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Reinhart Koselleck

Temps et histoire
In: Romantisme, 1987, n°56. pp. 7-12.

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Koselleck Reinhart. Temps et histoire. In: Romantisme, 1987, n°56. pp. 7-12.

doi : 10.3406/roman.1987.4935

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1987_num_17_56_4935
Reinhart KOSELLECK

Temps et histoire*

Parler d'histoire et de temps est une chose difficile pour une raison
qui ne tient pas seulement à l'histoire. Le temps échappe à toute représenta
tion concrète... Celui qui cherche à se faire une idée précise du temps en est
réduit à des indices spatiaux, telle l'aiguille d'une horloge ou les feuillets du
calendrier qu'il arrache jour après jour. Celui qui tente de le faire dans une
optique historique, peut observer les rides d'un vieil homme ou les cicatrices,
marques présentes d'un destin passé. Ou bien il peut se remémorer le
mélange de ruines et de bâtiments reconstruits et regarder aujourd'hui le
changement de style éclatant qui confère à un alignement de façades dans
l'espace sa dimension temporelle profonde [...] Finalement il pensera surtout
à la succession des générations dans sa famille ou le monde où il travaille,
dans lesquelles des zones d'expériences se recoupent, avec tous les conflits
qu'elles contiennent en germe. Tous les exemples qui cherchent à nous rendre
visible le temps historique renvoient à l'espace où vit l'homme et à la nature
dans laquelle celui-ci est inséré, qu'il s'agisse de notre système planétaire
selon lequel s'orientent horloge et calendrier, qu'il s'agisse de la succession
biologique de générations, qui s'articulent dans le domaine social et politi
que [...] L'être humain dépend, pour pouvoir vivre et travailler, de délais tem
porels qui lui sont prescrits par la nature. Et il en reste dépendant, même
s'il a appris à modifier de plus en plus ces délais par la technique et la médec
inequi lui sont propres.
Les jours et les saisons ont été déterminants dans la première auto
organisation des sociétés humaines. Les habitudes de vie du gibier pour les
sociétés de chasseurs, la situation, le climat et les variations météorologiques
pour les sociétés paysannes — le tout inséré dans le rythme des saisons —
ont déterminé le quotidien et provoqué des prises de position et des comport
ements d'ordre magique et religieux. Ceci vaut jusqu'à aujourd'hui, bien
que d'une manière décroissante, proportionnelle au recul du secteur agraire,
pour une fraction de la population active de notre société. En d'autres ter
mes, il est impossible d'éliminer définitivement les prémisses temporelles de
notre vie liées à la nature, mais elles ont leur histoire propre [...]

* Cet article reprend quelques éléments d'un essai plus étendu. Un recueil des textes
de Reinhart Koselleck est actuellement en préparation dans le cadre du programme de traduc
tion de la Maison des Sciences de l'Homme, à Paris.
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Déjà l'horloge à échappement mécanique, une fois inventée, est des


cendue du clocher aux mairies, puis aux pièces d'habitation des riches et des
bourgeois, et a trouvé finalement à se nicher jusque dans la poche du gilet.
Cette horloge, qui sait donner les minutes depuis le XVIe siècle et même les
secondes depuis le XVIIe, a été certes un indicateur mais aussi un stimulateur
de la rationalisation du monde du travail humain et de ses espaces d'action.
Il s'agit là d'un processus de longue durée marqué par une capacité d'abs
traction croissante propre à détacher l'homme de ses conditions naturelles.
En ce sens, on peut désigner ce processus comme une sorte de dénaturalisa
tion des divisions temporelles et de l'expérience vécue du temps qu'elles
impliquent. [...]
Mais une telle interprétation doit être avancée prudemment, car
jusqu'à nos jours encore toutes les mesures du temps mentionnées conti
nuent à dépendre de notre système planétaire, de la rotation de la terre autour
du soleil, moins de celle de la lune autour de la terre, et de la rotation du
globe sur son axe. En d'autres termes, indépendamment de sa fonction
sociale, chaque mesure du temps reste partie intégrante de données contrôla
bles par les sciences naturelles et, dans cette mesure même, objectives. Et
ces données sont valables sans préjudice de l'histoire et de la situation histo
rique dans lesquelles elles ont été relevées pour la première fois. [...] Ce que
je voudrais souligner à travers toutes les difficultés que soulève la mesure
du temps, c'est ceci : toutes ces unités de minutes, d'heures, d'années ou de
siècles créées artificiellement par nous, se fondent sur la régularité et le retour
cyclique de données naturelles. Le temps n'est mesurable, au moins pour la
chronologie historique, qu'à cause de sa récurrence naturelle. Toute chronol
ogie historiquement relative a son fondement dans un temps donné par la
nature. [...] La chronologie empruntée pour ainsi dire à la nature est de ce
fait indispensable pour la réalité historique empirique — soit que l'approx
imationde l'exactitude absolue des dates crée à elle seule le sens, soit que
la cohérence et la rigueur d'un avant et d'un après relatifs, mais inchangea-
bles, forment la condition de la compréhension de l'événement historique.
[...] Le temps naturel est dans ses récurrences et dans ses délais un présupposé
permanent de l'histoire et de son interprétation scientifique.
Tout ce que nous avons évoqué jusqu'ici peut être défini comme le
noyau objectif de la mesure et de la détermination du temps. [...] Mais ce
résultat permet-il de saisir suffisamment ce que l'on peut appeler le temps
historique, ou mieux, les temps historiques ?
Déjà il faut mettre en doute le singulier d'un temps historique unique,
distinct du temps naturel mesurable. Car le temps historique — si cette
notion doit avoir un sens — est lié à des entités d'actions sociales et politi
ques, à des êtres humains concrets, agissants et souffrants et aux institutions
et organisations qui en dépendent. Tous ont des modes d'exécution précis,
inhérents à eux seuls avec, chaque fois, un rythme temporel propre. Il suffit
de penser, pour en rester au monde du quotidien, aux divers calendriers de
fêtes qui règlent la vie sociale, aux changements des temps de travail et à
leur durée, qui ont marqué et marquent journellement le déroulement de
l'existence.
Pour cette raison déjà, on est tenté de ne pas parler d'un temps histori
que mais de temps multiples, qui se superposeraient. Ici on a besoin de recour
ir aux mesures du temps, qui nous viennent d'une nature saisie en termes
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de mathématiques et de physique. Les dates et la durée d'une vie ou d'une


institution, les nœuds ou points-charnières d'une série d'événements politi
quesou militaires, la rapidité des moyens de communication et leur accéléra
tion, l'augmentation — ou le ralentissement — d'une production, la vitesse
comparative des systèmes d'armement, toutes ces choses, pour ne citer que
quelques exemples, ne peuvent être jaugées historiquement, que lorsqu'elles
sont mesurées ou datées à partir d'une division naturelle du temps.
Mais déjà, la seule interprétation des rapports entre les facteurs évo
qués nous oblige à dépasser les déterminations temporelles naturelles, faites
sur la base d'observations physiques ou astronomiques. Des décisions politi
quesprises sous l'emprise du temps, les délais nécessaires à la communicat
ion et à l'information dans la vie économique et dans les actions militaires,
la pérennité ou la mobilité de comportements sociaux dans le champ d'exi
gences politiques ou économiques intervenant à terme, finalement tout ceci
— et bien autre chose encore — oblige, que le rapport soit de réciprocité ou
de dépendance, à des déterminations temporelles, qui, certes, sont imposées
par la nature, mais qu'il faut bien définir comme spécifiquement historiques.
On peut, à l'inverse des déterminations temporelles objectives décrites
jusqu'ici, traiter celles-ci de subjectives, à condition de ne pas voir en ce
terme une dépréciation cognitive.
La mise à jour ou la découverte de telles temporalités historiques sub
jectives est en soi un produit de l'époque moderne. En Allemagne, c'est Her
der qui les a définies pour la première fois, dans sa métacritique de la
Critique de la raison pure de Kant. Au lieu de ne voir dans le temps qu'une
condition formelle, a priori, de tous les phénomènes, d'y voir une condition
de la perception intérieure, Herder a mis l'accent sur la pluralité des acteurs
concrets : « A vrai dire, toute chose changeante porte la mesure de son temps
en soi ; celle-ci continue à exister, même si aucune autre n'est là ; il n'est pas
deux choses au monde qui aient la même mesure du temps. [...] Il y a donc
(on peut l'affirmer hardiment) dans l'univers en un seul temps d'innombrab
les temps. »
La question qui se pose ici est de savoir si, avec de telles prémisses histo
riques ou anthropologiques, on a avancé quelque peu dans la connaissance
de l'histoire dans ses rapports avec le temps, voire avec les divers temps. La
recherche historique qui s'occupe de tel ou tel domaine précis n'a générale
ment nul besoin de poser de manière explicite la question du temps histori
que.De plus, les sources qui nous viennent d'un temps précis nous
renseignent sur ce temps même de façon immédiate. Il nous faut donc explici
ter notre question sur le plan théorique, afin de la rendre opérationnelle pour
la recherche. [...]
Les temps historiques sont repérables quand notre regard se porte là
où le temps se révèle ou s'accomplit subjectivement, en l'homme considéré
comme un être historique : dans le rapport du passé et du futur, qui constitue
le présent qui chaque fois se dérobe. La nécessité de rapporter l'un à l'autre
le passé et le futur, afin tout simplement de pouvoir exister, est inhérente à
tout être humain. De manière plus concrète : tout homme, toute commun
auté humaine dispose d'un espace d'expérience vécue, à partir duquel on
agit, dans lequel ce qui est passé est présent ou remémoré, et des horizons
d'attente, en fonction desquels on agit. Mon propos est donc d'analyser ce
rapport entre le passé et le futur, ou plus exactement : entre expérience
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et attente, afin de saisir le temps historique. Or c'est dans l'espace de l'écart


entre ces deux dimensions temporelles, que s'accomplit le temps historique.
La preuve en est que cet écart entre champ d'expérience et champ d'attente
se modifie lui aussi, et est donc spécifiquement historique. [...]
Jusqu'au début de l'époque moderne, c'était (en effet) une idée acquise,
que le futur ne pouvait rien apporter de fondamentalement neuf. Les
humains, ces pauvres pécheurs dans l'optique chrétienne, tout comme la
nature de l'homme pour le langage humaniste, ne changent pas jusqu'à la
fin escomptée du monde. C'est la raison pour laquelle on pouvait faire des
pronostics, les facteurs qui déterminent les actes humains ou les formes de
constitutions possibles à partir de la nature des choses, selon la philosophie
aristotélicienne, restant fondamentalement les mêmes. Ce que l'on avait à
attendre, on pouvait suffisamment le fonder à partir de l'expérience. La
sagesse salomonique du « rien de neuf sous le soleil » valait tout autant pour
le milieu paysan que pour le monde politique, même si l'événement en soi
pouvait paraître surprenant. C'est en partant d'une telle extrapolation de
l'expérience à l'attente que Frédéric II a pu établir un pronostic étonnam
ment clair de la Révolution française en confrontant sa propre expérience
historique et politique avec les attentes tacites d'un philosophe français,
d'Holbach. Ce pronostic se trouve dans un compte rendu du Système de la
Nature : « Si jamais les idées creuses de notre philosophe pouvaient se réali
ser,il faudrait préalablement refondre les formes de gouvernement dans tous
les États de l'Europe [...] » — en quoi Frédéric II traduisait sans aucun doute,
fort justement, la secrète attente d'Holbach. Mais Frédéric II est allé plus
loin encore dans ses analyses, quand il mobilise les expériences amassées au
cours d'une histoire politique bimillénaire : « [...] il faudrait encore, dit-il,
que la race détrônée fût totalement extirpée, ou ce serait des aliments de guer
res civiles, et des chefs de partis toujours prêts à se mettre à la tête des factions
pour troubler l'État». Révoltes et révolutions ne cesseraient plus et la
détresse à venir serait mille fois plus grande que celle causée par toutes les
guerres étrangères de son temps à lui.
En gros, la vérité du pronostic frédéricien se trouve vérifiée par les év
énements de la Révolution française. Frédéric II a entrevu la misère à venir
et les revers de la Révolution sans aucun doute mieux que tous ceux qui met
taient leurs espoirs en une refonte de la constitution. Il s'agit là d'un cas
authentique d'interprétation de l'avenir à partir de l'expérience passée.
L'écart entre l'histoire révolue et à venir est ici, structurellement parlant, égal
à zéro, même si les événements concrets dans leurs singularités ne pouvaient
guère se laisser prévoir en tant que tels.
Au cours de la même période, la différence entre expérience passée et
attente a été cependant interprétée de manière totalement différente. Nous
citerons ici Kant comme témoin. Pour lui, un pronostic qui attendrait fonda
mentalement la même chose que ce qui a été possible jusque-là n'a rien
d'un vrai pronostic. Kant part de l'idée que le futur sera autre que tout le
passé, parce qu'il doit être autre. La nécessité morale d'ériger une constitu
tion républicainie revêt chez lui une force politique, capable de changer fo
ndamentalement l'histoire à venir. Ce qui lui importait, c'était de dépasser
toute l'expérience passée pour explorer un avenir nouveau, par exemple de
créer une société des nations, que l'histoire n'avait pas envisagée jusque-
là.
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II s'agit donc ici d'une prédiction volontariste, dans laquelle passé et


futur se trouvent mis dans une relation tout à fait neuve. Et si Frédéric II
a eu raison, Kant aussi, à sa manière. Kant, en effet, a permis que s'exprime
un temps spécifiquement historique, tel qu'il n'a été perçu que dans notre
époque moderne, à la différence des siècles antérieurs : que le futur apporte
vraiment quelque chose d'autre, de neuf avec soi, qui ne peut être simplement
déduit de l'expérience vécue jusqu'alors, c'est un fait constitutif de notre
modernité, marquée par la science, la technique et l'industrie. Et justement
cette impossibilité de prévoir les inventions techniques est devenue elle-même
une expérience, qui maintient ouvert en permanence l'écart entre le passé
et le futur.
Il est inutile de souligner davantage combien la structure de la société
et ses modes d'organisation ont évolué depuis l'avènement du progrès techni
que. L'accélération fantastique des transports et des taux de production est
le critère le plus frappant d'un temps transformé, qui modifie aussi sans cesse
notre quotidien et ses habitudes. Comme le remarquait lucidement Goethe :
« II est bien malheureux que l'on ne puisse plus aujourd'hui apprendre pour
toute sa vie. Nos ancêtres s'en tenaient à l'enseignement qu'ils avaient reçu
dans leur jeunesse. Mais nous, il nous faut réapprendre tous les cinq ans,
si nous ne voulons pas être complètement démodés. »
Ce faisant Goethe articule des rythmes et des laps de temps raccourcis,
qui ne peuvent plus se déduire d'un temps naturel ou d'une succession de
générations biologiques. Et par là même, il a, pour parler plus abstraitement,
rendu perceptible l'expérience de l'écart entre passé et futur. Ce raccourcisse-

.
ment des durées nécessaires pour recueillir de nouvelles expériences, on peut
le décrire comme l'accélération de l'histoire. Il témoigne d'une histoire dans
laquelle le temps semble en quelque sorte sans cesse se dépasser et pour cette
raison est saisi dans un sens emphatique comme « temps nouveau ».
Frédéric II, Kant et Goethe, trois témoins dont chacun a, à sa manière,
eu raison et a encore raison. Frédéric II se servait d'une structure temporelle
fondée sur des prémisses anthropologiques et historiques, telles que nous
les connaissions depuis Thucydide. Celle-ci renvoie à des séquences qui ont
coutume de se mettre — sous certaines conditions — d'elles-mêmes en place,
par exemple au cours d'une révolution. L'histoire aussi a ses possibilités qui
reviennent sans cesse. Et c'est là la raison du pronostic réalisé de Frédéric
II. Kant, lui, part de l'exigence morale d'un écart entre passé et futur, pour
ouvrir un horizon de possibilités, à partir duquel la situation actuelle doit
être changée. Cela joue un rôle dans l'histoire. De là son exigence — qui s'est
réalisée à long terme — d'une société des nations. Goethe enfin a observé
le raccourcissement des temps nécessaires à l'expérience, tel qu'il a été
imposé à l'homme moderne par le monde industriel à ses débuts. On ne con
clura plus aussi aisément du passé au futur. Ce n'est plus désormais seul
ement dans un cas précis mais de manière générale que le futur est aussi
inconnu qu'ouvert.
Ainsi nous avons établi trois définitions de l'écart qui, situées à trois
niveaux de temps différents, reflètent toutes un aspect juste de la réalité histo
rique. Et l'hypothèse qu'il n'est sensé de parler que de temps historiques au
pluriel se trouve confirmée. Notre détermination de l'écart entre passé et
futur fait en outre apparaître que cette différence même a une histoire et
qu'elle est donc propre à thématiser le temps historique.
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Comment reconnaître et décrire les temps de l'histoire en termes histo


riques ? Le niveau de temps thématisé dans chaque cas sera un effet de la
mise en perspective. Je peux, pour en rester aux exemples cités, isoler le sec
teur prospecté par Frédéric II, Kant et Goethe et chercher à combiner les
éléments. Mais toute perspective choisie par moi a, elle aussi, une compos
antetemporelle. Car c'est aussi la différence temporelle entre ma position
aujourd'hui et les différentes histoires passées, questionnées par moi, qui
entre dans l'acte de connaissance que j'accomplis. Mais avoir reconnu cette
évidence est également une conquête des temps modernes. Comme l'a dit
Goethe : « Un événement important sera conté de manière autre dans la
même ville le matin et le soir. » Avec son habituel air-de-ne-pas-y-toucher,
Goethe fait là une observation frappante, qui va plus loin que la bonne vieille
constatation que les hommes sont capables de parler de la même chose en
termes divers et contradictoires. C'est un temps historique que Goethe apos
trophe ici, un temps dont le nécessaire rapport à la perspective historique
n'a été pensé que par la théorie de la connaissance des Lumières — en un
moment donc où la pluralité des temps historiques a été elle aussi perçue
pour la première fois.

(Université de Bielefeld)

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