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Mai 1968 et le Mai rampant italien


(extrait)
lundi, 23 novembre 2009 / Jacques Guigou , / Jacques
Wajnsztejn

Le « scandale de Strasbourg »

En mai 1966, quelques étudiants strasbourgeois s’emparent de l’antenne locale


de l’UNEF, profitant du désintérêt de la plupart des étudiants pour une institution
en crise. Ils prennent langue avec des contacts de l’IS et cette dernière leur
propose de rédiger un texte de « critique générale du mouvement étudiant et de
la société, un tel travail comportant au moins pour eux (les étudiants) l’utilité de
leur faire clarifier en commun ce qui leur restait confus [1] ». En fait,
l’hétérogénéité du groupe rendait l’entreprise difficile et ce fut M.Khayati qui
rédigea le texte avec l’approbation des strasbourgeois et des membres de l’IS.
La brochure insiste sur les illusions de l’étudiant, être universellement méprisé
(comme le policier et le prêtre dit un texte qui, d’entrée de jeu souffre d’un
strabisme politique), mais qui compenserait sa misère morale par l’espoir d’une
future position sociale. Il érige cette misère en style de vie bohême alors que
tout le prédestine à son futur de cadre moyen. Cela peut aller jusqu’à une
politisation dans les organisations bureaucratiques gauchistes, mais sans que
cela débouche, sauf pour une minorité, sur une révolte contre ses propres
études (nouveau strabisme politique contredit par tout ce qui se passera à
Nanterre dans les mois qui suivront). On retrouve là une des tares de la théorie
situationniste dans sa radicalisation politique, qui consiste à ne plus chercher
dans les contradictions présentes une vérification de ses thèses, mais à
simplement attendre que le mouvement, s’il a lieu, devienne situationniste. Les
mouvements de la jeunesse non étudiante sont encensés, mais leurs limites
sont conçues en termes de conscience et d’organisation.
La brochure et l’action furent un succès et annoncèrent de nouveaux moyens
d’agitation : comics politique comme celui intitulé « Le retour de la colonne
Durutti » qui annonçait la parution de la brochure De la misère en milieu
étudiant, organisation de « scandales », par exemple contre le professeur
A.Moles, un peu dans la tradition du mouvement dada et des surréalistes) qui
rompaient évidemment avec les pratiques ouvrières, mais aussi avec les
pratiques gauchistes. Les critiques de la société du spectacle surent agir en cette
direction et capter justement l’intérêt des médias [2]. Cela se termina par un
scandale interne entre situationnistes strasbourgeois (Garnault, T et E.Frei, Holl)
et situationnistes parisiens les seconds excluant les premiers pour avoir fondé
une fraction « égalitariste » contre la dictature de Debord. Le garnaultin Vayr-
Piova fut quant à lui exclut de l’université pour injures au recteur, mais ne reçut
pas le soutien des autres situationnistes de Strasbourg (Bertrand, Joubert,
Schneider) quand il se présenta à de nouvelles élections universitaires en
essayant de réitérer le premier coup de Strasbourg. Cela apparu artificiel et
comme une répétition de vieilles recettes de scandales alors qu’il s’agissait
maintenant de détruire vraiment les institutions universitaires et non plus
seulement de s’en moquer. La conclusion de cette affaire suscite une remarque
intéressante de Marelli : « L’incapacité de l’IS à rallier les instances étudiantes
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ayant pris le pouvoir de l’AFGES, à ses conceptions théorico-organisationnelles,


empêcha que soient réunies les deux conditions nécessaires à la réussite du
scandale : l’auto-dissolution du pouvoir et l’appropriation de la théorie critique
par tous les sujets en action. L’échec d’une véritable union entre étudiants et
situationnistes provoqua dès le début la prise par les seconds de la direction du
mouvement, au point de transformer le scandale de Strasbourg en une
opération publicitaire en faveur de l’IS, en sorte qu’il ne put déboucher sur une
acquisition/réélaboration de la pratique théorique révolutionnaire par les
étudiants. Les situationnistes se sont détachés nettement des étudiants
lorsqu’ils s’aperçurent que le scandale ne permettait pas, comme ils le
souhaitaient, le développement d’une organisation autonome des luttes, parce
que l’écart théorique entre situationnistes et étudiants était tel qu’il avait
déterminé un retard par rapport à la pratique du scandale [3]".
Mais comment aurait-il pu en être autrement puisque les étudiants étaient définis
par l’IS comme des esclaves soumis à leur condition méprisable ? Il y avait là un
paradoxe qui sautait à la figure du groupe ; alors qu’il avait célébré l’irruption de
la jeunesse dans de nombreux numéros et même dans De la misère en milieu
étudiant, ils avaient reporté leurs espoirs sur le prolétariat et ses conseils
ouvriers. Ce grand écart théorique, le mouvement étudiant de Strasbourg ne
pouvait pas le dépasser car il se situait hors de son champ d’intervention. Il était
la pratique immédiate d’une situation à la fois limitée par son absence de vision
théorique plus large, mais en même temps critique indirecte de la mythologie
prolétarienne entretenue par l’IS. « L’écart » dont parle Marelli ne peut donc pas
être compris, comme il semble le suggérer, comme un retard des activistes de
Strasbourg. Ils sont seulement décalés par rapport au programme prolétarien et
au programme de l’IS qui finalement s’en inspire (si on excepte certains
développements de Vaneigem).
La crise de l’IS est reconnue par ses deux éléments majeurs, mais qui en tirent
des conclusions différentes. Pour Vaneigem, la solution ne pouvait être
qu’individuelle : « Si quelqu’un renonce à engager la totalité de ses capacités ―
et par conséquent à les développer ― dans le combat pour sa créativité, ses
rêves, ses passions, de sorte qu’y renonçant il renonce par le fait à lui-même, il
s’interdit aussitôt de parler en son nom et a fortiori au nom du groupe qui porte
en lui les chances de réalisation de tous les individus [4] ». Alors que pour
Debord, la solution est politique et historique. L’IS devait maintenant « prouver
son efficacité dans un stade ultérieur de l’activité révolutionnaire —ou bien
disparaître [5] ».
Il n’empêche que le scandale de Strasbourg fut un élément de diffusion des idées
situationnistes et surtout un exemple de la mise en crise des instances
syndicales universitaires. Vandenburie, président de l’UNEF en 1967, est obligé
de le reconnaître au LVIe congrès : « L’unité de l’UNEF a cessé depuis
longtemps. Chaque association vit de façon autonome, sans faire aucune
référence aux mots d’ordre du bureau national. Le décalage croissant entre la
base et les organismes de direction a atteint un état de dégradation
important [6] » Partout, à Nantes et à Lyon les résidences universitaires entrent
en ébullition en dénonçant justement la misère en milieu étudiant avec le
problème de la mixité et plus généralement les lois rigides qui encadrent la vie de
la majorité des étudiants.

La brochure De la misère en milieu étudiant

Imprimée aux frais de l’association des étudiants de Strasbourg, la brochure est


diffusée fin novembre 1966 dans l’université et ailleurs. Elle a été rédigée par
deux étudiants proches de l’IS et par Mustapha Khayati délégué de l’IS. Les
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principales thèses exprimées dans les derniers numéros de la revue de l’IS sont
présentes et de ce point de vue, rétrospectif, le texte ne contient pas d’avancée
théorique majeure. Ce qui a contribué à son succès [7] c’est qu’il se fonde sur
une intervention politique radicale dans une situation « où la réalité recherche sa
théorie ». Jusque-là restées dans la relative confidentialité de cercles restreints,
les idées situationnistes sont alors propulsées au-devant de la « lutte entre le
pouvoir et le nouveau prolétariat » (p.24).
La première partie de la brochure énonce une critique en règle du « milieu
étudiant » et de la fausse conscience qui constitue l’étudiant comme un être
dépossédé de l’ensemble de sa vie, satisfait de « sa condition [8] » et des
ersatz culturels modernistes qu’il consomme passivement. « Disciple
respectueux de la marchandise culturelle », l’étudiant compense avec cet
« opium, la misère réelle de sa vie quotidienne ». La « crise de l’université » y
est décrite comme une manifestation particulière de la « crise plus générale du
capitalisme moderne » ; une université, tiraillée entre des professeurs aigris car
ayant perdus leur ancien pouvoir de ‘chiens de garde’ de l’ancienne culture
générale bourgeoise et dépités de leur nouvelle fonction de ‘chien de berger’
conduisant suivant les besoins planifiés du système économique, les fournées de
cols blancs vers leurs usines et leurs bureaux respectifs » (p.7).
Les études et les recherches réalisées sur les étudiants sont réfutées car elles
ignorent « le point de vue de la totalité ». Les sociologues marxisant (Bourdieu
et Passeron) certes, analysent le milieu étudiant en termes de classe
sociales [9] (« Les Héritiers ») mais ils le font avec les présupposés de
« l’inévitable éthique kantienne d’une démocratisation réelle par une
rationalisation du système d’enseignement, c’est-à-dire de l’enseignement du
système » (p.4). La dimension classiste de la sociologie de Bourdieu et de son
école ne pouvait pas être critiquée par les situationnistes puisqu’ils appelaient à
l’insurrection révolutionnaire au nom des Conseils ouvriers dont l’être de classe
restait prolétarien malgré l’extension qu’ils donne au « nouveau prolétariat » :
« est prolétaire celui qui n’a aucun pouvoir sur l’emploi de sa vie, et qui le sait »
(p.28).
Contrairement aux autres jeunes qui entrent plus tôt « dans les relations
d’exploitations ouvertes », l’étudiant se maintient enfermé dans un statut de
« minorité prolongée » qui l’infantilise. Ses velléités d’autonomie ne sont
qu’illusion puisqu’il dépend des « deux systèmes les plus puissants de l’autorité
sociale : la famille et l’État ». Incapable de s’aventurer au-delà des limites que lui
assigne la société de classe, reproduisant « les comportements érotiques-
amoureux les plus traditionnels », l’étudiant est « si bête et si malheureux qu’il
va même jusqu’à se confier spontanément et en masse au contrôle para policier
des psychiatres et psychologues mis en place à son usage par l’avant-garde de
l’oppression moderne ». Cette critique fut immédiatement réalisée puisque le 11
janvier 1967 l’AFGES fait fermer le Bureau d’aide psychologique universitaire
(BAPU) de Strasbourg.
Se niant comme théorie séparée de sa pratique, la critique « de la misère en
milieu étudiant », a tenté de placer à nouveau au centre de l’action
révolutionnaire la question des rapports entre l’individu et la communauté
humaine. Mais elle ne le fait qu’avec peine et dans l’embarras puisqu’elle reste
fixée à une représentation des institutions qui étaient celles de la société
bourgeoise alors que les « modernisations » et les « démocratisations » des
années 50 et 60 ont modifié les rapports de domination en attribuant à l’individu
une place (« l’autonomie ») qui ne lui était pas reconnue dans la société de
classe bourgeoise. Ainsi l’Éducation n’était plus seulement un lieu de reproduction
des divisions de classe mais elle devenait aussi un lieu stratégique pour le
pouvoir, un lieu symbolique pour les individus, un lieu de lutte pour les lycéens et
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les étudiants. Avec la fin de l’université de classe commençait l’époque de


l’université de masse.
En désignant les étudiants comme de « futurs cadres », les situationnistes n’ont
pas perçu qu’un grand nombre d’entre eux allaient faire partie des catégories de
salariés non ouvriers qui n’occupent aucune fonction d’autorité et qui, de plus, se
trouvent « flexibilisés » et précarisés. Reconnaître cette réalité aurait contrecarré
le programme conseilliste auquel l’IS venait de se rallier. Leur attaque contre la
vie « misérable » des étudiants-futurs-cadres soumis cherchait à faire basculer
certains étudiants dans « le parti de la révolution » afin qu’ils n’aillent pas grossir
les rangs de ce marais qui est la proie facile de tous les modernismes.
Comme les nombreuses critiques-en-actes du printemps qui suivit l’automne
strasbourgeois, la critique « de la misère en milieu étudiant » est elle aussi
traversée par la double nature de l’événement : à la fois réactivation de l’ancien
sujet de la révolution prolétarienne mais radicalisé face au « capitalisme
moderne » et aspiration à réaliser « la nature de l’homme » et de ses « désirs
réels », à entreprendre « la reconstruction libre de toutes les conduites et
valeurs imposées par la réalité aliénée ». Ouverture d’un vaste horizon
historique par une révolution à titre humain et impossibilité de la réaliser dans sa
détermination classiste.

Extrait de Guigou J. et Wajnsztejn J. : Mai 1968 et le Mai rampant italien,


L’Harmattan, 2008, p.63-67.

[1] « Nos buts et nos méthodes dans le scandale de Strasbourg ».


Internationale situationniste, n°11, octobre 1967, p.23.

[2] Cela inspire indirectement tous les nouveaux mouvements sociaux


d’aujourd’hui qui, à partir d’une position minoritaire déclenchent, par des
opérations coups de poings, un véritable effet de loupe rendu par les médias.

[3] Marelli, L’amère victoire du situationnisme. Sulliver. 1998, p.295.

[4] « Avoir pour but la vérité pratique », IS, n°11, octobre 1967, p.38.

[5] « La question de l’organisation pour l’IS », n°12, septembre 1969, p.112.

[6] A.Monchalbon, « L’UNEF avant Mai. En attendant le miracle », in, Mai 68. Les
mouvements étudiants en France et dans le monde. Nanterre, Bibliothèque de
documentation internationale contemporaine, 1988.

[7] Le 22 mai 68, le Comité pour le maintient des occupation appellera à un


« Strasbourg des usines » attribuant ce faisant une dimension fondatrice à
l’événement, mais en référence à l’idéologie usiniste et industrialiste de
« l’autogestion généralisée » et du communisme des Conseils ouvriers alors que
le capital était en passe de … se passer des usines…en s’autonomisant de la
nécessité de concentrer la force de travail dans un espace et un temps fixes ; ce
qui va se nommer : « l’entreprise ».

[8] Dès la fin des années 50, la notion de « condition étudiante » était
fréquemment utilisée dans les analyses socio-économiques que diffusait le
syndicalisme étudiant ainsi que dans les publications s’adressant aux classes
moyennes. « La condition étudiante », est d’ailleurs le titre d’un article du
sociologue Jean Jousselin, spécialiste des mouvements de jeunesse, paru dans
la revue des étudiants protestants Le Semeur (n°2, mai 1961). Elle désigne
d’abord les « conditionnements » qui transforme l’ancien statut de classe des

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étudiants. L’accroissement quantitatif de leur nombre qui atteste des début de la


massification/démocratisation de l’université bénéficie d’abord aux enfants des
classes moyennes avides d’accès à « la culture » et aux diplômes de
l’enseignement supérieur jusque là quasiment réservés aux seuls enfants de la
bourgeoise. Dans les milieux progressistes on parle alors de « l’étudiant-
producteur » et l’UNEF revendique un « pré-salaire » pour tous les étudiants.
Cette conception travailliste de l’étudiant exprimait aussi une aspiration à des
solidarités entre individus partageant cette même « condition » ; d’où
l’accroissement de la syndicalisation, la politisation et l’engagement militant .
Autant de pratiques intervenant dans les enjeux politiques du moment, ceux de
la décolonisation notamment.

[9] On peut lire une critique des présupposés classistes de la sociologie


bourdieusienne et leurs conséquences politiques dans J.Guigou, « Le devenu des
Héritiers (Bourdieu, 1964).Pour une critique du classisme en sociologie de
l’éducation », Savoir, Éducation Formation, n°3, 1994, p.491-493. Disponible
sur le site http://www.editions-harmattan.fr/minisites/index.asp?
no=21&rubId=394#bourdieu

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