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Connaissance, reconnaissance 
et perception

8La perspective proposée dans ces quelques pages, qui s’inscrit dans une anthropologie des images, est
indissociablement (mais non indistinctement) éthique, épistémologique et cinématographique. Elle engage
à la fois une théorie de la connaissance qui ne peut être indépendante de la perception et une éthique
respectueuse de la complexité du réel, des acteurs et des spectateurs. En anthropologie ce qui est premier
n’est pas la connaissance mais la reconnaissance (non seulement langagière mais perceptive, auditive,
tactile et olfactive). L’éthique entraîne et accompagne l’épistémologie. Elle ne vient pas s’ajouter à la
connaissance de l’extérieur comme un complément et un supplément d’âme pour l’adoucir et l’humaniser.
Elle advient de l’intérieur du processus même de la connaissance. Il est insuffisant d’affirmer que la
connaissance appelle la reconnaissance, car c’est la reconnaissance qui précède la connaissance.
L’épistémologie est une conséquence de l’éthique et non l’inverse.

9Or deux processus sont étroitement intriqués : la reconnaissance mutuelle (qui précède la connaissance) et
ce que nous appelons l’intersubjectivité1 qui précède la subjectivité. Nous ne prenons conscience de nous-
même qu’à travers le regard réitéré des autres qui est la condition de la confiance et de l’estime de soi. La
subjectivité ou plutôt ce que Michel Foucault appelle après André Breton la subjectivation se constitue
progressivement à travers le langage mais d’abord et surtout à travers des formes d’interaction non verbales
liées aux sensations du toucher, du respirer, du manger, de l’écouter et du regarder. Le sujet n’est pas plus
intériorité que le social n’est extériorité. Nous n’avons jamais accès ethnographiquement mais aussi
cinématographiquement à la profondeur (des idées, de l’« âme », des sentiments) mais seulement à des
surfaces : la peau, l’écran.

10Or ce qui compte tellement pour l’enfant qui se constitue comme sujet dans des échanges tactiles,
gustatifs, olfactifs, visuels et sonores (le sourire de ses parents, le fait qu’il reçoive des gratifications, qu’il
soit considéré avec soin et attention) n’est pas du tout aboli pour les adultes. La connaissance (des autres)
suppose que nous les ayons reconnus comme personne. Mais pour que nous puissions les reconnaître, il
faut au préalable que nous ayons nous-mêmes été reconnus par d’autres, que nous reconnaissions que ce
que nous sommes nous vient des autres. Il nous faut pour cela renoncer à la tendance spontanée que nous
avons tous à croire dur comme fer que tout (ou presque) se forme dans l’intériorité alors que tout (ou
presque) vient du dehors y compris les noms que nous portons et qui nous ont été donnés par d’autres.

11La reconnaissance de ces processus premiers est également constitutive tant de la recherche
(scientifique, artistique) que de l’éthique qui sont indissociables comme le percevoir et le vouloir (dont nous
sommes loin d’avoir néanmoins une maîtrise et une conscience totales), de même que le respect des autres
ne va pas sans l’estime de soi. L’expérience événementielle, indéductible de ce que les anthropologues
appellent le terrain, est celle d’une relation personnelle reconnaissant la singularité des sujets dans leur
corporéité. C’est seulement à partir de ce préalable – accepter l’irréductibilité du corps de l’autre, et en
particulier de son visage – que nous pouvons nous engager dans un mode de connaissance anthropologique.
Ce dernier ne se constitue pas dans l’abstraction des idées générales, mais dans l’épaisseur (et aussi la
surface) du sensible. Il s’effectue dans la matérialité de corps qui se rencontrent, fut-ce de façon discrète
dans un salut de la tête, une poignée de main ou, plus discrètement encore, dans un regard échangé, un
sourire.

12Connaissance et reconnaissance, épistémologie et éthique n’ont inversement aucune chance de se


rencontrer si l’on délie science, conscience et inconscient, sens et valeurs, perception (qui devrait être
neutre) et affection (que l’on devrait refouler). Aucune chance de se rencontrer non plus dans une
conception singulièrement réductrice du réel qui le ramène à de l’actuel alors qu’il comporte aussi du
virtuel. C’est dans l’historicité et plus précisément dans le devenir du sujet parlant, agissant, travaillant,
réfléchissant à ce qu’il fait et à ce qu’il dit, éprouvant des émotions, inventant des histoires, filmant,
chantant, dansant que l’on commence à s’apercevoir que l’une ne va pas sans l’autre.
13Nous pouvons comprendre dans ces conditions pourquoi ce que l’on appelle la mondialisation en tant que
suprématie de l’économie marchande induisant des processus de réification du sujet ne fait pas bon ménage
avec un régime de connaissance aspirant à la tranquillité. Elle ne s’accorde pas avec l’éthique. Ce n’est pas
que la surpuissance de l’instance économico-financière soit immaitrisable et imprenable. Elle est d’abord
infigurable. Or voici précisément ce qui non seulement échappe à l’éthique, la condredit et la contrarie mais
l’abolit : ce qui est infigurable ou dans les cas extrêmes (esclavages et a fortiori génocides) s’attaque à la
figure.

14L’éthique entretient des rapports étroits avec le corps et plus précisément le visage, les yeux et donc le
regard et c’est la raison pour laquelle une écriture ethnographique animée par une éthique du regard ne
peut être que figurale. Or nous ne pouvons pas voir dans un face-à-face la surpuissance de l’économisme
tant elle est anonyme et invisible. Mais ce qui ne peut être perçu directement, le cinéma est susceptible de
le montrer comme le fait Sissako dans son film intitulé Bamako.

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