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Séminaire de philosophie du droit

Machiavel, l’ambiguïté et la corruption


Gérald Sfez

L’énergie de pensée de Machiavel est d’avoir pensé simultanément la fécondité de


l’ambiguïté moderne du politique et sa différence avec ce qui demeure au centre de la
préoccupation politique : la lutte contre la corruption. Pour comprendre cette corrélation, il
convient de prendre grand soin de différencier les différentes acceptions de la corruption et de
se demander en quel sens, sous quel angle, et en quelle circonstance du politique, on doit
pouvoir parler d’une ambiguïté droite. De ce fait même, Machiavel est certainement un des
penseurs qui peuvent nous éclairer en nos temps de corruption à l’âge de la transparence.

La première chose à remarquer sur cette question est la façon dont Machiavel n’entend pas la
notion de corruption en termes moraux et intentionnels. Il l’entend d’abord du fait même que
tout ce qui existe dans ce monde connaît un terme et des bornes à sa durée. « C'est une chose
très vraie, écrit Machiavel au début du livre III des Discours, que toutes les choses du monde ont
un terme à leur vie ; mais celles-là accomplissent en général tout le cours que le ciel a établi pour
elles qui n'altèrent pas leur corps mais le gardent ordonné de sorte que, soit il ne s'altère pas,
soit, s'il s'altère, c'est pour sa santé et non à son détriment » (Discours III, 1). Cette formule
d’ouverture doit nous alerter. Machiavel affirme le dépérissement nécessaire de tout corps, et s’il
évoque la possibilité d’une disparition d’un corps qui garderait son ordre et irait ainsi au bout de
sa course, accomplissant son cours sans heurt, c’est pour souligner la nécessité de penser la
bonne altération. Mais, en vérité, l’idée d’un corps qui disparaîtrait dans sa situation d’égalité
avec soi-même et de mort naturelle n’est qu’une image, une concession et une feinte. Aucun
corps ne va son chemin, tout corps vivant se change en un autre et s’altère, il s’accidente, et,
particulièrement les corps mixtes, et, au sein des corps mixtes, les corps politiques. Il se
corrompt et la bonne altération, celle qui s’effectue pour sa santé, le renouvellement nécessaire
est une façon de prévenir la corruption ou d’y remédier.

La corruption, c’est ainsi, en un tout premier sens, le dépérissement de tout corps politique, et
plus encore de ces corps mixtes que sont les républiques (Discours III, 1). Ce dépérissement se
produit par voie d’une altération qui en est la décomposition. La métaphore biologique du corps
propre permet de tirer les conclusions de la contingence, et, ce qui est vrai des corps simples
l’est encore davantage des corps composés (Discours II, 5) et l’est à une échelle plus élargie du
corps politique autant que du corps humain.

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Parce qu'il relève du corps, parce que toute sa puissance est celle d'une vie, le corps politique,
tirant en partie toute sa puissance de sa capacité à faire face à un devenir événementiel qui n’est
pas maîtrisable, est promis à l'accident majeur de la corruption dernière, dès lors qu'il a épuisé
ses ressources en régénération et passé le seuil. Entendons : dès lors que l’on ne peut plus porter
remède à la corruption, car la remédier, c’est seulement la différer. Aussi, dès le premier
moment, l’affirmation de la vie d’un corps politique entre en lutte avec une corruption qui lui est
inhérente et dont il diffère le terme. Mais comment le diffère-t-il, y trouve-t-il remède ? Grâce à
l’invention d’une autre altération soudaine et absolue, susceptible de faire que le corps politique
en vienne à se ressaisir dans son principe, à faire retour à ce qu’il y a en lui d’originaire.

Aussi, Machiavel poursuit-il : « Et puisque je parle des corps mixtes, comme le sont les
républiques, j'affirme que sont salutaires les altérations qui les ramènent vers leurs
commencements. Voilà pourquoi celles-là sont mieux réglées et ont une plus longue vie qui,
grâce à leurs institutions, en viennent à cette rénovation. Et c'est une chose plus claire que le
jour que, s'ils ne se renouvellent pas, ces corps ne durent pas ». La novatio, le renouvellement est
le seul remède à la corruption qui ne manque pas d’arriver. Pour ces corps artificiels que sont les
corps politiques, il n’y a pas, a fortiori, de mort naturelle. « La façon de les renouveler c’est,
comme on l’a dit, ajoute Machiavel, de les ramener vers leurs commencements. En effet, il faut
bien que tous les commencements des sectes, des républiques et des royaumes aient en eux
quelque bonté, grâce à quoi ils puissent retrouver leur première réputation et leurs premières
agrandissements. Et comme au cours du temps cette bonté se corrompt, s’il n’arrive pas quelque
chose qui le ramène à l’état initial la corruption tue nécessairement ce corps. Et les docteurs de
la médecine nous disent, en parlant des corps des hommes, « quod quotidie aggregatur aliquid,
quod quandoque indiget curatione » [chaque jour s’ajoute quelque chose qui, de temps en temps,
requiert des soins » / il se fait constamment un amas de nouvelles humeurs qui demandent à
être purgées]. Qu’il faille revenir au principe, répéter l’origine, et, par là même, tout reconfigurer,
tout changer de l’état devenu si l’on veut que tout continue comme avant, qu’il y ait là un
optimisme du retour au principe sous des formes qui sont celles de la novatio, ne doit pas nous
faire oublier la donne fondamentale : la corruption finit par tuer le corps politique.

Cette réalité de la mutation, qui requiert l’application d’une bonne altération, soit par avance
(par prudence, dit Machiavel), soit au détour d’un accident qui exige réparation n’est guère
dissociable de l’impossibilité d’un même état constant, du défaut de pertinence d’un principe
d’homéostase : car telle est la nature des choses humaines qu’elles sont portées ou à monter ou à
descendre. Demeurer en vie, c’est croître, et rester au même point, c’est décroître. On n’évite la
corruption que par la croissance.

Or, nous rencontrons ici un premier paradoxe. Cette postulation est au principe de la démesure
du désir des hommes, elle dessine les traits incontournables de l’humain, de leur puissance et de
leur ruine, indissociablement. Elle est au principe de la volonté de toujours plus de puissance :
dans le Prince, chapitre XXV comme dans les Discours I, 37, Machiavel soutient que les richesses
et les honneurs sont la cible où chacun vise, suivant la détermination d’un désir partagé,
exponentiel et sans limite : « Les uns désirent d’acquérir, d’autres craignent de perdre ce qu’ils
ont acquis. ». Contrairement à ce que dit la légende des conservateurs, il n’existe pas, selon
Machiavel, de modération de la part de ceux qui ont acquis : le désir de conserver ce que l’on a se
maintient et s’affirme dans le désir d’acquérir toujours davantage (ou bien l’on monte, ou bien
l’on descend), de sorte qu’aucune satisfaction et aucune garantie de la perpétuation d’un bien ne

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constitue de cran d’arrêt à l’infinité du désir. La logique de l’appropriation est toujours
cumulative et si les hommes ne combattent pas par nécessité, ils combattent par ambition, qui
est le seul moyen, au fond, de tenir le rang de la nécessité : « l’ambition est si puissante dans les
cœurs humains que jamais elles ne les abandonnent, quel que soit le degré auquel ils montent. »
(Discours I, 37). Volonté de rester en vie qui est toujours désir de plus de vie. L’irréductible
humain est voué à l’étau du désir et la lancée d’une chasse décisive et ruineuse : « La nature a
créé les hommes de façon telle qu’ils peuvent tout désirer et ne peuvent pas tout obtenir ». Une
insatisfaction définitive et qui s’accompagne d’une phénoménalité insolite des passions
humaines qui font de l’homme un être insatisfait pour une raison ou pour une autre raison qui
lui est contraire : « C’est l’avis des écrivains anciens que les hommes ont l’habitude de s’affliger
du mal et de se lasser du bien, , et que de l’une et de l’autre de ces deux passions naissent les
mêmes effets » (Discours I, 37). Le divertissement, selon Machiavel, c’est que, lorsque les
hommes ne s’affligent pas du mal qu’ils subissent, ils s’ennuient du bien dont ils jouissent, et
sont portés non seulement à davantage de bien mais à un tout autre bien, et à ce bien tout
immatériel et peu palpable : celui de la nouveauté. « Les hommes désirent des choses nouvelles,
au point que le plus souvent ce sont aussi bien ceux qui vont bien que ceux qui vont mal qui les
désirent ; en effet, comme on l’a dit ailleurs, et cela est bien vrai, les hommes se lassent dans le
bien et s’affligent dans le mal » (Discours III, 21).

Ce faisant, très paradoxalement, ce désir de toujours plus de pouvoir, de richesses et d’honneurs,


comme ce désir de renouvellement incessant, qui épouse pourtant le mouvement même de la
nature en expansion et en diversité des choses , conduit, dans sa démesure, à même la plaie vive
de son insatisfaction, à cela qu’il veut éviter : à la corruption morale et politique, la ruine du
corps politique, son dépérissement et sa destruction. Ceux qui ont acquis sont les plus dangereux
pour la santé du corps politique : si l’on n’écoutait qu’eux, cette partie du corps politique se
prendrait ainsi pour le tout et, fonctionnant pour elle seule, mènerait tout droit à la corruption
de l’ensemble du corps politique, à la dissolution du corps mixte et composé. Elle serait
l’opérateur de la dissolution de l’État et de la suppression de tout vivre civil. Ainsi, c’est en tant
qu’ils incarnent par excellence l’irréductible humain, et que, d’une certaine manière, ils collent le
plus au mouvement naturel de la vie, que les possédants représentent précisément la première
cause de la corruption du corps politique dans son ensemble, ils sont la menace vivante de la
disparition du rapport politique et du vivre civil.

Cette démesure est ainsi, au premier chef, le fait des Grands ou des Gros, du parti de ceux qui ont
déjà accumulé richesses et honneurs. Démesure d’un désir intransitif et sans issue, qui fait de
ceux-là qui ont acquis le premier parti de la corruption du corps politique. Mais cette démesure
du désir est aussi de lui-même partagé par le peuple, en tant qu’il est un invariant de la condition
humaine, et en tant qu’il est pris dans une relation en miroir. Tel est le premier nom humain de
la corruption politique pour Machiavel : l’intraitable démesure de l’insatisfaction du désir qui
conduit les deux partis à une relation sans égard pour le tout du rapport politique, le vivre civil.

Cette passion, celle de l'intérêt en général, la même recherche d'un bien qui ne peut se partager
équitablement, soumis qu'il est à la rareté, et dont personne, non plus, n'en voudrait le partage
équitable, expose à deux maux au fondement de la corruption du corps politique : Les deux
groupes ne peuvent composer ensemble un équilibre et négocier un accord, et leur réciprocité
de malveillance est celle de la rivalité sans frein, de la concurrence généralisée : celle d’une
guerre sans trêve ni merci qui signifie de facto la corruption générale du corps politique. Et,

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tandis que c’est le régime de la guerre sans fin, le parti des possédants ne cesse d’élargir les
bases de son hégémonie triomphante sans pour autant ancrer un ordre. Telle est la première
présentation de la corruption : celle de la guerre sans fin et de l’hégémonie sans faille.

Cette guerre des désirs s’accompagne très nécessairement d’une relation de violence en miroir.
La volonté de toujours plus de puissance esquisse le geste de l’annihilation de l’autre, tant il
existe de porosité entre domination et anéantissement. Elle s'alimente ainsi du partage d'une
même crainte : la crainte de la mort violente. L'individu perçoit à l'instant l'esquisse du geste de
violence venu de l'autre et, pris d'effroi devant la menace, n'en sort que par son renvoi en miroir:
« La nature de ces mouvements est telle que quiconque vient à échapper à la crainte commence à
l'inspirer. Les traits dont il se garantit, il les renvoie à l'instant à son adversaire, comme s'il était
nécessaire qu'il y eût toujours un oppresseur et un opprimé » (Discours I, 46). L'intraitable
alternative implique de prendre les devants, avant même l'esquisse du geste du prochain. Tout
se passe comme si le geste d'offense relevait par avance d'une légitime défense, comme si le
premier à produire l'effroi ne le faisait que pour se savoir toujours en situation de second.

Considéré depuis l'anthropologie générale des rapports humains, le rapport politique se plie à
ces deux conditions de la relation humaine, le partage du désir d'un même bien qui conduit à la
rivalité sans pitié, le partage d'une crainte d'un même mal qui conduit à la « légitime offense ».
Depuis cette économie générale d'une humanité abrupte, le politique ne peut qu'aiguiser ces
deux paramètres du mal commun et les globaliser dans les rapports de groupes, c'est-à-dire de
partis entre eux. Cela s'appelle la lutte des classes et ne peut conduire à un analogue de la paix.
Car l’instauration de la relation d’oppression ne met pas même de point final à l’effroi en miroir
et n’aménage qu’une pause aléatoire et tout à fait transitoire.

Si les choses en restaient là, il n’y aurait pas plus de constitution que de maintien d’un corps
politique, pas plus que d’institution d’un rapport politique. Ce qui vient altérer la corruption
originaire du vivre ensemble, c’est l’introduction d’un autre rapport fondé sur tout autre chose
que sur le semblant de paix des oppresseurs. Ce n’est pas le surgissement du Droit, depuis la
prise de conscience d’un intérêt commun. C’est tout autre chose : le surgissement d’une
différence politique riche de sa propre ambiguïté.

L’autre logique : la desunione

Aussi, tant qu’opère la différence humaine simpliciter, on n’est pas dans le politique, mais au for
de la tendance lourde et originaire de sa corruption. On n’est pas dans le propre du politique,
mais dans son intraitable et interminable préhistoire. Celle-ci ne cessera pourtant jamais, elle ne
cessera jamais de hanter, d'habiter le politique, mais le politique comme tel se lève dès lors
qu'une autre opposition vient s’y sur-imprimer. Une opposition fondée ailleurs que sur le
partage d'un désir commun et d'une crainte commune, et autrement résolue que par le projet
éventuel de dépassement de l'intérêt particulier en intérêt général ou par un mode de
reconversion de la crainte, une autre opposition binaire que celle d'être oppresseur ou opprimé.
Il convient ici de suivre le raisonnement de Machiavel de très près.

Tout tient, en effet, à l’existence d’une tout autre opposition que celle issue de la rivalité d’une
même humanité : « À ne considérer que ces deux ordres de citoyens, les Grands et le Peuple, on
est obligé de convenir qu'il y a dans le premier un grand désir (l'humeur) de dominer ; et, dans le

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second, le désir (l'humeur) seulement de ne pas être dominé, par conséquent plus de volonté de
vivre libre » (Discours I, 5). Le surgissement de l’accord autour de lois communes naît de
l’expression possible d’un conflit qui résulte de cette dissension des humeurs, la desunione. « Je
dis que ceux qui condamnent les tumultes entre les Grands et le peuple me semblent blâmer ce
qui fut la cause du maintien de la liberté de Rome et accorder plus d’importance aux rumeurs et
aux cris que ces tumultes faisaient naître qu’aux bons effets qu’ils engendraient ; il me semble
aussi qu’ils ne considèrent pas qu’il y a dans l’État deux humeurs différentes, celle du Peuple et
celle des Grands, et que toutes les lois que l’on fait en faveur de la liberté naissent de leur
désunion comme on peut facilement voir que cela se produisit à Rome » (Discours I, 4).

On ne sort de la corruption originaire du rapport humain que par l’inscription d’une différence
politique qui voit s’opposer deux désirs en hétérogénéité, c’est-à-dire en différend. La rivalité
autour du même enjeu faisait que chacun des deux partis faisait bande à part et prenait sa partie
pour le tout. Paradoxalement, la considération du Tout naît d’une espèce d’incommensurabilité
entre deux désirs qui ne sont plus en miroir. Les lois (les transactions convenables) vont naître
sur fond d’un différend de désirs en hétérogénéité, et si, pour Machiavel, l’expression du conflit
est salutaire, c’est précisément parce que viennent s’y exhaler et s’y épancher deux humeurs qui
parviennent par là à trouver un débouché dans les lois précisément parce qu’il s’agit d’humeurs
foncièrement asymétriques.

La formule machiavélienne doit, en effet, être entendue correctement : il ne s’agit pas, pour
Machiavel, de dire que l’accord peut avoir lieu et le remède à la corruption se trouver dès lors
que le peuple en rabattrait sur son ambition: s’il se résignait en somme à désirer seulement de
ne pas être trop opprimé des Grands, en sorte que le rôle des institutions serait de limiter
relativement le pouvoir des Grands, de diminuer le degré de leur démesure. Il n’y a pas ici
consentement au partage inégal d’un même enjeu ou encore assentiment réussi à la domination.
On n’entend rien à la pensée machiavélienne si on la lit ainsi. Machiavel dit tout autre chose : que
l’accord (la transaction) ne peut naître que sur fond d’un désaccord absolu entre des partis qui
poursuivent des enjeux fondamentalement différents : l’un, l’enjeu du pouvoir ; l’autre, celui de
la liberté. Que le rapport politique n’a de tenant que s’il repose sur une diversité des enjeux en
conflit. Il tient à la surveillance réciproque entre des forces qui ne poursuivent pas le même
enjeu politique.

Il ne faut pas se tromper sur cet équilibre, sur cette capacité pour une composition anormale
d’être bien équilibrée : il tient à ce que le parti des Grands se voit contenu dans de justes bornes
et ne se prenne pas pour le Tout du fait que le parti du Peuple affirme un autre désir ; mais il
tient aussi à ce que le parti du Peuple se voit contenu dans de justes bornes pour autant que le
Parti des Grands se maintient et affirme son désir de pouvoir. Les deux partis se contiennent
réciproquement, mais ils ne peuvent le faire que parce que leurs désirs sont absolument
différents. De sorte qu’il n’y a de limitation possible de chacun des deux désirs que parce qu’ils
sont absolument différents, et que chacun est absolu à sa manière. Car si les Grands demandent
l’impossible (si leur tendance lourde est de tout acquérir et, par suite, d’opprimer,
tendanciellement tournés vers l’horizon d’une domination totale), ils ne peuvent rencontrer de
limite que du fait de l’affirmation de la part du Peuple, pris d’un autre désir qui n’entre plus dans
une rivalité pour la même chose, et qui est non moins absolu. Et non moins impossible : le désir
de ne-pas, de ne pas être commandé et opprimé, de ne pas être commandé, à supposer même
qu’il ne soit pas opprimé, et de ne pas prendre en main lui-même les rênes du commandement.

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Liberté absolument négative, qui connaît toute une gamme de variations et se donne certaines
latitudes. Une ambiguïté constitutive de l'humeur apparaît nettement si on les confronte :
« Toutes les querelles qui naissent entre les grands et le peuple, écrit ainsi Machiavel, dans les
Histoires florentines, naissent du désir que la première humeur a de commander et la seconde de
ne pas obéir » (Histoires florentines, III, 1). Considéré sous cet angle, le peuple n'est pas
seulement celui qui ne veut pas être opprimé ou offensé, mais celui qui refuse absolument tout
commandement et qui, de façon abrupte, a pour humeur de refuser d'obéir. L'humeur du peuple
est ici plus libertaire, c'est l'insubordination, et cela du fait même qu'il refuse tout gouvernement
de sa liberté.

Que le corps politique se règle sur ce désir, et il se corromprait sur le champ ; qu’il se règle sur
celui des Grands, de même. Un commun souci naît d’empêcher la partie adverse de ruiner le
corps politique, de se prendre pour le tout. Chacun des deux partis doit réaliser son ordre
comme un des ordres et surveiller le fait que l’ordre adverse en fasse de même. Ce faisant,
chacun doit veiller à ce que l’ordre adverse n’aille pas au bout de son ordre, au risque de se
prendre pour le seul ordre et de détruire tout ordre.

Nous découvrons par là même les termes machiavéliens de la corruption : en premier lieu, il y a
corruption, lorsque le conflit se produit en homogénéité ; en second lieu, il y a corruption
lorsque se produit une confusion des ordres et des rôles du politique. La garde de la corruption,
c’est que soit rendu possible cet espace de désirs en hétérogénéité. Mais, jusqu’à un certain point
seulement : car chaque ordre existe en regard de l’autre et non dans la séparation ; Jusqu’à un
certain point, cela signifie précisément que chaque humeur à la poursuite de son enjeu ne doit
pas aller au bout d’elle-même.

Le rapport politique repose ainsi sur des ambiguïtés légitimes : il faut que ces deux ordres
existent dans une absoluité en regard, de telle façon qu’ils soient confirmés dans leur distinction
et infirmés dans leur aboutissement. Il faut que les deux ordres parviennent à des négociations
convenables par où ils s’accordent sur ce qui est négociable sur fond de reconnaissance de ce
qui, du fait de leur différence absolue, échappent à toute négociation. L’accord politique est
fondé sur cette reconnaissance réciproque sur fond de méconnaissance entrevue : il est une
reconnaissance à même la méconnaissance. Ambiguïté de la situation des ordres, ambiguïté des
accords passés entre eux.

À travers l’usage de la notion d’humeur, Machiavel pose une opposition tout autre que la
précédente, car elle a lieu entre des désirs hétérogènes, d'un côté, le désir d'opprimer et, de
l'autre, marquant un écart et un hiatus, le désir de n’être ni opprimé ni oppresseur. Cette
occurrence de la notion d’humeur dans la pensée politique de Machiavel est, certes, loin d’être la
seule. Toute l’œuvre est, en effet, traversée d’occurrences du terme d’humeur en des situations
fort différentes. Mais c’est toutefois cette occurrence-là qui, dans la pensée de Machiavel, occupe
une place stratégique dans tout le dispositif de pensée du politique. Elle permet d’affirmer une
vérité de fait singulière : le politique n’est pas fondé sur l’unité d’un corps mobilisé autour d’un
enjeu partagé. Le politique est essentiellement un rapport entre des humeurs foncièrement
hétérogènes et incommensurables entre elles. Loin de conduire à l’idée d’une composition dont
les éléments forment un même tout, comme on l’attend ordinairement de l’emprunt de l’image
du corps, la reprise ici du registre humoral nous permet de concevoir la composition non comme

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la bonne combinaison d’éléments du même ordre, mais comme la mise en rapport entre du sans-
pareil, c’est-à-dire très exactement sur un différend irréductible sur les valeurs.

Cette formule découvre une opposition qui fait le politique et sort le vivre ensemble du caractère
sans merci du rapport le plus usuellement humain et non politique. Par la résistance de son
désistement, sa liberté somme toute limitée et seulement négative, le peuple fait défection au
désir de domination sans aller jusqu'à répondre présent à la volonté de se gouverner et
d’instituer une liberté réglée. Est peuple, pour Machiavel, quiconque ne partage pas le désir de
pouvoir, qui est venu pour autre chose. Est peuple quiconque se trouve pris par “l'humeur” de la
liberté. À ce titre, ce partage n'est pas donné empiriquement, du fait même que c'est celui-ci qui
permet de décider de l'appartenance et d'identifier qui est du côté du peuple et qui est du côté
des grands. Ce partage définirait plutôt le transcendantal du politique qui ne renvoie pas tant à
des situations économiques qu’à des angles de vue.

La « géométrie variable » de l'humeur du peuple décrit des contours flous. Leur trait commun en
est le caractère intraitable, tout comme c’est le cas pour l’humeur des grands. Ce désir de liberté
ou « désir de ne-pas », qui échappe au désir d'oppression ou de rivalité sans frein, sans être
encore le désir d'une liberté qui s'ordonne et se gouverne, est celui par où s’exprime une liberté
défensive. Celle-ci peut aller d’une liberté de résistance au pouvoir à une liberté partiellement et
obliquement participative. Elle joue, en ce cas, un même rôle défensif dans l’exercice même du
gouvernement républicain, donnant lieu à la fonction tribunicienne. Le peuple est, sous cette
latitude, le parti de la loi alors que les Grands sont celui de la corruption. Ainsi, en une autre
circonstance, Machiavel écrit dans les Histoires florentines : « il n'y restait plus que ces sortes de
méchantes humeurs qui semblent exister naturellement dans tous les Etats entre les grands et le
peuple. Ceux-ci voulant être gouvernés par les lois et les autres se mettre au-dessus, il est
impossible que l'accord règne entre eux » (Histoires florentines II, 12). L'humeur du peuple est ici
celle du soutien inconditionnel des lois et du gouvernement dans son arbitrage au-dessus des
partis, à la différence de l'humeur des grands. Le peuple est ici le parti de la loi, et non de
l'insubordination sans frein.

Si, dans certains cas, il est dit que le peuple désire seulement la liberté dans la sécurité (Discours
I, 16), ce n'est là encore qu'une variante, la plus apaisée, et elle est là pour marquer combien le
pouvoir n'est pas l'affaire du peuple. D'une certaine façon, dominer, gouverner, jouir du pouvoir,
cela ne dit rien au peuple. Il préfère jouer au tric-trac dans une taverne en se querellant autour
d'une partie perdue, comme il en est de ceux avec qui Machiavel se mêle, le soir pour se
détendre, dans son exil, avant de rentrer réfléchir, en habits de cour, aux choses politiques.

La formule de la desunione, répétée comme une clef tout au long de l'œuvre, connaît ainsi de
multiples variantes, propres à nous en faire saisir la complexité. Ainsi en Prince IX, Machiavel la
présente sous la forme suivante : « Dans toute cité, on trouve ces deux humeurs différentes ; et
cela naît de ce que le peuple désire ne pas être commandé ni écrasé et que les grands désirent
commander et écraser le peuple ; et de ces deux appétits naît dans la cité un de ces trois effets :
ou le principat, ou la liberté, ou la licence ». Une distinction est ici opérée entre commander et
écraser, ce qui laisse supposer qu'il serait possible de dissocier une action de l'autre, tandis que
la différence est pensée sous la condition de la mise en regard des deux forces politiques, c’est-à-
dire de leur rapport adressé. Sous cet angle, cela laisse penser, au contraire, que le peuple ne
récuse le commandement que pour autant que, dans le part des Grands, le commandement lui-

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même est récusé par le peuple, perçu comme emprise. C'est ce qui rend nécessaire et possible
l'obéissance à un tiers arbitre, le gouvernement, qui représente une autre forme de
commandement. Enfin, c’est le mode de composition de ce rapport qui donne lieu à une forme
politique légitime ou non, comme à l’une ou à l’autre des formes politiques.

Les tumultes représentent ainsi l'inflammation des humeurs et leur expression avouée, tandis
que le conflit trouve un débouché dans la loi, qui les exprime et canalise, en les rectifiant et les
modifiant par le jeu d’un processus qui relève à la fois des deux modèles de la catharsis, celui de
la purgation et celui de la sublimation, ou encore de l'exutoire et de la maîtrise des passions. « Il
n'est rien qui rende aussi stable et solide une république que de l'ordonner de façon que
l'altération des humeurs qui l'agitent ait une voie où s'épancher disposée par des lois. ». Il en est
de même des dispositions institutionnelles (les ordini) permettant que l'on « donne de quoi
s'épancher (sfogare) à ces humeurs qui croissent dans les cités » (Discours I, 7). Il convient
d'offrir un lieu d'expression de la colère du peuple contre le pouvoir des Grands, la possibilité de
porter plainte, comme l'institution du tribunat à Rome.

Le vivre politique, vivere civile ou vivere libero, est un des cas du vivre qui ressortit à la logique
du vivant. Ce qui vient inscrire la légitimité de la division conflictuelle de la société et du désir de
liberté du peuple, c'est la référence au corps et au modèle hippocratique et galénique de
l'équilibre des humeurs, mais sous certaines conditions de transformations du paradigme. Le
politique devient corps comme corps divisé. L'intérêt de cette formule nouvelle (proprement
machiavélienne) ne tient pas seulement à l’énoncé du corps divisé (la notion de corps étant
usuellement référée à une unité fusionnelle de l'agent politique) mais davantage au fait que la
reconnaissance de la fécondité de la division trouve à se dire dans le langage du corps propre.

La corruption des humeurs

Conséquemment à cette pensée des humeurs, la corruption peut prendre deux formes. En
premier lieu, celle du passage à l’extrême d'une humeur qui, ce faisant, étouffe et détruit
l'expression de l'autre et produit quantitativement l'accumulation souterraine de cette dernière
humeur. Cette dernière, ne trouvant pas à s'exhaler et à se faire entendre (et partiellement
satisfaire dans le logos d'une loi) s'enkyste et représente un abcès de fixation. Aussi faut-il veiller
constamment à la circulation des humeurs, s'il est vrai qu’« il se fait tous les jours quelque amas
d'humeurs qui demande à être guéri » (Discours III, 1) et qu’« il se fait chaque jour dans l'esprit
des citoyens de nouvelles humeurs » (Discours I, 45).

En second lieu, celle de la confusion des rôles du politique, c’est-à-dire des humeurs, telle qu’une
humeur passe en l’humeur contraire et entretient l’équivoque. Ce mouvement peut se faire dans
les deux sens, du côté des Grands comme du côté du Peuple. Ainsi, du côté des Grands, Machiavel
écrit : « à Florence, lorsque le peuple l'emportait, les Grands, exclus des magistratures, étaient
obligés pour y rentrer de devenir pareils aux popolani ; et aussi de paraître tels : conduites,
cœurs et façons » (Histoires florentines III, 1).

Du côté du peuple, l’épisode des Gracques est éloquent de la façon dont la confusion des rôles
représente cette corruption à son paroxysme, et le mode d’enchaînement possible entre la forme
de corruption des Grands avec celle du Peuple. L’ambition des Grands monta en puissance sans
rencontrer de frein de la part de l’État au point de viser la suppression de l’institution du

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tribunat. En réplique, le peuple ne demanda pas seulement, conformément à son humeur, le
rétablissement du tribunat, mais il sortit des gonds de son humeur et chercha à prendre le
consulat, désirant s’approprier le commandement en exerçant à son tour la domination.
L’altération de la division des humeurs reconduit à la lutte préhistorique à l’institution du
politique : la lutte des forces l’une contre l‘autre pour l’acquisition et la domination. Cette
corruption des rôles fut la cause de la destruction de la république et de la liberté civile (Discours
I, 37). Ainsi, un mouvement dans un sens peut susciter un contre-mouvement de l'autre.
L'humeur du peuple dont le caractère est d'incarner le parti de la liberté et de la loi, peut se
corrompre à la fois en donnant lieu à une interversion (une minorité agissante du peuple
prenant l'humeur du désir de dominer) et à une extrémisation (la grande partie qui la suit
désirant une liberté sans limites et sans considération de la possibilité ou non de l'établir,
désirant la liberté absolue ou “la mort”. Ainsi, les humeurs peuvent passer le seuil, se corrompre,
s'échanger, donnant lieu au carnaval de l'histoire de la révolution qui représente aussi bien le
surgissement d'une tyrannie plus puissante car appuyée sur un peuple (demos) désormais
converti en masse (ochlos), que celui du césarisme où les Grands prennent l'allure de l'humeur
du peuple et brouillent tout repère (comme c'est le cas du régime des Médicis, tourné vers le
désir d'amour de la populace).

Le “gros temps” de méchantes humeurs peut se produire en raison du manque de fermeté du


gouvernement à l'égard des deux partis, et lorsque l'humeur du peuple explose en une colère
inextinguible face à la démesure des Grands. Une colère telle que la révolte est révolution, entrée
dans un mal sans vouloir en sortir, inflammation dont on ne veut plus se dégager mais que l’on
veut seulement généraliser à l'ensemble du corps politique.

Faux-semblants dans le conflit

Si la division du corps propre du politique est salutaire et les tumultes source de bonnes lois
favorables à la liberté, leur étouffement entraîne un déplacement du conflit et une recrudescence
des factions. C’est en ce sens que Machiavel écrit : « Florence fut d’autant plus tourmente par les
factions de l’Italie qu’elle leur avait fermé plus longtemps toute entrée en son sein » (Histoires
florentines, II, 2). Parce que la bonne division n’est pas présente à l'origine, la cité souffre d'une
scissiparité de la division, par où se cherche sans pouvoir se trouver la véritable division du
social. Ainsi en est-il de l'histoire de Florence où la division première est celle des nobles, puis
seulement des nobles et du peuple, et en dernier lieu du peuple et de la populace, avec un tel
engouement pour la division toujours manquée, qu'« il arriva même plusieurs fois que le parti
demeuré vainqueur se divise en de nouveaux partis » (Histoires florentines, préface). L’absence
d’expression possible de la division légitime conduit d’abord à une multiplication des divisions
politiques secondaire qui représentent un ferment de dissociation du corps social et politique.
Cette division va jusqu’à la scissiparité et engendre à son tour, une recrudescence de factions qui
ne représentent plus de divergences d’intérêts politiques. En l'absence de la détermination
duelle des humeurs des Grands et du peuple, ce sont des humeurs d'origine privée qui occupent
le devant de la scène, empêchant le rapport politique de s'établir et la scène politique de se tenir.
C’est le cas de la défiguration du conflit légitime en lutte entre deux factions rivales, une lutte
fondée sur le partage des citoyens entre deux clientèles d’une figure politique. Ainsi en est-il à
Rome du conflit entre les partisans d’un pouvoir personnalisé contre un autre, comme dans le
cas du conflit apparent entre Camille et Manlius, ou dans celui de Coriolan : « L’attentat commis
contre lui, écrit Machiavel, eût établi une offense de particuliers à particuliers. Cette espèce

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d’offense produit la peur ; la peur cherche des moyens de défense ; la défense appelle les
partisans ; des partisans naissent les factions dans une ville et, des factions, la ruine de l’État ».
Le déplacement du conflit légitime en conflit de factions (c’est-à-dire de particulier à particulier
et non de conflit d’intérêt public) se nourrit, comme on le voit, du retour à une des sources de la
différence non politique : celle de la violence en miroir.

Davantage encore, le conflit de particulier à particulier érigé et maquillé en conflit public atteint
son paroxysme avec la flambée de guerres de familles qui se déclenchent pour un rien. Ainsi du
conflit à Florence entre ceux que l’on nomma les Blancs et les Noirs : « Un des ancêtres des
Cancelleri avait eu deux femmes. L’une s’appelait Blanche ce qui fit donner au parti formé par
ceux qui descendaient d’elle le nom de Blancs. Par opposition, les autres se nommèrent le parti
des Noirs. Ces deux partis furent longtemps en guerre ». Ici, la corruption du corps politique ne
tient pas plus à une confusion des rôles qu’à un déplacement sur un plan secondaire ou même
sous l’angle d’une personnalisation du pouvoir, déconnecté d’un conflit réel d’intérêts, mais à
l’invention fantastique de rôles et d’une division imaginaire. L’absence de la desunione légitime
se paie d’une recrudescence de divisions sans fin et sans motif. Les faux-semblants dans le
conflit qui en découlent se multiplient et sont dévastateurs. Ces luttes de factions sont la
sournoise expression d'une insuffisance humorale du corps politique et l’épanouissement de sa
corruption.

Aussi est-ce de la responsabilité de l’instance gouvernementale de réinscrire la division légitime


et de la contenir dans de justes bornes. Le jeu des institutions doit, pour cela, travailler à faire la
clarté sur la scène imaginaire et faire resurgir la scène de la vérité effective du politique pour en
dissiper les faux-semblants. Le tiers que représente le gouvernement doit dénoncer
publiquement le caractère privé du conflit.

Il en est ainsi à Rome de la façon dont le gouvernement traita de la rivalité de Manlius. Une
rumeur avait circulé à Rome : le trésor qu’on avait amassé pour se racheter des Gaulois ne leur
avait pas réellement été donné, quelques citoyens s’en étaient emparés, alors que la restitution
de cet argent était si avantageuse ! Il pourrait servir à alléger les impôts ou à payer les dettes des
plébéiens.. Le peuple commence à se rassembler et à entrer en rébellion. De cette rumeur, le
gouvernement sait la nature mensongère et l’origine : Manlius Capitolinus, ce héros d’hier qui
avait sauvé le Capitole, ne supporte pas la première place accordé aujourd’hui à Furius Camille
pour son courage qui a permis de délivrer Rome de l’oppression des Gaulois. Ne parvenant pas à
semer la discorde au sénat, il répand secrètement ces faux bruits sans preuve en mésusant de
l’autorité de sa gloire. Il y a urgence : la république à peine sorti d’un péril extérieur ne peut se
permettre d’être déchiré par un danger intérieur, la dissension civile. Il faut dénoncer
l’imposture de Manlius, mais comme l’on ne dispose pas de preuves d’avoir donné cet argent aux
Gaulois, l’affaire ne peut se régler facilement, et, dans la vacance du droit ordinaire, la corruption
de Manlius menace de ruiner l’État. Or, il y a vacance du droit ordinaire : comment faire
comparaître Manlius sur simple présomption, comment établir la preuve qu’il est à l’origine de
la rumeur, comment faire la preuve que le trésor a bien été livré aux Gaulois en échange de la
liberté ? Il faut donc recourir à une autorité extraordinaire. L’indignation, passion vertueuse ici,
dicte la nécessité d’agir et de proclamer l’état d’urgence, tout en respectant les formes et les
conditions strictes de la création et de l’emploi d’un pouvoir extraordinaire : « Le Sénat,
mécontent, indigné, crut la position et le moment assez périlleux pour créer un dictateur qui prît
connaissance de ces faits et réprimât l’audace de Manlius ».

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Il le fit en organisant une scène publique, en la faisant resurgir seule capable d’obliger à la
transparence. Le dictateur fait citer Manlius sur le champ. « Ils marchent publiquement, écrit
Machiavel, l’un contre l’autre, écrit Machiavel, le dictateur au milieu des Grands et Manlius au
milieu du peuple. La scène politique majeure est convoquée in situ : les Grands entourent leurs
représentants, le peuple, dans son égarement, suit l’homme providentiel ». Le dictateur presse
Manlius de déclarer où est cet argent qu’il disait avoir été enlevé, le Sénat étant empressé de
l’apprendre que le peuple lui-même. Manlius ne répond rien de positif. Il a recours à des
réponses évasives, soutient qu’il n’est pas nécessaire de leur dire ce qu’ils savent si bien. À
l’instant le dictateur le fait traîner en prison ». L’exemplarité de la résolution de ce faux-
semblant de conflit susceptible de corrompre tout le corps politique se montre ici selon ses
coordonnées. Il a fallu recourir à un pouvoir extraordinaire capable de surseoir à la constitution
sous les conditions strictes des dispositions constitutionnelles de la dictature (instauration de la
dictature dans un état d’urgence, par un pouvoir qui nomme le dictateur et n’en exerce pas lui-
même la fonction, pour une mission ciblée, une action ponctuelle ne pouvant excéder un temps
limité, toujours sous l’étroite surveillance réciproque de toutes les institutions en place). Mais il
a fallu non moins savoir faire resurgir la scène publique, faire venir les témoins, et faire appel à
une rhétorique de la publicité seule capable éventuellement de confondre le faussaire, de le
forcer à exhiber ses faux-fuyants, parier sur l’aléa de la scène et les effets de scène.

C’est bien à l’État que revient, en dernière instance, de réinscrire la division légitime du politique
et de la contenir dans de justes bornes, en recourant à des moyens ordinaires ou extraordinaires.
Rôle nécessaire et transhistorique seul capable de dissiper les faux-semblants de conflit qui
prennent des prétextes souvent analogues. Ainsi, en ce même chapitre des Discours, Machiavel
rappelle le cas de Florence : Florence qui s’adonnait à des calomnies de tout genre envers les
gouvernants : « on disait de l’un qu’il avait volé le trésor public ; de l’autre qu’il n’était pas venu
au bout de telle entreprise, parce qu’il s’était vendu ; enfin, on reprochait à un troisième les
fautes les plus graves commises par ambition ; source perpétuelle de haines, de divisions, de
partis, qui amena enfin la ruine de l’État ! » Ce qui manque à Florence, c’est, sur fond
d’insuffisance humorale du corps, l’existence d’un pouvoir tiers, fort de sa légitimité et de ses
moyens de recours, comme de tout l’éventail de la légitimité et de la puissance.

Ce qui fait la cohésion du corps politique, c’est ce que Machiavel nomme la nécessité. Il ne faut
pas entendre par là l’intelligence d’un intérêt général dont les citoyens reconnaissent qu’il doit
l’emporter sur leurs dissensions et qui les conduit à les faire taire, mais la façon dont les
humeurs se contiennent l’une l’autre, où la puissance d’une humeur est contenue par la
résistance de celle de l’autre et réciproquement. Le rapport politique est la résultante d’une
double résistance. Certes, une certaine identité des humeurs travaille, par leur asymétrie, à
l’accord dans le désaccord, à la cohésion dans la disparité. Mais l’humeur ne représente, pour
chacun de ces deux acteurs politiques que ce que l’on pourrait appeler la tendance lourde. À tout
moment une de ces forces politiques, le peuple, peut dévier de sa pente et , empruntant la voie
de l’ambition, se corrompre, et, par là, en venir à corrompre tout le corps politique. C’est la
raison pour laquelle il s’agit de canaliser l’humeur respective et l’obliger à se maintenir dans la
conséquence avec soi et accepter de se fixer sur ses propres limites. Ainsi, l’institution du
tribunat et des magistratures qui relèvent de la faculté d’accuser est à la fois l’inscription
expressive de l’humeur du peuple (le désir de ne-pas être commandé et opprimé par les Grands)
et ce à quoi le peuple fut, nous dit Machiavel, contraint par la nécessité (Discours I, 37). Celle-ci

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tient, au premier chef, à la résistance due à la compression, quasi mécanique, de la force adverse.
Il y a là conjugaison d’un mouvement naturel et d’un mouvement violent.

Mais la nécessité n’est pas seulement le fait du rapport duel, elle est déterminée par la puissance
tierce du pouvoir d’État, que celle-ci soit, comme dans le cas d’une principauté, le fait d’un
Prince, ou, dans le cas de la république, de la solidarité entre les institutions qui sont l’émanation
de la diversité des forces politiques. Dans un cas comme dans l’autre, le pouvoir d’État est
toujours l’expression d’une relation simultanée d’appartenance et de détachement, d’autonomie
relative et d’émancipation circonscrite à l’égard de son groupe d’origine. L’instance qui
représente le détachement de son groupe d’origine, l’éclaireur et comme la sécession, présente
dans le cas de la principauté comme de la république, et, avec le plus de force dans les
institutions de la république, a pour rôle de contraindre par nécessité les différents acteurs
politiques en les maintenant dans leurs limites respectives, en relativisant les conflits
secondaires et démasquant les conflits imaginaires. C’est l’instance gouvernementale et le lieu
d’élaboration des lois et des dispositions constitutionnelles dans leur vigilance. Elle le réalise par
l’exercice d’une faculté judiciaire et d’une faculté législative.

Les lois et les mœurs

Aussi, en ce sens, les bonnes lois font les bonnes mœurs, en les inscrivant dans le droit sillage.
Mais, en un autre sens, les bonnes mœurs font les bonnes lois. Elles rendent bonne l’effectuation
des dispositions législatives et permettent à l’arbitrage de prendre effet. Ainsi, pour reprendre
l’exemple antérieur, l’action judicative du dictateur et la justesse du dispositif constitutionnel
rendent possible le retour du flux de l’humeur du peuple dans ses limites, reproduisant les
bonnes mœurs ; mais, en même temps, cette action et ce dispositif ne pouvaient avoir un tel
impact positif qu’en raison du fait que ces mœurs n’étaient pas trop altérées. Dans le cas
contraire, elles eussent été sans force : car telle est la définition du régime qu’il tient à l’accord
convenable, au rapport de correspondance entre les lois et les mœurs. Aussi, la corruption tient
à l’inadéquation du rapport au point que, selon Machiavel, de très bonnes lois en complet
déphasage avec des mœurs très dégradées peuvent, selon Machiavel, avoir un effet exactement
inverse à l’effet escompté et accélérer la corruption du corps politique au lieu de l’endiguer, s’il
est vrai qu’ « il faut à un malade un régime différent de celui qui convient à un homme sain, et la
même forme ne peut convenir à deux matières en tout très différentes ». Toute la question est ici
celle de la règle de correspondance ou de non correspondance entre les lois et les mœurs. Elle ne
signifie pas qu’il s’agirait d’aligner les lois sur les mauvaises mœurs dans une sorte de révision à
la baisse de l’exigence politique, mais de trouver une voie différente d’excellence dans
l’établissement du rapport approprié.

Mais, si les bonnes lois font les bonnes mœurs et les bonnes mœurs font les bonnes lois, n’y a-t-il
pas ici un cercle qui ne permet pas de déterminer l’origine ou qui font d’un des deux la véritable
origine sans que l’on puisse en sortir ? Au point que l’on soit en droit de se demander comment
la moindre corruption peut elle avoir lieu dans la réitération incessante de ce cercle, comment
peut-il exister autre chose qu’un cercle indéfiniment vertueux ? Si Machiavel ne tombe pas dans
le vice de forme du cercle vertueux, c’est en raison de la prise en compte de multiples lieux de
l’indétermination politique. Car, d’une part, la division légitime des humeurs ne fait pas le tout
des mœurs ; d’autre part, si les bonnes lois rendent bonnes les mœurs, il n’est pas dit par là que
les lois qui tiennent à la division politique légitime ni que le registre des lois, à lui seul, opère en

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la matière. Lorsque Machiavel déclare que les bonnes lois font les bonnes mœurs, ce n’est ni
pour réserver l’exclusivité des mœurs au conflit des humeurs ni pour réserver l’exclusivité de la
détermination positives aux seules lois, car entre les lois et les mœurs, d’autres déterminants
interviennent. Ainsi, les bonnes mœurs ne maintiennent les bonnes lois et les bonnes lois elles-
mêmes ne déterminent les bonnes mœurs que si la probité et la religion intercède
favorablement. De là, l’importance de la médiation religieuse, exemplaire dans le cas de la
république romaine, du fait même qu’il s’agissait bien là d’une religion déterminée (en excès sur
le politique et sur toute instrumentalisation fonctionnelle ) et d’une religion politique à part
entière, — bien qu’elle ne soit pas politique de part en part —, intensément active dans la
régulation du corps politique. La religion des Romains ne fut pas une religion civile, mais ce fut
une religion civique. C’est pourquoi la probité religieuse est essentielle à la bonté des mœurs et
au maintien de l’effectivité des bonnes lois ; car, comme l’écrit Machiavel, « là où cette probité ne
règne pas, on ne peut attendre aucun bien » (Discours I, 45). De là, l’importance de la fondation
numéenne qui succède à la fondation romuléenne, comme les dispositions touchant les mœurs
viennent à la fois soutenir et adoucir les dispositions touchant les lois.

La question religieuse entre dans l’efficace (dans la vérité effective) de la nécessité. Cette probité
religieuse n’est pas le respect de la pureté des mœurs : il s’agit d’une probité politique qui n’est
pas simple mais très composée. L’exemple de l’état de la religion chrétienne dans l’Italie des
Papes dont nous parle Machiavel nous le fera comprendre Une religion tient, comme tout corps
mixte, à une composition particulière qui doit être respectée et qui est l’accord de son devenir
avec son principe. Raison pour laquelle Machiavel nous dit que, comme les corps politiques, les
religions doivent pouvoir se ressaisir dans le principe, et l’un des torts de la religion chrétienne,
telle qu’elle est pratiquée par les Papes corrompus, est bien de ne pas se corriger par le retour
aux principes de la vie chrétienne, alors même que nous dit Machiavel, si elle n’avait pas été
ramenée vers son commencement par Saint François et par Saint Dominique, elle eût été
complètement éteinte. C’est, nous dit Machiavel, par le retour à la pauvreté et à la fidélité à la vie
du Christ, que l’un et l’autre posèrent de nouveaux ordres à tel point que la malhonnêteté
actuelle des prélats et des chefs de la religion ne causent toujours pas sa perte (Discours III, 1).

On remarquera ici que la corruption de la religion (et de son corps mixte) n’est pas identique à
celle du corps politique. Mais, si, comme religion, la religion chrétienne trouve encore de la
ressource à se maintenir par la gloire des exemples et la pauvreté des ordres malgré la
corruption éhontée de l’Église romaine, cette religion, dans sa détermination même et malgré le
ressaisissement antérieur, ne peut jouer un rôle politique qui puisse conforter la légitimité
politique, et, pour une raison elle-même, très composée. Religion de la faiblesse, de la servitude
et de l’inaction, religion de l’impouvoir, elle ne peut œuvrer dans le sens de la vertu politique.
Elle ne peut que la corrompre, et ce, quelle que soit l’option immorale ou morale choisie. Le Pape
ne peut pas être un prophète armé sans altérer grandement les principes internes de sa religion
et ceux de la politique, car, ce faisant, il opère une confusion des rôles entre une religion de
l’impouvoir et l’exercice du pouvoir politique, ce qui produit ce monstre historique : l’hégémonie
d’autant plus tyrannique d’une autorité qui vise le pouvoir politique par les moyens de
l’impouvoir. Nous retrouvons le sens de la corruption comme confusion des rôles élevé à un plus
haut degré : car il s’agit ici non plus d’une confusion des rôles du politique mais de la confusion
entre le rôle politique et celui d’une autorité d’un tout autre ordre. Qu’il s’agisse d’un Pape
immoral ou d’un exemple de vertu morale comme Jérôme Savonarole, cela importe peu : qu’il y
ait ou non corruption morale, il y a corruption politique dès lors qu’une religion impolitique

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prétend exercer le pouvoir politique. Ce n’était le cas ni de la religion de Moïse, prophète armé,
ni de la religion de Numa, ni de la religion juive ni de la religion romaine, deux religions tout à
fait compatibles avec l’exercice de la vie politique et de la formation des mœurs propres à la vie
civile, deux religions qui ne dérogeaient pas à leurs principes dans le fait d’exercer la fonction
politique, et qui ne cherchaient pas à avoir par une voie ce qui ne se peut obtenir que par une
autre. Ici, l’équivoque est ravageuse sur le plan moral et politique. Il n’y a pas là ambiguïté, il y a
pleine équivoque, contradiction dans les termes. Car Jésus est le prophète du désarmement.

Le pouvoir d’État et la fonction Prince

Il revient toujours au pouvoir d’État d’exercer une fonction princière. Nous avons vu qu’il est
question d’arbitrer, mais cet arbitrage tient au poids de la puissance du pouvoir d’État par elle-
même et pour elle-même. Aussi, c’est une vérité élémentaire du politique que l’exécutif doit
cumuler dans l’ambiguïté la puissance et la légitimité. Si le peuple consent à être commandé par
le pouvoir d’État, c’est du fait de ce caractère indissociable en la matière de la pleine puissance et
de la pleine légitimité, du respect de cette ambiguïté constitutive. Que l’on ait affaire à une
principauté, une monarchie ou une république, la fonction princière, avec ce qu’elle implique de
dissimulation, est incontournable.

Le modèle de cette fonction est l’exemplarité du Prince sans qualités. Le Prince doit jouer sur
une scène de théâtre et selon différentes acceptions. Quelques qualités qui soient les siennes, il
doit jouer certaines qualités requises. Le public de la société, c’est-à-dire de l’ensemble des
forces politiques en général, demande qu’il se présente sous ces qualités. L’important n’est pas
ici qu’il se montre tel qu’il est, mais qu’il se présente de telle et telle manière.

Ainsi, en un premier sens, et quelle que soit l’effectivité de sa politique, le Prince doit présenter
les qualités qui le font aimer comme la pitié, l’humanité, l’intégrité, les qualités de bonté. La
dissimulation paraît envelopper ici une dissociation de l’être et du paraître, et sous ce mode,
d’avoir à se dérober à toute transparence. Le Prince est d’abord celui qui se présente et sait faire
les présentations, contribuer aux présentations des forces politiques. Il est le maître d’œuvre de
la représentation politique. Rien n’est plus opposé au rôle du pouvoir, ruineux et détestable, que
de se montrer à nu au lieu de se présenter, car c’est par un même geste de dissimulation qu’il
répond à la séparation nécessaire entre le privé et le public jouant un rôle décisif dans la
constitution de l’espace public et qu’il fait la démonstration de sa puissance.

Mais, en un second sens, le Prince doit faire bien davantage et jouer un rôle bien plus difficile. Il
doit présenter les qualités que « la qualité des temps » exige, et ces qualités tombent sous le
coup d’une variété et d’une hétérogénéité incessantes. Les temps changent très vite et il faut
présenter aujourd’hui une qualité tout à fait différente de celle requise hier, passer de la
patience à l’impétuosité ou l’inverse, de la modération à un courage extrême. Ce pouvoir de
métamorphose de la fonction Prince ne doit pas être entendu dans le sens où l’adaptation aux
temps nouveaux signifierait en suivre le vent et se laisser mener comme en laisse par lui dans
une sorte de dissolution due à une plasticité mimétique, mais il faut, au contraire, savoir trouver
le nouvel écart convenable par rapport à ce cours du temps. La réponse adéquate n’est pas celle
qui adhère à la situation, qui prend la couleur du temps, mais qui sait en répondre, car il ne s’agit
précisément pas là de se laisser porter par le cours de la Fortune, mais toujours, d’une manière
ou d’une autre, de le maîtriser. Mais passer d’une qualité à une opposée, selon ce que la situation

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exige, c’est parvenir à maîtriser en soi-même le trait de caractère dominant, le naturel, quel
qu’en soit l’origine (donnée ou acquise) et se soustraire à la séduction d’un caractère qui, dans
les circonstances antérieures, a fait ses preuves, ce qui implique de faire l’épreuve d’une certaine
contrariété intérieure et la preuve d’une virtù (alliant ingéniosité et courage) superlative. Ces
difficultés renvoient, cette fois, à une difficulté ontologique. Gouverner, c’est gouverner sur le long
terme, et sur cet espace de temps, ces qualités sont si diverses et opposées entre elles que la
contrariété n’oppose pas ici l’être et l’apparaître, mais renvoie bel et bien à une contradiction
dans l’apparaître, (comme dans l’être), et c’est la raison pour laquelle Machiavel nous dit que le
Prince doit avoir toutes ses qualités en lui-même. Il doit d’ailleurs avoir toutes ses qualités et
faire montre de qualités hétérogènes et dissemblables qui ne peuvent composer un sujet, du fait
de l’hétérogénéité entre ces réponses adéquates à des situations très différentes (Le Prince,
XXIV).

L’absence de transparence ne tient pas alors à la dissociation entre l’être et l’apparence, mais à
la cohérence brisée du sujet que la fonction Prince doit accomplir. L’ambiguïté n’est pas ici celle
de la dissociation entre l’être et le paraître et de la dissimulation du sujet, mais du paraître
comme de l’être, et de la dissimilation. L’ambiguïté du Prince ou de la fonction Prince est celle de
cette opacité légitime. Il s’agit pour le Prince ou le pouvoir qui l’incarne de parvenir à n’avoir
aucune qualité propre, à perdre toute cohérence d’une personnalité et à dissoudre la forme de sa
subjectivation par contrôle de soi.

Le Prince est le support nécessaire de la cohérence brisée de l’exécutif, mais ce qui rajoute à
cette difficulté est qu’il doit marquer les temps de son empreinte, de sa signature, de la formue
d’une virtù singulière et reconnaissable. C’est en répondant à ces deux conditions contraires qu’il
se présente comme saisissant et insaisissable, déterminé (nettement ami ou nettement ennemi)
et imprévisible. Il faut que l’on sache à qui l’on a affaire (et ce n’est ni l’atermoiement ni l’entre-
deux qui peuvent convenir) et qu’on ne puisse pas, pour autant, l’identifier à une posture. Ce rôle
est si difficile que la figure du Prince machiavélien est bien celle, utopique d’un idéal impossible
à réaliser, que les grands Princes ne font qu’approcher. Le Prince doit ainsi se mesurer à un idéal
impossible — et c’est là l’utopie du rôle — car il doit parvenir à ne pas avoir de qualité propre, à
se dérober à toute identification à une personnalité dans le même temps où il doit marquer les
temps réunis de l’empreinte d’un effet d’identité déterminé.

En tous ses sens, le Prince machiavélien dessine la figure utopique d’un Prince impossible dans
sa notion même : les deux déterminations , un Prince sans qualités et le Prince d’une qualité
d’une telle éminence qu’elle est, selon l’expression de Machiavel, superlative, relèvent , chacune
pour sa part, de l’irréalisable, tandis que la combinaison des deux elle du relève ce caractère
irréalisable à un niveau plus supérieur encore et représente comme un cercle carré ou une
contradiction dans les termes. Cette utopie, c’est celle du réalisme. Elle n’en définit pas moins
des directions qui sont des praticables pour l’action des princes effectivement possibles. Ces
difficultés se trouvent atténuées dans le cadre de la République qui peut jouer différents princes
selon ce que la situation exige (Discours III, 9) mais la cohérence brisée se réitère à l’échelle de la
figure générale de l’État. Si les difficultés inhérentes à la fonction-Prince peuvent être tempérées,
elles demeurent irréductibles.

La dissimilation du sujet du Prince ou de l’instance princière du Pouvoir d’État se joue presque


immédiatement. La condition d’in-transparence se joue très vite dès lors que le même Prince

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doit se présenter dans le même temps comme pitoyable et cruel. Car la cruauté également est de
l’ordre de la qualité requise pour le paraître. Ainsi César Borgia se présente ayant des qualités de
bonté et de compassion dans le même moment où, sous un mode qui ne passe plus ici par la
parole, il donne l’image (et l’effectivité) de sa cruauté.

La condition de non-transparence majore la cohérence brisée ou opère à plein la


« désubjectivation ». Elle se montre à vif dans l’exemple de l’action d’éclat de César Borgia : après
avoir nommé un lieutenant cruel Ramiro d’Orco qui rétablit l’ordre en employant des moyens les
plus violents et met fin à la corruption de l’État perpétrée par de petits seigneurs, il accueille la
protestation publique des tribunaux érigés par le peuple, pour, au dernier moment, le faire
secrètement assassiner en place publique avec la marque de sa signature près du corps, un
couteau de César Borgia.

Réfléchissons bien à ce qui se passe ici : Le Prince se montre dans toute l’ambiguïté de sa
légitimité et de sa puissance : d’un côté, il rend justice par la sanction infligée contre son
lieutenant et répond au vœu de la vindicte populaire ; de l’autre, il dérobe l’exécution de la
sanction au pouvoir du Peuple et destitue les tribunaux populaires et effectue par là une
démonstration de force puissamment dissuasive à l’égard de quiconque, son pouvoir absolu. Or,
comment ne pas remarquer ici la surimpression de la dissimulation (avoir nommé un lieutenant
féroce pour ensuite feindre d’en être surpris) et de la dissimilation de soi (se montrer
simultanément et par le même geste plein de compassion envers le peuple et de cruauté, dans
l’ambiguïté entière de la puissance et de la légitimité) et de telle manière qu’il n’est pas un sujet.
C’est bien cette assomption de l’ambiguïté de la puissance et de la légitimité, sous des modes de
non transparence (dissimulation et dissimilation, dissociation de l’être et du paraître,
décomposition de la forme-sujet) qui arrête la corruption. Le peuple l’entend, demeurant à la
fois satisfait et stupide, dans le contentement et l’hébétude.

On mesure ici combien l’assomption de plusieurs registres de l’ambiguïté du pouvoir représente


la meilleure garde contre la corruption. Il revient à la fonction Prince de prévenir la montée en
puissance de la corruption en s’attaquant au mal par les moyens les plus violents et dans
l’emploi du secret d’État. Car s’il convient de s’attaquer à la corruption par des moyens droits
dans les conditions qui sont celles de faire la clarté, il est aussi requis, et non moins
impérativement, de prendre les devants en attaquant la corruption grandissante, par le recours
à des moyens obliques et dans des conditions qui sont celles de la dissimulation et de la
dissimilation, de la feinte et de l’opacité.

L’exemple de César Borgia est porteur d’une vérité générale du rôle de la fonction Prince,
indélogeable de toute politique, quel que soit le régime et quel qu’en soit le mode. C’est en même
façon qu’à la fondation de Rome, Romulus pose les premières pierres de la constitution en
donnant l’impulsion au corps politique, en assumant cette ambiguïté entre la légitimité et la
puissance, telle que, à travers le meurtre de Rémus, il fonde l’État. Qu’il y ait là une ambiguïté
indémêlable, c’est ce que signifie Machiavel, lorsqu’il demande qu’on suspende la louange
comme le blâme devant le caractère indécidable et déterminé de cette action : le fait l’accuse, le
résultat l’excuse. La formule n’équivaut pas au slogan selon lequel la fin justifie les moyens. Car,
pour toujours, tandis que le résultat l’excusera, le fait l’accusera. C’est cela même qui laisse
hébété et sans voix devant l’indémêlable. Or, il faut entendre le dire de cette ambiguïté depuis sa
situation dans l’ouvrage des Discours, comme intervenant bien après l’affirmation de la fécondité

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des humeurs et de leurs tumultes au fondement de la liberté, en Discours, I,9 après Discours, I,4
et I,5. C’est que ce moment n’est pas seulement premier, il habite et il hante tout le politique, car
il représente, à chaque moment, le rôle du pouvoir. Davantage, la récurrence est première,
originaire, et le Prince qui fonde est le même que celui qui refonde. Elle est présente de façon
récurrente lorsqu’il s’agit de la refondation de Rome avec le cas de Junius Brutus, fondateur
l’État de Rome non plus comme royauté mais comme le fondateur de la République romaine, où l’on
voit se conjoindre l’ambiguïté de la puissance et de la légitimité républicaine, la pratique du
secret d’État, de l’action non couverte parce que préventive, afin de détruire dans l’œuf la
corruption de la République. Son geste inaugural est de faire arrêter ses propres enfants en
s’obligeant à assister à leur supplice. Démonstration de légitimité et démonstration de force qui
laissent sans voix. Épreuve de vérité à tous égards.

Elle est présente au plus haut point dans la nécessité d’arrêter net la corruption aboutie du corps
politique en régime républicain par le recours au pouvoir presque royal d’un homme contraint
d’employer des moyens extraordinaires pour restaurer les principes de la loi et faire en sorte
que l’État se ressaisisse dans ce qui est le plus à son principe même. Ambiguïté ici aussi qui
touche à la « désubjectivation » d’un sujet bon capable d’employer des moyens mauvais, et, par
là, d’être mauvais, ou d’un sujet mauvais capable de finaliser ses actions mauvaises en vue d’une
fin bonne (Discours I, 18). L’ambiguïté du pouvoir et de la liberté requiert toujours l’existence
d’un sujet capable d’endurer la contradiction (et non de la justifier, ce qui serait le cas du
moralisme politique). C’est une récurrence de la fonction-Prince que la traversée du
contradictoire et la garde de l’ambiguïté pour prévenir, arrêter ou dépasser tout état de la
corruption : la corruption à ses débuts, celle qui monte en puissance, ou celle pleinement
développée. Ce qui fait la différence entre le légitime et l’illégitime, ce n’est ni la pureté de
l’action ni la justesse de la fin, c’est que le légitime se situe dans l’ambiguïté entre justice et
puissance, alors que le mal, quant à lui, c’est la puissance seule, sans ambiguïté.

Le perspectivisme et la vérité effective

Cette configuration doit se comprendre depuis la reconnaissance d’un aspect central de la


pensée machiavélienne : le modèle perspectiviste dans la compréhension du rapport entre le
pouvoir et le peuple dans son ensemble (l’ensemble des forces politiques), et la découverte d’un
problème : comment articuler perspectivisme et vérité effective ? Cet aspect et ce problème nous
permettent de cerner de plus prés les termes de la question de la garde de l’ambiguïté et de sa
relation avec la santé effective du corps politique.

La distinction inaugurale du Proemio du Prince est, à cet égard, éclairante et revêt une valeur
symbolique pour la cartographie de tout régime politique, c'est-à-dire également pour la
république. Elle oppose le point de vue de la montagne (la fonction-Prince) et celui de la vallée
(le peuple) comme deux points de vue ou perspectives qui ne peuvent s'unifier, deux moitiés du
corps politique qui ne peuvent se réunir. « Car, écrit Machiavel, comme ceux qui dessinent les
paysages se placent en bas pour observer la nature des montagnes et des lieux élevés et pour
observer celle des lieux bas se placent en haut sur la montagne, de même, pour bien connaître la
nature des peuples, il faut être prince et pour bien connaître celle des princes, il faut être du
peuple ». Ce passage reprend, pour le transférer au champ politique un passage de Léonard de
Vinci dans son Traité de la peinture : « Et si du fond des vallées il veut apercevoir des hautes
montagnes, ou des hautes montagnes les vallées basses, ce qu'il y a dans l'univers par essence,

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présence ou fiction, le peintre l'a dans l'esprit d'abord, puis dans les mains et celles-ci ont une
telle vertu qu'elles engendrent à un moment donné une harmonie de proportions embrassée par
le regard comme la réalité même ».

La possibilité de réunir les perspectives en une harmonie n'est pas anecdotique. L'invention de
la perspective fut pensée à Florence, comme le souligne Daniel Arasse, comme institution du
politique afin d'échapper aux tumultes et à la désunion. N'oublions pas que la perspective fut
d'abord nommée commensuratio : elle fournit le paradigme de la commensuration (la commune
mesure réglée) entre l'homme et Dieu et entre les différentes forces sociales. Elle pose
l’existence d’un bon point de distance depuis lequel s’ouvre l’espace de telle façon que si,
désormais, le point est inclus dans un espace infini qui ne fait plus centre de rien, en un tout
autre sens, c’est le point qui comprend l’infini, qui le cible et qui l’atteint.

Or, c'est bien cette interprétation qui se trouve à la fois convoquée et modifié en profondeur par
Machiavel. La reprise de l’invention de la perspective sur le terrain politique prend pour
Machiavel une tout autre portée. Se trouve congédiée l'idée d'un accès a priori à la totalité du
paysage en une seule vue. Il faut renoncer à l’idée platonicienne de la vision d’ensemble.
Chacune de ces deux parties, le pouvoir ou le peuple ne détient qu’un point de vue partiel et
partial, une moitié du manifeste sans qu’il soit possible de recoller les deux moitiés, ce qui
supposerait de pouvoir se tenir aux deux places. Personne ne peut se déplacer d’un point de vue
à l’autre et chacun des points de vue perçoit seulement l’image de l’autre : aucune des forces ne
se perçoit elle-même et elle n’a jamais vue que sur l’image de l’autre. Le Prince ne se voit pas et
le peuple non plus.

Cela implique d’abord que, chacun ne détenant qu’une moitié du réel, personne n’a vue sur le
tout du corps politique qui échappe également, par voie de conséquence, à sa propre perception.
Tout savoir politique est un voir fragmentaire, et il est de l’essence du tout de la vérité de se
dérober à nos prises. Du savoir politique, il n’y aura jamais que des fragments qui échappent au
principe de non-contradiction et qui ne peuvent former de tableau synthétique. La vision
synoptique, celle-là même qui préside à la construction de la perspective, n'est qu'illusion. Aussi
ne peut-on donner un tableau du rapport politique, mais donner à voir ce champ de bataille du
point de vue de chaque bord, en un triptyque de la bataille que l'on ne pourrait pas même réunir,
comme dans l'œuvre de Paolo Uccello. La synthèse est une question.

Cela implique, ensuite, que le rôle du Pouvoir est de calculer l’effet d’image qu’il produira de lui-
même et de pouvoir jouer sur l’ambiguïté de celle-ci pour un sujet spectateur qui fait
l’expérience constante du caractère parcellaire de sa vue, mais aussi, en l’absence d’ubiquité,
d’être un grand demandeur d’informations sur sa demande exclusive sur la façon dont le
pouvoir princier est perçu et c’est le rôle du Prince d’évaluer la déformation qu’ils donnent des
informations que les conseillers transmettent. La vérité effective est, en partie, la vérité des
effets. Mais le pouvoir d’État n’a pas qu’une vue du peuple, ou plutôt, de sa place ou de son point
de perspective, la perspicacité de sa vue sera d’avoir une vue partielle du retentissement de son
image sur le comportement du peuple, il doit saisir la réfraction de son image, c’est-à-dire, pour
partie, déchiffrer sur le visage du peuple, la façon dont le peuple le voit, de sorte qu’il a une vue
allusive qui en élargit le champ.

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Le perspectivisme, référé à l’hétérogénéité des points de vue, traduit l’asymétrie et l’échange
inégal dans la reconnaissance réciproque. À cet égard, Machiavel rompt, pour partie, avec l’idée
du modèle harmonique du perspectivisme, avec l’idéal de la commensuration , tant la virtù de la
fonction Prince est discordante avec l’humeur du peule qui est tournée contre le
commandement, et leur accord est toujours une concordia discors. Il s’établit comme une
rencontre depuis la dissonance. Enfin, ce perspectivisme ne signifie d’aucune façon le
relativisme des points de vue, et, à cet égard, la vérité effective, c’est celle du résultat réel et non
la résultante de la réflexion de la diversité des points de vue. La notion de vérité effective oscille
entre la vérité de l’effet et la vérité de ce qui est objectivement accompli.

Autant de raisons pour lesquels il faut complexifier la dimension du voir et ne pas s’en tenir à
elle. Si la question n’était simplement que de voir, il n’y aurait aucun savoir de vérité et nous
serions renvoyés à un pur relativisme des points de vue, à une évaporation des faits. Il n’en est
rien. Machiavel nous en avertit : « Tous les hommes jugent plus par les yeux que par les mains ;
car il échoit à chacun de voir, à peu de percevoir [toucher]. » (Le Prince, XVIII). Une formule à
entendre dans toutes ses complexités. Car Machiavel ajoute : « Chacun voit ce que tu parais, peu
perçoivent ce que tu es ; et ce petit nombre ne se hasarde pas à s’opposer à l’opinion d’une foule
qui a la majesté de l’État qui la défend ; et dans les actions de tous les hommes, et surtout des
Princes où il n’y a pas de tribunal à qui recourir, on considère la fin.». Si Machiavel ajoute que le
grand nombre ne fait que voir et que dans le monde il n’y a que le grand nombre c’est pour
indiquer deux conséquences : la première est précisément que toucher, c’est complexifier le voir,
c’est saisir que la vue du grand nombre est décisive, ce que le point de vue relativiste manque
nécessairement de prendre en compte, chacun ne suivant que sa prise de parti, son opinion, sans
considération du point de vue déterminant ; la seconde, c’est pour nous dire qu’il revient au
pouvoir princier de ne pas s’en tenir là, mais saisir l’objectivité de l’acte qui excède le jeu des
miroirs et le renvoi des images, qu’il s’agit d’enjamber l’imaginaire tout en en tenant compte,
c’est-à-dire en l’incorporant dans la composition du résultat. Ainsi, il faut juger aux mains et non
aux yeux, juger aux mains ce que l’on n’a pas d’abord dans les yeux, et comprendre, par là, et la
partialité irréductible de l'appréhension, et l’effectivité d’un tout qui échappe à la
représentation, qui inscrit l’irréductible d’un réel comme une trace ineffaçable qui déclasse la
pluralité. Le tout n'existe qu'à la limite de la représentation. S’il n’existe pas de transparence,
c’est bien parce qu’aucune vue ne peut prétendre naïvement voir le tout, mais qu’elle ne perçoit
jamais les choses que de son point de vue, quelle que soit sa capacité à en élargir le champ.

Le moindre mal

La riposte contre la corruption est un acte qui commence dès le premier moment, de sorte qu’il
convient de dire que la prévention est déjà une riposte. Elle présente d’emblée le caractère d’un
mouvement violent qui pare à une bien plus grande violence. Dans tous les moments du
politique qui scandent le long cours d’un État et d’une société, Machiavel recommande de façon
non systématique mais significative une certaine détermination dans l’usage de la violence : c’est
celle de l’instauration de la loi et de la fondation de l’État, son lancement ( Romulus), celle de la
violence des conflits entre les forces politiques porteuses de légitimités différentes (qui viennent
enrayer les luttes de factions et exprimer le plus de vie de la république (Le Prince, V ; Les
Discours, III,9 ) ; c’est aussi celle de la sévérité de la loi qui ne doit pas transiger avec la fermeté
de la sanction (comme on le voit dans le commentaire machiavélien de l’épisode des Horaces et
des Curiaces (Discours I, 22 et 34) et c’est encore celle de la nécessité du ressaisissement dans le

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principe exercé par un pouvoir royal ou presque royal, au bord de l’illégalité et en tous points
extraordinaires (Discours I, 18), ou la nécessité requise de la guerre extérieure lorsque la liberté
de l’État est en péril. Or, tous ces usages du mal sont reconnus par tel par Machiavel comme, à
chaque fois, le caractère ordinaire de l’extraordinaire qui fait qu’en un sens, la politique ne
présente jamais le caractère d’une paisibilité normale : elle est d’abord l’art de faire face aux
situations extrêmes qui requiert la virtù, et même lorsque cette virtù est celle de la modération
où il s’agit d’une modération sublime (Numa). Il y a ainsi une récurrence de l’usage du mal,
toujours configuré différemment. Or, en chacun de ces « moments » politiques, il s’agit de lutter
contre la corruption en germe ou développée. L’emploi du mal est, chaque fois, fait pour enrayer
un mal bien plus grand dans la société et, en retour, dans la violence à laquelle l’État serait alors
conduit dans une politique de répression massive. La formule en est livrée au chapitre VIII du
Prince :

« On peut parler de bon usage (si du mal il est licite de dire du bien) pour les cruautés qui se font
d’un seul coup, pour la nécessité de sa sûreté, et puis on ne s’y enfonce point, mais on les fait
tourner au profit des sujets le plus qu’on peut. Il y a mauvais usage pour celles qui, encore
qu’elles soient d’abord peu nombreuses, vont avec le temps plutôt croissant que s’apaisant. » (Le
Prince, VIII). Cette violence de la fonction Prince se réitère lors des moments de la fondation et
pour les mêmes motifs : devant le déploiement, cette fois, d’une corruption à découvert et
parvenue à maturité, il est requis de faire usage, afin de juguler la corruption obvie, d’une forme
de violence analogue dans ses modalités : le grand coup dans sa cruauté et sa soudaineté.

« Il serait à désirer qu’il ne se passât pas plus de dix ans sans qu’on vit frapper un de ces grands
coups : ce laps de temps suffit pour altérer les mœurs et user les lois ; et s’il ne survient pas un
événement qui renouvelle le souvenir de l’exécution et remplisse les esprits de terreur, il se
trouve bientôt tant de coupables qu’on ne peut plus les exécuter tous sans danger.» (Discours III,
1) Usage violent et soudain, régulier, rappelant à la mémoire du mal celle de la Loi qui ranime les
forces de la virtù. Ces usages du mal qui constituent un fil directeur de la pensée machiavélienne
de la légitimité politique en lutte contre la corruption, présentent deux caractères tout à fait
remarquables :

Le premier est celui de ce que nous pourrions appeler la franchise du mal. Ainsi Machiavel écrit :
« Les hommes se décident ordinairement à suivre des voies moyennes qui sont encore bien plus
nuisibles, parce qu’ils ne savent pas être ni tout bons, ni tout mauvais » (Discours I, 26). « On en
conclut que les hommes ne savent être ni parfaitement bons, ni criminels avec grandeur ; et que
lorsqu’un crime présente quelque caractère de dignité, de magnanimité, ils ne savent pas le
commettre. » (Discours I, 27)Les personnages de l’histoire politique les plus désastreux sont les
hommes de l’hésitation, ceux-là mêmes qui ne savent pas être nettement amis ou nettement
ennemis, car, non seulement ils ruinent la majesté de l’État mais ils produisent, par leur recul
d’effroi devant la fermeté que la situation exige, par le manque de courage politique, les pires
effets ou les résultats les plus nocifs : la victoire de la corruption. Cette remarque essentielle est
de grande importance ontologique : elle signifie que la virtù combine ou compose en elle-même
du bien et du mal, elle est un mixte, selon une juste dose, et se situe ainsi dans une certaine
ambiguïté du bien et du mal.

Le second trait de ces usages du mal en est le caractère économe. Car il s’agit d’exercer un
certain degré de franchise du mal. Bien des commentateurs n’on pas suffisamment fait
remarquer le fait qu’en chaque circonstance, le mal qu’il faut commettre, est très limité. Le

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meurtre de Romulus, celui des enfants de Junius Brutus, des exécutions ponctuelle et concernant
les tumultes et les cris devant ces exactions, quelques personnes exilées et pas davantage. Il y a
là un caractère très économe des violences nécessaires pour lutter contre la corruption, à tous
les moments de son péril. À ce titre, la politique violente contre la corruption est sans rapport
avec ce que nos contemporains connaissent ou à quoi ils pensent lorsqu’on parle du mal
commis : aux meurtres de masses. Parce qu’elle en est l’exact opposé. Ainsi, nous dit Machiavel,
« les tumultes de Rome engendraient rarement des exils, et très rarement du sang. C’est
pourquoi on ne peut juger nuisibles ces tumultes, ni divisé une république qui, pendant si
longtemps, par ses conflits, n’exila pas plus de huit ou dix citoyens, en tua très peu et n’en
condamna également pas beaucoup à des peines pécuniaires (Discours I, 4). Cela contraste avec
les luttes de factions qui eurent lieu à Florence (Histoires florentines, III, 1).

On dira néanmoins, et on aura raison de le dire, que certains de ces crimes préventifs ou de ces
émeutes dangereuses renvoient à de l’intolérable, eu égard au respect de la personne. Si limité
soit-il, ce mal est absolu. Machiavel ne dit pas le contraire : le moindre mal n’est pas, pour autant,
modéré. C’est en quoi sa pensée ne se couvre pas du manteau d’un quelconque moralisme
politique. Elle ne dissimule ni ne légitime moralement l’action politique. Cette véracité, en pleine
connaissance du crime et sans complaisance envers lui, en fait certainement la sobre force et
beauté. Machiavel ne se raconte et ne nous raconte pas des histoires, il décrit la difficulté de
l’action, l’impossibilité pour l’action politique d’être vraiment morale, comme son impossibilité
d’être loin de toute morale, l’inconfort indépassable de la politique la plus légitime. Ce faisant,
elle oppose plutôt à la ambiguïté du bien et du mal dans l’action politique (dans une sorte de
tragique réaliste), la façon dont le véritable mal dans l’histoire est sans aucune ambiguïté,
préside aux politiques d’anéantissement et qui bordent le politique, et se situent à sa marge, à sa
préhistoire, celui de la domination totale visant l’extermination d’un autre peuple.

Ainsi, distinguant deux sortes de guerre, Machiavel écrit : « L’autre sorte de guerre, c’est quand
un peuple entier avec toutes ses familles quitte un lieu, contraint par la faim ou par la guerre, et
va chercher une nouvelle demeure et une nouvelle province, non pas pour y commander, comme
les précédents, mais pour la posséder en entier, y compris les biens des particuliers, et en
chasser u en tuer ses anciens habitants. Cette guerre est très cruelle et très effrayante » (Discours
II, 8). L’autre n’y est plus l’adversaire du conflit, mais l’objet de l’extermination. Comme l’écrit
Claude Lefort, la politique est traversée de ce « fil rouge de la destruction » et « toutes les
guerres sont au service du cas limite, de la « guerre-fléau qui est seule de nature à éclairer
l’origine de la guerre » de sorte que « l’une et l’autre ne se recouvrent pas, mais chacune ne se
laisse connaître que par l’autre » (Claude Lefort, Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard,
1972, p. 551-553).

Le moindre mal dont Machiavel se réclame et dont l’expression relève, pour partie, de
l’antiphrase, définit une politique intraitable contre la corruption. Elle s’ordonne à deux sens
bien distincts de la corruption, dont la différence est fort instructive : une corruption qui est
celle de l’altération par délitement du politique, par son appauvrissement, ou, pourrait-on dire
par sa sclérose, telle qu’un corps politique en vient à se décomposer et à s’entre-détruire,
corruption humaine due au jeu des passions et une tout autre corruption. Celle-ci fait que le
corps mixte, celui de la république, qui se caractérise par le plus de vie (Prince, V ; Discours III,
9), en intensité et ampleur commet en longévité, qui vise l’expansion et sait se renouveler à
temps, se régénérer, finit toujours par rencontrer le moment de sa chute, et ce par les moyens
mêmes qui furent ceux de sa vitalité, de sa capacité à se ressourcer, comme dans une tragédie.

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Une corruption qui est directement issue de la faculté de trouver des remèdes à la corruption,
née précisément du plus de vie et qui tient au fait d’avoir su répondre à la nécessité de remédier
à la corruption.

Ainsi la Rome républicaine se régénère et n’assure sa bonne division intérieure que grâce à
l’expansion guerrière et l’hégémonie économique. Elle opte pour la bonne politique de l’accueil
des étrangers nécessaire à la régénération économique et politique et l’exercice d’une
hégémonie par le biais d’une politique d’alliés qui, au nom de Rome, conquirent les peuples
alentour : « Si bien que les alliés de Rome qui étaient en Italie se trouvèrent tout d’un coup
entourés par des sujets romains et opprimés par une ville très peuplée, comme l’était Rome »
(Discours II, 4). Une telle politique d’enveloppement des alliés réalisée à leur insu par eux-
mêmes, contraignit ses peuples alliés à l’obéissance, de sorte que, par leurs révoltes mêmes, ils
passèrent d’alliés à sujets. Ce moyen d’expansion et d’hégémonie impériale de la part de la
République romaine, conduisit, à terme, à la division de l’Empire et à la prise du pouvoir d’État
par ses étrangers. Preuve que la meilleure politique contre la corruption par sclérose vit d’une
expansion, laquelle, à terme, corrompit la République et ruina la domination de Rome. Ainsi, les
moyens mêmes d’une grande politique légitime, la conduisent seulement à différer le terme de
l’État, car la force de vie elle-même conduit à sa ruine. L’ascension de Rome mène en fin de
compte à sa corruption là où le retranchement y aurait conduit bien plus rapidement.

La pensée machiavélienne nous instruit de la lutte contre la corruption, en connaissance de


cause du devenir inéluctable de toute vie et de la vie la plus forte. Multiples sont les formes
d’endurance de la corruption. Ainsi, Machiavel nous montre comment un peuple corrompu qui
devient libre peut difficilement conserver sa nouvelle liberté (Discours I, 17) ; et multiples sont
les formes de lutte contre la corruption : en certaines situations, il convient ainsi de temporiser
envers la corruption plutôt que de l’attaquer de front (Discours, I, 32). La politique légitime
dessine ainsi un entrelacs ou un enchevêtrement entre des transparences (franchises et clartés)
et les ambiguïtés, également légitimes les unes que les autres. L’ambiguïté suivant les différents
rôles des forces politiques, le peuple dans sa quête de la liberté, le Prince dans son aspiration au
commandement et sa poursuite du pouvoir, et selon les différents niveaux du politique, le corps
politique dans sa volonté d’agrandissement et de croissance, est vraiment ce qui se mesure à la
corruption. Toutes les forces en présence, de quelque nature qu’elles soient, luttent contre la
corruption. La trame de la politique légitime requiert, selon le cas, de faire la clarté ou de
ménager l’ambiguïté afin de faire face à la corruption. Rien ne jure davantage avec la politique
machiavélienne sur la corruption que la figure du retour du Prince moderne que nous conte
Roberto Scarpinato (Le retour du Prince, Paris, La Contre Allée, 2012) : ce Prince nouveau que
représente le pouvoir mondialisé de la Mafia internationale, commettant des crimes à grande
échelle et contrôlant le monde.

Publié sur www.ihej.org, le 17 mars 2014


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