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RODERXCK D.

MCKHlCaB

ment un accroissement de mobilité quand on passe de Ia pérí- La ville comme laboratoire social
phérié au centre de Ia formation, mais aussi différentes aites
cülturelles représentant diverses moeurs et attitudes, ainsi que
des degrés vàiiables d'intérêt pour Ia vie civique. Les quartiers
oü résident les habitants du type colon, avec leur prédominance
de femmes et d'enfants, sont les gardiens des mceurs conserva-
trices et .répressives ::c'est dans les'quartiers résidentiels de
Seattie, tout particulièrement sur les hauteurs, qú'habitent les
« bons citoyens », conservateurs et respectueux de Ia loi. Le
secteur central et les vallées, qui sont le plus sonvent des sites
industrieis, sont habités par une classe de gens dont.noh seule-
ment Ia mobilité est plus, élevée, mais dont, les moems et les
attitudes, évaluées d'après les comportements électoraux, sont Robert Ezra Park
plus instables et radicales. , . .
1925

I. La nature humaine et Ia ville

On a décrit Ia ville comme rhabitat naturel de Thomme civi-


lisé : c'est dans Ia ville que se sont développées Ia philosophie
et Ia science, faisant de Thomme, non seulement un animal
raisonnable, mais un animal sophistiqué. Cela veut dire, en pre-
mier lieu, que c'est dans le milieu urbain — dans un monde
fait par rhomme — que celui-ci est parvenu pour Ia première
fois à une vie intellectuelle et a acquis les caractéristiques qui
le distinguem le plus des animaux d'espèce inférieure et du
primitif. En effet. Ia ville et l'environnement urbain représentent
Ia tentative Ia plus cohérentê et, à tout prendre. Ia plus réussie
pour transformar selon notre propre désir le monde dans lequel
nous vivons. Mais, si Ia ville est le monde que Thomme a créé,
c'est aussi le monde dans lequel il est désormais condamné à
vivre. Ainsi, indirectement et sans avoir clairement conscience
de Ia nature de son ceuvre, en créant Ia ville, rhomme s'est
recréé lui-même.
Cest en ce sens et à cet égard que l'on peut considérer Ia
ville comme un laboratoire social.

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ROBERT EZRA PARK IA VILLE COMME LABORATOIRE SOCIAL

^ En fait, Ia cívilisation et le progrès social ont eu, dans nos il en résulte l'émergence de 1'individu comme unité de pensée
■ viiles modemes, quelque chose d'une expérimentation contrôlée. et d'action.
Le progrès tend à prendre ce caractère, par exemple, partout Le paysan qui vient à Ia ville pour travailler et vivre est, à
oü l'examen de faits précède Ia législatíon et oü les réformes sont coup súr, émancipé du contrôle de Ia coutume ancestrale, mais
élaborées par des experts plutôt que par des amateurs. Les ' en même temps il n'est plus soutenu par Ia sagesse collective
enquêtes sociales et les services de recherche municipaux témoi- de Ia communauté paysaime : il est son propre maitre — le cas
gnent d une forme du politique qui est devenue plus empirique du paysan est typique. Tout le monde est plus ou moins son
qu'idéologique. propre maitre en ville. II en résulte que rhomme, transplanté
Le problème social est fondamentalement un problème urbain : en ville, est devenu, pour lui-même et pour Ia société, un pro
il s^agit de parvenir, dans Ia liberté propre à Ia ville, à un ordre blème dont Ia nature et rampleur sont sans précédent. L'ordre
social et à un contrôle social équivalents à ce qui s'est développé ancien, fondé sur Ia coutume et Ia tradition, était absolu et
naturellement dans Ia famille, le elan. Ia tribu. sacré. II avait, en outre, quelque chose de Ia nature elle-même;
L homme civilisé est, pour ainsi dire, un nouveau yenu. Vue il était parvenu ã maturité, et les hommes le prenaient tel qu'ils
dans Ia longue perspective de l'histoire, l'apparition de Ia ville le trouvaient, comme le climat et le temps, comme une partie de
et de Ia vie urbaine sont des événements récents ; rhomme s'est rordre naturel des choses. Le nouvel ordre social, en revanche,
formé et s'est.pourvu de Ia plupart de ses caractères innés et est plus ou moins ime création artificielle, un artefact. II n'est
héréditaires dans un milieu oü il menait une vie três proche ni absolu ni sacré, mais pragmatique et expérimental. Sous
de celle des animaux d'espèce inférieure, sous Ia dépendance rinfluence d'un point de vue pragmatique, réducation a cessé
directe de Ia nature. Dans le tourbillon de changeinents survenus d'être purement une forme de rite social; Ia politique est.devenue
avec l'évolution de Ia ville et de Ia vie urbaine, il n'a pas pu empirique; Ia religion est aujourd'hui une quête plutôt qu'une
s adapter fondamentalement et biologiquement à son nouveau tradition, quelque chose à chercher plutôt qu'à transmettre.
milieu. La science de Ia nature est née dans un effort de ITiomme
Tant que 1'homme vivait dans les limites de Ia tribu. Ia cou- pour parvenir au contrôle de runivers physique. La science
tume et Ia tradition pourvoyaient à toutes les fixigp.nf^s ordi- sociale cherche aujourd'hui, par les mêmes méthodes d'obser-
naires de Ia vie, et Tautorité des chefs naturels était suffisante vation et de recherche désintéressées, à procurer à rhomme le
pour faire face aux crises périodiques d'une existence relative- contrôle de rhomme. Comme c'est dans Ia ville qu'est né le
ment stable. Mais les possibilités de Ia vie humaine se sont problème politique, c'est-à-dire le problème du contrôle social,
élargies avec Ia naissance de communautés urbaines. Avec Ia e'est aussi dans Ia ville qu'il faut rétudier.
liberté nouvelle et Télargissement de Ia division du travail intro-
duits par le nouvel ordre social. Ia ville est devenue le centre
et le foyer de changements sociaux dont l'extension et Ia
complexité croissantes aboutissent aujourd'liui à faire de toute II. Les premières études locales
métropole urbaine le centre local d'une économie mondiale et
d une civilisation dans laquelle les cultures régionales et tribales
actuellement en cours de fusion vont bientôt disparaítre entiè- Ce sont les études locales et de rhomme dans son habitat et
rement. dans ses conditions de vie efiectives qui ont le plus contribué
Dans une ville oü Ia coutume a été remplacée par l'opinion à donner aux sciences sociales ce caractère réaliste et objectif
publique et Ia loi positive, rhomme a été contraint de s'appuyer qu'elles ont revêtu ces demières années.
sur son ingéniosité, non sur son instinct ou sur Ia tradition : Comme on pouvait s'y attendre, les premières de ces études

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ROBERT EZRA PARE LA VILLE COMME LABORATOIRE SOCIAL

locales ont été pratiques plutôt que théoriques : il s'agissait Pendant ce temps. Charles Booth avait commencé, vers 1888,
d'études sur Ia santé et le logement; sur Ia pauvreté et le crime. son étude mémorable de Ia vie et du travail à Londres', suivie
Elles servirent de base à toute une série de réformes : logements en 1901 par I'étude plus détaillée de Rountree sur Ia pauvreté
modèles, terrains de jeux, statistiques démographiques. Eiles à New York'. Cétaient des études de cas à grande échelle :
engendrèrent un intérêt nouveau et romantique pour le taudis; ce qui les caractérisait, c'était un effort résolu et, apparemment,
une nouveile littérature fleurit, nous racontant comment vivait quelque peu pédant pour ramener les descriptions impression-
Tautre moitié de Ia viile, tout en faisant naítre en nous une nistes des chercheurs et des observateurs aux propositions plus
sensibilité nouveile au fait que les pauvres et les immigrants sont précises et plus générales d'un énoncé statistique. Booth disait *:
des humains comme nous.
Des institutions sociales, fondées vers Ia fin du xix® siècle en
Personne ne peut parcourir, comme je Pai fait, ia descrip-
Angleterre et en Amérique, devinrent des postes avancés pour tion des habitants de chaque me de cet immense quartier
1'observation et 1'étude approfondie des conditions sociales dans [East London], pris maisou' par maison, famille par familie
les secteurs de Ia' ville qui jusqu'alors étaient demeurés terra — avec tous ses détaiis pittoresques recueiilis de ia bouche
incógnita, sauf pour ces pionniers de Ia sociologie úrbaine que même des visiteurs aidés de ieurs notes —, et mettre en
doute Pauthenticité de Pinformation et sa vérité. Sur ia
furent les hommes politiques et Ia police. Hull House Maps and richesse de mon matériau, je n'ai aucun doute. Je suis en
Papers, publié par Jane Addams et ses collaborateurs à Chicago fait embarrassé par sa masse et par ma résoiution de n*uti-
en 1895, ainsi que the City Wilderness et Americans in Process, iiser aucun fait auquei je ne puisse conférer une vaieur
publiês quelques années après par Robert Woods, de South End quantitative. Les matériaux pour ies récits à sensation
House'(Boston),. étaient de Tordre de 1'exploration et > de Ia abondent dans chacun de nos camets de notes ; mais, même
si j'avais rhabileté de faire un tel usage de mes matériaux
mission de reconnaissance, préparant le terrain pour les études — ce don de Pimagination baptisé a réaiisme t —, je ne
plus systématiques et plus détaillées qui ont suivi. Remarquons voudrais pas Pempioyer ici. Qu'ii y ait des pauvres qui se
parmi ces demiêres ia série d'enquêtes sur les conditions de loge débattent, des gens dénués de tout, qui ont faim, qui sont
ment conduites à Chicago sous Ia direction de Sophonisba P. alcooiiques, brutaux et crimineis, tout ceia existe et per
sonne n'en doute. Mon objectif a été de chercher à montrer
Breckinridge et Edith Abbott, commencées en 1908 à Ia demande ie rapport numérique que ia pauvreté, ia misère et Ia
de 1'inspecteur général de Thygiène de Chicago et sous les dépravation entretierment avec ies revénus réguliers et
auspices du département des études sociales (Fondation Russell i'aisance relative, et à décrire les conditions de vie de
Sage) de 1'Ecole philanthropique et civique de Chicago. Les chaque classe.
premières études portaient sur : le logement collectif des céli-
bataires ; les familles en meublé ; le bas quartier du 29° arron-
dissement; le West Side réexaminé; le sud de Chicago aux Ce n'étaient pourtant pas les statistiqties de Booth, mais ses
portes des aciéries ; le problème des noirs ; deux quartiers ita- descriptions réalistes de 1'existence des classes laborieuses —
liens ; le miUeu slovaque du 20° arrondissement; les Lithuaniens leurs conditions de vie et de travail, leurs passioiis, leurs loisirs,
du 4° arrondissement; ies Grecs et les Italiens dans le quartier leurs tragédies familiales et les philosophies de Ia vie qui per-
de Huli House'. mettent à chaque classe de faire face aux crises qui lui sont

1. Série d'articles sur ies conditions de iogement à Chicago, parus dans 2. Charles Booth, Life and Labor of the People of London, 9 voi.,
American Journal of Sociology, XVI, 1910-1911, p. 145-170, 289-308, Londres, 1892, p. 97. - ._ t j
433-468 ; XVII, 1911-1912, p. 1-34, 145-176 ; XVIII, 1912-1913, p. 241. 3. B. Seebohm Rountree, Poverly : a Study of Tov/n Life, Londres,
257, 509-542; XX, 1914-1915, p. 145-169, 289-312; XXI, 1915-1916, 1901.
p. 285-316. 4. C. Booth, op. cil„ I, p. 5-6.

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propres — qui firent de ces études une contribution mémorable tantes. VEnquête sur Springfield, qui entréprit de couvrir tout
et déiinitive à notre connaissance de Ia nature humaine et de le champ. de Ia politique sociale : santé publique, éducation,
Ia société. Alors, ce que nous avons finalement, dans ces volumes, services sociaux, dans tous ses aspects'; VEnquête sur Ia justice
c'est un exposé détaillé et minutieux de Ia période de Ia civili- criminelle à Cleveland, publiée en 1922, et 1'étude des rapports
sation modeme qui correspbnd à Ia fin du xix° siècle, telle entre races à Chicago après 1'émeute raciale, publiée Ia même
qu'elle se manifeste dans Ia vie du travailleur de Londres. Ces année sous le titre le Noir à Chicago, sont autant d'exemples.
volumes constituaient à I'époque une étude sociologique ; ils sont Comme toute étude locale, ces enquêtes portent Ia marque de
aujourd'hui pour nous un document historique.. 1'histoire locale et contemporaine : ellés mettent 1'accent sur les
Ce qui a donné le pius grand essor aux études locales aux singularités des situations explorées, mais ce sont en même temps
Etats-Unis, c'est Ia création de Ia Fondation Sage en 1906, et Ia des études de cas. Les conditions propres à une vilIe sont décrites
publication entre 1909 et 1914 des résultats de VEnquête de dans des termes qui les rendent comparables aux conditions
Pittsburgh : Pittsburgh fut choisi par Paul U. Kellogg et ses rencontrées dans d'autres villes. Elles ne produisent pas de
collaborateurs comme lieu de recherche parce que cette ville grandes générálités à portée universeUe, mais elles ont foumi un
représentait à leurs yeux une illustration particuüèrement frap- corps de matériaux qui soulêvent des questions et suggèrent des
pante de Taction des forces et des tendances nées de Ia vie hypothèses susceptibles d'une analyse statistique et d'un énoncé
industrielle en expansion rapide de 1'Amérique. Pittsburgh était en termes quantitatifs.
visiblement et exclusivement une vilIe industrielle. L'Amérique
était en cours de transformation industrielle ; Pittsburgh se
présentait donc comme un matériau clinique pour Tétúde de Ia
civilisation américaine. II paraissait possible de montrer à partir in. Za communauté urhaine
d'une seule vilIe comment au juste 1'organisation industrielle de
répoque affectait Ia vie personnelle et culturelle d'un peuple.
Cest dans ce but que VEnquête fut entreprise. Dans toutes ces recherches, ou presque, il y a implicitement
VEnquête de Pittsburgh venait à point nommé : elle survenait 1'idée que Ia communauté urbaine, dans sa croissance et dans
à un moment oü, en tous points des Etats-Unis, des personnes son organisation, représente un complexe de tendances et d'évé-
avisées cherchaient des lumières sur des problèmes que les nements qui peuvent êtrè conceptualisés et faire 1'objet d'une
techniques traditionnelles liées aux formes et aux habitudes de étude séparée. Toutes ces recherches comportent cette idée
Ia politique des partis étaient désormais incapables de résoudre. implicite de Ia vilIe comme entité dotée d'une organisation carac-
Cest une époque oü les réformateurs cherchaient à tenir les téristique et d'une histoire typique, cette idée que des vilIes diffé-
réformes à Técart de Ia politique, c'est-à-dire de Ia politique des rentes sont suffisamment semblables pour que, dans certames
partis. VEnquête de Pittsburgh foumit une nouvelle méthode limites, ce qu'on apprend sur Tvme d'elles puisse être supposé
d'éducation politique et d'action collective dans les affaires vrai des aütres.
locales, une méthode qui ne faisait pas intemnir des questions Cette idée fut le thème central d'une série d'études particu-
de parti et n'impliquait rien d'aussi révolutionnaife qu'un chan- lières de Ia communauté urbaine de Chicago : certames ont
gement dans Ia direction du gouvemement local. déjà été publiées, d'autres sont encore en cours'..Trois d'entre
Les enquêtes sociales deviennent alors à Ia mode, et toutes
sortes d'études locales sont entreprises en tous points du pays. 5. The Springfield Survey:a Study of Social Conditions in an American
Le large éventail des centres d'intérêt qu'elles ont songé à aborder City, dirigé par Sheiby M. Harrison, 3 vol., New York, Russell Sage
Foundation, 1918-1920.
est indiqué par le sujet de quelques-unes parmi'les pius impor- 6. R. E. Park, E. W. Burgess et ai., The City, Chieago, 1925.

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T LA vnXE COMME LABORATOIRE SOCIAL

Chaque banlieue, dans sa.poussée centrifuge en direction de Ia


elles, the Hobo, de Nels Andetson, the Ghetto, de Louis Wirth, campagne, tend à revêtir un caractère qui Ia,distingue de toutes
et the Gold Coast and the Slum, de Hairey W.Zorbaugh, traitent les autres. La métropole est, en quelque sorte, un gigantesque
chacune de Tune des « aires naturelles » de Ia ville. The.Hobo ; mécanisme de tri et de filtrage qui, selon des. voies que Ton ne
a Study of the Homeless.Man est unique en ce qu'il étudie le saisit pas encore complètement, sélectionne infailliblement dans
travailleur temporaire dans son habitat, c'est-à-dire dans le sec- Tensemble de Ia population les .individus les mieux à même de
teur de Ia ville oü ses intérêts et ses habitudes ont été pour vivre dans un secteur particulier et un milieu pafticulier. Plus
ainsi dire institutionnalisés. The Ghetto, de son côté, est une grande est Ia ville, plus nombreuses et plus spécifiées seront les
étude du quartier juif, mais ,c'est en même temps 1'histoire natu- banlieues. La ville croit par expansion, mais elle tient son carac
relle d'une institution de Ia vie juive, institution qui, est née et tère de Ia sélection et de Ia ségrégation de sa population, de
a prospéré au moyen âge, mais s'est perpétuée d une certaine telle sorte que chacun trouve en fin de compte 1'endroit datis
façon jusqu'à nos jours. Toutefois, si elle s'est perpétuée, c est lequel il peut vivre ou doit vivre °.
qu'elle assurait une fonction sociale, permettant ã deux popu-
lations distinctes une vie en commun, chacune participant à une De récentes études sur Chicago ont révélé quel degré surpre-
économie unique, mais préservant dans le même temps sa propre nant cette ségrégation peut átteindre : il y a des secteurs de
mtégrité raciale et culturelle. The Gold Coast and the Slum, Chicago presque sans enfants ; des secteurs oü Ia moitié des
eniin, est une étude du bas North Side, qui n'est pas tant une garçons én âge de relever du tribunal pour enfants sont réper-
aire naturelle qu'un conglomérat d'aires naturelles, puisqu'il toriés, au moins une fois au cours d'üne année, comme délin-
renferme Ia « Petite Sicile », le « Gold Coast» et, entre les deux, quants °; d'autres secteurs oü il n'y a pas de divorces ; d'autres
un important secteur intermédiaire occupé par des maisons de encore oü le póurcentage de divorces et- d'abandons est plus
rapport fort, à une exception près, que celui de toute autre circonscription
des Etats-Unis". - ; . .
Un secteur de Ia ville est àppelé « aire naturelle » parw qu'il
nait sans dessein préalable et remplit une fonction, bien que La distribution dês groupes par âge et par sexe présente
cette fonction, comme dans le cas du quartier de taudis, puisse d'extraordinaires variations en' différentes parties de Ia ville, et
être contrairé au désir de tout un chacun : c est une aire natu ces variations sont des indicateurs fiables d'autres différences
relle, parce qu'elle a une histoire naturelle. L'existence de ces de cultures et de caractères au sein de Ia population.
aires naturelles, ayant chacune sa fonction spécifique, donne De ce qúi vieht d'être dit, il ne s'érisuit pas que les populations
quelque indication sur ce que_la ville se révèle être à 1'analyse : des différentes aires naturelles de Ia villé peuvent être décrites
non pas, comme nous le suggérions plus haut, un pur artefact, comme homogènès. Somme toute, les gens vivent ensemble non
mais, en un certain sens et jusqu'à un cèrtain point, un orga- parce qu'ils sont semblables, mais parce qu'ils sònt utiles les uns
nisme. aux autres. Cest "particulièrement vrai des grandes villes, oü
La ville est, de fait, une constellation d'aires naturelles, ayMt les distances sociales sont maintenues, en dépit de Ia proximité
chacune son tnilieu caractéristique et remplissant sa -fonction géographique, et oü cháque communauté á toutes chances d'être
spécifique au sein de 1'économie globale de Ia ville. Ce^ qui composée de gehs dont on dira qu'ils vivent ensemble dans des
symbolise le rapport entre les diverses aires naturelles urbaines, relations que l'on peut décrirè moins comme sociales que comme
c'est le rapport de Ia ville à ses banlieues. Ces banlieues sont, relations de symbiose.
apparemment, de purês extensions de Ia communauté urbaine. 8. Cf. Tarticle d'E. W. Burgess, iThe Growth of the City», dans
R. E. Park et ai, the City, p. 47-62.
9. Cf. Clifford R. Shaw, Delinquency and Crime Áreas in Chicago,
Chicago. 1929.
7. Cf. the Golã Coast and the Slum. p. 126 et 133, pour les scbéiM»' 10. Ernest R. Mowrer, Family Disorganization, p. 116-123.
montiant les communautés locales de Chicago.
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D'un autre côté, toute communauté est jusqu'à un certain


point une unité culturelle independente, ayant ses propres IV. Uindividü
modèles, sa propre conception de ce qui est convenáble, bien-
séant et digne de respect. Quand les individus s'élèvent ou
descendent dans Ia compétition pour le statut au sein de Ia Cest du fait de Ia nature intrinsèque de Ia société et des réla-
communauté, invariablement ils se déplacent d'un secteur à un tions sociales que nos problèmes sociaux se trouyent ordinaire-
autre; ils parviennent au Gold Coast, échouent dans le bas ment incamés dans,des personnes et dans des comportèments
quartier ou peut-être occupent une position acceptable quelque individuels.. Cest parce que les problèmes sociaux aboütissent
part entre les deux. En tout cas, ils apprennent à s'adapter plus si fréquemment à des problèmes de comportement individuel,
ou moins complètement aux conditions et au code du secteur et parce que les relations sociales' sont finalement, et fonda-
dans lequel ils s'installent. Les dossiers des institutions et des mentalement, des relations personneUes, que 1'attitude et le
services sociaux permettent de suivre les migrations des individus comportement des individus sont les principales sources de
et des familles, et d'apprendre ce qui leur est advenu. II est notre connaissance de Ia société.
souvent possible de mener plus loin ces recherches et d'avoir La ville a toujours été une source abondante de matériaux cli
des informations et un aperçu sur les expériences de ces indi
niques pour Éétude de Ia nature humaine, parce qu'elle a tou
vidus et de ces familles, leurs attitudes, leur état d'esprit, leurs
perspectives, et avant tout l'évolution des idées qu'ils se font
jours été Ia'source et le'centre du changement social.'Dans une
société parfaitément stable oü rhomme est parvenu à tm çomplet
d'eux-mêmes sous Teffet de leur passage d'un milieu à un autre. équilibre biologique et social, on a peu de chances de voir surgir
Les nombreuses histoires de yie d'immigrants qui ont été publiées
ces demières années foumissent des matériaux de ce genre.
des problèmes sociaux^' et,les inquiétudes, les conflits intérieürs,
les ambitions, qui stimulent 1'énergie de Í'homme civilisé et en
Mieux nous comprenons les attitudes et l'histoire personnelle font du même coup un problème pour lui-même' et pour Ia
des individus, mieux nous sommes en mesure de connaitre Ia société, sont ici absents. .. i,
communauté oü ils vivent. D'autre part, plus nous en savons
Cest ayec ce que Simmel appelle les ennemis du dedahs—;•
sur le milieu dans lequel 1'individu vit, ou a vécu, plus son
le pauyre, le criminei, le fou — que les études de Ia persoima-
comportement devient intelligible. Cela est vrai parce que, si le
lité semblent ayoir pris naissance. Cest pourtaht à une époque
tempérament est hérité, le caractère et les habitudes se forment relativement récente que Ia pauyreté, et Ia délinquance oht été
sous rinfluence de 1'environnement.
comptées ayec Ia folie comme problèmes de personnalité et de
En fait. Ia plupart de nos problèmes habitueis de comporte comportement. A préseht, c'est si vrai que 1'àction sociale a fim
ment sont effectivement résolus, pour. peu qu'ils aient une solu- par être reconnue comme une branche de Ia médecine et que
tion, en transférant 1'individu d'un environnement oü il se conduit le « travailleur social en psychiatrie » en est venu à se substituer,
mal dans un autre oü il se conduit bien. Là encore, Ia science ou au moins à s'ajouter, au travail du visiteur bénévole. Le
sociale est parvenue à quelque chose qui est presque.de 1'ordre délégué à Ia liberté surveillée, 1'éducateur à domicile, ie directeur
de 1'expérimentation de laboratoire. Pour. réaliser ces expéri- de terrain de jeu public ont tous acquis un' nouveau statut pro-
mentations, ía ville, ayec .ses seçteurs naturels, constitue ün fessionnel dès lors que fut admise l'idée que les problèmes
« cadre de référence », c'est-à-dire un dispositif de controle de sociaux sont fondamentalement des problèines de comportement."
nos obseryations des conditions sociales dans leur rapport ayec Un nouvel essor fut donné à l'étude des problèmes de. person
le comportement humain. nalité avec Ia mise en place en 1899,'à Chieago, du prender
tribunal pour enfants des Efats-Unis. Les tribunaüx pour ènfmts
devinrent immédiátement, aütant que faire se pòuvait dans les

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circonstances oü ils étaient nés, des cliniques du comportement.


1 LA VrLLE COMME LABORATOIRE SOCIAL

c'est-à-dire qu'elles portent non seulement sur 1'individu et son


Mettre le délinquant à répreuve, c'était l'inviter à partíciper à comportement, mais aussi sur,.l'environnement et Ia situation
une expérience, sous Ia direction d'un délégué à Ia liberté sur- auxquels le comportement vient en fépohse. Cela met en pra
veillée qui avait comme but sa réinsertion. tique, sous Ia forme d'un programme précis, une idée qui a fait
1'objet; de plusieurs congrès réunissant les psychiatres et les
, Cest à Ia suite de Ia création de 1'Institut de psychopathologie représentants des autres sciehces soeiales ,qui cherchaiént à
infantile", en liaison avec.le, tribunal pour enfants.de Chicago, définir les rapports entre les études psychiatriques et les études
que Healy commença les études systématiques qui ont servi de soeiales, et iè rôle que Ia psyehiatrie ést susceptiblé'dé jouer.en
base à un livre remarquable : the Individual Delinguent,/p\xhliê collaboratidn ávec les sciences soeiales pour réxploratioh et Ia
en 1915. II fut suivi par des études similaires, sousjes auspices résolution des problèmés sociaux.
de Ia Fondation ludge Baker, à Boston, et par Ia création
.d'àutres instituts d'étude de Fenfance et de ..«.cliniques du On ne met plus aujotird'hui en doute .— à supposer, qu'on
.comportement íí en tous points.du pays, notaminent : le Centre Fait jamais fait —,que Fidée que Findividu se fait de lui-même,
de recherche sur Ia protection de.1'enfance à 1'Université de le rôle qu'il joue dans toute société et le cafaçtère qu'il finit par
1'Iowa, 1'Institut pour Ia protection de 1'enfance à 1'Université acquérir soient três largement déterininés par les relatións qu'U
dú. Minnesota, 1'Institut de recherche sur Ia protection de se crée et, d'une manière générale, par le monde dans lequel il
Tenfance à Teachers College (ville de New York), 1'Institut pour vit. La ville est un çomplexe formé de mondes de ce type —
Torientation de 1'enfance, et des établissements ã soutien local des mondes qui se touchent, mais ne .s'interpénètrent jamais
d'orientation de 1'enfance nés à 1'initiative du Programme public complèteinent. ,
de financement pour Ia prévention. de Ia délinquance à Saint Sans aueun doute, les aires urbaines se difiérencieht autant
Louis, Dallas, Los Angeles, Minneapolis, Saint ,Paul, Cleveland, par le type et les caractéristiques de Ia vie,sociale,qtii s'y inscrit
Philadelphie que par les -modes de vie ou les prix du sol qui y onL_cotu:s.
L'étude de ia délinquance juvénile et; des problêmes de L'une des plus importantes séries d'études locales entreprises
comportement en général a été. établie sur une base solide à par FUniversité de Chicago est celle qui comporte Ia délimi-
Chicago avec 1'organisation, en mai 1926, par le Dr Herman tatipn et Ia caractérisatioh de toutes les àirés.impòrtimtes de Ia
M. Adler, du Fonds de recherche sur le comportement. Le ville. Cette étude est basée sur le postulat qu'une cohnaisknce
Dr Adler a réuni un groupe remarquable de chercbeurs et plus complète des lieux et dés gens de Ia ville jèttera Une
d'experts et a mis sur pied un dispositif administratif de recueil lumière nouveUe sur Fextraordinaire variátion, selpn les diffé-
d'observations scientifiques précises, à ía fois psychiatriques et rentes aires urbaines, de Ia 'quaritité et de Fextension des
soeiales. Leur accumulatipn a cohstitué une masse de données et abandons, des divorces, des actes de délmqüancey des crimes et
d'informations actuellement soumise à des analyses statistiques autres téniòignages de désoirganisation sociale. Par là, cetté étude
élabotées qui donnent des résultats surprenahts et dè grande sera utile-à tout servicé social cherchant à s'occuper directement
importance. ou indirectement de ces problêmes, mais, en détermmant avec
plus de précision les conditions dans lesquelles les, expérimen-
Les études de Flnstitut de recherche sur 1'enfanee et du
tations soeiales sont effectivement conduites, elle fera désormais
Fonds de recherche sur le comportement sont à certains égards de Ia ville uh laboratoire social. •>
uniques : ce sont à Ia fois des études psychiatriques et soeiales.

11. Aujourd'liui Institut de lecheiche sur les jeunès.


12. Pour un examen et une analyse du mouvement d*étude de.renfance,
cf. W.I. Thomas et Dorothy S. Thomas, thé Child in America, New York,
1928.

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