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Le primitif et le mystique chez Lévy-Bruhl, Bergson et Bataille http://methodos.revues.

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Methodos
Savoirs et textes

3 | 2003 :
Figures de l'irrationnel
Figures de l'irrationnel

Le primitif et le mystique chez Lévy-Bruhl,


Bergson et Bataille
FRÉDÉRIC KECK

Résumés
Français English
L’assimilation du fou, du primitif et de l’enfant a été souvent analysée comme une opposition de l’archaïque par rapport au civilisé ou
du normal par rapport au pathologique. On veut montrer ici que le mystique s’ajoute à cette liste, celle-ci désignant alors plutôt des
figures de l’altérité qui défient la raison. On étudie alors les liens entre la figure du primitif et celle du mystique dans la sociologie de
Lévy-Bruhl, la métaphysique de Bergson et la pratique littéraire de Bataille. Par-delà les divergences entre ces trois œuvres, on montre
que le lien entre primitif et mystique vise à élargir le champ de l’expérience en l’ouvrant à une altérité radicale, et en même temps
prépare le terrain pour cette expérience vide et formelle que pensera le structuralisme.

French human sciences at the beginning of the 20th century used to assimilate the figures of the mad person, the primitive and the
child. The Author shows that this assimilation should not be interpreted in the sense of an opposition between the archaic and the
developed, or the normal and the pathological, but, once the figure of the mystic is added to this list, in the sense of an opposition
between rationality and its other. Three examples allows to analyse the link between the figures of the primitive and the mystic : the
sociology of Lévy-Bruhl, the metaphysics of Bergson, the literature of Bataille. Through the reading of these three works, the Author
shows that the link between the figures of the primitive and the mystic allows to think a larger experience by opening it to an alterity,
and at the same time prepares the ground for an empty and formal experience that will be explored by structuralism.

Entrées d’index
Mots-clés : Bataille Georges, Bergson, expérience, Lévy-Bruhl, mystique, primitif
Keywords : experience, mystic, primitive, Bergson, Bataille Georges, Lévy-Bruhl

Texte intégral
1 Dans un chapitre des Structures élémentaires de la parenté intitulé « L’illusion archaïque »1, Lévi-Strauss critique de
façon argumentée et définitive l’analogie entre la pensée du primitif et celle de l’enfant ou du fou qui avait été opérée par
de nombreux travaux en sciences humaines depuis le début du siècle. Cette critique a lié pour nous les trois figures du
primitif, de l’enfant et du fou comme trois figures de l’irrationnel partageant une même signification : l’archaïque par
opposition au développé, le pathologique par opposition au normal. On peut cependant ajouter à cette liste une quatrième
figure, qui en modifie le sens et en complique la référence : celle de mystique. En décrivant le primitif, l’enfant et le fou
comme des mystiques, c’est-à-dire comme des individus hantés par une altérité qui les déborde, on ne se contente pas de
rabattre le mystique sur des figures connues de l’archaïque, on éclaire la fascination qu’exercent ces figures en les plaçant
dans une position extérieure à la raison d’où elles viennent la défier et l’inquiéter. L’alliance de ces quatre figures marque
en effet l’entrée dans le domaine du savoir de quatre processus historiques constitutifs de la modernité et de sa rationalité
à travers l’exclusion inclusive de figures qui définissent son autre nécessaire : la découverte et la conquête des sociétés
dites primitives2, l’insertion de l’enfant dans un système d’éducation où il est pris en compte dans son développement
propre3, l’enfermement des fous dans des hôpitaux où ils peuvent être étudiés pour être ramenés à la raison4, enfin la
constitution d’une tradition mystique séparée de la tradition théologique5. C’est à la rencontre des ces quatre processus
que se constitue au début du XXe siècle l’étude du fou, du primitif, du mystique et de l’enfant, qui unit dans un même
dispositif l’adhésion à la rationalité de la science et la fascination pour l’irrationnel. Dans ce dispositif, l’irrationnel est à la
fois ce qui précède la raison, qu’elle peut donc retrouver et traduire par ses procédures propres, et ce qui vient la défier et
la questionner, la privant ainsi de tous ses moyens établis.
2 Ce dispositif déborde sans doute les frontières aussi bien disciplinaires que nationales, et ses dates de début et de fin
sont difficiles à tracer6. On se centrera ici sur trois auteurs dans un cadre spécifiquement français, pour plusieurs raisons.
Des raisons historiques : ces trois auteurs – Lévy-Bruhl, Bergson, Bataille – nouent plus spécifiquement les figures du
primitif et du mystique, à un moment où l’articulation du fou, du primitif et de l’enfant est la plus forte – les années 30 –,
juste avant sa critique par Lévi-Strauss ; d’autre part, ces trois auteurs varient les approches du couple primitif-mystique à
travers des modes de pensée différents : l’ethnologie pour Lévy-Bruhl, la métaphysique pour Bergson, la littérature pour
Bataille. Il ne s’agit donc pas de repérer chez ces trois auteurs la permanence d’une même fascination pour l’irrationnel,
mais plutôt d’observer, dans une coupe synchronique, les variations auxquelles donne lieu le couple instable du primitif et
du mystique, comme autant de jeux de la raison avec son autre. Mais il y a une seconde raison, plus philosophique, pour

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lire ces trois auteurs ensemble : s’ils se réfèrent les uns aux autres et se critiquent entre eux précisément sur l’articulation
du primitif et du mystique, ils partagent un point d’accord : il y a quelque chose de commun entre le primitif et le
mystique si on les analyse sur le plan de l’expérience, c’est-à-dire si on les considère comme des faits positifs qui peuvent
nous apprendre quelque chose sur les pouvoirs de l’esprit humain. Les oppositions s’établissent ensuite sur le contenu
donné à cette expérience : s’agit-il d’une expérience collective ou individuelle ? Peut-on rentrer dans cette expérience ou
est-on condamné à l’analyser du dehors ? L’expérience du primitif est-elle la même que l’expérience des mystiques ? C’est
donc l’articulation entre les figures du primitif et du mystique et la notion d’expérience qui permet de les lier entre eux
que nous cherchons à analyser ici. C’est une notion très problématique d’expérience qui se construit ainsi, car elle doit
unir dans un même champ de visibilité le plus originaire – le primitif – et le plus séparé – le mystique ; elle doit inclure à
la fois ses propres conditions de possibilité et ce qui la déborde. À s’élargir ainsi la notion d’expérience risque de se vider
de tout sens et de tout contenu. On pourrait alors repérer dans l’étude de cette notion d’expérience le fondement instable
de tout le dispositif unissant le fou, le primitif, l’enfant et le mystique et les raisons pour lesquelles ce dispositif a basculé,
en sorte que nous ne pensons plus dans la même expérience.
3 Le sens que prend la notion de mystique en France à la fin du XIXe siècle7 provient de la constitution d’un corpus de
textes mystiques, le plus souvent chrétiens : Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Joseph Surin, Mme Guyon… Le statut
textuel de ces récits de vie modifie la définition même du mysticisme, qui n’est plus une ascèse permettant d’accéder à une
intuition du divin d’où découlerait une doctrine, comme chez Plotin ou Pascal, mais un ensemble d’états : extase, visions,
glossolalie, stigmates, lévitation… Le phénomène mystique peut donc être étudié indépendamment de son contenu
religieux comme un groupe de symptômes permettant d’accéder à la réalité sous-jacente d’une constitution pathologique
qui, dans la tradition de Broussais, est interprétée comme une déviation quantitative des lois du normal, et non comme
une réelle altération de la personnalité8. Le mystique peut donc être comparé à d’autres formes du pathologique : Charcot
montre que l’état mystique, plus fréquent chez les femmes, est un symptôme de l’hystérie, Lombard montre que la
glossolalie est une régression à un stade infantile du langage9, d’autres comparent l’efficacité problématique des
hallucinations mystiques avec le charlatanisme des sorciers dans les sociétés primitives10. Deux théories
psychopathologiques du mystique peuvent être retenues. Ribot fait du mysticisme une « maladie de la volonté »: le
mystique concentrant toute son attention sur une représentation unique, sa volonté s’atrophie tandis que son intelligence
s’exalte, d’où les déséquilibres de l’épilepsie ou de la convulsion. Le mysticisme est donc un développement de l’attention
inférieur au niveau normal, par suite d’une fixation de l’attention11. Ribot étudie les récits des mystiques comme de
« petits romans d’amour assez grêles » relevant d’une « logique des sentiments » analogue à celle que l’on trouve à
l’œuvre dans les sociétés primitives, mais ayant perdu la force des émotions primitives12. Pierre Janet reprend cette
conception en la modifiant : le mysticisme est une forme de psychasthénie, caractérisée par un sentiment d’angoisse et
d’incomplétude, des obsessions et des manies, que Janet explique par une baisse de la tension psychologique et un retour
à un niveau antérieur du développement des tendances constitutives de l’esprit. Le mystique revient à un stade où le
sentiment intérieur est projeté sur l’extérieur – ce qui rappelle la description du fétichisme chez Comte – tout en restant
conscient de l’existence du monde extérieur, d’où ses hésitations et ses angoisses. Pierre Janet a pu étudier pendant six
ans les symptômes d’une malade soignée à la Salpêtrière, qu’il a décrite sous le nom de Madeleine, en comparant ces
symptômes à ceux de Thérèse d’Avila13. Le mystique est donc décrit comme une forme d’hallucination liée à un retour à
un stade antérieur de l’évolution psychique : la différence quantitative de tension entre le normal et le pathologique
devient une différence chronologique entre des stades de la pensée. Le mystique est ainsi rabattu sur le primitif.
4 C’est en réaction à cette interprétation pathologique que Lévy-Bruhl effectue la démarche inverse : si l’on cesse de
considérer le primitif comme un stade antérieur de la pensée pour étudier la constitution de sa structure mentale selon
ses propres principes internes, on peut alors recourir au terme de mystique pour caractériser cette différence radicale
entre la mentalité primitive et la mentalité civilisée. Ce geste est lié chez Lévy-Bruhl à un point de départ pris non dans la
psychiatrie, mais dans l’histoire de la philosophie. Il ne s’agit pas de classer le primitif et le mystique dans une forme ou
une autre de pathologie dont on expliquerait ensuite les mécanismes psychologiques de production, mais il s’agit par le
biais du mystique de poser un problème philosophique, ou plutôt un problème qui se pose à la philosophie : comment
expliquer la persistance du sentiment religieux dans une philosophie qui se définit d’abord comme rationnelle ? Le
recours à la psychologie ou à l’ethnologie ne prend sens chez Lévy-Bruhl qu’à partir de ce problème. C’est cette résistance
du sentiment religieux que Lévy-Bruhl repère dans ses ouvrages d’histoire de la philosophie sur la France ou sur
l’Allemagne, et il la désigne toujours sous le terme de mystique : Comte est étudié dans l’ensemble de sa philosophie, y
compris dans ses « teintes mystiques14 », Jacobi est décrit comme un « mystique rationaliste », puisqu’il définit la raison
comme l’accès au suprasensible15. Le livre sur Jacobi présente la démarche mystique comme une solution inadéquate à un
vrai problème philosophique : peut-on penser en dehors de la contradiction et de la relativité ? Ce qui permet à Jacobi de
résoudre ce problème, trop facilement aux yeux de Lévy-Bruhl, c’est son éducation piétiste : le sentiment de la
personnalité divine et du libre-arbitre est la seule chose que l’on peut opposer au rationalisme, dont la forme pure et
aboutie est le système de Spinoza. Aussi, à l’explication que Fichte donne de l’attitude de Jacobi par une hallucination
d’enfance, Lévy-Bruhl oppose-t-il « les tendances religieuses de Jacobi et son penchant au mysticisme16 ». Il ne faut donc
pas expliquer le mysticisme par des causes psychopathologiques : il faut se placer au niveau des conditions sociales pour
voir comment un problème philosophique, celui de la relativité de notre connaissance, produit une forme de vie
socialement consistante.
5 Cette démarche explique la reprise du terme de mystique dans les ouvrages sur la mentalité primitive, qui transfèrent le
sens de la notion du philosophique au social : le mystique n’est plus une position individuelle qui résiste à la philosophie,
il est un cadre collectif de perception qui ignore la logique. Lévy-Bruhl s’inspire ici de la notion durkheimienne de
représentations collectives : si les représentations sont le produit du social, on doit pouvoir expliquer les représentations
mystiques par des principes qui leur sont propres et qui trouvent leur source dans un milieu social spécifique. Il est
possible également que Lévy-Bruhl retrouve une thèse de Herder, contemporain et ami de Jacobi : la perception humaine
varie selon les milieux qui régissent la structure de cette perception. On peut alors expliquer l’étrangeté des faits rapportés
sur les primitifs non par une déficience de rationalité, comme le fait l’école anglaise de Tylor et Frazer, mais par un type
de rapport au monde différent du nôtre. Il faut donc tenir le paradoxe d’une perception qui inclut des éléments
suprasensibles et cependant réels : si le suprasensible (les esprits des morts) devient perceptible pour les primitifs, c’est
parce qu’un cadre social a rendu ces perceptions réelles par tout un ensemble de mythes, de rituels, de dispositions
totémiques. D’où l’étrangeté de la définition du mystique dans les Fonctions mentales : « J’emploierai ce terme, faute
d’un meilleur, non par allusion au mysticisme dans nos sociétés, mais dans le sens étroitement défini où mystique se dit
de la croyance à des formes imperceptibles aux sens et cependant réelles17. » Par un geste qu’on peut dire culturaliste,
Lévy-Bruhl sépare sa définition du mystique des formes qu’il prend dans les sociétés modernes, qui ne sont que des
mixtes de cette perception du suprasensible et d’adhésion rationnelle au monde réel: le mystique pur, c’est le primitif. Le
primitif baigne dans une « atmosphère » qui est tout entière mystique. Cette conception a exercé une fascination réelle
sur toute une génération et a sans doute été une des origines de l’engouement pour les sociétés primitives de futurs

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ethnographes comme Leiris18 ou Evans-Pritchard19, voire d’écrivains découvrant les réflexions de Lévy-Bruhl dans la NRF
sur « L’expérience mystique chez les primitifs ».
6 La notion de mystique est cependant subordonnée dans les premiers travaux ethnologiques de Lévy-Bruhl à celle de loi
de participation. C’est parce que leurs représentations collectives sont liées entre elles par une loi différente du principe
de non-contradiction qu’elles sont mystiques, le primitif pouvant affirmer que le mort est à la fois dans le cadavre et hors
de lui, comme un esprit menaçant qu’il faut conjurer. C’est donc parce qu’il est « prélogique » que le primitif est
mystique : ce qui intéresse Lévy-Bruhl, c’est cette logique différente de la nôtre, le mystique n’étant qu’un symptôme de
cette différence radicale ou une étape dans une démonstration qui reste théorique. L’expérience mystique se trouve alors
enserrée dans un ensemble de lois figées qui la rendent inaccessible : elle ne se prête à l’analyse que si l’on tourne autour
d’elle en rendant compte des principes qui l’expliquent. Or ce qu’observent les ethnographes avec lesquels discute
Lévy-Bruhl, notamment Evans-Pritchard et Leenhardt, c’est qu’on peut rentrer dans cette expérience mystique, s’initier
aux rituels des primitifs et croire comme eux à l’existence d’esprits, et qu’à l’inverse les primitifs ne sont pas toujours
plongés dans l’exaltation mystique mais se consacrent aussi au travail ou à la chasse, pour lesquels ils manifestent les plus
grandes capacités logiques. Ces objections modifient en profondeur la démarche de Lévy-Bruhl, sans toutefois infléchir la
direction de sa recherche : l’expérience mystique ne serait plus cette constitution fermée que nous pourrions reconstruire
sans y accéder, elle serait une possibilité anthropologique dont il faudrait décrire les modalités d’accès. Ce qu’elle révèle,
ce n’est pas un principe logique, c’est une possibilité de l’expérience. L’expérience mystique n’est plus alors un moment de
la démonstration de Lévy-Bruhl permettant de parvenir à la loi de participation, elle devient l’objet de l’enquête
elle-même.
7 Une note des Carnets montre bien ce passage : « Il semble donc que si, pour rendre compte du caractère mystique de la
mentalité primitive, j’ai dû faire voir comment leur expérience est plus ample que la nôtre, comment l’expérience que j’ai
appelée mystique est constamment entrelacée avec celle qui nous est commune avec eux, c’est encore cette même
expérience qui permet de rendre compte du caractère ‘prélogique’, ou de ce que j’ai appelé de moindres exigences
logiques20. » Le renversement est total : ce n’est plus le prélogique qui explique le mystique, c’est le mystique qui explique
le prélogique.
8 La démarche de Lévy-Bruhl dans ses derniers ouvrages consiste donc à se placer sur le plan de l’expérience ordinaire
pour voir comment celle-ci déborde sur une expérience mystique. Comment passe-t-on de l’expérience d’un monde
sensible livré à notre activité à celle d’un monde suprasensible d’esprits des morts menaçant ou favorisant notre activité ?
Cette analyse de l’expérience l’amène, dans le sillage de Hume, à s’interroger sur les pouvoirs de la croyance comme
constitutifs de notre rapport au monde : par quel instinct de la nature humaine croyons-nous tantôt à l’existence du
monde extérieur et tantôt à l’existence d’esprits suprasensibles ? Ces questions ne restent pas cependant théoriques, mais
ouvrent à une analyse sociologique des conditions empiriques de ce passage : la récitation d’un mythe sur la vie des
ancêtres, l’apparition d’un événement insolite, comme des jumeaux ou un animal inhabituel, brisent la trame de
l’expérience quotidienne et la font basculer dans l’expérience mystique. Ces passages brusques peuvent être
institutionnalisés à travers la création de symboles comme le bâton de sorcier ou l’animal-totem : le symbole est pour
Lévy-Bruhl l’objectivation de l’expérience mystique sous une forme qui se donne à voir dans l’expérience ordinaire21.
L’expérience mystique est donc ce qui vient interférer dans l’expérience ordinaire tout en différant d’elle par nature :
Lévy-Bruhl parle d’« entrelacement » pour définir ce rapport. Par ce biais il anticipe de façon étonnante des analyses de
Merleau-Ponty, puisqu’il parle aussi d’entrelacement du visible et de l’invisible: l’expérience mystique devient un moyen
d’analyser la structure de notre perception, la part d’invisible qui constitue notre expérience quotidienne et qui, source
d’angoisse ou d’expérience, l’ouvre à autre chose qu’elle-même.
9 La notion de mystique est donc un fil directeur de l’œuvre de Lévy-Bruhl, même si son sens se déplace au fur et à
mesure que cette œuvre, qui s’étale sur une cinquantaine d’années, se modifie au fil des objections internes et externes. À
travers tous ces déplacements, elle vise une différence radicale qui, loin de condamner à l’aporie, ouvre à une analyse
empirique sans cesse reconduite, dans un passage interminable de la philosophie théorique à la restitution des pratiques
dans leurs principes propres, et elle constitue peut-être à ce titre le moteur de cette œuvre. On comprend alors qu’à
l’injonction de Maurice Leenhardt de remplacer mystique par mythique, plus susceptible d’articuler le rationnel et
l’irrationnel, Lévy-Bruhl ait toujours manifesté son refus, craignant sans doute de voir là le sens entier de sa démarche
intellectuelle modifié22. La notion de mystique fait en effet de cette œuvre une réflexion sur les pouvoirs de l’esprit
humain observés à même l’expérience où ils s’effectuent, qui montre que ceux-ci dépassent la compréhension a priori
qu’on peut en avoir, obligeant alors à ressaisir une expérience plus ample que celle à laquelle le philosophe s’était habitué.
10 Sur ce point, on serait alors tenté d’établir une analogie avec la philosophie de Bergson, contemporain et ami de
Lévy-Bruhl, et penseur lui aussi d’un « empirisme élargi ». Or une telle analogie est problématique car les notions de
primitif et de mystique prennent chez ces deux penseurs des sens radicalement différents. En effet, l’expérience mystique
chez Lévy-Bruhl reste collective, ignorant ainsi la dimension proprement individuelle des récits de vie des mystiques dont
la collection constituait alors le sens du terme mystique. C’est au prix d’une singulière abstraction que Lévy-Bruhl a pu
appliquer le terme mystique aux primitifs, en faisant du mystique un simple problème philosophique. Or c’est en revenant
aux écrits des mystiques que Bergson a conçu le projet des Deux sources de la morale et de la religion, dont la réalisation
finale incluait une réfutation de Lévy-Bruhl. Il est donc possible que ce soit sur la notion de mystique que s’opère la réelle
opposition entre Bergson et Lévy-Bruhl. Mais en retour la notion de primitif chez Bergson fait l’objet d’une abstraction
équivalant à celle du mystique chez Lévy-Bruhl, en sorte que plutôt qu’entre des articulations du primitif et du mystique
qui communiquent, on est en face de positions inconciliables parce que situées à un pôle ou à un autre du couple primitif-
mystique.
11 On sait que, loin que la mystique anime secrètement toute la philosophie de Bergson23, c’est seulement tardivement,
après la Première Guerre Mondiale, que sa métaphysique de la nature exprimée dans la notion d’élan vital rencontre les
écrits des mystiques. C’est sous l’influence de William James24 et de son disciple en France, Henri Delacroix, que Bergson
comprend que les écrits mystiques peuvent alimenter sa propre réflexion philosophique. Ce que montre James, en effet,
c’est que le mysticisme n’est pas un état (d’extase, d’hallucination, de lévitation), mais un processus, et que ce processus
n’est pas le résultat d’un affaiblissement de la volonté comme le voulait Ribot, mais au contraire une source d’énergie
pour l’action25. En France, c’est Delacroix qui rompt avec les études psychopathologiques du mysticisme, par la règle
méthodologique suivante : si l’on veut comprendre le mysticisme, il ne faut pas l’étudier chez des individus souffrants
dans les hôpitaux modernes, il faut l’analyser dans les écrits des grands mystiques. La démarche de Lévy-Bruhl, qui
rendait normal le phénomène pathologique en le socialisant, est donc ici radicalement contournée : c’est au contraire en
individualisant le mysticisme qu’on en fait un phénomène normal, ou plutôt supra-normal. Mais il faut alors distinguer
les individus vraiment malades des grands individus : sans doute les grands mystiques ont une base psychologique fragile,
mais ils ont su dépasser cette fragilité de départ, et même la ressaisir comme un terrain favorable pour accéder à un état
supérieur de la conscience, comme Thérèse d’Avila transformant ses dépressions d’enfance en énergie missionnaire après
son extase. Le problème qui se pose au psychologue de la mystique qui refuse de réduire le phénomène mystique tout en

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restant sur le terrain psychologique est alors celui-ci : comment expliquer ce phénomène par les seuls principes de la
psychologie sans recourir à une cause divine extérieure à la conscience ? La solution de ce problème réside dans l’idée de
processus mystique. Ce que remarque Delacroix dans ses Études d’histoire et de psychologie du mysticisme, c’est que
tous les grands mystiques passent par un processus qui est toujours le même : une phase d’oraison au cours de laquelle le
moi se coupe du monde extérieur et même de ses impressions internes pour ne plus se consacrer qu’à la récitation de
prières, une phase d’angoisse très profonde au cours de laquelle le mystique se sent coupé de Dieu et animé de son seul
désir (la nuit obscure de Jean de la Croix, la folie de Joseph Surin), et enfin une phase d’extase au cours de laquelle le
mystique sent la volonté de Dieu agir en lui et son potentiel d’action se démultiplier. Delacroix résume cette analyse dans
une séance de la Société Française de Philosophie : « Le mysticisme est moins un état qu’un mouvement, une succession
bien enchaînée d’états26 » – succession dont il remarque qu’elle s’apparente à une dialectique hégélienne.
12 On comprend alors en quoi ces analyses pouvaient s’accorder avec la doctrine bergsonienne de l’élan vital. Dans
L’Évolution créatrice, Bergson avait montré que seul l’homme pouvait avoir conscience de l’évolution dont il n’était
qu’une des branches les plus avancées, et que cette conscience pouvait l’aider à poursuivre cette évolution au-delà de la
forme présente qu’a prise l’humanité – l’ouvrant ainsi à une forme de surhumanité. Cette conscience de l’évolution, par
laquelle l’intelligence ressaisit la frange d’intuition qui l’entoure et retrouve ainsi l’impulsion originelle de l’élan vital, est
peut-être la seule chance pour l’humanité de dépasser par l’intelligence la formidable avancée qu’ont effectuée les insectes
sur l’autre branche de l’évolution par la seule force de l’instinct. Le mystique constitue alors cette forme pure de
l’intelligence retrouvant en elle les forces de l’intuition et poussant plus loin le mouvement dynamique de la création.
Peut-on dire alors qu’à l’inverse le primitif serait une forme de vie purement statique, l’équivalent de la société des
insectes au sein de l’humanité, selon un schéma évolutionniste faisant du primitif le bas de l’évolution humaine et du
mystique son sommet ? Lorsque Bergson définit la « fonction fabulatrice » des primitifs comme un « instinct virtuel »,
est-ce là l’équivalent d’une forme de vie animale ?
13 Il est évident qu’il faut répondre négativement à ces deux questions27. Si Bergson a lu Lévy-Bruhl et reconnu les mérites
de ses livres, c’est bien parce qu’il y reconnaissait la grande richesse de la vie des primitifs et le témoignage de l’inventivité
de l’esprit humain. La discussion avec Lévy-Bruhl a précisément pour enjeu ce qui est la source de cette richesse : est-ce
une faculté de l’esprit autre que l’intelligence, ou est-ce l’intelligence en tant qu’elle remplit une certaine fonction de la
vie ? La discussion se centre sur la notion de hasard ; Lévy-Bruhl affirme que les primitifs ne connaissent pas le hasard car
ils expliquent tout par des causes surnaturelles, ce à quoi Bergson répond que nous comprenons nous-mêmes le hasard
comme l’intervention d’un intérêt humain : nous voulions quelque chose que nous n’obtenons pas, et nous attribuons cet
échec au hasard. C’est donc que l’intelligence est intervenue, mais une intelligence préoccupée par la possibilité de l’échec
de l’action, et inventant donc des entités pour s’en prémunir. Le fond du désaccord porte donc sur la notion d’intelligence,
qui est pour Lévy-Bruhl une représentation scientifique et désintéressée du réel, alors qu’elle est au contraire pour
Bergson un moyen pour l’action au service de la vie. C’est pourquoi Lévy-Bruhl pouvait unir le primitif et le mystique dans
une même opposition de l’affectif à l’intelligence, alors que Bergson fait du primitif et du mystique deux formes de
l’intelligence servant deux fonctions différentes de la vie, la sécurisation d’une part, la création d’autre part. Pour Bergson,
la différence de nature ne passe plus entre le primitif et le civilisé, mais entre le primitif et le mystique. Le civilisé est en
effet beaucoup plus proche du primitif que du mystique, puisque lors d’un tremblement de terre ou d’une déclaration de
guerre il invoque lui aussi des causes colorées d’humanité28. Tout homme est alors partagé entre le primitif et le mystique,
non comme entre une origine et une fin, mais comme entre deux possibilités de la vie.
14 Tout le problème est alors pour Bergson de penser cette tension. S’il est vrai que l’homme est un animal religieux,
comment comprendre qu’il se partage entre ces deux formes radicalement différentes de vie religieuse ? Bergson
rencontre ce problème lorsqu’il analyse l’unité du mot religion au début du chapitre 3, soit à la jonction des chapitres sur
la religion statique et la religion dynamique. Le mot de religion est comme tel un mixte impur, puisqu’il mélange deux
tendances qui diffèrent en nature, la religion statique, celle du primitif, et la religion dynamique, celle du mystique. Il
appartient donc au métaphysicien de tracer à l’aide de la méthode de l’intuition ces différences de nature, là où l’historien
des religions n’aperçoit que des différences de degré. Ce point est l’objet du désaccord violent d’Alfred Loisy, successeur
de Renan à la chaire d’histoire des religions du Collège de France, et dont Bergson avait admiré les livres: à la question Y
a-t-il deux sources de la morale et de la religion ? qui fait le titre d’un ouvrage publié juste après celui de Bergson, Loisy
répond par la négative en affirmant que le mystique est contenu de manière infinitésimale dès les premières religions : le
primitif est déjà mystique, mais seules les grandes religions actualiseront cette potentialité29. À ce problème, Bergson
répond par une solution différente : si l’on analyse l’expérience pure et singulière du mysticisme comme le font Delacroix
ou James, on voit bien qu’elle relève d’une fonction différente de la vie. L’histoire des religions est donc l’histoire des
mélanges entre ces deux tendances : « Il faut considérer que le mysticisme pur est une essence rare, qu’on le rencontre le
plus souvent à l’état de dilution, qu’il n’en communique pas moins alors à la masse à laquelle il se mêle sa couleur et son
parfum, et qu’on doit le laisser avec elle, pratiquement inséparable d’elle, si on veut le laisser agissant, puisque c’est ainsi
qu’il a fini par s’imposer au monde. En se plaçant à ce point de vue, on apercevrait une série de transitions, et comme des
différences de degré, là où réellement il y a une différence de nature30. » Cette conception de l’histoire des religions a
notamment influencé Jean Baruzi, pourtant élève de Loisy31.
15 Comment alors comprendre la relation entre la religion primitive et la religion mystique ? Plutôt que le mélange de
deux essences, il faut concevoir un tournoiement interne qui bouleverse la religion primitive par une série d’actes
ponctuels. Chaque individu mystique (Jésus, Bouddha…) pose un acte indivisible, analogue à l’acte libre dans l’Essai sur
les données immédiates de la conscience, qui retourne intégralement la religion statique dans lequel il s’insère et l’ouvre à
des nouvelles possibilités de vie. Comment comprendre alors que cet acte rentre en contact avec une religion statique qui
lui est réfractaire ? C’est que cette religion statique est elle-même le produit de la vie, qui s’est figée dans des formes
fabuleuses mais figées, la prolifération infinie des divinités n’étant elle-même que le résultat d’une combinatoire finie ;
l’apparition d’un individu mystique est donc le moment où la vie peut reprendre son mouvement créateur.
16 On voit donc que la différence de nature entre le primitif et le mystique est celle qui commande tout le projet des Deux
sources de la morale et de la religion, et recoupe toutes les oppositions entre société close et société ouverte, morale
d’obligation et morale d’appel, religion statique et religion dynamique. Elle se retrouve également dans le chapitre final
sur la théorie politique de l’histoire, qui en appelle à un acte mystique pour revitaliser la société mécanique et industrielle.
On pourrait dire qu’il n’y a pas chez Bergson de distinction entre sociétés chaudes et sociétés froides, mais que toute
société est froide et peut être réchauffée par la fulgurance d’un individu mystique32. L’historicité n’est rien d’autre que ce
tournoiement de l’expérience mystique à l’intérieur de la société primitive, qui est aussi la nôtre.
17 Bergson procède donc à un étonnant renversement de la position de Lévy-Bruhl : là où Lévy-Bruhl utilisait la notion
d’expérience mystique pour penser ce qui nous est le plus inaccessible dans la mentalité primitive, la mystique jouant le
rôle de pont entre le civilisé et le primitif, Bergson pose l’expérience mystique, la vie en tant que création, comme ce qui
est le plus rare et le plus inaccessible, et le primitif, la vie en tant que conservation, comme ce qui nous est le plus
accessible pour peu que nous revenions à notre vie intérieure – et ici c’est la vie qui joue le rôle de pont entre le primitif et

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le mystique. C’est en effet un point essentiel pour la compréhension de la pensée de la religion chez Bergson que le
philosophe décrit l’expérience mystique comme ce qui lui est extérieur, comme une expérience qu’il rencontre et dont il
doit rendre compte33 –peut-être comme sa limite supérieure en tant que la philosophie est aussi une forme de création–,
alors que le primitif, autre nom de l’immédiat, est ce dont le philosophe part pour l’élargir.
18 Reste entre Bergson et Lévy-Bruhl, un point d’accord : analysée de l’extérieur, l’expérience mystique donne accès à une
positivité, que l’on peut ensuite mettre en rapport avec d’autres positivités dans un champ d’expérience ; la différence
majeure entre ces deux analyses empiristes est alors que cette positivité se donne dans une expérience sociale pour
Lévy-Bruhl et individuelle pour Bergson. Or c’est ici qu’une autre articulation du primitif et du mystique est possible, qui
n’en fasse pas une liaison entre deux positivités analysées de l’extérieur, mais l’expérience vécue d’une négativité. Cette
articulation est opérée par un homme de la génération postérieure à celle de Lévy-Bruhl et Bergson, mais elle trouve ses
sources dès ce moment de l’entre-deux guerres où le primitif et le mystique sont pensés conjointement : c’est celle de
Bataille.
19 Le passage de Bergson à Bataille ne sert pas seulement ici les convenances de la démonstration : il correspond à un
moment important dans la genèse même de la pensée de Bataille. Bataille a sans doute assisté en 1920 à Londres à une
conférence de Bergson sur « Le possible et le réel », qui a pu lui montrer l’intérêt d’une philosophie de la vie pour une
pensée du désordre et du réel34, mais il a creusé son désaccord avec Bergson en lisant Le Rire : « La pensée sans le rire me
parut mutilée, le rire sans la pensée était réduit à cette insignifiance qui lui est communément accordée, et que Bergson
avait bien pauvrement décrite. Dès lors, dans mon esprit, rire n’étant plus limité au minable comique de Bergson,
équivalait à Dieu sur le plan de l’expérience vécue35. » Cette rupture touche bien ici la question de l’articulation du
primitif et du mystique. Bergson avait en effet montré que le rire est une réaction de la société lorsqu’un individu s’écarte
d’elle et la menace, une façon de le corriger en le considérant comme mécanique au moment où il est au contraire le plus
vivant36 –l’exemple du Misanthrope, davantage que celui de l’Avare, fait bien comprendre cette analyse. Dès lors, c’est
bien ce qu’il y a de primitif en nous qui nous fait rire, la nécessité de se protéger contre ce qui menace la forme établie de
notre vie, alors que le mystique est celui dont on rit –du moins avant qu’il ne suscite un appel qui transforme la religion
établie et fasse de lui un objet de vénération. Au contraire, pour Bataille, le mystique est celui qui rit, d’un rire nietzschéen
et créateur, parce qu’il a fait l’expérience de la néantisation possible de toutes choses.
20 Le point de rupture n’est pas ici seulement une différence de manières de rire, entre un rire mécanique et un rire
libératoire : il touche plus profondément deux points cruciaux, la question de l’articulation du social et du vital et celle de
la négativité. Il est essentiel en effet que le rire soit pour Bergson un point de jonction du vital et du social, le moment où
le vital ressurgit dans le social pour corriger ce qui le menace ; dans cette conception, le social est donc ce qui fige le vital
dans une forme donnée, alors que seul l’individu est créateur. Au contraire, pour Bataille, c’est toute une société qui peut
partir d’un grand rire créateur : c’est le moment de la fête, de la fusion sociale dans une énergie débridée, de la violence du
sacré. Par là, Bataille semble rejoindre les analyses de l’École durkheimienne, dont il se réclame dans le cadre du Collège
de sociologie37, et on semble proche en effet de certaines analyses de Lévy-Bruhl sur une expérience mystique collective.
Mais Bataille rompt radicalement avec le cadre positiviste de cette école en introduisant la négativité de l’expérience
mystique. La phase négative du mouvement de l’âme, le sentiment du néant et du pur désir sans objet, était en effet un
des aspects du mystique que Bergson autant que Lévy-Bruhl tendaient à occulter. Or cet aspect apparaissait précisément
dans les analyses de Delacroix, sous la forme d’une dialectique hégélienne culminant dans le moment réconciliateur de
l’extase. Le geste de Bataille, sous l’influence de Chestov, consiste à interrompre ce processus dans le moment de la nuit
obscure et à faire de l’expérience mystique un moment de déréliction et de pure négativité, qui est en même temps
ouverture à un impossible, à un « tout autre ». Si l’angoisse des mystiques est de rester dans cette phase de l’absence de
Dieu, comme s’il n’y avait rien au-delà de cette absence, Bataille fait de cette angoisse le tout de l’expérience mystique, et
peut ainsi penser une mystique sans Dieu38. Bataille se distingue lui aussi de l’interprétation psychopathologique de la
mystique, mais en se confrontant radicalement à ce qui rapproche le plus la mystique de la folie : l’expérience du néant
qui, si elle n’est pas contrôlée, peut devenir aliénation et non création39. Le refus opposé par Bataille à l’interprétation de
Hegel par Kojève ou par Breton procède donc du même geste que celui qui lui fait refuser l’interprétation du mystique par
Delacroix ou Bergson: la négativité ne connaît pas de réconciliation supérieure, au risque de devenir « comique ». Le
« bas matérialisme » de Bataille commande de s’installer dans la négativité pour creuser en elle ses potentialités de vie40.
21 L’articulation du primitif et du mystique s’opère alors chez Bataille dans une pratique littéraire liée à une nouvelle
notion d’expérience mystique. L’expérience mystique ou « expérience intérieure » est pour Bataille l’expérience du
négatif, c’est-à-dire de la transgression de l’interdit. L’homme comme homo faber pose face à lui un monde de choses
qu’il peut conquérir par le travail, et il doit donc interdire tout ce qui abroge cette discontinuité entre le sujet et l’objet : au
premier rang, la sexualité et le meurtre. L’acte érotique et la vision du cadavre sont deux expériences qui rétablissent la
continuité des choses et viennent inquiéter le monde bien délimité du travail : ils sont l’expérience de la limite entre le
sujet et l’objet, entre la vie et la mort ; ils sont la fascination du continu au sein même du discontinu. Aussi sont-ils à
l’origine de la pensée : l’homo sapiens apparaît par la transgression de l’interdit posé par l’homo faber. Une telle lecture
de l’histoire de l’humanité apparaît dans la Théorie de la religion ou dans L’Érotisme41, mais c’est surtout dans un texte
tardif, Lascaux ou la naissance de l’art, que Bataille la reprend en la liant à la notion de primitif. Ce que Bataille découvre
avec émerveillement dans les peintures de Lascaux, c’est la naissance de l’humanité dans l’atmosphère inquiétante d’une
grotte obscure. Mais il y a loin de la naissance à l’origine : l’homme de Lascaux n’est pas l’homme primitif, il a été précédé
par l’homme de Néanderthal, qui savait déjà chasser et vivre en société. En inventant, par un miracle analogue au miracle
grec, la première forme de l’art, en jouant sur la distance inquiétante qui sépare l’homme de l’animal tout en les
rapprochant, l’homme de Lascaux a entrevu pour la première fois la fulgurance de l’impossible. Aussi l’homme de Lascaux
est-il le vrai primitif, non au sens d’un stade antérieur de la pensée, l’origine à retrouver, mais au sens d’une incertitude
fondamentale, une naissance qui est aussi un recommencement. « Une glissade, une incertitude fondamentale,
distinguent profondément dans leurs conduites ces ‘primitifs’ authentiques de ceux que l’ethnographie nous fait
connaître42 .» Les « primitifs » de l’ethnographie ne sont que les descendants dégénérés de ces premiers artistes, ayant
perdu dans le monde du travail la force de cette première déchirure. Le vrai primitif est un mystique car il sait rire :
« Nous n’avons plus le droit de prêter à l’Homo sapiens des réactions semblables à celles des hommes grossiers que nous
côtoyons, aux yeux desquels la force brute est la seule vérité concevable. Nous avions d’ailleurs oublié que ces êtres
simples riaient, que, sans doute, ils furent les premiers, se trouvant dans la position qui nous effraie, qui surent vraiment
rire43. »
22 Parvenu à ce point, on peut alors comparer l’assimilation que fait Bataille du primitif et du mystique avec celle de
Lévy-Bruhl, puisque, partis de la séparation opérée par Bergson, nous retrouvons notre position de départ. Sans doute
Bataille ne connaissait-il que de seconde main les travaux de Lévy-Bruhl, dont il retient seulement la qualification de la
« mentalité primitive » comme « prélogique ». Pourtant il semble bien effectuer le même parcours, partant du problème
de l’expérience mystique et le creusant par l’étude des sociétés « primitives ». L’expérience mystique est pour Lévy-Bruhl
comme pour Bataille celle de l’insolite, de l’inquiétant, qui vient déchirer le tissu rassurant du monde du travail en

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l’ouvrant à une altérité radicale. Mais – et c’est ici que nous saisissons le sens de « prélogique » dans la théorie de
Lévy-Bruhl, par-delà même son abandon tardif – l’expérience mystique est pour Bataille « postlogique », au sens où elle
vient transgresser un interdit déjà posé par le monde du travail, alors qu’elle était pour Lévy-Bruhl ce qui résiste au
monde du travail, ce qui vient avant lui et qu’il ne pourra jamais résorber, et en ce sens elle est prélogique44. On comprend
du coup comment la figure de l’origine qui continuait à hanter la pensée de Lévy-Bruhl est radicalement évitée par
Bataille, puisque le véritable primitif commence par une expérience mystique qui est toujours secondaire, qui est
recommencement plutôt qu’origine. On comprend aussi pourquoi Bataille peut partir d’une expérience mystique qu’il a
vécue là où Lévy-Bruhl l’analysait toujours de l’extérieur : il suffit – mais ce « il suffit » demande un courage rare – de
percevoir l’inquiétude du négatif pour penser à nouveau comme un primitif. Un critère d’examen de ce qui est
véritablement primitif nous est donné en nous-mêmes, non plus comme chez Bergson par une « donnée immédiate »,
mais par une expérience du négatif45.
23 Par là, Bataille sort radicalement du dispositif théorique pensant le primitif et le mystique sur fond de positivité. Nous
nous trouvons en effet devant une mystique sans Dieu, autrement dit une expérience mystique sans contenu, et des
primitifs retrouvés dans des œuvres sans auteurs, autrement dit des œuvres primitives sans primitifs. Cette articulation
du primitif et du mystique ne peut donc déboucher ni sur une métaphysique de la vie qui analyse des expériences
singulières, ni sur une ethnologie qui cherche à décrire l’expérience sociale de peuples réellement existants : elle ne peut
que juxtaposer des œuvres dans un collage littéraire qui permette de retrouver l’inquiétude dont elles sont la trace.
Bataille analyse des œuvres pour elles-mêmes et non pour y retrouver une société dont elles seraient l’indice : c’est le
principe de la revue Documents46, de ses analyses des sacrifices aztèques ou des peintures de Lascaux. Le geste n’a pas
seulement valeur de provocation : il annonce déjà la mutation épistémologique qui va se produire dans les sciences
humaines. Le mystique et le primitif sont devenus chez Bataille des formes sans contenu, de pures expériences
fictionnelles de la discontinuité. On comprend alors que la rupture opérée par Lévi-Strauss était déjà préparée par des
mutations à l’intérieur du dispositif théorique des années 30 : la notion d’expérience avait atteint les limites de ses
possibilités, elle s’était gonflée de trop de positivités. Il ne restait plus alors qu’à la vider de son contenu et à tirer de
nouvelles possibilités de pensée d’une expérience négative et sans contenu. Le primitif et le mystique ne se donnent plus
alors dans une même expérience à valeur initiatique : ils indiquent seulement les deux termes, supérieur et inférieur,
entre lesquels peut se déployer le tissu formel d’une expérience décharnée. L’expérience n’est plus ce qui vient se grossir
de positivités-limites, c’est ce qui ne cesse de revenir sur soi dans la négation de ses conditions de possibilités. Il faut
souligner que c’est dans une pratique littéraire, s’effectuant toujours dans le risque de sa perte, plutôt que dans une
théorie positive ou une métaphysique au croisement des lignes de faits, qu’une telle expérience a pu se penser47.
24 Quel intérêt y avait-il à lier ainsi le primitif et le mystique sur fond d’expérience ? Il s’agissait en somme de mettre en
question le sens du primitif comme archaïque ou anté-prédicatif, et d’annuler la possibilité d’une expérience qui se
remplit de ses propres conditions de possibilité, en la rapportant à un pôle mystique qui l’ouvre sur ce qui la déborde48.
Les trois articulations du primitif et du mystique qu’on a analysées avaient pour intérêt de ne jamais rabattre un des pôles
de ce couple instable sur l’autre dans une expérience originaire, mais de toujours les mettre en tension avec la notion
d’expérience : soit que, comme chez Lévy-Bruhl, la notion de mystique permette de désigner ce qui, dans l’expérience des
« primitifs », est irréductible à la nôtre, soit que, comme chez Bergson, le primitif et le mystique se donnent comme deux
pôles pour des expériences à chaque fois singulières et différant en nature, soit que, comme chez Bataille, l’expérience du
primitif se vide par analogie avec l’expérience mystique. Le danger lorsqu’on lie ensemble le primitif et le mystique est
toujours de penser une expérience donatrice sur un modèle initiatique : ce fut le cas par exemple de Roger Bastide, auteur
d’un ouvrage intitulé Les Problèmes de la vie mystique49en 1931 et de nombreuses études sur les transes de la religion
africaine du candomblé de Bahia, auxquelles il fut lui-même initié (voir le titre d’un de ses ouvrages : Images du Nordeste
mystique en noir et blanc50).Une telle conception initiatique est souvent présente dans les théories du métissage, dont
Bastide est un des fondateurs, car la théorie du métissage, dans sa version récente et optimiste, suppose une expérience
continue unifiant les pratiques et les langages. C’est une telle continuité de l’expérience qu’un retour à la complexité des
dispositifs théoriques des sciences humaines permet de mettre en question. Il n’y a pas d’expérience originaire du primitif
et du mystique, il y a des expériences singulières et discontinues qui se relient dans la pratique d’un espace formel.

Notes
1 C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1947, p. 98-113.
2 Il y a de nombreux récits de ce processus. Cf., par exemple, M. Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des lumières, Paris,
Maspero, 1971.
3 Cf. Ph. Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960.
4 Cf. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1961.

5 Cf. M. de Certeau, La Fable mystique, XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982, et l’article « Mystique », in Encyclopedia
Universalis, p. 521-526. Commençant son article sur Freud et sa critique de Romain Rolland comme « mystique », de Certeau rappelle
le contexte général dans lequel cette discussion prend sens et note : « Cette abondante production comporte des positions très
différentes, mais elle semble avoir ceci de commun qu’on y rattache la mystique à la mentalité primitive, à une tradition marginale et
menacée au sein des Églises, ou à une intuition devenue étrangère au travail de l’entendement (…) : la mystique y a d’abord pour lieu
un ailleurs et pour signe une anti-société qui représenteraient pourtant le fonds initial de l’homme. De cette période date une façon
d’envisager la mystique qui s’impose encore à nous. » (p. 522.)
6 Il est certain qu’on peut repérer en Allemagne au XIXe siècle des éléments de ce dispositif, comme le renouveau du catholicisme à
travers l’histoire des religions, ce dont témoigne la référence à Jacobi chez Lévy-Bruhl. Une étude similaire à celle qu’on propose ici
pour la France pourrait être menée pour l, notamment à travers les figures de Heidegger et Scheler.
7 Pour un rappel des interprétations de la mystique en fonction de leurs positions universitaires, cf. E. Poulat, L’Université devant la
mystique, Paris, Salvator, 1999, chap. 1-3. On peut repérer ces positions, par ordre chronologique : la psychopathologie (Ribot, Dumas,
Janet), la psychologie (Leuba, James, Delacroix), l’histoire des religions (Renan, Loisy, Baruzi), la philosophie de la nature (Bergson,
Leroy), la sociologie (Durkheim, Lévy-Bruhl, Bataille). Ces généalogies intra-disciplinaires ne doivent pas masquer les emprunts entre
disciplines, comme le mouvement qui va de Delacroix à Bergson et à Baruzi.
8 Cf. G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966.
9 Cf. E. Lombard, La Glossolalie chez les premiers chrétiens et les phénomènes similaires, Lausanne, 1910, cité in R. Bastide, Les
Problèmes de la vie mystique, Paris, PUF, 1996, p. 87.
10 Cf. R. Bastide, op. cit., p. 128. L’ouvrage de R. Bastide est une présentation très claire des « états mystiques » et de leurs
interprétations pathologiques, bien qu’il s’oppose à cette interprétation sous l’inspiration de Delacroix.
11 Cf. T. Ribot, Les Maladies de la volonté, Paris, Germer Baillières, 1883, p. 123-147.
12 Cf. T. Ribot, La Logique des sentiments, Paris, Alcan, 1905, chap. IV.
13 Cf. P. Janet, De l’angoisse à l’extase, Paris, Alcan, 1926-1928. Janet appelle tendances asséritives ou pithiatiques ces tendances à
projeter le sentiment intérieur sur le monde extérieur, et tendances réfléchies le stade où apparaît dans l’esprit un débat qui distingue le
monde extérieur du sentiment intérieur. Le mysticisme se produit dans l’intervalle entre ces deux tendances.

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14 Cf. L. Lévy-Bruhl, La Philosophie d’Auguste Comte, Paris, Alcan, 1900, p. 13. Cet usage du terme mystique pour caractériser Comte
est problématique : Comte refuse de caractériser sa philosophie comme mystique et l’appelle toujours religieuse.
15 Cf. L. Lévy-Bruhl, La Philosophie de Jacobi, Paris, Alcan, 1894, p. 240 : « Il fallait qu’il fût à la fois, et à sa manière, mystique et
rationaliste. » La conclusion de cet ouvrage a été prépubliée dans La Revue politique et littéraire, en 1894, sous le titre « Un mystique
rationaliste: F. Jacobi ».
16 Op. cit., p. 216. Cette explication sociologique n’est pas opposée à l’explication par l’hallucination (« Les deux explications ne
s’excluent pas. »). Ce qu’il faut comprendre, c’est comment le retour de l’hallucination d’enfance (que Lévy-Bruhl décrit comme une
angoisse devant l’idée de vie éternelle) est évité grâce à l’éducation religieuse et à sa mise en forme philosophique.
17 L. Lévy-Bruhl, Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan, 1910, p. 79.
18 Cf. Sally Price et Jean Jamin, « Entretien avec Michel Leiris », Gradhiva, n°4, 1988, p. 29-45. Leiris décida de partir en Afrique sous
le choc de la lecture de l’œuvre de Lévy-Bruhl, qu’il connaissait de seconde main par l’ouvrage de Charles Blondel, La Mentalité
primitive.
19 Cf. E. Evans-Pritchard, Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé, Paris, Gallimard, 1972 (édition originale en 1938), p. 38 : « Les
notions mystiques : Ces types de pensées attribuent aux phénomènes ultra-sensibles des qualités qui ne découlent pas ou ne découlent
qu’en partie de l’observation ; ou qu’on ne peut pas déduire de la logique ; ou qu’elles ne possèdent pas. »
20 L. Lévy-Bruhl, Carnets, Paris, 1998, p. 16.
21 Cf. L. Lévy-Bruhl, L’Expérience mystique et les symboles dans la mentalité primitive, Paris, Alcan, 1938, p. 170 : «Comment
l’insaisissable sera-t-il saisi ? Comment ce qui est révélation devient-il expérience concrète ? En se modelant autant que possible sur
l’autre expérience, en s’objectivant. Ce sera une des raisons d’être des symboles. »
22 Cf. M. Leenhardt, Préface aux Carnets, Paris, PUF, 1949, p. LI : « L’épithète mystique ne s’impose pas dans cette expérience où
l’affectivité étouffe la rationalité et le bon sens. Mythique, et parfois magique, souvent conviendraient mieux. Mais, tandis que
Lévy-Bruhl a courageusement abandonné le terme inadéquat de prélogique, (…) son attachement au terme mystique l’a empêché au
contraire de le changer. »
23 C’est E. Leroy, successeur de Bergson à la chaire de philosophie du Collège de France, qui a repris la notion d’intuition en en faisant
un acte mystique, alors que Bergson y voyait une méthode philosophique.
24 Cf. W. James, The Varieties of Religious Experience, Edimbourg, Gifford Lectures, 1902, traduit en français en 1906, L’Expérience
religieuse, Paris, Alcan, 1906. Un autre livre d’un psychologue américain important est celui de J. Leuba, Psychologie du mysticisme
religieux, traduit par Lucien Herr en 1927.
25 Notons que Ribot a lui-même distingué à la fin de sa vie les grands mystiques, hommes d’action, et la maladie qu’il appelle quiétiste
en référence au débat sur le quiétisme mené par Molina. Cf. T. Ribot, « L’idéal quiétiste », Revue philosophique, 1915.
26 Cf. Bulletin de la Société Française de Philosophie, tome 6, p. 1. Dans cette séance du 26 octobre 1905, Delacroix doit répondre aux
objections d’E. Boutroux sur le caractère logique et non psychologique ou chronologique de ce processus, et à celles de Maurice Blondel
sur la possibilité d’étudier la mystique indépendamment de son contenu religieux.
27 Le début du quatrième chapitre des Deux sources suggérerait une réponse positive quoique prudente : « Il ne faudrait pas forcer
l’analogie ; nous devons pourtant remarquer que les communautés d’hyménoptères sont au bout de l’une des deux principales lignes de
l’évolution animale, comme les sociétés humaines à l’extrémité de l’autre, et qu’en ce sens elles se font pendant. » (p. 283) Mais ce
passage ne prend sens qu’après la longue discussion avec Lévy-Bruhl dans le chapitre 2. Il faut noter par ailleurs que les sociétés
humaines sont toujours pour Bergson des sociétés d’êtres libres et intelligents, ce en quoi elles ne peuvent être des fourmilières. Tout le
problème pour Bergson est d’expliquer comment peut se former l’équivalent d’un instinct pour des êtres libres, problème qu’il résout
par la notion de « tout de l’obligation »: si chacune des obligations est arbitraire, donc indéterminée, signe de liberté, le tout de
l’obligation est nécessaire, et en ce sens il est un équivalent de l’instinct, un « instinct virtuel ».
28 Cf. H. Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932, p. 162 s., et p. 290 : « Nous estimons que si l’on
éliminait de l’homme actuel ce qu’a déposé en lui une éducation de tous les instants, on le trouverait identique, ou à peu près, à ses
ancêtres les plus lointains. » Il faut noter cependant qu’il y a une différence de degré entre le primitif et le civilisé : le civilisé a
développé par la mécanisation une capacité technique qui reste rudimentaire chez les primitifs.
29 Cf. A. Loisy, Y a-t-il deux sources de la morale et de la religion, Paris, Émile Nourry, 1934. L’œuvre d’A. Loisy appliquait la
méthode sociologique et psychologique à l’étude de l’histoire des religions, ce pour quoi il fut condamné par Pie X pour modernisme en
1907. Bergson avait admiré son ouvrage de 1908, La Religion hébraïque, qui faisait du sacrifice le nœud de la religion comme action
sacrée, efficacité réelle. Ce que reproche Loisy à Bergson en 1934, c’est d’établir des distinctions métaphysiques appuyées sur une
philosophie de la nature, là où Loisy voit des continuités dans le tissu de l’expérience humaine.
30 Ibid., p. 225.
31 Jean Baruzi, successeur de Loisy à la chaire d’histoire des religions au Collège de France, tentera de concilier la démarche de son
maître et prédécesseur et celle de Bergson, notamment dans son ouvrage, Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique
(Paris, Alcan, 1931), qui montre qu’il y a une métaphysique originale sous-jacente à l’expérience mystique de Jean de la Croix. À
l’objection d’E. Le Roy selon laquelle on ne peut décrire une expérience mystique de l’extérieur par une métaphysique abstruse, il
répond qu’on peut comprendre avec tout son être une expérience à laquelle on ne participe pas, si l’on se place au niveau des symboles
mis en mouvement par cette expérience mystique. Dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, il se réclame d’une méthode
bergsonnienne : « La vie religieuse est faite d’interactions entre un jaillissement intérieur qui appelle à se fixer et des formes qui lui
sont offertes » (in Problèmes d’histoire des religions, Paris, Alcan, 1935). Si Baruzi a pu croiser Bergson, c’est sans doute par leur
référence commune à Leibniz, sur lequel Baruzi avait fait sa thèse, Leibniz et le système d’organisation religieuse du monde : dans sa
leçon inaugurale, il parle ainsi d’un « univers religieux multiplié perspectivement ». Baruzi a commenté les Deux sources dans « Le
point de rencontre de Bergson et de la mystique », Recherches philosophiques, 1935.
32 Ceci ne veut pas dire que les « sociétés closes » ne connaissent pas la guerre, au contraire ; mais leurs guerres sont répétitives, alors
que seule une intuition mystique peut inventer une nouvelle forme de vie politique. Les sociétés closes ont donc une histoire, mais elles
ne sont placées dans l’historicité que par les individus mystiques qui les forcent à s’ouvrir. Cette conception de la politique mystique est
inspirée de l’idée de Péguy selon laquelle « tout commence dans la mystique et tout finit dans la politique », dans son article « La
mystique et la politique », Notre jeunesse, 17 juillet 1910, reproduit dans ses Œuvres, tome III, Gallimard, 1992, p. 5-159.
33 Cf. Entretiens avec Jacques Chevalier, p. 152 : « Je viens montrer aux philosophes qu’il existe une certaine expérience, dite
mystique, à laquelle ils doivent, en tant que philosophes, faire appel, ou dont ils doivent tout au moins tenir compte. Si j’apporte, dans
ces pages, quelque chose de nouveau, c’est cela ; je tente d’introduire la mystique en philosophie, comme procédé de recherche
philosophique » (cité in H. Gouhier, Bergson et le Christ des Évangiles, Paris, Fayard, 1964, p. 189 s.).
34 Cf P. Macherey, « Georges Bataille et le renversement matérialiste », in À quoi pense la littérature, Paris, PUF, 1990, p. 100.
35 G. Bataille, Œuvres complètes, VII, Paris, Gallimard, p. 562.
36 Cf. H. Bergson, Le Rire, Paris, Alcan, 1900.
37 Cf. D. Hollier, Le Collège de sociologie, Paris, Gallimard, 1979.
38 Cf. G. Bataille, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943, et la critique qu’en fait Sartre : « Un nouveau mystique », in
Situations I, Paris, Gallimard, 1947.
39 Sur la démarcation de Bataille par rapport à la psychopathologie et la nécessité d’analyser l’expérience du mystique du dedans, cf.
« Notes. Vue d’ensemble sur le mysticisme », Critique 58, mars 1952, p. 272-278. Bataille note que parmi les patients de Pierre Janet
considérés comme mystiques, il y avait un certain Martial qui n’était autre que Raymond Roussel.
40 Sur la critique de l’interprétation de Hegel par Kojève, cf. B. Karsenti, « Bataille anti-hégélien ? », Magazine littéraire, novembre
1991, p. 54-57. Sur la critique de Breton, cf. P. Macherey, « Georges Bataille et le renversement matérialiste », in À quoi pense la
littérature, Paris, PUF, 1990, p. 97-114.
41 Cf. G. Bataille, Théorie de la religion, Paris, Gallimard, 1973, p. 36-81, et L’Érotisme, Paris, Minuit, 1957, Première partie. Dans la
deuxième partie, l’étude V, « Mystique et sensualité », est particulièrement intéressante ici car, tout en refusant l’interprétation
psychopathologique de la mystique, Bataille refuse l’interprétation théologique qui fait du mysticisme un accès à la pureté : il faut au
contraire penser le mystique par-delà le pur et l’impur ; la théologie essaye donc de maintenir une forme de discontinuité là où au
contraire se rencontre la plus effrayante continuité.

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Le primitif et le mystique chez Lévy-Bruhl, Bergson et Bataille http://methodos.revues.org/111

42 Cf. G. Bataille, « Lascaux ou la naissance de l’art », Œuvres complètes, IX, Paris, Gallimard, p. 79.
43 Ibid., p. 24.
44 Cf. ibid., p. 70 : « Dès le temps des hominiens, le travail eut lieu, logiquement, d’après des principes contraires à la prétendue
‘mentalité primitive’ que l’on affirme avoir été ‘prélogique’. Cependant les conduites que l’on dit primitives et prélogiques, qui sont
effectivement secondaires et postlogiques, les conduites magiques et religieuses, ne font que traduire la gêne et l’angoisse qui se sont
emparées des hommes agissant raisonnablement, conformément à la logique impliquée dans tout travail. Ces conduites signifient
l’inquiétude profonde qu’inspirait dès l’abord le monde dont le travail dérangeait l’ordonnance spirituelle » (je souligne).
45 Bataille peut ainsi se permettre de rejeter un livre parce qu’il prétend parler d’une expérience mystique que l’auteur n’a visiblement
pas vécue : cf. « Expérience mystique et littérature », article sur Louis Pauwels « Saint-Quelqu’un », Critique 2, juillet 1946, p. 117-119.
46 « Les œuvres d’art les plus irritantes, non encore classées, et certaines productions hétéroclites, négligées jusqu’ici, seront l’objet
d’études aussi rigoureuses, aussi scientifiques que celles des archéologues (…) On envisage ici, en général, les faits les plus inquiétants,
ceux dont les conséquences ne sont pas encore définies. Dans ces diverses investigations, le caractère parfois absurde des résultats et
des méthodes, loin d’être dissimulé, comme il arrive toujours conformément aux règles de la bienséance, sera délibérément souligné,
aussi bien par haine de la platitude que par humour », texte de présentation de Documents, cité in M. Leiris, « De Bataille l’impossible
à l’impossible Documents », Critique 195-196, août-septembre 1963, p. 689. Cf. aussi Jean Jamin, « Documents revue, la part maudite
de l’ethnographie », L’Homme 151, 1999, p. 257-266.
47 Sur la notion d’expérience littéraire telle qu’elle a pu être élaborée par Foucault, notamment sous l’influence de Bataille, cf. P.
Macherey, Présentation de M. Foucault, Raymond Roussel, Paris, Gallimard, 1992, p. VIII-XV.
48 Une telle réflexion sur l’anté-prédicatif mènerait à une analyse des réflexions finales de Merleau-Ponty sur « l’être sauvage » dans
un passage de la phénoménologie à la réflexion sur l’anthropologie de Lévi-Strauss.
49 Cf. R. Bastide, Les Problèmes de la vie mystique, Paris, Max Leclerc, 1931, republié aux PUF en 1996. Cet ouvrage récapitulait les
travaux de psychologie du mysticisme en prenant nettement parti pour Delacroix contre la thèse pathologique.
50 R. Bastide, Images du Nordeste mystique en noir et blanc, Paris, Pandora, 1978, traduction par C. Beylier de Imagens do Nordeste
mistico em preto e blanco, Rio de Janeiro, Cruzeiro, 1945.

Pour citer cet article


Référence électronique
Frédéric Keck, « Le primitif et le mystique chez Lévy-Bruhl, Bergson et Bataille », Methodos [En ligne], 3 | 2003, mis en ligne le 05 avril
2004, consulté le 18 avril 2016. URL : http://methodos.revues.org/111 ; DOI : 10.4000/methodos.111

Auteur
Frédéric Keck
UMR « Savoirs et textes », C.N.R.S.-Université de Lille 3, keck.soler@wanadoo.fr

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Les théories de la magie dans les traditions anthropologiques anglaise et française [Texte intégral]
Paru dans Methodos, 2 | 2002

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