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NOMADISME DES SCIENTIFIQUES ET NOUVELLE GÉOPOLITIQUE DU

SAVOIR

Jean-Baptiste Meyer, David Kaplan et Jorge Charum

ERES | « Revue internationale des sciences sociales »

2001/2 n° 168 | pages 341 à 354


ISSN 0304-3037
ISBN 9782865868926
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https://www.cairn.info/revue-internationale-des-sciences-
sociales-2001-2-page-341.htm
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Nomadisme des scientifiques


et nouvelle géopolitique du savoir

Jean-Baptiste Meyer, David Kaplan, Jorge Charum

Le problème de l’hypermobilité et sortes de lieux pour de nombreux centres d’at-


la notion de nomadisme traction différents. Ils montrent que les catégories
professionnelles en question couvrent un large
éventail et ils se préoccupent de l’extension du
Il est fréquent d’entendre dire que l’aube du phénomène. Quelques exemples récents et par-
XXIe siècle marque l’avènement d’une société fois bien connus donnent une idée de la diversité
mondiale du savoir. Dans cette société, le savoir, des situations, et l’on évoquera notamment la
devenu dans la nouvelle économie un facteur migration d’intellectuels colombiens vers les
essentiel de production, est censé circuler plus États-Unis, l’Espagne et l’Australie, de médecins
librement que jamais auparavant et ne plus être cubains vers l’Afrique du Sud, d’infirmières sud-
resserré dans des limites africaines vers le Royaume-
nationales. Par conséquent, Jean-Baptiste Meyer, chercheur à l’Ins- Uni et la Nouvelle-Zélande,
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les êtres humains qui sont les titut de recherche pour le développe- de titulaires de doctorats
dépositaires particuliers, ment (Paris), coordonne de projets néo-zélandais vers le
quoique non exclusifs, de ce internationaux sur les diasporas et Canada, de chercheurs cana-
savoir, se déplaceraient de migrations des professionnels qualifiés. diens vers les États-Unis,
Email : jean-baptiste.meyer@mpl.ird.fr
plus en plus sous l’action de David Kaplan dirige le Centre de d’opérateurs sur les marchés
la dynamique du marché recherche sur la politique scientifique financiers français vers le
international des compé- et technologique à l’Université du Cap, Royaume-Uni et de jeunes
tences. Il semble que l’on où il enseigne également. Email : dka- chercheurs français vers les
plan@dti.pwv.gov.za
craigne actuellement que ce Jorge Charum enseigne à l’Université États-Unis, d’ingénieurs de
phénomène n’ait des retom- nationale de Colombie et est directeur Hong Kong vers l’Australie,
bées négatives sur les pays de recherche à l’Observatoire scienti- les États-Unis et le
qui luttent pour conserver fique et technologique de Bogota. Royaume-Uni, d’informati-
leurs capacités de croissance Email : jcharum@unete.com ciens indiens vers l’Alle-
et de développement endo- magne et les États-Unis, de
gènes. C’est là un sujet de préoccupation univer- psychanalystes argentins vers le Mexique, l’Es-
sel, d’une complexité croissante. Dans les années pagne ou les États-Unis, etc.
soixante et soixante-dix, l’exode des scientifiques Les migrations des professionnels sont
et ingénieurs du Sud vers le Nord avait pour devenues multilatérales et polycentriques, même
théâtre un monde postcolonial où le développe- si elles ne sont pas absolument multidirection-
ment était rapide mais inégal. À la fin des années nelles, étant donné que les flux semblent toujours
quatre-vingt et au début des années quatre-vingt- aller de pays moins développés vers des lieux
dix, l’attention se porta sur l’exode Est-Ouest de plus concurrentiels dans une économie mondiale
chercheurs, dans le prolongement de la guerre fondée sur le savoir. Elles ne touchent plus seule-
froide et de l’écroulement de l’appareil scienti- ment les pays relativement peu développés ou
fique, technologique et industriel du bloc de ceux qui connaissent des problèmes socio-poli-
l’Est. Aujourd’hui, les médias signalent une émi- tiques spécifiques, même si ce sont là des facteurs
gration des professionnels, qui quittent toutes toujours influents. Elles sont devenues une préoc-

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cupation pour des pays très industrialisés comme domaines. Par conséquent, c’est sans surprise que
pour des économies à revenu intermédiaire. La l’on constate la généralisation actuelle des com-
situation est inquiétante pour nombre d’États- portements professionnels nomades. D’une cer-
nations, qui s’aperçoivent qu’ils perdent leur taine façon, ils ne font que reprendre et étendre
emprise sur leurs ressortissants qualifiés. Des une tendance inhérente au monde scientifique.
organisations intergouvernementales établissent C’est la raison pour laquelle l’observation de la
une analogie avec les marchés financiers interna- mobilité à l’intérieur du monde scientifique peut
tionaux à l’instabilité notoire, utilisant alors le fournir une profondeur historique, une panoplie
concept de fuite de capital humain (Haque et d’éléments empiriques anthropologiques et de
Kim, 1994). Cette idée de volatilité extrême des données quantitatives ainsi qu’un ensemble de
professionnels hautement qualifiés, qui reçoivent concepts et de théories qui nous aident à com-
des offres alléchantes et peuvent donc partir d’un prendre ce qui est en jeu avec la mobilité des
jour à l’autre, prend de l’ampleur. Les nouvelles acteurs dans la société mondiale du savoir. Les
technologies de l’information et de la communi- sections qui suivent seront donc axées sur les
cation semblent en fait avoir mis sur le marché scientifiques et ingénieurs, mais, à l’occasion,
des outils appropriés pour que l’offre soit immé- elles élargiront leur champ à d’autres catégories
diatement et de façon transparente mise en cor- professionnelles.
respondance avec la demande à l’échelle univer- Ce n’est pas sans bonnes raisons que la
selle. On considère désormais que les coûts de notion de nomadisme a été retenue. Les compor-
transaction qui, entre autres choses, restreignaient tements nomades renvoient à une mobilité spa-
considérablement la fluidité des recrutements et tiale et sociale mais aussi intellectuelle, comme
nominations de professionnels hautement quali- Gilles Deleuze l’a montré dans son œuvre philo-
fiés, sont désormais supprimés par les conditions sophique. L’hypothèse de base est que les
du nouveau marché (Stewart, 1997). Les lieux où nomades ne sont pas des entités isolées. Généra-
l’intensité du savoir est faible pourraient donc lement, ils constituent des sociétés extrêmement
légitimement craindre d’être atteints d’« hémo- complexes, suivent des itinéraires qu’ils appren-
philie » puisque leurs talents, désormais libres nent à connaître, entrent en interaction – parfois
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d’attaches, ne sont plus contenus à l’intérieur des sur le mode de la rivalité – avec les contextes sti-
frontières nationales par des liens sociaux, orga- mulants qu’ils traversent, reviennent souvent sur
nisationnels ou autres. Cette crainte est d’autant les lieux où ils se sont déjà rendus, etc. C’est cette
plus forte que la demande de main-d’œuvre qua- idée de la mobilité, avec ses aspects de construc-
lifiée se fait plus pressante dans les pays très tion culturelle et d’apprentissage, ses processus
industrialisés où se développe une nouvelle éco- itératifs et ses liens collectifs, qu’illustre la notion
nomie. La situation de quasi-plein emploi, liée à de nomadisme. On est loin alors de l’idée d’une
des déficits spécifiques dans les secteurs de haute humanité composée d’éléments individuels post-
technologie, fait craindre des tendances inflation- sociaux, atomisés et en apesanteur, mus par les
nistes structurelles, des risques de surchauffe et forces du marché mondial. Cette approche ne pré-
par conséquent la nécessité de calmer l’économie tend en aucune façon comparer les groupes
en ouvrant les vannes à l’immigration, en parti- actuels de scientifiques avec les sociétés nomades
culier de professionnels hautement qualifiés. traditionnelles. Elle se sert en fait de l’idée de
La mobilité a toujours été considérée nomadisme comme de point d’entrée pour consi-
comme un phénomène normal dans le monde des dérer la géopolitique qui modèle les flux des
scientifiques et ingénieurs. Leurs travaux, initia- détenteurs de ce qui est désormais la source prin-
tives et influences ont pour une bonne part cipale de développement. Les sections ci-après
façonné la société mondiale du savoir et l’écono- offrent une perspective historique, des faits empi-
mie moderne fondée sur le savoir. Il y a donc une riques et des références conceptuelles sur ce que
continuité dans le nomadisme qui, traditionnelle- cela signifie dans la société mondiale du savoir.
ment, a caractérisé les personnes participant à la La dernière section part d’un effet important du
recherche et, de nos jours, aux autres domaines nomadisme, à savoir la constitution de diasporas
d’activité qu’elle touche aussi. Le nouveau mode scientifiques, pour faire ressortir les possibilités
de production du savoir est censé avoir gommé de réorientation des flux en vue d’une répartition
les frontières professionnelles, et la recherche est moins inégale des capacités de savoir dans le
devenue omniprésente dans nombre de ces monde.
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Les professeurs Zhang Zhou and Frasconi ferment le tour des ondes gravitationnelles, Pise, Italie. Philippe Plailly/
Eurelios.
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La mobilité des scientifiques et des Macédoniens Philippe et Alexandre lors des


les racines de la science décennies qui suivirent. Sur cet exemple antique,
on peut voir combien les tendances au mouve-
Selon une idée répandue, la science repose natu- ment et à la concentration tout à la fois sont
rellement sur « la circulation des hommes et des intrinsèquement liées dans le développement de
idées » (Gaillard et Gaillard, 1997). En fait, ce ne la science, comme les deux faces d’une même
sont pas les connaissances scientifiques en tant pièce, et combien il est difficile de dissocier ce
que telles mais plutôt les scientifiques en tant que phénomène du contexte dans lequel il apparaît.
praticiens d’une activité peu ou prou institution- Depuis cette époque, les exemples de scien-
nalisée qui sont disposés à la mobilité. On ne tifiques voyageurs n’ont pas cessé. L’importance
signale guère, en effet, que des forgerons et la signification de cette mobilité ont évolué.
d’Afrique de l’Ouest, des prêtres cosmologues Cependant, on a noté au cours du XXe siècle une
mayas ou des guérisseurs traditionnels xhosas – tendance à la transnationalisation de la science,
tous dépositaires d’un savoir avancé ainsi que de dont la migration des chercheurs n’est qu’un élé-
pouvoirs religieux – aient fréquemment franchi ment (Crawford, Shinn et Sorlin, 1992 ; Elzinga
les frontières de leur nation. Cependant, les et Landström, 1995).
choses changent dès que la spécialisation appa- Il y a un facteur fondamental qui détermine
raît, apportant une division plus complexe des la mobilité des scientifiques et qui explique pour-
tâches, et que l’action spirituelle est délibérément quoi elle est apparue dès que la science en tant
séparée de la production de savoir. C’est surtout qu’institution a vu le jour dans l’Antiquité. L’une
ce fait qui distingue la science moderne du savoir des normes fondamentales de l’institution scien-
autochtone (Horton et Finnegan, 1973) et qui tifique est en effet l’universalisme (Merton,
caractérise une situation où les producteurs de 1973). C’est en lui que le nomadisme des scienti-
savoir bénéficient d’une place, d’une position et fiques trouve son fondement. Là encore, il faut
d’un statut spécifiques dans la société. Quand s’interroger sur ce qui distingue les connais-
cette situation se présenta dans le passé – avec sances locales et autochtones de la science
l’apparition de scientifiques et d’ingénieurs –, moderne universelle. Selon Robin Horton, c’est
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elle allait généralement de pair avec des déplace- l’ouverture qui fait surtout la différence. Alors
ments géographiques de ces derniers (Dedijer, que le savoir autochtone local ne s’expose pas à
1968). La période hellénistique – du IVe au la confrontation avec des modes de pensée exté-
Ier siècle av. J.-C. – en offre une excellente illus- rieurs, la science, au contraire, a pour règle que
tration. Les grands savants de cette époque toute proposition doit pouvoir être vérifiée et
(Euclide, Archimède, Eudoxe de Cnide, Apollo- validée par d’autres. Partant de la philosophie des
nios de Pergame, Eratosthène de Cyrène) se sont sciences de Popper, Horton montre que les méca-
dispersés dans tout le bassin méditerranéen et nismes de concurrence/sélection/réfutation/vali-
semblent s’être rendus à Alexandrie. Principal dation qui sont à l’œuvre dans la dynamique
pôle du savoir, cette ville offrait des installations même de la science sont nécessaires pour justifier
et des documents, notamment avec la célèbre sa prétention à l’universalité (Horton et Finnegan,
bibliothèque, et était de nature à attirer les talents. 1973). En d’autres termes, l’acceptation de la
Outre qu’elle disposait de ces éléments structu- concurrence est une garantie – certes toujours
rels, elle était devenue le point de rencontres, le temporaire et précaire – d’innovation et de qua-
forum en quelque sorte, où connaissances et pra- lité, bref, de résultat optimal. Ici, le parallèle
tiques étaient mises en dépôt, accumulées et saute aux yeux avec la mondialisation écono-
échangées, suscitant ainsi des processus d’attrac- mique actuelle et avec la rhétorique d’excel-
tion cumulatifs. On peut considérer qu’Alexan- lence/performance qui l’accompagne.
drie était le centre intellectuel d’une civilisation Si le processus d’universalisation pousse les
d’ores et déjà quasi universelle. C’était l’Asie, scientifiques à se déplacer, c’est en raison de la
l’Europe et l’Afrique qui s’y croisaient, par le complexité du savoir. Ses éléments codifiés
biais des diasporas des Grecs succédant aux Phé- (équations, résultats d’expériences, etc.) peuvent
niciens, après quatre siècles de leur colonisation se diffuser facilement, mais l’essentiel de la pra-
culturelle et commerciale au cours des périodes tique nécessaire pour y aboutir en même temps
archaïque et classique (800-402 av. J.-C.), et que pour les reproduire et les appliquer à des fins
après l’unification politique due aux expéditions spécifiques dépend d’un savoir tacite incarné
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dans des êtres humains. Leurs mouvements ne déplacements de ceux qui y ont contribué, que
s’inscrivent pas nécessairement dans la longue ces mouvements aient été entrepris pour mettre
durée. Nombre d’échanges scientifiques sont en commun des acquis, pour se poser en concur-
donc courts, qu’il s’agisse de participer à des rent ou pour coopérer. On s’accorde en général à
réunions internationales ou de prendre un congé reconnaître que cette circulation internationale
sabbatique dans un pays étranger. Cependant, des personnes et compétences a des effets béné-
comme les travaux de sociologie consacrés à la fiques. Il s’avère qu’elle suscite un brassage
science et à la technologie l’ont désormais ample- d’idées et, en fin de compte, une optimisation
ment démontré, on ne peut guère avoir une com- cognitive globale. C’est l’argument avancé par
préhension approfondie des choses sans partage les « internationalistes » dans le débat théorique
culturel, sans formation ou pratique collectives, sur l’exode des compétences dans les années
et par conséquent sans séjours prolongés hors du soixante et soixante-dix ; pour eux, le marché
milieu d’origine. Les flux sont inévitablement international du travail plaçait les ressources
modelés sur les structures de répartition du savoir humaines là où elles étaient le mieux utilisées et
dans le monde. Les lieux à haute intensité de rémunérées. On leur a opposé que de nombreux
connaissances – qui fixent les normes et modèles, autres facteurs intervenaient dans ces mouve-
offrent les installations expérimentales et assu- ments et donnaient au Nord un pouvoir d’attrac-
rent la visibilité en même temps que la formation tion inéquitable. Les avantages de la circulation
et le recrutement des nouveaux venus – détermi- internationale n’ont cependant jamais été mis en
nent les orientations des échanges. C’est la raison doute, et l’on s’accorde à reconnaître que la
pour laquelle l’émigration à long terme, ou ce que science profite du nomadisme des scientifiques.
l’on a souvent appelé « l’exode des compé- En fait, depuis que la science a fait ses pre-
tences », désigne essentiellement, à proprement miers pas dans le bassin méditerranéen, il appa-
parler, le fait que des gens venus dans un pays raît que la circulation des agents humains a
hôte en tant qu’étudiants y restent pour faire une contribué aux progrès scientifiques. Ces agents
carrière intellectuelle et professionnelle. semblent avoir alternativement connu des
On voit la même logique à l’œuvre dans les moments d’échanges et de formation dans des
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innovations technologiques. Comme l’ont montré centres et des moments de pratique indépendante
lors des décennies récentes les développements et d’enseignement en des lieux plus périphé-
en économie du changement technique, le pro- riques. On constate donc une alternance de
cessus d’apprentissage est devenu essentiel dans concentration et de dispersion qui, pense-t-on, est
les entreprises industrielles. L’acquisition et le propice à une pratique universelle stable et à un
développement d’un savoir utile à l’innovation ne profit mutuel pour les entités sociales auxquelles
dépendent pas seulement des informations, don- les scientifiques appartiennent au départ (univer-
nées, modèles, plans et artefacts. Ils exigent aussi sités, villes, pays, etc.). En revanche, le mouve-
que des personnes compétentes se déplacent pour ment est jugé négatif quand il se révèle asymé-
aller procéder en équipe à des essais expérimen- trique, c’est-à-dire quand la concentration
taux, à des tests progressifs portant sur des chan- l’emporte sur la dispersion et la redistribution.
gements limités et à toutes sortes de démarches Les mesures prises en juin 2000 par le gouverne-
successives qui permettront d’aboutir à un pro- ment français offrent des exemples d’évaluation à
duit final satisfaisant. Comme en science fonda- la fois positive et négative du nomadisme. Le
mentale, l’innovation technologique, qui consti- ministre français de la Recherche scientifique et
tue le locus de la compétitivité dans la société de la Technologie a pris, avec ses homologues
mondiale, repose sur un savoir incarné dans des européens, des mesures conjointes pour encoura-
êtres humains, et favorise donc les déplacements ger la mobilité des universitaires entre les pays de
et rassemblements humains en vue d’entreprises la Communauté. En même temps, une étude pré-
collectives. cise confiée à une commission spéciale du Sénat
faisait état d’un exode des compétences, en parti-
Nomadisme normal et exode des culier en direction de l’Amérique du Nord. La
compétences première initiative part du principe d’une coopé-
ration avec échanges réciproques, tandis que la
Historiquement, sinon ontologiquement, la seconde met en évidence un mouvement unilaté-
science et la technologie se sont nourries des ral au bénéfice exclusif d’une partie (pays hôte).
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On a là deux points de vue sur la mobilité des pays industrialisés. Cette idée correspondait bien
professionnels hautement qualifiés, à savoir la aux conceptions bipolaires caractéristiques du
circulation et la fuite des cerveaux. monde de cette époque de guerre froide et de dia-
Depuis quelques années, c’est la conception lectique Nord-Sud, développement/sous-déve-
circulatoire – considérant des déplacements à loppement. Dans la perspective des théoriciens de
court, moyen ou long terme – qui a clairement le la dépendance, plus le Nord se développerait,
vent en poupe (Cao, 1996 ; Gaillard et Gaillard, plus le Sud deviendrait dépendant et pauvre en
1997 ; Johnson et Regets, 1998 ; Mahroun, 1999 ; raison d’une disparité dans l’accumulation de
Pedersen et Lee, 2000), bien que ses principes ne capital qui était favorable à la concentration plu-
soient pas nouveaux dans les études sur les tôt qu’à la redistribution.
migrations (Chapman et Prothero, 1985). Ces Le capital humain – dont les principes théo-
analyses reposent pour l’essentiel sur les constats riques alors émergents apportaient aux idées
empiriques faits à propos des ressortissants de d’exode des compétences des outils conceptuels
pays d’Asie nouvellement industrialisés qui – apparaissait comme ne différant plus du capital
retournent chez eux après avoir fait des études matériel ou financier. La mobilisation et l’expan-
supérieures, voire exercé professionnellement, à sion considérables de ce capital dans les pays très
l’étranger. Elles montrent l’avantage que le pays industrialisés attiraient certaines parties du capi-
hôte comme le pays d’origine peuvent tirer de cet tal humain en voie d’accumulation dans le Sud,
échange, à supposer que, une fois rentrés au pays, réduisant immédiatement à néant les investisse-
les professionnels hautement qualifiés et les ments que les pays en développement avaient
détenteurs d’un savoir apportent une contribution faits dans l’éducation et la formation. Le noma-
majeure dans les domaines de pointe qui se déve- disme traditionnel des scientifiques et ingénieurs
loppent dans leur pays d’origine. Cependant, il en était ainsi récupéré sous l’action des forces
ressort nettement que ces retours positifs ne macroscopiques qui actionnent les flux de res-
valent que pour les nouveaux pays industrialisés sources humaines. Tel un aimant, le centre attirait
dotés d’un secteur technique et industriel dyna- les talents, éparpillés quoique multiples, de la
mique capable de tirer parti de cet apport, et non périphérie.
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pour n’importe lesquels. Cette approche tend à Les conceptions assez simplistes et méca-
montrer que la circulation – même dans une rela- niques propres à cette approche ont par la suite
tion Nord-Sud asymétrique – peut être positive été largement remises en question. En particulier,
quand il n’y a pas flux unilatéral et définitif de on leur a reproché de négliger des aspects spéci-
l’un à l’autre. fiques du secteur et des activités scientifiques et
En science et technologie, une dynamique techniques, sur lesquels la sociologie des sciences
normale et positive, à savoir des échanges de et de la technologie insiste depuis la fin des
détenteurs de savoir, peut devenir mauvaise et années soixante-dix et dont il ressort que la com-
négative quand l’importance et le caractère de la munauté, les réseaux et associations socio-cogni-
mobilité changent radicalement. C’est ce qui s’est tifs actifs aux micro- et méso-niveaux ne sem-
passé après la Seconde Guerre mondiale (Oteiza, blent pas en fait sensibles aux forces
2000). La science est devenue une institution macroscopiques censément à l’œuvre dans une
gigantesque, dotée de matériels très chers, avec perspective centre-périphérie (Meyer et Charum,
des investissements et des bénéfices énormes. 1995 ; Meyer, 2000). Néanmoins, l’idée d’exode
Elle s’est trouvée de plus en plus étroitement liée des compétences a bel et bien fourni le premier
aux intérêts industriels, économiques et poli- cadre conceptuel pour penser la géopolitique de
tiques. Le développement technologique a aussi ces flux de détenteurs de savoir et leurs implica-
établi une distinction plus marquée que jamais tions éthiques.
auparavant entre ceux qui ont du pouvoir et ceux
qui n’en ont pas. Les activités scientifiques et Les asymétries du nouveau
technologiques ont commencé à s’inscrire dans système mondial
une relation centre-périphérie typique de l’impé-
rialisme capitaliste. C’est alors qu’on a com- La théorie du système mondial part de la struc-
mencé de parler d’exode des compétences pour ture centre-périphérie (Wallerstein, 1978). La
décrire l’émigration massive des professionnels carte qu’elle dresse de la planète est plus com-
qualifiés des pays en développement vers les plexe puisque les relations entre les diverses enti-
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tés et les flux qui s’ensuivent entre les unes et les médiaire (pour reprendre la terminologie de la
autres ne sont pas déterminées par un centre Banque mondiale) comme l’Afrique du Sud.
unique mais par plusieurs centres, qui ont chacun Cette dernière peut à son tour souffrir d’une
leur puissance, leur portée et leur intensité. Cette hémorragie dans le même domaine, pour le profit
théorie prend aussi une certaine distance concep- cette fois non d’un centre universel mais d’un
tuelle avec le déterminisme économique ou avec pays plutôt semi-périphérique dans le système
la prééminence de l’économie qui ont marqué le mondial (dans le cas présent, la Nouvelle-
discours théorique sur la dépendance, et elle Zélande). La France, qui appartient à la triade
accorde beaucoup plus d’importance à l’in- hégémonique (Amérique du Nord, Europe occi-
fluence du savoir sur les orientations des flux. dentale, Japon) en termes de capacités scienti-
Cette conception multicentrique des relations fiques et techniques et qui agit elle-même comme
scientifiques et techniques internationales insiste un puissant aimant pour les étudiants et profes-
sur le fait que les flux sont organisés hiérarchi- sionnels africains, se préoccupe du départ de
quement (Altbach, 1995 ; Choi, 1995). Certains compétences prometteuses en direction d’un
pays sont plus puissants que d’autres en matière autre membre de la triade, l’Amérique du Nord.
de production, de diffusion et d’utilisation du Cette dernière n’est pas non plus sans connaître
savoir. Cette hiérarchie structure la mobilité des des turbulences internes puisque le Canada doit
scientifiques et ingénieurs, même s’il faut procé- compenser par des apports extérieurs les pertes
der à des observations particulières pour la com- qu’il subit au profit de son voisin.
prendre au niveau mondial. L’émigration des compétences n’est donc
Trois exemples tout à fait récents, tirés de plus limitée à un certain type de pays ni l’accueil
différents continents, illustrent bien cette hiérar- de celles-ci à un autre type. Au lieu de cela, on
chie : constate que des pays envoient et reçoivent
« Les immigrés aident à contrebalancer l’exode simultanément des talents. Les médias se font
des cerveaux au Canada » (Nature, 8 juin l’écho de l’instabilité et de l’imprévisibilité d’une
2000, vol. 405, n° 6787), où l’on voit que circulation qui est devenue insaisissable et très
des étrangers, principalement issus du tiers complexe. Devant cette cascade de migrations –
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monde, comblent les vides laissés par des cette fois dans le domaine des technologies de
chercheurs canadiens partis pour les États- l’information – où l’on voit des spécialistes asia-
Unis ; tiques détournés de l’Inde vers la Malaisie, et de
« Les jeunes chercheurs français titulaires d’un la Malaisie vers Taiwan ou les États-Unis, la
doctorat doivent voyager » (French presse a parlé de véritable « jeu de la chaise
Advances in Science and Technology, vide » (Lesley Stones dans Business Day du
6 juillet 2000, n° 185), où l’on voit les auto- 5 mai 2000). On dirait en fait un jeu stratégique,
rités scientifiques préoccupées par l’émigra- où chaque partie cherche à transférer sur la sui-
tion de titulaires de doctorats vers les États- vante le coût de la migration en obtenant de
Unis, les auteurs admettant cependant que la l’échelon inférieur les apports nécessaires pour
France accueille elle-même un grand combler les vides que les départs ont laissés dans
nombre d’étrangers hautement qualifiés ; sa propre base de compétences. Cependant, les
« L’exode des médecins : une perte de 600 mil- flux ne se produisent pas au hasard. La cascade
lions de rands pour l’Afrique du Sud » (Cape suit une pente définie, qui donne aux flux une
Argus, extrait du South African Medical orientation géopolitique, depuis les lieux les
Journal, 22 décembre 1999), article qui éva- moins développés jusqu’aux plus développés, ce
lue la perte financière représentée par le qui correspond généralement à l’intensité de
départ des médecins sud-africains vers la connaissances qu’on y trouve. Au sommet de la
Nouvelle-Zélande, même si l’Afrique du hiérarchie, se situe le seul pays qui conserve un
Sud accueille en même temps des centaines solde positif avec tous les autres en matière de
de médecins cubains. bilan migratoire des professionnels qualifiés, à
Ces exemples illustrent les nombreux savoir les États-Unis d’Amérique. Tout en bas, on
niveaux du système hiérarchique en place. Des trouve les pays dont les institutions intellectuelles
pays pauvres comme Cuba (où la qualité de et l’industrie sont si faibles et appauvries qu’ils
l’éducation est cependant élevée) peuvent perdre ne peuvent retenir la plupart de leurs talents. Lors
leur personnel au profit de pays à revenu inter- de la réunion conjointe Commission économique
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348 Jean-Baptiste Meyer, David Kaplan, Jorge Charum

des Nations unies pour l’Afrique-Organisation qu’à l’intérieur des pays. En même temps, ces
internationale pour les migrations qui s’est tenue inégalités entre pays encouragent encore les pro-
en février 2000 à Addis-Abeba sur le thème cessus de migration des compétences liés à des
« L’exode des compétences et le renforcement différences de salaires de plus en plus marquées
des capacités en Afrique », nombre d’exemples entre le monde développé et le monde en déve-
affligeants ont été cités à propos de ces pays. Par loppement.
conséquent, même s’il n’y a plus de centre unique
d’attraction ni de situation typiquement périphé- Intermédiaires et canaux de la
rique, le nouveau nomadisme des scientifiques et mobilité
ingénieurs n’en reste pas moins nettement carac-
térisé par des relations asymétriques, soumises à La circulation planétaire des professionnels hau-
l’incidence considérable de la puissance et de la tement qualifiés est souvent présentée comme un
richesse. phénomène de mondialisation et comme le résul-
Les compétences sont de plus en plus déter- tat inévitable de l’internationalisation du marché
minantes pour le succès économique. Avoir des du travail. Elle semble donc échapper au contrôle
professionnels qualifiés est essentiel si l’on veut d’entités isolées et aux interventions des États. En
disposer d’un avantage sur ses concurrents, et ce réalité, la situation est très différente. Les États-
non seulement dans les domaines nouveaux de nations sont étroitement associés à ce processus.
l’économie, mais même dans des activités plus Nombre de pays membres de l’OCDE encouragent
traditionnelles comme les industries extractives implicitement ou explicitement depuis plusieurs
et manufacturières. Par exemple, la composante décennies des formules et politiques d’immigra-
intellectuelle de la production de biens est passée tion sélective (OCDE, 1998). Récemment, ce phé-
de 20 % dans les années cinquante à 70 % actuel- nomène est ressorti plus nettement quand les
lement (Stewart, 1997). L’accès à des matières besoins en ressources humaines étrangères haute-
premières ou à des énergies bon marché et une ment qualifiées ont considérablement augmenté.
main-d’œuvre non qualifiée peu coûteuse ont par Les prévisions en matière de tendances du mar-
conséquent de moins en moins d’importance. ché ont suscité une importante demande de com-
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Incapables de retenir les professionnels qualifiés, pétences dans les pays fortement industrialisés.
les pays en développement voient leur capacité Ces derniers ont donc adopté des mesures juri-
diminuer brutalement en même temps que leur diques et techniques pour faciliter le recrutement
compétitivité, même dans des secteurs tradition- de talents étrangers. Le Congrès américain a aug-
nels. Dans les pays en développement et les pays menté le nombre d’autorisations de visa pour les
en voie d’industrialisation, outre le manque géné- travailleurs qualifiés dans certains domaines. En
ral de devises, les déficits de compétences sont de France, les conseillers de l’Agence nationale pour
plus en plus un frein à l’expansion économique. l’emploi (ANPE) ont eu pour instructions claires
De surcroît, la possibilité d’émigrer met les caté- de faciliter le recrutement des informaticiens
gories qualifiées, dont les compétences sont très étrangers. Les services australiens d’immigration
demandées sur le plan international, dans une ont mis en place d’excellents sites Web et ont des
position de négociation très favorable, ce qui exa- fonctionnaires spécialisés dans leurs ambassades
cerbe encore les inégalités de revenus dans les à cette même fin. De façon plus spécifique, le
pays en développement. Canadian Trade and Investment Office in South
De plus, l’émigration des professionnels Africa a lancé une mission exploratoire pour pro-
s’accompagne généralement de l’exportation de fiter de l’exode bien connu qui frappe l’Afrique
richesses privées considérables. En ce qui du Sud. Les flux ne sont donc en rien le résultat
concerne l’Afrique subsaharienne, où d’impor- naturel du mécanisme de l’offre et de la demande.
tants segments des professionnels et classes La main qui œuvre dans ces échanges est parfai-
moyennes ont émigré, quelque 34 % des tement visible. Plus qu’un marché libre dont les
richesses privées nationales se trouveraient mécanismes seraient laissés à eux-mêmes, il
actuellement à l’étranger (voir Kaplan, Meyer et s’agit d’un champ ouvert à la concurrence où les
Brown, 1999). acteurs publics cherchent à attirer les nomades
La migration des professionnels contribue à réels ou potentiels sur leur territoire pour les ame-
attiser ce phénomène caractéristique de la mon- ner à s’y installer de façon temporaire ou perma-
dialisation que sont les inégalités, tant entre pays nente.
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Nomadisme des scientifiques et nouvelle géopolitique du savoir 349

Dans cette affaire, les acteurs publics tra- l’autre. Si certains acteurs manifestent une grande
vaillent souvent la main dans la main avec des autonomie, d’autres sont beaucoup plus tribu-
compagnies privées, agences de recrutement et taires des conditions qu’on leur a offertes et cette
sociétés de chasseurs de têtes, qui ont pour objec- variabilité dépend du type de profession dans
tif de fournir à leurs clients les compétences lequel ils sont engagés. C’est ce que montre un
appropriées. Curieusement, cela se passe souvent examen approfondi des biographies des migrants
dans le secteur de l’informatique, où l’on aurait et des trajectoires ou itinéraires personnels qu’ils
pensé que l’Internet et les autres moyens de com- ont suivis. Les chercheurs appartenant au secteur
munication électroniques auraient débarrassé le de la recherche académique se déplacent à l’inté-
marché de toute intervention humaine et/ou rieur de réseaux très personnels, tissés à l’occa-
sociale et auraient libéré la relation entre l’offre et sion de réunions traditionnelles et d’ordinaire mis
la demande de tout intermédiaire. Les domaines en place au cours du temps, en fonction d’affini-
de connaissance considérés – logiciels et bases de tés intellectuelles et d’intérêts pour des objets
données pour l’essentiel – sont effectivement tout assez spécifiques. La décision de partir se prend
à fait uniformes puisqu’ils ont été conçus selon après une négociation directe entre le migrant
un petit nombre de procédés techniques et sont potentiel et l’entité hôte. La confiance est un élé-
standardisés par les processus mêmes qui ont per- ment essentiel de la relation. À l’inverse, les
mis leur diffusion massive en tant que produits informaticiens tendent beaucoup plus à se faire
nouveaux répondant à une logique de rendements embaucher par une société de recrutement spé-
croissants. On pourrait donc penser que, pour que cialisée qui, entre autres choses, s’occupe des for-
des professionnels dans ce domaine soient échan- malités administratives (visas), assure un revenu
gés et recrutés, il suffirait qu’ils affichent leurs avant même qu’il y ait recrutement effectif à
compétences censément codifiées dans un lieu l’étranger et fournit souvent un logement tempo-
public – par exemple, dans un espace virtuel tel raire à l’arrivée. La relation s’établit alors d’em-
qu’un site Web – où les demandeurs de compé- blée sur une base contractuelle et anonyme.
tences de ce type les repéreraient et les sélection- Entre ces deux situations très distinctes, il
neraient. Or, il n’en est rien. Bien que les existe toutes sortes de conditions intermédiaires,
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échanges professionnels électroniques se soient en fonction de la spécificité des professions envi-
considérablement répandus, ils ne remplacent pas sagées, de la transportabilité des compétences en
l’intervention humaine. Simplement, ils la question, des environnements professionnels
repoussent en amont. Les intermédiaires ne ser- dans le pays d’origine et le pays hôte ainsi que
vent plus simplement à rapprocher l’offre et la des cadres juridiques et administratifs locaux. Ce
demande mais participent directement à leur défi- qui apparaît cependant, c’est que les universi-
nition et à leur formulation. Dans la Silicon Val- taires se déplacent à l’intérieur de leurs réseaux
ley, le rôle des organismes professionnels ainsi ad hoc, où les alliances cognitives et les contacts
que des agences spécialisées est devenu essentiel, sociaux antérieurs sont essentiels et dépendent
et ce sont eux qui veillent à ce que l’offre corres- des domaines et sujets particuliers qui sont les
ponde à la demande, et ce non pas dans une rela- leurs. Les ingénieurs ou informaticiens, dont les
tion immédiate mais dans une rencontre planifiée, compétences et connaissances sont moins spéci-
construite et créative (Benner, 2000). fiques, plus standard ou en tout cas plus codifiées
L’actuelle mobilité des professionnels haute- en termes de description des tâches et des conte-
ment qualifiés n’est en rien la résultante de fac- nus, sont plus souvent déplacés par des institu-
teurs mécaniques d’attraction et répulsion à tions de transfert qui ne sont pas nécessairement
l’échelle mondiale. En particulier, il y a de nom- bien informées des contenus cognitifs en jeu et
breux intermédiaires et médiateurs – humains ou qui interviennent comme intermédiaires organi-
non – qui rendent les transferts possibles. Ce que sationnels dans la transaction.
la mondialisation modifie peut-être fondamenta-
lement, c’est le nombre et le rôle de ces média-
teurs. Ils prolifèrent et se diversifient, et l’am-
pleur des mouvements potentiels s’accroît en
conséquence. Cependant, il y a des différences
entre les types d’emplois, selon les conditions
dans lesquelles les gens se déplacent d’un lieu à
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350 Jean-Baptiste Meyer, David Kaplan, Jorge Charum

Le nomadisme en tant que vingt-dix. Quarante pour cent seulement de ces


courant modéré de la immigrés viennent de pays classés comme pays
d’émigration (essentiellement des pays en déve-
mondialisation loppement), et ils exercent pour l’essentiel des
professions intellectuelles et artistiques, tandis
On ne dispose que de données quantitatives frag- que les immigrés hautement qualifiés d’autres
mentaires sur les migrations de professionnels pays (essentiellement du Nord) sont surtout des
hautement qualifiés à l’échelle mondiale. Il est entrepreneurs (Wagner, 1998).
donc difficile de mesurer de façon globale et Les données recueillies aux États-Unis
complète l’étendue de ce phénomène. Cependant, d’Amérique présentent de nombreuses ressem-
on peut repérer certaines tendances si l’on prend blances. Elles montrent en effet, au cours des der-
des chiffres significatifs, à condition de bien nières décennies, une augmentation rapide du
veiller à ne pas en tirer des conclusions indues. nombre de scientifiques et d’ingénieurs nés à
On a utilisé ici des données portant sur les États- l’étranger, qui est bien supérieure à l’augmenta-
Unis d’Amérique et la France, deux des princi- tion des catégories d’immigrés peu qualifiés ou
paux pays d’accueil d’étudiants étrangers et de semi-qualifiés. Toutefois, parmi tous les scienti-
personnel scientifique et technique hautement fiques et ingénieurs employés aux États-Unis, la
qualifié. proportion de ceux qui sont nés à l’étranger par
Des études récentes fondées sur des rapport à ceux qui sont nés dans le pays n’a guère
méthodes et des sources différentes et procédant changé (Burton et Wang, 1999). En d’autres
à des estimations distinctes (Carrington et Detra- termes, les États-Unis ne sont pas davantage tri-
giache, 1998 ; Meyer et Brown, 1999) font appa- butaires des talents étrangers qu’autrefois. L’aug-
raître qu’il y a dans le monde un nombre très mentation du nombre d’immigrés hautement qua-
élevé d’expatriés hautement qualifiés. L’intérêt lifiés est proportionnelle à la croissance des
de ces chiffres est plus grand si l’on considère les catégories professionnelles correspondantes.
origines de la population. Au moins un tiers Il est intéressant de noter que, au sein de
(300 000) de tous les scientifiques et ingénieurs cette population très qualifiée, plus les profes-
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nés dans un pays en développement travaille- sions sont liées à la recherche, plus le nombre de
raient dans le Nord, d’ordinaire dans la triade scientifiques et d’ingénieurs nés à l’étranger est
(Meyer et Brown, 1999). Leur productivité scien- élevé. La base de données SESTAT de la NSF
tifique et technique, mesurée en termes de publi- (National Science Foundation) fait apparaître
cations universitaires et de brevets déposés, est que, en 1997, si 12 % seulement des profession-
bien supérieure sur leur lieu actuel de résidence nels hautement qualifiés étaient nés à l’étranger,
qu’elle ne le serait dans leurs pays d’origine, où le pourcentage d’agents hautement qualifiés nés à
les conditions sont moins favorables. L’essentiel l’étranger passait à 17 % dans la R-D, à 19 %
de la production scientifique et technique des dans la recherche et à plus de 20 % dans la
gens originaires du Sud se situe donc en fait recherche fondamentale. Le nombre de personnes
actuellement dans le Nord (Meyer et Brown, venues de pays du Sud y est également très élevé.
1999). Même si la majorité des scientifiques et Cependant, il n’y a pas eu d’augmentation sen-
ingénieurs nés dans le Sud y résident toujours, la sible pendant les années quatre-vingt-dix (entre
majeure partie de la production des chercheurs les données comparables pour 1993, 1995 et
nés et formés dans le Sud est capitalisée dans le 1997), que ce soit en termes relatifs ou en termes
Nord. absolus.
Cette tendance va-t-elle dans un sens bien Ce que les données présentées tendent à
défini ? Le nomadisme est-il beaucoup plus fré- montrer, c’est que le nomadisme actuel de la
quent et important qu’autrefois ? Il semblerait société du savoir n’est pas d’origine aussi récente
qu’il y ait effectivement augmentation, mais seu- que le suggère le discours sur la nouvelle écono-
lement dans des proportions modestes. En mie fondée sur l’Internet. C’est un phénomène
France, le nombre d’immigrés hautement quali- qui remonte en fait aux années quatre-vingt. Il
fiés par rapport au total des immigrés a doublé semble apparemment plus marqué chez les scien-
pendant les années quatre-vingt, pour atteindre tifiques et les ingénieurs, et davantage encore
10 % de l’ensemble des étrangers entrant sur le chez les chercheurs, que dans les autres catégo-
territoire national au milieu des années quatre- ries de professionnels hautement qualifiés. Il est
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Nomadisme des scientifiques et nouvelle géopolitique du savoir 351

particulièrement pertinent dans les pays en déve- pour trouver des emplois. La raison en est plutôt
loppement dont « l’apport » de personnel de ce dans leur situation socioprofessionnelle. Ils se
type est particulièrement élevé. Enfin, l’impact trouvent insérés à l’étranger dans des réseaux
sur les pays en développement est beaucoup plus efficaces et, dans bien des cas, y exercent des res-
lourd que sur les pays très industrialisés pour ponsabilités importantes. Les postes de direction
cette simple raison que ce qui est un afflux relati- qu’ils occupent les lient souvent au pays hôte,
vement modéré pour ces derniers représente une même s’ils n’excluent pas des déplacements de
sortie importante pour les premiers étant donné courte durée. Il semblerait aussi que ces per-
que leurs effectifs respectifs de chercheurs diffè- sonnes se rendent souvent dans leur pays d’ori-
rent considérablement. Évidemment, il convient gine, avec une périodicité moyenne d’une visite
aussi de faire des distinctions entre les pays en tous les deux ou trois ans, en relation avec des
développement. Quelques milliers de program- engagements et des obligations aussi bien profes-
meurs prélevés sur les énormes cohortes de l’Inde sionnels que personnels. Par conséquent, le
ne représenteront sans doute pas une perte aussi nomadisme des scientifiques et ingénieurs consi-
dramatique que le départ de quelques centaines dérés est beaucoup plus proche de la situation de
de médecins zambiens, par exemple. l’amphibio culturalis (Mockus Sivickas, 2000),
L’instabilité de la population hautement qua- capable de se mouvoir et de fonctionner dans
lifiée est, elle aussi, à prendre en considération. deux milieux de vie distincts, que de l’image de
Dans quelle mesure les talents se déplacent-ils l’intellectuel libre de toute attache et en perpé-
réellement d’un lieu à l’autre ? N’ont-ils pas ten- tuelle errance.
dance à se fixer ? Dans le passé, il n’était pas
facile de répondre à ces questions à partir de don- L’essor des réseaux de diasporas
nées quantitatives. On se contentait donc d’études intellectuelles
de cas portant sur des itinéraires individuels, qui
n’étaient pas nécessairement représentatifs de Ce double cadre de vie propre à nombre d’expa-
groupes entiers de nomades. Des études récentes triés très qualifiés, fait de double allégeance et
des diasporas ont permis de dégager des données d’identification au pays d’origine comme au pays
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plus systématiques et comparables, même si, jus- hôte, a rapidement suscité de nouvelles diasporas
qu’à présent, elles ne concernent qu’un petit intellectuelles à orientation scientifique et tech-
nombre de pays. L’analyse des diasporas très nologique. La décennie écoulée a vu naître et se
qualifiées de la Colombie et, dans une moindre développer pas moins de 41 réseaux de ce type
mesure, de l’Afrique du Sud, montre qu’au cours dans 35 pays (Meyer et Brown, 1999). Ces
de leur existence, des scientifiques et ingénieurs réseaux sont très divers mais leurs fins et objec-
expatriés auront beaucoup plus tendance à se tifs sont en gros similaires. Ils visent tous à
fixer dans un pays étranger donné qu’à passer encourager le développement du pays d’origine
d’un pays à un autre. Quatre-vingt pour cent des de leurs membres en faisant appel aux expatriés
expatriés sud-africains qui ont quitté de façon hautement qualifiés. Diverses modalités rendent
permanente leur pays d’origine se sont définitive- cette transmission de savoir possible et efficace :
ment installés dans un pays hôte. Pour les Colom- transferts de technologies, échanges d’étudiants,
biens, le chiffre est de 70 %. Sur ce nombre, 7 % projets de recherche conjoints, activités passant
sont revenus pour une brève période en Colombie par des relais électroniques, accès à des données,
puis repartis pour le même pays hôte. Vingt et un information, apport de ressources financières ou
pour cent seulement des scientifiques et ingé- autres qui manquent dans le pays d’origine,
nieurs expatriés se sont rendus dans un troisième ouverture de perspectives commerciales, organi-
pays (c’est-à-dire un pays autre que la Colombie sation de stages de formation ou services consul-
et leur premier pays hôte), 7 % dans un quatrième tatifs dans des domaines de pointe très spéciali-
et 1 % dans un cinquième. Il en ressort donc qu’il sés, etc.
y a chez les populations expatriées une stabilité On a parlé à ce sujet d’« option diaspora ».
relative de résidence. Si l’on considère le nombre Sur le plan conceptuel, elle se distingue de
élevé de diplômes d’études supérieures dont ces l’« option retour ». Cette dernière s’emploie à
expatriés sont titulaires ainsi que leur expérience obtenir le retour physique des expatriés haute-
professionnelle, cette stabilité ne s’explique pas ment qualifiés dans leur pays d’origine, tandis
par le fait qu’ils ne seraient pas assez qualifiés que la première cherche seulement à les mobiliser
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352 Jean-Baptiste Meyer, David Kaplan, Jorge Charum

et à les mettre en rapport, où qu’ils se trouvent, scientifiques et ingénieurs qui en sont originaires
avec leur pays d’origine. La politique du retour – souvent expatriés – un rôle social, une mission
repose sur une conception traditionnelle du capi- et une reconnaissance qui sont plus marqués que
tal humain, l’objectif étant de récupérer les jamais.
connaissances incorporées dans un individu. La L’option diaspora introduit une logique nou-
politique de la diaspora a davantage d’affinités velle et originale dans les relations scientifiques
avec les nouvelles notions de travail en réseau. internationales. Elle prend quelques distances à la
Elle traduit un mode de pensée « connectiviste » fois avec la conception centre-périphérie et avec
qui permet d’exploiter non seulement ces la conception du système mondial. Les situations
connaissances incorporées mais également les de dépendance peuvent en fait être allégées
vastes réseaux socioprofessionnels ainsi que les puisque les forces cognitives des pays ne sont
ressources humaines, matérielles et cognitives plus situées uniquement à l’intérieur de leurs
qui y sont associées. propres frontières. L’accumulation de plus en
L’idée d’assurer la coopération de scienti- plus marquée du capital de savoir dans le Nord
fiques performants et compétents avec leur pays n’est plus nécessairement synonyme d’un élargis-
d’origine n’est pas nouvelle. L’histoire des sement du fossé avec le Sud, étant donné que ce
sciences offre de nombreux exemples de coopé- dernier peut l’exploiter à ses propres fins et de sa
ration de ce type, que ce soit au niveau individuel propre initiative. De façon paradoxale, l’asymé-
de scientifiques de renom ou qu’il s’agisse d’ini- trie entre le fort et le faible est partiellement effa-
tiatives collectives émanant d’associations cée et ce dernier peut s’approprier la force du pre-
locales sur des campus d’Europe ou d’Amérique mier. Les catégories et la répartition
du Nord. Cependant, le phénomène a acquis hiérarchiques dans le monde se trouvent
aujourd’hui une autre nature en prenant une brouillées du fait que les lieux du pouvoir et de la
grande ampleur. Bien qu’ils diffèrent entre eux, croissance sont désormais multiples et dispersés.
les nouveaux réseaux de diasporas sont plus nom- De plus en plus fondées sur le savoir, les capaci-
breux, plus systématiques et plus vastes. Les rai- tés de développement sont plus omniprésentes,
sons de leur apparition au cours de la décennie non qu’elles soient devenues immatérielles mais
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écoulée et le fait qu’ils soient de plus en plus en raison des comportements nomadiques et des
reconnus comme instruments stratégiques sont doubles identifications de leurs vecteurs
liés à la convergence de trois facteurs essentiels, humains. Dans une stratégie de type Yin-Yang, la
de nature démographique, communicationnelle et périphérie est représentée au centre par ses
politique. propres expatriés et les ressources du centre peu-
Le premier facteur, c’est que les effectifs vent être mobilisées par la périphérie dans la
d’expatriés hautement qualifiés originaires d’un mesure où elle y a accès par ses propres moyens.
même pays ont considérablement augmenté au L’option diaspora a littéralement pour effet de
cours des dernières décennies, même si leur part disloquer (dé-localiser) le savoir. La topologie
dans la population correspondante des pays hôtes géopolitique en termes de centre/périphérie – que
est restée la même. Ces densités croissantes sont la relation soit à sens unique comme dans la théo-
évidemment propices à des interactions plus fré- rie de la dépendance ou à sens multiples comme
quentes et à des initiatives collectives. Le second dans celle du système mondial – peut être modi-
facteur tient à la coïncidence avec l’évolution for- fiée si les structures de type diaspora prennent de
midable des possibilités de communication. L’In- l’ampleur. Il est intéressant de noter que non seu-
ternet a donné à des particuliers et groupes dis- lement les pays d’émigration du Sud mais aussi
persés dans le monde entier un moyen permanent les pays d’immigration du Nord jettent un regard
d’échanges en ligne propice à une identification favorable sur ces schémas. Ils voient dans les dia-
commune et, de facto, constitutif de diasporas sporas l’occasion de coopérations efficaces et
mondiales. Enfin, l’importance croissante du lucratives avec les pays dont leurs membres sont
savoir – en particulier de nature scientifique et originaires (Libercier et Schneider, 1996).
technologique – en tant que facteur essentiel de Cependant, cette politique de mise à profit
développement a été de plus en plus prise en du nomadisme scientifique et technologique n’est
compte en même temps que les déficits de com- pas facile. Elle part de l’hypothèse que les expa-
pétences étaient de plus en plus prononcés dans triés comme les acteurs de la communauté natio-
les pays en développement. Cela donne aux nale veulent et peuvent mettre en place et pour-
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Nomadisme des scientifiques et nouvelle géopolitique du savoir 353

suivre des initiatives collectives. Il faut pour cela tant pas un phénomène nouveau puisqu’elle
une gestion stratégique et une volonté politique, remonte à deux décennies et demie. De plus, les
de sorte que des partenariats soient effectivement traits de cette mobilité ne diffèrent pas sensible-
créés et des ressources soient dégagées en vue ment de celles du nomadisme traditionnel des
d’actions communes. La question se pose ainsi de scientifiques et ingénieurs. En fait, ces derniers
savoir dans quelle mesure cette solution est restent les plus mobiles de toutes les catégories
viable dans de nombreux pays en développement. professionnelles hautement qualifiées. Leurs
Le cas du réseau colombien de scientifiques et déplacements sont très certainement encore fonc-
ingénieurs à l’étranger (Red Caldas) montre bien tion des acteurs sociaux et des conditions. Ils
quels sont les points faibles que l’on peut rencon- occasionnent des installations durables plutôt
trer. Créé en 1990 à une époque où l’effort natio- qu’une poursuite sans fin ou un nomadisme d’al-
nal de R-D se développait de façon spectaculaire, ler et retour. Comme à l’époque où la science vit
il a été démantelé officiellement après une le jour dans le bassin méditerranéen, la mobilité
dizaine d’années d’une existence prometteuse actuelle des scientifiques et ingénieurs est fonc-
mais marquée par des hauts et des bas. Quand le tion des grandes orientations géopolitiques, avec
gouvernement a changé, la crise multidimension- des flux et séquences de concentration et de dis-
nelle actuelle a imposé des priorités plus urgentes persion. La multiplication actuelle des schémas
et le budget a été sévèrement réduit. Par consé- fondés sur la mobilisation et l’utilisation de dia-
quent, bien qu’elle ne demande que des investis- sporas hautement qualifiées peut correspondre à
sements limités et qu’elle tire parti des ressources une nouvelle séquence ou tendance à la disper-
existantes, l’option diaspora peut souffrir de ce sion, après la concentration massive des décen-
dont les pays en développement manquent sou- nies écoulées. C’est ce que signifie par son
vent de façon notoire, à savoir une continuité ins- étymologie même le mot grec diaspora (« disper-
titutionnelle et une stabilité sociopolitique. sion », « dissémination »), à savoir un mouve-
ment au-delà des frontières mais non sans liens
Conclusion sociaux et associations. De ce fait, il est possible
qu’une partie de ces compétences soit « récupé-
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La société mondiale du savoir a vu la mobilité des rée » grâce à la formation de réseaux orientés.
professionnels hautement qualifiés se développer
significativement. Cette augmentation n’est pour- Traduit de l’anglais

Références

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