désert comme un arbre planté. La trépidation des rues
de Paris devient un souvenir grotesque. Lliomme-fantôme ne
se presse pas.

RADIO-SAHARA

— Il saura où les gens ont pu trouver un pacage.


— Comment se transmettent-ils les nouvelles ?
— Ce n ’est pas avec leurs transistors qu’ils portent sur
l'épaule au bout d’une ficelle. Radio-désert est un phénomène
local.
Local, au lieudit Sahara. Local... de bouche à oreille.
La rencontre s’est faite, mon compagnon revient vers moi.
— Nous sommes à deux pas, regardez.
Je vois, ma parole, des chameaux baraqués.
Ceux-là aussi sont des fantômes. A mesure que nous avançons,
ces silhouettes ramassées prennent une étrange fonne. Le haut
de la bosse devient le toit de la tente. Mais la couleur y est,
le mimétisme, l’accord avec les pays de sable.
11 y a trois tentes :
— Celle du maître, celle des femmes, celle des bêtes.
Le m aître écarte un pan de la tente, c’est un patriarche :
il semble sortir de l'Ancien Testament. Saluts rituels, la main
droite effleurant le cœur, les lèvres, le front. Je suis présentée
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dans un langage trop rapide pour que j'y comprenne quelque


chose. Le patriarche renouvelle scs salutations. 11 parle.
— Que dit-il ?
— Il demande si vous apportez « la part de Dieu ».
Les yeux du patriarche sont posés sur mon visage, comme
le regard d’un très vieil enfant. Puis il sort de son immobilité
pour soulever le pan de la tente voisine :
— Allez seule, me dit mon compagnon. A l’exception des
Pères Blancs, les hommes n’entrent jamais sous la tente des
femmes.

LES CHAMEAUX SONT MORTS

Sept ou huit, femmes et enfants, resserrés dans cet espace


étroit. La pénombre, en arrivant de la grande lumière de
dehors, me met à l’aise. 11 me faut un temps pour les distinguer,
dans leurs robes multicolores et si vieilles, à tous les étages
de la vie ; et cette jeune femme assise devant un métier à
tisser. Ce sont ses mains que je vois d'abord. On dirait des
oiseaux peureux qui n’ont pas de branches sur lesquelles se
poser. 11 n’y a pas de laine sur le métier.
Et voici que la femme qui était toute droite dans le fond
s’avance au bord de la tente. Sous la masse de ses turbans,
un visage fait de fossés, de ravines, d’un merveilleux travail de
souffrances endurées tout au long d’une vie. Un croisement
de rides où apparaissent encore, à moitié englouties, trois
violettes tatouées.
Doucement, doucement, elle me repousse dehors. Et elle
m’embrasse, à ma façon, joue contre joue. Je ne suis qu'un
passage vers mon guide. C’est lui qu'elle cherchait. Salutations,
et elle se met à lui parler, vite et véhémentement, et sa bouche
devient un grand trou béant d’où jaillit un chapelet rauque
de paroles.
. . . Elles ont froid, la nuit. Elles se tiennent accroupies, les
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unes serrées contre les autres, jusqu’au lever du soleil. Pour


les calmer de la fatigue, c’est elle, la centenaire (elle dit qu’elle
a cent ans) qui raconte des histoires. Celles du temps de
l’abondance, car il y a toujours un âge d’or relégué quelque
part dans le souvenir des très vieilles gens.
Puis ses lamentations, ses justes cris d’appel :
— La brebis a crevé. Avant la pluie, il n’y avait pas d’eau...
La maison de Myriam s’est écroulée sous la pluie. Nous avons
pris Myriam avec nous sous la tente... 11 pleut sous la tente...
11 faut mettre en haut des bandes neuves... Aziza... oui, elle
tisse, tu vois bien qu’elle tisse, mais elle n’a pas de laine...
Les chameaux sont morts. Les trois brebis sont mortes...
La centenaire me parle maintenant.
— Elle demande si vous leur apportez des couvertures.
Entre elle et mon guide, un dialogue.
— Je t’en ai donné six, il n’y a pas longtemps.
— Je ne les ai pas.
— O ù sont-elles?
— Il faisait chaud.
— Eh bien ?
— Je les ai vendues. On avait faim.

DE LA LAINE DEMAIN

Je me suis assise à côté d’Aziza aux mains inutiles et légères.


Ses yeux étaient très grands, sa bouche ronde comme celle
d ’une fiancée. Du dehors, la centenaire la désignait :
— T u lui donneras de la laine ?
Cadat m’explique, ou bien il s’explique à lui-même :
— Je n’ai fait que des puits et des jardins... Et j’ai donné
des moutons pour refaire les troupeaux. Mais la laine... c’est
un cadeau, ça n’est pas une micro.
— E t si c’était un prêt, Cadat... ça pourrait devenir une
micro ?
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Il dit un « peut-être > indécis. E t j’ai honte, parce que


personne ne m’a demandé mon avis et que la vieille qui ne
comprend pas un mot de ce que je dis a pris mon idée au vol.
C’est à moi qu’elle demande :
— Quand est-ce que tu l’apporteras la laine pour Aziza ?...
Demain...
Seigneur ! comment ferais-je pour lui apporter de la laine
demain ?
La jeune femme me sourit. Nous tournons un film muet, sans
spectateurs. C’est pour moi qu’elle remonte le châle qui lui
couvrait le poignet droit... Pour que je regarde une chose
monstrueuse qui a poussé sur son bras d’or ciselé. Laissant
un cratère ouvert pour le pus qui va jaillir, comme un fléau-
miniature de ces terres promises aux béatitudes mais aussi
aux souffrances des gens.
J’ai vu. Elle relègue le petit volcan de chair sous le châle
usé. Le spectacle continue. Elle soulève un autre châle, dont
il ne reste que la trame percée de trous, celui où se cache
une toute petite fille au visage tendre et lisse à son image.
C’est la jambe qui apparaît faite de cloques séchées, meurtries,
une injure stupide à la fraîcheur de ce petit corps. Cicatrices
d’une brûlure déjà vieille, mais hideuse.
L’enfant se lève. Pour échapper aux regards, elle bondit
dehors. On explique qu’elle a été ébouillantée par l’eau, un
jour dans le désert. E t le patriarche nous demande d’entrer
dans sa tente à lui pour boire le café que sa femme va préparer.
Sa femme ? Aziza. Elle paraît être autour de ses vingt ans. Lui
aussi, on pourrait l’appeler « Le centenaire >.
Nous avons bu le café pendant que le seigneur du nomadisme
mort nous contemplait, dans la rigueur de son carême. Et nous
sommes repartis vers la camionnette 2 CV, escortés par le
peuple des tentes : le patriarche, le centenaire, l’étrangère
recueillie, et des enfants, une dizaine d’enfants, qui se collaient
à mes pas pour fuir au galop si je les regardais.
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— Quels sont tes enfants à toi ? ai-je demandé à Aziza.


La petite fille brûlée, un frère qu’elle tire par la main...
— ...E t celui-là.
Ses yeux sont d’un coup chargés d’orage. Une rumeur monte
je ne sais d’où, dans l’escorte. Tous les regards convergent vers
un garçon qui se tenait séparé du groupe, comme exclu.

« JE TE LE DONNE ! »

Elle l’appelle.
Il arrive au plus vite, d’une marche sautillante, saugrenue,
la pointe de son pied droit effleurant à peine le sol, son épaule
droite, démantelée amplifiant le mouvement torse de la jambe.
— Il est tombé de chameau quand il avait 20 jours. Il a
grandi tordu. (Aziza, la douce, dre à elle avec je ne sais quelle
frénésie le garçon qui peut avoir huit ans et dont les yeux sont
pleins d’effroi.) Et ça, tu vas voir.
Elle déroule le turban :
— Là, sur la tête, un trou, un gros trou.
L'enfant a fermé les yeux. Son visage se couvre d’une sueur
d’angoisse.
— Il a faim, c’est une bouche ouverte.
Elle crie, pendant qu’il se dérobe en sautillant :
— Prends-le, toi. Moi, je n’en veux plus.

• *

Bien sûr, Cadat, cela ne relève pas des Micros, vous avez
raison. Vous avez sauvé des centaines et des centaines de gens
par les jardins cultivés. Vous ne pouvez sacrifier personne à ce
petit garçon-là.
Bien sûr, docteur, vous avez raison. C’est trop grand le
Sahara, vous ne pouvez pas être partout. Il y a trop de malheur
pour vos mains d ’homme et pour votre regard missionnaire.
Docteur, vous avez raison.
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Mais vous irez chercher mon petit garçon qui avait un trou
dans la tête. Us ont peut-être changé de place, mais vous les
trouverez bien, dans leurs trois tentes si fières de nomades.
Vous demanderez aux fantômes passant de vous indiquer la
tribu Litime Kouiderbcn Kaddour L’Mhada. Et vous appellerez
ce petit garçon : Cheik ben Mamar Boujemi.
Docteur, vous avez dit :
— Sera-t-il opérable ? Et s’il est opérable, serons-nous équi­
pés comme il le faudrait à l’hôpital d*El Goléa ?
Alors, vous l’enverrez ici. Il n’y a rien de prévu pour cela,
pas de Micros. Et la récolte de ce petit garçon, ça n’était pas
mon affaire.
A moins que la peine des plus méprisés ce soit justement,
par excellence, notre affaire.

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