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Agriculture : Les firmes industrielles à l’assaut des terres

françaises ?
L’opération se voulait discrète. En 2015, la société chinoise Reward achetait 1.700 ha de
terres agricoles dans l’Indre, puis 900 autres dans l’Allier, dans l’optique d’ouvrir 1.500
boulangeries en Chine approvisionnées en farine française, gage de qualité. Depuis Reward
a fait faillite, rapportait l’Agence france presse à l’été 2019.

Il n’empêche, ces transactions ont mis au grand jour la question de savoir à qui appartiennent
les terres agricoles en France. La réponse ? Elle est toujours autant difficile à obtenir, regrette
Terre de Liens. C’est le premier problème que pointe l’association qui aide à l’installation de
jeunes agriculteurs dans un rapport publié ce mardi.
L’image d’Epinal de l’agriculteur propriétaire
En 1977, Edgar Pisani, ancien ministre de l’agriculture, s’alarmait déjà de ce manque de
transparence, rappelle Coline Sovran, chargée de plaidoyer à Terre de Liens. « Le constat n’a
pas ou peu évolué depuis. La dernière enquête sur la propriété des terres agricoles, en
France, remonte à 1992 alors que ça devrait être une information centrale pour piloter nos
politiques agricoles. »

Une certitude : l’agriculteur propriétaire de ses terres relève de plus en plus de l’image
d’Epinal. « Seules 35 % des terres cultivées appartiennent aujourd’hui aux agriculteurs et
agricultrices qui les travaillent, recadre Coline Sovran. Les 65 % restant – soit 16 millions
d’hectares, leur sont loués par des tiers. » Ces derniers gardent des pouvoirs de décisions
majeures. « Ce sont eux qui choisissent de confier ou non leurs terres à des agriculteurs et
qui en déterminent les conditions », rappelle le rapport. De facto, ça leur donne un certain
contrôle sur l’usage qui est fait de ces terres : servent-elles à installer de nouveaux
agriculteurs ou à agrandir des exploitations existantes ? A produire de la nourriture ou à autre
chose ? A faire du bio ou non ?
Les firmes, nouvel acteur de la propriété ?
D’où l’importance de mieux cerner le profil de ces propriétaires. Parmi ceux-ci, Terre de Liens
observe l’émergence d’un nouvel acteur* : les sociétés agricoles financiarisées. « Elles
contrôlent aujourd’hui 14 % de la surface agricole française, dont 640.000 ha en faire-valoir
direct, c’est-à-dire en propriété », précise Coline Sovran. Elle distingue ces sociétés
financiarisées des autres sociétés d’exploitation agricoles, « comme les Groupements
agricoles d’exploitation en commun (Gaec) ou les Exploitations agricoles à responsabilité
limitée (EARL) ». « Ces dernières sont faites par et pour les agriculteurs, et garantissent, par
leurs statuts, que ces sociétés restent aux mains des agriculteurs, compare-t-elle. Ce garde-
fou saute dans les sociétés financiarisées, en permettant notamment à des entreprises, non
agricoles, d’entrer au capital, voire d’en prendre le contrôle. »

Reward n’est qu’un exemple. Terre de Liens cite d’autres grandes entreprises qui ont acquis
du foncier agricole ces dernières années**. « C’est Euricom (premier groupe européen dans
le négoce du riz) qui possède 1.300 ha de riz en Camargue, Chanel et L’Oréal qui achètent
des terres à prix d’or pour produire leurs plantes à parfum dans les Alpes-Maritimes, ou encore
Auchan et ses plus de 800 hectares de terres acquis par le biais de sa foncière Ceetrus France
», cite le rapport. Mais Terre de Liens évoque surtout le groupe Altho, producteur des chips
Bret’s, principalement depuis son usine près de Pontivy (Morbihan).
Altho et les chips Bret’s, un cas d’école en Bretagne ?
Laurent Cavard, pdg d’Altho, tombe des nues. « Une fois nettoyée, nous avons pour obligation
de valoriser l’eau utilisée dans le processus de fabrication de nos chips, raconte-t-il. Nous
avons ainsi construit un réseau d’irrigation que nous avons proposé aux agriculteurs voisins
de notre usine. Quand ils sont partis à la retraite, ne trouvant pas de repreneurs, ils sont venus
nous voir. » Voilà comment Altho dit être devenu propriétaire de trois fermes, qui exploitent
135 ha de terres, dont 80 propriétés du groupe. « Soit 0,004 % du foncier agricole breton***,
tempère Laurent Cavard. Nous n’y produisons pas de pommes de terre et ces acquisitions
visent seulement à sécuriser ce réseau d’irrigation. La dernière date de 2020 et nous n’en
prévoyons pas d’autres. »

Mais plus que les surfaces acquises, Terres de Liens épingle surtout la façon de faire. « Ces
fermes ont d’abord été transformées en Société civile d’exploitation agricole (SCEA), ce qui
permet l’entrée au capital d’Altho, décrit l’association. Celui-ci prend la gérance de la société,
puis les parts des associés exploitants lui-sont finalement transférés, faisant alors du groupe
le propriétaire des fermes et des terres agricoles. » Un cas typique des montages réalisés par
ces firmes agroalimentaires, déplore Tanguy Martin, également chargé de plaidoyer à Terre
de Liens. « Ils permettent d’échapper au contrôle de la Safer, le gendarme des terres en
France qui a pour mission d’orienter les ventes de terres en France vers de nouvelles
installations et une agriculture nourricière, explique-t-il. Emerge ainsi un marché parallèle par
lequel transiteraient au moins 200.00 ha de terres désormais chaque année. »

Un boulevard pour cette « agriculture de firme » ?


C’est alors autant d’exploitations qui passent sous le nez de jeunes agriculteurs et qui vont,
bien souvent, à l’agriculture intensive, craint Terre de Liens. « Ces sociétés financières
cherchent rarement à nourrir leur territoire, mais se tournent vers des grandes cultures
[céréales pour Altho par exemple], industrialisent les pratiques agricoles et participent à la
déqualification du métier en remplaçant les chefs d’exploitations par des salariés, regrette
Tanguy Marin. On est à rebours des objectifs affichés par nos politiques agricoles. »

Pour l’association, il y a urgence à agir. « La moitié des terres agricoles sont détenues par
des personnes qui ont plus de 65 ans aujourd’hui, rappelle Coline Sovran. Treize millions
d’hectares pourraient donc changer de main dans les dix prochaines années, au moment
même où se profile un départ massif d’agriculteurs à la retraite. » Laisser ces terres à «
l’agriculture de firme » n’est pas la seule option, assure Terre de Liens. 20.000 jeunes se
présentent aussi chaque année au « Point d’accueil installation », la porte d’entrée pour les
porteurs de projets agricoles. « Et bon nombre ont toutes les peines à trouver des terres
justement », pointait l’association, il y a un an tout juste. Depuis Emmanuel Macron a annoncé,
pour cette année, une loin d’orientation agricole sur le renouvellement des générations. « Elle
est en ce moment en discussion », note Coline Sovran, Reste à savoir si elle sera à la hauteur.
Dans son rapport, Terre de Liens pousse toute une série de recommandations, à commencer
par celle d’assurer une plus grande transparence sur la propriété des terres en France.

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