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TRADUIRE, TÉMOIGNER, SURVIVRE

Marc Crépon

Collège international de Philosophie | « Rue Descartes »

2006/2 n° 52 | pages 27 à 38
ISSN 1144-0821
ISBN 9782130556787
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MARC CRÉPON
Traduire, témoigner,
survivre *
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Une fois, une seule fois, Derrida se sera risqué à traduire un poème de Celan. Mais chaque fois
qu’il aura « rencontré » l’un ou l’autre d’entre eux, il aura rappelé, de façon liminaire,
l’impossible gageure que représente leur traduction. Dans Schibboleth (conférence prononcée
en 1984, à Seattle), une note affiche le choix délibéré de ne pas retraduire les nombreux
textes appelés – de les citer donc simultanément dans les traductions existantes et dans leur
langue originale. Le pari de la traduction ne se laisse pas dissocier alors de la responsabilité
qu’elle implique. Il consonne à l’avance avec ce que tant de textes écrits, au cours des vingt
années suivantes, avanceront non seulement au titre de la traduction, mais aussi au titre de
cette même responsabilité.
« En citant les traductions existantes, je souhaite d’abord dire une immense dette et rendre
hommage à ceux qui ont pris la responsabilité ou le risque 1 de traduire des textes dont chaque
lettre, on le sait, chaque blanc aussi, la respiration et les césures défient la traduction, mais
l’appellent et la provoquent du même coup 2. »
Dans Béliers, le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème (texte lu à l’université de
Heidelberg à la mémoire de Hans Georg Gadamer, le 5 février 2003), le poème de
Atemwende : Große, Glühende Wölbung qui scande l’hommage n’est pas traduit. Comme si le
dialogue avec Gadamer, dans une commune écoute de Celan, l’exigeait, Derrida fait entendre,
à Heidelberg, les poèmes de Celan uniquement dans leur langue originale – qui se trouve alors
comme enchâssée dans le commentaire prononcé en français. Et il choisit, de façon
significative, de préserver dans l’édition française cette exclusivité. C’est donc seulement dans
Poétique et politique du témoignage (texte d’abord publié en traduction anglaise, en 2000, avant
d’être repris en français – dans son idiome original 3 – en 2004) que Derrida se risque à

* Ce texte a d’abord fait l’objet d’une communication au Collège international de philosophie, dans le
séminaire de Patrick Alac et Alexandra Richter: «La bibliothèque philosophique de Paul Celan». |1. Je
souligne. |2. Derrida, Schibboleth, pour Paul Celan, Galilée, 1986, p.115. |3. Derrida, Poétique et
politique du témoignage, dans Cahier de l’Herne Derrida, dirigé par Marie-Louise Mallet et Ginette
Michaux, L’Herne, 2004, p.521-539.
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traduire, en français, le poème de Atemwende qui lui sert alors de fil conducteur : Aschenglorie.
Chaque fois que la langue poétique de Celan s’impose à lui, Derrida en propose cinq versions :
le texte original, les traductions françaises d’André du Bouchet et de Jean-Pierre Lefèvre, la
traduction anglaise de Joachim Neugroschen et, pour finir, ce qu’il présente et ce qu’il assume
(sans la signer explicitement) comme une possibilité supplémentaire : « On 4 pourrait aussi
traduire », « On pourrait encore traduire ».
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Comment comprendre cette « unique fois » ? Qu’est ce qui appelle dans Poétique et politique du
témoignage le risque et la responsabilité de la traduction – c’est-à-dire aussi son épreuve ? Peut-être
d’abord le fait qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’un commentaire ou d’une
interprétation. À l’inverse de Béliers qui, dans son souci de poursuivre un dialogue avec Gadamer,
se présente (même si ce n’est pas sans réserve) comme une « interprétation » 5, Derrida se défend,
dans ce texte, de vouloir « interpréter » le poème Aschenglorie. Mais alors de quoi s’agit-il ? Peut-
être simplement d’une « rencontre » irréductible à tout commentaire – d’une « rencontre » à la
mesure du poids que Celan donne à ce terme dans Le Méridien. Sur ce poids et sur le sens du mot,
on se souvient, de fait, que Schibboleth, déjà, s’était longuement attardé. Or, ici, il ne s’agit plus
d’expliciter ce sens. Poétique et politique du témoignage n’expose pas ce que signifie, pour Celan, la
« rencontre » de la poésie ni même, en dépit de son titre, en quoi et de quoi elle témoigne. Du
moins ne le fait-il pas directement. Se dérobant à tout exposé de la poétique, il se donne, bien
davantage et exclusivement, comme le document de sa rencontre.
Et il l’est à double titre. D’abord il propose une approche de Aschenglorie qui ne se laisse
effectivement replier sur ni réduire à aucun genre ni aucune méthode d’explication. Mais
surtout, il a pour thème ou pour objet le témoignage. Il rencontre le poème de Celan à propos
du témoignage, de sa possibilité et de ses limites, et de ce que témoigner veut dire. Nul ne peut
dire si la question du témoignage était de celles que Derrida se posait avant de lire Celan, nul
ne connaît donc la date de la question qui reste, comme tant d’autres, secrète. Seule demeure
celle de « la rencontre » – de cette rencontre d’un poème de Celan : Aschenglorie, dont le texte
témoigne, singulièrement. Cette rencontre, sans doute, ne se fait pas sans héritage. Elle est
tributaire de ce que Derrida, depuis longtemps, a pu lire de Celan et de ce qu’il a écrit –
notamment dans Schibboleth – à propos du caractère non-répétable de la date, de son
inscription dans le poème et du « secret de la rencontre ». Elle est redevable aussi d’un travail
nourri, depuis des années, par la lecture de Levinas et de Blanchot – d’une méditation
ininterrompue du « mourir » et du « survivre ». Derrida, pensant ce que témoigner signifie,

4. Je souligne. |5. Cf. Béliers: le dialogue ininterrompu: entre deux infinis, le poème, Galilée, 2003,
p.26: «J’aimerais lui faire aujourd’hui l’hommage d’une lecture qui sera aussi une interprétation
inquiète, tremblée ou tremblante, peut-être même tout autre chose qu’une interprétation».
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dans l’horizon de la finitude, et jusqu’à quel point il est possible de le penser – rencontre un
poème de Celan.
« Le document d’une rencontre », l’expression ici ne vient pas au hasard. Elle renvoie, bien sûr, en
premier lieu, à la poétique celanienne et à sa lecture derridienne. Mais elle fait signe aussi, en
dépit de toutes les différences qui s’imposent (sur lesquelles il faudra revenir), vers une autre
confrontation, une autre explication de la pensée et de la poésie – une autre rencontre, aussi
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problématique soit-elle, d’un philosophe et d’une œuvre poétique. Elle est celle-là même que,
dans de tout autres circonstances, Max Kommerell utilisait, en juillet 1942, pour rendre compte
à Heidegger, dans une lettre qu’il lui adressait, de son commentaire de Hölderlin :
« Dans votre texte se produit le fait extrêmement rare que, pour un esprit arrivé au terme de sa
maturation spirituelle, Hölderlin est devenu un destin inéluctable.Voilà qui est d’une tout autre
portée que des lectures qui, pour être pointues et délicates, n’en relèvent pas moins du progrès
du savoir et de la culture ; lectures où toute la nécessité se trouve du côté de Hölderlin, alors
que de l’autre, il n’y a que hasard. Dans cette mesure, votre texte n’est pas au premier chef une
interprétation, mais document de cette rencontre, de ce choc final et prédéterminé, qui, lui-même
énigme et fatalité, requiert à son tour l’interprétation, laquelle, soyez-en assuré en dépit du
silence de vos amis et de vos ennemis, ne fera pas longtemps défaut 6. »
De fait, dans Poétique et politique du témoignage, comme dans tous les textes de Derrida sur la poésie,
l’ombre de Heidegger n’est jamais loin. S’il ne cite pas explicitement les commentaires que celui-ci
a consacrés aux hymnes de Hölderlin : Germanien, Der Rhein, Andenken ou Der Ister, il renvoie non
seulement à Être et temps, mais aussi à La Parole d’Anaximandre – au commentaire, donc, de cette
parole poétique et philosophique, dont le sens énigmatique nous reconduit aux rivages de la
traduction. Il y renvoie, comme au lieu auquel s’est référée, sinon astreinte, prioritairement la
rencontre de la poésie et de la pensée. Sans doute pourrait-on observer maintes similitudes entre
Derrida et Heidegger dans leur façon de procéder avec la poésie : leur refus commun d’inscrire leur
lecture dans l’histoire littéraire et de la plier aux règles de l’herméneutique, leur parti-pris de
porter leur attention, dans le poème, sur tel vers ou telle strophe prioritairement – et d’en répéter
la citation. Et en même temps, tous les signes de la référence heideggerienne soulignent comment
la rencontre des poèmes de Celan en déplace et dérange, en inquiète et bouleverse tous les attendus
– comme si, finalement, Derrida lisait et rencontrait Celan, à l’opposé de la façon dont Heidegger
a lu et rencontré Hölderlin, mais sans jamais l’avouer, soucieux, peut-être, de masquer ou de
crypter, avant tout, ce déplacement radical.

6. Lettre de Max Kommerell à Martin Heidegger du 29 juillet 1942, trad. Marc Crépon, dans Philosophie,
n°16, automne 1987, Minuit, p.10-11.
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Mais en quoi cette « rencontre » pourrait-elle être autre ? Comment tout ce que décline
l’approche heideggerienne de la poésie pourrait-il se trouver menacé par cet autrement de la
rencontre ? Et en quoi cet autrement appelle-t-il la traduction ? Il l’appelle en ceci que la
rencontre est portée par la question du témoignage – à un triple niveau. Le témoignage, c’est
d’abord, en effet, comme le rappelle Derrida, ce que nomme le poème : Niemand / Zeugt für
den / Zeugen. C’est ensuite ce que fait le poème, ce qu’il est, par nature. Le poème qui nomme
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le témoignage se soumet lui-même à son épreuve. Sa possibilité, fragile et incertaine, n’est rien
d’autre que la possibilité, tout aussi fragile et incertaine, d’un témoignage sur le témoignage.
De telle sorte que la question de la possibilité du témoignage – de son caractère irremplaçable
et du rapport à la langue et à la traduction que cela implique – est, en même temps, celle de la
possibilité du poème, de l’irréductibilité de son idiome et de son caractère intraduisible.
« Ce qui compte, ce n’est pas le fait que le poème nomme, donc, des motifs dont nous savons
d’avance qu’ils doivent être au cœur d’une réflexion sur la responsabilité, le témoignage ou la
poétique. Ce qui importe avant tout, c’est la limite étrange entre ce qu’on peut et ce qu’on ne
peut pas déterminer ou arrêter dans le témoignage de ce poème sur le témoignage. Car le
poème dit quelque chose du témoignage. Il en témoigne 7. »

Mais témoigner est aussi ce que fait Derrida, en écrivant Poétique et politique du témoignage. S’il
se défend d’écrire une interprétation supplémentaire de Aschenglorie – c’est-à-dire d’exposer,
suivant les règles de telle ou telle méthode herméneutique, ce que nomme le poème –, s’il se
refuse à prouver quoi que ce soit à son sujet, c’est d’abord et avant tout parce que les mots et
les phrases qu’il risque à son sujet, les détours qu’il s’impose (notamment à travers Le
Vocabulaire des institutions européennes), les incertitudes, les hésitations qu’il confesse valent
eux-mêmes comme « témoignage ». C’est en cela qu’ils sont le « document » d’une rencontre.
Ils témoignent du secret d’une rencontre : la rencontre de ce poème-ci et, plus généralement,
de la poétique celanienne autour d’une question qui est, précisément, celle du témoignage (du
testimonium, du testamentum), de sa responsabilité et de son impossible possibilité – c’est-à-
dire, rappelle Derrida, de façon liminaire, « du survivre dans le mourir, du survivre avant et
au-delà de l’opposition entre vivre et mourir 8 ».
Or, ces trois niveaux du témoignage font chacun, singulièrement, l’épreuve de la traduction.
Celle-ci se manifeste, en effet, pour commencer, au niveau de ce que nomme le poème.
Niemand / Zeugt für den / Zeugen, cela pourrait vouloir dire (si l’on se risquait précisément à

7. Derrida, Poétique et politique du témoignage, loc. cit., p.524. |8. Derrida, Ibid., p.522.
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traduire, c’est-à-dire à faire ce que le poème sans doute interdit de faire) – cela pourrait vouloir
dire : nul ne peut traduire dans une autre langue (dans une langue qu’il imaginerait sienne, dont
il ferait sa propriété et dont il penserait avoir la maîtrise), nul ne peut traduire et nul ne doit
traduire la langue du témoin. À l’écoute du témoin, la responsabilité consisterait ainsi, pour
commencer, à se refuser à le traduire – à ne pas mettre ses mots et ses phrases à la place de ceux
du témoin. La question du traduire se pose ensuite, doublement, au niveau du poème lui-même
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– de ses traductions intralinguale et interlinguale. De même que la parole du témoin est
irremplaçable, celle du poème ne se laisse pas transcrire dans la même langue. Parler de
« rencontre », comme on tente de le faire ici, plutôt que d’interprétation ou de commentaire,
c’est précisément prendre acte de cette impossibilité.Toute interprétation, tout commentaire
prennent toujours le risque de transcrire ou de traduire dans une langue (qui est à la fois la
même et une autre que celle du poème), ce qui est, par définition, intraduisible. Si le poème est
témoignage, ils consistent, là encore, à témoigner non pas de sa rencontre, mais à sa place. Le
poème, donc, défie, par essence, toute traduction intralinguale. Mais il résiste aussi à la
traduction interlinguale, en même temps qu’il l’appelle. À maintes reprises, Derrida rappelle le
caractère nécessairement insuffisant de toute traduction. Reconduisant l’acte de traduire à une
indécidabilité première, il marque l’impossibilité de trancher, avec certitude, entre les
différentes façons qui se présentent à lui et qui se sont présentées à d’autres, de traduire, par
exemple le mot « Aschenglorie ». « On pourrait aussi traduire » signifie alors : aucune traduction
ne saurait être définitive, la série des possibilités n’est jamais close. Concernant la poésie de
Celan, cette résistance à la traduction se trouve encore redoublée par la signification
particulière que revêt pour l’auteur de Die Niemandsrose et de Atemwende le fait d’écrire des
poèmes en langue allemande. Derrida le rappelle une fois de plus :
« Ce poème reste aussi intraduisible dans la mesure où il peut se rapporter à des événements
dont la langue allemande aura été justement un témoin privilégié, à savoir la Shoah. […] La
langue allemande de ce poème aura été présente à tout ce qui a pu détruire par le feu et
réduire en « cendres » (Aschenglorie, c’est le premier mot du poème, un mot double et divisé)
des existences en nombre innombrable – innombrablement 9. »
Enfin, l’épreuve de la traduction, ou plutôt de l’intraduisible, est aussi celle à laquelle se plie
le texte de Derrida. Dès lors que Poétique et politique du témoignage entend témoigner d’une
rencontre singulière et irremplaçable, dont la date est gardée secrète, il exige une langue à la
mesure de cette singularité – une langue qui, pour faire entendre cette irremplaçabilité, ne se

9. Ibid., p.523.
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laisse pas aisément traduire. En rappelant que, « comme toujours, l’idiome demeure
irréductible » 10, Derrida renvoie sans doute, prioritairement, à la langue du poème, comme
témoignage, mais il fait signe aussi vers la singularité de son propre idiome – l’idiome dans
lequel doit s’écrire la « rencontre » de la poésie de Paul Celan. S’il est vrai que, comme
l’avançait Le Monolinguisme de l’autre, sa résistance à la traduction « doit rester l’économie
politique de l’idiome » 11, s’il est vrai qu’elle lui dicte sa loi, cette loi s’impose doublement,
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lorsque, à la rencontre d’un poème, celui-ci assume la charge supplémentaire de
l’intraductibilité de la langue poétique – c’est-à-dire le risque, toujours présent, de voir le
poème réduit à des contenus de sens, des idées, des messages, des « vérités », auxquelles il est,
par essence, irréductible. Intraduisible le texte doit l’être, pour mieux souligner qu’il n’a rien
à prouver à propos du poème, qu’il est même définitivement étranger au régime et aux
exigences de la preuve.
« Il doit l’être ». L’obligation vaut, en fait, à chacun des trois niveaux auxquels s’est posée la
question de la traduction : la parole du témoin, celle du poème, celle, enfin, de celui qui en
expose la rencontre. Et elle indique que cette question n’est pas seulement celle de sa
possibilité ou de son impossibilité, mais d’une responsabilité, qui consiste d’abord à en
assumer, précisément, l’impossibilité. Il faut reconnaître l’impossibilité de traduire dans une
langue autre les mots du témoin. Il faut assumer l’irréductibilité de l’idiome poétique, c’est-
à-dire son impossible traduction intralinguale autant qu’interlinguale. Il faut se plier à
l’invention d’une langue intraduisible pour rendre compte de la rencontre singulière d’un
poème. Il le faut, dès lors que la poésie, comme témoignage, autant que le texte qui témoigne de
sa rencontre sont liés, comme le rappelle Derrida, « à une singularité et à l’expérience d’une
marque idiomatique, par exemple d’une langue » 12.
Et pourtant, la responsabilité ne saurait consister à se contenter de (ou à se résigner à)
l’impossibilité de la traduction, à chacun de ces trois niveaux. Et pourtant, écrit Celan,
comme le rappelle Derrida, « Le poème parle ». Et pourtant encore, c’est à la responsabilité
des traducteurs qui courent le risque de la traduction que Derrida rend hommage, non
seulement dans la note de Schibboleth, mais plus généralement dans tous les textes qu’il a
consacrés à la traduction, à commencer par Qu’est-ce qu’une traduction relevante ? 13 Et pourtant
enfin, le texte de Derrida (sa rencontre du poème Aschenglorie) s’offre à nous qui le lisons et

10. Derrida, Poétique et politique du témoignage, loc. cit., p.522. |11. Derrida, Le Monolinguisme de
l’autre, Galilée, 1996, p.100. |12. Derrida, Poétique et politique du témoignage, loc. cit., p.523. |13.
Cf. Derrida, Qu’est-ce qu’une traduction relevante?, loc. cit., p.561: «Comment oserai-je m’adresser
devant vous alors que je me sais à la fois sauvage et inexpérimenté dans ce domaine, comme quelqu’un qui
dès le premier instant, dès ses premiers essais (que je pourrais vous raconter off the record), a fui le
métier, la belle et terrifiante responsabilité, le devoir et la dette insolvable du traducteur […]».
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qui, à notre façon, devons, à notre tour, témoigner de sa rencontre. La responsabilité n’est pas
dans le fait de ne pas traduire – auquel cas le témoin, lui-même, se tairait, de peur de se
traduire, de se trahir. Le témoin, le poète ne sont pas des héros tragiques, murés dans leur
silence 14. S’ils sont endettés par une responsabilité incommensurable, celle-ci tient, au
contraire et bien davantage, dans le fait de traduire malgré tout – de relever donc le défi de la
traduction, comme, précisément, une « possibilité impossible ».
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Cette « possibilité impossible », nous savons qu’elle est thématisée, de façon récurrente, dans la
plupart des derniers textes de Derrida – à commencer par l’ensemble de ceux que le Cahier de
l’Herne a rassemblés. Elle scande la pensée derridienne de la promesse, du pardon, du mensonge
et du parjure, de l’hospitalité, de la justice, de l’amitié et donc aussi du témoignage – dessinant
peut-être les linéaments de ce qu’il a appelé, ailleurs, une « éthique hyperbolique ». C’est donc
aussi vers la pensée d’une telle éthique, au lieu même où le mot d’« éthique » est dérobé, que fait
signe Poétique et politique du témoignage. À l’exigence du témoignage, elle donne la forme d’une
aporie qui se laisse résumer de la façon suivante : « Parce qu’il doit être lié à une singularité et à
l’expérience d’une marque idiomatique, par exemple d’une langue, le témoignage résiste à
l’épreuve de la traduction. Il risque donc de ne même pas pouvoir franchir la frontière de la
singularité, ne serait-ce que pour livrer son sens. Mais que vaudrait un témoignage intraduisible ?
Serait-ce un non-témoignage ? Et que serait un témoignage absolument transparent à la
traduction ? Serait-ce encore un témoignage 15 ? »
Est-ce à dire que c’est la possibilité d’une telle « éthique » – d’une « éthique » du témoignage
(et pas seulement d’une poétique et d’une politique) – qui est en œuvre dans la rencontre de
Celan ? Est-ce en direction d’une telle « éthique » qu’il faut se diriger pour apercevoir quelque
chose du secret de cette rencontre ? Pour répondre à ces questions, il faut revenir, encore une
fois, au témoignage, en suivant deux fils. Le premier est son caractère paradigmatique – et
donc peut-être aussi celui de la poésie (de la poésie, telle qu’elle se présente dans la poétique
celanienne) – pour penser l’adresse à autrui. Le second est le lien entre son irremplaçabilité et
celle de la mort – tout ce qui lie la parole du témoin, en sa possibilité impossible, à la question
du mourir et du survivre.
Rien ici n’est jamais dit directement, mais le texte est ponctué de jalons qui font signe vers cette
« éthique » cryptée. La médiation ici est le serment.Tout témoignage, rappelle Derrida, suppose
un serment. Il se distingue du régime ordinaire de la communication d’une information, de la
restitution des connaissances, mais aussi de la production des preuves en ceci qu’il appelle la foi

14. Évoquant ici la figure du héros tragique – et son silence –, c’est aux analyses que lui consacre
Rosenzweig dans L’Étoile de la rédemption que l’on songe, comme y songeait peut-être Derrida. |15.
Derrida, Poétique et politique du témoignage, loc.. cit., p.523.
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de celui auquel il s’adresse. À celui-ci, il demande qu’il le croie sur parole : une fois, une seule
fois peut-être, ce dont il témoigne lui a été présent, il en (il lui en) fait le serment – à défaut de
pouvoir apporter la moindre preuve de cette présence passée. À la différence de l’information
qui informe, de la preuve qui prouve, de la connaissance qui s’impose, indépendamment de celui
auquel elles s’adressent, mais aussi de celui qui les prononce, les diffuse ou les communique, le
témoignage est tributaire de celui qui le reçoit, en sa singularité et en son irremplaçabilité – et
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qui lui accorde sa foi. Il suppose de la part de celui qui s’y risque un engagement individuel sans
condition et sans certitude aucune quant à cette foi qui lui sera donnée.
Cette absence de certitude, quant à la nature du destinataire – quant à la possibilité d’un
partage avec un « interlocutaire providentiel », quant à la possibilité que la main tendue [le
poème] trouve une main secourable – nous savons qu’elle est au cœur de la poétique
celanienne et de son « dialogue ininterrompu » avec Mandelstam. Nous savons aussi que la
traduction (toutes celles, par exemple, que Celan aura écrites, à commencer par celles du
poète exilé à Voronej et disparu dans les plaines de la Kolyma) est une façon de répondre à
cette main tendue. Et nous pouvons supposer que c’est là l’une des raisons pour lesquelles une
seule fois, cette fois-ci, dans Poétique et politique du témoignage, (qui ne parle pas de la main
tendue, mais du serment que l’on fait à l’autre, chaque fois que l’on s’adresse véritablement à
lui), Derrida se sera risqué à traduire – comme nous nous risquons à traduire la parole de
celui qui nous adresse son témoignage.
Or, parce qu’il en appelle à la foi de celui auquel il s’adresse, ce serment est sacré. Il introduit
dans la relation entre le témoin et celui qui l’entend, comme dans celle qui lie le poète à son
interlocuteur, la dimension d’une sacralité mutuellement consentie : « L’expérience du
témoignage en tant que tel suppose donc le serment. Elle se tient dans l’espace de ce
sacramentum. Le même serment lie le témoin et ses destinataires. […] Ce serment
(sacramentum) est sacré ; il marque l’acceptation du sacré, l’acquiescement à l’entrée dans un
espace saint ou sacré 16 du rapport à l’autre 17. »
Cet « acquiescement à l’entrée dans un espace saint ou sacré du rapport à l’autre », c’est ce qui
ouvre l’impossible possibilité, inouïe, d’une autre éthique. Deux remarques ici s’imposent.
1) La première est que, si tout témoignage est un tel acquiescement et s’il est vrai, comme le
souligne d’entrée de jeu le texte de Derrida, que « tout témoignage responsable engage une
expérience poétique de la langue » 18, si, en dernier ressort, c’est cela qui est en jeu dans sa
rencontre de la poétique celanienne (dont témoigne Poétique et politique du témoignage), alors

16. Je souligne. |17. Derrida, Poétique et politique du témoignage, loc. cit., p.531. |18. Ibid., p.521.
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c’est cet acquiescement qui doit être mis au cœur d’une telle expérience. 2) Mais l’espace, à
l’entrée duquel la poésie, comme témoignage, nous fait acquiescer, est essentiellement « espace
saint ou sacré du rapport à l’autre ». Si l’expérience de la poésie (sa rencontre) implique une
dimension sacrée, celle-ci est tout entière dans ce rapport – et nulle part ailleurs. Nul doute
alors qu’en spécifiant ainsi la sainteté ou le sacré, Derrida ne prenne, sinon directement, au
moins implicitement, le contre-pied de l’approche heideggerienne de la poésie. Comme on
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s’en souvient, en effet, c’est dans son commentaire du poème de Hölderlin Comme au jour de
fête [Wie wenn am Feiertage] que Heidegger expose en quoi le sacré est la parole du poète. Sa
rencontre – car c’est bien là encore de rencontre qu’il convient de parler – sa rencontre, donc,
des deux vers de Hölderlin [« Mais voici le jour ! Je l’espérais, le vis venir / Et ce que je vis, que
le sacré soit ma parole »] excède le registre du strict commentaire pour se porter vers une
élucidation de l’essence de la poésie. Et ce qui se trouve alors mis au jour, dans des analyses qui
se laissent difficilement résumer, c’est la vocation du poète à nommer l’être de la nature,
comme « le sacré » – un sacré plus ancien que « ces temps qui sont mesurés aux hommes, aux
nations et aux choses » 19. Or si, de par son caractère inaugural et originel, le sacré que nomme
la poésie est antérieur à tout rapport aux autres, la poésie elle-même n’a plus besoin d’un tel
rapport nécessairement postérieur et secondaire. Il n’y a rien de « sacré » dans la relation qui la
lie à son (à ses) destinataire(s). Ce n’est pas, ce ne saurait être dans la façon qu’elle a de
s’adresser à lui (à eux) qu’elle ouvre un espace sacré ou qu’elle y introduit.
Parler du témoignage de la poésie comme « acquiescement à l’entrée dans un espace saint ou
sacré du rapport à l’autre », c’est donc signifier une tout autre expérience du sacré et de la
sainteté, au lieu problématique où l’un et l’autre se rencontrent, que celle qui scande
l’approche heideggerienne de la poésie : une expérience éthique, peut-être, qui ferait signe
alors, sans s’y superposer, vers la parole d’un autre philosophe : Levinas, que Derrida n’aura
cessé de lire et de méditer, en même temps qu’il rencontrait la poésie de Celan – Levinas,
rejoignant Celan, entre les lignes du texte, dans une constellation de noms et de paroles qui
pourrait bien être, en ce sens, une autre facette du « secret de la rencontre ». Ce qu’il y aurait
de secret, dans la rencontre de Derrida et du poème Aschenglorie, ce qui en ferait toute la
singularité et l’irremplaçabilité, serait alors la façon dont la lecture de ce poème reconduit son
lecteur attentif [lui, Derrida] à la question, si levinassienne, de la « sainteté », en même temps
qu’à celle, si contre-heideggerienne, de la « sacralité » du rapport à autrui. Rien alors n’est
plus significatif que les ellipses et les questions sans réponses suspendues au fil de la

19. Heidegger, «Comme au jour de fête», trad. Michel Deguy et François Fédier, dans Approche de
Hölderlin, Gallimard, 1973, p.76.
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rencontre : comment cette « sacralité » et cette « sainteté » se répondent-elles, se complètent-


elles ou se conjuguent-elles ? Quelle est leur hyperbole commune ?
Car c’est bien une telle hyperbole qui se produit, au fil de la lecture, après maints détours. Ce
qui valait d’abord pour le témoignage et pour la poésie (à savoir le caractère sacré et saint du
serment qu’ils impliquent) se trouve étendu, en droit, à toute adresse à autrui. « Cette
extension de ladite implication du serment peut paraître extraordinaire et abusive, extravagante
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même, mais je la crois légitime, je dirai même irrécusable. Elle oblige en toute logique à tenir
chaque adresse à autrui pour un témoignage. Chaque fois que je parle ou manifeste quelque chose
à autrui, je témoigne dans la mesure où même si je ne dis pas ou ne montre pas la vérité, même si
derrière “le masque”, je mens, cache ou trahis, tout énoncé implique “je te dis la vérité, je te dis ce
que je pense, je témoigne devant toi de ce dont je témoigne devant moi et qui m’est présent à moi-
même” (singulièrement, irremplaçablement) 20. »
Le propre du témoignage est, nous l’avons vu, d’être distinct de la preuve, d’offrir à celui
auquel il s’adresse autre chose qu’une certitude théorique qu’un tiers (n’importe lequel : une
institution, une autorité, une identité collective, etc.) pourrait venir confirmer, d’en appeler
donc (et pour cette raison même) à un acte de foi, singulier et lui-même irremplaçable. Ce
dont témoigne le témoin, nul ne l’a vu, à sa place, comme il l’a vu. Nul ne sera en mesure, par
conséquent, d’en témoigner, à sa place, quand il ne sera plus là pour le faire. Nul tiers (nul
tribunal, nul comité, nulle commission) ne pourra prendre le relais, comme témoin. Tout
juste pourra-t-il (pourrons-nous) hériter de son témoignage, comme d’un testament.
L’irremplaçabilité du témoin (qui s’accorde à la non-répétabilité de la date, telle que Derrida,
lisant Celan, la thématise dans Schibboleth) est ainsi, à la fois et simultanément, ce qui appelle
le témoignage – ce qui exige du témoin qu’il traduise ce qu’il a vu ou entendu, qu’il le laisse
en héritage à celui ou ceux auxquels il s’adresse, tant qu’il est vivant – et ce qui lie son
témoignage à l’anticipation, tout aussi irremplaçable, de sa propre mort.
Que signifie alors le fait que « chaque fois que je parle ou manifeste quelque chose à autrui, je
témoigne » ? D’abord le fait que, de chacune de ces adresses, je devrais pouvoir faire un
testament. Je devrais m’adresser à autrui, à chaque fois, comme si, dans les paroles auxquelles
je lui demande d’accorder sa foi, il y allait effectivement de ma survivance – comme si elles
étaient ce que je laisserai, ce qui restera de moi, après ma mort : mon témoignage. Dans la
constellation des noms que dessine le témoignage de la rencontre du poème Aschenglorie,
explicitement ou implicitement, celui de Blanchot est appelé à son tour. L’« acquiescement à

20. Derrida, Poétique et politique du témoignage, loc. cit., p.521.


CORPUS | 37

l’entrée dans l’espace saint ou sacré du rapport à l’autre » est indissociable du mourir et du
survivre. Elle l’est pour celui qui témoigne, mais, tout autant, pour celui qui reçoit en héritage
la parole du témoin. Pour le premier, il y va de sa propre survie – de la survie, plus
précisément, de ce qui, à lui seul et à personne d’autre, fut une fois secrètement présent. Il lui
appartient, puisqu’il est irremplaçable, de se survivre dans son témoignage, de laisser une
trace de son secret. De cette survivance le second hérite. Elle ne fait pas de lui un second
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témoin ou un témoin de substitution. La seule chose dont il puisse témoigner est de sa
rencontre du témoignage – de son « acquiescement » à cette entrée irréductiblement
singulière, elle-même irremplaçable, dans l’« espace saint et sacré du rapport à l’autre », que
celui-ci [le témoignage], comme toute adresse, a ouvert pour toujours. La foi du serment
accepté le dispose alors, à l’avance et à jamais, à en garder un jour la mémoire, comme le
rappelait cet autre vers de Celan que Derrida devait « commenter » dans Béliers 21 : « Le
monde est parti, je dois te porter [DieWelt ist fort, ich muß dich tragen] ». C’est ainsi que nous
vivons, exposés à des témoignages auxquels nous ne saurions nous substituer, mais disposés,
en même temps, à en assurer la garde – c’est-à-dire à témoigner de leur rencontre.
Du témoignage, nous avons vu plus haut qu’il engageait pour Derrida « une expérience poétique
de la langue ». Il l’engage, en réalité, doublement. Au témoin, il revient, à chaque fois, de se
donner une langue à la mesure du caractère irremplaçable de son témoignage, une langue que rien
ne replie sur la simple transmission d’un savoir ou la production d’une preuve, une langue
qu’aucun tiers ne devrait pouvoir s’approprier, que nul ne devrait pouvoir traduire – et qui
pourtant appelle sa traduction.Telle est la condition paradoxale de sa survie. À celui qui le reçoit,
il incombe, à son tour, d’inventer un idiome non plus pour témoigner de ce dont le témoin
témoigne, mais pour attester la rencontre de son témoignage, pour que, dans le témoignage de la
rencontre, quelque chose du témoignage lui-même, peut-être, survive à son tour.
« Il y va de la mort, si la mort est ce dont on ne peut pas témoigner pour l’autre, et d’abord
parce qu’on ne peut pas en témoigner pour soi. La survivance du survivre, comme lieu du
témoignage et comme testament, trouverait ici à la fois sa possibilité et son impossibilité, sa
chance et sa menace. Elle les trouverait dans cette structure et dans cet événement 22. »

21. De ce texte, j’ai proposé une lecture intitulée: «C’est l’éthique même», dans Langues sans demeure,
Galilée, 2005. |22. Derrida, Poétique et politique du témoignage, loc. cit., p.535.
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Bernard Ruediger, XXe FIN, 2004, sculpture, bronze et moteur électrique, 190x120x83cm.
© Bernard Ruediger.
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