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Très chère bibliothécaire,

Je m'aperçois que votre logiciel de mise à jour des documents empruntés fonctionne à
merveille et qu'il a même pondu ce courrier indigeste et d'une sécheresse affligeante, « nous
constatons qu'à ce jour le document emprunté le 25 septembre 2010 à la Médiathèque Amikuze n'a
toujours pas été restitué, et ce malgré nos nombreux rappels ».

Aviez-vous oublié que vous vous adressiez à un être sensible qui vous a emprunté, pour le
lire, un roman avec lequel il songeait s'évader de l'univers médiocre des machines automatiques qui
rédigent automatiquement des lettres automatiques aux lecteurs étourdis ? Aviez-vous oublié que
c'est vous qui me l'aviez conseillé, Le Grand Passage, « pour sortir de votre quotidien ah oui... vous
n'allez pas être déçu, c'est une épopée géniale, un voyage dans les montagnes, vous aimez les
montagnes ? Moi j'adore, je vais souvent dans les Pyrénées, pas vous ? Il y a Billy et une louve vous
verrez c'est fantastique, on ne le lâche pas, et puis ce style, cette cadence qu'il a Mac Carthy, vous
verrez, il sait rendre son histoire extrêmement vivante. Les montagnes comptent presque autant que
les personnages, elles sont comme un personnage du roman »

Perso je déteste les montagnes, ça grimpe à n'en plus finir, on transpire, ça flanque des coups
de soleil sur le nez et pire que tout on y rencontre des randonneurs. La dernière fois que j'y suis allé
je suis rentré avec des ampoules monumentales, j'ai marché une semaine comme si je chaussais du
36 et je ne vous dis rien de ma colique carabinée. Vous m'en reparlerez de l'eau des montagnes !
Mais je ne voulais pas rompre votre enthousiasme, on aurait dit que c'était vous qui l'aviez
écrit ce livre. Je vous écoutais retracer votre lecture à grands traits, mêlant vos sentiments du
moment et votre envie de les faire partager. Et voilà maintenant que vous traitez ce chef d’œuvre de
« document emprunté », non mais, où est passée votre passion ?

Et puis moi où suis-je passé dans ces lignes ? Je suis réduit à un « monsieur, madame »
même pas lecteur, lectrice, qui aurait eu le petit mérite de me faire vivre un peu comme celui qui a
fait l'expérience de ce livre, d'exister, de montrer qu'un livre n'est pas un « document » comme un
autre, mais qu'on aime un livre, qu'on y met ses espoirs, son envie, ses désirs, ses craintes,
ses passions. J'ai eu peur avec Billy lors de sa traque ! Savez-vous que j'étais essoufflé dans la
montagne avec lui et que dans le combat de chiens je me suis mordu la lèvre ? Au sang.

Alors oui, je ne l'ai pas rendu. Mais depuis, à qui a-t-il manqué ? Quel lecteur impatient est
donc venu exiger le retour du Grand Passage ? Vous n'avez quand même pas osé vanter de nouveau
les Pyrénées à un ingénu égaré dans votre médiathèque pour le guider vers Cormac McCarthy ?
Dans ce cas il fallait lui refiler Méridien de Sang et ne pas lui promettre Le Grand Passage et
vous retrouver l'air gourde, oui l'air gourde, devant la béance sur le rayonnage « attendez je vais
voir dans le fichier, ah eh bien oui, je l'ai prêté en 2010 et on ne l'a toujours pas ramené ». Et si ça se
trouve vous m'avez maudit, « si vous saviez tous ces lecteurs qui ne ramènent pas leurs livres...
Moi je ne comprends pas, c'est un bien commun un livre de bibliothèque... » Et si ça se trouve vous
m'avez dénoncé à ce lecteur putatif (et ça n'a rien à voir avec la coiffeuse de St Palais). C'est de
votre faute si je l'ai gardé, il ne fallait pas me dire tout ça et m'amener avec vous sur cette frontière
mexicaine, sur les rives du Rio Grande comme s'il s'agissait de la Bidouze!

Bien sûr que je ne l'ai pas rendu, voulez-vous peut être que je vous rende tout ce qui va avec
aussi ? A commencer par l'extrait que vous m'avez lu, lui seul tiens, je vais le découper dans le livre
et puis vous l'envoyer, vous l'aurez comme ça votre « document ». Et puis je vous en enverrai un
chaque jour et vous aurez ainsi tout le livre sous forme de « documents », vous pourrez faire un jeu

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de piste dans votre médiathèque, « A la recherche de Billy » suivez les extraits qu'un lecteur fou a
découpé puis déposez-les dans l'interstice laissé sur les rayonnages entre Méridien de Sang et La
Route, celui qui a tous les extraits gagne le livre qu'il n'aura plus qu'à assembler chez lui. Ou ici,
d'ailleurs on s'en fout puisque cela n'arrivera pas.

Rappelez vous : « Aux dernières lueurs du crépuscule, ils traversèrent un large plateau
volcanique encastré dans l'arène des collines. Les collines étaient d'un bleu sombre dans la
pénombre bleue et les pieds arrondis du cheval faisaient un bruit mat sur le gravier du désert. La
nuit tombante venait par l'est et l'obscurité qui passait au-dessus d'eux arriva dans une soudaine
bouffée de froid et de silence et passa. Comme si l'obscurité avait elle-même une âme qui était
l'assassin du soleil courant vers l'ouest, comme les hommes l'ont cru jadis, comme ils pourraient le
croire encore un jour. Ils arrivèrent au bout de la plaine dans l'ultime lumière mourante homme et
louve et cheval sur les terrasses des collines basses fortement érodées par le vent et ils traversèrent
une clôture ou plutôt là où il y avait eu jadis une clôture, les fils de fer depuis longtemps tombés et
enroulés et emportés et les petits piquets nus de bois et de mesquite partant sans but dans la nuit, à
la file comme un cortège de retraités voûtés et tordus. Ils franchirent le col dans l'obscurité et il
arrêta son cheval et contempla les éclairs au sud loin au - dessus de plaines du Mexique. Le vent
les cinglait entre les arbres du col et dans le vent il y avait des aiguilles de grésil ».

Vous l’aviez lu d'un trait, sans autre raison que l'abolition du temps présent et des lois de la
pesanteur, vous tuiez Einstein et Newton en même temps. Les mots sont entrés et se sont collés tout
au fond de moi dans cette anatomie étrange du lecteur qui fait se côtoyer le cœur qui bat et le
cerveau. Voulez-vous que je vous rende cela ? Les modulations de votre voix et son écho
s'amplifiant dans chaque ligne avec ? Se défaire d'un livre qu'on aime s'est comme s'arracher de
toute sa lecture.

Entre nous je dois ajouter que je l'ai tellement lu votre « document » que les pages se sont
mises à gondoler. Ainsi en va-t-il des livres de poche, les pages s'ouvrent à l'humidité, se gonflent
d'une rosée invisible et impriment au livre lu la trace du regard du lecteur. Lorsque vous me l'avez
proposé pour sur qu'il était neuf ! les pages étaient massicotées, impeccablement alignées offrant
leur rectitude verticale au pouce qui les masse. Et puis bien évidemment il y avait leur odeur. Ah
l'odeur du livre neuf ... Le Grand passage, avant d'avoir le goût des montagnes éloignées, écrasées
de soleil, l'âcre parfum des chevaux sauvages, les exhalaisons presque putrides des chiens en cage et
les effluves hormonaux des jeunes louves en rut avait l'odeur de l'encre sortie de l'imprimerie, du
papier qui l'emprisonne et de la colle. Je vous ai vu lorsque vous me l'avez tendu, vous avez collé
votre nez, furtivement, alors que vous balayiez d'une phalange la tranche des pages endormies
Mais où est passée cette odeur ? Est-ce comme le blanc de la neige lorsqu'elle fond ?
Jamais je ne vous la rendrais, jamais.

D'ailleurs cela prouve bien que personne ne le lisait ce Cormac MacCarthy. Or savez-vous
que les livres piétinent d'impatience sur les rayonnages horizontaux ? Oui, vous le savez mieux que
quiconque vous qui avez entendu l'appel de ce Grand Passage. Être dans son neuf il n'y a rien de
pire pour un livre. Il envoie aux oreilles attentives les signaux des pages vibrantes d'émotion. Ne
vous est-il jamais arrivé de prendre un livre au hasard dans une librairie, de l'ouvrir encore au
hasard et de vous sentir happée comme si ces lignes avaient été écrites pour vous. Vous erriez la tête
vide, désespérée et vous voilà dans un désert australien, une taïga russe, à côtoyer un officier d'une
garde impériale ou un ancien bagnard en voie de rédemption. Il vous a bien eu le père MacCarthy
lorsqu'il vous a attrapé. C'est toute l’énergie de ses mots qui vous a caressée dans l'allée où vous me
conduisiez faisant là votre travail d'éclaireuse de lecteur perdu. Ils vous ont reconnu, vous ont
supplié de les laisser sortir encore une fois, car les mots ne restent pas dans les livres, c'est leur

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empreinte, leur trace encrée de noir qui figure dans les pages, eux, ils voyagent, rebondissent, ils
n'attendent qu'une chose, c'est qu'on les sorte de leurs pages serrées. Et vous voudriez que je les
enferme de nouveau, qu'ils risquent de pourrir seuls et finissent lors du récolement, comme vous
dites, au rebut ?

Oui je sais qu'au lieu de vous engueuler je devrais vous dire merci de m'avoir laissé pendant
presque dix ans ce livre merveilleux qui m'appelle régulièrement et auquel je succombe plus que de
raison, surtout lorsque j'ai des choses urgentes à faire. Merci d'avoir perçu qu'au fond de moi les
mots de Cormac MacCarthy trouveraient une place de choix. Merci pour ces heures d'oubli au
moment où le monde pèse trop lourd. Merci pour le travail de passeuse. Merci pour ces voyages au
Mexique ou aux États-Unis au bilan carbone exemplaire. Merci madame la bibliothécaire pour avoir
posé votre voix sur les mots silencieux des pages endormies.

Comme vous le voyez j'ai joint un exemplaire du Grand Passage à cette lettre, et comme
vous le voyez il est neuf, je ne me séparerai jamais de celui de la médiathèque Amikuze. Je sais que
ce n'est pas une manière de faire, que si tout le monde faisait pareil et patati et patata. Je vous
demande de bien vouloir m’excuser pour cette manière d'agir.
Si vous ouvrez le livre vous verrez aussi qu'au début, sous le titre, il y a une dédicace.
J'ai rencontré au fond du désert du Nouveau Mexique, au hasard d'une errance estivale, dans
un ranch écrasé de soleil, un vieil homme qui m'a reçu, un ermite accueillant en quelque sorte.
Dans la soirée, comme je lui parlais de ma quête de Billy dans ce Grand Passage et lui
racontais comment j'avais connu ce livre, tandis que je sortais cet exemplaire aux pages jaunies et
gondolées, il est parti dans une pièce voisine et m'a rapporté une édition en français, neuve, et m'a
écrit dans un français impeccable, sous le titre : « Pour la bibliothécaire de la médiathèque
d'Amikuze, qui rend universelle cette traque. Chaleureusement. Cormac MacCarthy. »

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