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NOUVELLES RÉFLEXIONS SUR LE LIEU DES SANS-ÉTAT

Calais, son camp, ses migrants


Michel Agier

Assoc. Multitudes | « Multitudes »

2016/3 n° 64 | pages 53 à 61
ISSN 0292-0107
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Michel Agier, « Nouvelles réflexions sur le lieu des Sans-État. Calais, son camp, ses
migrants », Multitudes 2016/3 (n° 64), p. 53-61.
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Migrants/
Habitants :

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urbanités en
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construction
Assignés à résidence minimale
par les États, les migrants construisent
à l’inverse, comme à Calais, des habitats
provisoires. Commerces, droits, services,
y prennent des figures souvent nouvelles.
La venue solidaire se transforme
en expérimentation d’autres possibles.
Migrants et habitants explorent
ensemble la ville à venir.
Nouvelles réflexions
sur le lieu
des Sans-État

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Calais, son camp, ses migrants
Michel Agier
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On peut évaluer à dix-sept millions le nombre de personnes qui vivent aujourd’hui dans
une sorte ou une autre de camp à l’échelle de la planète. Au moins six millions dans des
camps de réfugiés officiels, autant dans des camps de déplacés internes, et ces deux chiffres
auront augmenté sensiblement ces deux dernières années avec la dispersion de millions de
Syriens et d’Irakiens touchés par le conflit en cours. Il y a aussi des milliers de petits cam-
pements qui peuvent abriter provisoirement de cinquante à une centaine de personnes,
rarement plus : on en trouve au bord des frontières (par exemple, parmi les plus impor-
tants, ceux d’Idomeni à la frontière entre la Grèce et la Macédoine en 2015-2016, ou de
Patras en Grèce entre 1996 et 2009), mais aussi dans les villes − sur les terrains vagues,
dans les ruines, les interstices (par exemple, sous les viaducs du métro aérien à Paris),
les immeubles abandonnés (comme les squats de Colatina et Agnanina dans la banlieue
de Rome), ou encore dans les bois à la limite des villes-frontières − comme la « jungle
Pashtoun » à Calais, détruite en 2009. Le terme pashtoun à l’origine de l’anglais « jungle »,
qui signifie littéralement « forêt » ou « brousse », aurait été initialement utilisé pour dési-
gner les camps de réfugiés afghans au Pakistan dans les années 1970, avant d’être repris
et diffusé par les Afghans eux-mêmes pour nommer leurs lieux de refuge sur les bords de
routes de leur exil, puis de devenir un terme générique pour les établissements précaires de
migrants. Le camp créé en avril 2015 par le regroupement (décidé par l’État à la demande
de la Ville de Calais) des migrants dispersés dans différents campements dans la ville de
Calais, a aussi été appelé « jungle », « New jungle », ou « Bidonville d’État ».

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: urbanités en construction

La forme-camp comme objet d’études,


de désir et de politique
Dans tous les cas, à la fondation des camps comme à leur reproduction sur le long terme, il y a
le principe d’un excès, d’une population en trop, surnuméraire. Non pas surnuméraire en elle-
même, par la culture, la classe sociale ou l’identité des migrants, mais surnuméraire par rapport

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à ce que sont capables de penser les dirigeants des États-nations à propos du gouvernement des
hommes et des espaces dont ils ont la responsabilité. S’édifie ainsi un monde invivable parce
que fondé sur la fiction d’une mondialisation qui ne sortirait pas du cadre de pensée et d’action
national. Ce nationalisme épistémologique est à l’origine d’une fiction politique globale-natio-
naliste qui ne parvient à se réaliser que grâce à une violence excluante voire mortifère. Cette
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violence consiste à tenir à l’écart une part croissante de la population mondiale, celle qui se
déplace dans des circulations précaires, essentiellement Sud-Nord, et se retrouve bloquée aux
frontières des États-nations, dans des camps ou des marges urbaines illégales, dont la vocation
est d’être a priori invisibles − un ailleurs à la fois proche et lointain.
De nombreux chercheurs et étudiants en sciences sociales de diverses disciplines,
se sont lancés ces dernières années sur ces nouveaux lieux comme de nouveaux « terrains ». Ils y
ont trouvé des migrants de différents statuts bien sûr, mais aussi de nombreux journalistes, des
militants, des travailleurs humanitaires, des policiers et des militaires, des touristes, des élus, des
hommes politiques et des représentants de gouvernements, d’ambassades ou d’institutions inter-
nationales. Tout un monde dans ces espaces à l’écart des États-nations. Au-delà de la question
politique que la profusion actuelle des camps pose, il faut donc s’arrêter un moment sur cette autre
profusion – une convergence de présences volontaires et involontaires − et réfléchir à ce qui nous
fascine (comme un dérangement pour les uns, ou un modèle pour les autres) dans la forme-camp,
ce que cela nous dit du sens social de cette forme de vie et de lieu dans le monde d’aujourd’hui.
Revers exceptionnaliste, émotionnel et dramatique des stratégies d’invisibilité
dominantes au niveau gouvernemental, on peut évoquer un certain exotisme du malheur ou
du désastre, qu’on retrouve en général dans le tourisme de camps (celui de Chatila détruit, de
Dadaab « le plus grand camp du monde », ou de la « jungle » de Calais surmédiatisée par à-
coups), tout comme il existe au Brésil depuis quelques années un tourisme de favela. Celui-ci
semble entièrement venir de l’extérieur, mais en fait il est associé à des stratégies d’ouverture
et de captation de ressources de la part de certaines associations de résidents, autant que de
« pacification » et de contrôle policier de la part des autorités urbaines.
On ne peut écarter non plus un attrait pour la contre-culture du campement, en tant
qu’espace d’exception associé à la vie nomade, qui définit le camp comme l’habitat de la mobilité,
c’est-à-dire comme un contrepoint à nos vies trop normales ou sédentaires. Ce désir d’orienta-
tion exotique se manifeste dans le développement des campements de yourtes, de néo-nomades,
de voyageurs ou de pèlerins, de villes éphémères « new age », de festivaliers, contestataires, etc., tous
provisoirement auto-encampés pour marquer et/ou vivre alternativement une différence voulue1.

1 Voir l’exposition « Habiter le campement » organisée par la Cité de l’Architecture et du Patrimoine du 13 avril au
30 août 2016.

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Cette remarque préliminaire et critique voudrait favoriser la réflexivité sur l’at-


tention (scientifique, politique ou sociale) portée à ces lieux comme des lieux d’exception.
Ainsi, le regard parfois sidéré, compassionnel ou horrifié que nous portons sur eux peut aussi
bien renforcer leur traitement exceptionnaliste et participer ainsi à la confirmation de leur
écart et de notre distance vis-à-vis de cette altérité d’un nouveau type.

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Replacer la forme-camp dans son ou ses multiples contextes contemporains
permet de voir qu’elle est assez systématiquement associée à l’immobilité, plus précisément
à l’immobilisation de personnes en déplacement. C’est souvent dans la perspective d’une
science sociale critique que les chercheurs s’interrogent sur le camp comme mise en œuvre
d’un pouvoir sur des populations et des territoires (c’est-à-dire un « biopouvoir » dans la
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pensée de Michel Foucault), et comme forme du gouvernement des indésirables. « Forme-


camp » est, dans ce cadre, un concept nécessaire : il associe trois caractères − l’exception,
l’extraterritorialité et l’exclusion − à partir desquels nous pouvons décrire, différencier et
comparer les différents espaces de confinement et de mise à l’écart qui se développent et se
développeront encore dans les années qui viennent.
Cela permet d’établir ce constat : la forme-camp fait partie de l’état du monde
contemporain, et les derniers épisodes de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise migratoire »
en Europe, ne font que confirmer et amplifier ce constat. Sur les îles grecques, en Macédoine,
en Hongrie, à Lampedusa ou Malte, à Vintimille, Paris ou Calais, on constate que les camps et
campements ne sont pas (ou ne sont plus) des réalités confinées aux contrées lointaines des
pays du « Sud » ou au passé, mais qu’ils sont bien des lieux d’aujourd’hui, où vivent certains
de nos contemporains. Chaque nouvel exemple (comme en janvier 2016 le « camp humani-
taire » de Grande-Synthe) relance à la fois la politique, la mobilisation et la réflexion sur les
nouvelles déclinaisons de la forme-camp.

Calais : campements, camp, bidonville.


L’histoire en accéléré
La fermeture très médiatisée en 2002 du centre de la Croix-Rouge de Sangatte par Nicolas
Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, visait à mettre un terme à une visibilité acquise par le
« hangar de Sangatte » qui dérangeait l’image lissée d’un pays démocratique. Systématique-
ment repoussés, les migrants en transit, et parfois en errance, dans cette région se sont alors
regroupés dans des campements informels de petite taille, ou dans des squats, au sein ou
autour des principales villes, notamment de Calais. Le campement des migrants afghans de
cette ville, ouvert en 2002, fut lui aussi détruit en septembre 2009 (décision d’Éric Besson,
ministre de l’intérieur du moment). Au cours de ses sept années d’existence, cette « jungle »
aux abords de Calais a pu parfois regrouper jusqu’à 600 occupants, ce qui représente un
nombre très important pour ce genre d’occupation : un refuge comme il en existe des mil-
liers dans le monde, créé par les migrants eux-mêmes de la même manière qu’on « ouvre »
un squat. Ce sont des campements – dans les interstices des villes ou aux abords des fron-
tières, ou les deux à la fois comme à Calais − où l’on se regroupe faute d’asile, en occupant

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les marges des espaces habités : quais, parcs, squares, terrains vagues, immeubles vacants
ou abandonnés. Les occupants de ces lieux de refuge ont pu trouver, à Calais comme dans
les petites villes proches, des soutiens solidaires de la part de certains des habitants : dis-
tributions de repas, de vêtements, de chaussures, soins médicaux, informations et aides
concrètes sur les procédures administratives, apprentissages linguistiques, etc. Se sont ainsi

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constituées une vingtaine d’associations (ou de sections locales d’associations nationales)
regroupées ensuite dans la « Plateforme de Services aux Migrants ».
Le camp créé en avril 2015 mit fin à ces occupations de petits campements et
squats, et il ouvrit une étape radicalement nouvelle. Si le hangar de Sangatte (1999-2002)
était un camp de transit géré par la Croix-Rouge, si la « jungle pashtoun » du bois Dubrulle
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(2002-2009) était un campement-refuge ouvert et géré par les migrants eux-mêmes, c’est
un véritable camp de regroupement qui a été édifié par décision de l’État en avril 2015, dans
le seul lieu où les migrants furent collectivement transférés puis « tolérés » selon les termes
officiels, sur une zone marécageuse située à sept kilomètres de la ville, la Lande, et dans les
pires conditions sanitaires.
Dans un premier temps, ce déplacement forcé a mis un frein important à la
relation des migrants avec les Calaisiens engagés dans les associations de solidarité. Mais ce
qui se passa ensuite illustre et confirme une manière de faire de plus en plus répandue dans
les mondes de la mobilité, qui s’accommode des situations précaires, des contraintes poli-
cières, et par cet accommodement même, les transforme jusqu’à les rendre cette vie parfois
habitable. En effet, les occupants, avec l’aide de quelques associations locales (L’Auberge
des Migrants principalement, dont le site internet a été un relais national et européen
important) et surtout avec la mobilisation de nombreux soutiens venus d’autres villes de
France, de Belgique, des Pays-Bas, d’Allemagne et principalement de Grande-Bretagne,
ont commencé à en faire un lieu vivable, de plus en plus établi et visible. Transformant
les abris, construisant des lieux de culte catholique et musulman, de rencontre, de restau-
ration, de formation scolaire et de langue française, de culture (théâtre), les résidents du
camp en ont fait en quelques mois une occupation urbaine dont le nombre d’habitants a
atteint environ 7 000 personnes en février 2016.
Très loin de la disparition annoncée par l’évacuation et le transfert des mi-
grants vers cette zone (en avril 2015), un rapport de force s’est instauré où l’État a, un
temps, perdu la main. De leur côté, les occupants « oubliaient » parfois d’aller courir la nuit
derrière les camions qui devaient les mener clandestinement vers l’Angleterre – raison pre-
mière de leur présence dans ce lieu – parce qu’ils se trouvaient mieux dans ce lieu qui finit
par bien porter son nom de « bidonville » plutôt que de « camp ». Il était en train de devenir
un brouillon de ville, comme la plupart des camps installés dans la durée ailleurs dans le
monde. Avec ce camp-bidonville, les migrants s’inventaient eux-mêmes la ville hospitalière
en France que le gouvernement leur refusait.
C’est contre cela que l’État a finalement réagi, contre ce camp qui sortait de
l’ombre. D’une part, il a construit un camp dans le camp : le camp de containers sur une
partie, préalablement terrassée, de la zone pour y loger 1 500 personnes, avec une fonc-

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tion sécuritaire explicite (nombreux surveillants, grillages, tourniquets, contrôles à l’entrée


par identification palmaire). D’autre part, il a détruit en mars 2016 la partie sud du camp,
celle qui était devenue bidonville, où logeaient à ce moment-là environ 3 000 migrants (soit
près de la moitié de la population totale du camp), éliminant ainsi les marques naissantes
d’une socialisation sur ce lieu improbable. Transformée et de plus en plus appropriée, habi-

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tée par les migrants eux-mêmes et en partie par les nombreux visiteurs du lieu (« aidants »,
militants associatifs et politiques, journalistes, photographes et vidéastes, étudiants et cher-
cheurs, etc.), cette zone était devenue parfaitement publique et même, certains jours, « the
place to be ». C’était le lieu où l’État perdait le contrôle mais où, paradoxalement, une forme
d’asile était créée et acceptée par certains migrants qui pourtant n’étaient venus jusque-là
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que pour passer en Grande-Bretagne.


Car il s’est passé dans le camp-bidonville de Calais en quelques mois des phé-
nomènes, certes minimalistes mais bien réels, d’aménagement de l’espace, de socialisation,
d’échanges avec les habitants et de politisation des occupants, qu’on retrouve en général
dans les camps contemporains, où ces différents caractères mettent cependant plus long-
temps à se développer, parfois des années, parce que l’isolement est plus grand et les res-
sources bien moins nombreuses. À Calais, une relation s’est établie entre, d’une part, des
migrants venus de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan, du Pakistan, d’Érythrée ou du Soudan – en
fait près d’une vingtaine de pays − et d’autre part des Européens de tous âges, affiliés à des
associations d’obédience chrétienne ou de gauche, ou bien « aidants » indépendants, venus
là pour quelques jours à travers des prises de contact par internet. La conversation, la tra-
duction, l’apprentissage, la construction, sont devenus les termes essentiels de l’échange
social qui s’est institué sur ce lieu en quelques mois (entre juillet 2015 et février 2016
précisément). Ce sont les termes qu’on associe en général à la formation d’un « monde
commun » au sens de Hannah Arendt. À cela s’est opposée en mars 2016 la brutalité de
l’intervention sécuritaire, qui a fini par l’emporter, apparemment, en imposant par la force
la destruction, encore partielle, du lieu.

Une histoire sans fin ?


De Lesbos à Calais, depuis la fin des années 1990, l’Europe édifie des camps. On en constate
toujours plus la diversification. Ils sont humanitaires pour redonner un peu de dignité aux
vies dégradées qui sont là − sans leur demander trop de comptes dans un premier temps
− comme l’a voulu la mairie de Grande Synthe, inscrite dans un « réseau des villes hospita-
lières » ; ou ils sont sécuritaires comme les énigmatiques « hot spots » européens de l’année
2015 en Grèce et en Italie, ou encore imposés de fait en même temps qu’abandonnés à leur
sort (et à quelques bonnes volontés humanitaires) comme à Idomeni ou Calais.
Il y a un lien étroit entre la migration, la frontière et les camps. Ces derniers re-
présentent l’immobilisation des personnes mobiles, ils continueront de se développer parce
que les moyens et les raisons de la migration ne vont pas se tarir, et tant qu’une alternative
aux camps ne sera pas entendue et prise en compte.

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Réfugiée juive allemande ayant transité par le camp de Gurs dans le sud de
la France en 1940, avant d’atteindre les États-Unis via Lisbonne l’année suivante, Hannah
Arendt a grandement inspiré la réflexion sur les droits de l’homme. En 1951, année de la
création du Haut commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), elle écrivait :
« La Deuxième Guerre mondiale et les camps de déportation n’étaient pas néces-

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saires pour montrer que le seul substitut concret à un pays natal inexistant était le camp d’inter-
nement. De fait, ce fut dès les années 1930 le seul « pays » que le monde eut à offrir aux sans-État2. »
Les camps représentent la place idéale aujourd’hui des Sans-État. Qu’ils soient
explicitement sécuritaires (Calais) ou édifiés d’abord à des fins humanitaires (Grande-
Synthe), ils sont créés comme des espaces à l’écart, des lieux hors de tous les lieux, qui doivent
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eux-mêmes se détruire ou se transformer. C’est cela qui rapproche ce qui se passe en Europe
ces dernières années de ce qui se passe dans d’autres parties du monde depuis plus long-
temps, où l’on est habitué à voir naître et durer des camps. La profusion des camps dans le
monde est le résultat de deux événements contemporains : l’accroissement des populations
en déplacement sur la planète, et l’abandon des États-nations pour les plus précaires d’entre
elles. Ainsi s’accroît un espace en creux, interstitiel, où les camps remplissent leur fonction
urgentiste dans l’ombre des États-nations.

2 Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme. II- L’impérialisme, 1951, Paris, Fayard, coll. « Points », 1982, p. 262.

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