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Ll’CIEN GOLDMANN

Le D i e u c a c h é

P a r ta n t du d o u b le p ro je t de d é g a g e r le s lig n e s
g é n é ra le s d ’u n e m éth o d e p o sitiv e d a n s l ’é tu d e d e s
é c rits p h ilo so p h iq u e s et litté r a ir e s e t d ’a p p liq u e r c e tte
m é th o d e à l ’é tu d e d e s P ensées d e P ascal e t du th é â tre
de R acin e, L u cie n G o ld m a n n é ta b lit l ’e x iste n c e d ’u n e
s tru c tu re in te lle c tu e lle , p ra tiq u e e t affective, la vision
tr a g iq u e , o p p o sé e à la s p iritu a lité e t au m y stic ism e ,
s tr u c tu r e q u i c o n s titu e d a n s l'h is to ire d e la c o n sc ie n c e
o cc id e n ta le la tra n s itio n e n tr e les in d iv id u a lis m e s —
ra tio n a lis te e t sc e p tiq u e — e t la p e n sé e d ia le c tiq u e .
A p rè s av o ir d é c rit c e tte s tru c tu re c a ra c té ris é e en
p re m ie r lieu p a r le c o n c e p t d e D ieu caché — p ré s e n t
e t a b s e n t — e t p a r la n a tu re ré e lle m e n t ou v irtu e l­
le m e n t p a ra d o x a le d e l ’h o m m e, il m o n tre q u ’elle
c o n s titu e — à tra v e rs et m a lg ré to u te s le s d iffé re n c e s
— l’essence co m m une du ja n s é n is m e “ e x tr é m is te ” , d es
P ensées d e P asca l, d e la p h ilo so p h ie c r itiq u e d e K a n t
e t du th é â tr e d e R acine.
S ’in s p ir a n t du m a té ria lis m e d ia le c tiq u e e t n o ta m ­
m e n t d e s tra v a u x du je u n e G e o rg L u k acs, l ’o u v ra g e
d e L u c ie n G o ld m an n , qu i re n o u v e lle l ’in te rp ré ta tio n
d e s é c rits d e R acine et d e P a sc a l, e st u n e d e s p re m iè re s
a p p lic a tio n s c o n c rè te s de la m é th o d e m a rx is te aux
g ra n d s s u je ts de l ’h is to ir e d e la litté r a tu r e c la ssiq u e
fra n ç a ise .
b i b l i o t h è q u e d e s i d é e s
LUCIEN GOLDMANN

Le Dieu caché
Étude sur la vision tragique
dans les Pensées de Pascal
et dans le théâtre de Racine

GALLIM ARD
TA B LE DES M A T IÈ R E S
454 LE DIEU CACHÉ

b) Les drames intramondains :


Bajazet......................................................................................383
Mithridate et Iphigénie......................................................... 393
c) La tragédie avec péripétie et reconnaissance :
P hèdre..................................................................................... 416
d) Les drames sacrés :
Esther et Athalie......................................................................440
A p p e n d ic e ........................................................................................................ 447
A Monsieur H E N R I GOVHIER

PRÉFACE

En abordant ce travail nous nous proposions deux buts à la fois


différents et complémentaires :
Dégager une méthode positive dans l’étude des ouvrages philo­
sophiques et littéraires, et contribuer à la compréhension d’un
ensemble limité et précis d’écrits, qui, malgré de notables différences,
nous paraissaient étroitement apparentés.
La catégorie de la Totalité qui est au centre même de la pensée dia­
lectique nous interdisait d’emblée toute séparation rigoureuse entre
la réflexion sur la méthode et la recherche concrète qui ne sont que
les deux faces d’une seule et même médaille.
Il nous paraît en effet certain que la méthode se trouve unique­
ment dans la recherche même, et que celle-ci ne saurait être valable
et fructueuse que dans la mesure ou elle prend progressivement
conscience de la nature de sa propre démarche et des conditions qui
lui perm ettent de progresser.
L’idée centrale de l’ouvrage est que les faits humains constituent
toujours des structures significatives globales, à caractère à la fois
pratique, théorique et affectif, et que ces structures ne peuvent être
étudiées de manière positive, c’est-à-dire à la fois expliquées et
comprises, que dans une perspective pratique fondée sur l’accepta­
tion d’un certain ensemble de valeurs.
P artant de ce principe, nous avons montré l’existence d’une telle
structure — la vision tragique — qui nous a permis de dégager et de
comprendre l’essence de plusieurs manifestations humaines d’ordre
idéologique, théologique, philosophique et littéraire, et de m ettre
en lumière entre tous ces faits, une parenté de structure fort peu
aperçue auparavant.
C’est ainsi, qu’en essayant de dégager et de décrire progressivement
les principaux traits de la vision tragique (Ire partie) et de nous en
servir pour l’étude des Pensées et du théâtre racinien, nous avons
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation démontré qu’elle constitue, entre autres, l’essence commune du
mouvement et de l’idéologie du jansénisme « extrémiste » (IIe par­
réservés pour tous pays
tie), des Pensées et de la philosophie critique de K ant ( I t l e partie)
© Éditions Gallimard, 1959. et, enfin, du théâtre de Racine (IVe partie).
le dieu caché PRÉFACE 9
8
C’est au lecteur de juger dans quelle mesure le présent travail nous la clarté formelle et apparente nous pensons avoir préféré une clarté
a réellement permis d ’approcher les deux buts que nous venons de réelle.
Il nous reste à remercier en term inant cette préface tous ceux qui
mentionner. . ,
Dans cette préface, nous voudrions seulement prévenir deux nous ont aidé par leurs conseils, leurs remarques, leurs critiques et
objections éventuelles. En abordant à la fois l’étude de la vision leurs objections, et parmi eux en tout premier lieu, M. Henri Gouhier
tragique et la réflexion sur les conditions d’une étude positive des qui a suivi pas à pas l’élaboration de cet ouvrage.
ouvrages philosophiques et littéraires, nous avons bien entendu
rencontré les importants travaux déjà existants sur chacun de ces
deux problèmes. Il va de soi que nous en avons lu un certain nombre
et que nous nous en sommes parfois inspiré, notamment des écrits de
Marx et d’Engels, de Georg Lukàcs et des réflexions sur la tragédie
de Hegel (dans l'Esthétique et surtout dans l’extraordinaire chapitre
sur l’Ordre éthique de la Phénoménologie de VEsprit). Il ne reste pas
moins vrai, que notre tentative était, même par rapport à Lukàcs,
trop différente pour que nous puissions discuter explicitement toutes
ces doctrines sans rompre l’unité de l’ouvrage 1.
D’autre part, étant donné la difficulté d’exprimer une pensée dia­
lectique dans une terminologie qui lui est encore fort peu appropriée,
il nous est arrivé plusieurs fois de formuler des affirmations en appa­
rence contradictoires. Nous écrivons, par exemple, qu’il est impos­
sible d’élaborer une « sociologie scientifique », une science objective
des faits humains, et aussi, qu’il faut arriver à une connaissance
positive et scientifique de ces faits; il nous arrive même d’appeler
cette connaissance, faute d’un terme meilleur, une « connaissance
sociologique »; de même, nous affirmons que les Pensées ne sont pas
écrites « pour le libertin » mais aussi qu’elles s’adressent entre autres
au libertin, etc.
E n réalité, il n’y a aucune contradiction réelle entre ces affirma­
tions. La connaissance des faits humains ne peut etre obtenue de
l’extérieur, indépendamment de toute perspective pratique et de
to u t jugement de valeur comme c’est le cas dans les sciences phy­
siques et chimiques; elle doit cependant etre tout aussi positive et
rigouseuse que celle obtenue dans ces derniers domaines. Dans ce
sens, il n’y a aucune contradiction à refuser le scientisme et à pré­
coniser en même temps une science positive, historique et sociolo­
gique, des faits humains, opposée à la spéculation et a l’essaysme.
De même, Pascal n ’a pas écrit les Pensées « pour le libertin » en
développant une argumentation ad hominem qu il n adm ettait pas
lui-même et qu’il ne pensait pas être valable pour les croyants.
Néanmoins, son ouvrage — comme tous les ouvrages philosophiques
d’ailleurs — s’adresse à tous ceux qui ne pensent pas comme l’auteur,
et, dans ce cas précis, cela veut dire implicitement, aussi aux liber­
tins.
Il s’agit dans tous ces cas de contradictions apparentes que nous
aurions pu éviter à condition de forger un langage ad hoc, abstrait,
rébarbatif et peu compréhensible au lecteur de bonne volonté. Il
nous a paru plus important de garder le contact avec la réalité et
avec la langue courante. Trop de lumière obscurcit, écrivait Pascal, à

1. L e jeu n e L ukàcs n ’est étu d ié dans la prem ière p artie q u ’en ta n t que penseur
trag iq u e e t n o n p as com m e théoricien d ’un e science de la philosophie e t de la lit­
té ra tu re .
La tragédie est un jeu... un jeu
dont Dieu est le spectateur. Il
n’est que spectateur et jamais sa
parole ou ses actes ne se mêlent
aux paroles et aux gestes des ac­
teurs.

Georg LukàCS : Métaphysique PREM IÈR E PAR TIE


de la tragédie, 1908.

LA VISION TRAGIQUE
Le bon Monseigneur de Nantes
m’a appris une sentence de Saint
Augustin qui me console fort : Que
celui-là est trop ambitieux auquel
les yeux de Dieu spectateur ne
suffisent pas.

Mère A n g é liq u e : Lettre


à Arnauld d'Andilly
du 9 janvier 1623.
13

C H A PIT R E P R E M I E R

LE TOUT E T LES P A R T IE S

L a présente étude s’insère dans un trav a il philosophique d ’en­


semble; bien que l’érudition soit une condition nécessaire de
to u te pensée philosophique sérieuse, elle ne sera donc ni une
étude exhaustive n i u n trav a il d ’érudition pure. Philosophes
et historiens érudits trav aillen t sans doute sur les mêmes
faits 1, m ais les perspectives dans lesquelles ils les abordent
et les buts q u ’ils se proposent sont to talem en t différents 12.
L ’historien éru d it reste sur le plan du phénomène empirique
abstrait qu’il s’efforce de connaître dans ses m oindres détails,
faisant ainsi u n tra v a il non seulem ent valable et utile, m ais
encore indispensable à l’historien-philosophe qui v eut, à p a rtir
de ces mêmes phénomènes empiriques abstraits, arriver à leur
essence conceptuelle.
Ainsi, les deux dom aines de la recherche se com plètent, l’éru­
dition fournissant à la pensée philosophique les connaissances
em piriques indispensables, la pensée philosophique à son to u r
orientant les recherches érudites et les éclairant sur l’im por­
tance plus ou moins grande des m ultiples faits qui co nstituent
la masse inépuisable des données individuelles.
M alheureusem ent, la division du trav a il favorise les idéolo­
gies et on arrive tro p souvent à m éconnaître l’im portance de
l’un ou l’autre de ces deux aspects de la recherche; l’historien
érudit croit que seul im porte l’établissem ent précis de tel détail
biographique ou philologique concernant la vie de l’écrivain ou
le tex te, le philosophe regarde avec u n certain dédain les purs
érudits qui am oncellent les faits sans ten ir com pte de leur
im portance et de leur signification.
N ’insistons pas sur ces m alentendus. Contentons-nous d ’é ta ­
blir que les fa its empiriques isolés et abstraits sont Vunique point
de départ de la recherche, et aussi que la possibilité de les

1. Q u’ils d o iv en t bien en ten d u , l ’u n e t l’a u tre , co n n aître a u ta n t que cela leur


est possible, com pte ten u d e l’é ta t des recherches, e t aussi d u tem p s e t des forces
d o n t ils disposent.
2. I l v a sans dire que le tra v a il d’éru d itio n e t la recherche philosophique p eu v en t
être effectués p a r u n seul e t m êm e hom m e.
LE DIEU CACHÉ LE TOUT ET LES PARTIES 15
14

com prendre et d ’en dégager les lois et la signification est le n ’avance jam ais en ligne droite puisque to u te vérité partielle
seul critère valable pour juger de la valeur d'une méthode ou ne prend sa véritable signification que p a r sa place dans l’en­
d'un système philosophique. sem ble, de m êm e que l’ensemble ne p eu t être connu que p a r
R este à savoir si on p eu t arriver à ce résu ltat, lorsqu’il s’agit le progrès dans la connaissance des vérités partielles. La m arche
de faits hum ains, au trem en t q u ’en les concrétisant p ar une de la connaissance ap p a raît ainsi comme une oscillation p erpé­
conceptualisation dialectique. tuelle entre les p arties et le to u t qui doivent s’éclairer
Le présent tra v a il v eu t contribuer à l’éclaircissem ent de ce m utuellem ent.
problèm e p ar l’étude de plusieurs écrits qui sont, pour l’histo­ Sur ce point, comme sur beaucoup d ’autres, l’œ uvre de P a s­
rien de la pensée et de la littératu re, un ensemble précis et cal représente le grand to u rn a n t dans la pensée occidentale de
lim ité de faits em piriques; en l’occurrence, p ar l’étude des l’atom ism e rationaliste ou em piriste vers la pensée dialectique.
Pensées de Pascal et des q uatre tragédies de Racine, Andro- Lui-même en est d ’ailleurs conscient et le d it dans deux frag­
maque, B ritannicus, Bérénice et Phèdre. Nous essayerons de m ents qui éclairent p articuhèrem ent l’opposition radicale entre
m o n trer com m ent le contenu et la stru cture de ces œ uvres se sa position philosophique et to u te espèce de rationalism e ou
com prennent m ieux à la lum ière d ’une analyse m atérialiste et d ’empirisme. Ces fragm ents nous sem blent exprim er de la
dialectique. In u tile de dire que c’est là un trav ail lim ité et m anière la plus claire l’essentiel, aussi bien de la pensée pas-
p artiel qui ne p ré te n d pas décider, à lui seul, de la validité calienne que de to u te pensée dialectique, qu’il s’agisse des
de notre m éthode; la valeur et les limites de cette dernière ne grands auteurs représentatifs comme K a n t, Hegel, M arx,
p o u v an t être mises en lum ière que p ar un ensemble de trav a u x Lukàcs, ou plus m odestem ent d ’études partielles et limitées
en p artie déjà écrits p ar les divers historiens m atérialistes comme le p résen t ouvrage.
depuis M arx, en p artie encore à écrire. Nous les citons dès m ain ten an t en ra p p elan t que nous y
La science se constitue pas à pas, bien qu’on puisse espérer retien d ro n s dans le cours de l’ouvrage et que c’est entre autres
que chaque ré su ltat acquis perm ette, p ar la suite, une m arche à p a rtir de ces fragm ents que l’on p o u rrait et d evrait com ­
accélérée. Convaincus que le trav a il scientifique (comme la prendre l’ensemble de l’œ uvre de Pascal et le sens des trag é­
conscience en général) est un phénom ène social qui suppose la dies de R acine.
coopération de nom breux efforts individuels, nous espérons « Si l’hom m e s’étu d iait le prem ier, il v errait com bien il est
ap p o rter une contribution à la com préhension, d ’une p a rt, de incapable de passer outre. Com m ent se pourrait-il q u ’une p artie
l ’œ uvre de Pascal et de Racine, d ’autre p a rt, à celle de la stru c­ connût le to u t? Mais il aspirera p eu t-être à connaître au moins
tu re des faits de conscience et de leur expression philosophique les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les p arties
et littéraire; contribution qui sera, cela va de soi, complétée et du m onde ont toutes u n tel ra p p o rt et un tel enchaînem ent
dépassée p ar d ’autres tra v a u x ultérieurs. l’une avec l’autre, que je crois im possible de connaître l’une
Soulignons, cependant, que les lignes qui précèdent, loin sans l’autre et sans le to u t » (fr. 72). « Donc toutes choses
d ’être une simple p rotestation subjective de m odestie, sont é ta n t causées et causantes, aidées et aidantes, m édiatem ent et
l’expression d ’une position philosophique précise, radicalem ent im m édiatem ent, et toutes s’e n tre te n a n t p ar un lien n atu re l et
opposée à to u te philosophie analytique a d m ettan t l’existence insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je
de prem iers principes rationnels ou de points de départ sen­ tiens im possible de connaître les parties sans connaître le to u t,
sibles, absolus. Le rationalism e p a rta n t d ’idées innées ou évi­ non plus que de connaître le to u t sans connaître p articu lière­
dentes, l’empirisme p a rta n t de la sensation ou de la percep­ m ent les parties » (fr. 72) l .
tion, ad m etten t, l’un et l’autre, à to u t m om ent de la recherche, Pascal sait com bien il s’oppose p ar là au rationalism e c a rté ­
un ensemble de connaissances acquises, à p a rtir duquel la pensée sien. D escartes pensait que si nou$ ne pouvons com prendre
scientifique avance en ligne droite avec plus ou moins de certi­ l’infini, nous avons, to u t au moins, pour notre pensée, des
tu d e sans cependant avoir à revenir normalement et nécessai­ points de départ, des prem iers principes évidents. Il ne v o y ait
rement 1 sur les problèm es déjà résolus. La pensée dialectique pas que le problèm e est le mêm e pour les élém ents et p o u r
affirme, p ar contre, qu’il n ’y a jam ais de points de d ép a rt cer­ l’ensemble, que dans la m esure où l’on ne connaît pas l’u n il
tains, ni de problèm es définitivem ent résolus, que la pensée est im possible de connaître les autres.
« Mais l’infinité en petitesse est bien moins visible — les phi-
1. L e reto u r sur les ré su lta ts acquis est to u jo u rs possible et m êm e probable e t
fréquent p o u r la pensée ratio n aliste ou em piriste. Il n ’en est p a s m oins accidentel
e t, en p rin c ip e, évitable. 1. N ous citons les Pensées d ’après l’éditio n B runschvicg
16 LE DIEU CACHÉ LE TOUT ET LES P A R T IE S 17
losophes ont bien p lu tô t prétendu d ’y arriver et c’est là où tous com portem ent. De plus, il arrive souvent que le com portem ent
ont achoppé. C’est ce qui a donné lieu à ces titres si ordi­ qui perm et de com prendre l’œ uvre n ’est pas celui de l’au teur,
naires : Des principes des choses, Des principes de la philosophie, m ais celui d ’un groupe social (auquel il p eu t ne pas appartenir)
et aux sem blables aussi fastueux en effet quoique moins en et notam m ent, lorsqu’il s’agit d ’ouvrages im portants, celui d ’une
apparence que cet autre qui crève les yeux : De omni scibili » classe sociale.
(fr. 72). Car l’ensemble m ultiple et complexe de relations hum aines
C’est à p a rtir de cette m anière d ’envisager les relations entre dans lesquelles est engagé to u t in d iv id u crée très souvent des
les p arties et le to u t qu’il fau t prendre rigoureusement à la ruptures entre sa vie quotidienne d ’une p a rt, sa pensée concep­
lettre en lui do n n an t son sens le plus fort le fragm ent 19 : « La tuelle et son im agination créatrice d ’au tre p a rt, ou bien il ne
dernière chose qu’on trouve en faisant u n ouvrage est de savoir laisse subsister entre elles qu’une relation trop m édiatisée pour
celle q u ’il fa u t m ettre la prem ière. » être pratiquement accessible à to u te analyse quelque peu p ré­
Cela signifie que l’étude d’un problèm e n ’est jam ais achevée cise. D ans de pareils cas (et ils sont nom breux), l’œ uvre est
n i dans son ensemble, ni dans ses élém ents. D ’une p a rt, il est difficilement intelligible si on v e u t la com prendre uniquem ent
évident qu'en recommençant l'ouvrage, on trouvera encore, et en ou en prem ier lieu à trav ers la personnalité de son au teur. Plus
dernier lieu seulement, ce qu'on aurait dû mettre au commence­ encore, l’in ten tio n d ’u n écrivain et la signification subjective
ment et, d ’au tre p a rt, ce qui v a u t pour l’ensemble ne v a u t q u ’a pour lui son œ uvre ne coïncident pas toujours avec la signi­
pas m oins pour ses parties qui, n ’é ta n t pas des élém ents pre­ fication objective de celle-ci qui intéresse en prem ier lieu l’his-
miers, sont à leur échelle des ensembles relatifs. La pensée torien-philosophe. H um e n ’est pas rigoureusem ent sceptique,
est une dém arche v iv an te do n t le progrès est réel sans être m ais l ’empirisme l’est; D escartes est croyant, m ais le ra tio n a­
cependant linéaire ni su rto u t jam ais achevé. lisme cartésien est athée. C’est en rep laçan t l’œ uvre dans l ’en­
On com prend m ain ten an t pourquoi, en dehors de to u t juge­ semble de l’évolution historique et en la ra p p o rta n t à l’ensemble
m en t subjectif, nous ne pouvons, pour des raisons épistém olo­ de la vie sociale, que le chercheur p e u t en dégager la signifi­
giques, voir dans le présent trav ail au tre chose qu’une étape cation objective, souvent même p eu consciente pour son propre
dans l’étude d ’u n problèm e, un ap p o rt à une dém arche qui ne créateur.
p e u t n i être ni se vouloir individuelle ou définitive. Les différences entre la doctrine calviniste de la p réd estin a­
Le principal objet de to u te pensée philosophique est l’homme, tion et celle des jansénistes sont peu visibles (quoique réelles),
sa conscience et son com portem ent. A la lim ite, to u te philoso­ ta n t que la recherche reste sur le p lan de la conscience. L ’étude
phie est une anthropologie. Nous ne pouvons pas, bien entendu, du com portem ent social et économ ique des groupes jansénistes
exposer dans u n ouvrage consacré à l’étude d ’un groupe de et calvinistes rend la différence éclatante. L ’ascèse intram on-
faits partiels l’ensemble de notre position philosophique; cepen­ daine des groupes calvinistes étudiés p a r Max W eber — ascèse
d a n t comme les faits que nous étudions sont des œ uvres philo­ qui a si puissam m ent contribué à l’accum ulation des capitaux
sophiques et littéraires, on nous p erm e ttra de dire quelques et à l’essor du capitalism e m oderne d ’une p a rt — le refus de
m ots sur notre conception de la conscience en général et de to u te vie intram o n d ain e (sociale, économique, politique et
la création littéraire et philosophique en particulier. même religieuse) qui caractérise le groupe des jansénistes ra d i­
P a rta n t du principe fondam ental de la pensée dialectique, caux d ’au tre p a rt, nous p erm etten t d ’entrevoir d ’emblée une
que la connaissance des faits em piriques reste ab straite et super­ opposition qui a trouvé son expression dans l’anticalvinism e des
ficielle, ta n t q u ’elle n ’a pas été concrétisée p ar son intégration jansénistes, anticalvinism e réel et profond, m algré les ressem ­
à l’ensemble qui seule perm et de dépasser le phénom ène blances apparentes entre ces deux doctrines. De même, les tra g é ­
p artiel et ab stra it pour arriver à son essence concrète, et im pli­ dies de Racine, si peu éclairées p ar sa vie, s’expliquent, en p artie
citem ent à sa signification, nous ne croyons pas que la pensée to u t au m oins, en les rap p ro ch an t de la pensée janséniste et
et l’œ uvre d ’un auteur puissent se com prendre p ar elles-mêmes aussi de la situatio n sociale et économique des gens de robe
en re sta n t sur le p lan des écrits et même sur celui des lectures sous Louis X IY .
et des influences. La pensée n ’est qu’un aspect partiel d ’une Précisons : l’historien de la philosophie ou de la litté ra tu re
réalité moins ab straite : l’homme v iv a n t et entier; et celui-ci se trouve au d ép art d evant u n groupe de faits em piriques :
n ’est à son to u r qu’un élém ent de l’ensemble q u ’est le groupe les textes qu’il se propose d ’étudier. Ces tex tes, il p eu t les
social. Une idée, une œ uvre ne reçoit sa véritable signification aborder, soit avec l’ensemble de m éthodes purem ent philolo­
que lorsqu’elle est intégrée à l’ensemble d ’une vie et d ’un giques que nous appellerons positivistes, soit avec des m éthodes
18 LE D IE U CACHÉ LE TOUT ET LES P A R T IE S 19

in tu itiv es et affectives fondées sur l’affinité, la sym pathie, soit les conclusions de pareilles ten tativ es restero n t nécessairem ent
enfin avec des m éthodes dialectiques. É lim inant pour l’in stan t plus ou moins arbitraires. Bien entendu, il ne s’agit pas d ’exclure
le second groupe qui à notre avis to u t au moins n ’a pas de l’étude de la biographie du tra v a il de l’historien. Très souvent,
caractère proprem ent scientifique, nous constatons q u ’un seul elle lui apporte des éclaircissem ents qui pour ne concerner que
critère p eu t départager les partisans des m éthodes dialectiques des points de détail n ’en sont pas moins du plus h a u t in térêt.
et ceux des m éthodes positivistes : la possibilité de com prendre Elle restera cependant toujours un procédé de recherche auxi­
l’ensemble des textes dans leur signification plus ou moins liaire et partiel dont il fau d ra contrôler les résu ltats p ar des
cohérente, ces textes é ta n t, pour les uns comme pour les autres, m éthodes différentes et d ont su rto u t il ne fa u t à aucun prix
le point de départ et le point d'aboutissement de leur travail faire le fondem ent de l’explication.
scientifique. Ainsi l’essai de dépassem ent du tex te écrit p ar l’intégration
L a conception, déjà m entionnée, du rap p o rt entre le to u t à la biographie de son au teu r se révèle difficile et ses résu ltats
et les parties, sépare cependant d ’emblée la m éthode dialec­ apparaissent incertains. Ne vau t-il pas m ieux dans ce cas reve­
tiq u e des m éthodes habituelles de l’histoire érudite qui le plus nir aux m éthodes positivistes, au tex te lui-même et à son étude
souvent ne tien n en t pas suffisamment com pte des données évi­ philologique dans le sens le plus v aste du m ot?
dentes de la psychologie et de la connaissance des faits Nous ne le croyons pas, car to u te étude philologique se
sociaux 1. Les écrits d ’un auteur ne constituent, en effet, heurte à deux obstacles difficilement surm ontables ta n t q u ’on
q u ’une p artie de son com portem ent, lequel dépend d ’une n ’intègre pas l’œ uvre à l’ensemble historique do n t elle fait
s tru c tu re physiologique et psychologique extrêm em ent com­ partie.
plexe qui est loin de dem eurer identique et constante to u t au T out d ’abord, com m ent délim iter cette œ uvre? E st-ce to u t
long de l’existence individuelle. ce que l’au teu r étudié a écrit, y compris les lettres et les m oindres
De plus, une variété analogue se m anifeste, a fortiori, dans brouillons et publications posthum es? Est-ce seulem ent ce qu’il
la m ultiplicité infinie des situations concrètes où se trouve a publié ou destiné à la publication?
l ’individu au cours de son existence. Sans doute si nous avions On connaît les argum ents qui p laid en t en faveur de l’une
une connaissance exhaustive de la stru ctu re psychologique de et de l’au tre de ces deux solutions. La difficulté de 'choisir
l’a u teu r étudié et de l’histoire de ses relations quotidiennes réside dans le fait que to u t ce q u ’un au teu r a écrit n ’est pas
avec son m ilieu social et naturel, pourrions-nous com prendre, d ’égale im portance p o u r la com préhension de son œ uvre. Il y
sinon entièrem ent, du moins en grande p artie, son œ uvre à a des textes qui s’expliquent p ar les accidents individuels de
trav ers sa biographie. U ne telle connaissance est cependant sa vie et qui comme tels présen ten t to u t au plus un in térê t
pour l’in stan t, et probablem ent pour toujours, du dom aine de biographique; il y a des tex tes essentiels sans lesquels l’œ uvre
l ’utopie. Même lorsqu’il s’agit d ’individus contem porains que est incom préhensible. E t ce qui rend la tâche de l’historien
le psychologue p eu t étudier dans le laboratoire, soum ettre à encore plus difficile est le fait que les uns et les autres se tro u v en t
to u tes sortes d ’expériences et de tests, interroger sur leurs aussi bien dans les ouvrages publiés que dans les lettres e t les
sentim ents actuels et sur leur vie passée, il obtiendra à peine notes personnelles. Nous nous trouvons d evant une des m ani­
au tre chose q u ’une vue plus ou moins fragm entaire de l’indi­ festations de la difficulté fondam entale de to u t tra v a il scienti­
v idu étudié : à plus forte raison cela vaut-il pour un hom m e fique : la distinction entre l’essence et l’accident, problèm e qui
d isparu depuis plusieurs siècles, et que nous ne pouvons, même a préoccupé les philosophes depuis A ristote ju sq u ’à H usserl
à trav ers les recherches les plus sérieuses, connaître que d ’une et auquel il s’agit de donner une réponse positive 1 et scienti­
m anière au plus h a u t p oint superficielle et fragm entaire. Il y fique.
a quelque chose de paradoxal à essayer de com prendre l’œ uvre Deuxième difficulté non moins im p o rtan te que la prem ière :
de P lato n , de K a n t, de Pascal, à trav ers leur biographie à une au prem ier abord, la signification d ’un tex te est loin d ’être
époque où nous venons, grâce à la psychanalyse, à la psycho­ certaine et univoque.
logie de la forme et aux trav a u x de Je a n Piaget, de connaître Des m ots, des phrases, des fragm ents en apparence sem ­
m ieux que jam ais l’extrêm e com plexité de l’individu hum ain. blables et même identiques peu v en t avoir des significations
Malgré to u te l’érudition et la rigueur scientifique apparentes, différentes lorsqu’ils se tro u v en t intégrés à des ensembles diffé-

1. N o u s v o u drions é v ite r le m o t sociologie q ui pose une foule de problèm es 1. Ce qui, nous essayerons de le m o n trer, est précisém en t le co n traire d ’une
q u e n o u s n e pouvons p as ab o rd er ici. réponse scientiste e t positiviste.
20 LE DIEU CACHÉ LE TOUT ET LES PARTIES 21

rents. Pascal le savait m ieux que personne : « Les m ots diver­ tude à la fois positive et négative à l’égard de la raison.
sem ent rangés font un divers sens, et les sens diversem ent ra n ­ Mais l’élém ent positif ne le rapproche pas plus de D escartes
gés font différents effets » (fr. 23). que l’élém ent négatif ne le rapproche de K ierkegaard, à moins
« Qu’on ne dise pas que je n ’ai rien d it de nouveau; la dis­ d ’oublier que ces deux éléments coexistent de m anière p erm a­
position des m atières est nouvelle; quand on joue à la paum e, nente et qu’on ne p e u t même pas p arler de deux attitu d e s ou
c’est une même balle dont joue l’u n et l’autre, m ais l’un la élém ents, à moins d ’aborder les Pensées dans une perspective
place mieux. cartésienne ou kierkegaardienne. P o u r Pascal, il y a une seule
« J ’aim erais a u ta n t q u ’on me dît que je me suis servi de position, la dialectique tragique qui répond à la fois oui et
m ots anciens. E t comme si les mêmes pensées ne form aient non à tous les problèm es fondam entaux que posent la vie de
pas un autre corps de discours p ar une disposition différente, l’homme et ses relations avec les autres hom m es et l’univers.
aussi bien que les mêmes m ots form ent d ’autres pensées p ar Nous pourrions m ultiplier les exemples. Ce sont là deux
leur différente disposition » (fr. 22). écueils auxquels doit se h eu rter to u te méthode positiviste p u re­
Or, il est pratiq u em en t impossible d ’insérer les pensées dans ment philologique et en face desquels elle est totalement désar­
le « corps du discours » ta n t qu’on n ’a pas fait le d ép art dans mée, faute de posséder un critère objectif qui lui p erm e ttra it
l’œ uvre entre l’essentiel et l’accessoire, entre les élém ents qui de juger de l’im portance des différents tex tes et de leur signi­
form ent ce « corps du discours » et les textes non essentiels fication dans l’ensemble de l’œ uvre. Ces difficultés ne sont que
q u ’il fa u t laisser de côté. l’expression visible et im m édiate dans la sphère particulière de
T o u t ceci semble plus ou moins évident. C ependant, de nom ­ l’histoire de la litté ra tu re et de la philosophie, de l’im possibilité
breux historiens n ’en continuent pas moins à isoler arb itraire­ générale de com prendre dans le dom aine des sciences hum aines
m en t certains élém ents d ’une œuvre pour les rapprocher d ’autres les phénom ènes em piriques ab straits et im m édiats sans les r a t ­
élém ents analogues d ’une autre œ uvre radicalem ent différente. tach er à leur essence conceptuelle concrète.
Qui ne connaît les légendes si répandues et persistantes du La m éthode dialectique préconise un chemin différent. Les
« rom antism e » de R ousseau et de H ôlderlin, le rapprochem ent difficultés que présen tait l’insertion de l’œ uvre dans la bio­
entre Pascal et K ierkegaard, etc., ou bien la te n ta tiv e (sur graphie de son au teu r, loin de nous inciter à revenir' aux
laquelle nous reviendrons au cours de cet ouvrage) faite p ar m éthodes philologiques et à nous lim iter au tex te im m édiat,
L aporte et son école pour identifier les positions opposées de auraient dû nous pousser, au contraire, à avancer dans la p re­
P ascal et de Descartes. m ière direction en allant, non seulem ent du tex te à l’individu,
D ans tous ces cas, il s’agit du même procédé : on isole de m ais encore de celui-ci aux groupes sociaux dont il fa it p artie.
leur contexte certains éléments partiels d’une œ uvre, on en Car, à la réflexion, les difficultés de l’étude philologique et celles
fa it des totalités autonom es et l’on constate ensuite l’existence de l’étude biographique se révèlent être du même ordre et avoir
d ’élém ents analogues dans une autre œ uvre, avec laquelle on le même fondem ent épistém ologique. L a m ultiplicité et la
étab lit un rapprochem ent. On crée ainsi une analogie factice, variété des faits individuels é ta n t inépuisables, leur étude scien­
laissant de côté consciem ment ou non le contexte qui, lui, est tifique et positive présuppose la séparation des élém ents essen­
entièrem ent autre et qui donne même à ces éléments semblables tiels et accidentels qui sont intim em ent liés dans la réalité
une signification différente ou opposée. im m édiate telle q u ’elle s’offre à notre in tu itio n sensible. Or,
Il y a sans doute chez R ousseau et chez H ôlderlin une cer­ sans aborder ici la discussion d u fondem ent épistém ologique
tain e sensibilité affective, une accentuation du moi subjectif, des sciences physico-chim iques pour lesquelles la situation nous
un am our de la n atu re qui, isolés du contexte, peuvent les ra p ­ p a ra ît différente, nous croyons que, dans les sciences hum aines,
procher, en apparence, des écrivains ro m an tiq u es.il suffit cepen­ la séparation entre l’essentiel et l’accidentel ne p eu t se faire
d a n t de se rappeler le Contrat social, l’idée de volonté générale, que p ar l’intég ratio n des élém ents à l ’ensemble, des parties
l’absence de to u te idée d ’élite opposée à la com m unauté u n i­ au to u t. C’est pourquoi, bien qu’on ne puisse jam ais arriver à
verselle, le peu d ’im portance q u ’a le m oyen âge aux yeux de ces une to talité qui ne soit elle-même élém ent ou p artie, le p ro ­
deux écrivains, l’enthousiasm e de H ôlderlin pour la Grèce, pour blèm e de la m éthode en sciences hum aines est celui du décou­
voir à quel point leur œuvre se situe à l’opposé du rom antism e x. page du donné em pirique en totalités relatives suffisamment
De même nous trouverons sans doute chez Pascal une atti- autonomes pour servir de cadre à un travail scientifique x.1
1. K a n t qui ad m irait R ousseau, to u t en refu san t l’e x a ltatio n e t les débordem ents 1. L ’effort principal de la pensée dialectique en sciences h um aines a p o rté sur
affectifs, ne s’y est p as trom pé. la critique des dom aines trad itio n n els de la science u n iv ersitaire, d ro it, histoire
LE TOUT ET LES P A R T IE S 23
22 LE D IE U CACHE

Si cependant pour les raisons que nous venons d ’énoncer, prem iers, et entièrem ent accidentelle et même négligeable chez
ni l’œ uvre ni l’individu ne sont des to talités suffisamm ent le dernier. D ans la célèbre querelle de l’athéism e, Fichte av ait
autonom es pour fournir le cadre d ’une étude scientifique et probablem ent raison en affirm ant sa foi personnelle, m ais ses
explicative de faits intellectuels et littéraires, il nous reste à adversaires avaient aussi certainem ent raison en affirm ant que
savoir si le groupe, envisagé notam m ent sous la perspective de cette foi é ta it un élém ent accidentel dans l’ensemble d ’une
sa stru ctu ratio n en classes sociales, ne p o u rrait constituer une philosophie objectivement athée; de mêm e, dans le célèbre frag­
réalité qui nous p erm e ttrait de surm onter les difficultés ren­ m ent 77, Pascal a m ieux compris la philosophie cartésienne
contrées sur le plan du tex te isolé ou ra tta ch é uniquem ent à (et même son prolongem ent u ltérieur chez Malebranehe) que
L aporte dans son volum ineux ouvrage dont l’in terp rétatio n se
la biographie.
A bordons les deux difficultés, m entionnées plus h au t, dans fonde souvent sur des textes accidentels dans les écrits du
l’ordre inverse pour des raisons d ’exposition. Comment définir philosophe.
la signification d ’un écrit ou d ’un fragm ent? La réponse découle Si cependant le critère de la cohérence nous apporte une
des analyses précédentes : en l'intégrant à l'ensemble cohérent aide im portante et même décisive lorsqu’il s’agit de com prendre
la signification d ’un élém ent, il va de soi que ce critère ne s’ap ­
de l'œuvre.
L’accent est mis ici sur le m ot cohérent. Le sens valable est plique que très rarem ent, et seulem ent lorsqu’il s’agit d ’une
celui qui perm et de retrouver la cohérence entière de l’œ uvre, œ uvre vraim ent exceptionnelle, à l’ensemble des écrits et des
à moins que cette cohérence n ’existe pas x, auquel cas, pour textes d ’un auteur.
les raisons que nous exposerons plus loin, l’écrit étudié n ’a Le fragm ent 684 se réfère à un ouvrage exceptionnel et sans
pas d’in térêt philosophique ou littéraire fondam ental. Pascal pareil pour un croyant. D ans la perspective de Pascal, il n ’y
en é ta it conscient. P a rla n t de l’in terp rétatio n de l’É criture a rien d ’accidentel dans l’É critu re; sa cohérence doit em brasser
sainte, il écrit : « On ne peut faire une bonne physionom ie la m oindre ligne, le m oindre m ot. L ’historien de la philosophie
q u ’en accordant toutes nos contrariétés, et il ne suffit pas de et de la littératu re, en revanche, se trouve dans une situation
su iv re une suite de qualités accordantes sans accorder les moins favorisée et plus complexe. D ’une m anière immédiate,
contraires. P our entendre le sens d ’un auteur, il fa u t accorder l ’œ uvre q u ’il étudie est écrite p ar un individu qui n ’est pas à
tous les passages contraires. Ainsi, pour entendre l’É criture, chaque in sta n t de son existence au même niveau de conscience
il fa u t avoir un sens dans lequel tous les passages contraires et de force créatrice; de plus, cet individu est toujours plus
s’accordent. Il ne suffit pas d ’en avoir un qui convienne à plu­ ou moins ouvert à des influences extérieures et accidentelles.
sieurs passages accordants, mais d ’en avoir un qui accorde les D ans la p lu p art des cas, le critère de cohérence ne p eu t s’appli­
passages mêm e contraires. T out a u teu r a un sens auquel tous quer qu’aux textes essentiels de son œ uvre, ce qui nous ram ène
les passages contraires s’accordent, ou il n ’a point de sens du à la prem ière des difficultés que nous avons m entionnées en
to u t. On ne peut pas dire cela de l’É criture et des prophètes; p arla n t des écueils auxquels doit se h eu rter to u te m éthode
ils avaient assurém ent trop bon sens. Il fau t donc en chercher purem ent philologique ou biographique.
un qui accorde toutes les contrariétés » (fr, 684). Sur ce point, l’historien de la litté ra tu re et de l’a rt a, sans
Le sens d ’un élém ent dépend de l’ensemble cohérent de doute, un prem ier critère immédiat : la valeur esthétique. Il est
l’œ uvre entière. L’affirm ation d ’une foi absolue dans la vérité évident que to u t essai de com préhension de l’œ uvre de G œ the
des Evangiles n ’a ni la même signification ni la m êm e im por­ ou de R acine p eu t laisser de côté Les Enervés ou Le Général
tan ce lorsque nous la trouvons chez S aint Augustin, chez S aint citoyen, pour le prem ier, Alexandre ou La Thêbaïde pour le
Thom as d ’A quin, chez Pascal et chez D escartes; elle est essen­ second. Mais, sans même parler du fait q u ’isolé de to u t com plé­
tielle, quoique dans un sens très différent, pour chacun des trois m ent conceptuel et explicatif, ce critère de la valeur esthétique
reste subjectif et arbitraire x, il présente encore le désavantage
p o litique, psychologie expérim entale, sociologie, etc. D ’après elle, ces disciplines
1. E t cela pour des raisons qui sont elles aussi en grande p a rtie sociales. A chaque
n ’o n t pas p o u r o b jet des dom aines suffisam m ent autonom es p o u r p erm ettre une
époque, la sensibilité des m em bres de telle ou telle classe sociale e t aussi des in te l­
com préhension scientifique réelle des phénom ènes. O n oublie tro p souvent que le
lectuels est aiguisée pour certaines œ uvres et ém oussée pour d ’au tres. La p lu p art
Capital n ’est pas u n tra ité d ’économ ie politique dans le sens tra d itio n n e l d u m o t,
des études contem poraines so n t pour cette raison su je ttes à cau tio n lo rsqu’elles
m ais, comme l’indique son titre , une « critiqu e de l’économ ie p o litiq u e ». (V oir
p arlen t de Corneille, Hugo ou V oltaire. La situ a tio n est différente pour les écrits
aussi L ukàcs : H istoire et Conscience de classe, B erlin, 1923.)
irratio n aliste s e t m êm e pour les écrits trag iq u es d ont les in tellectu els contem porains
1. L a cohérence d o n t nous parlons n ’est cependant p as — sau f p e u t-ê tre p o u r
sen ten t m ieux la valeu r esthétique même lo rsq u ’ils ne saisissent pas. d ’une m anière
des ouvrages de philosophie ratio n aliste — une cohérence logique. (V oir à ce su je t
trè s claire, la signification objective.
L . (rOLOMANN : Sciences hum aines et Philosophie, P . U. F ., 1952.)
24 LE D I E U CACHÉ LE TOUT ET LES P A R T IE S 25
de ne pouvoir s’appliquer presque jam ais aux œ uvres philoso­ e t qui s’exprim e à trav ers leurs œ uvres. C’est précisém ent la
phiques et théologiques. vision du m onde, et, dans le cas précis des auteurs que nous
L ’histoire de la philosophie et de la littératu re ne pourra venons de citer, la vision tragique d ont nous parlerons dans les
ainsi devenir scientifique que le jo u r où sera forgé un in stru ­ chapitres suivants.
m ent objectif et contrôlable p erm e tta n t de départager l’essentiel H ne fa u t cependant pas voir dans la vision du m onde une
d ’avec l’accidentel dans une œ uvre, in stru m en t dont on pourra, réalité m étaphysique ou d ’ordre purem ent spéculatif. Elle cons­
par ailleurs, contrôler la validité et l ’emploi p a r le fa it que son titu e , au contraire, le principal aspect concret du phénom ène
application ne devra jam ais élim iner comme non essentielles que les sociologues essaient de décrire depuis des dizaines d ’an ­
des œuvres esthétiquem ent réussies. Or, cet instrum ent nous nées sous le term e de conscience collective, et son analyse nous
semble être la notion de vision du monde. p erm ettra de préciser la notion de cohérence que nous avons
Le concept en lui-même n ’est même pas d ’origine dialectique. déjà rencontrée.
D ilthey et son école l’on t employé abondam m ent. M alheureu­ Le com portem ent psychom oteur de to u t individu résulte de
sem ent, ils l’on t fa it d ’une m anière très vague, sans jam ais ses relations avec le milieu am biant. J e a n P iaget a décomposé
réussir à lui donner un s ta tu t p o sitif et rigoureux. Le m érite l’effet de ces relations en deux processus com plém entaires :
de l’avoir employé avec la précision indispensable pour en assim ilation du milieu aux schèmes de pensée et d ’action du
faire un in stru m en t de travail, revient, en premier lieu, à Georg sujet, et accom m odation de ces schèmes à la stru ctu re du
Lukàcs, qui l’a fait dans plusieurs ouvrages dont nous nous m onde am b ian t lorsque celui-ci ne se laisse pas assimiler 1.
sommes efforcés ailleurs de dégager la m éthode L Le grand défaut de la p lu p art des tra v a u x de psychologie a
Q u’est-ce q u ’une vision du m onde? Nous l’avons déjà écrit été de tra ite r trop souvent l’individu comme sujet absolu, et
ailleurs : ce n ’est pas une donnée em pirique im m édiate, mais de considérer les autres hommes p a r ra p p o rt à lui uniquem ent
au contraire, un in stru m en t conceptuel de trav a il indispensable comme objet de sa pensée ou de son action. C’é ta it la position
p o u r com prendre les expressions im m édiates de la pensée des atomiste com m une au Je cartésien ou fichtéen, à 1’ « Ego tran s-
individus. Son im portance et sa réalité se m anifestent même cendental » des néo-kantiens et des phénom énologues, à la
sur le plan em pirique dès qu’on dépasse la pensée ou l’œ uvre sta tu e de Condillac, etc. Or, ce p o stu lat im plicite ou expli­
d ’un seul écrivain. On a, depuis longtem ps, signalé les parentés cite de la philosophie et de la psychologie non dialectiques
qui existent entre certains ouvrages philosophiques et certaines m odernes est to u t sim plem ent faux. Son inexactitude se révèle
œ uvres littéraires : D escartes et Corneille, Pascal et Racine, à la plus simple observation em pirique. Presque aucune action
Schelling et les rom antiques allem ands, Hegel et Gœthe. D ’autre hum aine n ’a po u r sujet un individu isolé. Le sujet de l’action
p a rt, nous le m ontrerons au cours du présent ouvrage, des est un groupe, un « Nous », même si la stru ctu re actuelle
positions analogues dans la stru ctu re d ’ensemble, et non pas de la société ten d p ar le phénom ène de la réification à voiler
seulem ent dans le détail, se retrouvent lorsqu’on rapproche des ce « Nous » et à le transform er en une somme de plusieurs
textes en apparence aussi différents que les écrits critiques de individualités distinctes et fermées les unes aux autres. Il y
K a n t et les Pensées de Pascal. a entre les hom m es une au tre relation possible que celle de
Or, sur le plan de la psychologie individuelle, il n ’y a rien de sujet à objet, de J e à Tu, une relation de com m unauté que
plus différent qu’un poète qui crée des êtres et des choses p a rti­ nous appellerons le « Nous », expression d ’une action commune
culières, et un philosophe qui pense et s’exprim e p a r concepts sur un objet physique ou social.
généraux. De même, on peut à peine im aginer deux individus >’ Il v a de soi que dans la société actuelle chaque individu est
plus différents dans tous les aspects de leur vie et de leur engagé dans une m u ltitude d ’actions communes de ce genre,
com portem ent que ne l’étaient K a n t et Pascal. Si, donc, la actions dans lesquelles le groupe su jet n ’est pas identique et
p lu p art des élém ents essentiels qui com posent la stru ctu re sché­ qui, p ren an t toutes une im portance plus ou moins grande pour
m atique des écrits de K a n t, Pascal et R acine sont analogues
malgré les différences qui séparent ces écrivains en ta n t qu’indi-
1. M arx d isa it la m êm e chose dans u n passage d u Capital que P iag et a rep ris
vidus em piriques vivants, nous sommes obligés de conclure à d an s son dernier ouvrage : « L e tra v a il est a v a n t to u t u n processus en tre l’hom m e
l’existence d ’une réalité qui n ’est plus purem ent individuelle e t la n a tu re , u n processus d an s lequel l ’hom m e, p a r son activ ité, réalise, règle e t
contrôle ses échanges avec la n a tu re . Il y jo u e lui-m êm e vis-à-vis de la n a tu re
1. V oir L. G oldmann : M atérialism e dialectique et H istoire de la philosophie. le rôle d ’une puissance n atu relle. Il m et en m o u v em en t les forces n atu relles q u i
R evue philosophique de France et de Vétranger, 1948, n° 46 e t Sciences hum aines et a p p a rtie n n e n t à sa n a tu re corporelle, b ra s e t jam b es, tê te e t m ain s, p o u r s’a p p ro ­
Philosophie, P . U. F ., 1952. p rier les substances n atu relles sous une form e u tilisab le p o u r sa p ro p re vie. E n
ag issan t ainsi, p a r ses m o u v em en ts su r la n a tu re ex térieu re, e t en la tra n sfo rm a n t,
LE TOUT ET LES P A R T IE S 27
26 LE D IE U CACHÉ

Plus ou moins, disons-nous, car si l’individu n ’a que rarem en t


l’individu, auront une influence proportionnelle à cette im por­
une conscience vraim en t entière de la signification et de l’orien­
tan ce sur l’ensemble de sa conscience et de son com portem ent.
ta tio n de ses aspirations, de ses sentim ents, de son com porte­
De tels groupes, sujets d ’actions communes, peuvent être des
m ent, il n ’en a pas moins toujours une conscience relative.
associations économiques ou professionnelles, des familles, des
R arem ent, des individus exceptionnels atteignent, ou to u t au
com m unautés intellectuelles ou religieuses, des nations, etc.,
moins sont près d ’atteindre, la cohérence intégrale. D ans la
enfin et su rto u t les groupes qui nous sem blent, pour des raisons
m esure où ils parviennent à l’exprim er, sur le plan conceptuel
purem ent positives que nous avons exposées ailleurs x, les plus
ou im aginatif, ce sont des philosophes ou des écrivains et leur
im p o rtants pour la vie et la création intellectuelle et a rtis­
œ uvre est d ’a u ta n t plus im p o rtan te qu’elle se rapproche plus
tiq u e : les classes sociales reliées p ar un fondem ent économique
de la cohérence schém atique d ’une vision du m onde, c’est-à-
qui, ju sq u ’à au jo u rd ’hui, a une im portance prim ordiale pour
dire du m axim um de conscience possible du groupe social
la vie idéologique des hommes, sim plem ent parce que ceux-ci
sont obligés de consacrer la plus grande p artie de leurs préoccu­ qu’ils exprim ent.
Ces quelques considérations nous m o n tren t déjà en quoi une
pations et de leurs activités à assurer leur existence, ou, lorsqu’il
conception dialectique de la vie sociale diffère des conceptions
s’agit des classes dom inantes, à conserver leurs privilèges, à
traditionnelles de la psychologie et de la sociologie.
gérer et à accroître leur fortune.
D ’une p a rt, l’individu n ’ap p a raît plus comme un atom e,
Les individus peuvent sans doute, — nous l’avons déjà d it
qui s’oppose en ta n t que moi isolé aux autres hommes et au
plus h a u t et ailleurs, — séparer leur pensée et leurs aspirations
m onde physique, et, d ’autre p a rt, la « conscience collec­
de leur activité quotidienne; le fait est cependant exclu lorsqu’il
tiv e » n ’est pas non plus une en tité statiq u e supra-individuelle
s’agit de groupes sociaux.
qui s’oppose de l’extérieur aux individus. La conscience collec­
P our le groupe, la concordance entre la pensée et le com­
tive n ’existe que dans les consciences individuelles, m ais elle
p o rtem ent est rigoureuse. La thèse centrale du m atérialism e
n ’est pas la somme de celles-ci. Le term e même est d ’ailleurs
historique se borne à affirmer cette concordance et à exiger
m alheureux et p rête à confusion; nous lui préférons celui de
q u ’on lui donne un contenu concret ju sq u ’au jo u r où l’homme
« conscience de groupe » accom pagné, a u ta n t que possible,
p arviendra à se libérer en fa it sur le plan du comportement quo­
de la spécification de celui-ci : conscience familiale, profession­
tidien de son asservissem ent aux besoins économiques.
nelle, nationale, conscience de classe, etc. Cette dernière est
Tous les groupes fondés sur des intérêts économiques com ­
la tendance commune aux sentim ents, aspirations et pensées
m uns ne constituent cependant pas des classes sociales. Il fa u t
des m em bres de la classe, tendance se développant précisém ent
encore que ces in térêts soient orientés vers une transform ation
à p a rtir d ’une situ atio n économique et sociale qui engendre
globale de la stru ctu re sociale (ou, pour les classes « réactio n ­
une activité dont le sujet est la com m unauté, réelle ou virtuelle,
naires », vers le m aintien global de la stru ctu re actuelle), et
constituée p a r la classe sociale. L a prise de conscience varie
q u ’ils s’exprim ent ainsi sur le plan idéologique p ar une vision
d ’un homme à l’au tre et n ’a tte in t son m axim um que chez cer­
d ’ensemble de l’hom m e actuel, de ses qualités, de ses défauts
tains individus exceptionnels ou chez la m ajorité des m em bres
et, p a r un idéal, de l’hum anité future, de ce que doivent être
du groupe dans certaines situations privilégiées (guerre pour
les relations de l’hom m e avec les autres hommes et avec l ’un i­
vers. la conscience nationale, révolution pour la conscience de
classe, etc.). Il en résulte que les individus exceptionnels
Une vision du m onde, c’est précisém ent cet ensemble d ’aspi­
exprim ent mieux et d ’une m anière plus précisé la conscience
rations, de sentim ents et d ’idées qui réunit les m em bres d ’un
collective que les autres m em bres du groupe et que, p ar
groupe (le plus souvent, d ’une classe sociale) et les oppose aux
autres groupes. conséquent, il fa u t entièrem ent renverser la m anière tra d i­
tionnelle des historiens de poser le problèm e des rap p o rts
C’est, sans doute, une schém atisation, une extrapolation de
entre l’individu et la société. A titre d ’exemple : on s’est
l’historien, mais l’extrapolation d ’une tendance réelle chez les
souvent dem andé dans quelle m esure Pascal é ta it ou n ’e ta it
m em bres d ’un groupe qui réalisent tous cette conscience de
pas janséniste. Mais aussi bien ceux qui l’affirm aient que
classe d ’une m anière plus ou moins consciente et cohérente. 1
leurs adversaires, étaien t d ’accord sur la maniéré de poser
la question. D em ander si Pascal é ta it janséniste, c’était, pour
il tran sfo rm e en m êm e tem ps sa propre n a tu re . »(D as K apital, 1.1, troisièm e p a rtie , les uns comme pour les autres, dem ander dans quelle m esure
ch ap . V. B erlin, D ietz-V erlag, 1955, p. 185.) sa pensée é ta it sem blable ou analogue à celle d ’A rnauld, de
1. V oir L. G oldmann : Sciences hum aines et Philosophie, P . U. F ., 1952.
LE TOUT ET LES P A R T IE S 29
28 LE D I E U CACHÉ

souvent aussi à des facteurs relevant de la biographie et de la


Nicole et des autres jansénistes notoires. Il nous semble au
psychologie individuelle, facteurs qui tro u v en t ici leur v éritable
contraire q u ’il fa u t renverser le problèm e, en établissant
dom aine privilégié d ’application. L ’accident est une realite que
d ’abord ce q u ’est le jansénism e en ta n t que phénom ène social et
l’historien n ’a pas le droit d’ignorer, m ais q u ’il p eu t seulem ent
idéologique, ensuite ce que serait un jansénism e entièrem ent
com prendre p a r ra p p o rt à la stru ctu re essentielle de l ’objet
conséquent, pour ju g er enfin p ar ra p p o rt à ce jansénism e
conceptuel et schématique les écrits de Nicole, d ’A rnauld et de étudié.
A joutons que la m éthode d o n t nous venons de trac er les
Pascal. On les com prendra alors beaucoup m ieux dans leur
grandes lignes et que nous avons appelée dialectique a déjà été
signification objective et aussi dans les lim ites de chacun
employée spontaném ent, sinon p ar des historiens professionnels
d ’entre eux, et il s’avérera que Pascal, Racine, et à la limite
de la philosophie, du moins p a r les philosophes eux-mêmes
Barcos, sont sur le plan idéologique et littéraire les seuls ja n ­
lorsqu’ils voulaient com prendre la pensée de leurs devanciers.
sénistes conséquents, et que c’est p ar ra p p o rt à leur œuvre
C’est le cas de K a n t, qui sait très bien, et le d it explicite­
q u ’il fa u t m esurer le jansénism e d ’A rnauld et de Nicole.
m ent, que H um e n ’est pas rigoureusem ent em piriste et scep­
Cette m éthode n ’est-elle pas arb itraire? Ne pourrions-nous
tique, m ais qui discute sa position comme s'il l'était, car, derrière
pas laisser de côté le jansénism e, Nicole, A rnauld et su rto u t
l’œ uvre individuelle, il v eu t attein d re la doctrine philosophique
le concept de vision du m onde? A cette question, nous ne con­
(la vision du m onde, dirions-nous) qui lui donne sa significa­
naissons qu’une seule réponse : une m éthode se justifie dans la
tion. De mêm e, dans l’en tretien entre Pascal et M. de Saci,
m esure où elle nous p erm e ttra de m ieux com prendre les œuvres
(qui, to u t en n ’é ta n t q u ’une tran scrip tio n de F ontaine, est p ro­
que nous nous proposons d ’étudier dans le cas qui nous
bablem ent très près du tex te original), nous trouvons deux
occupe : les Pensées de Pascal et les tragédies de Racine.
déform ations analogues. Pascal savait, sans doute, que Mon­
Nous voici ainsi revenus au point de d ép art : to u te grande
taigne n ’é ta it pas rigoureusem ent et uniquem ent sceptique. Il
œ uvre littéraire ou artistique est l’expression d ’une vision du
l’affirme néanm oins en ap p liq u an t le même principe im plicite car
m onde. Celle-ci est un phénom ène de conscience collective qui
il s’agit, là encore, de retrouver des positions philosophiques et
a tte in t son m axim um de clarté conceptuelle ou sensible dans
non pas de faire une exégèse philologique. De même, nous le
la conscience du penseur ou du poète. Ces derniers l’exprim ent
voyons attrib u e r à M ontaigne l’hypothèse du m alin génie, ce
à leur to u r dans l’œ uvre q u ’étudie l’historien en se servant de
qui est philologiquem ent erroné, m ais philosophiquem ent ju ste,
l’in stru m ent conceptuel qui est la vision du m onde; appliquée
car cette hypothèse n ’était pour Descartes, son au teu r réel,
au tex te, celle-ci lui perm et de dégager :
q u ’une supposition provisoire destinée précisém ent à résum er
a) L ’essentiel dans les ouvrages q u ’il étudie.
e t à pousser à ses dernières conséquences la position sceptique
b) La signification des éléments partiels dans l’ensemble de
l’œuvre. q u ’il réfutera p a r la suite.
Ainsi, la m éthode qui consiste à aller du te x te em pirique
A joutons enfin, que l ’historien de la philosophie et de la
im m édiat à la vision conceptuelle et m édiate pour revenir
litté ra tu re doit étudier non seulem ent les visions du monde,
ensuite à la signification concrète du te x te d ont on é ta it p arti,
m ais aussi et su rto u t leurs expressions concrètes. C’est-à-dire
n ’est pas une innovation du m atérialism e dialectique. Le grand
que, dans la m esure de ses possibilités bien entendu, il ne doit
m érite de cette dernière m éthode consiste néanm oins dans le
pas se lim iter dans l ’étude d ’une œ uvre, à ce qui s’explique
fa it d ’avoir apporté, p a r l’in tég ratio n de la pensée des indivi­
p a r telle ou telle vision. Il doit encore se dem ander quelles sont
dus à l’ensemble de la vie sociale et n otam m ent p a r l’an a­
les raisons sociales ou individuelles qui font que cette vision
lyse de la fonction historique des classes sociales, le fondem ent
(qui est un schème général) s’est exprim ée dans cette œuvre
p ositif et scientifique au concept de vision du m onde, lui enle­
à cet endroit et à cette époque, précisém ent de telle ou telle
v a n t to u t caractère arb itraire, spéculatif et m étaphysique.
m anière; d ’autre p a rt, il ne doit pas non plus se contenter de
Ces quelques pages étaien t nécessaires pour dégager les lignes
constater les inconséquences, les écarts, qui séparent encore
générales de la m éthode que nous nous proposons d ’em ployer
l’œ uvre étudiée d ’une expression cohérente de la vision du
dans cette étude. A joutons seulem ent que les visions du m onde
m onde qui lui correspond.
é ta n t l’expression psychique de la relation entre certains groupes
Il v a de soi que pour l’historien, l’existence de ces inconsé­
hum ains et leur milieu social et natu rel, leur nom bre est, pour
quences, et de ces écarts, ne constitue pas un simple fait,
une longue période historique to u t au moins, nécessairem ent
m ais un problèm e q u ’il doit résoudre et dont la solution
ab o u tit parfois à des facteurs historiques et sociaux m ais très lim ité.
30 LE D IE U CACHE LE TOUT ET LES P A R T IE S 31
Si m ultiples et si variées que soient les situations historiques leurs, le couronnement d ’une longue série d ’études partielles,
concrètes, les visions du m onde n ’exprim ent pas moins la réac­ q u ’elle éclairera et précisera à son to u r.
tio n d ’un groupe d ’êtres relativement constants à cette m u lti­ C’est dans la série de ces études partielles et préparatoires
plicité de situations réelles. La possibilité d ’une philosophie et que s’insère le présent trav a il consacré à la vision trag iq u e
d ’un a rt qui gardent leur valeur au delà du lieu et de l’époque dans l’œ uvre de P ascal et de R acine. E t c’est pourquoi, après
où ils sont nés, repose précisém ent sur le fa it qu’ils exprim ent ces lignes d ’intro d u ctio n m éthodologique sur les visions du
toujours la situation historique transposée sur le plan des grands m onde en général, nous aborderons dans les chapitres qui
problèm es fondam entaux que posent les relations de l’hom m e suivent l’étude de la vision tragique qui sera l’in stru m en t
avec les autres hommes et avec l’univers. Or, le nom bre de conceptuel do n t nous nous servirons pour com prendre les
réponses hum ainem ent cohérentes à cet ensemble de problèm es œ uvres que nous voulons étudier.
é ta n t lim ité 1 p ar la structure même de la personne hum aine,
chacune de ces réponses correspond à des situations historiques
différentes et souvent contraires. Cela explique, d ’une p a rt,
les renaissances qui se produisent constam m ent dans l ’histoire
de l’a rt et de la philosophie et, d ’au tre p a rt, le fait que la
m êm e vision peut, à des siècles différents, avoir une fonction
différente, être révolutionnaire, apologétique, conservatrice ou
décadente.
Il v a de soi que cette typologie d ’un nom bre lim ité de visions
du m onde n ’est valable que pour le schème essentiel, pour la
réponse à un certain nom bre de problèm es fondam entaux et
pour l’im portance accordée à chacun d ’entre eux dans l’en­
semble. Plus nous allons cependant du schème général, de l’es­
sence, aux m anifestations em piriques, plus les détails de ces
m anifestations sont reliés aux situations historiques localisées
dans le tem ps et dans l’espace, et même à la personnalité in d i­
viduelle du penseur et de l’écrivain.
Les historiens de la philosophie sont en droit d ’accepter la
notion de platonism e, valable pour P laton, saint A ugustin,
D escartes, etc. (et on p eut de même parler de m ysticism e,
d ’empirisme, de rationalism e, de vision tragique, etc.) à condi­
tio n de retrouver à p a rtir des tra its généraux du platonism e
comme vision du m onde et des élém ents com m uas aux
situations historiques du IV e siècle av a n t Jésus-C hrist, du
IV e siècle après Jésus-C hrist et du X V IIe siècle, les tra its spéci­
fiques de ces trois situations, leurs répercussions sur l’œ uvre
des trois penseurs, et enfin, s’ils veulent être complets, les élé­
m ents spécifiques de l’individualité des penseurs et leur expres­
sion dans l’œuvre.
A joutons que la typologie des visions du monde, qui nous
semble être la tâche principale de l’historien de la philosophie
et de l’a rt et qui, une fois établie, sera une contribution capi­
tale à to ute anthropologie philosophique, est encore à peine
entam ée. Elle sera, comme les grands systèm es physiques d ’ail-
1. B ien que nous soyons a u jo u rd ’h ui encore trè s loin d ’avoir dégagé scientifi­
q u em en t cette lim ite. L ’élaboration positive d ’une typologie des visions du m onde
se tro u v e en effet à peine au sta d e des tra v a u x préparatoires.
LA V ISION T R A G I Q U E : DIEU 33

parle seulement de la vision tragique. Nous nous perm ettrons


donc de rem placer p a rto u t dans nos citations les m ots
« dram e » et « dram atique » p ar « tragédie » et « tragique »,
sans croire altérer pour a u ta n t la pensée de l’auteur. A jou­
tons que le jeune Lukàcs encore k an tien analyse la vision tr a ­
C H A P IT R E II
gique en dehors de to u t contexte historique et en se référant
seulem ent aux tragédies d ’un au teu r peu connu, P au l E rn s t.
LA V IS IO N TR A G IQ U E : D IE U Nous essayerons p ar contre, fidèle en cela aux positions philo­
sophiques adoptées ultérieurem ent p a r Lukàcs lui-même, de
préciser son analyse en ra tta c h a n t la vision tragique à certaines
L’homme, quelque petit qu’il situations historiques, et su rto u t en nous servant de cette sché­
soit, est si grand, qu’il ne peut m atisation conceptuelle pour l’étude des écrits d ’auteurs a u tre ­
sans faire to rt à sa grandeur, estre m ent im portants, à savoir ceux de P ascal, R acine et K an t.
serviteur que de Dieu seul. Nous ne faisons que rester fidèles à n o tre m éthode si, e n tre­
S a i n t -C y r a n , Maximes, 201. p ren an t de décrire la vision tragique au X V I I e et au X V I II e siècle
en F rance et en Allemagne, nous commençons p ar la situer
P o u r trac er le schème conceptuel de la vision tragique il p ar ra p p o rt aux visions du m onde qui l ’ont précédée et q u ’elle
fa u d ra it dégager l’élém ent com m un à u n ensemble d ’œ uvres a dépassées (rationalism e dogm atique et empirisme sceptique)
philosophiques, littéraires et artistiques qui em brasserait en et à celle qui l’a suivie et dépassée à son to u r (pensée dialec­
tous cas les tragédies antiques, les écrits de Shakespeare, les tique : idéaliste — Hegel — et m atérialiste — M arx). L ’affir­
tragédies de R acine, les écrits de K a n t et de Pascal, u n certain m ation de la succession individualism e, (rationaliste ou em pi­
nom bre de sculptures de Michel-Ange et probablem ent certaines riste) — vision tragique — pensée dialectique, suppose
autres œ uvres de diverse im portance. cependant quelques rem arques prélim inaires.
M alheureusem ent, nous ne sommes pas en é ta t de le faire. Nous avons déjà d it que les différentes visions du m onde,
Le concept de vision tragique te l que nous l’avons élaboré au rationalism e, em pirism e, vision tragique, pensée dialectique,
cours de plusieurs études antérieures, s’applique seulem ent aux ne sont pas des réalités em piriques, m ais des conceptualisations
écrits de K a n t, Pascal et R acine. Nous espérons arriver p ar destinées à nous aider dans l’étude et la com préhension d ’œuvres
des tra v a u x ultérieurs à le préciser au point de pouvoir l’appli­ individuelles comme le sont les écrits de D escartes, ou Male-
q u er aux autres ouvrages m entionnés plus h au t. P our l’in stan t, branche, Locke, H um e ou Condillac, Pascal ou K a n t, Hegel
nous ne pouvons q u ’exposer l’é ta t actuel de l’élaboration d ’un ou Marx.
in stru m en t de recherche qui, bien qu’im parfait, nous p araît A joutons m ain ten an t que la succession que nous venons de
néanm oins apporter m ie aide considérable à l’étude de la pensée m entionner est elle-même une schématisation conceptuelle de la
et de la litté ra tu re française et allem ande du X V I I e et du succession historique effective, schém atisation destinée à nous
x v m e siècle. perm ettre de la com prendre, m ais qui ne la recouvre pas en tiè­
A joutons que nous avons tro u v é une prem ière élaboration rem ent.
suffisamment poussée de ce concept dans le dernier chapitre de Sans doute — et c’est là un fait d’une grande im portance — les
l’ouvrage de Georg von Lukàcs, l'A m e et les formes 1, chapitre deux principaux penseurs tragiques, Pascal et K a n t, ont-ils été
in titu lé « M étaphysique de la tragédie ». Nous citerons souvent précédés chacun p ar deux grands écrivains, l’un rationaliste,
cette étude dans les pages qui suivent, nous p e rm e tta n t cepen­ l’autre sceptique, et ont-ils défini leur œ uvre en grande partie
d a n t une m odification dont nous voudrions dès m ain ten an t p ar rap p o rt à eux. P ara p h rasan t le titre d ’un ouvrage récent x,
av ertir le lecteur. P o u r des raisons que nous n ’avons pas très on pourrait écrire deux belles études intitulées respectivem ent
bien comprises (peut-être est-ce sim plem ent l’im précision pro­ « Pascal lecteur de D escartes et de M ontaigne » et « K a n t
visoire de la pensée d ’un jeune écrivain qui av a it à peine lecteur de Leibniz-W olff et de H um e ». Mais cela ne signifie
dépassé l’âge de vingt-cinq ans), Lukàcs emploie indistincte­ nullem ent q u ’une fois la vision tragique apparue sur la scène
m en t les term es « dram e » e t « tragédie », bien qu’en fa it il de l’histoire, le rationalism e et l ’em pirism e l'a ie n t q u itté, ne
1. L éon B runschwicg : Descaries et Pascal lecteurs de M ontaigne, B rentano’s,
1. G eo k g von L ukàcs :D ie Seele und die Formen. E ssay s F leischel, B erlin, 1911. New Y ork-P aris, 1941.
LA V ISION T R A G I Q U E : D IE U 35
34 LE D I E U CACHÉ
Disons seulem ent que le critère principal nous semble cons­
serait-ce qu’en ta n t que forces actives e t créatrices. A u contraire, titu é p ar le fa it qu’une position philosophique est capable de
la disparition de la noblesse de robe en F rance, le développe­ com prendre en même tem ps la cohérence, les éléments valables
m ent de la bourgeoisie en Allemagne o n t supprim é assez tô t et aussi les limites et les insuffisances d ’une autre position, et
le fondem ent social et économique du jansénism e et de la p h i­ d'intégrer ce qu'elle y trouve de p o s itif à sa propre substance L
losophie de K a n t. Le rationalism e et l’empirisme, p ar contre, D ans le cas que nous étudions, il nous p a ra ît que K a n t et
idéologies du tiers é ta t qui a créé la société française et même, Pascal ont, d ’une p a rt, tous les deux très bien compris la cohé­
bien que dans des conditions différentes, l’Allemagne m oderne x, rence interne, les élém ents positifs du rationalism e et de l’em ­
continueront à vivre ju sq u ’à nos jours. Le prem ier, notam m ent, pirism e et qu’ils ont intégré ces élém ents positifs à leur propre
est toujours resté v iv an t en F rance, bien qu’à trav ers Male- pensée, mais que, d ’au tre p a rt, ils o n t aussi clairem ent v u et
branche, V oltaire, A natole F rance, V aléry (et, si nous vou­ mis en lum ière les lim ites et les insuffisances de ces deux posi­
lons le suivre plus loin ju sq u ’à nos jours, Julien B enda), il ait tions.
p lu tô t suivi une ligne descendante 2. 1 De même, l’empirisme ne P a r contre, l’incom préhension radicale des rationalistes les
pén étrera réellem ent dans la pensée française que longtem ps plus pén étran ts depuis M alebranche ju sq u ’à V oltaire et V aléry
après Pascal, au x v m e et au XIXe siècle. L a situation est an a­ pour la position tragique est notoire, de même que celle des
logue en Allemagne où Fichte est postérieur à K a n t et où les néo-kantiens pour l’esprit et la pensée kantienne.
néo-kantiens se sont servis du nom même de K a n t pour couvrir Si nous voulons tro u v er une critique des positions tragiques
leur re to u r en arrière. qui les com prenne, les dépasse et les intègre à un ensemble supé­
Com m ent alors justifier notre schém atisation historique? rieur, il nous fa u t aller aux tra v a u x des grands penseurs dia­
Il y a dans l’étude historique de la pensée philosophique deux lectiques, Hegel, M arx et Lukàcs.
perspectives com plém entaires; l’une que nous avons déjà m en­ Cette relation irréversible d'intégration et de dépassement
tionnée, orientée vers les rapports entre les courants de p en ­ répétée ainsi deux fois dans les rap p o rts entre l’individualism e
sée, les situations historiques concrètes qui leur p erm etten t (rationaliste ou em piriste) et la vision tragique, et entre la
de naître et de se développer et enfin leur expression philoso­ vision tragique et la pensée dialectique, constitue le schème
phique ou littéraire; l'autre, qui nous paraît non moins indispen­ historique fondé sur l’idée d’un progrès dans le contenu de la
sable pour la com préhension des faits, qui étudie les rapports vérité de la pensée d ont nous allons nous servir dans les pages
entre la pensée et la réalité physique et hum aine en ta n t qui suivent.
q u 'objet que cette pensée essaie de com prendre et d ’expliquer. Quel é ta it l’é ta t de la pensée philosophique et scientifique
E m ployant schém atiquem ent deux term es qu’il fau d rait bien dans les années au cours desquelles Pascal a rédigé les Pensées?
entendu préciser et développer, nous pouvons dire que la p re­ On pourrait le caractériser p ar le triom phe du rationalisme p h i­
mière de ces deux perspectives cherche av an t to u t la signifi­ losophique et de son corollaire le mécanisme scientifique. Sans
cation d ’une pensée, la seconde sa valeur de vérité. Cette cons­ doute ce rationalism e m écaniste n ’é ta it pas apparu b ru sq u e­
ta ta tio n pose a v a n t to u t le problèm e du critère qui p erm e ttrait m ent sur la scène de l’histoire comme M inerve to u te arm ée
d ’établir de ce dernier point de vue un ordre de succession (qui de la tête de Ju p iter. Son essor et sa victoire fu rent l’aboutisse­
serait évidem m ent un ordre progressif) puisque, nous l’avons m ent de longues lu ttes intellectuelles engagées contre deux
déjà dit, la simple succession em pirique effective ne suffit pas. positions philosophiques et scientifiques encore viv an tes à
Le problèm e est complexe et nous avons essayé de l’aborder l’époque que nous étudions : d’une p a rt, la philosophie et la p h y ­
ailleurs 31. sique aristotélicienne et thomiste et, d ’au tre p art, la philosophie
animiste de la nature. E n 1662, année de la m ort de Pascal,
1. V oir L u c ie n G o ld m a n n : L a Comm unauté et l’U nivers chez K a n t, P . U. P ., la prem ière dom inait encore l’enseignem ent de la p lu p a rt des
1948. collèges, alors que la seconde ne cédait que lentem ent le pas
2. U ne des voies p o u r ab order l'é tu d e de l’évolution du rationalism e français
depuis D escartes ju sq u ’à nos jours serait de p a r tir de la relation en tre la pensée
e t l’action. C ette relation im plicite p o u r D escartes deviendra explicite p o u r V oltaire 1. Ce dernier élém ent est p articu liè rem en t im p o rta n t, deux pensées p o u v an t se
e t impossible d réaliser p o u r Valéry. La pensée transform e l’hom m e chez D escartes, com prendre réciproquem ent en ta n t que visions cohérentes, voir clairem ent ch a ­
elle est un m oyen de tran sfo rm er le m onde h um ain chez V oltaire, enfin elle n ’a cune les élém ents négatifs e t les lim ita tio n s de l ’au tre sans cependant q u ’aucune
aucune po rtée ni sur l’hom m e ni su r le m onde ex térieu r chez V aléry. B u t, m oyen, d ’en tre elles puisse in tég rer les élém ents positifs de celle qu elle critique. C’est le
v aleu r d ’une conscience résignée qui la com plète p a r une poésie de l’im age sen­ cas p a r exem ple de l’em pirism e e t du ratio n alism e, ce qui s’explique précisém ent
sible, c’est la courbe du rationalism e corrélative à l’histoire économ ique, sociale p a r le fait q u ’elles sont complémentaires sans q u ’aucune d ’en tre elles dépasse l ’au tre
e t p olitique du tiers é ta t français. p a r son contenu de vérité.
3. V oir L. G o ld m a n n : Sciences hum aines et Philosophie, P . U . F ., 1952.
36 LE DIEU CACHÉ
LA V I S I O N TRAGIQUE : DIEU 37
à la nouvelle physique des Galilée, Torricelli et D escartes 1.
loppem ent du capitalism e les a dépassés sur le plan de la vie
A ristotélism e thom iste, philosophie anim iste de la n atu re,
économique et sociale, une pléiade de penseurs plus ou moins
rationalism e m écaniste, constituent trois étapes dans l’évolu­
rigoureux, les Borelli, Torricelli, R oberval, F erm ât, etc., et
tio n de la pensée de la bourgeoisie occidentale, étapes q u ’elle a
su rto u t les plus im p o rtan ts et les plus représentatifs, Galilée,
to u r à to u r dépassées ju sq u ’à l’orientation irrationaliste q u ’elle
D escartes et H uygens leur ont enlevé to u te im portance scien­
te n d à prendre aujourd’hui.
tifique et philosophique 1.
Le thom ism e a été au x m e siècle l ’expression idéologique
Le jeune Pascal av a it encore p articipé activem ent à la lu tte
d ’une profonde transform ation sociale; dans la hiérarchie pure­
contre un des piliers les plus im p o rtan ts de la physique aristo­
m en t rurale et décentralisée du m onde féodal, des IXe et Xe siècles,
télicienne : « l’horreur du vide »; il est d ’a u ta n t plus intéres­
le tiers é ta t é ta it parvenu à insérer un secteur urb ain et é ta ­
san t de constater que les Pensées, to u t en rap p elan t encore
tiq u e dom iné p a r la « raison » et le droit profane. Les rapports
quelquefois cette physique, considèrent en fait la lu tte comme
en tre la raison et la foi dans le thom ism e, reflètent et exprim ent
term inée et n ’accordent presque plus d ’im portance aux aris­
les rapports réels qui existent entre le tiers é ta t et les sei­
totéliciens et aux ten an ts du néo-platonism e.
gneurs féodaux aussi bien qu’entre l’É ta t et l’Église. Inverse­
Les seules positions que discute P ascal sont les deux idéo­
m en t, à la fin du XVe siècle en Italie et en Allemagne, après la
logies qui avaient gagné la bataille, le scepticisme et su rto u t
découverte de l’Am érique, dans la seconde m oitié du x v ie siècle
le rationalism e m écaniste représenté en prem ier lieu p ar Des­
et au XVIIe dans les autres pays de l’Europe occidentale, le
cartes. A joutons que dans cette controverse Pascal ne v eu t à
tiers é ta t, les villes, les princes et plus ta rd l’É ta t central sont
aucun in sta n t séparer la physique, la m orale et la théologie.
assez puissants pour ne plus reconnaître la suprém atie des sei­
Il ne s’agit pas d ’expériences lim itées et partielles, m ais de
gneurs féodaux et de l’Église. L’édifice thom iste avec la subor­
visions du monde. D escartes est un adversaire de taille. T out
dination de la philosophie à la théologie, de la raison à la foi,
en le co m b attan t, Pascal ne le respecte pas moins. Le dialogue
la physique aristotélicienne avec sa subordination du monde
est m ené entre esprits d ’égale envergure.
sublunaire au m onde céleste, seront renversés pour faire place Or, qu’av a it apporté le rationalism e? T out d’abord la sup­
à l ’univers m oniste et panthéiste de la philosophie de la nature.
pression de deux concepts étroitem ent liés, ceux de communauté
Mais comme le rem arque à ju ste titre M. Koyré, la philosophie
et d 'univers, q u ’il rem placera p ar deux autres : l'individu rai­
de la nature, en renversant le thom ism e, n ’av ait pas mis à sa
sonnable et l'espace infini.
place un autre ordre précis et stable. Elle avait supprim é l’in ­ D ans l’histoire de l’esprit hum ain cette su b stitu tio n rep ré­
terv en tion m iraculeuse de la divinité en l’in tég ran t au m onde
sentait une double conquête d ’une im portance capitale : l’affir­
n atu rel. Mais p ar cette suppression du surnaturel, la n atu re m ation de la liberté individuelle et de la justice comme valeurs
av a it perdu ses droits, et tout devenait à la fo is naturel et pos­ sur le plan social et la création de la physique mécaniste sur le
sible. Le critère qui p erm e tta it de séparer l’erreur de la vérité, plan de la pensée. Ceci reconnu, il nous fau t cependant voir
le tém oignage de la fable, le possible de l’absurde s’estom pait. aussi les autres conséquences de cette transform ation. Au lieu
L ’homme (de la société bourgeoise), ivre et enthousiaste d evant d ’une société hiérarchisée dans laquelle chaque homme possé­
la découverte du m onde terrestre, ne v o y ait plus de lim ites à dait sa place propre, différente de celle d ’autres hommes ap p ar­
ses possibilités. te n a n t à d ’autres professions et à d ’autres catégories sociales,
Au cours du XVIe et du XVIIe siècle, l’É ta t m onarchique et dans laquelle su rto u t chacun ju g eait la valeur et l’im por­
tro u v e son équilibre, la bourgeoisie, classe économiquement dom i­ tance de sa propre place p ar rap p o rt à celle des autres et à
n an te, ou en to u t cas pour le moins égale à la noblesse (qui l’ensemble, le tiers é ta t a développé progressivem ent des in d i­
p erd ses dernières fonctions sociales utiles et réelles et se tra n s­
vidus isolés, libres et égaux, trois conditions inhérentes aux
forme de noblesse d ’épée en noblesse de cour), organise la pro­
relations d ’échange entre vendeurs et acheteurs.
duction et élabore la doctrine rationaliste sur les deux plans É v o lu tio n le n te , q u i a v a it c o m m e n c é à la fin d u XIe, a u X IIe1
fondam entaux de Fépistémologie et des sciences physiques. A
l ’époque où Pascal écrit les Pensées, l’aristotélism e et l’ani­ 1. Les belles études de M. K o y ré o n t m o n tré d ’u n e p a r t l’im p o rtan ce q u ’a eu
misme néo-platonicien sont historiquement dépassés. Le déve- le développem ent de la philosophie anim iste de la n a tu re po u r asséner les coups
m ortels à l ’aristotélism e, m ais aussi e t su rto u t les longs efforts des penseurs m a th é ­
1. Les b eau x tra v a u x récents du P ère L enoble su r M ersenne e t su rto u t de m aticiens e t m écanistes, p o u r co n stitu er u n e im age d u m onde débarrassée de to u t
M. K o y ré sur Galilée o n t je té une vive lum ière sur les aspects concrets de cette élém ent psychique e t anim iste. U n des g ran d s écueils é ta it, en tre au tres, l’idée
évolution. d ’a ttra c tio n que les m écanistes se refu saien t à ad m e ttre , y v o y a n t u n re to u r à
l’anim ism e e t au x q u alités psychiques de la m atière.
38 LE D IE U CACHÉ
LA V I S I O N TRAGIQUE : DIEU 39
et au X IIIe siècle, et qui ne sera achevée q u ’au XIXe, m ais qui
a tro u v é au XVIIe siècle une puissante expression intellectuelle, sions considérables sur le plan m oral et religieux. Disons-le
scientifique, littéraire et philosophique. Après l’affirm ation de d ’une m anière b ru tale : pour l'individualism e conséquent et
l’individu dans l’œ uvre, à la fois stoïcienne, épicurienne et poussé à ses dernières lim ites, les sphères morale et religieuse
sceptique, m ais toujours individualiste de M ontaigne, Descartes n ’existent plus en ta n t que dom aines spécifiques et relativement
et Corneille affirm ent au XVIIe sièclé la possibilité pour l’indi­ autonomes de la vie hum aine. Sans doute, les grands ra tio n a­
v idu de se suffire à lui-même L Longtem ps av a n t A dam Sm ith listes du XVIIe siècle, Descartes, M alebranche, Leibniz, parlent-
et R icardo, D escartes écrivait déjà à la princesse É lisabeth ils de m orale et sont-ils (sauf p eu t-être Spinoza) sincèrement
que : « Dieu a tellem ent établi l’ordre des choses, et conjoint croyants. Mais leur m orale et leur religion ne sont plus que des
les hommes ensemble d ’une si étroite société, qu’encore que formes anciennes que leurs nouvelles visions du m onde o n t
chacun ra p p o rtâ t to u t à soi-même, et n ’eût aucune charité remplies d ’un contenu entièrement nouveau. E t cela à un tel
p o u r les autres, il ne laisserait pas de s’em ployer ordinairem ent point qu’il ne s’agit plus de la su b stitu tio n , fréquente dans
pour eux dans to u t ce qui serait de son pouvoir pourvu qu’il l’histoire, d ’une m orale et d ’une religiosité nouvelles à une
u sât de prudence, principalem ent s’il v iv ait dans un siècle où éthique et à une religion anciennes. Le changem ent est a u tre ­
les m œ urs ne fussent point corrom pues 12. » E t c’est encore lui m ent profond (et Pascal seul p eu t-être parm i les contem po­
qui form ulera sur le plan philosophique le prem ier grand m ani­ rains l’a v u clairem ent). D ans les anciennes formes éthiques et
feste du rationalism e révolutionnaire et dém ocratique : « Le chrétiennes on développe m ain ten an t u n contenu radicalem ent
bon sens est la chose au m onde la m ieux partagée... la puis­ amoral et areligieux. Cela est évident chez Spinoza d ont on a
sance de bien juger, et distinguer le v rai d ’avec le faux, qui pu caractériser la pensée comme un athéisme thêologique, qui
est proprem ent ce q u ’on nomme le bon sens ou la raison, est emploie encore le m ot Dieu pour développer le refus le plus
n aturellem ent égale en tous les hom m es... » radical de la transcendance et in titu le Éthique un livre où toutes
La ligne qui m ène de Descartes à la Monadologie de Leibniz, du les considérations sur le com portem ent p a rte n t du conatus, de
Cid de Corneille à cette monadologie littéraire que sera la Comé­ l’égoïsme des modes qui ten d en t à persister dans leur être L
die humaine de Balzac et aussi à V oltaire, F ichte, V aléry, etc., Mais la chose n ’est pas moins vraie si nous nous lim itons
est sinueuse, complexe, m ais néanm oins réelle et continue 3. aux penseurs français. Descartes est croyant, M alebranche est
Ainsi, avec le développem ent de la société européenne occi­ prêtre. Néanm oins le Dieu de leur philosophie n ’a plus une
dentale, bourgeoise et capitaliste, la valeur intellectuelle et réalité bien ferme p ar ra p p o rt à la raison de l’homme. Le D ieu
affective de la communauté disparaît progressivem ent de la cartésien n ’in terv ien t dans le mécanisme rationnel du m onde
conscience effective des hommes, pour faire place à un égoïsme que pour le m aintenir à l’existence une fois qu’il l’a créé arbi­
qui ne la laisse subsister (et encore partiellem ent) que dans les trairem ent. Comme l’a d it Pascal, sa seule fonction est de
relations purem ent privées de la famille ou de l’am itié. A « donner une chiquenaude pour m ettre le m onde en m ouve­
l’hom m e social et religieux du m oyen âge se substitue le Je m ent », après quoi il n ’a plus rien à faire. Soyons exacts, chez
cartésien et fichtéen, la m onade sans portes ni fenêtres de Descartes, Dieu étab lit encore les lois du m onde a 1 in sta n t
Leibniz, Yhomo œconomicus des économistes classiques. de la création, et le m ain tien t ensuite tel quel à l’existence.
O r cette transform ation des perspectives a eu des répercus- Mais Pascal a raison de négliger cette création arbitraire des
vérités éternelles, car elle est contraire aux points de d ép art
1. Le poète e t d ra m a tu rg e insiste, cela v a de soi, su rto u t sur le p la n de l ’action, du rationalism e cartésien, et cela à un tel point que cinquante
le philosophe sur le p la n de la pensée.
2. L e ttre du 6 octobre 1645. ans après la m ort de Descartes, le principal et le plus fidèle
3. Il v a de soi que de telles vues d ’ensem ble ne dégagent jam ais q u ’une ligne, des cartésiens français, M alebranche, s’en apercevra lui-m êm e
u n t r a it p arm i beaucoup d ’autres. L ’im p o rta n t en m e tta n t ce t r a it en lum ière, et supprim era cette fonction de la divinité. P o u r lui, 1 ordre est
c’est d ’éviter to u te perspective déformante. N ous savons p a r exem ple trè s bien
que si la M onade sa n t p o rte s n i fenêtres prolonge le J e cartésien, l ’ensem ble h iérar­
chisé des m onades est u n recul p a r ra p p o rt à la position au trem en t dém ocratique
de D escartes; recul qui s’explique d ’ailleurs p a r l’é ta t beaucoup m oins avancé
de la bourgeoisie allem ande p a r ra p p o rt à la bourgeoisie française. (V oir à ce su je t
L ucien G oldmann : L a Comm unauté hum aine et Vunivers chez K a n t, P . U. F.,
1949.) I l v a cep en d an t de soi que dans u n ouvrage su r Pascal et R acine to u te s les
références à d ’au tres penseurs tels que D escartes, L eibniz, etc., ne v eu len t p as
e n d o n n er un e im age, m êm e schém atiquem ent to ta le , m ais seulem ent en évoquer
certain s tr a its ou élém ents q ui p eu v en t nous aider à com prendre les auteurs que
nous étudions.
LA V IS IO N T R A G I Q U E : DIEU 41
40 LE D IE U CACHÉ
sique. Sur le plan hum ain, il av ait d étru it la représentation
antérieur à la création du m onde et s’identifie de m anière néces­ même de la com m unauté en la rem plaçant p ar celle d ’une
saire à la volonté même de Dieu. Comme l’a très bien v u somme illim itée d ’individus raisonnables, égaux et in terch an ­
A rnauld, les miracles, les volontés particulières de Dieu ne sont geables; sur le plan physique, il d étru it l’idée d’univers ordonné,
plus chez M alebranche qu’un vague coup de chapeau aux la rem plaçant p ar celle d’un espace indéfini sans lim ites, ni
tex tes de l’É criture d ’où l’on ne p eut les supprim er. La grâce qualités, et dont les parties sont rigoureusem ent identiques et
elle-même s’intégre au systèm e rationnel des causes occasion­ interchangeables.
nelles. Dans l’espace aristotélicien, comme dans la com m unauté
D ans un livre qui parle de Dieu depuis la prem ière page ju s­ thom iste, les choses avaient leur heu propre qu’elles s’effor­
qu’à la dernière, Spinoza tirera les dernières conséquences en çaient de rejoindre, les corps lourds to m baient pour arriver
supprim ant la création du m onde et son m aintien volontaire au centre de la terre, les corps légers m o ntaient parce que leur
à l’existence. D errière le nom de la divinité qui subsistait lieu naturel se tro u v a it en h au t. L’espace p arlait, il ju g eait les
encore, le contenu av a it entièrem ent disparu. choses, leur donnait des directives, les orientait, comme la
De même qu’il n ’y a pas de place pour un Dieu a y a n t une com m unauté hum aine ju g eait et o rien tait les hommes, et ie
fonction propre et réelle dans une pensée individualiste consé­ langage de l’un et de l’au tre n ’é ta it au fond que le langage
quente, il n ’y a pas non plus de place pour une véritable morale. de Dieu. Le rationalism e cartésien av ait transform é le m onde,
Précisons : Il v a de soi que, comme to u te autre vision du « la physique des idées claires dissipe to u tes ces âmes anim ales,
m onde, l’individualism e — rationaliste ou em piriste — com­ puissances, principes etc... dont les scolastiques avaient peuplé
p o rte certaines règles de conduite qu’il appellera le plus sou­ la n ature : le m écanism e se présente comme une conquête à la
v e n t norm es morales ou éthiques. Seulem ent, qu’il s ’agisse fois intellectuelle et industrielle du monde : au sav an t, i'
d ’un idéal de puissance, de prudence ou de sagesse, la pensée apporte un univers intelligible, à l’artisan un univers soumis 1 ».
individualiste conséquente doit déduire ces règles à p a rtir de Hommes et choses devenaient de simples in strum ents, objets
l ’individu (de sa raison et de sa sensibilité) ay a n t supprim é de pensée ou d ’action de l’individu rationnel et raisonnable.
to u te réalité supra-individuelle habilitée à la guider et à lui Le ré su ltat fu t que les hommes, la n atu re physique et l’espace,
proposer des norm es qui le transcendent. abaissés au niveau d ’objets, se com portaient comme tels : ils
Or, il ne s’agit pas ici de jeu x de m ots. B onheur, jouissance, restaient m uets d ev an t les grands problèm es de la vie hum aine.
sagesse, n ’ont rien à faire avec les critères du bien et du mal. Privé de l’univers physique et de la communauté humaine,
Ils sont justiciables seulem ent des critères qualitativement diffé­ ses seuls organes de com m unication avec l’homme, Dieu qui
rents, de la réussite et de l’échec, de la connaissance et de ne pouvait plus lui p arler av ait q u itté le monde.
l’erreur, etc., ils n ’on t aucune réalité morale. Celle-ci n ’existe Dans la perspective rationaliste, cette transform ation n ’av ait
comme dom aine propre et relativem ent autonom e que lorsque rien de grave ni d ’in q u iétan t. L ’hom m e de D escartes et de
les actions de l’individu sont jugées p a r ra p p o rt à un ensemble Corneille, comme celui des em piristes d ’ailleurs, n ’av ait besoin
de normes du bien et du mal qui le transcendent. d’aucun secours et d ’aucun guide extérieur. Il n ’au rait su q u ’en
Or, cette transcendance p ar rap p o rt à l’individu p eu t être fâire. Le rationaliste v oulait bien voir en D ieu l’au teu r des
aussi bien celle d ’un Dieu surhum ain que celle de la com m u­ « vérités éternelles », qui av ait créé le m onde et le m ain ten ait
n au té hum aine, l’u n et l’autre en même tem ps extérieurs et à l’existence, lui reconnaître même une possibilité théorique de
intérieurs à l’individu. Mais le rationalism e av a it supprim é faire rarement des m iracles, pourvu que ce Dieu ne se m êlât
l ’une et l’autre, D ieu et la communauté; c’est pourquoi aucune point des règles de son com portem ent et su rto u t ne s’avisât pas
norm e extérieure ne p eu t plus s’im poser à l’individu, le guider, de m ettre en doute la valeur de la raison et cela aussi bien
constituer une boussole, un fil conducteur pour sa vie et pour sur le plan de son com portem ent p ratiq u e que sur celui de la
ses actions. Le bien et le m al se confondent avec le rationnel compréhension du m onde extérieur, physique ou hum ain. A
et l’absurde, la réussite ou l’échec, la v ertu devient la virtu ce Dieu, V oltaire lui-même allait un jo u r h â tir une chapelle.
de la Renaissance, et celle-ci la prudence et le savoir-vivre de Cela d ’a u ta n t plus, que sur le plan de la vie quotidienne
l ’honnête hom m e du X V IIe siècle. et im m édiate, ce D ieu qui se m anifeste comme ordre rationnel
E t ce même rationalism e qui ne connaîtra — à la lim ite — et comme ensem ble de lois générales trouvera u n jo u r au
su r le p lan hum ain que des individus isolés pour lesquels les
1. H. G o u h ie r : Introduction aux « M éditations chrétiennes » de M alebranche,
autres hommes sont des objets de leur pensée et de leur action, p . XXVII.
ne fera pas m oins subir la même transformation au m onde phy-
42 LE DIEU CACHÉ LA V I S I O N TRAGIQUE : DIEU 43
XVIIIe et au XIXe siècle une fonction h au tem en t u tile : celle On peut caractériser la conscience tragique à cette époque
d ’em pêcher les réactions « irrationnelles » et dangereuses des p ar la com préhension rigoureuse et précise du m onde nouveau
« masses incultes » qui ne sauraient com prendre et apprécier créé p ar l'individualism e rationaliste, avec to u t ce q u ’il conte­
la valeur du com portem ent rigoureusem ent égoïste et ra tio n ­ n a it de positif, de précieux et su rto u t de définitivem ent acquis
nel de l'homo oeconomicus et de ses créations sociales et poli­ pour la pensée et la conscience hum aines, m ais en même tem ps
tiques. p ar le refus radical d ’accepter ce m onde comme seule chance
Seulem ent, si au tem ps de D escartes et au cours des deux et seule perspective de l’hom m e.
siècles qui l’on t suivi, le rationalism e victorieux pouvait sans La raison 1 est un facteur im p o rtan t de la vie hum aine, un
difficulté élim iner du com portem ent économique et social de facteur dont l’homme est à ju ste titre fier et q u ’il ne pourra
l’individu, l ’idée de com m unauté et l’ensemble des valeurs plus jam ais abandonner, m ais elle n'est pas tout l'homme et
proprem ent m orales, c’é ta it uniquem ent parce que cette éli­ su rto u t elle ne doit et ne peut pas suffire à la vie hum aine; et
m ination progressive, m algré les dangers q u ’elle recélait en cela sur aucun plan, pas même celui qui lui semble particulière­
puissance, n ’av ait pas encore dévoilé ses dernières conséquences. m ent propre de la recherche de la vérité scientifique.
C reusant de l’in térieu r la vie sociale, l’action du ra tio n a­ C’est pourquoi la vision tragique est, après la période am o­
lisme p o rta it sur u n m ilieu encore profondém ent em preint de rale et areligieuse de l’empirism e et du rationalism e, un reto u r
valeurs que les hommes continuaient à sentir et à vivre même à la morale et à la religion, à condition de prendre ce dernier
si elles étaient étrangères et contraires à la nouvelle m entalité m ot dans son sens le plus vaste de fo i en un ensemble de
en form ation. Des survivances de m orale chrétienne (même valeurs qui transcendent l'individu. Il ne s’agit cependant pas
laïcisées), et de pensées hum anistes, cachaient encore pour encore d’une pensée et d ’un a rt qui p o urraient rem placer le
longtem ps les dangers d ’un m onde sans valeurs morales réelles monde atom iste et m écaniste de la raison individuelle p a r une
e t p erm ettaien t de célébrer les conquêtes de la pensée scienti­ nouvelle communauté et un nouvel univers.
fique et de ses applications techniques comme l’expression Envisagée dans une perspective historique, la vision tragique
d ’u n progrès sans problèm es. Dieu avait q u itté le m onde, mais n ’est q u ’une position de passage précisém ent parce qu’elle
son absence n ’é ta it encore aperçue que p ar une infim e m ino­ adm et comme définitif et inchangeable le m onde, en 'appa­
rité parm i les intellectuels de l’Europe occidentale. rence clair m ais pour elle en réalité confus et am bigu de la
C’est à peine de nos jours que cette absence de norm es pensée rationaliste et de la sensation em pirique, et q u ’elle lui
éthiques valables (fondées sur les bases mêmes du rationalism e), oppose seulem ent une nouvelle exigence et une nouvelle échelle
qui sauraient s’im poser au com portem ent technique de l’hom m e de valeurs.
rationnel a m ontré les angoissants dangers et m enaces q u ’elle Mais cette perspective historique lui est précisém ent étra n ­
com porte. Car si, m algré le Dieu d u rationalism e des lum ières, gère. Vue de l’intérieur, la pensée tragique est radicalem ent
les masses incultes ont mis p ar leur action syndicale et poli­ anhistorique précisém ent parce q u ’il lui m anque la principale
tiq u e un frein certain aux excès de l’individualism e dans la dimension tem porelle de l’histoire, l'avenir.
vie économique, l’absence de forces éthiques qui pourraient Le refus dans cette forme absolue et radicale q u ’il prend
diriger l’emploi des découvertes techniques et les subordonner
aux fins d ’une véritable com m unauté hum aine risque d ’avoir
des conséquences q u ’on ose à peine im aginer.
Or, c’est en face de ce développem ent ascendant du ra tio n a­ 1. Ici nous voudrions signaler une difficulté term inologique à laquelle se so n t
h eurtés aussi bien K a n t que P ascal et qui ren d encore au jo u rd ’hui trè s difficile
lisme (développem ent qui s’est continué en F rance ju sq u ’au la tra d u c tio n d ’ouvrages philosophiques allem ands en français e t inv ersem en t.
XXe siècle, m ais qui se tro u v ait au x v n e siècle à un tournant Le rationalism e depuis D escartes ju sq u ’à nos jo u rs ne co n n aît que d eu x dom aines
de la conscience, le sensible e t Vim agination, d’une p a r t, e t la raison de l ’a u tre ;
qualitatif puisqu’il v en ait de constituer avec les œ uvres de p o u r les penseurs trag iq u es e t dialectiques, ce que les ratio n alistes ap p ellen t rai­
D escartes et de Galilée u n systèm e philosophique cohérent et son n ’est q u ’u n dom aine partiel e t incomplet subordonné à une troisièm e faculté
une physique m athém atique incom parablem ent supérieure à synthétique. Ils o n t donc été obligés d ’a d a p te r la term inologie usuelle à leur p en ­
sée. P ascal l’a fa it en em p lo y an t le m o t cœur q u i a provoqué p a r la suite t a n t de
l’ancienne physique aristotélicienne) que, grâce à un concours m alentendus, lorsqu’on l’a lu d an s le sens h ab itu el au XXe siècle d ’affectivité;
de circonstances que nous exam inerons plus loin, se développe K a n t a gardé le m o t raison (V e rn u n ft) en lui d o n n a n t le sens de facu lté de sy n ­
thèse (entièrem ent différent de celui q u ’il a v a it p o u r le rationalism e cartésien),
la pensée janséniste qui trouvera son expression la plus cohé­ e t a in tro d u it p o u r la raison cartésienne le term e de Verstand (en ten d em en t). Ce
ren te dans les deux grandes œuvres tragiques de Pascal et de qui fa it au jo u rd ’h u i le désespoir des tra d u c te u rs qui p eu v en t difficilem ent écrire
en français « l’enten d em en t de D escartes o u de V o ltaire », e t en allem and « Die
Racine. C artesianische oder V o ltair’sche V ern u n ft ».
44 LE D IE U CACHÉ LA V IS IO N T R A G IQ U E : D IE U 45

dans la pensée tragique n ’a q u ’une seule dimension tem po­ com prendre, Pascal, prév o y an t en mêm e tem ps les possibilités
relle, le p résen t1. et les dangers q u ’il recélait et n ian t la possibilité de to u te
On com prend m ain ten an t com m ent se posent pour la pen­ analogie entre l’existence de l’espace et celle de la divinité,
sée rationaliste et la pensée tragique les problèmes de la com­ s’écriera dans une form ule aussi adm irable que précise « Le
munauté et de l'univers, ou plus exactem ent les problèm es silence éternel de ces espaces infinis m ’effraye » (fr. 206).
de l’absence de com m unauté et d ’univers, les problèm es de la Ce fragm ent se ra tta ch e à la plus im p o rtan te conquête scien­
société et de l'espace. P our l’une et pour l’autre de ces deux tifique du rationalisme de son tem ps, à la découverte de l’es­
pensées, l ’individu ne trouve ni dans l’espace ni dans la com­ pace géom étrique infini, et lui oppose le silence de Dieu. Dieu
m unauté aucune norm e, aucune direction qui puisse guider ne parle plus dans l'espace de la science rationnelle, e t cela
ses pas. L ’harm onie, l’accord, s’ils existent sur le plan n a tu ­ parce que pour l’élaborer, l’hom m e a dû renoncer à to u te
rel et social, ne peuvent résulter q u ’implicitement des actions norm e vraim ent éthique.
et des pensées purem ent égoïstes et rationnelles des hom m es, Le problèm e central de la pensée tragique, problèm e que
d o n t chacun ne tie n t com pte que de sa propre pensée et seule la pensée dialectique pourra résoudre sur le plan en même
de son propre jugem ent. tem ps scientifique et m oral, est celui de savoir si dans cet
Mais, tandis que le rationalism e accepte et valorise cette espace rationnel qui a, définitivem ent et sans possibilité de
situation, qu’il trouve la raison individuelle suffisante pour reto u r en arrière, rem placé l’univers aristotélicien et thom iste,
atteindre des valeurs authentiques et définitives, ne serait-ce il y a encore un m oyen, un espoir quelconque de réintégrer
que celle de la vérité mathématique, et q u ’en ce sens il est véri­ les valeurs morales supra individuelles, si l’homme p ourra
tablem ent areligieux, la pensée tragique éprouve l'insuffisance encore retrouver Dieu ou ce qui pour nous est synonym e et
radicale de cette société hum aine et de cet espace physique, moins idéologique : la communauté et l'univers.
dans lequel aucune valeur humaine authentique n ’a plus de Malgré son contenu en apparence cosmologique, le frag ­
fondem ent nécessaire et où p ar contre toutes les non-valeurs m ent 206 a aussi un contenu m oral (ou plus précisém ent il
re ste n t possibles et même probables. parle de la ru p tu re entre les réalités physiques et cosmologiques
A la place de l’espace faux et im aginaire de la physique et les réalités hum aines), contenu que Lukàcs re tro u v e- lors­
aristotélicienne, le m écanisme rationaliste avait, avec Des­ qu’il écrit sans aucune référence à Pascal, m ais en p a rla n t de
cartes et Galilée, placé l’espace autrem ent m ieux connu (qu’ils l’homme tragique : « il espère de la lu tte entre les forces adverses
prenaient pour rigoureusem ent et absolum ent vrai) de la p h y ­ un jugem ent de Dieu, une sentence sur l’ultim e vérité. Mais
sique m écaniste, espace instrum ental qui rendra possibles les le monde au to u r de lui suit son propre chemin, indifférent
immenses conquêtes techniques de l’avenir (Descartes n ’espé­ aux questions et aux réponses. Les choses sont to utes deve­
rait-il pas arriver en quelques années à prolonger considérable­ nues m uettes et les com bats d istrib u en t arb itrairem ent, avec
m ent la vie hum aine) espace qui é ta it indifférent au bien et au indifférence, les lauriers ou la défaite. Jam ais plus ne réson­
mal, espace d evant lequel le com portem ent hum ain ne pou­ neront dans la m arche de la destinée les m ots clairs des ju g e­
v a it plus connaître d ’autre problèm e que celui de la réussite m ents de Dieu; c’é ta it leur voix qui éveillait l’ensemble à la
ou de l’échec techniques, espace d ont u n jo u r Poincaré dira vie, m ain ten an t il doit vivre seul, p o u r soi; la voix du juge
a ju ste titre qu’il fa u t pour le com prendre séparer rigoureuse­ s’est tue pour toujours. C’est pourquoi il (l’homme) sera vaincu,
m ent les jugem ents à l ’indicatif et les jugem ents à l’im péra­ — destiné à périr — dans la victoire plus encore que dans
tif, espace infini qui n ’av ait plus de bornes parce qu’il n ’av ait la défaite 1. »
plus rien d ’hum ain. La voix de Dieu ne parle plus d ’une m anière im m édiate à
D evant cet espace sans qualités dont l’infinité même était l’homme. Voilà un des points fondam entaux de la pensée tr a ­
pour les rationalistes un signe de la grandeur de Dieu, puisqu’il gique. «Vere tu es Deus absconditus», écrira Pascal. Le Dieu caché.
nous m ontre l’existence d ’un infini que nous ne pouvons Mais devant ce fragm ent il nous fa u t form uler une rem arque
qui v a u t pour beaucoup d ’autres tex tes pascaliens. C’est q u ’il
fau t leur donner le sens le plu s fo rt et su rto u t ne jam ais les
1. « L a pensée de l ’av en ir est u n e te n ta tio n fine e t dangereuse de l’ennem y
co n traire à l ’E vangile, e t capable de to u t perd re, si on ne lui résisté, e t si on ne
atténuer pour les rendre accessibles au bon sens de la raison
la re je tte en tièrem en t sans la regarder, n ’e ta n t p as seulem ent deffendu p a r la cartésienne, et cela bien que Pascal, effrayé de la force d ’une
p arole de D ieu de s’in q u ié te r du tem porel p o u r l’av en ir m ais aussi d u spirituel
qui dépend beaucoup plus de lui que le tem porel... » (Pensées de M. d e B akcos
B . N . F ., fr. 12.988, p. 351-352.) 1. G eo b g von L ukàcs : D ie Seele u nd die Forrrien, p. 332-333.
LA V IS IO N T R A G IQ U E : DIEU 47
46 LE D I E U CACHÉ
jours absent et toujours présent, voilà le centre de la tragédie.
form ule ou d ’une idée, a parfois lui-même attén u é le paradoxe E n 1910, sans penser nullem ent à Pascal, Lukàcs com m en­
en passan t d ’une prem ière à une seconde rédaction. (N ’a-t-il çait ainsi son essai : « La tragédie est un jeu , un jeu de l’hom m e
pas, p ar exemple, écrit d ’abord contre D escartes, cette belle et de sa destinée, un je u dont Dieu est le spectateur. Mais il
form ule claire et précise, « trop de lum ière obscurcit » pour n ’est que spectateur, et jam ais n i ses paroles ni ses gestes ne
l’attén u er ensuite en « tro p de lum ière é b lo u it11».) se m êlent aux paroles et aux gestes des acteurs. Seuls ses
Deus absconditus. Dieu caché. Idée fondam entale pour la yeux reposent sur eux 1. » P o u r poser ensuite le problèm e cen­
vision tragique en général et pour l’œ uvre de Pascal en p a r­ tra l de to u te pensée tragique « P eut-il encore vivre, l’hom m e
ticulier, idée paradoxale bien que certains fragm ents des Pen­ sur lequel est tom bé le regard de D ieu ?» N ’y-a-t-il pas incom ­
sées semblent pouvoir être interprétés dans un sens à prem ière patibilité entre la vie et la présence divine?
vue parfaitem ent logique : Dieu est caché à la p lu p art des Question absurde et dépourvue de sens pour un rationaliste.
hom m es, m ais il est visible pour ceux q u ’il a élus en leur accor­ Car pour D escartes, M alebranche, Spinoza, Dieu signifie av a n t
d a n t la grâce. Ainsi le fragm ent 559 : « S’il n ’av ait jam ais to u t ordre, vérités éternelles, m onde in stru m en tal accessible à
rien p aru de Dieu, cette privation éternelle serait équivoque, l’action et à la pensée des individus. C’est pourquoi, confiants
et p o u rrait aussi bien se rap p o rter à l’absence de to u te divi­ en l’homme et en sa raison, ils sont précisém ent certains de la
n ité, qu’à l’indignité où seraient les hommes de la connaître; présence de Dieu à l’âme 2. Seulem ent, ce Dieu n ’a plus aucune
m ais de ce qu’il p a ra ît quelquefois, et non pas toujours, cela ôte réalité personnelle pour l’hom m e; to u t au plus garan tit-il l’ac­
l’équivoque. S’il p araît une fois, il est toujours; et ainsi on cord entre les m onades ou entre la raison et le m onde ex té­
n ’en p eu t conclure sinon q u ’il y a u n Dieu, et que les hommes rieur. Il n ’est plus pour l’hom m e un guide, le p arten aire d ’un
en sont indignes » (fr. 559). dialogue; il est une loi générale et universelle qui lui g aran tit
Mais cette m anière de com prendre l’idée du Dieu caché son droit à s’affranchir de to u t contrôle extérieur, à se guider
serait fausse et contraire à l ’ensemble de la pensée pascalienne p a r sa propre raison et ses propres forces, mais qui le laisse
qui ne d it jam ais oui ou non m ais toujours oui et non. Le Dieu seul en face d ’u n m onde réifié et m u et d ’hommes et de choses.
caché est pour Pascal u n Dieu présent et absent et non pas p ré­ T out autre est le D ieu de la tragédie; le Dieu de Pascal, de
sent quelquefois et absent quelquefois; m ais toujours présent Racine et de K a n t. Comme le Dieu des rationalistes, il n ’ap ­
et toujours absent. porte à l’hom m e aucun secours extérieur, mais il ne lui apporte
Même dans ce fragm ent 559, l’essentiel est dans les m ots : non plus aucune garantie, aucun tém oignage de la validité de
« S’il p araît une fois, il est toujours » ou, comme le disait la sa raison et de ses propres forces. Au contraire, c’est un Dieu
rédaction antérieure beaucoup plus forte : « L ’Ê tre E ternel est qui exige et qui juge, un Dieu qui in te rd it la m oindre conces­
to u jours s’il est une fois. » Que signifient alors les m ots : « Il sion, le m oindre compromis; un Dieu qui rappelle toujours à
p a ra ît quelquefois. » P our la pensée tragique, ils ne représentent l’homme placé dans un monde où on ne p eu t vivre que dans l’à
qu’une possibilité essentielle m ais qui ne se réalise jam ais. Car peu près et en renonçant à certaines exigences pour satisfaire
à l’in s ta n t même où D ieu p araît à l’hom m e, celui-ci n ’est plus d ’autres, que la seule vie valable est celle de l'essence et de la
tragique. Voir et entendre Dieu, c’est dépasser la tragédie. totalité, ou, pour p arler avec Pascal, celle d ’une vérité et d ’une
P o u r B iaise Pascal qui écrit le fragm ent 559, Dieu est toujours justice absolues, n ’a y a n t rien à faire avec les vérités et les
et ne paraît jam ais, bien q u ’il soit certain (nous en parlerons justices relatives de l ’existence hum aine.
en étu d ian t le pari) q u ’il puisse p araître à chaque in sta n t de U n Dieu dont « le trib u n al cruel et d u r ne connaît ni p a r ­
la vie sans qu’il le fasse jam ais effectivem ent. don ni prescription, qui brise im placablem ent la b ag u ette sur
Mais, même avec ces rem arques, nous n ’avons pas encore la m oindre fau te lorsqu’elle cache en soi ne serait-ce que
a tte in t le véritable sens du « Dieu caché ». Ê tre toujours sans l’om bre d ’une infidélité envers l’essence; qui élimine avec une
jam ais p araître, c’est encore une situation logique et accep­ rigidité aveugle, du rang des hommes, tous ceux qui, p a r un
tab le (bien que non acceptée) pour le bon sens cartésien, il
fa u t ajouter que l’être du Dieu caché est pour Pascal comme 1. L . c., p. 327.
p o u r l’hom m e tragique en général, une présence permanente 2. S ur ce p o in t le ratio n alism e rep ren d une a u th e n tiq u e tra d itio n au g ustinienne
(bien q u ’il la tran sfo rm e profo n d ém en t, la sp iritu alité d ev en an t raiso n m ath é m a ­
plus im p o rtante et plus réelle que toutes les présences em pi­ tiq u e), tan d is que le jansénism e, m algré ses p ro te sta tio n s d ’augustinism e o rth o ­
riques et sensibles, la seule présence essentielle. U n D ieu tou- doxe, ro m p ait avec la tra d itio n de sa in t A ugustin. L ’Église, qui a u n sens trè s aigu
p o u r les hérésies, é ta it p a rfa ite m e n t logique lo rsq u ’elle co n d am n ait le jansénism e
e t affirm ait en m êm e tem ps l ’o rthodoxie de la do ctrin e de sain t A ugustin.
1. F r. 72. V oir B r., Op. e t P ens,, p. 353, n o te 6.
48 LE D I E U CACHÉ LA V ISION T R A G IQ U E : DIEU 49

geste à peine perceptible, au cours d ’un in sta n t passager et l’âme se trouve dans son essence la plus nue d ev an t son
depuis longtem ps oublié, ont tra h i leur non-essentialité. Aucune regard. »
richesse, aucune splendeur des dons de l’âme ne peuvent « Or devant Dieu le m iracle seul est réel. »
adoucir sa sentence; une vie entière, rem plie d ’actions glo­ On com prend m ain ten an t le sens et l’im portance qu’a pour
rieuses ne com pte pour rien devant lui. Mais plein de ray o n ­ le penseur et l’écrivain tragiques la question : « P eut-il encore
n an te m ansuétude, il oublie tous les péchés de la vie quoti­ vivre, l’hom m e sur lequel est tom bé le regard de D ieu? » E t
dienne, lorsqu’ils n ’ont pas touché le centre. Il serait même on com prend aussi la seule réponse q u ’il pourra lui donner.
faux de dire qu’il les pardonne; le regard du juge glisse sur eux
sans les voir et sans en être touché 1 ».
U n Dieu dont les jugem ents et les échelles de valeur sont
radicalem ent opposés à ceux de la vie quotidienne. « B eau­
coup de choses disparaissent qui sem blaient ju sq u ’alors des
piliers de l’existence, et d ’autres, à peine perceptibles deviennent
son appui et peuvent la soutenir » (p. 338), écrivait Lukacs
en p a rla n t de l’hom m e tragique qui v it sous le regard de Dieu,
et Pascal term in ait sur la même pensée le Mystère de Jésus :
« F aire les petites choses comme grandes, à cause de la m ajesté
de Jésus-C hrist qui les fa it en nous, et qui v it notre vie; et
les grandes comme petites et aisées, à cause de sa toute-puis­
sance. »
Or, comme l’écrit encore Lukàcs : « L a vie quotidienne est
une anarchie de clair-obscur; rien ne s’y réalisé jam ais entiè­
rem ent, rien n ’arrive à son essence... to u t coule, l’un dans
l’au tre, sans barrières dans un mélange im pur; to u t y est d é tru it
et brisé, rien n ’arrive jam ais à la vie authentique. Car les
hom m es aim ent dans l’existence ce q u ’elle a d ’atm osphérique,
d ’incertain... ils aim ent la grande incertitude comme une
berceuse m onotone et endorm ante. Us haïssent to u t ce qui
est univoque et en on t peur. Leur faiblesse et leur lachete
caressera to u t obstacle qui vient de l’extérieur, to u te barrière
qui leur ferme le chemin, car des paradis insoupçonnés et
éternellem ent hors d ’attein te pour leurs rêves qui ne se tra n s­
form ent j am ais en actions, fleurissent derrière to u t rocher trop
a b ru p t pour q u ’ils puissent l’escalader. L eur vie est consti­
tu ée de désirs et d ’espoirs et to u t ce que leur in te rd it la
destinée devient facilem ent et à bon m arché une richesse in té ­
rieure de l’âme. L ’hom m e de la vie em pirique ne sait jam ais
où aboutissent ses fleuves, car là où rien n ’est réalisé to u t
reste possible » (p. 328-330). « Mais le m iracle est réalisation. »
« Il est déterm iné et déterm inant; il pénètre d ’une m anière
im prévisible dans la vie et la transform e en un com pte clair et
univoque. » « Il enlève à l’âme tous ses voiles trom peurs
tissés d ’in stan ts brillants et de sentim ents vagues et riches en
significations; dessinée avec des tra its durs et im placables,

1. L ukàcs : Die Seele und die Formen, p. 338-339.


LA V I S I O N TRAGIQUE : LE MONDE 51

nous défier de la te n ta tio n perm anente et inévitable de prendre


notre propre m onde historique, ou celui de nos contem porains
ou du groupe social auquel nous appartenons, pour le monde
ontologique réel d ev an t lequel se tro u v en t toujours et p a rto u t
les hommes.
CHAPITRE III Quoi qu’il en soit, ce problèm e dépasse de loin les lim ites
du présent trav a il et ne nous intéresse pas ici de m anière directe
et im m édiate. P o u r l’in stan t, il s’agit seulem ent de connaître
LA V ISIO N TRA G IQ U E : L E MONDE un monde historique 1 précis, le m onde correspondant à cette
forme particulière de conscience tragique, qui s’est exprim ée
en France et en Allemagne dans certains écrits du XVIIe et
De la séparation et de l’absence XVIIIe siècle et que nous appelons la tragédie du refus (par
du monde naist la présence et le opposition à la tragédie de l’illusion et de la destinée). Il n ’en
sentiment de Dieu. est pas moins v rai cependant que — comme to u te étude
S a in t- C y r a n : Maximes, 263. historique — notre trav a il constituera, dans la m esure où il est
valable, un pas vers la solution du problèm e ontologique des
relations entre les hommes et le m onde, et aussi que, en essayant
Le problèm e des rapports entre les hommes et le m onde se de décrire le m onde de la conscience tragique, nous serons bien
pose pour la pensée philosophique sur deux plans com plém en­ entendu am enés à nous dem ander subsidiairement dans quelle
taires et distincts, celui du progrès historique et celui de la m esure il contient des tra its et des éléments objectivement
réalité ontologique qui conditionne ce progrès et le rend pos- valables, et dans quelle m esure son apparition a été un progrès
dans la m arche historique des hom m es vers la conscience et
P o u r les hom m es, le m onde n ’est pas une réalité im m uable, la liberté.
donnée une fois pour to u tes; ou plus exactem ent nous igno- Nous avons déjà d it q u ’il existe un problèm e de la vision
rons et ignorerons toujours ce que p o u rrait être un tel m onde tragique comme telle, m ais que nous ne voyons pas encore la
« en soi », étranger à to u te connaissance hum aine. La seule possibilité de dégager un nom bre suffisant d’élém ents communs
réalité que nos recherches historiques p erm etten t d’approcher pour constituer les grandes lignes d ’une vision qui em brasserait
peu à peu, et qui dev rait servir de point de départ à to u te à la fois la tragédie grecque, la tragédie de Shakespeare et la
réflexion philosophique, est la succession historique des m oda­ tragédie du refus.
lités suiv an t lesquelles les hommes on t vu, senti, compris et Notons cependant un tra it com m un à toutes ces formes de
su rto u t transform é le m onde physique, et celle des m aniérés conscience trag iq u e : elles exprim ent une crise profonde des
d ont, en’ le transform ant, ils ont aussi m odifié leur propre Relations entre les hommes et le m onde social et cosmique.
m onde social et hum ain, et p ar cela mêm e, leurs m anières de C’est, d ’une m anière presque évidente, le cas pour les écrits
vivre, de sentir et de penser. de Sophocle, le seul tragique incontestable parm i les trois écri­
C’est seulem ent à p a rtir de cette succession historique de vains grecs qu’on désigne d ’h ab itu d e p a r ce nom. Car Eschyle
m ondes différents et des passages progressifs de l’u n à l’autre écrivait encore des trilogies, d ont la seule que nous possédions
que le penseur p e u t essayer de dégager u n ensemble de don­ intégralem ent se term ine p ar une solution des conflits; et nous
nées com m unes à toutes les formes de relations entre les hommes savons aussi que le Promêthêe enchaîné é ta it suivi d ’un Promê-
e t leur m onde respectif, ensemble qui constituerait le fonde­ thêe porteur de torche qui ap p o rta it la réconciliation de Zeus
m en t de ces relations et ren d rait possible et compréhensible et de Prom éthée.
leur succession historique réelle 11. Dans la m esure où le term e classique signifie unité de Vhomme
Encore devons-nous garder toujours présent à la mémoire le et du monde et im plicitem ent immanence 2, Eschyle est encore
fa it que to u te réalité ontologique, universelle et objective serait, 1. Historique n o n p as d an s son conteny, m ais d an s sa réalité. U n e des caractéris­
elle aussi, vue dans une perspective humaine et, d autre p a rt, tiques les plus im p o rtan tes d u contenu de la conscience tragique est p récisém ent
le caractère non historique de son m onde, l ’h istoire é ta n t une des form es d u d ép as­
1 M arx a esquissé certain s élém ents d ’une telle connaissance des fondem ents sem ent de la tragédie.
d e l’h isto ire dans les Thèses sur Feuerbach e t d an s la P réface â la Critique de 2. Si nous définissons l ’esp rit classique p a r V unité de Vhomme et du monde et
p a r le caractère substantiel de celui-ci, l ’esp rit ro m an tiq u e p a r Vinadéquation radi-
l'économie politique.
LE D I E U CACHÉ LA VISION T R A G IQ U E : LE MO NDE 53
52
u n écrivain classique dans le sens le plus rigoureux du m ot, « une société » comme le dira pertinem m ent Saint-É vrem ond 1,
u n écrivain de l’im m anence radicale, bien que dans son œ uvre et sont soumis aux mêmes lois de la destinée. X erxès est p uni
cette im m anence soit déjà m enacée et qu d ait besoin d une parce qu’il a voulu m aîtriser la n atu re, enchaîner la m er,
trilogie entière pour rétab lir u n équilibre que l h ybns des étendre sa dom ination au delà de ses limites valables (dom i­
hommes et des dieux a sérieusem ent mis en danger. L h y b n s n er les forces naturelles, subjuguer le m onde grec et n otam m ent
des hom m es et des dieux; car si — cela v a presque de soi — Athènes), m ais un trib u n al hum ain juge et oblige les Ë rynnies,
l’hom m e dans l’œ uvre d ’Eschyle n ’est jam ais supérieur au divinités qui dépassent la m esure, à se soum ettre et à s’in té­
inonde et aux dieux, le m onde et les dieux ne sont pas eux grer aux lois de la cité; et P rom éthée enchaîné au rocher et
non plus supérieurs à l’hom m e; hom m es e t dieux se tro u v en t tourm enté p a r Zeus est plus fort que le Roi des Dieux, car il
encore à l’intérieur d ’u n seul et même univers, ils form ent connaît l’avenir que Zeus ignore. C’est pourquoi, m algré l’âpreté
du conflit qui les oppose, ils resten t inséparables, et comme
aucun d ’entre eux ne p eu t m aîtriser ni détruire l’au tre, ils
finiront p ar se réconcilier.

a i Swa r s s 1. S aint-É vrem ond n ’aim e p as la trag éd ie; en Grèce, il ap p ro u v e P la to n , en


F ra n ce, dans la querelle a u to u r des pièces de Corneille e t de R acine, il p ren d réso ­
lu m e n t p a rti p o u r le dram e cornélien contre la trag éd ie racinienne.
M ais ceci dit, il a une conscience claire de ce qui, p a r ra p p o rt au x tragédies
antiques, constitue le tr a it commun des pièces aussi bien de Corneille que de R acin e :
l ’absence de D ieu. « Les dieux e t les déesses cau saien t to u t ce q u ’il y a v a it de grand
e t d ’extrao rd in aire, su r le th é â tre des anciens, p a r leurs haines, p a r leurs p ro te c ­
tions; et de ta n t de choses su rn atu relles, rien ne p araissait fabuleux au peuple
dans l’opinion qu’il avait d ’une société entre les dieux et les hommes. (Ici, com m e
plus loin, c’est to u jo u rs nous q u i soulignons. L. G .) Les dieux agissaient p resque
to u jo u rs p a r des passions h um aines; les hom m es n ’en trep re n aien t rien san s le
conseil des dieux, e t n ’ex écu taien t rien sans leu r assistance. Ainsi, d an s ce m élange
de la divinité e t de l’h u m an ité, il n ’y a v a it rien q u i ne se p û t croire. M ais Jtoutes
ces m erveilles a u jo u rd ’hui nous so n t fabuleuses. Les dieux nous manquent et nous
leur manquons. » (Saint -É vremond : Œ uvres publiées p a r R ené de P lan h al, 3 vol.
r é N o L Cappenerons donc classiques dans u n sens plus large les p re ^ e r s , e t rom an- C ité des Livres, P aris, 1927. D é jà Tragédie ancienne et moderne, 1672, t. I , p . 174.)
A joutons encore que S ain t-É v rem o n d , d o n t la p én étratio n est rem arq u ab le, a
clairem ent vu le caractère n o n chrétien de Polyeucte. Il rem arque à ju s te titre
que ce héros m anque d ’h u m iliié chrétienne, q u ’il se suffit à lui-m êm e, m ais son
hostilité au th é â tre religieux jo in te à son ad m iratio n p o u r Corneille l’e n tra în e à
surestim er l ’im portance des personnages non chrétiens de la pièce. « L ’esp rit de
n o tre religion est directem en t opposé à celui de la trag éd ie. L ’hu m ilité e t la patien ce
de nos saints so n t tro p contraires aux v e rtu s des héros que dem ande le th é â tre .
Quel zèle, quelle force, le ciel n ’inspire-t-il p as à N éarq u e e t à P olyeucte... In sen ­
sible aux prières e t aux m enaces, P o ly eu cte a plu s envie de m o u rir p o u r D ieu
que les autres hom m es n ’en o n t de vivre p o u r eux. N éanm oins ce qui e û t fa it u n
b eau serm on faisait une m isérable tragédie, si les en tretien s de P auline e t de Sévère,
anim és d ’au tres sentim en ts e t d ’au tres passions, n ’eussent conservé à l’a u te u r la
ré p u ta tio n que les v e rtu s chrétiennes de nos m a rty rs lu i eussent ôtée. » (L. c.,
p- 17H
D e m êm e, il v o it clairem en t ce q u ’on p o u rra it appeler le caractère « n on civique »
*ssriîïiîS K fïÆ S pi*» « di >*"d* de la tragédie, l ’opposition en tre la conscience trag iq u e e t l’adhésion entière e t
sans réserves à la vie de l ’É ta t : « A considérer les im pressions o rdinaires que fa i­
sa it la tragédie, dans A thènes, su r l’âm e des sp ectateu rs, on p e u t dire que P la ­
to n é ta it m ieux fondé p o u r en défendre l’usage que n e fu t A risto te p o u r le conseil­
ler; ca r la tragédie co n sistan t, com m e elle faisait, en m ouvem ents excessifs de la
crainte e t de la p itié, n ’était-ce p as faire d u th é â tre u n e école de fray eu r et de com pas­
sion, où l’on ap p ren ait à s’ép o u v an ter de to u s les périls, e t à se désoler de to u s les
m alheurs? »
« O n au ra d e là peine à m e p ersu ad er q u ’une âm e accoutum ée à s’effrayer, su r ce
qui regarde les m au x d ’a u tru i, puisse être d an s u n e bonne assiette, sur les m au x
qui la reg ard en t elle-même. C’est p eu t-être p a r là que les A théniens d ev in ren t si
susceptibles au x im pressions de la p eu r, e t que cet esp rit d ’ép o u v an te, inspiré au

i l s l s f f i 'i s s
de l’a r t e t de la pensée classique.
th é â tre avec ta n t d ’a rt, ne d ev in t que tro p n a tu re l d an s les arm ées.
« A S p arte e t à R om e, où le public n ’exposait à la v u e des citoyens qüe des
exem ples de v a le u r e t de ferm eté, le peuple ne f u t p as m oins fier e t h ard i d an s les
com bats, que ferm e e t co n stan t d an s les calam ités de la R épublique. » (L. c., p . 177.)
LA V IS IO N T R A G IQ U E : LE MONDE 55
l e d i e u c a c h é
54
les prem iers l’existence d ’une vérité objective, il existe, nous
L a tragédie authentique ap p a raît cependant avec 1 œuvre sem ble-t-il, aussi un adversaire contre lequel il tie n t à étab lir
de Sophocle, dont la signification fondam entale nous p araît que cette vérité est non seulem ent supportable p o u r l’hom m e,
être l’affirm ation d ’une ru p tu re insurm ontable entre 1 homme, m ais que, plus encore, sa connaissance mène nécessairem ent
ou, plus exactem ent, certains hommes pnvdegies, et le monde à la v ertu et au bonheur, quelqu’un qui av a it donc affirmé que
hum ain et divin. A jax e t P hiloctète, Œ dipe, Creon, Antigone la connaissance de la v érité est incom patible avec la vie h eu ­
exprim ent et illustrent à la fois une seule e t meme v e n te . reuse et vertueuse dans le m onde.
le m onde est devenu confus et obscur, les dieux ne sont plus Malgré la réponse platonicienne, la tragédie de Sophocle n ’en
unis aux hommes dans une meme to ta h te cosmique, soumis m arque cependant pas moins la fin d ’une époque dans l’his­
au x mêmes fatalités de la destinée, aux mêmes exigences d équi­ toire de la culture européenne. Car la vérité d ont parle P lato n
libré et de m odération. Ils se sont séparés de 1 homme, ils sont n ’est plus celle du m onde im m édiat, concret et sensible. Socrate
devenus ses m aîtres; m ais leur voix eloignee est m ain ten an t se désintéresse d u m onde physique et de la réalité que nous
trom peuse, leurs oracles sont à double sens, 1 un ap parent et révèlent les sens; comme pour le tragique, le m onde de la vie
f a u x f l’autre caché et véritable, les exigences divines sont quotidienne reste, p o u r lui aussi, illusoire et am bigu. La subs­
contradictoires, l’univers est équivoque et am bigu. Univers tance, les valeurs essentielles, le vrai, le bien, le bonheur, sont
in supportable pour l’hom m e, qui ne p eu t plus vivre désormais m ain ten an t situés dans un m onde intelligible qui, tran scen d an t
que dans l’erreur et l’illusion. P arm i les viv an ts, seuls ceux ou non, s’oppose en to u t cas au m onde de la vie de tous les
q u ’une infirm ité physique a retranches du m onde peuvent sup­ jours. D ans une perspective plus v aste, et en em brassant non
p o rter la vérité. Le fait que Tirésias, le devin qui connait la seulem ent l’a rt m ais aussi la pensée philosophique, il serait
volonté des dieux et l’avenir des hom m es, qu Œ dipe a la fin peut-être plus ju ste de placer ici, entre Sophocle et P lato n , le
de la tragédie1 lorsqu’il connaît la vérité, soient 1 un et 1 autre passage de la conscience classique à la conscience rom antique,
a v e u g l e s , est u n symbole. Leur cécité physique exprim e a passage que Hegel, envisageant l’a rt seulem ent, av a it placé à
ru p tu re — qu’entraîne nécessairem ent la connaissance de la l’avènem ent du christianism e.
Æ t é _ avec le m onde, dans lequel seuls peuvent vivre ceux Mais ces réflexions ne co nstituent qu’une hypothèse, esquissée
qui sont réellement aveugles parce que (comme Plus ta ™ « seulem ent, car po u r com prendre réellem ent la signification d ’une
vieux F au st chez Gœthe) avec des yeux physiques in tacts ils œ uvre littéraire ou philosophique, il fau d rait pouvoir la r a tt a ­
ne voient pas la vérité et vivent dans l’illusion. Poui' }es‘ cher à l’ensemble de la vie sociale et économique de son tem ps.
(A jax, Créon, A ntigone 2), la connaissance de la v e n te les voue Or, nos connaissances du m onde antique et de la culture

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soit le principal adversaire contre lequel sont diriges certains
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dialogues de P laton. Car si P lato n s’attache à dém ontrer contre
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, grecque sont tro p minces pour que nous puissions même effleu­
rer le problèm e. E t le cas est analogue pour la tragédie de S ha­
kespeare qui nous p a ra ît m arquer la fin du m onde aristo cra­
tique et féodal, la crise de la Renaissance et l’apparition du
m onde individualiste du tiers état.
1. I l s’agit bien entendu d'Œ dipe-R oi car Œdipe d Coîone com m e la fin de Plu-
P a r contre, nous avons déjà d it dans le précédent chapitre
et aussi dans u n au tre o u v ra g e 1 com m ent le développem ent
ultérieur du tiers é ta t, l’essor de la pensée scientifique orientée
p ar sa n atu re mêm e vers l’efficacité technique, l’essor de la
subsistent bien entendu, c est^le P Tnnie et T itUs elle sait d ’avance la vérité
m odernes de la trag éd ie du re u . ey e agit m anière consciente et m orale individualiste — rationaliste ou hédoniste — ont p ro ­
voqué au x v n e siècle le cri d ’alarm e de la pensée pascalienne
et au x v m e siècle celui de la philosophie de K an t. Une fois de
plus la pensée trag iq u e dénonçait les sym ptôm es d ’une crise
sïïÆ S .'ïe I,"™“ ’ÏÏ1 *<»>• « * profonde dans les relations entre les hommes et le m onde, le
danger auquel av ait abouti — ou plus exactem ent, se p rép a­
ra it à aboutir — le chem inem ent des hommes dans une voie

1. L . G oldm ann : L a Communauté hum aine et VuniveTs chez K a n t., P . U. F .f


1949.
e t la nouveauté et 1 importance.
l e d i e u c a c h é
56 LA V IS IO N T RA G IQ U E : LE MONDE 57
qui av a it p aru et paraissait encore à beaucoup, riche et que l’empirisme et le rationalism e européens du X V I I e siècle et
pleine de promesses. Une fois de plus le danger a été évite, des siècles suivants sont les expressions idéologiques d ’une
l’im passe surm ontée; ce qu’a été le rationalism e socratique et classe qui, en tra in de m aîtriser le m onde physique et de cons­
platonicien pour la tragédie grecque, le rationalism e et 1 empi- tru ire un nouvel ordre social individualiste et libéral, est passée
rism e m odernes pour la tragédie de Shakespeare, leur dépassé- à côté des problèm es posés p ar l’œ uvre géniale qui l’av a it p ré­
m en t historique p ar l’affirm ation que m algré toutes les diffi­ cédée. On peut, à la rigueur, entrevoir une ligne ténue qui
cultés et tous les problèm es l’homme espère néanm oins attein d re relierait encore Shakespeare à M ontaigne. Nous n ’en voyons
et réaliser p ar son action et sa pensée des valeurs authentiques, aucune qui p o u rrait le relier à H um e ou à Descartes.
la dialectique hégéüenne et su rto u t m arxiste le sera pour la Le rationalism e et l’em pirism e av aien t à tel point contribué
pensée tragique de Pascal et de K a n t. E ncore cette analogie à organiser et app au v rir le m onde hum ain que la richesse de
ne vaut-elle que pour les lignes générales, car dans le detail l’univers de Shakespeare ap p a raîtra longtem ps comme une
il y a dans les trois cas des différences considérables. création barbare — absurde ou adm irable — m ais en to u t cas
Après les problèm es posés p ar la tragédie grecque d Eschyle étrangère et difficile à assimiler.
et de Sophocle, le rationalism e socratique et platonicien s é ta it
T oute autre est la relation entre la tragédie du refus, expri­
fondé sur des bases entièrem ent nouvelles, abandonnant to u t mée p a r les écrits de Pascal, R acine et K a n t, et la pensée
espoir, to u t désir même de retrouver une substantialite im m a­ dialectique, relation que nous avons caractérisée comme é ta n t
n ente. A l’unité classique de l’homme et du m onde, il substi­ celle d ’une intégratio n to tale et d ’un dépassem ent rigoureux.
tu a it l’affirm ation d ’une vérité intelligible qui opposait 1 homme E n effet, les pensées d ’Hegel et de M arx acceptent et in tèg ren t
au m onde sensible, abaissé au rang d’apparence et d in stru ­ à leur propre substance tous les problèm es posés p ar la pensée
m ent. C’est d ’ailleurs cette position nouvelle, cette ru p tu re avec tragique qui les a précédés, elles reprennent entièrem ent à leur
l’esprit classique de l’épopée et de la tragédie (et probablem ent propre com pte sa critique des philosophies rationalistes et em pi­
aussi de la philosophie présocratique) qui explique non seule­ ristes et des morales dogm atiques ou bien hédonistes ou u tili­
m en t pourquoi P lato n in terd isait l’entrée de son E ta t idéal aux taires, sa critique de la société réelle, celle de to u te théologie
poètes épiques et tragiques, m ais aussi pourquoi 1 affirm ation dogm atique, etc., opposant seulem ent au pari tragique sur
d’une vérité intelligible (qui pou v ait devenir facilem ent une l'éternité et sur Vexistence d'une D ivinité transcendante le p a ri
v érité transcendante) a perm is aux penseurs ultérieurs de taire immanent sur l'avenir historique et hum ain, pari qui, pour la
du platonism e le fondem ent d’un des trois 1 grands courants prem ière fois depuis P lato n dans l’histoire de la pensée occi­
de la pensée chrétienne du m oyen âge, l’augustinism e, tan d is dentale, ro m p t résolum ent avec l’intelligible et la tran sc en ­
que son a ttitu d e rationaliste envers le m onde sensible en a ta it dance, ré ta b lit l’unité de l’hom m e avec le m onde et p erm et
le fondem ent d’u n des deux grands courants de 1 individua­ d ’espérer le re to u r à un classicisme abandonné depuis les Grecs.
lisme m oderne : le rationalism e de Galilée et D escartes. Il ne Il reste que la tragédie du X V IIe e t du X V I II e siècle 1 exprim e,
serait p eut-être pas faux de dire que le platonism e est reste
une des positions fondam entales de la conscience occidentale
analytiques a u ra it p u sans d o u te renoncer à ces développem ents e t se can to n n er
ju sq u ’à son dépassem ent réel dans la prem ière position philo­ dans les lim ites ap p aren tes de son étude.
sophique qui abandonnera de nouveau résolum ent to u te rela­ P o u r nous, ce serait con tred ire les principes m êm es de n o tre m éthode. Convaincu
que la signification de to u t élém ent dépend de sa relatio n avec les au tres élém ents
tio n entre les valeurs et la transcendance ou l ’intelligible pour e t de sa place dans l ’ensem ble que, p a r conséquent, la recherche n e p e u t jam ais
revenir à une nouvelle im m anence et à u n nouveau classi­ aller ni u n iq u em en t des p arties au to u t ni u n iq u em en t d u to u t au x p arties, nous
pensons q u ’il est très im p o rta n t de n e ja m a is laisser n a ître l’illusion que l’étu d e
cisme : le m atérialism e dialectique. d ’une réalité p artielle p o u rra it se suffire o elle-même ne serait-ce que d ’une manière
Nous connaissons tro p peu la culture anglaise pour pouvoir relative, ni celle que les sy nthèses d ’ensem ble pourraient se passer des analyses
form uler autre chose q u ’une simple im pression au sujet du m inutieuses de détails.
Le progrès de la recherche se fa it p a r oscillation p erm an en te des p arties au to u t
dépassem ent de la tragédie de Shakespeare 2, mais il nous semble e t du to u t au x p arties. Cela im plique cep en d a n t l ’obligation de signaler to u jo u rs
les lacunes les plus proches d ’une recherche, les p o in ts d o n t l’éclaircissem ent p o u r­
1. N ous écrivons trois co u ran ts parce qu’en plu s de l ’augustinism e e t du th o ­ r a it de m anière im m édiate, soit com pléter, soit m odifier les ré su lta ts provisoires
m ism e U y a un troisièm e grand co u ran t e s c h a t o l o g i e qvu n a pas moinsi d im por­ du tra v a il. A ucune étud e su r la tragédie ne sera com plète ta n t q u ’elle n ’au ra pas
tan ce bien q u’il soit en p a rtie condam ne p a r 1 Église. Il suffit de m entionner l E va n ­ em brassé les tro is grandes form es de conscience e t de créatio n trag iq u es que nous
signalons. Sans p a rltr d u fa it que la trag éd ie d an s l’ensem ble ne p e u t se com prendre
gile éternel de J oachim de F iore et les F ranciscains spirituels.
ë 2. L ’on s’étonnera p eu t-être de tro u v er dans u n ouvrage consacre a l® trag éd ie en dehors des form es psychiques q u ’elle a chaque fois rem placées com m e de celles
d u XVIIe siècle une hypothèse aussi incom plète sur la tragédie grecque e t u n sim ple qui l ’o n t suivie e t dépassée à leu r to u r.
av eu d ’ignorance concernant la tragédie de S hakespeare. U n p a rtisa n des m éthodes 1. D ans la suite de cet ouvrage, chaque fois que n o u s p arlero n s de trag éd ie sans
aucune au tre spécification, il s’agira de la trag éd ie d u refus.
LA V I S I O N TRAGIQUE : LE MONDE 59
l e d i e u c a c h é
58
tant. Le problèm e de la conscience tragique, écrit Lukàcs,
comme toutes les autres formes de conscience et de création « est le problèm e des rapports entre l’être et l’essence. Le p ro­
trag iq u es, une crise des relations entre les hommes, ou plus blème de savoir si to u t ce qui existe est déjà, et cela p a r le
exactem ent entre certains groupes d ’hom m es et le m onde cos­ simple fait q u ’il existe. N ’y a-t-il pas des degrés de l’être?
m ique et social. L ’être est-il une propriété universelle des choses ou bien
Nous avons déjà d it que le problèm e central de cette t r a ­ un jugem ent de valeur qui les sépare et les distingue?... La
gédie est de savoir si l’homme sur lequel est tom bé le regard philosophie du m oyen âge av ait pour le dire une expression
de D ieu p eut encore vivre. Car, vivre, c'est vivre dans le monde. claire et univoque : elle disait que YEns perfectissimum est
C’est là une vérité fondam entale et universelle que la phéno­ aussi VEns realissimum 1 ». « D ans l’univers tragique, il y a
ménologie et l’existentialism e on t seulem ent actualisée à nou­ un seuil très élevé de perfection que doivent attein d re les
veau dans la conscience philosophique contem poraine. Mais la êtres pour pouvoir y pénétrer; to u t être qui ne l’a tte in t pas
possibilité même de cette actualisation indique que la conscience n ’a sim plem ent aucune réalité, m ais to u t ce qui l ’a tte in t est
du caractère intram ondain de l’existence hum aine (ou plus toujours présent et égalem ent présent 12. » Bref, parce que la
exactem ent son degré de réflexivité) p e u t varier, s affaiblir ou conscience de l’hom m e tragique ne connaît ni degrés ni p as­
d isparaître, ou bien au contraire devenir à certaines époques sage progressif entre le rien et le to u t, parce que p o u r elle to u t
particulièrem ent aiguë. . , , ce qui n ’est pas p arfait n ’est pas, parce q u ’entre la notion de
Il v a de soi qu’on ne p eu t pas établir une loi generale concer­ présence et celle d ’absence elle ignore celle de rapprochem ent,
n a n t ces variations et que leur com préhension exige des etudes la présence perm anente du regard divin entraîne une dévalua­
historiques partielles et su rto u t concrètes et détaillées. tion radicale, une absence non moins perm anente de to u t ce
U ne co nstatation s’impose cependant et nous in tro d u it d em ­ qui, dans le m onde, n ’é ta n t pas clair et univoque, n ’a tte in t
blée au centre du problèm e qui nous préoccupe. T oute conscience pas le niveau de ce que le jeune Lukàcs appelle le « m iracle ».
est l’expression d ’un équilibre provisoire et mobile entre ^ indi­ Cela signifie que p o u r cette conscience le m onde comme tel est
v id u ou le groupe social et leur milieu. Lorsque cet équilibré inexistant et n ’a aucune réalité au th en tiq u e. Elle v it unique­
s’étab lit facilem ent, lorsqu’il possède une stabilité relative, ou m ent pour Dieu; or, Dieu et le m onde s’opposent d ’une m anière
bien encore lorsque ses transform ations et les passages à des radicale. « Les conditions les plus aisées à vivre selon le m onde
niv eau x supérieurs s’effectuent de m anière relativem ent aisee, sont les plus difficiles à vivre selon Dieu e t au contraire. R ien n ’est
il y a de grandes probabilités pour que les hommes ne pensent si difficile selon le m onde que la vie religieuse; rien n ’est plus
pas à l’existence du m onde extérieur ni aux problèm es que facile que de la passer selon Dieu. R ien n ’est plus aisé que d ’être
posent leurs relations avec lui. Sur le plan individuel comme dans une grande charge et dans de grands biens selon le m onde;
sur le plan du groupe, ce sont les organes m alades, les fonc­ rien n ’est plus difficile que d ’y vivre selon Dieu, et sans y
tions difficiles à rem plir et non pas les organes sains et les prendre de p a rt et de goût 3 », écrit Pascal. Nous pourrions
fonctions faciles qui occupent de m anière aiguë le champ de la citer de nom breux autres fragm ents des Pensées, m ais il suffit,
conscience. , . , .... si nous voulons com prendre ce q u ’est le m onde pour la cons­
C’est pourquoi c’est au cours des périodes d équilibré sain cience tragique, de nous arrêter à celui-ci, à condition de do n ­
et relativem ent aisé que nous trouvons le plus souvent u n aflai* n er — comme tou jours — aux m ots de Pascal leur sens le
blissem ent re la tif de la conscience du caractère intram ondain plus fort, d ’extrapoler même au p o in t de dire que to u t ce qui
de l’existence hum aine, et c’est au contraire aux périodes de est nécessaire selon Dieu est impossible selon le m onde et
crise telles que les reflètent et les exprim ent les differentes inversem ent, to u t ce qui est possible su iv an t le m onde n ’existe
formes de conscience tragique ou bien l’existentialism e m oderne, plus pour le regard de Dieu.
que cette conscience deviendra particulièrem ent aiguë. ^ E t p o u rta n t, en affirm ant le n éan t, la non-existence du
On com prendra m ain ten an t plus facilem ent ce qu est le m onde, nous n ’avons encore v u q u ’un seul aspect du problèm e,
m onde pour la conscience tragique. On p o u rrait le dire en deux et le tex te même de Pascal que nous venons de citer nous indique
m ots : rien et tout en même tem ps. ^ l’autre aspect contraire et com plém entaire. Car nous l’avons
R ien parce que l’hom m e tragique v it en permanence sous le
regard de Dieu, parce qu’il exige et adm et seulem ent des valeurs
absolues, claires et univoques, parce que pour lui « le m irac e 1. G. von L u k à c s : Die Seele u n d die Form en, p. 335-336.
2. L. c., p. 336.
seul est réel » et que, m esuré à cette échelle, le monde ap p a­ 3. F r. 906.
ra ît essentiellem ent am bigu et confus, et cela v e u t dire m exis-
LA V ISION T R A G IQ U E : LE M O N D E 61
60 LE DIEU CACHÉ
que je ne ferai pas deux pas pour la géom étrie... » avec le fa it
déjà d it, pour l’hom m e tragique, le m onde est rien et tout que visiblem ent ce même hom m e n ’av a it pas cessé, au cours
en même tem ps. des années mêmes où il écrivait ces bgnes, de s’intéresser à la
Le Dieu de la tragédie est un Dieu toujours présent et tou­ vie intram ondaine et su rto u t aux problèm es de géom étrie, et
jours absent. Or, sa présence dévalorise sans doute le m onde et d ’accorder une p artie considérable de son tem ps à leur solu­
lui enlève toute réalité, m ais son absence non moins radicale et tion 1.
non m oins perm anente fa it au contraire du m onde la seule On saurait à peine form uler d ’une m anière plus précise ce
réalité en face de laquelle se trouve l’hom m e et à laquelle U oui et non tragiq u e d ev an t le m onde que ne le fa it le célèbre
p e u t et doit opposer son exigence de réalisation des valeurs écrit — pascaben ou d ’inspiration pascalienne — sur la conver­
substantielles et absolues. _ sion du pécheur : « D ’une p a rt, la présence des objets visibles
De nom breuses formes de conscience religieuse et révolution­ la touche (l’âme, L. G.) plus que l’espérance des invisibles; et
naire ont opposé Dieu et le m onde, les valeurs et la réalité; de l’autre la solidité des invisibles la touche plus que la v an ité
m ais la p lu p art d’entre elles tro u v aien t néanm oins en faee de des visibles. E t ainsi la présence des uns et la solidité des
cette alternative une solution possible, ne serait-ce que cel e autres d isputent son affection, et la v an ité des uns et l’absence
de la lu tte intram ondaine pour réaliser les valeurs ou bien des autres excitent son aversion 2. »
celle de l’abandon du m onde pour se réfugier dans l’univers Une fois de plus, si nous voulons p én étrer plus av a n t dans
intelligible ou tran scen d an t des valeurs ou de la divinité. La la com préhension de ce qu’est le m onde pour la conscience
tragédie radicale refuse cependant l’une et 1 autre de ces solu­ tragique, il fa u t nous attach er aux paroles de Pascal, et une
tions, elle les trouve entachées de faiblesse et d illusion, des fois de plus il fa u t leur donner le sens le p lu s fort. Le tex te cité
formes — conscientes ou non conscientes de compromis. nous d it qu’il y a « peu de différence » entre un hom m e qui
Car elle ne croit ni à la possibilité de transform er le m onde fait « le plus beau m étier du m onde », qui se consacre « au
et d ’y réaliser des valeurs authentiques, ni à celle de le fuir et plus h a u t exercice de l ’esprit » et « un simple artisan ». C’est
de se réfugier dans la cité de Dieu. C’est pourquoi il ne s agit q u ’en effet il n ’y a pour la conscience tragique ni degrés n i
pour elle ni de rem plir « bien » les charges dans le m onde ou passage ou approche, qu’elle ignore le plus ou le moins p o u r ne
d ’utiliser « bien » les richesses, ni de les ignorer et de les aban­ connaître que le Tout et le Rien, il n ’y a donc p o u r elle que
donner. Ici comme p a rto u t, la tragédie ne connaît qu une « peu de différence » et cela v eu t dire à la lim ite aucune entre
forme de pensée e t d’attitu d e valables, le oui et non, le p a ra ­ to u t ce qui n ’est pas rigoureusem ent valable, entre to u t ce qui,
doxe : Y vivre sans y prendre de part et de goût. é ta n t intram ondain, n ’est pas absolu.
Y vivre signifie accorder au m onde l’existence dans le sens E t p o u rta n t l’absence de Dieu lui enlève le droit d ’ignorer
le plus fort du m ot; sans y prendre de part et de goût signifie le m onde et de se détourner de lui; son refus reste intramondain,
ne lui reconnaître aucune forme d ’existence reelle. car c’est au monde q u ’elle s’oppose, et ce n ’est que dans cette
C’est l’attitu d e cohérente et paradoxale — plus encore cohé­ opposition q u ’elle se connaît elle-même avec ses propres lim ites
rente parce que paradoxale — de l’homme tragique en face du et sa propre valeur.
m onde et de to u te réab té intram ondaine; la com préhension de Si le m onde est tro p Umité, tro p am bigu pour que l’hom m e
cette a ttitu d e supprim e d’ailleurs un faux problèm e qui a s’y consacre entièrem ent, pour q u ’il y fasse « l’emploi » de
préoccupé un grand nom bre de pascalisants : celui de savoir sa force, il n ’en est pas moins le seul lieu où il puisse et doive
com m ent concilier le com portem ent de l’hom m e qui n estim ait en faire l’« essai »; ainsi, jusque dans les derniers recoins de
pas que « la connaissance de la m achine », c’est-à-dire de la la vie et de la pensée, le oui et non reste la seule a ttitu d e valable
réalité physique, « vaille une heure de peine » (fr. 79), et qui pour la conscience tragique.
écrivait à F e rm â t1 1: « P our vous parler franchem ent de la géo­
m étrie, je la trouve le plus h a u t exercice de l’esprit; mais en
même tem ps je la connais pour si inutile, que je fais peu de 1. L a le ttre q ui propose le concours su r la cycloïde est de ju in 1658, l'H istoire
de la Roulette d ’o ctobre 1658, u n e le ttre de Sluse à P ascal du 24 av ril 1660 m en ­
différence entre un hom m e qui n ’est que géom ètre et un habile tio n n e que celuirci lui a v a it écrit peu de tem p s a u p a ra v a n t au su je t des figures
artisan . Ainsi je l’appelle le plus beau m étier du m onde; mais du T raité de l'H om m e de D escartes , P acte c o n stitu tif de l ’en trep rise des carrosses
à cinq sols est de novem bre 1661,e t une le ttre de H u y g h en s à H ook p arle d ’u n e
enfin ce n ’est q u ’un m étier; et j ’ai d it souvent qu’elle est bonne te n ta tiv e d ’exploiter com m ercialem ent la p ro d u ctio n de m o n tres à resso rt q u i se
p o u r faire l’essaim ais non pas l’emploi de notre force; de sorte situ e ra it en 1660.
2. C itatio n consciem m ent arrêtée au m ilieu d u te x te . N ous analyserons au
p rochain ch ap itre les deu x lignes qui su iv en t.
1. L e ttre d u 10 ao û t 1661.
62
l e d i e u c a c h é LA V IS IO N T R A G I Q U E : LE MO NDE 63

Mais loin d ’avoir épuisé avec cette analyse, ne serait-ce que Il suffit, pou r caractériser l’im portance historique de cette
dans ses lianes générales, le problèm e qui nous préoccupé, c est position interm édiaire, de dire que sans Phèdre et sans les P en­
m ain ten an t seulem ent que nous abordons une des difficultés sées, c’est vers elle que nous serions ten tés d ’extrapoler la cohé­
les plus im portantes. Car insérer ce oui et non dans une vision rence de la pensée janséniste x, et q u ’elle s’est exprim ée dans
cohérente signifie le relier à des positions théoriques et p ra ­ des ouvrages littéraires aussi im p o rtan ts que les trois prem ières
tiques qui le fondent,le com plètent et le ju stifien t rigoureusem ent. tragédies de Racine.
qi l serait en e f f e t aussi £eu cohérent de refuser de m aniéré Nous l’analyserons plus longuem ent dans le chapitre V II con­
radicale u n m onde qui offrirait, ne serait-ce que le m oindre sacré à l’étude de la pensée janséniste. Précisons cependant, dès
espoir valable d’y réaliser des valeurs authentiques, que d ace p m ain ten an t, que les deux positions, la cohérence relative (refus
te r u n m onde radicalem ent absurde et am bigu. L « essai unilatéral du m onde et appel à Dieu) et la cohérence rigou­
intram onclain de nos forces ne doit donc être ni totalement reuse (refus in tram o n d ain du m onde et p ari sur l ’existence de
absurde n i entièrement significatif, ou plus exactem ent il m Dieu) ne sont pas deux visions différentes et autonom es. Il
être les deux à la fois, un « essai » reel dans le sens le plus existe entre elles un lien qui confirme non seulem ent l’histoire
p l e i n l u m ot, qui ne p e u t cependant, p a r sa n atu re meme, (Pascal et R acine vien n en t de P ort-R oyal), m ais encore l ’a n a ­
lyse interne. Car il y a à la lim ite de la théologie jansén iste de
^ Cm i l CVrefus "unilatéral enlèverait au la Grâce une notion paradoxale et jam ais explicitée q u ’il suf­
fira de développer p o u r arriver à la position des Pensées et de
a b stra it s fn s 'f o rm e 'n i’ q ta h tc s ^ s lu f e une attitu d e intramon- Phèdre, celle du juste à qui la Grâce a manqué, du j uste en état
daine orientée vers le m onde, dans son r e f u s m e m e |e t cela de pêché mortel.
sans tem pérer en rien le caractère extrem e et absolu de ce Il y a donc u n lien non seulem ent historique m ais aussi idéo­
refus) perm et à la conscience tragique de juger u n m ond logique entre d ’une p a rt, Barcos, Pavillon, Singlin, la Mère A ngé­
d ont elfe connaît parfaitem ent la stru ctu re intim e, de garde lique, etc., et d ’au tre p a rt le Pascal des Pensées et le R acine
toujours présentes les raisons de son refus et de le rendre ams de Phèdre. Il reste cependant qu’entre ces deux paliers d ’équi­
libre et de cohérence de la pensée trag iq u e (et janséniste) il
ngS r e x t r ê m e ' r i g u e u r et l’extrêm e cohérence d ed a cons­ y a aussi une opposition qui s’est exprim ée au moins deux fois
cience tragique telle q u ’elle s’exprim e dans Phedre de Kacme, dans les textes écrits : la prem ière fois p ar la plum e de Gil-
dans les écrits philosophiques de Pascal, de K a n t, e t berte Pascal lorsque l’hagiographie des jansénistes s’est tro u ­
te x te déjà cité de Lukàcs, attitu d e paradoxale et sans doute vée en face du problèm e des dernières années du « gran d
ffifficile à décrire et à rendre com préhensible, m ais qui seule hom m e » qu’é ta it Pascal, de son re to u r à la science, à l’a c ti­
sem ble-t-il, nous p erm e ttra la com préhension des écrits q v ité économique intram ondaine et à la soumission à l’église
terrestre et m ilitante. Gilberte, qui passe sous silence le p ro ­
- Z Z i r Z Z Z “ n t, l ’analyse du blèm e de l’Église, qui m entionne à peine les carrosses à cinq
sols pour illustrer la charité de son frère envers les pauvres de
Blois, invente po u r expliquer le re to u r à l’activité scientifique
en soi, mais aussi pour l’étude de l’œ uvre pascahenne,m entiom une légende do n t la n aïveté n ’est égalée que p ar celle des nom ­
ner une position moins radicale qui représente cePÇn d aÇt n ° breux biographes ultérieurs qui l’o n t reprise et reproduite
seulem ent une étape vers l’extrêm e cohérence, m ais aussi un comme s’il s’agissait d ’un fait certain et dûm ent établi. C’est
palier de cohérence relative possédant une autonom ie prop ^ l’histoire du « m al de dents » auquel Pascal dev rait la décou­
appellerons cette position - V . ’« * «* P "” “ tt T d â verte de la cyloïde et, pour la com pléter (puisque le m al de
nensée de la p lu p a rt des jansénistes radicaux — ,1 a ttitu d e d dents n ’expliquait n i le concours ni la publication), celle de
re/us unilatéral du monde et d e V appel à D ieu. ^ aJ ^ o n d e T d u la « personne aussi considérable p a r sa piété que p ar les
la position extrêm e, celle du refus intramondain du monde et du ém inentes qualités de son esprit et p ar la grandeur de sa n ais­
p a ri sur V existence de Dieu. L a différence entre ces d e u x p o s ^ sance » à laquelle Pascal devait « to u te sorte de déférence et
tions correspond à celle qui séparé Jum e ou dernières p a r respect et p ar reconnaissance » et qui « dans u n dessein 1
ou bien Barcos ou la Mère Angélique du Pascal des? derm e*»
années, celles où il découvrait la surface de l a c y d mde, « 1. C’est d'ailleurs elle, eu grande partie, que Molière a décrite et raillée dans le
l’entreprise des carrosses à cinq sols et écrivait les Misanthrope.
LA V IS IO N T R A G I Q U E : LE MONDE 65
LE DIEU CACHÉ
64
Nous reviendrons dans le septièm e chapitre à la pensée des
qui ne regardait que la gloire de Dieu, tro u v a à propos qu il autres jansénistes 1; pour l’in sta n t, c’est la position extrêm e,
en u sâ t comme défi et qu’ensuite il le f ît im prim er ». celle qui s’est exprim ée dans Phèdre et dans les Pensées que
E t c’est la même différence entre ces deux positions qui nous voulons étudier.
s’exprim e dans u n fragm ent célèbre des Pensées 2 dans lequel Nous avons déjà d it que l’hom m e tragique v it sous le regard
Pascal reproche aux jansénistes de ne pas avoir fait « pro­ perm anent d ’un « Dieu spectateur », que pour lui « le m iracle
fession des deux contraires ». seul est réel », qu’il oppose à l’am biguïté fondam entale du
Ce serait cependant, nous semble-t-il, un contresens insigne m onde son exigence non moins fondam entale de valeurs abso­
que de voir dans le passage de Pascal au cours des dermeres lues et univoques, de clarté et d ’essentialité. Em pêché p a r la
années de sa vie, du refus du m onde au oui et non envers présence divine d ’accepter le m onde et en même tem ps p ar
celui-ci, de l’appel à Dieu au pari sur son existence, de 1 a tti­ l’absence divine de le q u itte r entièrem ent, il reste toujours
tu d e arnaldienne au refus de to u te signature et a la soum is­ dom iné p a r la conscience permanente et fondée de l’incongruité
sion à l’Église m ilitante, un re to u r au m onde et a cette Eglise radicale entre lui et to u t ce qui l’entoure, de l’abîm e in fran ­
et u n abandon du jansénism e. chissable qui le sépare et de la valeur et du donné m anifeste.
Il s’agit en réalité d ’un passage à une position plus radicale Une conscience intram ondaine, m ue uniquem ent p ar l’exi­
et plus rigoureusem ent cohérente. Comme le d it Gerberon, î gence de to talité en face d’un m onde fragm entaire qu’elle refuse
é ta it devenu « plus janséniste que les jansénistes meme » nécessairem ent, d ’un m onde d o n t elle fait p artie et q u ’elle
et, ajouterons-nous, que les plus radicaux d entre eux. Car dépasse en mêm e tem ps, une transcendance immanente et une
ceux-ci, loin de « faire profession des deux contraires », se immanence transcendante, telle est la situ atio n paradoxale, et
contentaient de refuser absolum ent m ais aussi unilatéralem ent exprim able seulem ent p ar des paradoxes, de l’hom m e tragique.
le m onde, de supprim er to u t lien entre l’homme et lui ou C’est pourquoi sa conscience reste a v a n t to u t conscience de
to u t au moins d ’en préconiser la suppression) et d en appeler, deux insuffisances com plém entaires et qui (pour l’historien,
dans cet antagonism e, au trib u n al de Dieu. Mais 1 existence m ais non pour elle-même) se conditionnent et se renforcent
du « Dieu spectateur » restait pour eux une certitude, un point m utuellem ent : insuffisance de l’hom m e, roi esclave, ange et
d’appui fixe et inébranlable; l’élém ent d ’incertitude, de choix bête en même tem ps, et insuffisance d ’un m onde am bigu et
et de « pari » com m ençait seulem ent ensuite, lorsqu il s agis paradoxal, seul dom aine où il p eu t et doit faire l’essai de ses
sait de savoir si Dieu av ait accordé à l’individu la grâce de forces et seul dom aine aussi où il ne doit jam ais en faire l’emploi.
persévérance, si cet individu é ta it un ju ste to u t court, « un « La sagesse du m iracle tragique est une sagesse des lim ites »,
juste à qui la grâce a m anqué », ou bien un ju ste devenu écrit Lukàcs, et Pascal pose le problèm e même de la conscience
réprouvé et tom bé en é ta t de péché m ortel. Or, Pascal tire tragique lorsqu’il dem ande : « Pourquoi m a connaissance est-
les dernières conséquences de la pensée janséniste, en dépla­ elle bornée? m a taille? m a durée à cent ans p lu tô t q u ’à mille?
çant l’incertitude et le « pari », de la persévérance, du salut Quelle raison a eu la n atu re de me la donner telle et de choisir
individuel à l’existence même de Dieu. E n choisissant déli­ ce nom bre p lu tô t q u ’u n autre, dans l’infinité desquels il n ’y *Il
bérém ent la position paradoxale du ju ste sans grâce sancti­
fiante, en renonçant à être ange pour éviter d être b ete,P asca 1. M entionnons cep en d an t dès m a in te n a n t sch ém atiq u em en t les tro is p rin cip au x
« plus janséniste que les jansénistes même » deviendra le créa­ co u ran ts qui se so n t m anifestés d an s le jansénism e d u X V IIe siècle, co u ran ts q u i
te u r de la pensée dialectique et le prem ier philosophe de la tra- com portent bien en ten d u to u tes les tran sitio n s e t to u s les m élanges im aginables,
m ais d o n t la d istin ctio n n ’est p a s m oins essentielle si on v e u t com prendre le p h é­
nom ène social e t intellectu el d u jansénism e.
g Car la présence et l'absence continuelles et perm anentes du Il y a donc :
a ) L e co u ran t non tragique co n stitu é p a r ceux q u ’on p o u rra it appeler les « cen­
D ieu sur l’existence duquel on a parié transform ent e re us tris te s ». Les principau x rep ré sen tan ts so n t d an s u n e certaine m esure Saint-C yran
unilatéral et abstrait des jansénistes radicaux en rejus mtra- e t su rto u t A rnauld e t Nicole. C’est à ce groupe que se ra tta c h e n t le M émorial
de 1654 e t les Provinciales. (U ne étu d e plu s détaillée d ev rait encore distin g u er à
mondain et p ar cela même total et concret du m onde p a r un l ’in térieu r de ce co u ran t les spirituels — le M ém orial, la Mère A gnès, etc. — e t
être tragique et absolu. 23 les intellectuels — A rnauld, N icole e t les Provinciales.)
b) Les Ja n sén istes extrém istes, B arcos, P av illo n , Singlin, la Mère Angélique,
G erberon, etc. L eu r position ten d vers la trag éd ie du refus u n ilatéral et de l’appel
2. « S ' f y T j a r a a îf un"tem ps auquel on doive faire profession des toux à D ieu. C’est à ce groupe q u ’il fa u t ra tta c h e r A ndrom aque, Britannicus et Bérénice.
c’est q u an d on reproche q u ’on en om et u n D onc les Jé su ites e t les Ja n sem ste c) L ’extrêm e cohérence, la tragédie p arad o x ale d u refus intram ondain d u monde
o n t to r t en les célan t; m ais les Jansénistes plus, ca r les Jesm tes en o n t m ieux e t d u p a ri sur Vexistence de D ieu au trib u n a l du q u el on appelle. P o sitio n a tte in te
à n o tre connaissance u n iq u em en t p a r Phèdre e t p a r les Pensées.
profession des deux » (fr. 865). v m n t TT n 115
3. Gerberon : H ist. du jansénism e, A m sterdam , 1700, t. i l , p.
LA V ISION "TRAGIQUE : LE MONDE 67
66 LE D IE U CACHE
sairem ent exigence d'union des contraires. Pour la conscience
a pas plus de raison de choisir l’u n que l’autre, rien ne te n ta n t tragique, valeur authentique est synonyme de totalité et inversement
plus que l’autre x? » tout essai de compromis s'identifie à la déchéance suprême.
C’est pourquoi — nous y reviendrons— , selon Lukàcs, « la C’est pourquoi d ev an t le oui ou le non, elle m éprisera to u ­
vie tragique », cette vie dominée uniquem ent p ar la présence jours le choix et la position interm édiaire, le p eu t-être, pour
divine et p ar le refus du m onde est « la plus exclusivem ent rester sur le plan de la seule valeur q u ’elle reconnaît, celle du
terrestre de toutes les vies 2 ». oui et non, de la synthèse. L ’hom m e n ’est « ni ange ni bête »,
Mais précisém ent ce oui et non, tous deux entiers et absolus, c’est pourquoi sa vraie tâche est de réaliser l’hom m e to ta l qui
envers le m onde (le oui en ta n t q u ’exigence intramondaine de intégrera les deux, l’hom m e qui a u rait une âme et u n corps
réalisation des valeurs, le non en ta n t que refus d ’un m onde im m ortels; qui réu n irait l’in tensité extrêm e de la raison et
essentiellement insuffisant dans lequel les valeurs sont irréali­ de la passion, l’hom m e qui, sur terre, est irréalisable 1.
sables) perm et à la conscience tragique d ’atteindre sur le plan E t là aussi ces deux élém ents p arad o x au x de la conscience
de la connaissance un degré de précision et d ’objectivité ex trê­ tragique (« élém ents » dans la m esure où nous sommes obligés
m em ent avancé et jam ais a tte in t au p a rav a n t. La distance de les séparer artificiellem ent p o u r les besoins de l’analyse),
infranchissable qui sépare du m onde l’être qui y vit exclusive­ le réalisme extrême et l'exigence de valeurs absolues qui, en face
m en t m ais sans y prendre de part libéré sa conscience des illu­ d ’u n m onde am bigu et fragm entaire, devient exigence de la
sions courantes et des entraves habituelles et fait de la p en ­ réunion des contraires, se renforcent m utuellem ent. Car la v é ra ­
sée et de l’a rt tragiques une des formes les plus avancées du cité est elle-même la principale valeur absolue de la conscience
réalisme. tragique et elle im plique la co n statatio n du caractère insuffi­
L ’hom m e tragique n ’a jam ais renonce à l’espoir, m ais cet sa n t et lim ité de to u te possibilité intram ondaine.
espoir il ne le place pas dans le m onde; c’est pourquoi aucune Cette exigence de synthèse, de réunion des contraires qui est
v érité concernant soit la stru ctu re du m onde, soit sa propre l’essence mêm e de la conscience tragique, se tra d u it sur le
existence intram ondaine ne saurait l’effrayer. Ju g ea n t les choses p lan du problèm e philosophique fondam ental des rap p o rts entre
p a r rap p o rt à ses propres exigences et les tro u v a n t toutes les valeurs et le réel, le rationnel et le sensible, le signifiant et
également insuffisantes, il p eut voir sans crainte et sans réserves l’individuel, l’âme et le corps, p ar l’affirm ation que la seule
leur n atu re et leurs lim itations aussi bien que ses propres valeur réelle que p eu t reconnaître cette conscience (aussi bien
lim ites dans l’essai intram ondain de ses forces, que cet essai d ’ailleurs que la pensée dialectique) est précisém ent la réunion
se fasse sur le plan théorique de la connaissance ou sur le plan des contraires, l'essence individuelle, l'individu signifiant. E t là
p ratiq u e de la réalisation. aussi il fau t pousser les contraires, l’essence et la signification
C herchant uniquement le nécessaire, la conscience tragique d ’une p a rt, l’individualité de l’au tre, à leur degré extrêm e,
ne rencontrera dans le m onde que le contingent, reconnaissant unir l’extrêm e signification et la valeur suprêm e avec l’extrêm e
uniquem ent l’absolu, elle ne tro u v era que le relatif, m ais en individualité. K a n t m e ttra au centre de son épistémologie
p re n an t conscience de ces deux lim itations (celle du m onde l ’exigence de « déterm ination intégrale » de l’être individuel,
et la sienne propre) et en les refusant, elle sauvera les valeurs Pascal écrira : « J ’ai versé telles gouttes de sang p o u r to i 2. »12
hum aines et dépassera le m onde et sa propre condition.
Mais que signifie concrètem ent : refuser le m onde? Celui-ci
s’offre à la conscience comme exigence de choix entre plusieurs 1. I l n ’y a p as de contresens plus fo n d am en tal que d ’in te rp ré te r m algré l’a p p a ­
rence de certains tex tes, P ascal dans le sens d u m ilieu en tre les extrêm es, p o sitio n
possibilités contraires, qui s’excluent et dont cependant aucune sceptique q ui est so uv en t celle de M ontaigne m ais q u i est aussi la n ég atio n de
n ’est valable et suffisante. Le refus intramondain du m onde, to u te tragédie e t de to u te d ialectique. D e m êm e, le D ieu d u p a ri (com m e celui du
p o stu la t p ratiq u e de K a n t) n ’est p as u n D ieu d o n t l ’existence est probable m ais
c’est le refus de choisir et de se contenter d ’une quelconque de u n D ieu certain e t nécessaire, seulem ent ce tte nécessité e t cette certitu d e so n t
ces possibilités ou de ces perspectives. C’est le fait d e juger clai­ p ratiq u es e t hum aines, des certitu d es d u cœ u r e t n o n de la raiso n (ou, ce q u i est
rement et sans réticences leur insuffisance et leur lim itation, et la m êm e chose chez K a n t, des certitu d es de la raiso n e t non de l ’en ten d em en t.)
D an s u n article qui, m algré certaines lacunes e t erreurs, a néanm oins le m érite
de leur opposer l’exigence de valeurs réelles et univoques; c est d ’avoir p o u r la prem ière fois v u clairem ent le caractère dialectique des Pensées
le fa it d’opposer à un m onde compose d ’elem ents fragm entaires e t la liaison en tre c e tte dialectique e t le p arad o x e com m e form e d ’expression lit­
téraire, le professeur H ugo F ried rich a trè s bien analysé cette différence en tre la
et qui s’excluent une exigence de to ta lité qui devient neces- n o tio n de m ilieu chez P asc al e t chez M ontaigne. (V oir H ugo F riedrich : Pascals
Paradox. D as Sprachbild einer D enkform . Zeitschrift f u r Romanische Philologie,
L V I B and, 1936.)
1. F r. 208. 2. F r. 553.
2. L . c., p. 345.
68 LE DIEU CACHÉ
LA V ISION T R A G I Q U E : LE MONDE 69
E n p ren an t conscience de ses propres lim ites — de la m ort Ainsi, dépassant le platonism e, la tragédie répond à la condam ­
qui est la plus im portante — et de celles du m onde, to u t se nation dont l’av ait jad is frappée P lato n 1 » et, ajouterons-nous,
dessine pour la conscience tragique avec des contours précis ouvre à nouveau la voie vers une pensée classique et im m a­
et univoques, même son propre caractère paradoxal et 1 am bi­ nente abandonnée p a r celui-ci.
guïté fondam entale du m o n d e x, am biguïté à laquelle elle L ’homme tragiq u e avec son exigence de clarté et d ’absolu
oppose l’exigence d 'extrême individualité et d 'extrême essentialité. se trouve en face d ’un m onde qui est la seule réalité à laquelle
Ne po uvant adm ettre ni la clarté purem ent intellectuelle, ni il p eu t l’opposer, le seul endroit où il pourrait vivre à condi­
la réalité particulière et am biguë, ni les valeurs qui se contentent tion de ne jam ais abandonner cette exigence et l’effort de la
d ’être des idées et des exigences, des « pour soi » vides, ni la réaliser. Mais le m onde ne p eu t jam ais lui suffire, c’est p o u r­
réalité étrangère ou même contraire à la valeur, 1’ « en soi » quoi le regard de Dieu oblige l’homme, ta n t qu’il v it — et ta n t
aveugle, la pensée tragique, et la pensée dialectique, sont des qu’il v it, il v it dans le monde — de ne jam ais y prendre « ni
philosophies de 1’ « en et pour soi », des philosophies de Vin- de p a rt ni de goût ». A bsent et présent au monde dans le sens
carnation 12. _ rigoureusem ent contraire et com plém entaire à celui dans lequel
Mais à l’encontre de la pensée dialectique qui affirme les Dieu est présent et absent à l’hom m e, un seul secteur de clarté,
possibilités réelles, historiques, de réaliser cette incarnation, la si m inime, si périphérique soit-il — de vérité vraie ou de ju s ­
pensée tragique l’élimine du m onde et la place dans 1 eternite. tice ju ste — suffirait pour supprim er le tragique, pour rendre le
Il ne reste sur le plan intram ondain im m édiat que la tension m onde habitable, pour le relier à Dieu. Mais en face de l’homme
extrêm e entre u n m onde radicalem ent insuffisant et un moi s’étend seulem ent « le silence éternel des espaces infinis »;
qui se pose dans une authenticité absolue, « avec une force qui aucune affirm ation claire, univoque concernant un secteur, quel
élimine et d étru it to u t, mais cette auto-affirm ation extrêm e qu’il soit, du m onde, n ’est valable, il fa u t toujours lui ajouter
— arrivée au som m et de son authenticité — donne a toutes l’affirm ation contraire, oui et non, le paradoxe est la seule
les choses q u ’elle rencontre une durete d’acier et une existence m anière d ’exprim er des choses valables. Or, le paradoxe est
autonom e, et se dépasse elle-même; cette dernière tension du pour la conscience tragique un sujet p erm anent de scandale et
moi dépasse to u t ce qui est sim plem ent particulier. Sa force a d’étonnem ent. L ’accepter, accepter sa propre faiblesse, l’am bi­
consacré les choses en les élevant au niveau de la destinée, guïté e t la confusion du m onde, le sens et le non-sens pour
m ais sa grande lu tte avec cette destinée q u ’elle a forge elle- parler comme certains philosophes contem porains, c’est renon­
même l’élève au-dessus de sa propre personne, en fait un sym ­ cer à donner u n sens à la vie, abandonner le sens même de
bole de la relation dernière entre l’hom m e et son destin 3 ». l’existence hum aine et de l’hum anité. L ’homme est un être
« P our la tragédie, la m ort — cette lim ite en soi est une contradictoire, union de force et de faiblesse, de grandeur et
réalité toujours im m anente indissolublem ent liée à to u t ce de misère, l’hom m e et le m onde dans lequel il v it sont faits
q u ’elle v it » .e t c’est pourquoi « la conscience tragique est une d’oppositions radicales, de forces antagonistes qui s’opposent
réalisation de l’essence concrète. Assurée et pleine de certi­ sans pouvoir s’exclure ou s’unir, d ’élém ents com plém entaires
tu d e, la conscience tragique résout le problèm e le plus difficile qui ne form ent jam ais un to u t. L a grandeur de l’homme tr a ­
du platonism e : la question de savoir si les choses individuelles gique c’est de les voir et de les connaître dans leur vérité la
p eu v en t avoir elles aussi leurs propres idées, leurs propres plus rigoureuse et de ne jam ais les accepter. Car les accepter,
essences. E t sa réponse renverse la question, seul l’individuel, ce serait précisém ent supprim er le paradoxe, renoncer à la
l’individu poussé à ses dernières limites et possibilités est grandeur et se co n ten ter de la misère. H eureusem ent, l’homme
conforme à l’idée et réellem ent existant. reste ju sq u ’à la fin paradoxal et contradictoire, « l’homme
« L’universel sans forme et couleur est trop faible dans sa passe infinim ent l’hom m e » et à l’am biguïté radicale e t irré­
généralité, tro p vide dans son u n ité pour pouvoir devenir réel, médiable du m onde, il oppose son exigence non moins radicale
Il est tro p é ta n t pour pouvoir posséder l ’être réel, son iden­
et irrém édiable de clarté.
tité est une tautologie; l’idée ne correspond qu’à elle-même. A vant de passer à l’analyse, déjà entam ée d ’ailleurs, de
l’homme tragique, nous voudrions nous p erm ettre encore une
1. L à aussi nous som m es d e v a n t u n p arad o x e : l ’am biguïté du, m onde est claire seule réflexion. L ’am biguïté du m onde, le « sens et non-sens »,
e t un iv o q u e p o u r la conscience tragique. . ,. l’im possibihté d ’y tro u v er une ligne de conduite valable, claire
2. Le m o t n ’a évidem m ent ici aucun sens religieux. Il s ag it de 1 in carn atio n
des v aleu rs e t des significations dans le m onde réel.
3. L ukàcs, L . c., p. 344.
1. L ukàcs , I. c., p . 347-348.
l e d i e u c a c h é
70
et univoque, est devenue de nos jours à nouveau un des thèm es
principaux de la pensée philosophique; il suffit de m entionner
en France les noms de J.-P . S artre et de M erleau-Ponty. Il
n ’est pas non plus difficile, su rto u t en lisant leurs œ uvres
m ineures, de voir les conditions historiques et sociales qui es
o n t amenés à leurs conclusions. C’est qu’une fois de plus les
forces sociales qui on t perm is au xix* siècle de surm onter la CHA PITRE IV
tragédie dans la pensée dialectique et révolutionnaire, sont arri­
vées, p ar une évolution que nous ne pouvons pas analyser ici,
à subordonner l’hum ain, les valeurs à l’efficacité, une fois de plus, LA V ISIO N TRA G IQ U E ; L’HOMME
les penseurs les plus honnêtes sont amenés à constater la ru p ­
tu re qui effrayait déjà Pascal entre la force et la justice, entre
l’espoir et la condition hum aine K Que si nous espérons, c’est contre
C’est d ’ailleurs cette situation qui a suscite, non seulem ent l’espérance.
la conscience aiguë de l’am biguïté du m onde et du caractère Nicolas P a v i l l o n , évêque d’Alet :
in au th entique de la vie quotidienne, m ais aussi 1 in tere t renou­ Lettre à Antoine Arnauld,
velé pour les penseurs et les écrivains tragiques du passe. août 1664.
Seulem ent, et c’est ce que nous voudrions souligner en te r­
m in an t ce chapitre, m algré l’in térê t renaissant pour la tragédie,
p o u r le déchirem ent et l’angoisse pascalienne, aucun des p en ­
seurs existentialistes ne se situe sur une ligne qui p o u rrait le Nous avons déjà, dans les précédents chapitres, entam é
relier à Pascal, à Hegel, à Marx, ou à une trad itio n classique l’étude de l’hom m e tragique, et nous la poursuivrons to u t au
dans le sens vaste ou étro it du m ot. Car c est précisém ent le long du présent ouvrage.
fa it de ne pas accepter l'am biguïté, de m aintenir m aigre et Il est en effet impossible de séparer entièrem ent les trois
contre to u t l’exigence de raison et de clarté, de valeurs hum aines élém ents que nous avons dégagés dans la vision trag iq u e —
nui doivent être réalisées, qui constitue 1 essence et de la t r a ­ Dieu, le m onde et l’hom m e — puisque chacun n ’existe et ne
gédie en particulier et de l’esprit classique en general. p eut se définir que p ar ra p p o rt aux deux autres, qui n ’existent
ë « Sens et non-sens », nous d it M erleau-Ponty, « sens et non- et ne se définissent à leur to u r que p ar ra p p o rt à lui.
sens », nous disait Pascal, et après lui tous les penseurs dia­ Le m onde n ’est pas, en soi et pour to u te conscience, am bigu
lectiques, m ais « sens et non-sens » d ’u n m onde et d une condi­ et contradictoire. Il le devient pour la conscience de l ’hom m e
tio n hum aine qu’il fa u t non pas accepter m ais dépasser pour qui v it uniquement pour la réalisation de valeurs rigoureusement
être hom m e. E n tre ces deux positions, la différence est consi­ irréalisables; encore faut-il pousser à l’extrêm e lim ite les deux
dérable, e t nous ne voyons aucun m oyen de les rapprocher. éléments du paradoxe, car vivre p o u r des valeurs irréalisables
en se co n ten tan t de les désirer, de les rechercher en pensée
et dans le rêve, m ène, au contraire même de la tragédie, au
i r „ M,- écrites en 1952. D epuis, la situ a tio n historique a y a n t évo- rom antism e i1, et inversem ent, consacrer sa vie à la réalisation
lu é.M M . S artre e t M erleau-P onty o n t eux aussi m odifié - en sens con traire d ail­ progressive de valeurs réalisables et com portant des degrés,
leu rs — leurs positions idéologiques. mène à des positions intram ondaines athées (rationalism e, em pi­
risme), religieuses (thomisme) ou révolutionnaires (m atéria­
lisme dialectique), m ais en to u t cas étrangères à la tragédie.
De même, Dieu n ’est pas « absent et présent » p o u r n ’im ­
porte quelle vision. Son caractère p aradoxal n ’est valable que
pour un homme ay a n t à u n degré suprêm e conscience aussi
bien de l’exigence de valeurs absolues que de l’indifférence du
monde réel p ar ra p p o rt à celles-ci.

1. U ne tragédie ro m an tiq u e esth étiq u e m e n t valable serait inconcevable.


LA VISION T R A G IQ U E : L ’HOMME 73
l e d i e u c a c h é
72
Si la spiritualité précède souvent l ’expérience m ystique, si
Enfin, si dans la tragédie du refus il n ’y a plus rien de
elle est un des chemins qui y m ènent, il n ’y a q u ’une seule voie
com m un entre D ie , et le monde *, les deux ne font pas mom
pour accéder à l’univers tragique : la conversion, la com préhen­
m rtie grâce à l’hom m e et à sa m édiation (et, dans le cas de
sion instantanée ou plus exactem ent intemporelle des vraies
Pascal, 8grâce à la m édiation exem plaire de l’Homme-Dieu)
valeurs divines et hum aines, et de la van ité, de l’insuflisance
d ’un même ensemble, d’un même univers. Car 1 hom m e, qui
du m onde et de l ’hom m e; événem ent difficile à décrire, mais
est u n être paradoxal, « passe infinim ent 1 homme » et reun
fondam ental et indispensable lorsqu’il s’agit d ’étudier soit les
en lui les contraires, l’ange et la bête, la grandeur et la rn sère
personnages tragiques de Racine — Bérénice ou Phèdre — soit
l’im pératif catégorique et le mal radical; il a une double n atu re
la vie réelle des religieuses et des solitaires de P ort-R oyal.
divine et m ondaine, noum énale et phénom énale en meme tem ps,
Son caractère le plus im p o rtan t est le fait q u ’elle se place
e t c’est p ar rap p o rt à cette double n atu re que le m onde appa-
en dehors du temps et de toute préparation psychique et tempo­
fa ît Tui-mêmePcontradictoire et paradoxal, que 'absence de
relle x, elle est l’effet du choix intelligible ou de la grâce divine,
D ieu au m onde et au caractère intram ondain a la misere de
m ais en to u t cas entièrem ent étrangère au caractère em pirique
l’homme, devient présence perm anente et totale a sa grandeur,
et à la volonté de l’individu. Il suffit de lire les lettres de la
à son exigence de signification, de justice et de veri e. Mère Angélique pour com prendre que pour elle la conversion
R etenons donc pour commencer ce chapitre dans lequel nous
n ’est pas un in sta n t localisé dans le tem ps; aux dates les plus
nous proposons de dégager certains élém ents de la conscience
différentes nous la voyons dem ander à ses divers correspon­
tragique qui en sont comme le fondem ent, le centre, perm et­
dants de « prier pour sa conversion 2 », qui ap p araît ainsi
ta n t de la saisir en ta n t que réalité hum aine coherente, ces
comme un événem ent q u ’on a sans doute vécu, m ais qu’on
deux tra its caractéristiques : Vexigence absolue et exclusive de
doit néanm oins toujours chercher, toujours dem ander à Dieu,
réalisation de valeurs irréalisables et son corollaire e « ‘° ^ ou puisqu’il p eu t toujours être remis en question p ar lui et perdu
rien », l'absence de degrés et de nuances, l absence totale de rela-
p ar l’homme.
tivitc . i• Il n ’empêche que la « conversion » est aussi un in sta n t précis
Absence de degrés p ar laquelle la conscience tragique se dis­
et localisé, une coupure dans la vie de l’individu. Mais, même
tingue de to u te spiritualité et de to u t m ysticism e et s oppose
vue sous cet angle, elle n ’est ni l’effet d ’une décision ni la
radicalem ent à ces deux formes de conscience religieuse. Car
simple conséquence de la rencontre avec certains êtres ou évé­
si nous laissons de côté la m ystique panthéiste dont 1 opposi­
nem ents du m onde am biant. Ceux-ci ne peuvent en être que
tio n à to u te pensée tragique est évidente, rien n est en effet
l’occasion apparem m ent minim e et sans proportion avec ce
plus im p o rtan t pour la spiritualité et la m ystique theocentnque
qui se déclare.
que le détachem ent progressif du m onde, 1 itinéraire de 1 ame
« L a prem ière chose que Dieu inspire à l’âme qu’il daigne
vers Dieu jusqu’à l’in stan t du changem ent q u alitatif qui tra n -
toucher véritablem ent est une connaissance et une vue to u t
forme l’expérience de spiritualité en expérience m ystique, au
extraordinaire p ar laquelle l’âm e considère les choses et elle-
ravissem ent et à la suppression de to u te conscience concep­
tuelle p ar l’extase et la présence divine 12.
P our la conscience tragique, ce sont là des choses inexistantes
1. N ous nous trouv o n s ici d ev a n t l ’aspect de la conscience trag iq u e le plu s
et inconcevables. Si grand que soit en effet le détachem ent d un complexe e t le plus lo urd de m alentendus. Il v a de soi que p o u r nous e t p o u r to u t
homme pour le m onde, la distance qui le séparé encore de Dieu historien, psychologue ou sociologue, la conversion trag iq u e est l’ab o utissem ent
d ’un processus psychique e t temporel en dehors duquel elle serait incom préhensible.
et de la conscience authentique reste rigoureusem ent la meme, M ais son contenu est précisément la négation de ce processus. T o u t ce qui est psychique
à savoir une distance infinie ju sq u ’à l’in sta n t ou, brusquem ent e t tem porel se place dans lè monde e t com m e tel n ’existe plus p o u r la conscience
et sans transition, sa conscience rigoureusem ent inauthentique tragique qui, devenue atem porelle, v it d an s l’in sta n t e t dans l’éternité.
U n psychologue avec lequel nous parlions de Bérénice e t de P h èd re nous a fo r­
deviendra essentielle, où l’homme q u itte ra le m onde, ou, encore m ulé u n jo u r u n e objection que nous reproduisons ici précisém ent parce q u ’elle
mieux, cessera d’y « prendre de p a rt et de goût » pour entrer illustre le m alentendu le plus dangereux et qu'il fa u t éviter à tout p rix . « R acine,
disait-il, a élim iné to u te p rép aratio n psychique des deux « conversions » parce
dans l’univers de la tragédie. qu’elle é ta it inutile dans l’économie des d eu x pièces, m ais c’est au critique de
l’ajo u ter e t de rétab lir la psychologie des personnages. » Or, ce serait précisém ent
m odifier leur psychologie, ou plus ex actem en t leur en a ttrib u e r u n e, e t p a r cela
même supprim er leu r caractère tragique.
2 E t 'cela parler " l'ilia séparation si souvent décrite p a r les psychologues 2. V oir p a r exem ple les le ttre s d u 3 ju in , 14 a o û t, 17 a o û t e t 9 novem bre 1637,

S r il
e t to u t ce qui existe est également essentiel.
» &iSBSSZ 15 novem bre 1639, avril 1641, 1644 (à A n t. A rn au ld ), 16 m ars e t 14 m ai 1649,
24 septem bre 1652, etc...
74 LE DIEU CACHÉ LA VISION T R A G I Q U E : L ’HOMME 75
même d ’une façon to u te nouvelle. » Ce sont les prem iers m ots nous ne savons presque n y ce que nous devons choisir n y ce
de YÉcrit sur la conversion du pécheur et Lukàcs précise : « Cet que nous devons dem ander à Dieu, n y com m ent nous le devons
in sta n t est un com m encem ent et une fin. Il donne à 1 homme dem ander. Mais l’affliction que Dieu nous envoie dans sa m isé­
une nouvelle m ém oire, une éthique nouvelle et une nouvelle ricorde est comme une épée à deux tran ch an ts qui entre et
ju stic e» . « Trop étrangers l’un à l’au tre même pour être enne­ qui pénètre jusques dans les replis de l ’âme et de l’esprit, et
mis, ils se tro u v en t face à face, le dévoilant et le dévoilé, l’oc­ qui discerne en sorte les pensées qui sont hum aines des m ou­
casion et la révélation. Car étranger est à l’occasion ce qui se vem ents de l’esprit de Dieu, q u ’il ne p eu t plus se cacher à
révèle à sa rencontre, plus élevé et v en an t d ’un au tre monde. soy même, et nous commençons à le connaître si bien q u ’il ne
E t l’âme qui s’est trouvée elle-même m esure avec des yeux sçaurait plus nous trom per.
étrangers son existence antérieure. Elle lui ap p araît incom ­ « C’est alors que sans avoir besoin d ’autre m éthode nous
préhensible, non essentielle et inauthentique. Elle a pu to u t voyons tous nos m aux et que nous gémissons sérieusem ent
au plus rêver d ’avoir jam ais été autre — car son existence devant Dieu; que nous com prenons que ses châtim ents, quelques
actuelle est l’existence — et seul le hasard pourchassait jadis rudes qu’ils soient, nous sont nécessaires; que nous reconnaissons
les rêves et les sons accidentels d ’une cloche lointaine appor­ combien nous avons besoin de son secours et que c’est luy qui
ta ie n t les réveils le m atin. » M aintenant, « l’âme dénudée mène nous sauve. C’est en cet estât que nous avons moins de peine
un dialogue solitaire avec la destinee nue. Les deux sont entiè­ de nous détacher des créatures dont nous comprenons le n éan t,
rem ent dépouillées de to u t ce qui n est pas essentiel; toutes et que ne tro u v a n t p o in t de repos dans le m onde nous sommes
les m ultiples relations de la vie quotidienne sont éliminées,... obligés d ’en chercher en Jésus-C hrist : Inquietum est cor nos-
to u t ce qu’il y av ait d ’incertain, de nuancé entre les hommes trum donec requiescat in T e 1 » écrit un janséniste anonym e,
e t les choses a disparu pour ne laisser subsister que l’air p u r et ce passage caractérise aussi bien l’essentiel de la conver­
et tran sp a ren t qui ne cache plus rien, des dernières questions sion janséniste (passage de l’obscurité to tale à la clarté abso­
et des dernières réponses 1 ». lue) que ce qui la sépare du dernier Pascal (le requiescat in Te).
A trav ers le langage, un peu tro p im agé peut-être, du jeune Car si l’exigence absolue de vérité est la prem ière caracté­
hom m e de vingt-cinq ans qui écrivait ces lignes, l’idée essen­ ristique de l’hom m e tragique, elle en traîne une conséquence
tielle se dégage néanm oins : Conversion de l’existence m ondaine que seul Pascal parm i les jansénistes du X V IIe siècle est parvenu
à la tragédie, à l’univers du D ieu cache ——absent et présent à dégager. La certitude est en effet un concept d ’ordre prim or-
__ et, — expression naturelle de ce changem ent, — incom ­ dialem ent théorique. Il y a sans doute des certitudes d ’un au tre
préhensibilité de la vie antérieure, renversem ent com plet des ordre; plus encore, toute certitude purem ent théorique risque
valeurs; ce qui é ta it grand devient p etit, ce qui paraissait p etit d ’être illusoire, le raisonnem ent, de recéler des failles non-
et insignifiant devient essentiel 12. « L’hom m e ne sau rait plus conscientes pour le penseur qui ne se révéleront q u ’à la lum ière
poser les pieds sur les chemins q u ’il suivait au p arav an t, ses de l’expérience et de l’action.
yeux ne sauraient plus y déceler aucune direction. Mais avec Il n ’en reste pas m oins vrai q u ’aucune conviction — si puis­
une légèreté d ’oiseau et sans aucune difficulté, il escalade sante soit-elle — ne pourra jam ais ab o u tir à une certitude to tale
m ain ten an t les som m ets inaccessibles, d ’un pas d u r et assuré et rigoureuse ta n t q u ’elle procédera uniquem ent de raisons
il franchit des m arais sans fond 3. » pratiques ou affectives et n ’aura pas trouvé un fondem ent
Cet in stan t, Lukàcs l’appelle le m iracle; son caractère essen­ théorique 2. Placé entre un m onde m uet et un Dieu caché qui
tiel est de transform er l’am biguïté fondam entale de la vie dans ne parle jam ais, l’hom m e tragique n ’a cependant aucun titre
le m onde en conscience univoque et en exigence rigoureuse théorique rigoureux et suffisamment fondé pour affirmer l’exis­
de clarté. « Il y a dans notre cœ ur un abîm e si profond qu’il tence divine. La raison qui pour Pascal, comme l’entendem ent
est presque impossible de le pénétrer. Nous ne discernons pas pour K a n t, est la faculté de penser ne p eu t affirmer ni l’exis­
aisém ent la lum ière des ténèbres, ny le bien du mal. Les vices tence ni la non existence de Dieu. C’est pourquoi, poussée à
et les v ertus sont quelquefois si sem blables en apparence que l’extrêm e conséquence, la pensée janséniste mène non pas au

1. G. von L ukàcs, l. c., p. 333-338. 1. Défense de la f o i des religieuses de P ort-Royal et de leurs directeurs sur tous les
2. V oir les dernières lignes déjà citées d u M ystère de Jésus e t le passage corres­ fa its alléguez p a r M . Chamillard dans les deux libelles, etc..., 1667, p. 59.
p o n d a n t de L ukàcs que nous avons égalem ent cité dans le second chapitre. 2. C’est le problèm e d u Fides quaerens intellectum depuis le Prosologion de sain t
3. L ukàcs , I. c., p. 338. A rapprocher du fragm ent 306 de P ascal qui exprim e Anselme ju sq u ’au x Thèses sur Feuerbach de K arl M arx. N ous y reviendrons au
la m êm e idée. chapitre consacré à l’épistémologie de Pascal.
76 LE D IE U CACHÉ LA V ISION T RA G IQ U E : L ’HOMME 77
requiescat in Te mais à la formule du Mystère de Jésus : « Jésus logue ne s’adresse pas à soi mais à Dieu, le « dialogue solitaire »,
sera en agonie ju sq u ’à la fin du m onde; Il ne fa u t pas dorm ir selon une expression de Lukàcs.
p e n d a n t ce tem ps là. » On s’est souvent dem andé pour qui o n t été écrites les Pensées.
Mais si elle n ’est pas une certitude théorique, l’existence Com prenant m al q u ’un chrétien soutienne avec le « pari »
de Dieu n ’en est pas moins concrète et réelle; certaine si l’on une position qui leur p araissait inacceptable pour les autres
v eu t, mais d’une certitude d ’un autre ordre, celui de la volonté chrétiens — et même pour les autres jansénistes — la p lu p art
et de la valeur, « p ratiq u e » dira K a n t; plus rigoureux, Pascal des interprètes ont admis que l’ouvrage projeté s’adressait aux
emploiera un m ot qui désigne la synthèse et le dépassem ent du libertins. Nous essayerons de m o n trer le caractère erroné de
théorique et du p ratiq u e : « certitude du cœ ur ». Or, les certi­ cette hypothèse (visible d’ailleurs au prem ier abord, puisque
tudes pratiques ou théorico-pratiques ne sont pas des dém ons­ le libertin refusera sim plem ent de parier); mais les interprètes
tratio n s, des preuves, mais des postulats et des paris. Les deux n ’ont pas moins raison lorsqu’ils pensent que les Pensées ne
m ots désignent la même idée et Lukàcs la reprend en d ’autres peuvent pas non plus être écrites pour le croyant — qui n ’a pas
term es lorsqu’il écrit : « La foi affirme ce rap p o rt (entre la besoin de parier — et il semble peu probable que Pascal les
réalité em pirique et l’essence, entre le fait et le miracle) ait écrites pour lui-même. L a véritable solution nous p araît
et fait de sa possibilité à jam ais im prouvable le fondem ent to u t autre; ay a n t reconnu l’im possibilité de to u t dialogue avec
apriorique de to u te l’existence 1. » le monde, Pascal s’adresse au seul au d iteu r qui lui reste, l’au­
Nous consacrerons au pari un des chapitres de la troisièm e diteur m uet et caché qui n ’adm et aucune réserve, aucun m en­
p artie mais dès m ain ten an t on com prend m ieux pourquoi Dieu, songe, aucune prudence et qui p o u rta n t ne répond jam ais.
d ont on a fait « le fondem ent apriorique de to u te l’existence », Les Pensées sont un exemple suprêm e de ces « dialogues soli-
est éternellem ent présent, m ais aussi éternellem ent absent taires » avec le Dieu caché des jansénistes et de la tragédie,
puisque la clarté fondam entale de la conscience tragique ne lui dialogues où to u t com pte, où chaque m ot pèse a u ta n t que les
perm et jam ais d’oublier qu’en Dieu présence et absence sont autres, où l’exégète ne saurait rien laisser de côté sous prétex te
indissolublem ent liées; que son absence, le caractère paradoxal d ’exagération ou d ’outrance de langage, dialogues où to u t est
du monde, n ’existe que pour une conscience qui ne p eu t jam ais essentiel, parce que l’homme parle au seul être qui p o u rrait
l’accepter parce qu’elle se définit p ar son exigence perm anente l’entendre m ais dont il ne saura jam ais s’il l’entend réellem ent.
d ’univocité, p ar la présence continuelle du regard divin, m ais Sans doute les paroles de ce « dialogue sohtaire » s’adressent
d ’autre p a rt, cette présence du regard divin n ’est qu’un « pari », elles aussi aux hommes, m ais alors il ne s’agit plus ni de croyants
une « possibilité à jam ais im prouvable ». C’est pourquoi cette ni de libertins, ou plus exactem ent il s’agit des uns et des autres
conscience sera dominée sim ultaném ent p ar la crainte et p ar virtuellem ent, et ni des uns ni des autres réellem ent. Le penseur
l’espoir, sera trem blem ent continuel et confiance perpétuelle, tragique s’adresse à tous les hommes dans la m esure où ils
c’est pourquoi elle v ivra dans une tension ininterrom pue sans pourraient l ’entendre, où ils sauraient devenir essentiels, dans
connaître et sans adm ettre un in sta n t de repos. la m esure où é ta n t v raim ent hommes ils « passeraient l’hom m e »
Mais l’exigence absolue de certitude théorique et pratique pour chercher sincèrem ent Dieu.
im plique aussi une seconde conséquence : la solitude de l’homme Mais si dans le m onde il y av ait un seul être hum ain qui
entre le m onde aveugle et le Dieu caché et m uet. Car entre p û t entendre les paroles de l’homme tragique et leur faire
l ’homme tragique qui n ’adm et que l’univoque et l’absolu et écho, il y au rait alors dans le monde une com m unauté possible,
le monde am bigu et contradictoire, aucune relation, aucun quelque chose de valable et de vrai, la tragédie serait dépassée,
dialogue n ’est jam ais et nulle p a rt possible. le « dialogue sohtaire » deviendrait un dialogue r é e l1. D evant
L ’authentique et l’inauthentique, le clair et l’am bigu, sont l’homme tragique il n ’y a cependant que « le silence éternel
deux langages qui non seulem ent ne se com prennent pas mais des espaces infinis » et c’est en p re n an t conscience de cette
ne peuvent même pas s’entendre. Le seul être à qui s’adresse
la pensée et la parole de l’homme tragique, c’est Dieu. Mais 1. Sans d oute y a-t-il plu s d ’une seule conscience trag iq u e dans la réalité e t
un Dieu, nous le savons, absent et m uet, qui ne répond jam ais. parfois dans un e seule e t m êm e tragédie — T itu s e t Bérénice p a r exem ple. Mais
ils ne form ent p as une com m unauté. Bérénice en tre dans l ’univers trag iq u e à
C’est pourquoi l’hom m e tragique n ’a q u ’une seule forme d ’ex­ l ’in sta n t m êm e où elle q u itte le m onde e t se sépare de T itus. Les solitaires — en
pression : le monologue, ou plus exactem ent — puisque ce mono- principe to u t au m oins — réd u isen t au m inim um leurs co n tacts m utuels. k Il
a des frères d an s la po u rsu ite des m êm es étoiles, écrit une fois L ukàcs, m ais n on
pas des com pagnons e t des cam arades. » (G. L ukàcs : D ie Théorie des R om ons.
I . G. von L ukàcs, l. c., p. 335. B erlin, T. C assirer, 1928, p. 29.)
l e d i e u c a c h é
78
Dieu, va-et-vient qui est à la fois u n m ouvem ent p erp étu el et
situ atio n qu’il se sent brusquem ent dépasser sa solitude, qu’il une im m obilité absolue.
se sent près de celui qui de façon exem plaire et surhum aine Nous connaissons déjà le d éb u t de l'Écrit; « la connaissance
a rem pli la fonction de la conscience tragique, de m édiateur et la vue to u t extraordinaire » que Dieu « inspire à l’âm e »
entre le m onde et les valeurs suprêm es, entre le monde et Dieu. et qui fait q u ’elle « considère les choses et elle-même d ’une façon
Nous l’avons déjà d it et nous le dirons encore : les Pensees to u te nouvelle » et la sépare du m onde lui a p p o rta n t « un
sont et affirm ent la fin de toute théologie spéculative, il n y a plus trouble qui trav erse le repos q u ’elle tro u v a it dans les choses
et ne p eut plus y avoir pour P ascal aucune preuve théorique qui faisaient ses délices... U n scrupule continuel la com bat
valable de l’existence de Dieu. Mais, précisém ent, en p ren an t dans cette jouissance, et cette vue intérieure ne lui fa it plus
conscience du caractère im placable de cette situation, du silence trouver cette douceur accoutum ée parm i les choses où elle
absolu des espaces et du m onde, de sa propre exigence irrém is­ s’abandonnait avec une pleine effusion de cœ ur ».
sible de justice et de vérité, du fait que 1 hom m e passe 1 homme P o u rtan t, la séparation d ’avec le m onde est loin d ’ap p o rter
et aussi de sa propre solitude et de sa propre souffrance, Pascal à l’âme le repos, en effet celle-ci n ’a pas tro u v é une au tre
obtien t la seule certitude qui le m ène non pas a la religion en présence, une au tre délectation p o u v an t rem placer celle qui
général (cela c’est la fonction du pari) m ais a la religion chré­ faisait jadis son bonheur. C’est pourquoi « elle tro u v e encore
tienne en particulier. Car en se com prenant soi-meme avec plus d ’am ertum e dans les exercices de piété que dans les vanités
ses propres lim ites, il se sent près, non pas de la divinité de du m onde ». Car « d ’une p a rt la présence des objets visibles
Jésus, m ais de son hum anité, de sa souffrance et de son sacn- la touche plus que l’espérance des invisibles, et de l ’au tre la
solidité des invisibles la touche plus que la van ité des visibles.
fi<Les pages qui précèdent ont — nous l’espérons — perm is de E t ainsi la présence des uns et la solidité des autres d isp u ten t
dégager les élém ents fondam entaux de la conscience tragique son affection, et la v an ité des uns et l’absence des autres exci­
et d’éclairer leur cohérence et leur connexion interne : Le ten t son aversion; de sorte q u ’il n aît dans elle un désordre et
caractère paradoxal du m onde, la conversion de 1 homme a une confusion 1 »...
une existence essentielle, l’exigence de vente absolue, le refus Ici le m anuscrit est interrom pu. Il s’agit peut-être — p ro ­
de to u te am biguïté et de to u t compromis l exigence de synthèse bablem ent mêm e — d ’un simple accident. C onstatons n éa n ­
des contraires, la conscience des limites de 1 homme et du m onde, moins que cette in terru p tio n se présente comme p articulière­
la solitude, l’abîme infranchissable qui séparé 1 homme tragique m ent bien venue. Il n ’y a en effet — nous l’avons déjà d it —
et du m onde et de Dieu, le p a n sur un Dieu dont 1 existence ni passages ni degrés pour la conscience tragique. Or, le
meme est im prouvable, et la vie exclusive pour ce D ieu toujours
m anuscrit interrom pu su r les m ots « désordre » et « confusion »
présent et toujours absent, enfin, conséquences de cette situa­
reprend — dans l’é ta t actuel du te x te — sans tran sitio n
tio n et de cette a ttitu d e : le prim at du moral sur le théorique et le langage de l’âme p arfaitem en t consciente de la lim ite u n i­
sur l’efficace, l’abandon de to u t espoir de victoire m aterielle verselle qui constitue la tragédie : de la m ort.
ou to u t sim plem ent d ’avenir, la sauvegarde cependant de la
« Les héros voués à la m o rt de la tragédie, écrit Lukàcs,
victoire spirituelle et m orale, la sauvegarde de 1 eternite. sont m orts depuis longtem ps a v a n t de m ourir 12 » et à un au tre
Ou’on nous perm ette de continuer ce chapitre, et de term iner
endroit, il ajoute, p o u r exprim er l’intem poralité de l’univers
ainsi cette prem ière partie, p ar l’analyse de deux tex tes qui ne
tragique : « Le présent devient secondaire et irréel, le passé
sont pas moins im portants pour la com préhension de 1 œ uvre
m enaçant et plein de dangers, l ’avenir déjà connu et depuis
pascalienne que pour celle de la conscience tragique en general :
longtem ps inconsciem m ent vécu 3. » L ’âme « considère les
VÉcrit sur la conversion du pêcheur et le Mystère de Jésus.
choses périssables comme périssantes et même déjà péries »,
Le prem ier se situe entre les deux points d équilibré de la
écrit le tex te sur la conversion, « et, dans la vue certaine de
conscience tragique décrits au précédent chapitre; sans arriver
l’anéantissem ent de to u t ce q u ’elle aime, elle s’effraye dans
au refus intram ondain du monde et au p a n sur Dieu, il dépassé cette considération...
cependant — moins p ar son contenu explicite que p ar la stru c­
tu re de sa dém arche — le simple refus unilatéral du m onde et 1. A u niveau de cohérence où se situe l ’écrit, cette im possibilité de choisir en tre
l’appel à Dieu. Placée entre l’insuffisance du m onde et le Dieu e t le m onde a p p a ra ît encore com m e « désordre » e t « confusion », l’a u te u r
n ’est pas arrivé à l’a ttitu d e un iv o q u e e t claire d u refus in tra m o n d a in d u m onde
silence ou to u t au moins la distance de la divinité, l ame n ac­ e t du paradoxe généralisé.
q uiert en effet la conscience des lim ites du monde et des siennes 2. L, c., p. 342.
3. L . c., p. 340.
propres que p a r u n va-et-vient perm anent entre le m onde et
80 LE DIEU CACHÉ LA V I S I O N TRAGIQUE : L HOMME 81

« De là vient qu’elle commence à considérer comme un néant Ici se term ine la prem ière p artie de l’écrit consacrée aux ra p ­
to u t ce qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son p o rts de l’âme avec le m onde; la seconde au ra tra it aux rapports
esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennem is; les biens, de l’âme avec Dieu.
la p au v reté; la disgrâce, la prospérité; l’honneur, l’ignom inie; Consciente enfin de sa propre essence, v iv an t uniquem ent
l’estim e, le m épris; l’autorité, l’indigence; la santé, la m aladie, p a r la recherche du souverain bien, l’âme sait que les choses
et la vie mêm e. » et les êtres du m onde « n ’au ro n t pas de quoi la satisfaire to u ­
Cette clarté la ram ène cependant au m onde et à la confusion. jours », aussi « elle le cherche... ailleurs, et connaissant p ar
« Elle commence à s’étonner de l’aveuglem ent où elle a vécu une lum ière to u te pure q u ’il n ’est p o in t dans les choses qui sont
et quand elle considère... le grand nom bre de personnes qui en elle, ni hors d ’elle, ni d ev an t elle, (rien donc en elle n i à ses
v ivent de la sorte... elle entre dans une sainte confusion et côtés), elle commence à le chercher au-dessus d ’elle.
dans un étonnem ent qui lui porte un trouble bien salutaire. » Cette élévation est si ém inente et si tran scen d an te, q u ’elle
Passée ainsi du désordre et de la confusion où la m e tta it sa ne s’arrête pas au ciel, il n ’a pas de quoi la satisfaire; ni au-dessus
situation entre un m onde vain et présent et un Dieu solide et du ciel, ni aux anges, n i aux êtres les plus parfaits. Elle traverse
absent, à la com préhension claire du n éan t de to u te chose toutes les créatures, et ne p eu t arrêter son cœ ur q u ’elle n e se
périssable — qui pour elle est déjà périe — et retom bée a soit rendue ju sq u ’au trô n e de Dieu, dans lequel elle commence
nouveau dans la confusion, à la considération du m onde et de à tro u v er son repos » 1. Mais ce Dieu, qu’elle cherche et d ont elle
sa vie passée, elle retrouve la clarté univoque (qu’elle possédait
déjà) de la lim ite universelle que constitue la m ort, du n éan t 1. Il nous fa u t ici accorder quelques lignes a u x n o tes de L. B runschvicg qui
m arq u en t deux m alen ten d u s ty p iq u es e t fra p p a n ts d o n t il fa u t se m éfier à to u t
de to u te chose périssable devant sa propre exigence d ’absolu
prix.
et d ’éternité, car « il est constant néanm oins que, quand les Le prem ier nous p a ra ît év id en t e t ne nous arrê te ra pas longtem ps. Au su jet des
choses du m onde auraient quelque plaisir solide... il est iné­ m o ts « une lum ière to u te pure », B runschvicg écrit : « C ette p u reté de lum ière
a un sens intellectuel; c’est l ’absence de to u te o bscurité, de to u te raison de d o u ter,
vitable que la perte de ces choses ou que la m ort enfin nous en qui constitue l ’évidence. » On ne sa u rait im aginer in te rp ré ta tio n plus co n traire
prive; de sorte que l ’âme s’é ta n t am assé des trésors de biens au sens de l ’œ uvre pascalienne. La raison hum aine, l ’in tellect, ne p eu t jam ais
pour Pascal a p p o rter la clarté e t l ’évidence absolues. S u rto u t lo rsqu’il s’a g it de la
tem porels, de quelque n atu re q u ’ils soient, soit or, soit science, conversion e t de Dieu. Il nous sem ble év id en t que la « lum ière to u te pure » ne
soit réputation, c’est une nécessité indispensable qu’elle se p eu t v enir que de la grâce divine qui se m anifeste non pas à la raison m ais à la ch a­
tro u v e dénuée de tous ces objets de sa félicité; et qu ainsi, s ils rité qui dépasse l ’in te lle c t, que c’est non pas une lum ière intellectuelle, m ais une
lum ière du cœ ur. (U n peu plus loin, Pascal écrira lui-m êm e : « La raison aidée des
ont eu de quoi la satisfaire, ils n ’auront pas de quoi la satis­ lum ières de la grâce. »)
faire toujours; et que, si c’est se procurer un bonheur véritable, Le deuxièm e m alen ten d u est m oins a p p a re n t e t, précisém en t p o u r cela, plu s
dangereux; d ’a u ta n t plus q u ’il te n d à confondre la conscience trag iq u e avec son
ce n ’est pas se proposer un bonheur bien durable, puisqu il contraire, la spiritualité. A u su je t d u passage su r l’élévation, B runschvicg p arle
do it être borné avec le cours de cette vie ». de « degrés » e t rappelle d eu x vers resp ectiv em en t de V oltaire e t de L econte de
Cette nouvelle connaissance sépare définitivem ent 1 âme tr a ­ Lisle :
P ar delà tous ces d e u x , le D ieu du ciel réside
gique du reste des hommes. « P a r une sainte hum ilité », Dieu et ;
la « relève au-dessus de la superbe, elle commence à s’élever au- Ju sq u 'a u x astres, ju sq u 'a u x anges, ju sq u 'à D ieu
dessus du com m un des hommes : elle condam ne leur conduite, N ous laisserons de côté ce que p e u t avoir d ’in a tte n d u le rap p ro ch em en t en tre
elle déteste leurs m axim es, elle pleure leur aveuglem ent ». P ascal e t V oltaire ou L econte de Lisle p o u r ab o rd er d irectem en t le problèm e réel
e t valable que pose cette in terp rétatio n . Le v ers de L econte de Lisle exprim e en
E t dans la m esure même où elle se séparé des hommes, elle effet une g radation des valeurs :
commence à vivre sous le regard de Dieu. « Elle se porte a la
J u sq u 'a u x astres, ju sq u 'a u x anges, ju sq u 'à D ieu
recherche du véritable bien; elle com prend qu’il fau t qu d ait
ces deux qualités : l’une qu’il dure a u ta n t qu elle et qu il ne O n en ten d presque, en tre les tro is m em bres de la p h rase, les m ots « plu s encore »,
puisse lui être ôté que de son consentem ent, et 1 autre qu il l ’idée y est en to u t cas. Or, la m êm e im age nous sem ble avoir chez P ascal une signi­
fication exactement contraire (absence radicale de g rad atio n , d u alité exclusive
n ’y ait rien de plus aim able. » entre les créatures également insuffisantes d ’une p a rt, e t D ieu absolu e t p a rfa it d ’a u tre
Avec cette nouvelle conscience, l’âme pense cependant de p a rt). O n nous excusera, p u isq u ’au prem ier abord les d eu x in terp rétatio n s p araissen t
possibles, de te n te r u n e analyse plus détaillée.
nouveau au m onde q u ’elle a qu itte, elle voit que « dans 1 am our C onstatons d ’abord que P ascal (en su p p o san t que c’est lui oui a écrit ce te x te )
qu’elle a eu pour le monde elle tro u v a it en lui cette seconde réd u it, p a r les lignes q u i p récèd en t le frag m en t d o n t nous parlons, l’élévation à
une pure m ontée spatiale. L ’âm e a cherché le souverain bien dans les choses q u i
qualité dans son aveuglem ent car elle ne connaissait rien de sont « en elle, hors d ’elle e t d e v a n t elle », elle n e l ’a tro u v é ni « en elle ni à ses
plus aimable. Mais comme elle n ’y voit pas la prem ière, elle côtés », e t après avoir épuisé ce q u ’on p o u rra it appeler les directions horizontales,
connaît- que ce n ’est pas le souverain bien ». elle s’oriente vers la verticale, vers la m ontée. Ici, l’im age d ev ien t cep en d an t d an -
82 LE D IE U CACHÉ
LA V I S I O N TRAGIQUE : L ’ HOMME 83
sait m ain ten an t p a r sa « raison aidée des lum ières de la grâce » exclusive de Dieu, et le fa it qu’elle ne sau rait l’attein d re p ar
q u ’il est le seul bien véritable, reste silencieux et m uet à son ses propres forces. E t comme Dieu reste caché et ne lui parle
appel. « Car, encore q u ’elle ne sente pas ces charm es dont Dieu jam ais de m anière explicite, elle ne p e u t jam ais savoir s’il
récom pense l’h abitude dans la piété, elle com prend n éan­ accepte de venir à son aide, s’il la condam ne ou bien s’il guide
m oins... qu’il n ’y a rien de plus aim able que Dieu. » Elle sent et approuve ses pas. L ’écrit se term ine p ar les m ots : « Elle
l’abîm e qui la sépare de lui. « Elle s’an é an tit en conséquence, commence à connaître Dieu, et désire d ’y arriver; m ais comme
et ne po u v an t form er d ’elle-même une idée assez basse, ni en elle ignore les m oyens d ’y parvenir, si son désir est sincère
concevoir une assez relevée de ce bien souverain, elle fait de et véritable, elle fait la même chose q u ’une personne qui, dési­
nouveaux efforts pour se rabaisser ju sq u ’aux derniers abîmes ra n t arriver en quelque heu, a y a n t perd u le chemin, et connais­
du n éant, en considérant Dieu dans des im m ensités qu’elle san t son égarem ent, au rait recours à ceux qui sauraient p arfai­
m ultiplie sans cesse1. » Elle choisit de vivre éternellem ent sous tem ent ce chemin et...
le regard de Dieu, « d ’en être éternellem ent reconnaissante » « . .. Ainsi elle reconnaît q u ’elle doit adorer Dieu comme créa­
et « elle entre en confusion d ’avoir préféré ta n t de vanités à tu re, lui rendre grâce comme redevable, lui satisfaire comme
ce divin M aître; et dans un esprit de com ponction et de péni­ coupable, le prier comme indigente. »
tence, elle a recours à sa pitié pour arrêter sa colère »... « La sagesse du m iracle tragique est la sagesse des lim ites »
Elle dem ande à Dieu q u ’ « il lui plaise de la conduire à lui écrivait Lukàcs. Les derniers m ots de YÉcrit sur la conversion
e t lui faire connaître les m oyens d ’y arriver ». Car l’âme du pécheur sont : Elle se connaît « comme... créature... rede­
qui ne v it plus que dans et pour la recherche de Dieu « aspire vable... coupable... et indigente. » La convergence des deux
à n ’y arriver que p ar des moyens qui viennent de Dieu même textes est apparente, m ais ce qui nous p a ra ît encore plus rem ar­
parce qu’elle v eu t q u ’il soit lui-m êm e son chemin, son objet quable dans l’écrit que nous venons d ’analyser, c’est le b alan ­
et sa dernière fin ». cem ent perpétuel, et p o u rta n t im mobile et intem porel, la dia­
Consciente de la vanité du m onde, de l’abîm e infranchissable lectique de la thèse et de l’antithèse qui fait que l’âme convertie
qui la sépare de lui, l’âme com prend en même tem ps la valeur se tourne vers le m onde, le trouve insuffisant, se détourne de
lui pour s’orienter vers le seul bien véritable, com prend les
gereuse e t chargée d ’am biguïté. Le langage co u ran t donne à l’idée de m ontée u n qualités essentielles de ce bien, se to u rn e à nouveau vers le
sens non seulem ent sp atial m ais éthique. Ce que l’âm e rencontrera dans sa m ontée, m onde pour voir clairem ent q u ’il ne p eu t jam ais les réunir, et,
le ciel, les anges, les saints, ce sont sans d oute des êtres placés dans u n certain
ordre sp atial p o u r la pensée des croyants, m ais aussi placés dans cet ordre précisé­ com prenant l’insuffisance radicale et inadm issible de to u t ce
m e n t à cause d ’une certaine g rad atio n de valeur. P ascal avait-il accepté cette qui est m ondain et périssable, s’élève au trô n e de Dieu. E t
g rad atio n ? Il nous sem ble que non seulem ent elle co n tred it to u t l ’ensem ble des
Pensées, m ais encore que le te x te d o n t nous parlons fa it to u t p o u r la contre-balancer cela pour prendre conscience de l’abîm e non moins infranchis­
e t l’éviter. Il suffit de le com parer au vers de L econte de Lisle : « Ju s q u ’aux astres, sable qui la sépare de son unique v aleur l ’absence permanente
ju s q u ’au x anges, ju sq u ’à D ieu »; ce dernier m et en effet le m êm e m o t a v a n t ch a­
cun des tro is term es de la p hrase, les assim ilant p o u r ainsi dire les u n s au x autres, de Dieu dans sa présence continuelle; c’est ainsi q u ’elle tro u v era
e t cela dons une m êm e valorisation positive, ju sq u 'a u x in d iq u a n t l’idée d ’une m on­ dans l’inquiétude, son seul repos et dans la recherche, son unique
tée tp tale, spatiale e t hum aine en m êm e tem ps. Pascal, p a r contre, fa it ex actem en t satisfaction. La relation im m uable de l’hom m e tragique avec
le co n traire : il assim ile sans doute le ciel, les anges e t les êtres les plus p arfaits,
m ais dans u n sens en tièrem en t négatif, d ’absence de valeur, pour les opposer à la le Dieu présent et absent de la tragédie est exprim ée dans les
seule valeu r réelle, à D ieu. « Elle ne s’a rrê te pas au ciel... n i au-dessus du ciel, m ots que nous avons gardés — à cause de leur im portance
n i au x anges, ni au x êtres les plus p arfaits... ju sq u ’au trône de D ieu dans lequel
elle com m ence à tro u v er son repos... » même — pour la fin de cette analyse : « c’est le posséder que
Mais ce n ’est p as to u t. P ascal nous indique aussi pourquoi le ciel, les anges e t de le désirer ».
les êtres les plus p arfa its sont insuffisants, e t p o u r ce faire il em ploie les mots mêmes
q u ’il av ait em ployés p o u r expliquer la v a n ité du m onde, il les emploie m êm e d ’une
On a rarem en t exprim é de m anière aussi p arfaite la tension
m an ière plus n e tte e t plus radicale : ces choses du m onde « n ’a u ro n t p as de quoi tragique, le m ouvem ent perpétuel entre les pôles opposés de
la satisfaire to u jo u rs », le ciel « n ’a pas de quoi la satisfaire », e t cela dès m a in te ­ l’être et du n éan t, de la présence et de l’absence, m ouvem ent q u i
n a n t. Ne serait-ce p as forcer le te x te que de m e ttre le ciel plus h a u t que le m onde?
A joutons enfin que les m ots « commence à tro u v er son repos » en p a rla n t de p o u rta n t n ’avance jam ais parce q u ’éternel et in stan tan é, il
l’âm e arrivée d e v an t le trô n e de Dieu, nous sem blent vouloir exprim er à la fois est étranger au tem ps où il y a des progrès et des reculs.
le fait que l’âm e n ’a v a it absolum ent rien tro u v é a u p a ra v a n t e t celui q u ’elle n ’est
p a s encore parvenue à u n e fin q ui serait un repos. Au delà du contenu des différents passages (dont le sens,
T o u t cela ne fait que continuer ce que nous avons d éjà d it plus h a u t : L a conscience comme dans to u t tex te tragique, est relativem ent autonom e)
trag iq u e ne connaît que le « to u t ou rien » sans degrés e t sans interm édiaires, elle
est le co n traire de to u te m ystique e t de to u te spiritualité.
la stru ctu re même de YÉcrit sur la conversion éclaire puissam ­
1. Cela nous fait immédiatement penser au paesage du fragment 72 sur les deux m ent la n atu re de la conscience tragique.
infinis. Espérons que cette analyse nous aidera à com prendre l’au tre
84 LE DIEU CACHÉ LA V ISION T R A G IQ U E : L ’HOMME 85

grand tex te tragique de la littératu re pascalienne 11, le Mystère Le fait devient cependant encore plus évident, si à l’in térieu r
de Jésus. même des tex tes évangéliques sur la N u it de G ethsém ani et
A vant de l’aborder, il nous fa u t cependant écarter une objec­ sur l’Agonie de Jésus nous nous dem andons quels so n t les
tio n éventuelle que nous avons déjà rencontrée au cours de passages qui on t reten u l’atten tio n de P ascal et quels sont ceux
discussions orales qvcc des partisans d ’une in terp rétatio n tra d i­ qu’il a laissés de côté.
tionnelle des écrits de Pascal. Sans doute le te x te de Pascal suit-il de près les évangiles
Nous essayons en effet de lire le Mystère de Jésus en ta n t — sem blables d ’ailleurs — de Marc et de M atthieu, m ais c’est
q u ’expression d ’une conscience tragique. De m anière im m édiate, que le tex te des passages correspondants de ces deux évangiles
il est cependant u n com m entaire qui suit de près les tex tes se prête intégralement à une in terp ré tatio n tragique. Mais déjà
évangéliques sur le M ont des Oliviers et sur l’Agonie de Jésus; dans l’évangile de Luc, dont Pascal s’est p o u rta n t servi *, il
beaucoup de passages qui nous paraissent hautem ent représen­ y a u n verset (X X II, 43) rigoureusem ent contraire à to u te
tatifs en ta n t q u ’expression d ’une vision tragique ne sont que in terp rétatio n tragique, un verset qui affirme que Jésus n ’é ta it
des reproductions à peine modifiées du tex te évangélique. pas seul sur la m ontagne, que Dieu lui av ait envoyé un m essager
D ans ces conditions, ne faisons-nous pas fausse route en a ttri­ pour le rassurer : « Mais un ange lui ap p aru t du ciel p o u r le
b u a n t u n caractère tragique à un te x te qui est to u t sim plem ent fortifier. » Il est h autem ent significatif que le Mystère de Jésus
chrétien? N ’y introduisons-nous pas une signification étrangère ne fa it aucune m ention de ce dépassem ent de la solitude. Conti­
à la pensée de Pascal? nuons cependant notre analyse. E n écrivant le Mystère, Pascal
L ’objection est de poids. Il est certain que Pascal n ’a jam ais a indiscutablem ent utilisé aussi l’E vangile de S aint Jea n , puisque
voulu être autre chose q u ’un chrétien fidèle et orthodoxe, et c’est le seul des q u atre évangiles q u ’il m entionne explicitem ent 2.
aussi que le christianism e, loin d ’être un simple vêtem ent exté­ Or, dans Je a n , les tex tes respectifs du M ont des Oliviers et
rieur pour sa pensée, est intim em ent lié à son essence même. de l’Agonie n ’ont plus aucun contenu tragique. D ans l ’agonie
Il fa u t seulem ent se dem ander quel christianism e? Car pour de Jésus, Je a n a supprim é le Lam a sabactani de Marc et de
llhistorien positif des idées, il ne fait pas de doute que la pensée M atthieu, l’abandon de Dieu qui dans le Mystère deviendra sa
chrétienne de S aint A ugustin est essentiellem ent différente de « colère », d ’autre p a rt, la solitude du m ont des Oliviers est
celle de S aint Thom as, laquelle diffère de celle de Molina, et devenue une prière qui parle constam m ent de la gloire de Jésus
ainsi de suite. Il y a de nom breuses formes de pensée et de et de la sanctification des disciples. Or, non seulem ent rien de
conscience chrétiennes qui peuvent toutes se réclam er, à plus to u t cela ne se retrouve dans le Mystère de Jésus (on y trouve
ou moins ju ste titre , de leur fidélité à l’Église et à la Révélation. au contraire deux passages explicitem ent contraires 3) mais
Sans doute la religion chrétienne est-elle — p ar l’idée d ’un Dieu nous constatons encore que Pascal a reten u du tex te de S aint
m o u ran t et im m ortel, p ar le paradoxe de l’Hom m e-Dieu, p ar Je a n le seul fragm ent qui po u v ait avoir — isolé du contexte
l’idée du m édiateur, bref, p ar la folie de la croix — , p artic u ­ — une signification tragique p o u r l’incorporer en le co ncentrant
lièrem ent favorable à une in terp ré tatio n tragique. Il n ’en reste à l’une des Pensées (fr. 906). La p aren té est en effet évidente
pas moins vrai q u ’en raison des conditions sociales et h istori­ entre « Je ne suis plus dans le m onde et ils sont dans le m onde
ques, cette in terp ré tatio n du christianism e a été particulière­ et je vais à toi » (Jean, X V II, 11), « J e leur ai donné la parole;
m en t rare au cours des siècles, et aussi que — pour fidèle qu’elle et le m onde les a haïs, parce qu’ils ne sont pas du m onde comme
soit à certains passages des évangiles — elle n ’en est pas moins moi je ne suis pas du mal. J e ne te prie pas de les ô ter du
dans l’obligation de les isoler du contexte en laissant de côté monde m ais de les préserver du m onde. Ils ne sont pas du m onde
de nom breux autres passages, tels que ceux p ar exemple qui comme moi je ne suis pas du m onde. » (Jean, X V II, 11-16)
p arlen t de la présence m anifeste de Dieu. et le tex te du fragm ent 906 qui exige de l’hom m e de vivre dans
C’est pourquoi il nous semble q u ’en choisissant dans la vie le m onde selon Dieu, « sans y prendre de p a rt et de goût ».
de Jésus ces deux in stan ts uniques de solitude suprêm e, la Tous ces exemples nous paraissent corroborer n o tre affir­
N uit de G ethsém ani et l’Agonie, Pascal in terp rétait déjà p ar m ation selon laquelle le Mystère de Jésus n ’est pas une simple
cela même les Évangiles, et leur donnait une signification tr a ­
gique.
1. L uc, X X I I, 44.
1. N ous em ployons c e tte expression parce que l ’a ttrib u tio n de l'É crit sur la 2. Je a n , X X I I I , 4.
conversion n ’est p as certaine. Le M ystère de Jésus est p a r contre certainem ent de 3. « I l n ’y a n ul ra p p o rt de moi à D ieu ni à Jésus-C hrist ju ste » e t « Q u’à moi
Pascal. en soit la gloire e t n o n à to i, v er de terre. »
LE D I E U CACHÉ
LA V ISION T R A G IQ U E : L ’HOMME 87
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p a r Jesus-C hrist. H ors de Jésus-C hrist, nous ne savons ce que
reproduction des Évangiles m ais une réflexion tragique à leur
c’est ni que n otre vie, ni que n o tre m ort, n i que Dieu, ni que
sujet. nous-mêmes. » (Fr. 548).
A v an t d ’aborder cependant, après cette argum entation néga­
Il n ’en reste pas moins v rai que la religion chrétienne ten d
tiv e, l’analyse proprem ent dite du tex te, il nous reste à élucider
à réunir et à confondre dans la personne de Jésus-C hrist ces
u n second point qui touche d ’ailleurs non seulem ent l’étude
deux réalités, tan d is que la vision trag iq u e ten d au contraire
de Pascal en particulier, mais aussi celle de la conscience tr a ­
à les séparer et à les éloigner l’une de l’au tre : et aussi que la
gique en général.
Cette conscience ab o u tit en effet à deux cristallisations diffé­ pensée tragique de Pascal l’a am ené à distinguer plus q u ’il n ’est
coutum e dans la p lu p a rt des tex tes chrétiens ces deux carac­
rentes, dont chacune a pour elle une im portance prim ordiale,
tères de la personne de Jésus. Il suffit de citer à titre d ’exemple
m ais avec lesquelles ses rapports sont essentiellem ent distincts :
le fragm ent 552 qui sépare rigoureusem ent la figure hum aine
celle de Dieu et celle du Médiateur.
Dieu n ’est, et ne p eu t être pour elle q u ’une réalité cachée, tragique et visible aux hommes de Jésus sur la croix, de la
pour laquelle elle v it exclusivement— «soit que je sois seul,ou figure divine et cachée, accessible uniquem ent aux sain ts, de
Jésus au sépulcre 1, ou bien ce passage que nous avons déjà cité
à la vue des hommes, j ’ai en toutes mes actions la vue de Dieu,
en partie du Mystère et do n t l’im portance nous semble capitale :
qui les doit juger, et à qui je les ai to u te s consacrées », dira
« Il n ’y a nul rap p o rt de moi à Dieu, n i à Jésus-C hrist ju ste.
Pascal (fr. 550), — m ais avec laquelle elle n ’a aucune sorte de
relation im m édiate et directe, dont elle ne p e u t même pas Mais il a été fait péché p a r moi; tous vos fléaux sont tom bés sur
prouver l’existence. Nous l’avons déjà d it et répété, pour la lui. Il est plus abom inable que moi, et, loin de m ’abhorrer, il
se tie n t honoré que j ’aille à lui et le secoure.
conscience tragique Dieu est un postulat pratique ou u n p a ri,
Mais il s’est guéri lui-même, et me guérira à plus forte
m ais non pas une certitude théorique.
raison. »
T out autre est, cependant, pour cette même conscience, la
réalité du Médiateur, de l’être qui absolum ent seul et absolu­ Ces lignes contiennent, explicitem ent ou im plicitem ent, tous
m ent véridique relie Dieu au m onde et le monde a Dieu, 1 être les élém ents qui p erm etten t de com prendre la relation de la
qui é ta n t hom m e et plus qu’homme affirme et crée p a r sa foi conscience tragique avec son in carn atio n exem plaire, avec le
consciente, p ar son p ostulat et p ar son pari la réalité éternelle­ M édiateur. Au risque de ju stifier le reproche d ’un certain p éd an ­
m ent im prouvable de la divinité. Ce M édiateur, la conscience tism e scolaire, nous essayerons de les dégager :
tragique le connaît de la façon la plus certaine et la plus im m é­ 1° Les prem iers m ots élim inent to u te confusion entre Dieu
diate, plus encore, elle ne le connaît pas, elle Vest. Il y a entre et le M édiateur.
elle et lui — q u ’il a it pour l’athée la forme d ’une idée incarnée ou 2° Celui-ci ressem ble rigoureusem ent à l’homme tragique,
d ’un hom m e idéalisé ou bien pour le croyant celle de l’Homme- il en est une hypostase. D evenu péché p a r l’existence de la
Dieu connu p ar la révélation qui p ar son sacrifice a sauve le condition hum aine, il a besoin de secours hum ain.
m onde — une relation de participation, d ’identité même, qui 3° Mais le secours que p eu t lui ap p o rter l’homme n ’est bien
p o u rta n t n ’a rien d ’une participation m ystique, puisque loin entendu pas un secours direct et im m édiat. Plusieurs phrases
de m ener à l’extase, elle garde et crée même la clarté concep­ du Mystère l’exprim ent rigoureusem ent : « Jésus sera à l’agonie
tuelle la plus rigoureuse, ni d ’une com m unauté puisqu’elle ne ju sq u ’à la fin du m onde, il ne fa u t pas dorm ir p en d a n t ce
perm et ni de dépasser la solitude ni de dim inuer la tension. tem ps-là. » « Jésus s’arrache d ’avec ses disciples pour en trer
Lukàcs — athée — l’a exprimée p ar l’image des frères, p ar la dans l’agonie; il fa u t s’arracher de ses plus proches et des plus
poursuite des mêmes étoiles, qui p o u rta n t ne sont ni cam arades intim es pour l’im iter. »
n i compagnons, Pascal — croyant — p ar ce te x te extraordi­ « L ’im iter », « m archer sous la même voûte étoilée ». C’est
le seul secours, la seule relation entre les consciences tragiques, *Il
naire qu’est le Mystère de Jésus.
Cette relation de participation et d’identité fait que l’homme 1. Sépulcre de Jésus-Christ. — Jésus-C hrist é ta it m o rt, m ais vu, su r la croix.
ne peut, dans la m esure même où il est vraim ent homme, Il est m o rt e t caché dan s le sépulcre.
Jé sus-C hrist n ’a été enseveli que p a r des sain ts.
c’est-à-dire dans la m esure où il se dépasse pour vivre sous le Jé sus-C hrist n ’a fa it aucuns m iracles au sépulcre.
regard de Dieu, se connaître soi-même que p ar la connaissance Il n ’y a que des sa in ts qui y en tre n t.
du M édiateur. « Non seulem ent nous ne connaissons Dieu que C’est là où Jé sus-C hrist p ren d une nouvelle vie, non su r la croix.
C’est le dernier m y stère de la Passion e t de la R édem ption.
p ar Jésus-C hrist, m ais nous ne nous connaissons nous-mêmes Jésus-C hrist n ’a p o in t eu où se reposer sur la terre q u ’au sépulcre. Ses ennem is
que p ar Jésus-C hrist. Nous ne connaissons la vie, la m ort que n o n t cessé de le tra v a ille r q u ’au sépulcre.
88 LE DIEU CACHÉ LA V IS IO N T R A G I Q U E : L ’HOMME 89
relation qui en accentuant leur solitude leur perm et de la dépas­ nienne), intemporelle — l’avenir é ta n t ferm é et le passé aboli
ser. — elle ne connaît q u ’une seule altern ativ e : celle du néant ou
4° Mais ce secours, que to u te conscience tragique apporte de Vêternitê.
aux autres en suivant sa route propre, ne changera rien au fait D evenue essentielle, to u te transform ation, to u t changem ent
que chacune se sauve elle-même. Jésus « s’est guéri lui-même ». est devenu pour elle inim aginable, car, dans la tragédie comme
5° Idée sous-entendue, mais qui nous semble im plicite, Jésus, dans le rationalism e, les essences sont im m uables. Le seul
en se guérissant, guérira à plus forte raison l’homme, m ais cette danger que l’âme crain t toujours m ais qui, dans la m esure m êm e
guérison sera en même tem ps et a u ta n t m érite de l’hom m e où elle est vraim en t tragique, ne se réalise jam ais, est celui
lui-même, œ uvre de sa propre conscience et de sa propre volonté. d ’abandonner l’essence, de revenir au m onde et à la vie q u o ti­
Il y a absence de to u te relation entre l’homme tragique et dienne, de retom ber dans le re la tif et le compromis.
Jésus-C hrist juste, il y a réciprocité sym étrique 1 dans la rela­ L a conscience trag iq u e est à tel point intem porelle que Pascal
tio n entre cet hom m e et Jésus sur la croix, souffrant et m ourant a réuni dans son Mystère de Jésus en un seul in sta n t les deux
pour sauver l’hum anité. in stan ts distincts q u ’il a repris dans les Évangiles, celui du
C’est pourquoi aucun autre tex te ne saurait nous faire m ieux M ont des Oliviers (Jésus abandonné p ar ses disciples) et celui
com prendre l’âme tragique que ne l’a fait le Mystère de Jésus. de l’Agonie sur la Croix (le Lam a sabactani, Jésus abandonné
La solitude tragique n ’est pas une solitude voulue, recherchée; de Dieu).
au contraire, elle résulte de l’incapacité du m onde à entendre E t ce n ’é ta it pas là une confusion arb itraire. P o u r la cons­
ne serait-ce que le son d ’une voix essentielle. cience tragique, en effet, tous les in stan ts de sa vie se confondent
« Jésus a prié les hommes et n ’en a pas été exaucé. » « Jésus avec un seul d ’entre eux, avec l’in s ta n t de la m ort. « La m o rt
cherche quelque consolation au moins dans ses trois plus chers est une réalité im m anente indissolublem ent liée à tous les évé­
amis et ils dorm ent; il les prie de soutenir un peu avec lui, et nem ents de son existence », écrivait Lukàcs, et Pascal le dira
ils le laissent avec une négligence entière, ay an t si peu de com­ d ’une m anière au trem en t puissante : « Jésus sera en agonie
passion qu’elle ne pouvait seulem ent les em pêcher de dorm ir ju sq u ’à la fin du m onde; il ne fa u t pas dorm ir p en d a n t ce
u n m om ent. E t ainsi Jésus é ta it délaissé, seul à la colère de tem ps-là. »
Dieu. » « Jésus cherche de la com pagnie et du soulagem ent de Or, dans cet in sta n t intem porel et éternel qui durera ju sq u ’à
la p a rt des hommes. Cela est unique en to u te sa vie ce me la fin du m onde, l’hom m e tragique, seul, abandonné à l’incom ­
semble. Mais il n ’en reçoit point car ses disciples dorm ent. » préhension des hom m es qui dorm ent et à la colère de Dieu
« Cela est unique en to u te sa vie ce me semble. » Les m ots qui se cache e t reste m uet, tro u v era dans sa solitude et dans sa
ici ont leur im portance. Pascal sait que c’est là un m om ent souffrance la seule valeur qui lui reste et qui suffira à faire sa
unique, exceptionnel, dans la vie de Jésus telle qu’elle nous est grandeur : la rigueur absolue de sa conscience théorique et
racontée p ar les Évangiles. Mais cet in sta n t unique, exception­ m orale, l’exigence de vérité et de justice absolues, le refus de
nel, est le seul qu’il puisse com prendre parce q u ’il le v it et le to u te illusion et de to u t compromis.
pense à chaque in sta n t de sa propre existence, parce qu’à ce P e tit et m isérable p a r son incapacité d ’atteindre des valeurs
m om ent Jésus v it en l’élevant à un niveau exemplaire ce que réelles, de tro u v er une vérité rigoureuse, de réaliser une justice
Pascal ressent comme la vérité et l’essence de l ’homme. vraim ent ju ste, l’hom m e est grand p ar sa conscience qui lui
Cet in stan t où Jésus est « délaissé, seul à la colère de Dieu », perm et de déceler to u tes les insuffisances, to utes les lim itations
où les disciples ne l’entendent pas parce q u ’ils dorm ent, où des êtres et des possibilités intram ondaines, de ne jam ais se
ceux mêmes qui l’entendent ne peuvent pas le secourir a u tre­ contenter d ’aucune d ’entre elles, de ne jam ais accepter aucun
m en t qu’en re sta n t éveillés et en souffrant les mêmes souffrances, compromis. Pascal l’a souvent répété dans les Pensées :
n ’est pas pour l’hom m e tragique un in stan t du mêm e ordre « L’hom m e est visiblem ent fait pour penser; c’est to u te sa
que les in stan ts de la vie quotidienne, précédé d ’in stan ts diffé­ dignité et to u t son m érite; et to u t son devoir est de penser
ren ts qui p ar ra p p o rt à lui constitueraient le passé et suivi de comme il fa u t » (fr. 146).
ceux qui seraient — toujours p ar ra p p o rt à lui — l’avenir. « L ’hom m e n ’est q u ’un roseau, le plus faible de la n atu re;
La conscience tragique, nous l’avons déjà dit, ignore le m ais c’est un roseau pensant...
tem ps (c’est la vraie raison des trois unités de la tragédie raci- « Q uand l’univers l’écraserait, l ’hom m e serait encore plus
noble que ce qui le tu e parce q u ’il sait q u ’il m eurt, e t l’av a n ­
1. Dans le sens logique d’une relation qui est la même dans les deux sens. tage que l ’univers a sur lui, l ’univers n ’en sait rien » (fr. 347.)
LA V ISION T R A G IQ U E : L ’HOMME 91
90 LE D IE U CACHÉ

E t c’est à la lum ière de ces textes et de nom breux autres frag­ choisis pour veiller avec lui, les tro u v a n t d o rm an t s’en fâche
m ents qui exprim ent la même idée qu’il fa u t lire un des pas­ à cause du péril où ils exposent, non lui, m ais eux-mêmes, et
sages les plus im p o rtan ts du Mystère de Jésus : « Jésus est seul les av e rtit de leur propre salut et de leur bien avec une tendresse
dans la terre non seulem ent qui ressente et partage sa peine, cordiale pour eux p en d a n t leur in g ratitu d e, et les av e rtit que
l ’esprit est prom p t et la chair infirm e. »
m ais qui le sache; le ciel et lui sont seuls dans cette connais­
« Jésus les tro u v an t encore d o rm an t, sans que ni sa considé­
sance. »
E t dans cette perspective tragique pour laquelle clarté signifie ration ni la leur les en eû t retenus, il a la bonté de ne pas les
éveiller et les laisse dans leur repos. »
a v a n t to u t conscience du caractère inéluctable des lim ites et
A la lim ite, son acceptation de la réalité, son oui à la destinée
su rto u t de la mort, qui ne connaît aucun avenir historique, la
s’étend non seulem ent à sa propre souffrance, non seulem ent aux
grandeur de l’hom m e consiste av a n t to u t dans l’acceptation
consciente et voulue de la souffrance et de la m ort, acceptation disciples qui dorm ent, m ais à l ’univers to u t entier qui l’écrase.
qui transform e une vie en destinée exem plaire. La grandeur « Jésus ne regarde pas dans Ju d as son inim itié, mais l’ordre
de Dieu q u ’il aime et la v o it si peu q u ’il l’appelle ami. »
tragique fa it d ’une souffrance subie, imposée à l’hom m e p ar
« Si Dieu nous do n n ait des m aîtres de sa m ain, oh! qu’il leur
un m onde dépourvu d ’âme et de conscience, une souffrance
fau d rait obéir de bon cœur. L a nécessité et les événem ents en
voulue et créatrice, u n dépassem ent de la misère hum aine p ar
sont infailliblem ent. »
l’acte significatif de l’être qui refuse le compromis et le re la tif
Mais quelle que soit la tendresse que l’hom m e tragique
au nom d ’une exigence essentielle de vérité et d ’absolu.
éprouve pour les autres hommes, entre eux et lui le fossé est
« Jésus souffre dans sa passion les tourm ents que lui font les
devenu infranchissable. La tragédie, disait Lukàcs, est un jeu
hom m es; mais dans l’agonie il souffre les tourm ents qu’il se
qui se joue pour un seul spectateur, pour Dieu : « Jésus s’a r­
donne à lui-m êm e : t u r b a r e s e m e t i p s u m . C’est, un supplice d ’une
rache d ’avec ses disciples pour en trer dans l’agonie, il fau t s’a r­
m ain non hum aine, m ais toute-puissante, et il faut être tout-
racher de ses plus proches et des plus intim es pour l’im iter. »
puissant pour le soutenir. »
« Jésus v o y an t tous ses amis endorm is et tous ses ennemis
« Il ne prie qu’une fois que le calice passe et encore avec
vigilants, se rem et to u t entier à son Père »
soumission, et deux fois qu’il vienne s’il le fa u t x. »
Quelle est cependant cette exigence que l’homme trag iq u e ne
« Jésus prie dans l’incertitude de la volonté du Père, et craint
p e u t jam ais réaliser dans le m onde et qui l’oblige à se rem ettre
la m o rt; mais, l’a y a n t connue, il va au-devant s’offrir à elle. »
entièrem ent à D ieu? Qu’espère-t-il de ce Dieu m uet et caché?
Ainsi, il y a opposition radicale entre la souffrance subie p ar
Cette exigence, nous l’avons déjà d it, est celle de réunion, de
l’hom m e qui ne dépasse pas la bête et ne cherche que son plai­
synthèse des contraires, c’est l’exigence de to talité. C’est p o u r­
sir, et la souffrance voulue de l’Hom m e-Dieu qui passe l’hom m e
quoi dans le Mystère de Jésus, la prom esse divine s’exprim e
et sauve p ar cela même les valeurs et la dignité de l’hum anité.
« Jésus est dans un ja rd in non de délices comme le prem ier comme promesse de surm onter une dualité fondam entale —
pour la pensée chrétienne en général et au X V IIe siècle pour
A dam , où il se p erd it et to u t le genre hum ain, m ais dans un
presque to u te pensée — devenue ici l ’expression sym bolique
de supplices, où il s’est sauvé et to u t le genre hum ain. »
Les rapports de l’hom m e tragique avec les autres hommes de toutes les autres dualités et alternatives qui co n stitu en t la
so n t doubles et paradoxaux. D ’une p a rt il espère les sauver, vie de l’hom m e dans le m onde : l ’union de l’âme et du corps
dans l’im m ortalité.
les en traîn er avec lui, les em pêcher de dorm ir, les élever à son
R ien en effet sur terre ne p eu t éviter la m ort de to u t ce
propre niveau, d ’autre p a rt, il prend conscience de l’abîme qui
qui est m ondain et corporel, cette m ort est irrémissible. E t c’est
le sépare d ’eux, et il accepte et affirme cet abîm e, les laissant
à leur inconscience puisqu’ils font p artie de l’univers qui, même pourquoi l’hom m e tragique ne p eu t jam ais accepter l’existence
dans le m onde car il ne p eu t accepter ni les valeurs périssables,
s’il écrasait l’hom m e, n ’en saurait encore "rien.
« Jésus p en d a n t que ses disciples dorm aient, a opéré leur ni les valeurs partielles — telle l’âme séparée du corps. Sa vie
n ’a de sens que dans la m esure où elle est entièrem ent vouée à
salut. Il l’a fait à chacun des justes p en d an t qu’ils dorm aient,
et dans le n éan t a v a n t leur naissance, et dans les péchés depuis la recherche de la réalisation de valeurs totales et éternelles;
en les poursuivant — et seulem ent en les poursuivant — son
leur naissance. »
« Jésus, au m ilieu de ce délaissem ent universel et de ses amis âm e « passe l’hom m e » pour devenir dès m ain ten an t immor-

1. Inutile de souligner qu’ici, entre « une fois » et « deux fois », il y a non pas 1. « Seigneur, je vous donne tout. »
une simple différence de quantité, mais une différence qualitative.
LA V ISION T R A G IQ U E : L ’HOMME 93
92 LE DIEU CACHÉ
mêm e aux infidèles et aux réprouvés, ne suffit pas p o u r entendre
telle Mais l’im m ortalité de l’âme n ’existe que p a r le fait qu elle la voix divine, ne suffit pas pour être élu.
est vraim ent hum aine, qu’elle dépasse l’hom m e en cherchant
« P a r m on esprit dans l’Éghse »; m ais là aussi les jansénistes
une to talité, et cela v eu t dire un corps immortel. L ame tragique
savent que 1 Eglise réelle et visible avec son chef terrestre le
est grande et im m ortelle dans la m esure où elle cherche et espere
P ape n ’incarne pas toujours l ’E sp rit divin. Pascal lui-m êm e
l’im m ortalité du corps, la raison tragique dans la m esure ou a m arque un jo u r sa position après la bulle d ’A lexandre V II,
elle cherche l’union avec la passion, et ainsi de suite. La toi
avec des m ots terribles pour une conscience chrétienne et cath o ­
trag iq u e est av a n t to u t foi en un Dieu qui réalisera un jo u r
lique : les disciples de S aint A ugustin se tro u v en t, disait-il
l’hom m e to ta l ay a n t une âme im m ortelle et un corps im m ortel. entre Dieu et le Pape.
« Les médecins ne te guériront pas, car tu m ourras a la tin.
« P a r les inspirations, et p a r m a puissance dans les prêtres »;
Mais c’est moi qui guéris et rends le corps im m ortel. cela est plus sérieux, plus réel. Mais comme l ’Église, le p rêtre ne
« Souffre les chaînes et les servitudes corporelles; je ne te
p eu t se prévaloir de l ’inspiration divine que s’il est un vrai
délivre que de la spirituelle à présent. » p rêtre et ne se contente pas d ’en avoir seulem ent la fonction,
A y an t rom pu avec le m onde, s’é ta n t place hors du tem ps, 1 h a b it et les revenus.
ne connaissant plus directem ent que son propre désir de p ré­
P o u r tro u v er Dieu, il fa u t donc savoir distinguer le vrai
sence divine, sa propre prière, l’âme ne pense plus ni a 1 in stan t
sens des E critures, la vraie Église, et le vrai P rêtre, de ce qui
passé ni aux in stan ts à venir. « C’est me te n te r plus que t éprou­
est seulem ent m anifestation en apparence ecclésiastique et en
ver que de penser si tu ferais bien telle ou telle chose absente;
réalité m ondaine des faux ju stes et des chrétiens charnels. Or,
je la ferai en toi, si elle arrive. » E t le m ot « avenir » se trouve
— et c’est en cela que réside dans le sens propre du m o t la’
une seule fois dans le Mystère de Jésus : pour dire qu il ne doit
tragédie, — le fidèle n ’a aucun m oyen de faire efficacement p ar
pas être nouveau p ar ra p p o rt à l’in sta n t présent, qu il ne 0 1 ses propres lum ières le partage.
pas être différent de celui-ci : « Il fa u t ajouter mes plaies au x
Jam ais un vrai janséniste n ’a cru que la soumission à l ’Église
siennes et me joindre à lui, et il me sauvera en se sauvant. Mais
é ta it une garantie absolue et suffisante de vérité; encore moins
il n ’en fa u t pas ajouter à l’avenir. » sa propre raison ou son in tu itio n affective. Dieu n ’est présent
Il ne fau t cependant nous m éprendre ni sur le sens de la
dans les fidèles que « p a r sa prière », c’est-à-dire p ar le besoin
ru p tu re de l’hom m e tragique avec le m onde ni sur celui de
que ^celui-ci a de lui, p a r le fa it q u ’il lui consacre sa vie to u t
cette remise entière de son âme entre les m ains de Dieu, l o u t entière.
cela n ’est en to u t cas ni extase m ystique ni un repos semblable
Mais et VÉcrit sur la conversion nous l’av ait déjà d it,
à celui que p ourrait prom ettre une spiritualité augustm ienne.
son âme ne ressent pas les charm es d ont Dieu récom pense
Car, si l’âme se rem et to u t entière à Dieu, c est a un Dieu qui,
1 habitude dans la piété (car alors il serait aussi présent p a r ces
lui, ne se rem et jam ais a 1 âme. charm es et non seulem ent « p ar la prière »), elle ne peut jam ais
« J e te suis présent p a r m a parole dans 1 É criture, p ar mon
savoir si le chem in q u ’elle prend est valable ou erroné, s’il mène
esprit dans l’Église et p ar les inspirations, p ar m a puissance
a Dieu ou au contraire au m onde. La seule chose que lui g aran tit
dans les prêtres, p a r m a prière dans les fidèles. » la prière, c est son propre besoin, sa propre exigence de p ré­
T exte h au tem en t im p o rtan t et significatif; car Pascal 1 av ait
sence divine et aussi la distance infinie qui la sépare encore,
visiblem ent écrit pour exprim er la présence m ultiple et meme
qui la séparera p en d an t to u te sa vie terrestre, de cette présence
to ta le de la divinité. Or, m algré cette in tention et maigre 1 ap p a­ pour laquelle elle v it uniquem ent.
rence extérieure qui en résulte, ce tex te confirme presque tous
Ce qui lui reste ne sera jam ais certitude, m ais uniquem ent
ceux de Pascal, et nous d it aussi l’absence continuelle de Dieu espoir.
d an s sa présence perm anente b E t l ’essentiel de cet espoir, né d ’une exigence absolue de
« J e te suis présent p ar m a parole dans 1 É criture », sans
valeurs authentiques, en face d ’un m onde éternellem ent m u et
doute, m ais cette parole, il fa u t savoir la lire et la com prendre
et du silence absolu de la divinité, est, d ’une p a rt, le renverse-
Plus encore que tous les autres chrétiens, les jansénistes et
m ent radical des valeurs que la nouvelle connaissance apporte
P ascal avec eux — savent que la lecture de 1 É criture, accessible 1
a 1 âme, et aussi le dernier et le plus im p o rtan t des paradoxes,
celui d une confiance qui existe seulem ent en ta n t q u ’inquié-
1. Ce te x te est u n des rare s qui, com plètem ent isolé des 'à Topposé
rence, ju stifier les thèses de M. L aporte. Mais, prec.sem ent P ascal est « 1 “PP • tu d e perm anente, et d ’une inquiétude qui est au fond la seule
d u thom ism e; il n ’a jam ais cessé d ’«ffirmei_l’exigence irréalisable - sans doute form e accessible à l’hom m e de repos et de foi.
d ’une connaissance immédiate e t individuelle de la v e n te .
94 LE DIEU CACHÉ

C’est pourquoi nous term inerons cette p artie de notre


ouvrage p ar deux passages qui sont parm i les plus im portants
du Mystère de Jésus et de l’œ uvre pascalienne to u t entière,
et qui exprim ent en quelques lignes l’essemtiel de l’analyse
qui précède; le prem ier, l’essence du ra p p o rt entre l’hom m e
trag iq u e qui « passe l’hom m e », avec u n m onde qui, re sta n t
le seul dom aine de son activité, est devenu entièrem ent irréel
et in ex istan t pour lui :
« F aire les petites choses comme grandes, à cause de la
m ajesté de Jésus-C hrist qui les fa it en nous, et qui v it notre vie;
et les grandes comme petites et aisées, à cause de sa toute-
puissance. »
Le second parce qu’il d it l’unique relation de l’homme avec
le Dieu toujours absent et toujours présent de la tragédie dont
Y Écrit sur la conversion disait déjà : « C’est le posséder que de
le désirer » et dont la présence à l’âme ne p e u t être q u ’u n pari,
une recherche perm anente, de même que sa recherche est pour
l’âme présence continuelle à chacune de ses pensées et de ses
actions, parce qu’il form ule l’essence même de la tragédie, le
m essage que l’âme croit entendre en perm anence de la voix de
D ieu caché et invisible, message qui lui apporte la certitude
dans le doute, l’optim ism e dans la crainte, la grandeur dans
la misère, le repos dans la tension, message qui dans l’inquiétude
et l’angoisse perpétuelles de l’âme est la seule raison perm anente
et valable de confiance et d ’espoir :
« Console-toi, tu ne m e chercherais pas si tu ne m ’avais
trouvé. »

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