Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Sebbah PDF
Sebbah PDF
François-David Sebbah
213
ALTER
214
______________________________________ ._ ............. .
~==~~--~=~-~~a~i======wuaaaauza~·
Éveil et naissance
215
ALTER
li
Lévinas et Henry revendiquent, pour le premier une « inspira-
tion » phénoménologique, et pour le second, la reprise en charge
explicite de la méthode phénoménologique. Après avoir salué en
>1 Husserl le précurseur, celui qui a ouvert la voie, l'un et l'autre lui
i font au fond le reproche de « n'avoir pas été assez loin ». Si la mé-
thode phénoménologique se tient d'une certaine manière tout en-
tière dans la notion de radicaHté (cf. La Philosophie comme science
rigoureuse), alors il faut être plus radical que Husserl. Il y a comme
une surenchère à l'originaire. Et s'interroger sur l'origine (<< La ques-
tion fondamentale de la phénoménologie [ ... ] peut se formuler
comme la question de l'origine du monde », Pink, in De la Phéno-
i ménologie, p. 11), c'est s'interroger sur le sujet, ou du moins la sub-
1 jectivité, s'il appert - et les textes d'E. Lévinas et de M. Henry vont
dans ce sens - qu'on peut parler de subjectivité sans parler d'une
substance qui se pose en posant le monde dans une représentation,
sans parler de « subjectum ». Manfred Frank signale que les philo-
sophies du sujet sont traditionnellement tournées vers une médita-
tion de l'origine (cf. l'Ultime Raison du sujet, p. 10). (Il faut se méfier
de la polysémie de cette notion d'origine, et il nous faudra la pré-
ciser.) En effet, on a recherché dans le sujet une « raison », un fon-
dement. De ce point de vue, les recherches henrienne et
lévinassienne peuvent apparaître comme un questionnement hyper-
bolique sur l'origine de l'origine, sur le fondement du fondement
(l'emphase est une méthode, explique Lévinas in DDQVI, p.141).
Il faut saisir ce qui «rend» la subjectivité subjectivité, ce qui la
donne à elle-même. En des termes qui ne sont ni lévinassiens ni
henriens, on peut dire qu'il faut s'interroger sur le processus de
subjectivation. On comprend dès lors pourquoi {( éveil» et « nais-
sance» de la subjectivité, sont des enjeux centraux.
Ce questionnement emphatique, aux yeux de Michel Henry et
d'Emmanuel Lévinas, Husserl a manqué à le construire. Sans doute
réflexion et réduction transcendantales permettent-elles l'accès à la
subjectivité transcendantale qu'elles placent au centre de toute phé-
noménologie: la réduction est reconduction vers l'ego transcendan-
tal qui est dès lors ce au-delà de quoi on ne peut remonter,
« Urregion », région originaire (cf. la deuxième section des Ideen 1).
Pour asymptotique qu'il puisse paraître parfois, l'accès à l'ego ne
saurait être mis en doute: l'ego doit être transparent à lui-même,
atteignable dans une vue évidente. C'est là une exigence husser-
1 216
1
L
M , $-ll.wHiI ŒJ" GL, - MM
Éveil et naissance
217
<~
"
,
ll
ALTER
1
1
"
J
j rend manifeste l'incapacité qui fut dès le début celle de la phéno-
j
ménologie à fournir une réponse véritable à sa propre question»
(PM, p.9). Dès lors, « [ ... ] une pensée phénoménologique radicale
ne peut pas ne pas s'interroger sur la manière dont le pouvoir trans-
cendantal qui donne toute chose, se donne à lui-même [... ] », dit
Michel Henry (PM, p.32). Et cela, Emmanuel Lévinas aurait sans
doute pu l'écrire. Mais M. Henry continue ainsi: « [ ... ] se donne à
1
f lui-même pour autant qu'aucune instance autre que lui n'entre plus
en jeu. » Ici se creuse l'abîme entre celui qui pense la donation du
soi par l'Autre, et celui qui pense la donation du soi par lui-même.
j Faisons le point. On aura remarqué que notre réflexion s'orga-
nise autour d'un mouvement de va-et-vient, qui paraîtra peut-être
1 non réglé, entre deux niveaux d'analyse: celui de l'éveil et de la
naissance de l'ego philosophant (lecteur et/ou scripteur du texte
philosophique) et celui de l'éveil et de la naissance du soi. Sans
1 doute y a-t-il un parallélisme et plus, un entrelacement, entre ces
deux niveaux: le second n'étant le contenu du premier que pour
autant que le premier se met en abyme dans le second.
Cependant on jugera peut-être souhaitable que nous nous ex-
pliquions sur le choix stratégique qui consiste à avoir adopté une
attitude de surplomb par rapport aux auteurs étudiés. C'est que
nous nous proposons ici de scruter le mouvement opératoire de la
naissance et de l'éveil dans les textes d'E. Lévinas et M. Henry, plus
que le thème de la naissance et de l'éveil du soi (qui n'est abordé
dans ces quelques lignes que de manière latérale - en notes essen-
tiellement -, alors qu'il pourrait être un objet d'étude à part entière).
Notre démarche, en ce qu'elle a de métadiscursif, paraîtra peut-être
non phénoménologique: nous ne partons pas ici de l'expérience de
la naissance du soi, mais du discours sur cette expérience. Cette mé-
diation nous conduit-elle en dehors de la phénoménologie (cf.
note 5) ? Ce soupçon de « non-phénoménologicité » est-il à formuler
à l'endroit de notre analyse, ou bien à l'égard de M. Henry et
d'E. Lévinas eux-mêmes? (Ce soupçon, on peut immédiatement le
formuler à l'égard de Lévinas qui exhibe comme essentiel le lien
du discours - et du discours philosophique - à la naissance du soi;
mais uniquement de manière médiate et critique pour ce qui
concerne M. Henry, qui exige explicitement une expérience de l'im-
manence plus originelle que tout discours représentatif.)
Nous ne donnerons pas dès à présent d'éclaircissement sur ce
problème. Ou plutôt, on l'aura compris, il sera, en un sens, l'objet
même des lignes qui suivent.
En bref, l'enjeu essentiel est le suivant:
- La surenchère à l'originaire est-elle éveil et naissance, traumatisme
218
j
l
L
mW!!E!P12œa:: _ggiJW_&Z,,_~~
Éveil et naissance
La philosophie en jeu
Nous sommes partis de la « désarticulation» traumatisante que
Michel Henry et Emmanuel Lévinas font subir au logos. Il y a d'au-
tres raisons qui peuvent pousser le lecteur philosophe à se méfier
de ces textes. Michel Haar, par exemple, fait remarquer que l'Autre
lévinassien n'est pas un concept, mais une notion polysémique (in
« L'obsession de l'Autre », CHEL, p. 444). Dès lors, le problème est
posé du partage du sens de ce qui n'est ni fixé, ni déterminé ... D'ail-
leurs la place de la « révélation» est centrale, tant chez Michel Hen-
ry où elle est ce qui se donne « d'un coup et dans son entièreté »,
que chez Emmanuel Lévinas où elle est ce qui se donne en tant
que j'en suis dépris, parce que je suis toujours pris dans un retard
originaire qui me constitue (nous y reviendrons). N'y a-t-il pas une
violence inhérente à toute révélation? Le traumatisme ne serait
alors pas ce qui m'éveille et me fait naître à moi-même, mais une
pure violence, si est violent l'acte auquel je ne collabore pas.
({ L'Archi-révélation » (M. Henry) et « la révélation anarchique»
(E. Lévinas) font-elles des textes en question ici (et ce serait le
comble pour ce qui concerne le texte lévinassien !), des textes fermés
à l'autre? Osons poser la question: l'exigence d'échapper à la dia-
lectique au sens hégélien du terme, n'a-t-elle pas conduit Emmanuel
Lévinas au-delà de la dialectique au sens platonicien du terme, au-
delà du dialogue, de ce qui est commun et partagé, de la philoso-
219
1
l
1
J
ALTER
220
Éveil et naissance
221
... ~
!
J
~
11
,1
1
ALTER
.1
l ment vers le silence, cette parenté avec les ontologies et les théo-
logies négatives, doivent être bien compris: il ne s'agit pas d'un
222
Éveil et naissance
223
ALTER
Excès ou radicalité ?
224
Jmi $iIII!I $SE J&~g 0\ i ' LW 1 41 { . ,.iP. '4f
Éveil et naissance
225
ALTER
226
h
Éveil et naissance
227
ALTER
228
L
Éveil et naissance
229
ALTER
230
...
Éveil et naissance
231
···1;
1.
ALTER
1
1 1
dans le figuré, mais sa renaissance continuée. La temporalité du
Dit philosophique est un « vieillir à rebours ».
En guise de conclusion
232
ll
Éveil et naissance
233
ALTER
NOTES
(1) Saisir l'originaire, telle est en un sens la tâche que se sont donnée E.
Lévinas et M. Henry: dès lors, ils sont conduits vers l'ipséité, le soi. « Sans
doute n'éprouvons-nous le monde que sur le fond en nous de cette première
épreuve de soi qu'est la subjectivité absolue}) (M. Henry, in PS, p. 46) ; « le
savoir se fonde sur l'ipséité, il ne la constitue pas» (E. Lévinas, in EN, p. 39).
Le soi « est» ce qui précède tout monde et tout savoir du monde (dans les
mots henriens) ; le soi « est » ce qui précède tout Hre et tout savoir de l'Etre
(dans les mots lévinassiens). En effet, le soi est non ce qui est donné, mais
ce qui donne, il est cela même qui donne l'Etre et le logos en leur solidarité.
En un sens, E. Lévinas et M. Henry sont compagnons de route dans la re-
cherche d'un originaire gui ne peut être que le soi en son absolue simgula-
rité : l'ipséité .. Un tel soi ne se montre pas: il est en toute rigueur de termes
r
invisible; 1:1ichel Henry insis~e explicitement, mais cette idée est omnipré-
sente aUSSI chez E. Levmas; Il ne faut pas manquer de le remarquer. Le
soi est invisible parce qu'il précède et rend possible la lumière de l'Etre et
du logique; de l'espace aussi. Il n'est ni concept ni chose, parce qu'il donne
et savoir et monde: pris dans nul type de lumière, il ne se laisse ni mesurer
comme l'espace, ni compter; il ne se laisse prendre dans les rets d'aucun
logos. Du même mouvement, laissant la conscience déjà généralisante, et
l'objet (individuel, c'est-à-dire, déjà en un sens général, parce que pris dans
234
n
~ .....
i
Éveil et naissance
235
ALTER
236
Éveil et naissance
(4) Pour E. Lévinas, donc, le temps n'est ni ce que je retiens, ni perte d'être
(comme le dit généralement la tradition philosophique). Il est ce qui donne
à être en se retirant: il est la fécondité qui abandonne l'instant engendré à
sa naissance, le laissant se poser en sa solitude. Dès lors, l'anarchie du passé
immémorial, n'est pas tant passé, qu'avenir: trouant l'Etre, le temps donne
à être, « ouvre)} à l'Etre. n est un vieiHir à rebours; irréversibilité qui n'est
pas mort mais naissance; « plus que le renouvellement de nos états d'âme,
de nos qualités, le temps est essentiellement une nouvelle naissance» (TA,
p. 88). Dans certains textes, Lévinas évoque la naissance, dans d'autres, la
maternité, dans d'autres encore, ]a paternité: différences d'accent; points
de vue portés sur la même naissance à soi: chacun est père, mère et nou-
veau-né. Il faudrait réfléchir plus avant sur le « déplacement» d'une « ca-
tégorie » à une autre: la maternité insiste sur ce qu'il y a de douleur et de
passivité; sur ce qu'il y a de perte dans l'épreuve de la naissance. Qu'E.
Lévinas explique la diachronie, la naissance, tantôt à partir du point de vue
maternel, tantôt à partir du point de vue du nouveau-né, exprime que je
suis toujours l'autre de !'aulre. Certes, si l'autre est l'autre, je ne puis me
mettre à sa place (précisément, notre relation n'est ni conceptuelle, ni spa-
tiale - on n'échange pas de place -, mais la temporalité même en son irré-
versibilité). Voilà ce que E. Lévinas nomme }' asymétrie: mais il y a une
symétrie dans ]' asymétrie (ce qu'on ne remarque guère). Ce qui est symé-
trique, c'est précisément l'asymétrie: voilà ce dont font l'expérience la mère
et l'enfant. La relation de la mère à l'enfant est exemplaire de toute relation
à l'autre, parce qu'exemplairement temporelle (il faudrait d'ailleurs préciser
le lien du «temporel» au caractère «éthique» qu'E. Lévinas donne à la
relation à autrui ... ). Ces descriptions seraient confrontées avec profit à celles
que M. Henry produit de la même relation (cf. PM, p. 71) : l'enfant et la
mère ne sont pas deux moi, n'ont pas de visage l'un pour l'autre. Que ce
même nœud soit le «soi» de ]a mère, de l'enfant, et d'abord de la vie,
n'est contradictoire que pour qui compte dans la lumière du monde ou de
la représentation, que pour qui est venue au monde ... L'idée de paternité,
quant à elle, exprime chez E. Lévinas, non certes une quelconque activité
mais le temps comme libération et avenir: mon fils est absolument autre,
je ne peux pouvoir sur lui, et pourtant il est le même: « ce n'est donc pas
selon la catégorie de la cause, mais selon la catégorie du père que se fait
la liberté et que s'accomplit le temps» (TA, p. 86). Etre soi, c'est être père,
mère, nouveau-né: la diachronie comme retard originaire est le passage
même du temps. Et si tout présent est déjà défait et pourtant posé par la
trace qui le précède, être soi, c'est naître sans cesse. Rappelons-nous la mé-
taphore de l'œuvre chez E. Lévinas, pour dire la manière dont le soi, en sa
torsion primordiale, sa «récurrence», se fait. Œuvre étrange, œuvre de Pé-
nélope, qui n'est pas mon œuvre comme un poème ou un objet fabriqué;
qui ne se laisse pas décrire par les catégories aristotéliciennes de la matière
et de la forme, dont la temporalité n'est pas celle de la puissance et de
l'acte. Œuvre qui, comme la tapisserie de Pénélope, se défait et du même
mouvement, renaît. «C'est peut-être cela aussi, le sens de la formule mys-
térieuse de Leibniz ilLe moi est inné à lui-même". Le "se" du se maintenir"
1/
237
ALTER
238
Éveil et naissance
Autres textes
MDP: Marges de la philosophie, Minuit, de J. Derrida.
TTPF : Le Tournant théologique de la phénoménologie française, Combas,
L'Éc1at, 1991, de D. Janicaud.
CHEL : Cahier de l'Herne, Emmanuel Lévinas, Éd. de l'Herne, 1991.
239