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8.

UNE PROFESSION FAMILIALE : LES TROIS DIMENSIONS DE LA


VOCATION AGRICOLE
Céline Bessière

in Séverine Gojard et al., Charges de famille

La Découverte | « TAP / Enquêtes de terrain »

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2003 | pages 237 à 273
ISBN 9782707141347
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Pour citer cet article :


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Céline Bessière, « 8. Une profession familiale : les trois dimensions de la vocation
agricole », in Séverine Gojard et al., Charges de famille, La Découverte « TAP /
Enquêtes de terrain », 2003 (), p. 237-273.
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Une profession familiale :
les trois dimensions de la vocation agricole
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Céline Bessière

Pourquoi et comment certains enfants s’investissent sur


l’exploitation familiale ?
Le point de départ de ce texte est le constat d’une impasse
apparue lors d’une enquête de terrain en 1997-1998 auprès de
jeunes viticulteurs de la région de Cognac, en cours d’instal-
lation 1. À chaque fois que je demandais à l’un d’entre eux (il
s’agissait d’hommes, la plupart du temps) pourquoi il reprenait
l’exploitation familiale dans une période économique difficile
pour la viticulture cognaçaise, la seule réponse laconique que
j’obtenais était la suivante : « Parce que ça me plaît, ça m’a
toujours intéressé. »

1. BESSIÈRE Céline, Vivre pour travailler ; travailler pour vivre ? Reprendre une
exploitation familiale dans le Cognaçais, mémoire de maîtrise sous la direction de
Michel Pialoux, Université de Paris-V, juin 1998. L’« installation » correspond à l’accès
officiel au statut de chef d’exploitation, étant donné le respect d’un certain nombre de
critères et de normes définies par la profession : BARTHEZ Alice, Famille, travail et
agriculture, Paris, Économica, 1982 ; MARESCA Sylvain, « Le théâtre de la profession.
Le contrôle collectif de l’installation des jeunes agriculteurs », Actes de la recherche en
sciences sociales, 65, novembre 1986, p. 77-85 ; CHAMPAGNE Patrick et MARESCA Syl-
vain, De la succession familiale à l’installation professionnelle, Paris, INRA, 1986.
J’emploierai plus largement le terme de « reprise » afin d’appréhender l’enchaînement
des générations sur l’exploitation dans une logique simultanément familiale et
professionnelle.
Ce texte présente l’état provisoire d’une recherche en cours menée dans le cadre
d’une thèse. Il a bénéficié des lectures attentives et fructueuses de Florence Weber et
Olivier Schwartz. J’ai tenté aussi de tenir compte des remarques d’Alice Barthez sur les
questions de droit agricole.

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repenser la parenté

Lorsque je pose la question : « Comment, pourquoi en es-tu venu à


reprendre l’exploitation de tes parents 2 ? », les réponses que l’on me
donne sont de trois ordres :
– L’évocation d’un plaisir, d’un goût pour ce métier : « Agriculteur,
ça me plaît, ça me plaisait », « Ça m’a toujours plu », « J’me plais
là », « Ça m’a tout de suite plu », « J’aime ce métier », « J’aimais bien
la tête dehors » « J’aimais bien travailler de mes mains », « J’aime

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bien les vaches », « J’ai toujours aimé ça », « J’aime bien aller dans les
vignes »…
– Un intérêt pour le métier : « Ça m’intéresse »…
– Une volonté, un choix : « J’ai toujours voulu faire ça », « J’ai
toujours eu envie d’être viticulteur, de faire ce métier-là », « J’me suis
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tracé une ligne que j’ai essayé de respecter », « J’ai décidé de me


diriger vers la viticulture »…
A contrario, on rend compte du fait que les sœurs ou les frères ont
quitté l’exploitation par : « Elle voulait pas, elle voulait pas travailler la
terre, elle voulait même pas se marier avec un agriculteur », « Ça
l’intéressait pas », « La terre l’attirait pas », « Il avait pas envie de
revenir »… La même argumentation en termes de plaisir, d’intérêt, de
choix est retournée et permet de rendre compte de l’absence de reprise.

Le seul outil analytique qui me permettait de comprendre


le caractère à la fois évident et opaque de la reprise d’une
exploitation était le concept de vocation, tel qu’il avait été tra-
vaillé par Charles Suaud 3. Il s’agissait de transposer les ana-
lyses sur le séminaire et la constitution d’une vocation
sacerdotale à une vocation professionnelle. C. Suaud explique
bien qu’on ne comprend le fonctionnement du séminaire que
si l’on prend en compte l’ensemble du processus de sélection
qui conduit l’institution à ne prêcher que des convertis. Or, cette
sélection fonctionne comme « une intériorisation progressive
d’un projet de vie sacerdotale dans des conditions qui lui confè-
rent toutes les garanties d’un “choix” librement consenti ».
L’inculcation de la vocation vise en même temps la méconnais-
sance du processus qui la rend possible. C’est une condition
sine qua non pour que la vocation soit véritablement perçue
comme vocation, c’est-à-dire comme appel de Dieu inexpli-
cable. Faute de me donner des clés de compréhension du pro-
cessus de sélection et d’intériorisation d’une vocation de

2. Cette question n’a pas toujours été posée telle quelle, mais dans les entretiens eth-
nographiques, la trajectoire qui mène le jeune à la reprise a toujours été abordée.
3. SUAUD Charles, « L’imposition de la vocation sacerdotale », Actes de la recherche
en sciences sociales, 3, mai 1975, p. 2-17 ; ID., La Vocation. Conversion et reconver-
sion des prêtres ruraux, Paris, Éditions de Minuit, 1978.

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une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

viticulteur, les analyses de C. Suaud me permettaient en


revanche de comprendre pourquoi je ne comprenais rien. Je ne
comprenais rien à la socialisation professionnelle des jeunes
viticulteurs, dans la mesure où je m’adressais à des viticulteurs
déjà convertis, pour lesquels tout le travail d’inculcation d’une
vocation professionnelle avait déjà été réalisé (il me restait à
savoir par quels mécanismes concrets) et par là même occulté

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(d’autant plus que la situation d’entretien renforce l’« illusion
biographique 4 »).
La poursuite de l’enquête de terrain – non plus seulement
auprès de jeunes installés (des hommes), mais aussi auprès de
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mères, de sœurs, de femmes de viticulteurs et de viticultrices –


m’a permis de contourner les difficultés issues de l’évidence
de la vocation professionnelle. S’écarter des cas ordinaires – de
jeunes hommes qui reprennent l’exploitation parentale – pour
travailler sur des cas singuliers féminins, pour qui la vocation
en viticulture ne va pas de soi, permet de démonter les méca-
nismes complexes de la vocation professionnelle et tout le tra-
vail de socialisation qu’elle implique en amont 5.

4. Je reprends ici de Pierre Bourdieu le terme d’« illusion biographique » (BOURDIEU


Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63,
mai 1986, p. 69-72) pour désigner les présupposés qui naissent dans la situation d’entre-
tien lors duquel une personne « raconte » sa vie. Un récit biographique suppose que l’on
considère la vie comme un tout, un ensemble cohérent et orienté. D’où la mise en
exergue des intentions, des projets, des manifestations de volonté comme celle-ci : « Ça
m’a toujours plu, donc je veux m’installer. » Ce type d’affirmation permet de restituer
une logique rétrospective conduisant à la situation professionnelle actuelle : les jeunes
viticulteurs ont tendance à présenter lors des entretiens une vie cohérente, organisée, qui
tend vers un but, l’installation.
5. À partir d’un questionnaire passé en 1984-1985 auprès de ménages agricoles en
Bresse bourguignonne, dont le « chef » était âgé de 50-65 ans, Patrick Champagne
remarque avec étonnement que près de la moitié des enquêtés croit en la nécessité de
la « vocation » pour devenir agriculteur. Il met l’accent sur les conditions objectives de
production de la « vocation » pour l’agriculture. Il situe les « passionnés » en haut de
l’échelle sociale : ceux qui font des études agricoles et reprennent des exploitations de
plus de 50 hectares. P. Champagne analyse cette « envie » d’être agriculteur comme le
produit d’« un travail symbolique par lequel un groupe social instaure ou restaure la
croyance en sa propre valeur et par lequel il justifie d’exister comme il existe ». Vingt
ans après, et sur un terrain qui présente de fortes disparités socioéconomiques, je dirais
que la « passion » pour le métier est partagée par les « petits » et « gros » viticulteurs
(par contre, les différences de genre et de position dans la fratrie sont centrales). Ce
résultat n’est pas contradictoire avec l’analyse de P. Champagne si l’on prend en
compte les mutations de l’agriculture en vingt ans (poursuite de la baisse du nombre
d’exploitants et agrandissement des surfaces). Je fais la même hypothèse que P. Cham-
pagne sur l’intensité du travail de persuasion ou de socialisation que le groupe familial
exerce pour transmettre le « goût de l’agriculture ». Voir CHAMPAGNE Patrick, « La
reproduction de l’identité », Actes de la recherche en sciences sociales, 65,
novembre 1986, p. 41-64 (republié in CHAMPAGNE Patrick, L’Héritage refusé. La crise
de la reproduction sociale de la paysannerie française 1950-2000, Paris, Seuil, 2002) ;

239
repenser la parenté

Pourquoi et comment certains enfants viennent à s’investir


sur l’exploitation de leurs parents ? Le choix des mots dans
cette question est loin d’être neutre. Le verbe s’investir, tiré des
entretiens ethnographiques, embrasse la polysémie de ce que
revêt la reprise d’une exploitation familiale. Du point de vue
de l’enfant, s’investir signifie attacher beaucoup d’importance,
s’impliquer dans une exploitation par exemple. Du côté de la

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famille, investir quelqu’un, c’est le mettre en possession d’un
pouvoir, d’un droit, d’une fonction : celle de repreneur de
l’entreprise familiale. Enfin, investir dans quelque chose
consiste à engager, placer des capitaux dans une entreprise, et
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retrace la dimension financière de cette implication.


Le droit en général a du mal à penser un tel investissement
(dans tous les sens du terme) : est-il d’ordre familial ou pos-
sède-t-il une valeur marchande ? Comment résoudre les ten-
sions entre rapports familiaux et rapports marchands dans les
entreprises familiales ? Peut-on instaurer un contrat de travail
au sein de la parenté ? Mélanie Monteillet-Geffroy rappelle que
la mise en place de tels contrats de travail entre parents et
enfants n’est pas allée de soi et a suscité de nombreux débats
lors de leur autorisation dans l’entre-deux-guerres : « La juris-
prudence 6 relève que les enfants sont généralement nourris et
entretenus au domicile des parents, ce qui dispense ces der-
niers de les rémunérer puisque les prestations échangées peu-
vent correspondre à la manifestation des rapports familiaux
d’entraide 7. »
Le droit professionnel agricole s’est trouvé confronté de
façon prioritaire à ces questions dans la mesure où l’agriculture
en France repose tout au long du XXe siècle sur des exploita-
tions familiales 8. Le statut d’aide familial depuis 1939 permet
au descendant de l’exploitant qui participe aux travaux agri-
coles de bénéficier d’un « contrat de travail à salaire différé ».

CHAMPAGNE Patrick et MARESCA Sylvain, De la succession familiale à l’installation


professionnelle, op. cit.
6. Trib. civ. du Puy, 19 juin 1936, Gaz. Pal. 1936, 2, 466.
7. MONTEILLET-GEFFROY Mélanie, Les Conditions de l’enrichissement sans cause
dans les relations de famille, Doctorat et Notariat, 2001-04, Impr. La Mouette, 2001,
p. 103.
8. La loi d’orientation agricole de 1960, en particulier, annonce et accompagne la
modernisation de l’agriculture française tout en réaffirmant l’exploitation familiale
comme modèle d’organisation à promouvoir. Voir BARTHEZ Alice, Famille, travail et
agriculture, Paris, Économica, 1982 ; BARTHEZ Alice, « Le droit comme expression
culturelle. Processus de légalisation du travail familial en agriculture : le cas du
GAEC », Revue de droit rural, 288, décembre 2000, p. 621-632.

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une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

Si le terme de « contrat » fait explicitement référence au monde


salarié, on ne peut l’assimiler à un contrat de travail classique :
le salaire différé permet à l’aide familial de percevoir une rému-
nération forfaitaire en capital lors de la succession (décès des
parents ou donation-partage), pour le travail effectué « gratui-
tement » sur l’exploitation ; son montant est inférieur au SMIC,
restreint à dix années maximum (même si la durée effective de

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travail est supérieure) et limité par la valeur du patrimoine 9.
Dans les années 1970, la profession agricole, et en particulier
le CNJA, considérait la politique d’installation professionnelle
comme une priorité et aspirait à concurrencer le statut d’aide
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familial qui « expose au travail gratuit au nom des valeurs de la


famille 10 » : il s’agit de substituer la profession à la famille dans
la transmission du métier, c’est-à-dire de concurrencer la suc-
cession par l’installation professionnelle 11. Une alternative est
proposée alors au salaire différé : le statut d’associé d’exploi-
tation 12 permet une reconnaissance du travail du fils (plus rare-
ment de la fille) au fur et à mesure de son activité (et non a
posteriori, lors de la succession). Le statut d’associé d’exploi-
tation organise une rémunération régulière sous la forme d’un
« intéressement » aux résultats de l’exploitation fixé librement
entre l’associé et l’exploitant (mais encadré par une convention
départementale). De fait, ce statut a été très peu usité (200 à
300 cas en France), mais il a fonctionné comme une « incita-
tion culturelle 13 » pour le développement de GAEC 14 familiaux
et tout particulièrement de GAEC père-fils. L’enfant installé
(c’est-à-dire exploitant), associé dans une société civile agricole
(une exploitation sur cinq, GAEC et EARL 15 principalement)
possède des parts sociales de la société et bénéficie de droits
pécuniaires en fonction du travail accompli et du profit réalisé
par l’exploitation.
Concrètement, sur mon terrain charentais, j’ai affaire à des
enfants qui travaillent sur l’exploitation de leurs parents avant

9. BARTHEZ Alice, Famille, travail et agriculture, op. cit.


10. Ibid.
11. CHAMPAGNE Patrick et MARESCA Sylvain, De la succession familiale à l’instal-
lation professionnelle, op. cit.
12. Loi nº 73-650 du 13 juillet 1973. Pour plus de précisions, on pourra consulter
l’ouvrage d’Alice Barthez cité ci-dessus.
13. BARTHEZ Alice, « Le droit comme expression culturelle. Processus de légalisation
du travail familial en agriculture : le cas du GAEC », art. cité, p. 621-632.
14. GAEC : groupement agricole d’exploitation en commun.
15. EARL : exploitation agricole à responsabilité limitée.

241
repenser la parenté

leur installation professionnelle et de façon transitoire (quelques


années) en tant qu’aide familial ou salarié de l’exploitation.
Puis, une fois installés, ils deviennent chef d’exploitation à titre
individuel (si le départ à la retraite des parents coïncide avec
l’installation des enfants) ou associé dans une société civile
agricole (GAEC, EARL).
À travers ces différents statuts, le droit agricole a pris en

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compte la complexité de l’investissement des enfants dans les
exploitations familiales. Quel est le statut de ce travail ? Où se
trouve la frontière entre l’entraide familiale gratuite et une acti-
vité professionnelle qui déborde cette entraide et doit exiger une
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rémunération (en tant que compensation par rapport aux frères


et aux sœurs non investis) ? Doit-on faire référence ou non au
travail salarié ? Comment rémunérer ou compenser financière-
ment le travail fourni ? Toutes ces questions se conjuguent avec
celles que nous avons posées précédemment sur la constitu-
tion d’une vocation professionnelle et la volonté de l’enfant lui-
même de s’investir sur l’exploitation familiale. Il faut prendre
en compte alors le fait que les vocations d’agriculteur ne sont
pas également distribuées socialement, mais dépendent du
genre et de la place dans la fratrie. La question posée est donc
double : comment certains enfants en viennent-ils à s’investir
sur l’exploitation de leurs parents ? Quelles sont les différentes
manières d’être « rémunéré » pour cet investissement ?
Je m’intéresserai tout d’abord au cas d’une jeune femme à
qui ses parents ont demandé récemment de s’associer dans
l’EARL familiale. L’analyse de cet entretien qui revient sur une
expérience douloureuse cherche à montrer combien l’investis-
sement au sein de l’entreprise familiale peut prendre des formes
paradoxales : loin de s’investir au sens actif du terme, Marie-
Hélène a plutôt été investie par l’exploitation de ses parents à
travers l’usage de son diplôme agricole. Ce cas singulier permet
de mettre au jour les différentes manières pour un enfant d’être
« intéressé par » l’exploitation, mais aussi d’être « intéressé à »
l’exploitation. Je dégagerai ainsi trois dimensions constitutives
de la vocation agricole : la transmission du patrimoine pro-
ductif en fonction de la place dans la fratrie sexuée (hériter), la
reprise de l’entreprise familiale en tant que chef d’exploitation,
mais aussi l’apprentissage du métier et du goût pour la viticul-
ture. Dans tous les cas, la question de la rémunération ou de la
compensation financière du travail effectué, et donc la circu-
lation de l’argent dans la famille, est centrale. Une fois ces trois

242
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

dimensions mises en évidence, j’étudierai sur trois générations


le cas d’une exploitation (Soijon) où, en fonction des configu-
rations sexuées, les identités d’héritier, de repreneur et
d’apprenti viticulteur ne se recouvrent pas. L’intérêt de l’étude
d’un tel cas, dans sa singularité même, est de mettre l’accent
sur les canaux multiples de la reproduction du groupe social
des viticulteurs. Comment, par la transmission des différentes

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dimensions de la vocation agricole, un tel groupe se perpétue,
sur trois générations, dans des contextes économiques
différents ?
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La certification scolaire : une ressource personnelle


ou à usage de la maisonnée ?

Marie-Hélène Plume (31 ans) est la fille aînée d’un couple


d’agriculteurs viticulteurs, les Roullin, qui possèdent 20 hec-
tares de vignes dans l’AOC cognac, 70 hectares de terre (en
céréales et prairie) et 24 vaches allaitantes. Elle a une sœur
cadette comptable et un frère handicapé. Elle est mariée avec
un héritier 16, Yannick Plume, fils unique, qui pour l’instant est
directeur technique dans une petite maison de négoce de
Cognac. Tout le début de l’entretien avec Marie-Hélène est
consacré à son dégoût pour la viticulture, dans son enfance et sa
jeunesse. En particulier, une expression (que je ne comprends
pas vraiment au départ) revient comme un leitmotiv : « Mes
parents ne m’ont jamais intéressée. »

« J’étais complètement en dehors de tout ça, mes parents ne m’ont


jamais intéressée à quoi que ce soit. Au niveau de la comptabilité,
quand mon père a vu que je m’intéressais à la comptabilité, il
aurait p’t-être pu me dire à un moment ou à un autre, est-ce que tu
veux plancher sur les chiffres ou voir, enregistrer, ça peut commencer
comme ça et… et euh… jamais rien. J’ai jamais su combien mes
parents avaient d’hectares, combien mes parents faisaient de rende-
ment, jamais mes parents ne m’ont intéressée à quoi que ce soit.
Donc, moi l’exploitation, c’était, ben on verra plus tard.
– Mais vous y habitiez pourtant…

16. Les beaux-parents de Marie-Hélène, les Plume, sont viticulteurs : ils cultivent
21 hectares de vignes et 15 hectares de céréales. Leur situation est plus prospère que
celle des Roullin. Les vignes sont mieux situées dans l’AOC et surtout ils sont bouil-
leurs de cru (ils distillent leur vin et ont des contrats de vente en eaux-de-vie) et non
pas seulement viticulteurs.

243
repenser la parenté

– Oui, j’y habitais, mais euh… [hésitations]… je ne m’y suis


jamais intéressée. »

Le récit de son parcours scolaire est riche d’enseignements.


Alors que Marie-Hélène cherche à éviter absolument le monde
viticole, elle se retrouve « par hasard » au lycée agricole :

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« Quand j’étais en troisième, ben je savais pas quoi faire. Évidem-
ment, on a 14-15 ans, on sait pas quoi faire, et j’avais formulé plusieurs
vœux, dont un en comptabilité, l’autre je me rappelle plus et le troi-
sième en commercial, mais à Volière [lycée agricole], parce qu’il y a
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une section commerciale à Volière. Et… ben, les autres, il y avait des
listes d’attente trop importantes, donc je suis allée à Volière comme ça.
Mais quand j’ai appris que j’allais à Volière, j’étais furax ! Mais alors
ce qui s’appelle furieuse. Je voulais pas du tout y aller, presque parce
que je reniais le monde agricole quoi. Je voulais m’en sortir, et puis,
ben, c’est tombé comme ça, quoi. »

En BEP commercial au lycée agricole, la scolarité de Marie-


Hélène se déroule sans encombre – « Je me situais vraiment
dans les meilleures, donc ça m’a motivée dans cette branche.
Je touchais pas aux vaches, je touchais pas à la vigne c’était
déjà ça… » En BTA (aujourd’hui, baccalauréat professionnel
agricole), elle se retrouve avec huit autres élèves de la section
commerciale dans une classe de viticulteurs où elle rencontre
son futur mari. Alors qu’elle pensait préparer un diplôme
commercial, les cours sont essentiellement destinés aux élèves
viticulteurs et Marie-Hélène vit difficilement ce « retour » à
l’agriculture. Elle redouble l’année du BTA, obtient son
diplôme et, « dégoûtée des études agricoles », interrompt ses
études. Durant deux années, elle devient caissière dans une
grande surface avec un contrat de vingt heures et commence à
donner des coups de main ponctuels rémunérés dans les vignes
de ses futurs beaux-parents. En 1992, elle se marie et quitte
son emploi de caissière (trop éloigné de son domicile) : pen-
dant quelques mois elle s’occupe à plein temps de l’exploita-
tion d’une cousine de son mari jusqu’à sa première grossesse.
Depuis cette date, Marie-Hélène passe la majorité de son temps
auprès de ses trois enfants qui ont entre 7 ans et trois mois.
Elle entretient aussi quelques hectares de vignes autour de sa
maison, qui appartiennent à ses beaux-parents (moyennant
rémunération). Un événement va bouleverser cet équilibre en
1997 :

244
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

« Un jour [elle prend le ton d’un récit] mon père est venu me voir.
Il m’a dit, il m’a fait chanter un p’tit peu sur le diplôme que j’avais eu.
Donc le BTA… parce qu’il y avait des terres qui le touchaient, et il
voulait absolument ces terres et il m’a dit pour que j’aie ces terres,
il faudrait que ce soit un “jeune agriculteur 17”. Donc j’avais les
diplômes, j’avais tout, et là, paf, on vient me chercher… et… alors
qu’on m’avait jamais intéressée à quoi que ce soit, on vient me

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chercher. Il y a eu des querelles, je vous le dis tout de suite, ça a
pas été simple. Donc, il me dit, tu devrais faire les démarches ceci,
tu devrais faire le stage, pour être jeune agriculteur, toucher la DJA,
donc tout le processus… voilà et puis… ben moi, j’étais un p’tit peu
paumée dans tout ça. J’avais d’un côté mon mari qui disait tu fais ce
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que tu veux, mais ils t’ont jamais intéressée, ceci, cela. Et puis, d’un
autre côté, c’était quand même mes parents, c’était l’exploitation de
mes parents, sachant que mon père est très près de sa valeur de… patri-
moine. J’ai été voir un conseiller agricole, on a débattu ce que les uns
et les autres attendaient et j’ai fini par prendre la décision, bon, ben j’y
vais, quoi. Mais j’avais quand même émis… j’avais dit je veux bien
faire ça, mais il faut pas trop m’en demander pour l’instant, je veux
quand même du temps pour mes enfants. Et je savais à l’époque, mais
ça personne ne le savait, que je voulais un troisième [enfant]. […] Tout
ça a fait que j’ai dit je veux bien m’associer, mais je veux quand
même ne pas laisser aussi tomber mes beaux-parents qui bossaient tout
autour de chez moi [les vignes entourent sa maison]. Les vignes sont
là : j’arrive avec ma voiture, je pose mes affaires, et puis j’embauche,
quoi. Je suis sur place, ce qui me fait perdre pas beaucoup de temps
[entre les allers-retours pour conduire ses enfants à l’école, son tra-
vail dans les vignes, et son domicile]. Donc, aller chez mes parents [au
contraire], c’est 16 kilomètres. Donc, ils étaient d’accord, ils ont été
d’accord. […] Pour mon père, c’était la gloire, quoi. Mais, ceci dit,

17. Le statut de « jeune agriculteur » (JA), défini par les instances professionnelles
agricoles, permet de bénéficier d’aides de l’État à l’installation : la dotation jeune agri-
culteur (DJA : son montant versé sur quatre années varie de 50 000 à 150 000 F, en
fonction du projet, de sa réalisabilité, de la localisation), des prêts à taux bonifiés et un
ensemble d’exonération d’impôts, de réductions sur les cotisations MSA, Groupama,
coopératives, etc. pendant quelques années. Les JA sont aussi prioritaires dans les
commissions de structure qui délivrent des autorisations d’exploiter : les instances pro-
fessionnelles accordent ici un avantage aux jeunes agriculteurs lorsqu’il y a plusieurs
candidats pour l’achat de foncier ou l’acquisition d’un fermage. Le propriétaire peut
toujours refuser de vendre ou de louer à la personne désignée par la commission de
structures, mais il ne peut pas vendre ou louer à quelqu’un d’autre.
Le niveau scolaire requis pour bénéficier de ces aides est (pour les jeunes nés après
1971) un diplôme de niveau V agricole (BTA) et la réalisation d’un stage pratique de
six mois dans une exploitation à plus de cinquante kilomètres. Il faut être âgé de 21 à
35 ans, être inscrit en qualité de chef d’exploitation, être ressortissant français ou de la
CEE, participer à un stage théorique de préparation à l’installation de 64 heures, exercer
pendant dix ans la profession d’agriculteur à titre principal, tenir une comptabilité de
gestion pendant dix ans et opter pour le régime simplifié de la TVA.

245
repenser la parenté

quelques fois, je sens qu’il y a de l’amertume face à pas mal de choses.


Je pense qu’ils aimeraient que j’aille travailler un peu là-bas. J’irai
comme j’ai dit, j’irai… Mais pour l’instant, ça fait trois mois que j’ai
accouché, je voudrais aussi un peu… pas en profiter, mais me laisser
un peu le temps de m’organiser. »
Plus loin dans l’entretien, nous revenons sur l’épisode de l’entrée
de Marie-Hélène dans l’EARL et surtout la demande faite par son

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père.
« Alors qu’il m’avait jamais intéressée à l’exploitation et qu’il
vient me chercher comme ça. Il débarque un soir, comme un cheveu
sur la soupe. Et puis, ils ont [ses parents] des façons de faire qui ne
m’ont pas plu. Quand on a des choses comme ça à dire, on l’emmène
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tout doucement ou on y pense longtemps à l’avance, mais là… Bim


Bam. Du jour au lendemain, comme ça, et on me reçoit dans une
chaufferie debout, même pas autour d’un café, ça aurait pu être sur
le canapé, même pas, rien, comme ça. C’est dur, c’est dur pour moi
d’avoir vécu ça maintenant…
– Tu as dû répondre tout de suite ?
– Non, c’était là, c’était en travers, non, non… mais je me suis senti
les pieds et mains liés, tout de suite. Je suis arrivée là, j’ai dit à Yan-
nick c’est pas ce que je veux faire, et puis, de toute façon, ils ne
nous ont jamais intéressées à l’exploitation, que ce soit ma sœur ou
moi, quoi.
– Tu dis que tu y travaillais quand même un peu…
Quand j’étais petite ouais… à quatre ans j’étais sur les tracteurs
déjà, à conduire les tracteurs pour semer les pommes de terre. Ils ont
su me le dire, et après de fil en aiguille, j’conduisais un tracteur pour
les vendanges, il fallait aller tout droit, donc c’était formidable. Mais
déjà, c’était pas ma sœur, c’était tout le temps moi, c’est tout le temps
moi, quoi. Mon père partait faire de la paille, c’était tout le temps moi
qui allais avec lui. Combien de fois les bottes de paille, elles s’éven-
traient, donc fallait rentrer la paille, j’allais là-bas, je le faisais… C’est
vrai que maintenant… J’m’amusais. Mais, bon, y a jamais eu “c’est
bien, t’es venue nous aider, ça me rend service”, y a jamais eu de la
valeur quoi. On m’a jamais… ça rentrait dans le normal. Ben, pour
avoir vécu avec ma grand-mère, ma grand-mère m’a toujours dit tu es
là pour servir tes parents. Une grand-mère qui vous dit ça, maintenant
avec du recul, ça fait mal, ça fait mal. Y a tout un tas de choses comme
ça. Et puis quand j’ai été en âge d’aller sur la route avec le tracteur,
on m’envoyait passer le cover-crop [machine tractée qui permet de
retourner la terre sur une faible profondeur] dans les champs, j’y allais.
Maintenant, quand j’y pense, ben faut voir le nombre d’heures que
j’ai fait sur les tracteurs. De toute façon, mes vacances scolaires, je les
passais dans les champs à botteler la paille. Oui, oui, j’étais pas à la
piscine du coin [rires]… »

246
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

Cet événement – la demande de M. Roullin à sa fille de


prendre 25 % de part dans son EARL en tant que « jeune agri-
cultrice » – est très révélateur des usages diversifiés qui sont
réalisés des diplômes agricoles dans les familles de viticulteurs.
La sociologie de l’agriculture, dans les années 1980, a eu ten-
dance à opposer capital scolaire et capital économique. Patrick
Champagne explique que l’école « concurrence » la reproduc-

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tion de l’identité des agriculteurs : « L’école contribue, en effet,
à saper l’autorité traditionnelle des parents en inculquant à leurs
enfants des savoirs certifiés qui chahutent les hiérarchies des
compétences localement établies, dévalorisent les savoirs
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anciens et leur mode de transmission, modifient en tout cas le


rapport que les jeunes entretiennent avec le travail manuel.
Comme le note un vieux paysan, “à cause des études les jeunes
ne peuvent pas avoir le métier dans la peau, comme nous on l’a
eu 18”. » P. Champagne remarque que le capital scolaire est peu
corrélé à la « viabilité » des exploitations 19 : il en conclut que
ceux qui vont à l’école ont pour projet de quitter la Bresse et le
monde agricole.
À la suite des travaux de Pierre Bourdieu 20, on a placé
l’accent sur les stratégies de reconversion mises en œuvre par
les petites entreprises familiales, dans les périodes de transfor-
mation de la structure sociale (comme dans les
années 1950-1960) : celles-ci ont eu tendance à transformer un
petit capital économique familial en un capital scolaire per-
sonnel, incorporé, ce qui constitue une transmission de pou-
voir de la famille vers l’institution scolaire 21. Ce type de
présentation, qui fait la part belle à une opposition entre un
avant où dominaient des petites entreprises familiales (capital
économique) et un après où règnent les classes moyennes sala-
riées (capital scolaire), ne nous fournit pas les outils pour
comprendre la place du capital économique et du capital sco-
laire dans les entreprises familiales hic et nunc (puisque, sché-
matiquement, on fait comme si elles avaient toutes disparu). La

18. CHAMPAGNE Patrick, « La reproduction de l’identité », art. cité, p. 41-64.


19. CHAMPAGNE Patrick, « Capital culturel et patrimoine économique : le cas de
l’agriculture bressane », Actes de la recherche en sciences sociales, 69, septembre 1987,
p. 51-66.
20. BOURDIEU Pierre, BOLTANSKI Luc et SAINT-MARTIN Monique (DE), « Les stra-
tégies de reconversion. Les classes sociales et le système d’enseignement », Social
Sciences Information, vol. XII (5), 1973, p. 61-113.
21. SINGLY François (DE), Sociologie de la famille contemporaine, Paris, Nathan,
coll. 128, 1993.

247
repenser la parenté

sociologie a écarté de son panorama les questions d’allonge-


ment de la scolarité chez les groupes sociaux d’indépendants, et
donc celles de l’imbrication entre capitaux économiques et cer-
tifications scolaires.
La sociologie nous apprend que le capital scolaire (par oppo-
sition avec le capital économique) fait corps avec la personne
qui le détient. C’est ce que précise François de Singly dans son

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manuel de sociologie de la famille :

« L’enfant : une personne, un capital. Avec le primat du capital


scolaire, les relations entre les parents et les enfants sont, en quelque
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sorte “épurées” ; elles ne servent plus de support à la transmission


directe du patrimoine. Les relations entre les générations sont trans-
formées du fait des caractéristiques de ce capital. Celui-ci est une res-
source personnelle : un bachelier ne peut céder à un autre ses titres
scolaires alors que des actions peuvent être échangées ; des parents ne
peuvent pas déshériter culturellement un de leurs enfants. Ce capital
est, pour une grande part, incorporé. Il fait corps avec son propriétaire
à tel point que ce dernier et les individus qui le côtoient attribuent à sa
personne des qualités qui dérivent de son capital 22. »

La description que fait François de Singly du capital sco-


laire correspond tout à fait à la perception que Marie-Hélène
a de l’école. Les diplômes sont, pour elle, une « ressource per-
sonnelle » incorporée et doivent permettre à un enfant de s’épa-
nouir dans la voie qu’il aura choisie. Le terme de « vœux »,
qu’elle reprend pour désigner son orientation scolaire dans la
comptabilité ou le commerce, à l’entrée au lycée profes-
sionnel (« j’avais formulé plusieurs vœux, dont un en compta-
bilité… »), est significatif de cette aspiration personnelle et
émancipatrice à travers l’école. Aujourd’hui, en tant que mère,
elle formule un discours sur la « liberté » qu’il faut laisser aux
enfants (en particulier les enfants de viticulteurs) de choisir leur
orientation scolaire et professionnelle sans pression familiale :

« Je ne comprends pas… enfin je sais pas comment je réagirai avec


mes enfants, mais je comprends pas qu’on puisse diriger la vie… C’est
vrai que ce sont nos enfants, c’est vrai qu’on était leurs enfants, mais
pourquoi mettre des freins dans ce que les enfants veulent faire, alors
que ça va nettement mieux quand on les laisse. Rien qu’un gamin qui

22. Ibid., p. 23-24.

248
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

veut faire du ski, qu’on le laisse faire, eh ben dans les études, c’est
pareil, quoi. »

Marie-Hélène aboutit ainsi à une position très objectivante


sur sa trajectoire scolaire, professionnelle et même conjugale.
Alors qu’elle voulait à tout prix sortir du monde viticole, elle
s’est retrouvée dans un lycée agricole, mariée avec un fils de

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viticulteurs et aujourd’hui associée de son père. Elle a actualisé
à son insu tous les projets de son père pour elle :

« J’aurais été un garçon… si j’avais été un garçon… ça a été d’ail-


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leurs la grande déception de mon père à la naissance. Mais, bon, est-ce


qu’il a pas aussi projeté son rêve sur moi, hein ? Dans un sens, il était
très content que j’aille à Volière. Maintenant, avec du recul, il était
très content. Et puis quand j’ai rencontré quelqu’un, il était aussi très
content, qui avait des vignes… C’est vrai qu’avec du recul j’arrive à
comprendre un p’tit peu. Y avait des façons de parler, des façons de…
c’était très bien. C’est pas anodin tout ça. »

Le point de vue de M. Roullin sur la fonction des certifica-


tions scolaires est très différent de celui de sa fille. On ne peut
pas parler ici, en suivant François de Singly, de « relations
épurées entre parents et enfants » du fait de la non-transmission
directe du patrimoine scolaire. Tout au contraire. Pour le père
de Marie-Hélène, le capital scolaire de sa fille aînée appartient
finalement à la maisonnée 23 tout entière. La métaphore du jeu
de cartes de Pierre Bourdieu 24 est particulièrement éclairante :
le diplôme de Marie-Hélène constitue une carte dans le jeu de
la famille Roullin, il fait partie de la donne et peut être mobilisé
lors d’un coup (l’agrandissement de l’exploitation) dans une
partie. Le BTA de Marie-Hélène constitue un placement fami-
lial (et non purement individuel) dont les intérêts doivent
revenir à l’entreprise familiale dans son ensemble. Dans cette
perspective, la demande faite à Marie-Hélène de s’installer
comme « jeune agricultrice » va totalement de soi : les JA ont

23. Je reprends la définition de Florence Weber (WEBER Florence, « Pour penser la


parenté contemporaine », in DEBORDEAUX Danielle et STROBEL Pierre (éds), Les Soli-
darités familiales en questions. Entraide et transmission, Paris, LGDJ, coll. « Droit et
Société », vol. 34, 2002, p. 73-106). J’emploierai par la suite le terme en italiques pour
signifier qu’il s’agit d’un concept et non d’un terme indigène. Une de mes informatrices
emploie le terme de « communauté » pour désigner le groupe de production et de
consommation familial : « J’élève des poulets pour la communauté. »
24. BOURDIEU Pierre, « Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduc-
tion », Annales ESC, nº 4-5, juillet-octobre 1972, p. 1105-1127.

249
repenser la parenté

la priorité dans les commissions de structure lorsqu’il y a plu-


sieurs candidats à l’achat de terres. Le diplôme n’est pas ici
considéré comme une « ressource personnelle », mais il peut
être directement utilisé pour les fins de la maisonnée.
Les lignes précédentes sur les perceptions divergentes atta-
chées au même diplôme commencent à nous faire sentir les ten-
sions qui traversent la position de Marie-Hélène : son diplôme,

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pensé au départ comme une ressource personnelle, est récupéré
en dernière instance par son père. Il remet la main dessus. Au-
delà de ces deux manières d’appréhender les diplômes et leur
usage, ce qui est étonnant dans le cas de Marie-Hélène, c’est
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qu’elle ne vit pas la demande de participation à l’EARL comme


une promotion, une manière de prendre sa part dans l’exploita-
tion (au sens de prendre des responsabilités, mais aussi de tirer
un bénéfice de cette participation). Bien au contraire, le statut
d’associée aux côtés des parents est vécu par Marie-Hélène
comme un piège, comme une charge : loin de « s’investir » de
son plein gré sur l’exploitation, elle s’est trouvée plutôt
« investie » d’office par celle-ci. La clé de ce paradoxe réside
sans doute dans l’expression récurrente qu’emploie Marie-
Hélène : « Je n’ai jamais été intéressée. »

Les différentes manières d’être intéressé(e)

La répétition tout au long de l’entretien des différentes


formes du verbe « intéresser » est à la fois très significative et
ambiguë. Cette expression cristallise à elle seule un ensemble
de dimensions entremêlées qui caractérisent la position de
l’enfant qui s’investit (ou est investi) dans l’exploitation fami-
liale. Le terme en lui-même est polysémique. La forme transi-
tive du verbe « intéresser » signifie impliquer, concerner,
toucher. « Intéresser quelqu’un à quelque chose », c’est faire
prendre goût quelqu’un à quelque chose, mais aussi associer
quelqu’un à un bénéfice, un profit. Enfin, la forme pronomi-
nale « s’intéresser à » désigne à la fois aimer quelque chose
ou s’en préoccuper. On retrouve dans les définitions du diction-
naire les différentes dimensions d’attrait, de goût pour quelque
chose, couplées avec une préoccupation (c’est-à-dire plutôt une
responsabilité, un engagement voire un dévouement), mais
aussi la question de l’implication financière. Or, tous ces

250
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

éléments sont présents tour à tour dans les propos de


Marie-Hélène.
Au départ, j’ai l’impression que Marie-Hélène désigne sim-
plement une non-implication dans l’exploitation de ses parents :
elle dit non seulement « mes parents ne m’ont jamais inté-
ressée à quoi que ce soit », mais aussi « je ne m’y suis jamais
intéressée ». Le début de l’entretien vient confirmer cette inter-

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prétation, notamment lorsque Marie-Hélène explique qu’elle ne
connaissait pas le nombre d’hectares ou les rendements : des
données de base du fonctionnement de l’exploitation agricole.
Quelle n’a pas été ma surprise lorsque j’ai compris, au fil de
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l’entretien, que Marie-Hélène avait en fait beaucoup travaillé


dans son enfance et sa jeunesse sur l’exploitation de ses parents.
Non seulement elle avait assuré des coups de main comme le
font la plupart des enfants de viticulteurs, mais elle participait
aussi à des tâches demandant un savoir-faire technique et un
réel apprentissage (conduire des tracteurs par exemple est une
activité très rarement confiée aux femmes). Cela remettait tota-
lement en cause mon interprétation en termes d’implication, de
participation ou non aux travaux de la ferme. Là n’est pas la
question : pour Marie-Hélène, peu importe qu’elle ait travaillée
ou non sur l’exploitation de ses parents, ce qui est capital en
revanche, c’est qu’elle n’a pas été « intéressée ».
L’emploi du verbe « s’intéresser à » revient à bien dissocier
deux dimensions que jusque-là j’appréhendais de façon liée :
a. la présence d’un goût pour la viticulture (ou, pour le dire
autrement, la constitution d’un habitus professionnel viticole),
d’une part. Marie-Hélène utilise d’ailleurs le verbe « s’inté-
resser à » dans ce sens bien précis lorsqu’elle parle de son goût
pour la comptabilité contrairement à son dégoût, son horreur de
l’agriculture. En ce sens bien précis, elle n’a pas été intéressée
à la viticulture ;
b. des logiques de dévouement sur l’exploitation familiale,
d’autre part. Il faut faire le lien ici avec la position dans la fra-
trie de Marie-Hélène. Elle est la fille aînée dans une fratrie
sans repreneur masculin (puisque son jeune frère est handi-
capé). À ce titre, Marie-Hélène doit servir les intérêts de la mai-
sonnée comme le lui rappelle sa grand-mère : « Tu es là pour
servir tes parents. » Sa sœur cadette, au contraire, est tenue éloi-
gnée du travail de la ferme (« c’était tout le temps moi »).
La question de l’implication ou du retrait de l’entreprise
familiale est donc trop vague pour décrire ce qui se joue dans

251
repenser la parenté

le rapport au travail de Marie-Hélène, sur l’exploitation de ses


parents. On ne peut pas dire qu’elle n’était pas impliquée et
encore moins qu’elle ne participait pas, mais, en revanche, elle
n’a jamais développé de goût ou de plaisir pour le travail agri-
cole sur l’exploitation parentale. Pour être plus précise encore,
si au fil de la conversation, elle dit au passage qu’elle s’amusait
à rentrer les bottes, cet amusement ne s’est jamais converti en

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projet professionnel (on peut relire ici les premiers passages de
l’entretien où elle exprime son dégoût pour la viticulture et sa
volonté d’échapper au monde agricole par l’école).
Cette non-conversion d’un amusement en un projet profes-
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sionnel assumé et revendiqué en tant que tel (comme le font


les autres viticulteurs) est sans doute éclairée par un autre sens
du verbe « intéresser » qui renvoie plus spécifiquement à la
question de la rétribution monétaire pour le travail accompli.
Marie-Hélène n’a jamais été récompensée financièrement par
ses parents pour le travail fourni sur l’exploitation. Dans la
logique de dévouement décrite ci-dessus, il n’y a pas de place
pour la rémunération, ni pour la reconnaissance symbolique du
travail effectué : « Y a jamais eu de valeur, ça [le travail] ren-
trait dans le normal. » D’où le contraste avec la situation de
travail de Marie-Hélène depuis qu’elle entretient une partie des
vignes de ses beaux-parents. Alors que les gestes sont iden-
tiques, la reconnaissance monétaire et sociale transforme tout
son rapport au travail, aux vignes :

« Mais ceci dit, quand je travaillais en grande surface, les jours de


repos, je venais les passer chez mes beaux-parents, à tirer les bois, à
attacher. Et pourquoi ? Parce que j’avais aussi une compensation finan-
cière, que j’ai jamais eue chez mes parents. J’ai beaucoup travaillé
chez mes parents pour rien. J’vais dire, ça, c’est pas la base de la moti-
vation. J’étais jeune, je conduisais le tracteur, ne serait-ce que pour
aller faire des charrettes de paille, j’avais toujours rien. J’veux dire,
y avait pas bon ben, tiens, t’as fait ça, tu auras ça, tu mérites ça. Rien,
jamais rien. Je sais pas si c’est intéressant pour vous, mais que je
venais aussi passer mes jours de repos, à la limite, je me défoulais.
Tirer les bois, attacher tout. Quand mon beau-père et ma belle-mère
m’ont donné une pièce, à la limite, je leur ai sauté au cou. Telle-
ment ça m’a fait plaisir. Et c’est là, à ce moment, je me suis dit
ben oui, tout travail mérite récompense, j’leur demandais rien. […]
Mon beau-père, il me donnait une autre valeur que j’avais chez moi.
Le travail, y avait une compensation, y avait une estimation, y avait
quelque chose. »

252
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

On peut se demander pourquoi Marie-Hélène a accepté, dans


ces conditions, de s’associer (c’est-à-dire s’engager financière-
ment) sur l’exploitation de ses parents. Voulait-elle rétablir un
équilibre entre sa propre famille et la famille de son mari ?
Cette acceptation s’est faite surtout sur le mode de la culpabi-
lité, de la poursuite de la lignée et de la pérennité de l’entre-
prise familiale. C’est finalement la définition du diplôme de

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M. Roullin qui l’a emporté – un diplôme au service de la mai-
sonnée – et celle de la place de la fille aînée comme gardienne
du patrimoine.
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« Moi, j’serais tentée de dire que je ne suis pas aussi attachée aux
terres et aux vignes comme un garçon, comme mon père par exemple.
Comme dit mon père, s’il voyait l’exploitation se dilapider sous ses
yeux, je ne sais pas ce qu’il ferait, quoi. Il me l’a dit. Il m’a dit tu ne
vas pas laisser partir l’exploitation comme ça, hein. Mais pour te dire
que ça a été très mal… Ma mère est venue ici une fois, elle s’est expli-
quée avec le conseiller agricole, il a fallu que le conseiller agricole
vienne ici et qu’on mette tout à plat ce qu’on avait à dire. Ma mère a
chialé. Elle a pleuré parce qu’elle avait mal au ventre de voir que, eh
ben, ces terres qui touchaient, qui pouvaient améliorer l’exploitation,
améliorer entre guillemets, cette exploitation, que j’allais laisser passer
ça, non mais c’était… mais tu te rends pas comptes de ce que tu vas
faire, et c’est là que je me suis rendu compte qu’il [son père] était très
attaché. Et je me suis retrouvée après seule avec le conseiller agricole,
et il m’a dit ton père il aime son exploitation et il veut qu’une seule
chose, c’est qu’elle reste. J’lui dis bon, si vous le ressentez comme ça,
c’est peut-être vrai, et c’est vrai. […]
– Pourquoi tu dis que t’es pas attachée comme un garçon ?
– Bon, parce que moi… C’est vrai que, moi, l’exploitation de mes
parents, j’avais pensé qu’elle se vendrait avant d’être associée. J’avais
dit mais qu’est-ce qu’on va en faire de ça, le jour où il est venu me
chercher pour m’associer, j’ai dit, là, c’est plus on va la vendre. T’es en
train de te mettre dedans, il va falloir que tu te la gardes. Mais poussée
par Yannick, je serais un peu comme lui. C’est-à-dire je vais pas
m’attacher à cette exploitation. Mais je comprends très bien que celui
qui a travaillé toute une vie pour avoir constitué un patrimoine, pour y
vivre dessus, il en tire un revenu… dire qu’il en retire beaucoup de
bénéfices, c’est pas vrai, mais de la voir partir, c’est vrai que j’imagine
que ça doit faire mal quelque part. C’est pour ça qu’il y a des liens…
– Et ta sœur, elle en pense quoi ?
– Elle, elle s’intéresse pas du tout à ce patrimoine. Même à
l’exploitation, elle y a jamais travaillé. Si moi, j’ai passé des étés sur
des tracteurs et tout, elle c’était bouquins dans la chambre, à se mettre
du vernis, c’était les colliers et machin. Moi je n’étais pas du tout

253
repenser la parenté

comme ça. Elle en a rien à faire, mais par contre je pense qu’elle
n’aimerait pas que ça parte n’importe où. Je pense, maintenant je peux
me tromper. »

Le cas de Marie-Hélène, dans sa singularité, nous oblige à


mettre le doigt sur l’entrelacement complexe des enjeux profes-
sionnels, patrimoniaux, affectifs et monétaires dans les ques-

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tions d’investissement, de participation des enfants dans les
entreprises familiales.
Se trouve posée, tout d’abord, la question de la constitution
d’une identité professionnelle de viticulteur. Quel est le pro-
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cessus de formation d’un goût pour la viticulture ? Comment


sont incorporées les compétences professionnelles de viticul-
teur ? Il nous reste encore à répondre à ces questions, mais nous
faisons l’hypothèse d’ores et déjà que ces identités sont le
résultat d’un travail de socialisation professionnelle de la part
des parents en destination d’un (éventuellement plusieurs) de
leurs enfants : cette socialisation entre un (des) maître(s) et un
(des) apprenti(s) comporte non seulement la transmission de
savoir-faire, de techniques du métier, mais aussi et surtout la
formation d’un plaisir, d’un goût pour la viticulture qui doit
conduire à l’adhésion à un projet de vie de viticulteur. C’est ce
que j’appelle, l’apprentissage du métier.
Il nous faut distinguer de la socialisation professionnelle la
dimension de transmission du patrimoine, c’est-à-dire l’incor-
poration d’une identité d’héritier qui poursuit la lignée fami-
liale. Le fait même que Marie-Hélène ait accepté de s’associer
avec son père lorsqu’il lui en a fait la demande indique que,
bien que n’ayant pas de projet professionnel dans la viticulture,
elle a incorporé un rôle de gardienne du patrimoine familial et
sans doute plus que sa sœur cadette (« elle s’intéresse pas du
tout à ce patrimoine »). En suivant la lecture d’Anne Gotman 25,
on peut dire que Marie-Hélène est « héritée » par un héritage un
peu encombrant : elle a vivement conscience que l’exploita-
tion du fait de son origine familiale ne peut échouer ailleurs que
dans la famille.
Il est par contre trop tôt pour dire si Marie-Hélène sera effec-
tivement le repreneur de l’exploitation des Roullin – c’est-
à-dire si elle prendra véritablement la suite de son père en tant
que chef d’exploitation – même si le fait de prendre des parts

25. GOTMAN Anne, Hériter, Paris, PUF, 1988.

254
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

dans l’EARL constitue un premier pas, et pas des moindres,


dans cette direction :

« Mon mari me pousse pas trop à m’investir dans une exploitation


en plus, mais c’est vrai que j’ai déjà un pied là-bas, chez mes parents.
Faudra bien que quelqu’un, un jour ou l’autre, que quelqu’un gère cette
exploitation. Y a d’autres façons aussi de s’y intéresser, mais bon c’est

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pas facile. Aujourd’hui on est là, demain on sait pas où on sera. »

Dans tous les cas, le récit de Marie-Hélène indique que


l’investissement d’un enfant sur l’exploitation familiale, quelle
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que soit sa forme – héritage, reprise, apprentissage profes-


sionnel –, est indissociable d’une reconnaissance symbolique et
financière de la part des parents.
a. La reconnaissance symbolique fonctionne comme une
investiture parentale, à travers une socialisation professionnelle,
mais aussi des encouragements qui permettent de transformer
un amusement enfantin pour le travail de la ferme en un projet
de reprise de l’exploitation.
b. Mais la reconnaissance est financière aussi : c’est la rému-
nération pour l’investissement consenti. Cette rémunération
peut être immédiate, sous la forme d’un salaire qui vient récom-
penser la mise en œuvre d’un savoir-faire professionnel sur
l’exploitation et le nombre d’heures travaillées : d’où toute la
différence entre le travail de Marie-Hélène chez ses beaux-
parents et celui « gratuit » chez ses parents. Mais la rémuné-
ration peut aussi se présenter comme un horizon temporel, dans
une perspective de succession : le salaire différé est alors pensé
comme un dédommagement, ou une compensation du travail
effectué sous forme de capital. Dans la mesure où ni les ques-
tions de transmission patrimoniale ni les questions de reprise
de l’exploitation n’ont été abordées dans la famille Roullin (et
même pas lors de la prise de participation de Marie-Hélène dans
l’EARL), Marie-Hélène ne bénéficie pas de cette reconnais-
sance matérielle et symbolique pour son investissement dans
l’entreprise familiale.
La plupart du temps, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit d’un garçon
– qui a d’abord le statut d’aide familial ou de salarié sur
l’exploitation de ses parents, puis, après son installation, qui
devient chef d’exploitation ou associé dans le cadre d’une
société civile –, les différentes facettes de l’investissement sur
l’exploitation familiale – en tant qu’héritier, repreneur et

255
repenser la parenté

apprenti viticulteur – sont totalement imbriquées. Marie-


Hélène présente la particularité d’avoir profondément intério-
risé une logique de dévouement à la lignée et de conservation
du patrimoine, même si elle tente de prendre des distances par
rapport à cette assignation identitaire, notamment auprès de son
mari et de son psychologue 26. Marie-Hélène est une héritière,
même si elle est rattrapée par son héritage et vit celui-ci dans la

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culpabilité. En revanche, elle n’a bénéficié ni d’une socialisa-
tion au métier de viticulteur (la transformation de son dévoue-
ment au travail en plaisir), ni de la perspective d’un avenir
légitime de repreneur. On peut faire l’hypothèse que les parents
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Roullin attendaient de son mariage avec un viticulteur, l’arrivée


d’un repreneur pour l’exploitation (le gendre).
Les signes les plus tangibles de cette incomplétude dans la
transmission de l’identité professionnelle sont l’absence de
reconnaissance symbolique ou d’une rémunération (ni immé-
diate, ni à long terme). Cette situation contradictoire a de très
faibles probabilités de se produire dans le cas de jeunes
hommes en cours d’installation. Comme je le soulignais en
introduction, mon enquête auprès de jeunes installés (majoritai-
rement des hommes 27 ) s’adressait à des viticulteurs dont
l’habitus avait été totalement actualisé dans leur trajectoire pro-
fessionnelle : héritiers, repreneurs et apprentis viticulteurs
étaient parfaitement superposés et indissociables, d’où le
recours au vocabulaire de la vocation pour décrire leur parcours.
Lorsque la vocation professionnelle ne va pas de soi, comme
dans le cas de Marie-Hélène, hériter, reprendre l’exploitation
et apprendre le métier apparaissent comme trois dimensions
distinctes, non superposables de ce qui se transmet entre les
générations, dans une exploitation familiale. Nous commençons
à pénétrer dans la boîte noire de la vocation professionnelle. Ce
qui paraissait de l’ordre de l’évidence – « je reprends l’exploi-
tation parce que ça me plaît, ça m’a toujours intéressé » – est en
fait le résultat de processus complexes de transmission entre
les générations, dans les exploitations familiales. C’est à ces

26. Ce processus de prise de distance, initié auprès du psychologue et que je ne


découvre qu’en fin d’entretien, est sans doute ce qui permet la richesse de l’entretien
sociologique lui-même, qui suppose une objectivation importante et donc un certain
recul par rapport à l’expérience vécue.
27. En 2000, 76 % des chefs d’exploitation et coexploitants inscrits à la MSA Cha-
rente de moins de 35 ans sont des hommes. De 1989 à 1999, le pourcentage d’hommes
candidats à l’obtention de la DJA en Charente oscille entre 72 % et 88 %.

256
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

phénomènes de transmission que nous allons nous intéresser à


présent : comment le groupe social des viticulteurs charentais
se perpétue-t-il en transmettant les différentes dimensions de la
vocation agricole ?
Pour répondre à cette question, nous allons nous intéresser
à une exploitation qui présente la particularité sur trois généra-
tions de voir se succéder des configurations sexuées

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contrastées 28 :
– Une fille unique tout d’abord : Marie est héritière de
Soijon et, par un mariage en gendre en 1940, introduit dans la
famille, Jacques, comme repreneur.
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– Ils donnent naissance à trois filles : Denise, Martine et


Claudine. Ce type de configuration est riche d’enseignements,
dans la mesure où l’absence de garçon rend non évident et par
là même explicite tout le travail d’assignation identitaire en tant
qu’héritière, repreneur ou apprentie viticultrice. Ainsi, la fille
aînée, Denise, se retrouve, du fait de la primogéniture, héri-
tière sans avoir bénéficié d’une socialisation professionnelle qui
ferait d’elle une viticultrice à part entière. On assiste à un nou-
veau mariage en gendre. De 1960 à 1980, Denise et son mari,
Yvon, ont le statut d’aide familial sur l’exploitation dirigée par
Jacques. À partir de 1980 jusqu’en 1998, Yvon devient chef
d’exploitation : c’est le repreneur. Claudine, en revanche, la
benjamine, a bénéficié d’un apprentissage professionnel du
métier de viticulteur sans être ni l’héritière ni le repreneur de
l’exploitation familiale.
– Denise et Yvon ont une fille et un fils : ce dernier, Éric,
étant donné sa position sexuée dans la fratrie, cumule tous les
attributs d’héritier, de repreneur et d’apprenti viticulteur. Il
s’installe officiellement en 1998 et devient chef d’exploitation.

Trois générations à Soijon : convergences et divergences


dans les transmissions de la vocation agricole

« Soijon, Ferme polyculture ». Comme l’indique le panneau


qui guide l’automobiliste, Soijon, est une exception en Grande
Champagne, cœur de l’AOC cognac : c’est une exploitation
comportant, au début des années 2000, 44 hectares de terres

28. On pourra se reporter à l’arbre généalogique reproduit en annexe à la fin du cha-


pitre.

257
repenser la parenté

(céréales et prairie), 6 hectares de vignes et une trentaine de


vaches à viande et laitières dans une zone où la vigne est omni-
présente et la polyculture rarissime.
Ma première interprétation de cette particularité prenait en
compte le retard pris par l’exploitation dans les années 1960.
Jacques s’était accroché au pouvoir et n’avait transmis ses res-
ponsabilités à son gendre, Yvon, que bien plus tard, en 1980

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(Jacques a alors 64 ans et Yvon 41 ans), d’où le retard tech-
nique accumulé. En extrapolant, j’avais remarqué que cette
exploitation depuis le début du siècle et son achat s’était tou-
jours transmise en gendre (voir l’arbre généalogique). Mon
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hypothèse, alors, était que l’exploitation des Raynaud avait


accumulé du retard à cause de l’absence de fils héritier incon-
testé de l’exploitation. Je m’appuyais pour cette lecture sur les
propos d’Éric, le tout jeune chef d’exploitation actuel :

« C’est rare de faire de l’élevage ici… Qui est-ce qui a installé ça ?


– Avant dans la région, toutes les fermes avaient des vaches, y a
une centaine d’années, tout le monde avait des vaches… Donc depuis,
surtout depuis qu’y a eu la reprise du cognac, y a cinquante ans à peu
près, les vaches ont été éliminées. Nous, on en a gardé parce que mon
grand-père ne voulait pas agrandir ses vignes, parce qu’à un moment
donné ils donnaient des plans de plantation, il a pas voulu.
– Pourquoi il ne voulait pas ?
– J’me demandais… Parce qu’il trouvait qu’il avait assez de boulot
avec les vaches, tout ça. Donc il a pas cherché à monter sa surface en
vignes. On aurait p’t’être été content d’en avoir plus… J’sais pas…
– Mais y a eu un moment où la vigne, ça marchait bien…
– Mais à ce moment-là, on pouvait plus agrandir les vignes… et
puis… les droits de plantation, c’était fini, ils en donnaient plus à ce
moment-là. Alors, on a gardé les vaches [silence]. Y en a beaucoup,
quand ça a repris, ils ont fait monter des chaudières… mais il a pas
voulu en monter, parce que c’était pas mon père. Si ça avait été mon
père plus tôt, j’suis sûr qu’il y aurait plus de vignes, y aurait p’t’être
une chaudière de distillation de montée.
– C’était ton grand-père et ta grand-mère…
Ben oui… qui dirigeaient… et quand mon père a pris c’était trop
tard. Il aurait pris dès… dès qu’il était marié, y aurait p’t’être plus de
vignes. Il a repris à sa retraite… ouais c’est ça, à sa retraite, et là il a
décédé y a quatre ans maintenant. »

Cette interprétation consistait à souligner l’importance de la


succession d’un fils plutôt que de l’arrivée d’un gendre sur une
exploitation, pour la réussite économique de celle-ci. Cette

258
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

hypothèse s’est révélée cependant un peu simpliste. De nom-


breuses exploitations ont été reprises en gendre dans la région
sans que cela constitue un handicap économique pour celles-ci
(plusieurs dans mon corpus). Surtout, ce raisonnement ne ren-
dait pas compte de l’ascension sociale de la famille depuis
l’arrivée des Deux-Sèvres du couple fondateur Marc et Blanche,
d’abord fermiers dans le village puis acquéreurs de Soijon, en

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rente viagère.
En particulier, la figure de Jacques, mort en 1993, demeure
énigmatique. Le premier portrait effectué par Éric était celui
d’un grand-père arriéré, patriarche, s’accrochant au pouvoir de
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décision dans l’exploitation et empêchant l’essor de celle-ci.


L’image qu’en donnent Denise et Yvon est beaucoup plus
nuancée : on retrouve le patriarche qui empêche les moments
d’intimité du couple, qui distribue à son bon vouloir gratifica-
tions et argent (« il récompensait d’une autre façon »), mais
aussi un homme qui a véritablement pris en main l’exploitation,
même si au départ il n’était que fils de journalier possédant très
peu de terres :

« Ben après… Maman a grandi, elle s’est mariée. Mon père est
arrivé ici, ben il a pris l’exploitation, alors là je sais plus si… non, il
a pas été patron aussitôt qu’il est arrivé… enfin plus tôt que nous,
lui. […] Après, donc, on a fait la transition entre beaucoup de travail,
manuel et de présence, avec après la moissonneuse-batteuse, les bot-
telages, les tracteurs de plus en plus gros et performants enfin. […]
Parce qu’on a toute une plaine de terre et y a toujours des bons champs
de blé, parce que malgré que c’était fait manuel, on avait de bons…
mon père savait bien produire, malgré qu’il avait jamais été vrai-
ment là-dedans. Et il a été, dans le coin, un des premiers à avoir une
voiture, il a passé son permis de conduire, il a appris à conduire dans
le pré devant la maison avec son beau-frère. Et après il a été aussi pas
en retard pour le tracteur et la machine à traire… La machine à traire,
il a été un p’tit peu forcé parce que ma maman avait des problèmes de
fourmis dans les mains et même en train de traire, les fourmis la pre-
nait, ankylosée tout ça, alors… il se voyait tout seul à faire ça. Donc
il a trouvé la solution… j’devais avoir 14 ans quand la machine à traire
est arrivée 29. »

29. Je ne peux pas dater ici la première voiture, mais la machine à traire est adoptée
en 1955, ce qui, d’après l’historien local F. Julien-Labruyère, est assez tardif pour la
région puisque la traite mécanique s’est développée dès la fin de la guerre. Voir JULIEN-
LABRUYÈRE F., Paysans charentais. Histoire des campagnes d’Aunis, de Saintonge et
du bas Angoumois, tome I : Économie rurale, tome II : Sociologie rurale, La Rochelle,
Rupella, 1982, p. 435.

259
repenser la parenté

Rapprocher ces deux images du même homme semble


dresser un portrait contradictoire : vieil homme arriéré chez
Éric, chef d’exploitation moderne pour Denise. L’hypothèse la
plus solide est de penser que Jacques fut effectivement un chef
d’exploitation dynamique, entreprenant jusqu’aux années 1960
(même si on a du mal à penser qu’il a pu être en avance), mais

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qu’il a ensuite maintenu ses acquis sans transférer le pouvoir
à son gendre des années 1960 jusqu’à 1980. Comment
comprendre ce refus de passer la main ?
Il faut alors se tourner vers la descendance de Jacques. Parmi
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les trois filles, la première, Denise, est restée à Soijon et c’est


son mari, longtemps « aide familial » (pendant vingt ans), qui
est devenu chef d’exploitation, le repreneur, au moment de la
retraite de son beau-père. Denise est, de fait, l’héritière de
Soijon, mais il est remarquable de constater combien, tout en
restant chez elle toute sa vie, elle a toujours été « aide fami-
liale » : d’abord sous le « régime » de son père puis sous celui
de son mari, et aujourd’hui, alors qu’Yvon part à la retraite,
c’est son fils Éric qui s’installe. Dans l’entretien, Denise évoque
avec émotion le fait d’avoir « travaillé gratuitement toute sa
vie », même si son mari lui rappelle qu’elle a touché, lors de la
succession, un salaire différé.

« Denise : On était nourris, habillés. […] Mais moi, j’dis j’ai tou-
jours travaillé gratuitement, j’ai jamais eu de salaire, j’ai jamais eu
d’argent. Alors ça me fait tout drôle quand j’entends, ben oui, pour
faire cette fête-là, on a besoin de tant, tant d’argent. Ben j’dis oui, c’est
vrai, faut aller chercher ci, faut aller chercher ça. Et moi qu’ai toujours
travaillé… j’l’ai eu le salaire si tu veux, mais jamais défini pour moi,
pour dire, bon avec l’argent de mon mois, j’fais ça, ça et ça… J’ai
toujours eu l’impression de travailler gratuitement.
Yvon : Mais si, tu l’as eu ton salaire, quand ton père a fait ses arran-
gements [Denise acquiesce]… ça se fait dans les arrangements, à partir
du moment où elle a pas été rémunérée, ça s’appelle le salaire différé.
Denise : Et toi aussi.
Yvon : Et automatiquement, c’était pas en argent, c’était donné en
terres, c’est le salaire différé.
Denise : Le salaire différé, c’est une partie des terres qui n’est pas
entrée dans la donation.
Yvon : C’est sorti avant puis après, le reste, il est partagé. C’est
quand même une valeur…
Denise : Oui bien sûr…

260
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

Yvon : Tu peux pas dire que tu as travaillé gratuitement toute ta


vie…
Denise : J’ai pas travaillé gratuitement, parce que j’ai quelque
chose. Mais pour dire que j’ai fait mon mois, que j’ai de l’argent à moi
disponible et tout. Y a de l’argent au compte quand y en a et je règle
les factures. Si j’ai besoin d’un bout de robe, j’l’achète au passage et
on mange difficilement, parce qu’on fait attention maintenant, enfin on

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a toujours fait attention, mais enfin, là, encore plus… »

Denise, en tant qu’aînée de trois filles, a été éduquée dans la


perspective d’un dévouement total au travail domestique, à la
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famille et à l’exploitation : « J’ai passé le certificat d’études à


14 ans, c’était début juin, le 2 juin, et le 3 juin j’ai embauché à
la ferme, et j’ai jamais débauché depuis. » Il n’est pas question
que la fille aînée poursuive ses études, comme me l’explique
Denise quand je lui demande pourquoi elle a quitté l’école à cet
âge-là : « Ben oui, et puis, non, j’avais pas de grosses facilités
non plus, et puis, bon, mes parents me voyaient bien sans doute
à la ferme. » Sans surinterpréter, on peut facilement disqualifier
le premier argument puisque j’apprends plus tard, grâce à son
mari, que Denise, après le certificat d’études, a été reçue pre-
mière du département au CAP agricole, qu’elle a préparé dans
les cours postscolaires. On peut donc retenir plutôt le second
scénario qui explique la fin de ses études à 14 ans : la volonté
de ses parents de la voir revenir sur l’exploitation. Denise
explique même que si elle a pu passer le CAP, c’était sous
l’incitation monétaire des allocations familiales :

« Denise : Après le certificat d’études, comme il y avait deux sœurs


derrière et pour qu’y ait une petite formation de plus pour ceux qui s’en
allaient dans la ferme, ils faisaient des cours post-scolaires, pendant
trois ans…
Yvon : C’était presque une obligation parce que mes parents [eux-
mêmes agriculteurs] comme ses parents touchaient l’allocation fami-
liale, et il fallait, pour toucher plus longtemps, faire des cours
postscolaires, après le certificat d’études, pour pouvoir toucher.
Denise : Ils ont créé ces cours de perfectionnement, si vous voulez,
pour ceux qui quittaient à 14 ans, pour que les enfants assistent, ils
tenaient les parents comme ça, sinon les allocations étaient supprimées.
Alors c’était une fois par semaine. »

Dès l’âge de 14 ans, le destin de Denise est scellé : parce


qu’elle est l’aînée, elle restera sur l’exploitation, et dès ce

261
repenser la parenté

moment lui est confié une tâche importante : la traite des


vaches. Il faut ici faire le lien entre la position de Denise et
celle de Marie-Hélène longuement étudiée précédemment : à
une génération d’intervalle, et donc sous des modalités fort dif-
férentes (la place de l’école par exemple), Denise et Marie-
Hélène se trouvent prises dans des logiques de dévouement à la
maisonnée qui caractérisent leur position de fille aînée dans des

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fratries sans repreneur masculin. C’est l’abnégation qui définit
le mieux la relation de Denise aux autres générations. Par rap-
port à ses ascendants, lorsqu’elle évoque la cohabitation avec
ses parents et grands-parents, elle parle d’« esprit de famille »,
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d’« être là, au service des uns et des autres ». Plus loin dans
l’entretien, Denise reprend le champ lexical du dévouement à la
fois gratuit et nécessaire, mais cette fois en direction de son fils,
Éric, pour son installation :

« Quand on a dit au monsieur qui suit la mise en place des jeunes


agriculteurs qu’on était prêts à lui aider, il a signalé au Crédit Agricole
qu’on était prêts à aider notre fils, en voulant dire si c’est bien fait,
y aura du résultat, si personne n’aide… [sa voix est nouée par
l’émotion] »

La sœur cadette, Martine, incarne un autre destin féminin tra-


ditionnel : celui de la fille exclue automatiquement de l’exploi-
tation. L’argument, que j’ai entendu maintes fois sur le terrain
– « elle n’était pas intéressée » – est mobilisé par Denise pour
justifier la poursuite des études de sa sœur. Par ailleurs, Denise
me rapporte que celle-ci était d’une santé fragile et ne pouvait
donc pas rester sur l’exploitation : argument qui prend toute
sa saveur lorsqu’on sait qu’elle est aujourd’hui professeur de
sport !
Lorsque sa sœur aînée, Denise, a son certificat d’études,
Claudine, la benjamine, n’a que 9 ans. D’une certaine manière,
son destin aussi est scellé : parce que c’est une fille, et parce
qu’elle n’est pas l’aînée, elle ne sera ni héritière ni repreneur
de Soijon. Logiquement, elle aurait dû, comme sa sœur Mar-
tine, poursuivre ses études et quitter l’agriculture. C’est peut-
être pour cela que l’épisode de l’interruption des études de
Claudine à 14 ans, après le certificat d’études, alors qu’elle finit
première du canton, est aussi marquant : il m’a été raconté à la
fois par Denise et par Claudine en des termes proches. Voici la
version de Claudine :

262
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

« J’ai vu l’institutrice pleurer et se fâcher avec mon père, parce que


mon père refusait catégoriquement de m’envoyer en 6e, j’avais déjà une
sœur qui était partie, il trouvait que cela suffisait. Il avait pas envie de
me voir, moi, la petite dernière, partir. Donc euh… sans problème, moi
ça m’était égal, donc c’était ce que voulait mon père, à 11 ans tu
fais ce qu’on te dit. À 14 ans, quand j’ai passé mon certificat d’études,
enfin j’avais 13 ans et demi, j’étais première du canton, ça veut dire

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que j’avais quand même certaines facilités, sans doute, pour apprendre.
J’apprenais bien, j’avais bonne mémoire. Et là, mon père a quand
même eu peur d’avoir fait une erreur, et il me laissait libre de reprendre
des études comme je voulais. Ma mère m’a seriné tout l’été pour
m’obliger à reprendre des études au collège, et je lui ai tenu tête tout
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l’été, en lui disant : “Je ne sais pas ce que je veux faire, mais je sais ce
que je ne veux pas faire”, et pour moi, poursuivre des études, c’était
vivre enfermée. Et ça, je voulais pas. Ma mère me présentait, tu seras
secrétaire, comptable, instit, etc., c’est-à-dire, tu seras entre quatre
murs. Donc, à 11 ans, je savais pas ce que je voulais, mais à 13 ans,
je savais ce que je ne voulais pas. Et je ne voulais pas vivre enfermée.
Donc j’ai délibérément choisi ce métier-là.
Je suis restée travailler sur l’exploitation avec mes parents. […]
Moi, j’ai tiré les vaches de 15 ans jusqu’à la veille de mon mariage,
c’est moi qui m’occupais des vaches. Y avait des céréales, y avait un
peu de tout. Donc je les ai aidés [ses parents], alors que j’avais déjà
ma sœur aînée qui avait passé son certificat d’études et qui était norma-
lement destinée à prendre l’exploitation. Moi, j’étais donc en surplus,
si tu veux, logiquement. Donc, fallait bien qu’un jour je parte certai-
nement, ça dépendait des opportunités, mais, là, j’m’étais pas posé la
question, hein.
– Il n’était pas question que vous repreniez ?
J’m’étais pas posée la question, y avait du travail pour moi sur
l’exploitation, j’restais pas à rien faire, donc euh… j’m’étais pas posé
la question de l’avenir, à ce moment-là. On verra. Et puis, il s’est
trouvé que j’ai rencontré un viticulteur, c’est tout. »

Cet extrait d’entretien est saisissant par l’objectivation de la


situation que réalise Claudine quarante ans après : depuis l’âge
de 9 ans (moment où sa sœur interrompt ses études) Claudine
sait qu’elle ne sera pas l’héritière de Soijon. Par contre, on peut
montrer que Claudine a reçu en héritage de son père un capital
d’habitude réservé à l’héritier-repreneur masculin : une sociali-
sation professionnelle au métier de « paysan ». Plusieurs élé-
ments nous permettent de valider cette hypothèse :
– Sans accorder trop de poids au lapsus, la première chose
que me dit Claudine pour se présenter lors de l’entretien, c’est
qu’elle est « fils de paysan ».

263
repenser la parenté

– Son père a refusé catégoriquement l’entrée au lycée de


Claudine, à l’âge de 11 ans, sous prétexte qu’elle était « sa
petite dernière ». C’est une forme d’assignation identitaire au
destin de « paysan », habituelle pour les benjamins, garçons qui
reprennent alors l’exploitation familiale. Par contre, à 14 ans,
sous la pression de l’institutrice et de sa femme, le père se
ravise et laisse le choix à Claudine de poursuivre ses études.

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Mais, à ce moment-là, c’est Claudine elle-même qui refuse.
L’incorporation du destin de paysan assigné par le père a déjà
eu lieu et Claudine revendique ce destin contre l’avis de toute
sa famille. Entre-temps, on peut penser qu’a eu lieu un vrai tra-
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vail éducatif de socialisation professionnelle.


– Claudine a bénéficié, contrairement à ses deux sœurs, d’un
apprentissage du métier de viticulteur de la part de son père.
Elle est la seule des trois filles à avoir appris à tailler, même si
Jacques ne lui a jamais laissé toucher les cisailles (comme le dit
Claudine, à l’époque on ne confiait pas les cisailles à une « jeu-
nette »). Il faut savoir ici que la taille est l’activité noble du
viticulteur par excellence, par rapport à tous les autres tra-
vaux : tirer les bois, attacher, relever, tâches que n’importe qui
peut faire (et en particulier les femmes). Non seulement la taille
mobilise un savoir-faire, voire une esthétique, mais c’est aussi
la tâche manuelle la moins systématique et la plus intellectua-
lisée dans les vignes (il faut déterminer au cas par cas quels
bois couper ou non en vue de la croissance de chacun des
pieds). C’est une activité d’importance économique primordiale
puisque la récolte suivante en dépend. La taille, apprise avec
son père, a constitué pour Claudine une des premières manières
de « prendre sa place » sur l’exploitation de son mari. Elle parle
de cette activité avec passion :

« J’avais 19 ans quand je suis arrivée là [sur l’exploitation de son


mari], donc j’avais p’t’être 21 ans quand j’ai pris les cisailles. Moi, ça
m’avait toujours intéressée, j’avais regardé comment mon père taillait.
Il m’avait jamais donné les cisailles, mais il m’avait expliqué, on peut
faire comme ci, on peut faire comme ça… J’avais regardé, j’ai tou-
jours été curieuse de nature, quand on y repense ; ça date pas d’hier ma
curiosité, ça date de bien avant. J’avais déjà commencé à regarder,
alors que ma sœur, elle s’en foutait, elle a jamais été lui demander.
Donc, là, bon OK, j’t’apprends à tailler, ben OK. On taille tous les
deux. Quand les voisins m’ont vue – c’était un truc d’hommes, la taille,
ou alors la patronne, j’étais pas… une jeunette avec des cisailles, j’ai
entendu des, des ricanements dans mon dos : “Ha ha ha, y aura pas de

264
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

vin c’t’année chez Maçon” [elle imite à la perfection l’accent cha-


rentais]. Ils ont vu au bout de deux-trois ans qu’il y avait autant de vin
derrière moi que derrière eux. […] J’aime tailler. Un pied de vigne,
t’en as pas deux pareils, donc tu décides, comment tu vas le laisser…
Il m’arrive d’avoir laissé au-delà de dix yeux à un pied, puis de faire
un pas au pied d’à côté et puis de me dire oh ! le pauvre, il est pas
assez fort celui-là, ça va trop le fatiguer, donc je retourne et j’enlève un

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œil. Pour moi, un pied de vigne, c’est un ami, c’est un enfant qu’on
doit élever, soigner, et qui réagit en fonction de ce que tu lui donnes.
Donc, moi, j’aime bien tailler. Les journées à tailler au milieu des
vignes, toute seule, j’donnerais pas ma place. »
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– Entre 14 et 19 ans, Claudine travaille sur l’exploitation


de ses parents. Elle semble avoir une marge de manœuvre, une
sphère d’autonomie que n’ont pas ses sœurs, au travail. Clau-
dine prend plus de décisions opérationnelles que sa sœur aînée
de cinq ans, Denise, et les initiatives nouvelles qu’elle prend
sont encouragées par son père. Claudine, par exemple, introduit
des innovations techniques dans l’étable, comme le contrôle
laitier.

« Même dans les vaches… quand avant moi, dans l’étable, c’était
ma sœur… Avant moi, bon on mettait la machine, y avait un pot, le
pot de la machine à traire dans lequel on mettait plusieurs vaches à
la fois, donc on savait pas trop. Moi, j’avais dit à mon père, tu vas
m’acheter un décalitre parce que je veux faire un contrôle laitier tous
les mois, même à un ou deux jours près dans le mois, suivant comment
ça tombait, euh… Je mesurais, je vidais le pot à chaque fois, je
mesurais combien telle vache avait. Et mon père s’est mis à regarder
mes statistiques, mes trucs, pour voir effectivement quelle vache…
Sinon, quand tu mélangeais, tu savais pas trop… bon, t’avais une idée,
mais cette idée est plus ou moins bonne, tu savais pas trop combien
elles avaient donné chacune. »

– Finalement, la réussite professionnelle dans la viticulture


de Claudine, sur l’exploitation de son mari, est tout entière
dédiée à son père.

« Ah… c’est mon père qui avait raison. Mon père, j’lui ai d’ailleurs
écrit, il en a pleuré quand je lui ai écrit ça. Mais un jour, pour une fête
des pères ou un anniversaire, je sais pas quoi […] j’avais écrit un
truc qui disait à mon père qu’il avait compris avant moi ce pour quoi
j’étais faite. Et… il avait raison, il avait raison. Aujourd’hui je ne peux
que lui dire merci de m’avoir empêchée de partir. Bon, c’est pas que

265
repenser la parenté

j’aurais pas fait ma place, et que j’aurais pas été heureuse ailleurs,
parce que je m’adapte très facilement, et je sais retirer le positif de tout
ce qui m’entoure, mais… j’aurais pas été forcément mieux. »

Claudine a bénéficié auprès de son père d’une réelle sociali-


sation au métier de paysan. En transposant le champ lexical
du compagnonnage à l’exploitation agricole, la relation de

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Claudine à son père peut être pensée dans les termes d’un rap-
port apprenti-homme de métier. Claudine est pour Jacques,
parmi ses trois filles, la dépositaire de ses savoir-faire, de son
métier de « paysan » : elle est son disciple ou sa fille spirituelle.
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Pourquoi avoir choisi Claudine plutôt qu’une autre de ses filles


comme apprentie viticultrice ? La question reste posée et l’on
ne peut formuler ici que des hypothèses. Le seul élément de
réponse dont je dispose est la place dans la fratrie sexuée de
Claudine. C’est la « petite dernière » dans une famille de filles.
Le père espérait-il jusque-là un garçon ? Est-ce que transférer à
la fois le patrimoine et les qualifications professionnelles à une
seule fille (Denise) constituait une prise de risque trop impor-
tante en cas de célibat ou de disparition précoce de celle-ci 30 ?
La vocation professionnelle (sous ses différentes dimensions)
transmise à plusieurs des filles constituerait alors une forme
de diversification des risques pour assurer la pérennité de
l’exploitation.
Cet apprentissage, en tout cas, n’allait pas de soi puisque
Claudine, étant donné sa position dans la fratrie, s’est avérée
n’être ni l’héritière ni le repreneur de Soijon. Jacques, en
misant sur la socialisation professionnelle de sa benjamine,
aurait certes réduit l’incertitude quant à la reprise de son exploi-
tation, tout en prenant des risques pour la trajectoire future de
Claudine. Claudine, avant de rencontrer son mari, « est sortie »,
comme elle le dit elle-même, « avec un garçon de Jarnac qui
était dans l’artisanat ». Elle a paniqué : « J’commençais à dire
à ma mère mais qu’est-ce que je vais faire moi, en ville… j’me
voyais pas en ville… » C’est sans doute parce que ce pro-
cessus de socialisation au métier de l’agriculture n’allait pas
de soi chez une fille non héritière, que quarante ans après, chez
Claudine, il ressort d’une façon aussi explicite lors d’un entre-
tien. Alors que chez les garçons destinés à reprendre et qui
reprennent effectivement l’exploitation parentale, ce processus

30. Je remercie Dominique Jacques pour m’avoir suggéré cette hypothèse.

266
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

de socialisation est totalement intériorisé sur le mode de la


vocation, le cas de Claudine permet de mettre au jour tout le
travail d’inculcation, de façonnement de la personnalité sociale
qu’il y a derrière les laconiques expressions masculines : « Cela
m’a toujours intéressé. »
Denise, au contraire, apparaît comme une héritière sans
socialisation professionnelle. Elle est avant tout et au sens fort

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une aide familiale : au-delà du statut juridique agricole, elle
pense son activité dans la maisonnée en termes de « devoir
moral », d’aide totalement gratuite et désintéressée à l’inté-
rieur de la famille. C’est dans ce paradoxe que naît la posi-
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tion ambiguë du gendre et repreneur, Yvon. Si Yvon n’a pas pu


s’affirmer plus tôt sur l’exploitation, on peut imaginer que c’est
parce que sa femme n’était pas elle-même en position de force
dans la fratrie. Prendre une exploitation en gendre, au sens fort
de la prendre en main, suppose une transmission du pouvoir
par la femme. Denise ayant une position subordonnée dans la
famille, Yvon se trouve pendant plus de vingt ans confiné dans
un rôle d’exécutant 31 . C’est sans doute ici que l’on peut
comprendre le retard accumulé à Soijon depuis les années 1960.
Ce retard est d’autant plus saisissant si on le compare avec la
« réussite économique » de l’exploitation viticole de Claudine
et son mari à quelques kilomètres de là, partis pourtant de rien
à la même époque. La position de Denise, héritière dont l’assi-
gnation identitaire a reposé sur le dévouement familial plus que
sur la socialisation professionnelle, montre combien a
contrario, lorsqu’on en bénéficie, ce type de socialisation
constitue véritablement un atout, une ressource efficace mobi-
lisable sur l’exploitation.
L’installation à Soijon d’Éric, fils unique (il a une sœur plus
âgée de dix ans), à la fin des années 1990 s’est déroulée en lui
laissant un grand pouvoir de décision et cela alors même qu’il
n’avait encore que le statut d’aide familial. En 1997, Éric insiste
sur les responsabilités effectives qu’il a dans la conduite de la
ferme, quelques mois avant son installation officielle :

31. On peut faire l’hypothèse que Jacques a bénéficié lors de son mariage en gendre
de la position plus favorable de sa femme, fille unique et donc héritière incontestée de
Soijon, avec une stratégie explicite de limitation de la descendance à la génération pré-
cédente. Denise raconte en effet que Radégonde était l’aînée de cinq filles et que son
mari Jules appartenait lui aussi à une famille nombreuse des Deux-Sèvres de huit ou
neuf enfants. Les arrangements entre les cinq filles furent houleux, et Radégonde a
exigé que ce soit tout ou rien : elle a refusé tout partage de l’exploitation avec ses
sœurs.

267
repenser la parenté

« Aide familial ? Pff… c’est comme si j’étais installé. C’est pareil.


On est deux avec mon père, mais on prend les décisions à deux, on
partage tout, quoi. J’travaille comme si j’étais installé. J’prends, je vais
chercher… c’est moi qui décide de l’assolement, de ce qu’il faut faire.
[…] L’assolement, c’est moi qui le fais depuis cinq ans. Mon père dit
p’t’être pas cette pièce, il dit son avis. On en discute. Mais c’est moi
qui le fais. Pour moi, depuis cinq ans j’suis installé. Maintenant c’est

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la formalité. Le 1er février y aura rien de changé. Si… c’est moi qui
vais payer la facture ! […]
– Parce que tu disais tout à l’heure que pour ton père, quand il
avait été aide familial, il avait p’t’être pas pu…
– Ben, justement… il avait moins de… Il était moins libre de faire
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ce qu’il voulait dans l’exploitation. Tandis que, là, il m’a laissé davan-
tage le choix. Comme c’est pour moi que je travaille, il m’a laissé le
choix. Quand il est pas d’accord, il me le dit automatiquement, ou il
me dit : “Réfléchis à ça.” Il m’aide, il me laisse le choix plus qu’il ne
l’a eu, lui. »

Dans la collaboration entre père et fils sur l’exploitation, Éric


joue un rôle moteur d’où l’importance des verbes actifs :
« j’prends, j’vais chercher », même si ils n’ont pas forcément
d’objet. Le seul exemple qu’il me donnera durant tout l’entre-
tien est la gestion de l’assolement. Le père a alors un rôle de
conseiller : il donne son avis, mais ne détient pas le pouvoir de
décision. On pourrait penser que ces propos ne reflètent que le
point de vue d’Éric avide de responsabilités sur l’exploitation,
mais Yvon aussi, de son côté, confirme ce transfert de pouvoir :

« Moi, je diminue un peu le tracteur, je lui laisse davantage de res-


ponsabilités qu’avant. Question de céréales, moi, je dis je veux mettre
telle semence. C’est moi qui commandais les engrais, qui composais
mon… tandis que, depuis deux ans, je lui laisse faire. Là, carrément,
c’est lui qui commande… les rotations, les cultures. Question de tra-
vail, moi j’lui donne un coup de main. Quand il a besoin de moi, j’y
vais, ainsi de suite… Question des vignes, moi je taille d’une façon
– parce que lui taille d’une façon et moi de l’autre –, alors lui se garde
des pièces à sa façon et les autres pièces, c’est moi qui les taille.
– Comment ça se fait que vous n’avez pas la même manière de
faire ?
– Lui, il taille au sécateur et moi avec des forces 32. Et puis je sais
pas ; c’est lui qu’a décidé. Tu me laisses cette pièce-là, c’est moi qui

32. Les forces, par rapport au sécateur, exigent moins d’effort puisqu’elles utilisent
l’effet de levier. Cependant, l’avantage du sécateur réside dans le fait qu’il se tient à
une seule main et permet immédiatement, à la suite de la taille, de tirer les bois.

268
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

vais la faire. L’autre jour je le regardais, ben, il m’a donné des leçons
même ! C’est-à-dire qu’il a fait des stages, alors ça des fois, ça… voir
ailleurs, c’est comme ça qu’on apprend. Moi, j’ai jamais été ailleurs.
Alors en travail de routine, on prend des habitudes bonnes ou
mauvaises. »

L’expression employée par Éric, « comme c’est pour moi que

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je travaille, il m’a laissé le choix », mérite d’être commentée.
Par comparaison cela signifierait que son père n’a pas travaillé
pour lui-même mais pour le compte de sa femme. D’ailleurs, à
un autre moment, Éric me précise, en parlant du salaire dif-
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féré dont a bénéficié son père au moment des arrangements


de succession : « Cette partie-là, il l’a donnée à sa femme. »
Le mariage en gendre présente en effet une dissociation entre
l’héritière du patrimoine, Denise, et le repreneur de l’exploita-
tion, Yvon. Cette distinction n’est plus présente à la génération
d’Éric qui est à la fois l’héritier de la ferme et en même temps
le futur chef d’exploitation, d’où la mise en œuvre plus précoce
de ses projets. En 2001, trois ans après son installation offi-
cielle en tant que fermier de Soijon (il loue les terres à ses
parents), Éric est très optimiste : « La première année, c’est dur
et puis après on entre tout doucement dans un rythme de croi-
sière. » L’exploitation fonctionne à plein régime. Depuis 1997,
Éric présente à son actif un accroissement de la surface en terres
et du quota laitier, en profitant du départ à la retraite de plu-
sieurs éleveurs de la région et du faible prix des terres dans
une période de crise de la viticulture cognaçaise. Il a finalement
retourné son handicap initial (peu de vignes et des vaches) en
un atout pour Soijon. Éric a également augmenté son cheptel de
vaches allaitantes (pour le veau sous la mère), pour lequel il a
un débouché sûr et lucratif. La vigne est passée en quelques
années totalement au second plan (« J’ai arraché un peu pour
faire comme tout le monde », ce qu’il refusait de faire en 1997).
Éric a des projets d’investissement conséquents en relation avec
l’extension de son activité d’élevage, comme la construction
d’une stabulation (étable) pour un coût de 320 000 F. Ce démar-
rage en trombe doit être comparé avec le maigre bilan de son
père durant les dix-huit années où il a été chef d’exploitation :

« Yvon : Enfin depuis qu’on a pris ça à notre nom, enfin depuis 80,
j’ai quand même investi. J’ai acheté des terres, j’ai acheté la maison où
est Éric… ça fait quand même de l’argent que j’ai pu sortir de mon

269
repenser la parenté

bénéfice pour le placer là. J’ai augmenté le cheptel… quand j’ai


démarré j’avais que 8, 10 vaches en 80… pour une trentaine
aujourd’hui. »

Éric, par rapport à ses parents, cumule à lui seul toutes les
dimensions de l’investissement dans l’exploitation familiale.
Non seulement il est l’héritier du patrimoine productif 33, mais

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c’est aussi le repreneur de l’exploitation à la suite de son père
et de son grand-père, tout en étant un professionnel, c’est-
à-dire un agriculteur-éleveur-viticulteur qui a bénéficié d’un
réel apprentissage de son métier dans sa famille et à l’école.
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Lorsque Éric cherche à expliquer pourquoi il s’investit de la


sorte dans la reprise de Soijon, on retrouve dans son discours
les traces que nous avions identifiées de l’expression d’une
vocation professionnelle inexplicable, dont l’origine est perdue,
mais qui fonctionne comme projet de vie.

« Éric : Pourquoi j’veux m’installer quoi ? Parce que je devais être


habitué à être dans la nature… j’ai fait des études pour, déjà… J’aime
bien les vaches, j’aime bien les céréales, la vigne j’aime moins bien
mais faut faire avec… Bon, y en a pas une grande surface alors ça va.
J’ai toujours voulu faire ça… dès qu’j’ai pu monter sur un tracteur,
à 12 ans, j’étais sur un tracteur. J’ai toujours aimé ça. Et c’est comme
ça dans la région… c’est rare, quand y a pas une fils ou une fille qui
reprend l’exploitation quoi, c’est rare…
– Et ta sœur, elle ?
– Ben, ça l’intéressait pas du tout. Non, elle aimait pas trop les ani-
maux alors… ça l’intéressait vraiment pas du tout [silence]. Elle fait
des études de droit. »

Pourquoi et comment certains enfants s’investissent dans


l’entreprise familiale ? Poser cette question nous a permis de
mettre le doigt sur un nœud d’interrogations qui traversent les
exploitations viticoles où l’articulation entre famille et entre-
prise est centrale. Nous avons vu combien s’investir dans
l’exploitation parentale n’allait pas de soi et posait la question
de la rémunération ou plus largement de la reconnaissance

33. Les « arrangements » avec sa sœur sont en cours en 2001. Il serait intéressant de
savoir comment s’est effectué concrètement le partage du patrimoine. Il est fort pro-
bable qu’Éric hérite du patrimoine productif (l’exploitation). Mais quel dédommage-
ment recevra sa sœur ? À Cognac, le patrimoine immobilier, ainsi que le stock des
eaux-de-vie servent souvent de contrepartie et de compensation, pour les frères et
sœurs, à la transmission du capital productif à un seul héritier. Dans le cas d’Éric et de
sa sœur, je n’ai pas connaissance de la présence d’un tel patrimoine hors exploitation.

270
une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole

(familiale, professionnelle) pour le travail effectué. Il y a diffé-


rentes manières d’être « intéressé » dans l’entreprise familiale :
en tant qu’héritier, repreneur, ou en tant que professionnel met-
tant en œuvre des savoir-faire sur l’exploitation et un goût pour
le métier.
Les contrats de travail à salaire différé, proposés aux aides
familiaux dès 1939 et encore largement pratiqués de façon tran-

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sitoire avant l’installation, font comme si ces trois dimensions
de la reprise étaient totalement imbriquées. La rémunération ne
s’adresse pas au professionnel qui met en œuvre un savoir-faire
et du travail sur l’exploitation, mais à l’héritier, sous la forme
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de capital, lors du partage patrimonial. L’acceptation par le pro-


fessionnel de cette rémunération différée n’a de sens que dans
la mesure où celui-ci est aussi le repreneur et l’héritier, c’est-
à-dire s’il a un intérêt à la possession du patrimoine productif.
De la même manière, les formes plus récentes de sociétés
civiles agricoles du type GAEC et EARL entre parents et
enfants entretiennent la confusion entre les différentes dimen-
sions de l’« intéressement ». L’enfant associé achète des parts
sociales de la société : il est rémunéré en fonction de son travail,
mais aussi du capital qu’il possède. On a affaire ici à la fois
à une rémunération du professionnel en fonction des heures tra-
vaillées, mais aussi de l’héritier (à hauteur des parts sociales
possédées, souvent transmises par donation des parents). Ce
type de statut vise explicitement une transmission facilitée du
patrimoine productif au descendant qui peut bénéficier en vertu
de l’article 832 du Code civil de l’attribution préférentielle de
l’exploitation agricole 34.
Si le droit professionnel agricole a tenté de distinguer, au
travers des différents statuts destinés aux enfants qui s’investis-
sent sur l’exploitation familiale, l’entraide familiale gratuite du
travail rémunéré, c’est en confondant les rôles d’héritier, de
repreneur et de professionnel. L’idéal masculin de la parfaite
concordance entre professionnel, héritier et repreneur, véhiculé
par tout le champ lexical de la vocation professionnelle à la fois
évidente et opaque, est entretenu par le droit.
Pourtant, dans les faits, en fonction du genre et de la place
dans la fratrie, les héritiers, repreneurs et professionnels ne se
confondent pas. Les cas de crise familiale explicite, comme

34. MONTEILLET-GEFFROY Mélanie, Les Conditions de l’enrichissement sans cause


dans les relations de famille, op. cit.

271
repenser la parenté

celle que traverse Marie-Hélène Plume, ou de configurations


sexuées atypiques et variées, comme celles de Soijon, sont là
pour nous le rappeler. La reproduction du groupe social des
viticulteurs passe par des canaux complexes : transmission d’un
patrimoine, de capital productif, d’un goût pour le métier, d’un
avenir de viticulteur. L’analyse approfondie de cas singuliers
nous permet de percevoir tout ce qui se joue derrière les arran-

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gements familiaux ordinaires : la place de l’individu dans la
maisonnée, les assignations identitaires sexuées et la circulation
de l’argent dans la famille.
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LA TRANSMISSION DE L’EXPLOITATION DE SOIJON

Originaire des Deux-Sèvres


IV S’installe à Soijon en rente
Marc Jeanne
viagère en 1918 ?-? ? - 1944
?

Originaire d’une famille


nombreuse des Deux-Sèvres
Jules Radégonde
III ?-? ? - 1966
?

Jacques Marie
II 1916 - 1993 ?
?

Cadet d’une famille


de viticulteurs
Jean Raynaud Monique Martine Michel Maçon Francine
I 1939 1941 1937 1946
? Viticulteur à la retraite Coexploitante
1960 Prof de sport
1965

Sylvie Pascal Raynaud Marina


0 Isabelle Christophe Pierre
1962 1971 1971 1967 1969 1977
Sans profession. Chef d’exploitation Prof en techniques de vente Technicien
Mariée à un cadre en Coexploitant
à Soijon depuis 1998 Employée à mi-temps Mariée, deux enfants Un enfant
Indre-et-Loire
Deux enfants 1999

Maxime Raynaud Transmission de l’exploitation de Soijon


-I 1998

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